Textes

Montaigne De l'amitié

 

 

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou quelque commodité, par le moyen desquelles nos âmes s’entretiennent. En l’amitié dont je parle, les âmes se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus ce qui les a jointes. Si l'on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effet que ne le font raisonnablement des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel, nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard dans une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre accord, si promptement parvenu à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous les deux des hommes faits, et lui plus âgé de quelques années, elle n’avait point de temps à perdre, et à se régler au modèle des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut la précaution de tant de longues et préalables conversations. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne peut se rapporter qu’à elle. Ce n’est pas une considération spéciale, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille, c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la sienne, qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous soit propre, ni qui soit ou sien ou mien.

Quand Lélius, en présence des consuls romains, lesquels, après la condamnation de Tiberius Gracchus, poursuivaient tous ceux qui avaient été de son côté, vint à s’enquérir auprès de Caius Blossius (qui était le principal de ses amis) combien il aurait voulu faire pour lui, et qu’il ait répondu : « Toutes choses ; » – « Comment, toutes choses ? poursuivit-il. Et quoi s’il t’avait commandé de mettre le feu à nos temples ? » – « Il ne me l’aurait jamais commandé », répliqua Blossius. – « Mais s’il l’avait fait ? » ajouta Lélius. – « J’aurais obéi, » répondit-il. S’il était si parfaitement ami de Gracchus, comme dit l’histoire, il lui était égal d’offenser les consuls par cette dernière et hardie confession, et il ne devait pas se départir de l’assurance qu’il avait de la volonté de Gracchus. 

Toutefois, ceux qui accusent cette réponse comme séditieuse, n’entendent pas bien ce mystère, et ne présupposent pas, comme c’est le cas, qu’il tenait la volonté de Gracchus en lui, et par puissance et par connaissance. Ils étaient plus amis que citoyens, plus amis qu’amis et qu’ennemis de leur pays, qu’amis d’ambition et de trouble. S’étant parfaitement commis l’un à l’autre, ils tenaient parfaitement les rênes de l’inclination l’un de l’autre, et si vous faîtes guider cet attelage par la vertu et la conduite de la raison (comme il est aussi tout à fait impossible de l’atteler sans cela), la réponse de Blossius est telle qu’elle devait être. Si leurs actions s’étaient désaccordées, ils n’étaient ni amis, selon ma mesure, l’un de l’autre, ni amis d’eux-mêmes. 

Au demeurant, cette réponse ne sonne pas autrement que ferait la mienne, à qui s’enquerrait auprès de moi de cette façon : « Si votre volonté vous commandait de tuer votre fille, la tueriez-vous ? » et que je réponde oui. Car cela ne porte aucun témoignage de consentement à le faire, par ce que je ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d’un tel ami. Il n’est pas en la puissance de tous les discours du monde de me déloger de la certitude que j’ai, des intentions et jugements du mien. Aucune de ses actions ne me saurait être présentée, quelque visage qu’elle ait, que je n’en trouve pas incontinent le ressort. Nos âmes ont avancé si étroitement ensemble, elles se sont considérées d’une si ardente affection, et de pareille affection se sont découvertes jusqu’au fin fond des entrailles l’une à l’autre, que, non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais je me serais certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi.

Qu’on ne mette pas au même rang ces autres amitiés communes, j’en ai autant de connaissance qu’un autre, et des plus parfaites dans leur genre, mais je ne conseille pas qu’on confonde leurs règles, on s’y tromperait. Il faut marcher dans ces autres amitiés la bride à la main, avec prudence et précaution, la liaison n’est pas nouée de manière qu’on n’ait aucunement à s’en défier. Aimez-le (disait Chilon) comme en ayant un jour à le haïr, haïssez-le, comme ayant à l’aimer. Ce précepte qui est si abominable en cette souveraine et maîtresse amitié, est salubre en l’usage des amitiés ordinaires et coutumières, à l’endroit desquelles il faut employer le mot qu’Aristote avait très familier : « O mes amis, il n’y a nul ami ».

En ce noble commerce, les offices et les bienfaits, nourriciers des autres amitiés, ne méritent même pas d’être pris en compte, cette confusion si pleine de nos volontés en est la cause. Car, tout ainsi que l’amitié que je me porte, ne reçoit pas d’augmentation pour le secours que je me donne au besoin, quoi qu’en disent les Stoïciens, et comme je ne me sais aucun gré du service que je me fais, aussi l’union de tels amis étant véritablement parfaite, elle leur fait perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d’entre eux ces mots de division et de différence : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement, et leurs pareils. 

Tout étant par effet commun entre eux, volontés, pensées, jugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps selon la très propre définition d’Aristote, ils ne peuvent rien se prêter ni se donner. Voilà pourquoi les faiseurs de lois, pour honorer le mariage d'une imaginaire ressemblance à cette divine liaison, défendent les donations entre le mari et la femme, voulant inférer par là que tout doit être à chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien à diviser ni à séparer. Si, en l’amitié dont je parle, l’un pouvait donner à l’autre, ce serait celui qui recevrait le bienfait, qui obligerait son compagnon. Car cherchant l’un et l’autre, plus que toute autre chose, à se faire du bien l’un à l’autre, celui qui en prête la matière et l’occasion est celui-là qui fait le libéral, donnant ce contentement à son ami, d’effectuer à son endroit ce qu’il désire le plus.