Autour de la laïcité

Série de textes recueillis à l'occasion du discours du Latran en 2008

 

Abandon de la neutralité laPïque Légitimer une régression Ouverte comme la société Les courants de pensée dabs la laïcité Malaise dans la civilisations Textes classiques  

 

 

L'abandon de la neutralité laïque, par Jean-Claude Monod

LE MONDE | 28.01.08 | 13h59


 

ans son article "Laïcité" du Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire (1880-1887), Ferdinand Buisson écrivait que l'essence de l'Etat laïque consistait en ce qu'il était "neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique". De là procédait l'exigence de neutralité de l'enseignant laïque, lequel, dans l'exercice de ses fonctions, ne devait prendre parti, ajoutait Buisson, "ni pour ni contre aucun culte, aucune Eglise, aucune doctrine religieuse". Cette exigence ne s'imposait pas seulement à l'enseignant, mais à tous les représentants de l'Etat (et a fortiori au premier d'entre eux) dans la sphère publique.

Le discours de Latran et le concept de "laïcité positive" avancé par Nicolas Sarkozy ne s'opposent-ils pas directement à cette exigence fondamentale de neutralité ? "Dégagé de toute conception théologique" ? Nicolas Sarkozy y célèbre la vertu théologale d'espérance en son acception religieuse, à laquelle il confère une plus grande valeur qu'aux espérances séculières, de même que la comparaison entre l'instituteur et le prêtre tourne à la faveur du second. "Neutre entre tous les cultes" ? En manifestant ostensiblement sa foi catholique dans un discours public, tout en saluant la récente loi (dite "loi sur le voile") interdisant les signes ostensibles à l'école publique, dont l'approbation aurait montré "l'attachement des Français à la laïcité", soit le président souffre d'un sérieux problème de logique, soit il suggère qu'une manifestation ostensible d'appartenance religieuse dans le cadre de fonctions publiques n'est pas incompatible avec la laïcité lorsqu'il s'agit du catholicisme (du président, du moins), tandis qu'elle est inacceptable pour l'islam (des lycéennes). On sait que Nicolas Sarkozy n'était guère favorable à cette loi.

C'est la notion de "laïcité positive" qui ouvre la brèche, sur le plan théorique, dans le principe de neutralité : le discours suggère ainsi que la laïcité aurait été, jusqu'ici, "négative" ou hostile à l'égard des religions, ce qui conduit à une étonnante dépréciation de la loi de 1905.

Or la loi de 1905 n'était ni "positive" ni "négative" à l'égard des religions, elle était "neutre", précisément : fondée sur le principe de l'égale liberté de conscience, elle garantit à toutes les religions le libre exercice du culte, tout en excluant la possibilité d'un financement des religions par l'Etat ou d'une participation des clergés à l'enseignement public, garantissant ainsi le droit pour des consciences athées ou agnostiques de ne pas subir de prosélytisme religieux de la part de l'Etat, comme pour les croyants de ne pas subir de propagande d'Etat en faveur de l'athéisme.

Croire pouvoir substituer à la neutralité laïque une laïcité "positive" conforme à la vision positive qu'a Nicolas Sarkozy des religions en général et du catholicisme en particulier, c'est transgresser ce principe fondamental. Imaginons qu'un prochain président soit un athée convaincu : s'il imitait la pratique inaugurée par Nicolas Sarkozy et faisait passer à son tour ses convictions privées dans la sphère publique, il aurait tout loisir de clamer partout (pour "traduire" par des formules analogues, dans cette perspective, à quelques morceaux choisis des discours de Latran et de Riyad) que "Dieu n'est rien d'autre qu'une illusion sous laquelle l'homme s'humilie", que "la République a besoin d'athées militants qui ne se laissent pas duper par des espérances illusoires et travaillent à l'amélioration réelle, ici-bas, des conditions d'existence", que la République a besoin d'une "morale débarrassée des fausses transcendances et résolument humaine", que la vocation de prêtre, qui consacre sa vie à un être fantomatique, est de moindre valeur que la vocation d'instituteur...

Comment les croyants réagiraient-ils à de telles déclarations ? Favoriseraient-elles la paix civile ? Sans doute rappelleraient-ils à ce président oublieux du principe de neutralité le beau mot d'un artisan chrétien de la laïcité, l'abbé Grégoire : "Qu'importe ma religion pour l'Etat ! Qu'un individu soit baptisé ou circoncis, qu'il prie Jésus, Allah, ou Jéhovah, tout cela est hors du domaine du politique." Avec sa "laïcité positive", Nicolas Sarkozy en a décidé autrement : sa religion doit importer pour l'Etat, ou plutôt, peut-être, toutes les religions (monothéistes du moins, si l'on suit la théologie politique du discours de Riyad) doivent-elles désormais pouvoir compter sur le soutien de la République dans leur œuvre civilisatrice.

Mais alors, plutôt que de prétendre réaliser une légère inflexion par rapport à la laïcité républicaine de 1905, à laquelle, entre deux piques, on rend un hommage bien formel tout en l'amputant d'un principe fondamental, le président et ses conseillers en la matière devraient dire franchement qu'ils abandonnent le principe républicain de la neutralité de l'Etat et de ses représentants, dans la sphère publique, en matière confessionnelle.

 

Légitimer une régression

« L’appel occidental à la religion, qu’il s’agisse de l’invocation des valeurs dites judéo-chrétiennes ou du recours aux différents fondamentalismes des Eglises américaines, témoigne bien moins du retour du religieux que de son contraire, le recours à la religion. Ce recours provient de la nécessité de donner un vernis de légitimité à des actions politiques qui, au regard des critères classiques de l’humanisme moderne, tel que façonné depuis la philosophie des Lumières et la Révolution française, en manquaient totalement. (...) En fait, le retour du religieux, loin d’être un phénomène naturel, une réaction quasi biologique aux excès dans lesquels la laïcité aurait conduit le monde, est un phénomène politique majeur qui n’a de religieux que le nom. Il n’est lié à aucune évolution majeure dans les constructions théologiques et politiques ou dans les expressions de la foi, sinon le regain de lecture littérale de l’Ancien Testament et des Ecritures qui sévit aux Etats-Unis, mais aussi (...), pour d’autres raisons, dans les sociétés musulmanes et le judaïsme. »

Georges Corm, La Question religieuse au XXIe siècle. Géopolitique et crise de la postmodernité (p. 33-34)

 

Paul Valadier,
« Ouverte comme la société »,
Le Monde des débats, mars 1993.

Il y a quelque chose de pathétique dans l'apologie de l'école républicaine de la part des partisans de la laïcité à l'ancienne. Ils constatent bien, d'un côté, la crise du système scolaire et de toute l'idéologie qui le sous-tend, d'ailleurs sans se soucier trop de l'analyser ou en en reportant la responsabilité sur une mode intellectuelle ou sur des échecs dus à des infidélités politiques; et, d'un autre côté, justement parce qu'ils n'osent pas prononcer un diagnostic sur le modèle intellectuel qui a présidé à l'enseignement républicain, ils proposent avec un volontarisme inquiétant de «refonder» la République et l'École (avec majuscule !), de «remettre d'aplomb» le déséquilibre perdu, donc de revenir au statu quo ante. Qu'elle était belle, l'École républicaine sous Jules Ferry ! Etait-elle pour autant un modèle indépassable ? La société française aurait-elle cessé d'évoluer après ces heureux printemps un peu fanés ?
Et eux, nos paléo-républicains, n'auraient-ils donc rien appris ni rien oublié ? Le pathétique de leur propos ne serait pas grave si l'aveuglement dont il témoigne ne nous engageait pas tous plus ou moins, car des politiques aveugles sont lourdes de déceptions et risquent d'aggraver des maux déjà assez profonds. Or les erreurs ne sont pas seulement politiques, elles sont philosophiques, et c'est ce qui est infiniment grave.

Il est significatif que Mme Kintzler identifie dans le Monde des débats de décembre l'introduction éventuelle de l'enseignement des religions à l'école au « cheval de Troie ». Comment mieux indiquer qu'elle a dans l'esprit une école assiégée, blindée derrière ses murs, si fragile que toute intrusion la menace d'implosion ? Ainsi tient-elle pour des « raisons philosophiques » à « la réserve de l'école publique à l'égard de l'espace civil », car « l'espace scolaire public et obligatoire doit être autant que possible soustrait à l'espace civil et soumis tout entier à la laïcité de réserve ». [.]

Or, si ce modèle a pu prévaloir lorsque la République devait se défendre contre un catholicisme hostile, voire contre une société antirépublicaine, qui ne voit qu'il devient aujourd'hui désastreux et anti-éducatif ? Les enfants des banlieues, mais pas seulement eux, ont moins besoin d'être arrachés à un milieu envoûtant et coercitif qu'ils n'ont à trouver des racines que leurs familles et leur quartier ne leur donnent pas toujours, tant s'en faut. Alors qu'ils sont en recherche d'identité, une école qui les couperait un peu plus de leurs propres traditions (pour autant qu'elles subsistent) ou qui les maintiendrait dans la méfiance à leur égard, accélérerait leur déculturation et en ferait des êtres sans racines, des « hommes sans qualités ». 

Tout à l'inverse de cette conception archaïque, inconsciente des enjeux sociaux actuels, il faut au contraire souhaiter une école en prise sur la société civile, capable d'honorer et de fortifier ce que ces futurs citoyens portent en eux, notamment tout ce qui vient de leurs traditions morales et religieuses, les aidant à réfléchir (dans tous les sens du mot) sur ce qu'ils rencontrent partout ailleurs, donc à en prendre une heureuse distance tout en l'assimilant. Ignorer les racines qu'ils portent, et qui les portent, ce serait peut-être être fidèle à une République protohistorique, à une idéologie de « réserve » parquant un reste d'Indiens déculturés, ce ne serait pas comprendre à quelles tâches nouvelles est appelée aujourd'hui la République au service des citoyens et non point méfiante ou faussement, dogmatiquement, « institutrice ». [.]

Il est dans la logique d'une école coupée de la société civile et s'instituant contre elle, tout autant que d'un rationalisme ignorant la sensibilité et s'imaginant ne toucher que des esprits purs, de se méfier des traditions religieuses, telles qu'elles informent les personnes et la vie de la nation. Ici encore l'histoire explique bien des choses, et notamment l'opposition frontale de la République naissante et de l'Église catholique. Mais peut-on demander ici aussi de mettre les pendules à l'heure ?

L'école doit former de futurs citoyens, c'est-à-dire aider les jeunes générations à assimiler les données aptes à en faire des hommes et des femmes responsables et respectueux des autres dans leur irréductible altérité. Si la République a un sens, c'est d'ouvrir un espace public où la coexistence des diversités est non seulement possible, mais voulue et promue dans et par le débat démocratique. Il ne lui revient pas d'imposer une idéologie de la laïcité close ou ignorante de ces diversités, voire bâtie sur le présupposé de leur non-existence. Car si l'on bâtit l'avenir dans la méconnaissance du fait qu'aujourd'hui la France est devenue une société plurireligieuse, on prépare l'incompréhension, la méfiance et le racisme. Comment les jeunes générations se formeront-elles au respect dû à un musulman, à un juif et (pourquoi pas, osons le dire) à un catholique ou à un protestant, si elles n'ont jamais rencontré à l'école une connaissance aussi sérieuse et honnête que possible de ces religions ? Si l'école, comme il va de soi, doit lutter contre les préjugés, elle ne peut pas ne pas équiper les élèves d'un certain nombre de connaissances sur ce qu'il en est de ces traditions religieuses qui constituent notre présent, comme elles ont marqué le passé de l'histoire des hommes. Et, paradoxalement, elle doit d'autant plus le faire que beaucoup d'enfants n'ont plus de contacts vivants avec les traditions religieuses et risquent d'entretenir toutes sortes d'idées fausses sur ces réalités que sont les religions.

Quiconque a souci de couper à la racine toute forme de racisme doit faire son deuil d'un laïcisme de réserve qui était en fait laïcisme de mépris religieux, et militer pour une laïcité réellement républicaine, ouverte à la société civile telle qu'elle est (non telle que les idéologues rêvent de la remodeler) pour l'aider à s'assumer démocratiquement. Et, n'en déplaise aux. esprits attardés, les religions font aussi partie du réel à connaître et à vivre.

Les nostalgies ne sont pas graves tant qu'elles n'informent pas les décisions politiques; elles inquiètent quand elles paralysent les transformations indispensables de l'école; elles attristent quand elles conduisent à constater la sclérose de ce qui fit une originalité de la France, mais qui, naïvement poursuivi, ne contribue pas à sa grandeur, plutôt à son déclin faute de donner forme à la substance vive de la société civile. Les indispensables réformes de notre système scolaire n'ont pas besoin de nostalgies idéologiques qui bloquent les évolutions, mais d'une mise à plat sans préjugés des problèmes de l'éducation aujourd'hui. Le dogmatisme ne doit pas empêcher le débat nécessaire il doit y avoir part lui aussi, mais comme l'organe témoin de ce qui ne peut plus Sérieusement préparer l'avenir de la société française
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Michel Morineau, 
Les courants de pensée dans la laïcité
Les religions dans la cité, n° 267, automne 2001,

Un premier courant défend la laïcité en priorité comme une grande perspective philosophique et idéologique pour la société. Il conteste les approches «trop strictement juridiques» car cette perspective transcende le droit. Dans cette optique, il place «la liberté de conscience» au cour de la solution laïque et déplace la liberté religieuse au second rang des exigences, un peu comme une clause annexe. La nécessaire autonomie de l'État vis-à-vis de toutes les croyances est souvent rappelée, beaucoup plus que l'égalité des cultes et les responsabilités qui en découlent pour la puissance publique (cas de l'islam, par exemple). Dans ce courant, l'accent très appuyé sur le caractère privé de la croyance donne à penser que l'expression publique du culte n'est pas conforme à la laïcité. C'est là que l'on trouve le plus souvent quelques credo militants comme : "le droit à la différence conduit à la différence des droits", "l'unité de la République ne se conçoit bien que dans l'homogénéité d'une culture", "l'enseignement des religions à l'école est un marchepied offert à un renouveau d'influence des Églises", "l'islam est insoluble dans la République laïque", etc. Pour ce courant qu'on pourrait appeler « laïciste » si l'expression ne revêtait pas une connotation péjorative que je ne reprends pas à mon compte - parce que ces positions sont respectables -, la laïcité est d'abord une figure philosophique de l'humanisme. Au-delà, le pluralisme des sociétés n'est souvent perçu que comme une menace pour la laïcité de la République et, parfois, l'anticléricalisme militant dissimule un résidu d'anti-religiosité persistante ! La croyance est toujours suspecte et la laïcité toujours menacée.

Un autre courant de pensée s'est affirmé depuis une cinquantaine d'années (il est inédit en 1905), dont il est intéressant d'observer les positions et les interprétations. On y retrouve beaucoup de croyants, sincèrement acquis à la laïcité de l'État républicain. Beaucoup en sont même des militants actifs, parfois sur des positions strictes à déconcerter un non croyant ! Je pense à certaines déclarations particulièrement fermes lors des affaires de voiles islamiques à l'école. D'une manière générale, l'existence de ce nouveau courant confirmerait que Briand a gagné son pari dans la deuxième moitié du XXe siècle. Les croyants et singulièrement les catholiques dans leur grande majorité, sont dorénavant convaincus que la laïcité est bien «cette condition juridique de la 1iberté de l'acte de foi» et le Rapport Dagens met un terme au doute en prouvant, à la fin de ce siècle, la sincère prise en compte de la laïcité par l'Église.

Sur la trame de cette évolution surgissent de nouvelles questions qui interpellent l'avenir de la laïcité. Les religions sont-elles ou ne sont-elles pas un facteur de dynamisme dans une société démocratique ? Les démocraties ont besoin que puissent s'affirmer des idées fortes, elles ont besoin de confrontations d'idées ; quel rôle les Églises peuvent-elles tenir ici ? Elles sont des composantes à part entière de la société civile et, comme beaucoup d'associations ou de syndicats, elles sont à l'articulation entre société civile et société politique. Quelle place prennent-elles dans cette articulation ? Quelles contributions apporter au débat public sur les problèmes de société qui ne soient pas perçues comme une ingérence ou le signe d'un retour à un ordre ancien qu'elles ne souhaitent plus ? Ces questions ne remettent nullement en cause la lettre et l'esprit des lois laïques, elles ne réclament pas une réforme du modèle juridique de laïcité. Pour autant, ce courant considère que l'expression publique des Églises, des croyances, des convictions issues de la transcendance, lui semble digne d'intérêt au-delà de la sphère privée. Une expression résume ces interrogations : les Églises sont des «réservoirs de sens» dans une société qui perd parfois le nord. Une société démocratique et sécularisée ne devrait pas avoir peur des contributions que peuvent apporter des institutions, organisations et courants de pensée religieux à la solution de problèmes difficiles, à la dimension morale incontestable. Le paradoxe de notre histoire, c'est que personne ne trouve réellement à redire (sauf le ministre de l'Intérieur) lorsque l'Église prend position dans l'affaire des «sans papiers» - c'est une position parmi d'autres, elle fut même la bienvenue. Mais lorsqu'elle prend position sur « le Pacs », on a tendance à considérer qu'il y a là une ingérence insupportable et une tentative de pression sur l'État et l'opinion ! Ce courant qui traverse toutes les confessions et va même au-delà, fait référence à «une laïcité ouverte». Il est engagé dans un débat impensable au début du siècle : «oui » à la laïcité, mais la fonction de régulation sociale des religions doit être mieux appréhendée et reconnue. Sans réformer la loi de séparation, il réfléchit à une ouverture du modèle fondateur. Certains iraient même jusqu'à s'inspirer du modèle allemand, plus proche du Concordat, où «l'utilité sociale des Églises» est instituée dans un régime de séparation. C'est sans aucun doute un prolongement inimaginable en France, même si on y fait référence.

Reste un courant qui s'est lui-même, un moment, qualifié de «laïcité plurielle», au début des années 80, avant de convenir que cette qualification n'était pas appropriée. Quelles que soient les périphrases utilisées pour minimiser la portée du débat, les désaccords sont réels avec le premier courant et des sympathies tout aussi réelles se sont nouées avec le second sans pour autant lui emboîter le pas. Les désaccords avec le premier courant résident moins dans l'approche philosophique du concept que dans les interprétations politiques et juridiques des textes et dans leurs conséquences pratiques, leur mise en application. Les différences se mesurent dans les attitudes militantes, les initiatives sur le terrain qui découlent d'une laïcité en phase avec les problèmes de notre époque. Ainsi, ce courant a ouvert le débat à nouveaux frais : sur la place des religions dans les sociétés démocratiques, sur l'enseignement des religions à l'école, sur l'islam dans la République, sur le pluralisme cultuel et culturel de la société, sur la loi Debré, sus l'enseignement des langues minoritaires, etc. Il fonde un nouveau lien entre laïcité et solidarité, là où jusqu'ici, le lien dominant était entre laïcité et démocratie. Il encourage l'expression des différences dans la société, qu'il ne considère pas comme une menace pour l'unité politique de la Nation. Il accomplit enfin un travail important de relecture et de vulgarisation des textes laïques et de leurs fondements philosophico-politiques, jusque-là très peu compris de nos concitoyens.

Son credo militant est la lutte contre les discriminations par une intégration politique des citoyens les plus défavorisés par la culture ou les origines ethniques dans une Nation respectueuse des différences de culture, voire les valorisant. Il met l'accent sur une liberté de conscience « non découplée » de la liberté de culte, sur l'égalité en droit des cultes (il y a encore beaucoup à faire), plus que sur l'autonomie de l'Etat qui ne lui semble pas menacée aujourd'hui, sur les nouvelles cléricatures qui lui semblent moins religieuses que civiles (les médias, par exemple), sur l'universalité de la liberté de conscience et de la liberté religieuse plus que sur l'universalité de la laïcité reconnue comme une construction historique et juridique bien française, dont «l'exportation» telle quelle est sujette à caution...

 

Malaise dans la civilisation, par Régis Debray Le Monde 24 Janvier 2008


 

 

L'instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance." Qu'en auraient pensé, devant le peloton d'exécution, Jean Cavaillès, Marc Bloch, Jean Prévost, Léo Lagrange ? Ils avaient assez de foi en eux pour hausser les épaules. Mais du temps où il y avait une gauche en France, cette injure - dans la bouche d'un président de la République - eût mis un million de citoyens sur le pavé. Une "politique de civilisation" ? Certes, mais laquelle ? Chacune se définit par sa façon de souder ou de distinguer le temporel et le spirituel. Des Eglises libres de l'Etat, dans une nation élue, comme aux Etats-Unis, ce n'est pas un islam inféodé à l'Etat, comme en Turquie, ni un Etat libre des Eglises, comme en France, fille de sainte Geneviève et de Diderot. Après d'heureux aperçus sur le considérable apport du christianisme, le discours du Latran a dérivé vers une falsification de notre état civil. Et la prière psalmodiée dans la capitale du fanatisme, Riyad, louant Dieu comme "le rempart contre l'orgueil démesuré et la folie des hommes", oublie que le Dieu unique a été autant cela que son contraire.

C'est entendu : si aucune civilisation ne peut vivre sans valeur suprême, le temps est passé des messianismes de substitution qui demandaient à un accomplissement politique de pallier mort et finitude. Une république laïque n'a pas à promouvoir une quelconque Vérité, révélée ou "scientifique". Mais que notre chose publique, par une chanceuse exception, se soit affranchie, en 1905, des religions établies ne la réduit pas à une courte gestion de l'économie, notre intouchable état de nature. Enraciné dans l'instruction publique, le projet républicain d'émancipation a sa noblesse. Il y a un code des libertés publiques, mais la Fraternité n'est pas réglementaire. C'est une fin en soi, qu'on peut dire transcendante, sur laquelle peuvent se régler pensées et actions.

Tout citoyen à la recherche de ce qui le dépasse se verrait enjoint de regarder l'au-delà ? Cela revient à délester la République de toute valeur ordonnatrice. Il y a loin de l'enseignement laïque du fait religieux, que j'avais recommandé, que l'Assemblée nationale a approuvé, à ce détournement dévot du fait laïque. Notre propos n'était pas d'humilier l'instit pour vanter l'iman ou le pasteur. Mais d'étendre les Lumières jusqu'au "continent noir" des religions, non de les abaisser. Encore moins de les éteindre. "La mystique républicaine, disait Péguy, c'était quand on mourait pour la République. La politique républicaine, c'est quand on en vit." Cette dernière ne sera pas quitte envers la première avec une gerbe de fleurs le 14-Juillet ou une belle envolée quinquennale. Faut-il, parce que les lendemains ne chantent plus, remettre aux détenteurs d'une Vérité unique le monopole du sens et de la dignité ? Entre la high-life et la vie consacrée, il y a le civisme. Entre le top model et Soeur Emmanuelle, il y a l'infirmière, l'institutrice, la chercheuse. Entre l'utopie fracassée et le Jugement dernier, il y a ce que l'on se doit à soi-même, à sa patrie, à autrui, à l'éthique de connaissance, au démon artistique. Ces transcendances-là, qui se conjuguent au présent, sans dogme ni magistère, ne sont pas les seules, mais elles ont inspiré Marie Curie, Clemenceau, Jean Moulin, Braque, Jacques Monod et de Gaulle (dont la lumière intérieure n'était pas la religion, mais l'histoire). Etaient-ce des professeurs de nihilisme ? Dans le rôle du mentor et du liant entre factions, la franc-maçonnerie des rich and famous semble avoir remplacé celle des loges radicales d'antan, moins flashy mais plus éclairante. Faut-il, parce que le Grand Occident succède au Grand Orient, réduire le gouvernement à une administration, la scène nationale à un music-hall et la foi religieuse au statut de pourvoyeuse d'espérance aux désespérés ? Après l'opium des misérables, l'alibi des richards ? Les vrais croyants méritent mieux.

Au forum, la frime, à l'autel, l'authentique ? Dieu pour les âmes, l'argent pour les corps, ceci compensant cela. C'est l'idéal du possédant. Ce cynique équilibre entre indécence matérialiste au temporel et déférence cléricale au spirituel soulagerait nos élus de leurs obligations d'instruire et d'élever l'esprit public en payant d'exemple. Ce grand écart est possible dans un pays-église, formé au moule biblique, où neuf citoyens sur dix croient en l'Etre suprême et où l'Evangile peut faire contrepoids au big money. La France, où un citoyen sur dix reconnaît l'Inconnaissable, n'est pas la "One Nation under God". Les civilisations ne se délocalisent pas comme des stock-options ou des serials télévisés - anglicismes désormais de rigueur. Fin des Chênes qu'on abat, à La Boisserie, face à la forêt mérovingienne. "S'il faut regarder mourir l'Europe, regardons : ça n'arrive pas tous les matins. - Alors, la civilisation atlantique arrivera..." Encore une prophétie gaullienne confirmée ? Le divin atlantisme désormais à l'honneur donne congé à une tradition républicaine biséculaire au nom d'une tradition théodémocratique inexportable.

L'actuel chef de l'Etat s'est donné dix ans pour rattraper le retard de la France sur la "modernité", nom de code des Etats-Unis, passés maîtres des arts, des armes et des lois. Et voilà que, sur un enjeu crucial où nous avions de l'avance sur la Terre promise des people, un born-again à la française nous mettrait soudain en marche arrière ? Bientôt la main sur le coeur en écoutant La Marseillaise ? Les lapins, faute de mieux, feront de la résistance.