Textes

François MAURIAC, Le Jeune homme, (1925).

 



Dans le jeune homme, deux instincts se combattent comme chez les oiseaux : celui de vivre en bande et celui de s'isoler avec une oiselle, Mais le goût de la camaraderie est longtemps le plus fort. Si tout notre malheur vient, comme le veut Pascal, de ne pouvoir demeurer seul dans une chambre, il faut plaindre les jeunes gens : c'est justement la seule épreuve qui leur paraisse insupportable; ainsi les voyez-vous s'attendre, s'appeler, s'abattre sur les bancs du Luxembourg comme des pierrots, s'entasser dans les brasseries ou dans les bars. Ils n'ont pas encore de vie individuelle; ce sont eux qui ont dû inventer l'expression se sentir les coudes. La vie collective en eux circule par les coudes. Même pour préparer un concours, ils aiment être plusieurs; et si ce n'était que pour préparer un concours !
      Leur noctambulisme vient de cette répugnance à se retrouver seul entre quatre murs. Aussi s'accompagnent-ils indéfiniment les uns les autres, et reviennent-ils sur leurs pas jusqu'à ce que l'excès de fatigue les oblige à dormir enfin. Comme la vie des moineaux en pépiements, celle des jeunes hommes se passe en conversations.
      Les promiscuités de la caserne, c'est cela au fond qui la rend supportable à la jeunesse. La camaraderie mène à l'amitié : deux garçons découvrent entre eux une ressemblance : « Moi aussi... C'est comme moi... » tels sont les mots qui d'abord les lient. Le coup de foudre est de règle en amitié. Voilà leur semblable enfin, avec qui s'entendre à demi-mot. Sensibilités accordées ! Les mêmes choses les blessent et les mêmes les enchantent. Mais c'est aussi par leurs différences qu' ils s'accordent : chacun admire dans son ami la vertu dont il souffrait d'être privé.
   Peut-être ont-ils aimé déjà; mais que l'amitié les change de l'amour ! Peut-être l'amour n'a-t-il rien pu contre leur solitude. Une fois assouvie la faim qu'ils avaient eue d'un corps, ils étaient demeurés seuls en face d'un être mystérieux, indéchiffrable, d'un autre sexe - c'est-à-dire d'une autre planète. Aucun échange possible avec la femme, trop souvent, que le plai-sir; hors cet accord délicieux (et qu'il est vrai qu'à cet âge on renouvelle sans lassitude), l'amour leur avait peut-être été, sans qu'ils se le fussent avoué, un dépaysement. Car il arrive que la complice la plus chère ne parle pas notre langue et mette l'infini là où nous ne voyons que bagatelles. En revanche, rien de ce qui compte pour nous ne lui importe, et notre logique lui demeure incompréhensible. Une maîtresse est quelquefois un adversaire hors de notre portée, incontrôlable. C'est pourquoi amour se confond avec jalousie : qu'il est redoutable, l'être dont toutes les démarches nous surprennent et sont pour nous imprévisibles ! De cette angoisse, Proust a composé son oeuvre.
      Dans l'amitié véritable, tout est clair, tout est paisible; les paroles ont un même sens pour les deux amis.
      La chair et le sang ne font point ici leurs ravages. Chacun sait ce que signifie respect de la parole donnée, discrétion, honneur, pudeur. Le plus intelligent rend ses idées familières au plus sensible; et le plus sensible lui ouvre l'univers de ses songes. Le bilan d'une amitié, c'est presque toujours des livres que nous n'eussions pas été capables d'aimer seuls, une musique inconnue de nous, une philosophie. Chacun apporte à l'autre ses richesses. Faites cette expérience : évoquez les visages de votre jeunesse, interrogez chaque amitié : aucune qui ne représente une acquisition. Celui-là m'a prêté Les Frères Karamazoff, cet autre a déchiffré pour moi la Sonatine de Ravel; avec celui-ci, je fus à une exposition de Cézanne, et mes yeux s'ouvrirent comme ceux de l'aveugle-né.
  Mais les jeunes hommes sont redevables les uns aux autres d'acquisitions plus précieuses : le souci de servir une cause qui nous dépasse, que cela est particulier à la jeunesse dès qu'elle se groupe ! Tous les mouvements sociaux, politiques, religieux, ont marqué notre époque dans la mesure où ils ont été des amitiés. Dès qu'ils ne sont plus des amitiés, c'est le signe que la jeunesse s'en retire; alors ils deviennent des partis :une association d'intérêts; l'homme mûr y remplace le jeune homme.
      Nos jeunes amours ne nous ont-elles aussi enrichis et instruits ? Nos maîtresses ne furent-elles nos meilleurs maîtres ? Il est vrai. N'empêche que l'héritage de nos amours est plus trouble que celui de nos amitiés.