Clemenceau vu par A France
L'humanité du 21 oct 1906

 

Notre collaborateur Anatole France publie dans la « Neue Fr-ei Presse de Vienne, un article sur le ministère Clemenceau, dont nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, le texte original i

Il était nécessaire que Clemenceau devînt chef du gouvernement puisqu'il était le chef du parti radical qui forme la majorité de la Chambre. Et nous devons dire que la maladie du respectable M. Sarrien qui a rendu possible la formation d'un, ministère Clemenceau est une maladie opportune et intelligente. Il faut ne rien comprendre à l'évolution de la République française pour ne pas s'apercevoir que Clemenceau est le seul homme désigné à cette heure. pour le pouvoir. Je crois avoir été un des premiers à penser et à dire qu'après la révolution des Dreyfus, Clemenceau était désigné pour conduire une politique qu'il avait lui-même, plus que tout autre, préparée, suscitée, fomentée. Clemenceau n'était pas plus socialiste alors, qu'il ne l'est aujourd'hui. J'ai souhaité son avènement aux affaires. Je' me réjouis de ce que mon souhait soit enfin réalisé. Je suis plus socialiste que jamais. Mais comme il est de longtemps impossible que les socialistes prennent le pouvoir, du moins, en tant que socialistes. -et comme l'état de l'opinion exige la pratique d'une politique radicale, un ministère Clemenceau est dans la logique des choses. Ce sera l'éternel honneur de Clemenceau d'avoir secoué l'égoïsme bourgeois des opportunistes. Les hommes de la suite de Gambetta avaient à l'excès apesanti alourdi, épaissi la République, l'avaient endormie dans une satisfaction basse et béate. 

• À quelqu'un qui lui reprochait d'avoir renversé beaucoup de ministères, il répondait admirablement 

Je n'en ai jamais renversé qu'un. C'était toujours le même. 

Oui, certes, c'était toujours le même ministère, toujours la même politique bourgeoise et religieuse'. Ces opportunistes st ces radicaux, dont Clemenceau perça à jour le conservantisme obstiné, étaient les meilleurs appuis de l'Eglise romaine. Ils suivaient en cela les leçons de Gambetta. Les instincts de domination de ce grand homme d'Etat l'avaient •averti de ménager l'Eglise, alliée naturelle de toutes les puissances. Il s'écria d'une voix de tonnerre « Le cléricalis- me voilà l'ennemi » Ses successeurs répétèrent « Le cléricalisme, voilà l'ennemi » Coups de clairon qui sonnaient la charge contre le vide. En désignant le cléricalisme comme l'ennemi, ces hommes politiques détournaient de l'Eglise,: les coups des républicains, pouf les attirer sur un être de raison, un fantôme d'Etat. Pendant ce temps les moines de toutes robes, maîtres en France de l'armée et de la magistrature', prirent une immense influence. La politique religieuse des opportunistes consista toujours à composer 'secrètement avec les congrégations qu'on affectait de frapper au. grand jour. Clemenceau vit clair dans cette politique et la combattit avec ur rare courage. Et quand Jules Ferry, abandonnant jusqu'aux apparences de l'anticléricalisme, s'allia avec le clergé dans des entreprises coloniales, fructueuses seulement pour quelques capitalistes privilégiés et dont le pays supporte aujourd'hui les lourdes charges,. Clemenceau, au risque de perdre sa popularité, et de tomber sous les coups d'une coalition formidable de haines et d'intérêts, s'éleva contre un système de conquêtes lointaines, qui n'étaient pas fondé sur des nécessités économiques et .sociales et qui risquait de nous créer des difficultés avec des pays dont l'amitié importe à notre sécurité et à notre prospérité. 

Vus à quelque distance, les gouvernements que Clemenceau fit tomber, apparaissent sous un aspect assez déplaisant. Les scandales de l'Elysée, durant la vieillesse somnolente du président Grévy, éclaboussent le régime. Lar plus grande force des Républiques, le peuple, soutenait mollement un pouvoir qui, satisfait d'avoir donné des libertés publiques, ne se souciait guère d'assurer la justice sociale. Il faillit tomber dans îe Boulangisme et, si la République n'y périt pas avec lui; c'est à Clemenceau plus qu'à tout autre qu'elle dut son salut. 

Elle dut plus encore à cet homme' elle lui dut l'honneur. Quand'les Méline- et Cavaignac faisaient la France entière complice des crimes de Mercier et des infamies de l'Etat-Major, Clemenceau fut de cette poignée d'hommes nui, luttant" contre l'audace des criminels, la lâcheté des pouvoirs publics, l'ignorance des foules, ramenèrent le pays dans les voiles de la justice. Clemenceau déploya dans cette, oeuvre une force de caractère et une puissance d'intelligence vraiment prodigieuses. Jaurès alors, Jaurès, combattait à son côté. 

L'affaire Dreyfus qui remit tout à sa place en France, releva' Clemenceau, le porta au premier rang. Voilà pourquoi il est bon, équitable, exemplaire, qu'il "soit aujourd'hui aux affaires, à la peine-, au péril, seule récompense des grands coeurs.

Mais de ce que ce ministère soit le seul nécessaire, le seul possible, le seul ̃dû, résulte-t-il qu'il durera, qu'il ira au bout de sa tâche, et qu'à la nécessité de sa naissance succède la nécessité de sa Vie et de son action. 

En ce moment, beaucoup de politiques songent (et quelques-uns non sans ironie) au grand ministère, au ministère Gambetta qui fut nécessaire aussi et qui ne vécut pas, frappé mortellement par

Clemenceau lui-même. On peut récuser cet exemple et détourner le présage. Les situations ne sont pas comparables. Mais il faut reconnaître que celle de Clemenceau est étrangement difficile. 

Si l'on regarde aux dangers que courra: bientôt le ministère qui naît au moment où j'écris -ces mots, on en découvre qui viennent des adversaires de Clemenceau, de ses amis, d'e lui-même. Les dangers qui viennent de luè-même, ne sont pas les moindres.. 

D'esprit, il est souple et divers de caractère, il est vif et cassant! Je ne lé fâcherai pas en disant qu'il y a des choses qu'il préfère au pouvoir. Il a le sens de l'action et l'on peut dire que, pour lui, vivre, c'est agir. Mais en même temps, il est philosophe et plus tendu sans doute vers l'action intellectuelle qu'il ne convient à un chaf de gouvernement ou même à un chef de parti. Il a montré ces tendances philosophiques quand, ministre de l'Intérieur, il était déjà tout le ministère avant d'en être le chef. £lors, il a opposé aux socialistes les doctrines d'un agnosticisme social sans doute grave et mélancolique, mais étranger, à coup sûr, à tous les chefs de cabinet qui se sont succédé en France depuis l'établissement du régime parlementaire. Et tout récemment, son discours de Cogolin a montré sans doute plus de pyrrhonisme que n'en voudraieht ceux qui souffrent de l'état social actuel. Il est hors de pair pour le talent et pour l'énergie. Ce n'est pas cela qui fait durer les chefs de gouvernement. Bien qu'il n'ait jamais varié dans ses doctrines et qu'il soit aujourd'hui comme en 1870, républicain libéral et patriote, il surprend par l'imprévu de ses idées. Immuable dans ses principes, il se montre, dans leur application, d'une agilité déconcertante. L'unité profonde de son esprit est pleine de contrastes apparents. Libéral de naissance, libéral même avant que de naître (car il sort d'une lignée héroïque de bleus), il est de caractère et d'esprit, homme d'autorité. Il est. révolutionnaire et il exècre la démagogie humain, généreux, sensible, il est en même temps impitoyable, et farouche. Il est philosophe et généralisateur et il porte sur le détail des choses une "activité minutieuse. Il est terrible et charmant. Il attire et effare. C'est le plus nerveux orateur de son temps il possède l'art d'écrire. Il est occupé d'idées et pourtant il n'épargne pas assez les personnes dans ses polémiques*On peut dire en détournant un mot de Shakespeare « Quand ils ont tant d'esprit, les ministres vivent peu. » Voilà le danger qui vient de lui-même. Quant au mal que pourraient lui faire ses ennemisj il est homme à s'en défendre. On l'a vu seul en face de toutes les haines coalisées, confondre la calomnie et grandir dans l'épreuve. Ses ennemis d'alors, écrasés avec le nationalisme, ne so'nt pas près de se relever. 

Je crains plus pour lui les modérés, qui font mine de l'accepter pour un des leurs. Le journaMe Temps, chaque jour, vante sa sagesse, le loue de sa modération, de son esprit politique, exalte son évolution qui, dans sa courbe sympathique, le rapproche des progressistes. Le modéré Temps, le compromet ainsi cha- que jour, le rend suspect aux républicains radicaux, le Tmips l'attaque par son côté faible. Le càW faible de Clemenceau, chef de parti et ministre, c'est son indépendance, qui le détache de tout groupement, de toute association. Depuis son entrée au pouvoir, cette indépendance l'a rapproché des partis modérés auxquels il n'appartient pas, auxquels il n'appartiendra jamais. Je sais que cette même indépendance le portera bientôt à l'autre extrémité des idées et de l'action. Mais le Temps et la minorité de la Chambre tirent à eux Clemenceau, parce qu'il est libéral. Il est libéral, mais il ne l'est pas comme eux/ Ils le verront bien. Je souhaite que ce soit le plus tôt possible. Voilà ce que tentent contre lui ses adversaires, les modérés. Ce n'est pas terrible. Quant à ses amis, on peut craindre qu'il ne les déconcerte par un tour d'idées trop imprévu-, qu'il ne les étourdisse par ce mélange détonnant de libéralisme et d'autorité qu'il fait éclater à chaque pas depuis, qu'il est au pouvoir. Et puis, entre nous, doit-il se beaucoup fier aux radicaux ? Ce sont ses' amis mais ils ressemblent beaucoup, pour la plupart, à ses adversaires d'autrefois, les opportunistes. Ceux-là redouteront sa volonté inflexible, sa hauteur de vue, cette fierté d'âme qui ne se plie pas aux exigences de l'esprit de parti. 

Je sais une centaine de radicaux qui déjà préfèrent à Clemenceau tout autre homme politique, fût-il le diable. Et l'on se souvient qu'un ancien ministre, qui avait le pied fourchu, gouverna naguère avec le bloc. Il faudra bien que Clemenceau, bon gré mal gré, réforme le bloc de gauche, sans quoi, pris entre l'extrême gauche et la droite', il est perdu. 
 ANATOLE FRANCE
.