Bloc-Notes 2017
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«Les valeurs, un objet absolu, très relatif»


Libération, 8 mars 2017

La séquence politique que nous vivons est inédite. Jamais, on a autant maltraité la probité et la décence en place publique. Deux valeurs dont il est pourtant de bon ton de se réclamer, qui plus est en période électorale. Promis un temps à un futur élyséen, on se dit que François Fillon, feu candidat de l’intégrité mais candidat toujours, ferait bien de revoir son affiche de campagne dont le slogan, «Le courage de la vérité», écœure jusque parmi ses plus proches collaborateurs. Dimanche soir, sur le plateau de France 2, le «forcené de la Sarthe» a encore une fois montré qu’il s’alignait mal sur ses propres injonctions morales, allant jusqu’à accuser, à tort, «des chaînes de télévision» d’avoir annoncé le suicide de son épouse. Ce que le philosophe américain, Harry Frankfurt appelle l’ère du «bullshit», de la «connerie», de «l’enfumage» ou du «n’importe quoi» (Lire ci-contre). Faut-il en conclure alors, avec un haussement d’épaules, que c’est décidément à chacun sa morale ? Ou François Fillon est-il simplement l’exact opposé des valeurs qu’il prétend incarner, le «courage» et la «vérité» ? Ses valeurs, «nos valeurs», dit-on volontiers à droite, mais de quoi parle-t-on ? Nathalie Heinich, directrice de recherches au CNRS, membre du Centre de recherches sur les arts et le langage (EHESS), propose une approche sociologique compréhensive «des valeurs», c’est d’ailleurs le titre de son ouvrage publié chez Gallimard. Pour la chercheuse, les valeurs ne sont ni des réalités ni des illusions, mais des «représentations collectives agissantes». A rebours de la philosophie morale, qui hiérarchise les valeurs, la sociologue ne dit pas ce qui est juste ou pas mais s’attache à comprendre comment on attribue de la valeur… à la valeur.

Au-delà de toute condamnation, comment expliquer cet état de tension entre le discours d’un homme politique et ses actes ?

Face à la contradiction évidente entre les valeurs publiquement annoncées par un politique et ses actes, le premier réflexe est de considérer qu’il y a mensonge, dissimulation ou cynisme. Ce qui peut être le cas. Mais il faut aussi prendre en compte l’existence de plusieurs types de valeurs et des contextes dans lesquels elles sont applicables. Dans le cas de l’affaire Fillon, le souci du patrimoine familial est une «valeur privée» qui peut être légitime dans le contexte domestique mais plus du tout dans celui de la sphère publique, et d’autant plus lorsque entrent en jeu des fonds censés être consacrés à l’intérêt général. Cela ne signifie pas nécessairement que le politique en question n’a aucune morale, mais qu’il évalue mal les risques de confusion entre «valeurs privées» et «valeurs publiques». Nous possédons tous plus ou moins le même répertoire des valeurs : l’honnêteté, le profit, le plaisir, la responsabilité, etc. Mais, nous ne les mobilisons pas de la même façon selon les objets et les contextes, comme en témoigne la crise de valeurs à laquelle nous assistons aujourd’hui.

L’élection présidentielle exacerbe ce contraste…

Une période électorale représente le plus haut degré de publicité pouvant être donné à des pratiques contrevenant aux valeurs annoncées. Le moindre écart devient alors saillant.

La moralisation de la vie publique va-t-elle en ce sens ?

Ces dernières années, la réglementation n’a cessé d’évoluer, notamment grâce au travail de René Dosière pour la transparence et le respect des principes parlementaires. Les contraintes déontologiques qui pèsent sur les hommes politiques sont plus fortes qu’avant. La loi sur le financement des partis, notamment, a été un moment essentiel dans la moralisation de la vie publique. Pourtant, paradoxalement, les infractions à la norme paraissent plus nombreuses, du fait qu’elles sont devenues plus insupportables. Ce qu’on perçoit comme une régression de la moralité publique est au contraire le signe d’une montée des exigences. Du coup, on a tendance à ne voir que les infractions même si elles sont exceptionnelles, et à croire qu’elles sont la norme. D’où l’accusation, à la fois fausse et dangereuse, du «Tous pourris».

Les valeurs ont-elles une couleur politique ?

Oui, mais seulement de façon contextuelle. De récentes enquêtes sur les pratiques des parlementaires montrent que le registre «civique» de la responsabilité et du souci de l’intérêt général est plus présent chez les parlementaires de gauche, tandis qu’à droite, c’est le registre «domestique», de la famille et de la protection de son patrimoine qui domine. Ce qui ne veut évidemment pas dire que tous les parlementaires de gauche respectent la séparation des contextes, et pas du tout les parlementaires de droite. Plus généralement, la droite française a beaucoup investi, ces dernières années, le vocabulaire des valeurs. D’où la mauvaise réputation de cette notion à gauche aujourd’hui. La droite s’est aussi approprié des valeurs longtemps connotées comme plutôt de gauche : la patrie, par exemple, fut très présente dans l’imaginaire révolutionnaire ; le mérite a été la valeur démocratique par excellence, contre les privilèges ; le travail et la laïcité, forcément portés par la gauche au XXe siècle, ont également été repris par la droite.

S’agit-il d’un biais culturel ?

Il y a des différences de cultures nationales en matière de rapport aux valeurs. Dans les pays d’Europe du Nord, l’influence du protestantisme explique en partie la prégnance des valeurs civiques. A l’inverse, dans les pays méridionaux, la présence du clanisme témoigne de la force des valeurs domestiques, qui peuvent favoriser le clientélisme et la corruption.

Les valeurs sont-elles relatives ou universelles ?

On touche ici à une contradiction constitutive de cette notion. Une valeur, pour fonctionner comme telle, doit être perçue par les acteurs comme universelle, absolue, sur le plan normatif. Mais du point de vue descriptif, l’observation de la façon dont les gens mobilisent des valeurs montre qu’elles sont relatives à leur contexte. Cette dualité entre universalité normative et relativité factuelle est indissociable de la notion de valeur.

En quoi cet aspect est-il fondamental ?

La conscience de cette dualité permet de ne pas tomber dans le relativisme postmoderme, pour lequel tout se vaut, et qui fait perdre le sens même de la notion de valeur.

On baigne dans les jugements de valeur. On n’a jamais autant sondé les individus via les enquêtes d’opinion. Mais la technique est-elle la bonne ?

Je ne pense pas. Les méthodes quantitatives utilisées dans les enquêtes sur les valeurs supposent que les personnes interrogées ont pleinement accès à la connaissance de leurs propres valeurs, de même qu’on a la connaissance de ses achats ou ses intentions de vote. Or, nous n’avons pas besoin d’avoir conscience de nos valeurs pour les mobiliser. De même que nous parlons notre langue maternelle sans avoir besoin d’expliciter sa grammaire, nous mettons en œuvre nos valeurs sans en percevoir les principes et les conditions de production.
C’est pourquoi, je trouve plus efficace d’enquêter sur les valeurs par des méthodes empiriques qualitatives et dans une perspective compréhensive. Ce qui n’a d’ailleurs rien de nouveau : l’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme de Max Weber constitue une référence en la matière. Mais pour toutes sortes de raisons, ce type de sociologie a été peu développé. C’est dire que la question des valeurs n’a pas fini d’être explorée.