index précédent suivant

 

 

Michel Drucker, fidèle au poste

 

« Vous vous demandez ce qui fait que je suis encore là ? Comme ils ont réussi à débrancher Patrick Sébastien, vous vous demandez pourquoi ils n’ont pas fait un lot avec moi, c’est ça ? », nous a doublement interrogé Michel Drucker, dans un ricanement inattendu l’autre dimanche matin, au Café de l’Alma, son QG, pendant qu’il mangeait une tartine avant d’aller à la piscine.

Effectivement, quelques jours plus tôt, mi-octobre, Patrick Sébastien avait été prié de faire ses valises, avec toutes ses serviettes et ses sardines dedans. Alors, on n’avait pas osé lui poser cette double et délicate question. Parce que Drucker, il est quand même livré avec la télé depuis cinquante-quatre ans, record intersidéral – loin devant Évelyne Dhéliat, quarante-neuf ans de carrière –, et qu’on a, mine de rien, un paquet de souvenirs en commun, surtout le samedi soir.

De ce fait, très soulagé qu’il prenne les devants, on lui a fait : « Ben oui… C’est une sacrée bonne double question. Merci de l’avoir posée. » Drucker est resté stoïque. En réalité, il se pose à lui-même la première question tous les jours. Comment rester encore un peu plus longtemps ? Pour y répondre, il oscille entre éclair de lucidité – « Je me dis que le prochain, c’est moi » –, méthode Coué – « Je n’ai pas l’impression d’être démoli par ce métier » – et conjuration du mauvais sort – « Je suis dans la dernière ligne droite et, avec un peu de chance, j’espère la dépasser. »

Il ne croyait pas si bien dire. De la chance, il va lui en falloir plusieurs échantillons. Parce que au siège de France Télévisions, selon nos informations comme on dit dans la profession, le dossier Drucker est quasiment bouclé. De « Mich-Mich » ou « Survivor », ses surnoms dans les étages supérieurs, la direction en a soupé. « Michel ? Formidable ! », en accord avec son immarcescible punchline ? Bof. Pour l’animateur, ça pourrait n’être plus du tout formidable très prochainement. À France Télé, la direction, dans son infinie mansuétude, voudrait lui faire économiser un maximum d’antirides et réfléchit ardemment au moment idoine pour procéder à un arrêt définitif de ses programmes. Sans provoquer un cataclysme médiatique et se voir noyé sous des wagons de courriers de cœurs brisés.

Une longévité contre-nature

Justement, il y a plusieurs facteurs qui échauffent les oreilles des dirigeants de France Télé qui s’expriment en off, comme on dit dans la profession : une volonté de s’incruster qui tourne à l’obsession, les audiences de « Vivement dimanche » qui font plouf (environ 50 % de part d’audience en moins). Et l’âge du capitaine, 76 ans, considéré comme légèrement contre-nature, depuis que Delphine Ernotte, la présidente de France Télé, est partie en croisade, il y a deux ans, contre les animateurs blancs de plus de 50 ans.

Lire aussi : Delphine Ernotte, la fausse candide (édition abonnés)

Pourtant, quand on a débarqué studio Gabriel, où il enregistre ses émissions, Drucker nous a accueillis par cette phrase tonique et pleine d’avenir : « Le Monde qui s’intéresse à moi… C’est ma mère qui va se retourner dans sa tombe. »Il faut dire que Charles Aznavour était mort la veille et que Drucker en finissait à peine avec toutes les interviews dans lesquelles il venait de raconter un milliard d’anecdotes sur Aznavour, voire sur Drucker et Aznavour.

Avec nous, en guise d’hommage, il a préféré rigoler : « Il y a encore trois jours, on plaisantait avec Charles. On avait un gag tous les deux, lui me disait : “Je serai le seul chanteur qui se produira encore à 100 ans. Dans vingt ans, il y aura 22 millions de seniors. Alors, Michel, dormez tranquille, ces seniors, c’est notre assurance-vie…” » On voyait leur tête d’ici, à la direction de France Télé, ils n’allaient pas trop rigoler.

Chez lui, dans le septième arrondissement de Paris, le 6 octobre 2018. LOUIS CANADAS POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

« Ça va, Lulu ? » C’est Lulu le photographe de France-Soir, époque Lazareff, qui vient rendre visite à Drucker au studio. « Les premières photos que j’ai faites, c’est lui. Les “unes” avec Johnny… Ça te fait quel âge, Lulu ? – 87 ans ! – Lulu vient régulièrement me voir parce que tous les potes ont pris leur retraite, sauf moi. » À ce moment-là, la productrice des émissions de Michel Drucker, Françoise Coquet, est apparue au fond d’un petit couloir.

Elle est venue vers nous en marchant tout doucement, Michel a eu tout le temps de nous la présenter : « Ah, Françoise ! Formidable ! Ma sœur jumelle ! On travaille ensemble depuis toujours. Le duo le plus ancien de l’histoire de la télévision. » Ce jour-là, au studio Gabriel, il y avait des points de retraite pour au moins dix générations de fonctionnaires du service public. À France Télé, ils avaient déjà tout calculé.

« J’en suis à mon dix-septième patron de chaîne et à mon huitième président de la République. » Michel Drucker

Puis notre hôte nous a fait visiter sa loge, où il y a des photos et des petits mots d’un tas d’admirateurs : Pierre Desproges, Claude François, Guy Bedos… C’est drôle, parce que Drucker connaît la terre entière, mais il vit dans un tout petit monde. Cinq kilomètres carrés maximum. Entre le Café de l’Alma, à vingt mètres de chez lui, et le studio Gabriel, de l’autre côté du pont. Il nous a raconté des histoires comme celles qu’il raconte dans tous ses livres autobiographiques, cinq au total, où il n’est question que de lui sur quatre cents pages.

Comme dans son one-man-show, Seul… avec vous. Même un téléfilm a raconté sa vie. Autant dire que son CV est aussi opaque qu’une plage de nudistes. Mais ça n’a pas toujours été facile d’être Michel Drucker. Il a eu une légitimité à trouver et quelque chose à prouver, surtout à son père, qui se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire de lui. Michel, le cancre, coincé entre un frère énarque et un autre grand professeur de médecine.

On a appris plein d’autres choses. Qu’il est visiteur de prison et aussi, qu’à la fin de Loft Story 1, en 2001, lui et Dany Saval, son épouse, qui adore Michel et les animaux, avaient récupéré toutes les oies et les poussins de la basse-cour jouxtant la piscine de Loana. « Ce qui m’a permis de constater que le QI des poules était plus élevé que celui des candidats. »

Il nous a aussi montré la salle de bains attenante à sa loge, dans laquelle il peut se contempler à toute heure de la journée et se persuader, en pensant à Charles (Aznavour), que l’âge n’a pas d’âge. Tout ça venait d’être lifté, les locaux du studio s’entend, pour entamer sur les chapeaux de roues une nouvelle saison pétaradante.

S’en prendre à Drucker, c’est compliqué

Surtout que « Mich-Mich » est revenu au meilleur de sa vigueur. Il vient de sortir un bouquin au titre éloquent, Il faut du temps pour rester jeune (Robert Laffont), avec plein de conseils médicaux soutirés au docteur Michel Allard, son nouveau copain, un gériatre qui a soigné Jeanne Calment jusqu’au bout – cent vingt-deux ans de carrière –, et de recettes d’endives pour rester un gamin pour toujours.

Pour parachever cette flamboyante rentrée, Drucker a même retrouvé son fief du dimanche après-midi en se débarrassant de son rival, Laurent Delahousse, qui l’avait humilié en lui piquant la case du dimanche de 19 heures à 20 heures. « Mich-Mich » le revanchard lui a même expédié une balle dum-dum entre ses deux yeux bleus, dans Le Parisien« De toute ma vie, je n’ai jamais critiqué un confrère, j’ai été d’une loyauté et d’une fidélité indéfectible, mais là, c’en est trop. Parce que Delahousse n’est pas un mec bien. » Delahousse était K.-O., le Dorian Gray du PAF pouvait se frotter les mains.

Sur le plateau de « Vivement dimanche », au studio Gabriel, le 8 octobre. LOUIS CANADAS POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

Entre-temps, au siège de France Télé, le regain de « Mich-Mich », ça les a fait hésiter un peu. Ils attendaient d’avoir analysé finement les dommages collatéraux hypothétiquement dévastateurs d’une telle décision avant d’appuyer sur le bouton. Mais ce n’est qu’une question de temps, nous a-t-on assuré. Quelque peu frustré par de tels atermoiements, ça aurait quand même fait un bon scoop, on a voulu savoir si la direction actuelle n’est pas juste une bande de gros trouillards.

On a donc contacté un panel représentatif de dirigeants de France Télé qui ont « traité » Drucker dans le passé – « J’en suis à mon dix-septième patron de chaîne et à mon huitième président de la République », précise l’intéressé. On a appris qu’ils avaient plus ou moins tous essayé de placer une mine antipersonnel sous son siège, qu’ils avaient tous échoué, qu’ils voulaient bien tout révéler, mais qu’ils voulaient tous rester anonymes. Pour ne pas, je cite, « avoir à se réfugier en Patagonie orientale ».

« Michel dure, car son génie, c’est qu’il ne va jamais au rapport de forces. Donc on ne sait pas quelle est sa force. » Jean-François Kervéan, biographe de Michel Drucker

Ce qui se comprend, car tout le monde est d’accord : s’en prendre à Michel Drucker, c’est compliqué, sa capacité de nuisance supposée vous rend impuissant. Qu’en réalité la direction actuelle n’a absolument pas le choix et qu’en plus “Don Drucker”, le parrain de la télé, n’a même pas besoin de bouger le petit doigt pour neutraliser ses adversaires. Qu’il peut passer beaucoup de temps à vous faire du bien ou à vous nuire.

Est-il gentil ? Est-il méchant ? « C’est l’éternelle question », selon Pierre Bénichou, ancien chroniqueur de « Vivement dimanche ». Peu importe, par sa seule présence, le type fiche les jetons à tout le monde. « Des ministres seraient sûrement contents d’appeler Ernotte pour lui dire : “Mon ami Drucker me dit qu’on lui fait des misères ?” », sourit Bruno Masure, l’ancien présentateur du « 20 heures », qui « aime beaucoup » Michel Drucker.

Ce qui permet à Yves Bigot, directeur de TV5Monde et inconditionnel de Drucker, d’ajouter : « Il ne déclenche jamais le conflit, mais il sait se faire respecter » ; et à Jean-François Kervéan, son biographe, de conclure momentanément sur cette réputation aussi légendaire qu’insondable : « Michel dure, car son génie, c’est qu’il ne va jamais au rapport de forces. Donc on ne sait pas quelle est sa force. » Sauf pour Delahousse. « Lui, c’est mon coup de boule à la Zidane, nous a d’ailleurs confirmé Drucker. C’est le seul dans toute ma carrière. Mais, en même temps, ça a montré que, même si on est très bienveillant, ce qui est ma nature, il y a des moments où ça déborde. »

Régime piscine, vélo et endives

À leur tour, tous ces anciens dirigeants étaient curieux de savoir si « Survivor » nous avait raconté LA fameuse anecdote qui les fait encore trembler au lit. Elle date de 1990, quand Philippe Guilhaume, un dirigeant d’Antenne 2 et de FR3 qui ne faisait, au contraire de Drucker, que passer, a eu un accès de courage fiévreux. Laissons l’intéressé raconter : « Guilhaume est venu déjeuner chez moi et il m’a dit : “Michel, vous êtes un homme du passé, nous allons arrêter ‘Champs-Élysées’. Vous avez fait votre temps.” J’étais assommé. Je n’avais que 46 ans. Je l’ai raccompagné à l’ascenseur et je suis parti sur TF1. »

Avant de revenir, quatre ans plus tard, surmonter son traumatisme et devenir le parrain. Tous les copains dirigeants se souviennent surtout de la chute glaciale de son anecdote : « Mon limogeage [le seul accroc d’une carrière rectiligne comme une route landaise], ça ne lui a pas porté chance, à Guilhaume. » Ça, non. Il s’est rapidement fait virer et, quatre ans plus tard, il était mort.

« Le jour où un mec a inventé la zapette, il a inventé le fusil à silencieux. Je voudrais partir avant qu’on me zappe. » Michel Drucker

Drucker méchant ? Drucker gentil ? « Il m’a accueillie à bras ouverts quand j’ai commencé à la télé, raconte l’animatrice Virginie Guilhaume. Il n’était pas obligé, j’étais la fille de son pire ennemi. Il a été bienveillant malgré tout. Mais il faut toujours sourire à ses ennemis. » Comme disait aussi Talleyrand, « Je porte malheur à ceux qui me négligent. » Une citation que nous a glissée Stéphane Bern pour parler de « notre père spirituel à tous », Michel Drucker, qui a lui-même conclu : « Franchement, si je suscite de la crainte, je ne m’en rends pas compte. » Quelle modestie ! Formidable !

« Faire son temps », il n’existe pas d’insulte plus insidieuse pour l’animateur. À ce propos, Bern avait une deuxième citation, du diplomate autrichien Metternich, cette fois : « Le vrai chef-d’œuvre, c’est de durer. » Durer. Un verbe qui, chez Michel Drucker, est à la fois une passion dévorante et un flip abyssal. À la fin de son tour du propriétaire, il a dit : « Le jour où un mec a inventé la zapette, il a inventé le fusil à silencieux. Je voudrais partir avant qu’on me zappe. »

L’animateur dans son bureau, à Paris, lors de sa séance de vélo quotidienne. LOUIS CANADAS POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

Il suffit de se pencher sur son agenda débordant de mémos pour se rendre compte que tout est planifié à la minute près depuis 1964 et son entrée à l’ORTF par la petite lucarne et le journalisme sportif. « Quand j’ai débuté, c’est la première question que j’ai posée à Léon Zitrone : “Est-ce que je serai encore là à 50 ans ?” Je ne concevais pas de ne pas faire ce métier jusqu’à mon dernier souffle. »

Conjurer la fin, c’est tout ce qui l’intéresse. Son art ? Préparer ses émissions, ça va, la routine, il sait faire. Après… Révolutionner la télévision ? Pour quoi faire ? Se réinventer ? À quoi bon ? « Il n’a pas non plus un ego démesuré, d’après son biographe Jean-François Kervéan. Il ne se prend pas pour le maître du monde. Il veut juste qu’on n’appuie pas sur la détente. » L’argent ? Bien sûr qu’il gagne bien sa vie – plus de 11 millions d’euros de patrimoine, selon Capital –, tout le monde n’a pas un avion dans son garage, lui, si. Mais se gaver, devenir un voleur de patates, c’est beaucoup trop dangereux si on veut faire de vieux os. Il a donc une petite boîte de production d’une dizaine de salariés qui génère de confortables bénéfices (10,9 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2016).

« Michel, s’il sait qu’il est menacé, il commence à passer des coups de fil à des journalistes, des artistes, des gens influents. » Claude Sérillon, journaliste

Pour comprendre les ressorts intemporels de cette pathologie sans âge, on a voulu, nous aussi, consulter le toubib de Jeanne Calment. Le docteur Michel Allard a la même tête farfelue que le Doc de Retour vers le futur, ce qui est une ressemblance de circonstance. « Jeanne Calment, ça l’intéressait,raconte doc Allard qui, dans les années 1990, a pondu une étude de référence sur mille centenaires. On s’est vus au Café de l’Alma. Je pensais qu’il avait besoin de considérations générales sur les centenaires pour son livre. En réalité, c’était comme une consultation. Il m’a demandé s’il faisait tout bien comme il faut pour obtenir son diplôme de longévité. »

Ce qui demande une énergie considérable. Une vie de moine, jamais d’excès, zéro alcool, zéro nouba, du sport à haute dose et des endives par cageots. « Une vie de con, quoi. » C’est ce qu’a rétorqué Johnny à Drucker un jour que celui-ci lui faisait l’inventaire des petits plaisirs de sa vie d’ascète.

« Il m’a semblé touchant, a poursuivi le doc. Presque fragile. Il m’a demandé s’il pouvait faire comme Claude François qui, me dit-il, s’injectait un antivieillissant à base de couilles de taureaux de Roumanie. Je lui ai répondu qu’il n’y a pas de recette miracle. Pour devenir centenaire, l’essentiel, c’est d’avoir un fort conatus. La niaque, l’envie de persévérer dans son être… Ça vient de Spinoza. Drucker a un conatus très important. Même s’il est un peu hypocondriaque. » C’est vrai que, dès qu’il croise un laboratoire d’analyses qu’il ne connaît pas, il se fait faire une prise de sang pour vérifier que tout va bien.

En mode survie

Alors, donc, si à France Télé on songeait à le virer pour de bon… « Ah, bah… Vu ce qu’il donne à son métier, s’il ne trouve pas vite autre chose à faire, il mourra, a diagnostiqué le gériatre. C’est classique. » Ce qui fait écho à ce qu’en disent les copains, comme Claude Sérillon, l’ex-présentateur du « 20 heures » : « Vous savez, Michel a très peur que ça s’arrête. Et s’il s’arrête, il tombe. »

Drucker est donc en mode survie depuis cinquante-quatre ans. Pour mener à bien sa quête de l’immortalité télévisuelle, Don Drucker a perfectionné, pendant toutes ces années, une machinerie impitoyable et infaillible, dite « stratégie du boa », méthode circonvolutive d’étouffement, que Claude Sérillon nous décrypte en exclusivité : « Michel, il ne faut pas le prendre pour un zozo. S’il sait qu’il est menacé, il commence à passer des coups de fil à des journalistes, des artistes, des gens influents. Puis il s’arrange pour faire la “une” de Télé 7 Jours, du Parisien… Il agit comme dans une mare. Il y jette un caillou et il attend que les ondes se diffusent à la surface de l’eau. Et ça marche à chaque fois. Mais il n’y a jamais de confrontation, ni brutale ni directe. Jamais ! »

« Michel peut prendre l’apéro avec Céline Dion, dîner avec Julien Clerc et boire une tisane avec Christine Angot. » Bruno Masure, journaliste

Avec « Mich-Mich », ça se joue dès la première rencontre. Avec un dirigeant fraîchement nommé, danger potentiel, le jeu est simple, rien ne doit entraver le déroulement normal et permanent des choses : « Il surjoue la déférence », nous raconte Bruno Patino, dirigeant à France Télé entre 2010 et 2015 et qui consacre un chapitre à Drucker dans son livre Télévisions (Grasset)« “Comme c’est aimable à vous de me recevoir, on m’a tellement parlé de vous…” En fait, j’ai cru y lire comme un avertissement imaginaire : “Celui des deux qui va rester ce n’est pas toi, évidemment. Si tu l’oublies, tu auras beaucoup de soucis. Si tu te le rappelles, nous travaillerons très bien ensemble.” »

L’homme sait aussi user de techniques annexes. Comme le cirage de pompes préélectoral. Dans les périodes de nomination des présidents du groupe, il est excité comme une puce. Il fomente des réunions secrètes avec les caïds du moment au premier étage du Café de l’Alma. Il regarde qui est le mieux placé et mise presque tout sur lui. SMS à gogo, messages de soutien et promesses de coup de pouce décisif. Presque tout, parce que le gentil lobbyiste fait pareil avec tous les autres candidats.

L’« assassin » de Jacques Martin

Drucker reste à l’affût de tout. En 1998, Jacques Martin est évincé du dimanche après-midi par Jean-Pierre Cottet, directeur de France 2 : « C’était juste après le scandale des animateurs-producteurs, je devais faire le ménage. J’annonce à Martin, sur la sellette, que c’est sa dernière saison. Michel était dans le coup et devait le remplacer. » Dans la foulée, Jacques Martin en a fait un AVC, il n’est jamais revenu à l’antenne.

Et Drucker a créé « Vivement dimanche ». Les premiers mots de Jacques Martin, quand il s’est réveillé de son AVC, furent : « J’ai été assassiné par Cottet et Drucker ! » Que « Mich-Mich » soit dans le coup, ça, Jacques s’en doutait bien. Mais qu’il lui envoie une boîte de Mon Chérie, gourmandise fortement contre-indiquée dans son état, confirmait la préméditation. Heureusement, Drucker s’est bien rattrapé. Il a été impeccable à son enterrement, en 2007.

Drucker a surtout son arme secrète. Il lui suffit d’appuyer sur l’un des boutons de son réseau et son réseau, ressemble à la table de mixage de Jean-Michel Jarre (« Oui, je le connais bien, dit Drucker. J’ai élevé sa demi-sœur puisque Dany était mariée à Maurice Jarre ») tant il y a de boutons. Partout. « Il appelle tout le monde toute la journée, confirme Yves Bigot. Même s’il y a une part de stratégie, il n’y a aucun cynisme. »

« Cet été, il a reçu une lettre de la directrice de France 2, Caroline Got, selon laquelle il ne remplissait pas les conditions d’audience. Ça a été très violent. » Claude Sérillon

Les artistes : Drucker, c’est « L’École des fans » et les pompes funèbres. Il est au début et à la fin du cycle de leur vie. D’Alain Souchon à Jamel Debbouze, la liste est interminable des vedettes éternellement redevables. « Il peut prendre l’apéro avec Céline Dion, dîner avec Julien Clerc et boire une tisane avec Christine Angot. Il aime les gens » (Bruno Masure).

Les journalistes : en 2007, Drucker fut très contrarié par une écrivaine franco-camerounaise, Calixthe Beyala, qui publia un roman à clé, L’homme qui m’offrait le ciel, sur leur liaison supposée. Alors, quand ça barde, Drucker fait le boa, il organise un embargo total sur l’info, appelle Voici pour annuler la couv’, contacte tous les autres pour qu’elle ne soit invitée nulle part.

Seul PPDA aura osé. Mais, au final, zéro affaire Beyala. « J’ai vu naître Le Point,L’Express, Libé… Je connais ça par cœur… On finit par avoir des relations tellement amicales… Je connais aussi les actionnaires, vous savez. Tenez, je connais Pigasse. » Ça, c’était juste pour nous, car Matthieu Pigasse est co-actionnaire majoritaire du Groupe Le Monde.

Au studio Gabriel, le 8 octobre 2018. LOUIS CANADAS POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

Les politiques : à un patron de chaîne, Drucker n’hésite jamais à glisser dans la conversation le nom du ministre avec qui il a dîné la veille. « Quand François Mitterrand m’a décoré de la Légion d’honneur, il m’a dit : “N’oubliez jamais la gestion du temps. Donnez du temps au temps.” » Il a écouté Giscard jouer de l’accordéon, présenté des émissions pleines de pièces jaunes avec Bernadette Chirac.

Il a roulé à vélo avec Nicolas Sarkozy, regardé papillonner Jérôme Cahuzac nu dans sa piscine de sa maison des Alpilles. Anne Gravoin, la violoniste ex-fiancée de Manuel Valls, alors premier ministre, était souvent soliste dans l’orchestre du dimanche après-midi. Il a même fait de la natation avec le papa de Jean-François Copé. Oui, ça peut toujours servir. En 2005, par exemple, Patrick de Carolis venait d’être nommé à la présidence de France Télé avec un certain Bastien Millot comme bras droit et aussi ancien directeur de cabinet de Copé ministre. À cette époque, Michel s’est débrouillé pour que tout le monde sache avec qui il avait piscine.

Inventeur de l’« infotainment »

Il faut dire aussi qu’à la fin des années 1990, à « Vivement dimanche », il a inventé l’« infotainment » et accueilli absolument tous les politiques sur son canapé rouge, comme à la maison. « Grâce à Martine Aubry, qui fut la première »(Drucker). Après, ça a été la ruée. Sauf Lionel Jospin, et ça ne lui a pas porté chance en 2002.

« À ma plus grande stupéfaction, le 15 janvier 2017, je joue la dernière de mon spectacle aux Bouffes parisiens. À la même heure, il y a le deuxième débat de la primaire de la gauche sur BFM et, au lieu de regarder la télé, le président Hollande est là. Je me dis que c’est troublant. Quand j’arrive à Bordeaux et qu’il y a Juppé au troisième rang, je me dis : “Comment ça se fait ?” C’est-à-dire que je ne me suis jamais rendu compte que je pouvais être quelqu’un qui comptait. Parce que, s’il y a bien quelqu’un qui ne se rend pas compte que je suis Michel Drucker, c’est bien moi ! » Quelle modestie ! Formidable !

Lire aussi : Pour Olivier Besancenot, la voie du peuple passe par Michel Drucker (édition abonnés)

Vous allez me dire, et à juste titre, que tout cela fait très ancien monde. C’est mal connaître notre Drucker national qui sait se concocter un avenir aux petits oignons et aux endives : « J’ai voulu connaître Brigitte (Macron). Je l’ai vue longuement avant l’été. Je suis arrivé et je me suis demandé : “J’ai combien de temps pour la séduire ?” Elle m’a dit : “À Amiens, d’où je viens, vous êtes là depuis toujours.” Du charme… Une vivacité intellectuelle… On a parlé de François Truffaut, qui était un copain et qu’elle adore. » Le Tout-Paris sait donc que Michel et Brigitte sont à tu et à toi.

« Répondez-moi franchement, et je ne le prendrais pas mal du tout. Si je fais l’année de trop, vous me le direz ? » Michel Drucker à chacun de ses dirigeants

Voilà… La vie dure toujours, dans un éternel recommencement. Drucker n’en a jamais fini avec lui-même. Mais sa guerre n’est jamais terminée. « Cet été, il n’était pas serein, il est toujours aux aguets, attentif à ce qui peut lui arriver, raconte Claude Sérillon. Il a reçu une lettre de la directrice de France 2, Caroline Got, selon laquelle il ne remplissait pas les conditions d’audience. Ça a été très violent. Pendant des semaines, ni Got ni Ernotte ne pouvaient le joindre. »

D’être aussi peu ménagé, Drucker en a presque eu marre. Dans son livre qui était encore à paraître, au lieu d’écrire ses recettes d’endives, il a voulu tout balancer sur ses dirigeants. Finalement, le boa n’a pas bronché. Il a juste entamé une tournée des popotes et a fait ce qu’il faut pour que ça se sache. À Canal+, il connaît très bien Vincent Bolloré, qui a épousé la veuve de Jean, le frère de Michel. À TF1, il a vu Ara Aprikian, le directeur des programmes. Il s’entend très bien avec Cyril Hanouna, l’animateur de C8.

Mais, au bout du compte, « France Télé a besoin de Michel, a assuré Sérillon. Et Delphine Ernotte a dû se rabibocher. » Le 12 septembre, elle l’a invité à déjeuner au Plaza Athénée, un palace de l’avenue Montaigne, pour son anniversaire. Elle lui a chuchoté plein de mots rassurants et, à la fin du déjeuner, elle avait prévu un gâteau avec une bougie. Et Michel est reparti comme en 42, son année de naissance, escalader les flancs de son petit paradis éternel. « Je suis content,sourit-il. Ce gâteau, ça voulait dire “Michel, tout va bien”. Ça me redonne le moral, je me dis que je vais rester un ou deux ans de plus. »

Une figurine imprimée en 3D à l’effigie d’Isia, la célèbre chienne de Michel Drucker. LOUIS CANADAS POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

En fait, il y en a une qui en a sa claque. C’est Dany Saval, « elle ne voudrait pas que l’image s’abîme », selon Sérillon. Qu’il s’échoue sur une case désaffectée de C8. Elle voudrait juste que l’on retienne sa rigueur professionnelle, son instinct d’un public qui peut faire cinq cents bornes pour assister aux enregistrements parce que Drucker est l’artiste de toute leur vie. Mais Drucker n’écoute que lui, ses médecins, et lui, surtout.

Il y a une dernière histoire que tous les anciens dirigeants nous ont racontée. Cela se passe au moment précis où Drucker se lève pour quitter le bureau de la direction au terme de la fameuse première rencontre. Drucker regarde son patron avec des yeux brûlant d’espoir : « Est-ce que je peux vous demander un service ? Pas comme à un patron, mais comme à un ami ? Répondez-moi franchement, et je ne le prendrais pas mal du tout. Si je fais l’année de trop, vous me le direz ? »

Laurent Telo