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Danièle Sallenave : « L’identitarisme est la maladie du XXIe siècle »

Le Monde du 23 juin

 

L’académicienne Danièle Sallenave, à Paris, en 2011.

Ecrivaine, membre de l’Académie française et auteure de L’Eglantine et le Muguet (Gallimard, 544 pages, 22,50 euros), Danièle Sallenave analyse les raisons du tournant identitaire d’une partie des intellectuels français, qui prend notamment sa source dans les dérives du combat antitotalitaire.

Assistons-nous à un tournant identitaire des intellectuels français ?

Danièle Sallenave : C’est indéniable. Par exemple, lorsqu’on lit dans le manifeste du 
« Printemps républicain » (mouvement issu de la gauche, fondé en mars 2016) l’éloge des notions de nation, d’universalité, de laïcité, on voit bien qu’elles sont convoquées pour une restauration, un combat, où du reste la figure de l’ennemi n’est pas nommée. Mais tout suggère que ce sont l’islam et les musulmans qui sont visés.

La laïcité ici évoquée n’a plus pour but, comme en 1880, dans une France encore sous régime concordataire, d’opposer au pouvoir spirituel et temporel de l’Eglise le principe de la souveraineté du peuple. Elle constitue plutôt l’un des fondements d’un cadre national devenu forteresse identitaire.

A travers ces prises de position récurrentes, on voit bien que le républicanisme identitaire a choisi sa version de la République, et que ce ne sera pas « la sociale ». Les habitants des quartiers ont retrouvé le rôle qu’on assignait au XIXe siècle aux « classes dangereuses ». Leur rassemblement en masse découpe dans la République autant de « territoires perdus ». La question sociale s’efface devant la question religieuse, l’islam étant réputé « insoluble dans la République ».

N’est-ce pas une réaction à la cécité présumée d’une certaine gauche vis-à-vis de l’islamisme ?

Deux thèses s’affrontent aujourd’hui, notamment sur les causes de la violence djihadiste. Ce qu’on reproche à une certaine gauche, ce qu’on appelle sa cécité, c’est de chercher au phénomène djihadiste d’autres explications que la logique intrinsèquement violente d’une religion, l’islam.

Aucun angélisme n’est acceptable en cette matière, et la recherche de causes sociales, économiques ou géopolitiques ne doit rien retirer à la volonté de combattre cette forme de terrorisme. Mais, justement, on s’y prépare très mal en se focalisant sur la religion et en refusant de voir, ainsi que le suggère le politologue Olivier Roy, que l’islam n’est que le prétexte d’une révolte armée qui s’est exprimée par le passé au nom d’autres idéologies.

Selon vous, ce « républicanisme identitaire » provient de la pensée antitotalitaire qui, à force de vouloir défendre légitimement les « petites nations » contre l’emprise de l’Union soviétique, s’est petit à petit repliée sur une défense d’une identité européenne exclusive et excluante. Vous avez fait partie de cette gauche antitotalitaire. Comment a-t-elle opéré sa mue ?

La résurgence de ce républicanisme, on peut la dater des années 1970 – les « années Soljenitsyne ». C’est une conséquence du mouvement antitotalitaire. Dans les années 1960, toute une jeunesse, dont j’étais, s’est révoltée contre l’imposture de « droits formels » contredits par la réalité de l’exploitation économique, et par la contradiction entre les idéaux républicains de justice et de fraternité et la réalité de la répression coloniale.

Elle a fait sienne la phrase de Frantz Fanon : « Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. » C’est l’occupation soviétique qui a fait redécouvrir l’Europe et la valeur de ces « droits formels » jusque-là à bon droit suspectés.

Eux, c’est eux, nous, c’est nous, la France chrétienne et blanche. Ces formulations montrent que nous avons en fait développé une version française du « choc des civilisations »

Mais cette redécouverte a eu un revers : elle a légitimé, en contrepartie, la définition d’une Europe « bastion mondial de la civilisation et de la culture ». En somme, la formule d’Husserl en 1935 : « Il y a dans l’Europe quelque chose d’un genre unique, que tous les autres groupes humains eux-mêmes ressentent chez nous, et qui est pour eux (…) une incitation à s’européaniser toujours davantage, alors que nous ne nous indianiserons jamais. »

Telle fut la leçon ambiguë des ex-« pays de l’Est », où l’homogénéité ethnique favorisait l’indifférence au tiers-monde. D’où aujourd’hui, face à l’afflux de migrants, le rempart que dressent la Hongrie ou la Pologne, qu’un mur a durant quarante ans séparés du monde. « La Hongrie ne doit pas devenir le Marseille de l’Europe », a déclaré le président Orban : le Parlement hongrois vient de rendre l’aide aux migrants passible de poursuites pénales et de peines de prison.

Et pourtant, disait Charles Péguy, dont nos républicains radicalisés prétendent s’inspirer, « aussi longtemps qu’il y a un homme dehors, la porte qui lui est fermée au nez ferme une cité d’injustice et de haine ».

Dans quelle mesure ce républicanisme identitaire est-il lié à un impensé colonial ?

Il n’y a là-dessus aucun doute possible : notre socle de pensée est pétri de préjugés coloniaux qui ne datent pas d’hier, ainsi que de l’idée presque indéracinable d’une supériorité occidentale. Dans le sens religieux, c’est la Croix devant triompher du Croissant, c’est Bourmont concevant l’expédition d’Alger en 1830 comme une croisade. Dans un sens laïcisé, c’est le « devoir » des « races supérieures » de civiliser les « races inférieures ». Seul Clemenceau proteste contre cela, dans sa réponse à Jules Ferry en 1885.

Le préjugé colonial imbibe profondément cette terre et, dès qu’on appuie un peu, il remonte. Voyez comment aujourd’hui le débat s’enflamme lorsqu’on ose condamner radicalement la colonisation ou seulement mettre en doute ses prétendus bienfaits ! Je ne suggère pas d’entrer dans une repentance interminable, mais tout simplement d’avoir de la mémoire.

D’où vient votre prise de conscience des dérives du républicanisme identitaire, que vous observez dans « L’Eglantine et le Muguet » ?

En voulant comprendre cette explosion de références républicaines, je me suis interrogée dans mon dernier livre sur cet idéal républicain que mon éducation et des parents instituteurs m’avaient transmis. J’ai alors pu constater que la grandeur indéniable de ses principes était entachée de zones d’ombre.

A la révolution, c’est l’aveuglement sur le sens de la révolte vendéenne. Au cours du XIXe siècle, c’est une adhésion sans réserve à la « mission coloniale » de la France. Et en 1848 puis en 1870, la République réprime les soulèvements populaires et écrase les « partageux ». Aujourd’hui, la République doit prendre conscience de cet héritage et ne pas répéter ces erreurs. Or un républicanisme pur et dur a choisi la voie inverse : un nationalisme identitaire, un universalisme abstrait fermé à toute revendication d’appartenance, une surenchère de laïcité.

Ce tournant s’accompagne d’une revendication d’un ancrage culturel catholique. Est-ce une surprise de voir cette ancienne « première » ou « deuxième gauche » revendiquer son attachement à la chrétienté ?

L’alliance d’un catholicisme pur et dur avec le républicanisme néoconservateur sur le thème de « notre identité » et des valeurs de « notre civilisation » n’est surprenante qu’en apparence. Là encore, il faut remonter au XIXe siècle colonial, où cette alliance se forme lorsque les généraux républicains, comme Cavaignac, poursuivent sans états d’âme la tâche de pacification de l’Algérie.

Aujourd’hui, cette alliance repose sur un objectif commun : faire renaître ou préserver une « identité française » que menacerait une population « hétérochtone » uniquement définie par sa religion. Le rapprochement paradoxal des cathos conservateurs et des néorépublicains se fait sur la question de l’islam : religion rivale pour les catholiques, religion excluante pour ces néorépublicains qui outrepassent la définition de la laïcité comme neutralité et liberté de conscience et de culte, en manifestant une attitude agressivement antireligieuse.

Mais l’identitarisme – qui n’épargne aucune communauté – n’est-il pas une réaction à l’abstraction des institutions européennes, à la panne de la méritocratie républicaine comme au vide laissé par la fin du communisme ?

C’est vrai, cela forme un terreau d’angoisses, de peurs, sur lesquelles ce discours néorépublicain prospère. Mais s’il faut aller au fond des choses, il est clair que l’Europe et la France vivent très mal un décentrement inéluctable, qui a commencé avec les catastrophes du XXe siècle, les deux guerres mondiales, le désastre du communisme réel et les indépendances coloniales. Et ce deuil interminable, nous le faisons à travers une série de crispations identitaires, notamment religieuses.

Lire aussi :   Les histoires de France de Nathalie Heinich et Danièle Sallenave

L’identitarisme, il est clair, est la maladie de ce début de siècle : le monde arabe en est lui aussi frappé, et en France l’affirmation religieuse de certains jeunes issus de l’immigration correspond à un besoin de fixer des repères dans un monde où ils ne trouvent pas facilement leur place.

Une des matrices de ce républicanisme identitaire n’est-elle pas la querelle scolaire qui a opposé ceux que l’on nommait les « républicains » et ceux que l’on appelait « pédagogues » qui, des années 1980 aux années 2000, a structuré le débat public en France, et à laquelle vous avez pris part ?

Matrice, non, mais il y a certainement un lien. Au départ, les républicains mettaient l’accent sur les savoirs fondamentaux, les pédagogues sur l’attention à des situations inégales d’apprentissage. On pouvait dans cette querelle prendre parti, comme je l’ai fait, pour les premiers sans pour autant nier le poids de l’origine sociale à l’école, parce que les dérives 
« pédagogistes » risquaient d’entraîner une baisse des résultats, qui se confirme aujourd’hui, où les élèves français se retrouvent tout en bas du tableau européen.

Mais maintenant, la défense de l’école et celle de la langue française, de la part de la droite républicaine, sont l’occasion de manifester une surenchère de valeurs spirituelles et civilisationnelles plutôt qu’un souci d’émancipation sociale.

Ce tournant s’incarne-t-il politiquement ? Et comment l’endiguer ?

Il essaie d’être, à droite, le ciment d’une unité qui se cherche. Mais un tract diffusé par le parti de Laurent Wauquiez a profondément choqué certains de ses membres. Il avait au moins le mérite de la clarté : « Pour que la France reste la France ». Eux, c’est eux, nous, c’est nous, la France chrétienne et blanche. Ces formulations montrent que nous avons en fait développé une version française du « choc des civilisations ».

La république néoconservatrice est amputée de ce qui faisait la force de l’idéal républicain et sa grandeur, malgré ses ambivalences et ses contradictions : sa volonté de justice et d’émancipation. Dont elle entendait, sans y réussir toujours, réserver la meilleure part aux « enfants du peuple ». Il n’y a plus d’enfants du peuple, maintenant, mais des « gamins des quartiers », rebelles à nos valeurs et futurs djihadistes.

Or, ce qu’il nous faut, c’est retrouver ce qui animait l’idée républicaine dans ses origines, avant même qu’elle s’établisse durablement : le désir, l’espoir, la volonté de faire advenir un monde où chacun pourrait s’arracher à la dépendance politique, économique, sociale ; où chacun pourrait conquérir sa part d’une souveraineté qui est celle du peuple même, quand il est réuni. Ce qu’il nous faut, c’est cet idéal toujours inaccompli. Mieux qu’un idéal : une utopie. Car l’idéal est un rêve, tandis que l’utopie est un projet.