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Bruno Latour : "Les super-riches ont renoncé à l'idée d'un monde commun"
ITV parue dans le Nouvel Obs 16 mars 17

Pourquoi le climat intéresse-t-il si peu nos dirigeants? Le philosophe Bruno Latour livre une hypothèse radicale: les classes dominantes ont conscience de la menace écologique, mais elles gardent le silence. Et préfèrent se construire un avenir hors du monde commun.

L'OBS. La campagne pour l'élection présidentielle française bat son plein, et la question climatique en est largement absente chez les trois candidats en tête dans les sondages: Marine Le Pen, François Fillon et, dans une moindre mesure, Emmanuel Macron. Vous qui réfléchissez depuis dix ans au sein de Sciences-Po à faire de l'environnement un véritable enjeu politique, comment expliquez-vous ce grand silence?

Bruno Latour. L'erreur est de parler de «climat». Le terme évoque quelque chose de trop lointain, dont on n'a pas à se préoccuper. Il faudrait en donner une définition plus proche, en le reliant aux notions de territoire et de sol. Les écologistes s'occupent de l'environnement comme s'il s'agissait d'un objet extérieur à la politique. Ils ont beaucoup de mal à fabriquer du politique avec ce qu'ils appellent la «nature», alors même que, depuis toujours, le politique est fait d'enjeux de territoire, de sol, de ressource, de blé, de ville, d'eau. En réalité, la politique est par définition écologique.

Ce silence est d'autant plus frappant que tout le monde sent bien que la globalisation n'est plus tenable. On fait comme s'il était possible de continuer à se moderniser et que la Terre pouvait le supporter. Or il n'y a plus d'espaces ni de ressources correspondant à ce projet politique. Il faudrait cinq ou six Terres comme la nôtre. La conséquence politique que l'on voit à l'œuvre dans la campagne française comme ailleurs sur la planète, c'est le repli sur l'Etat-nation.

Rendez-nous la Pologne, dit le PiS. Rendez-nous l'Italie, dit la Ligue du Nord. Rendez-nous l'Inde, dit Modi, le Premier ministre indien. Rendez-nous l'Amérique, dit Trump. Le raisonnement est toujours le même; s'il est vrai qu'il n'y a plus d'espace pour la globalisation de tous, alors, revenons chacun chez soi. Mais la rupture la plus extraordinaire, c'est le Brexit. L'Angleterre, cette petite île sans ressource, qui a abandonné en 1820 l'idée de nourrir sa population, qui a imposé à l'Europe la version la plus globalisée du marché… voilà qu'elle décide de redevenir une île. D'un point de vue historique, c'est une régression fascinante. En même temps, ce n'est pas idiot.

Donneriez-vous raison aux partisans du Brexit?

Dans l'absolu, ils ont tort. Mais on peut comprendre que certains en arrivent à se dire : «Donnez-nous au moins notre Etat-nation, puisque vous nous avez abandonnés et trahis.»

Qui a trahi ? Les classes possédantes?

Je fais l'hypothèse suivante, dont je n'ai pas la preuve, mais quelques indices: à un moment, quelque part à la fin des années 1970 ou au début des années 1980, les membres les plus astucieux des classes dominantes ont compris que la globalisation n'était pas soutenable écologiquement. Mais, au lieu de changer de modèle économique, ils ont décidé de renoncer à l'idée d'un monde commun. D'où, dès les années 1980, des politiques de déréglementations qui ont abouti aux inégalités hallucinantes que l'on connaît aujourd'hui. Cette brutalité économique - redoublée par une brutalisation de l'expression politique - est une manière de dire aux autres classes: «Désolés, braves gens, nous avons renoncé à faire un monde commun avec vous.» La classe dominante s'est immunisée contre la question écologique en se coupant du monde.

Mon collègue Dominique Pestre, historien des sciences, a montré comment, dès les années 1970, après l'appel du Club de Rome sur l'avenir de la planète, les économistes de l'OCDE ont nié, ou en tout cas euphémisé, la question des limites écologiques. A mes yeux, le niveau actuel des inégalités ne peut se comprendre qu'en l'inscrivant dans un projet global où l'on admet que tout le monde ne pourra pas se développer, un monde où les riches concentrent des profits démesurés et se retirent dans leur gated community.

Un article récent du «New Yorker» raconte comment des milliardaires se préparent à vivre après la catastrophe. Ils achètent des terres et construisent des abris luxueux dans les trois endroits qui seront le moins impactés par la transformation climatique: la Nouvelle-Zélande, la Terre de Feu et le Kamchatka. Jadis, le survivalisme était le fait de zozos en treillis militaires. Aujourd'hui, ce sont des super-riches qui abandonnent le monde. Face à cela, il n'est guère étonnant que les peuples disent: «Si la globalisation n'est pas notre horizon commun, donnez-nous au moins un canot de sauvetage.» Et le premier canot de sauvetage qui se présente, c'est l'Etat-nation.

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Certains politistes parleraient de «populisme», pas vous. Pourquoi?

« Populisme » est un terme accusatoire, qui ne décrit rien. On l'utilise pour ne pas réfléchir aux bonnes raisons que les gens ont de se méfier, pour ne pas voir les drames qu'ils ont déjà vécus. Au nom de la mondialisation, on leur a demandé de nombreux sacrifices. Ils ont dû abandonner des protections pour des bénéfices qui ne sont pas toujours venus. L'accusation de populisme est dramatique. Il n'est pas absurde de vouloir être protégé, cela ne fait pas de vous quelqu'un de droite.

Comment analysez-vous le phénomène Trump?

Historiquement, les Etats-Unis sont le deuxième pays, après l'Angleterre, à avoir profité à fond de la globalisation. Il est d'autant plus remarquable qu'ils élisent Donald Trump juste après le Brexit en disant au reste de la planète: «Nous montons des murs, le reste du monde n'est plus notre problème.» Trump est intéressant parce qu'il revient en arrière («Make America great again») tout en prolongeant le rêve de globalisation, mais uniquement à l'échelle d'un pays, et même de la moitié de son pays.

Dès son installation à la Maison-Blanche, à quoi s'est-il occupé? A l'arasement des montagnes des Appalaches pour récupérer le charbon! Ce rêve de globalisation pour un groupe social restreint s'appuie sur une conception de l'économie qui n'est plus l'industrie, ni même la finance, mais un mélange d'immobilier et de télé-réalité: construire des tours hors-sol, vivre dans des décors artificiels.

Faut-il y voir un lien avec le rapport très singulier que Donald Trump entretient aux faits et à la vérité scientifique ?

Il est possible de relier l'appétit de Trump pour les «faits alternatifs» au déni de la crise climatique. En 1992, Bush avait affirmé que le mode de vie américain n'était pas négociable. Trump franchit une étape supplémentaire en refusant d'envisager la responsabilité humaine dans le changement climatique.

Mon hypothèse est que, sans ce déni, il ne pourrait tenir aucune de ses promesses. D'où un gouvernement entièrement climato-négationniste, où le représentant d'Exxon est le seul vaguement conscient qu'il y a un problème. Et d'où la «post-vérité»: pour imaginer que l'American way of life peut se développer demain comme hier, il faut avoir une conception, disons, particulière de la vérité…

Et l'idée que le trumpisme serait un fascisme?

Il y a peut-être dans le trumpisme une composante fasciste au sens banal du terme, autour de la tentation autoritaire. Mais la comparaison ne va pas au-delà. Le fascisme était une invention originale, qui a réussi à faire croire pendant quelques années qu'il est possible d'archaïser et de moderniser en même temps. Ce croisement impossible, les Européens ont appris par leur histoire à le repérer et à le critiquer.

Trump, c'est une invention beaucoup plus difficile à décoder. Comment donner à des milliardaires la tâche de protéger la classe moyenne en faisant disparaître l'Etat-providence? Le fascisme était pour l'Etat total, Trump veut «déconstruire» l'Etat fédéral. Sans le déni de la crise écologique, l'absurdité de sa solution se verrait. En un sens, il est plus pervers que le fascisme.

Ce que propose Trump existe-t-il déjà ailleurs - chez Erdogan en Turquie et Poutine en Russie -, ou est-ce radicalement différent?

Il y a un esprit du temps consistant à dire: alors même que les problèmes que nous avons à traiter, tels que le climat, la migration ou la finance, dépassent les compétences des Etats-nations, revenons tout de même aux Etats-nations. C'est une contradiction totale. Nous refusons d'admettre que nous appartenons non à un Etat-nation, mais à une terre commune dont les composants doivent être évalués avec les scientifiques. Tout cela s'appuie donc sur le déni des sciences, et ce déni se retrouve en effet en Russie et ailleurs.

En voyez-vous une traduction dans le débat politique français?

La France reste dans une classique opposition droite-gauche. Or on ne peut poser la question écologique qu'en sortant de ce clivage, sans pour autant tomber dans un «ni droite ni gauche», qui est une façon d'en rester tributaire. Ce qu'il faut changer, c'est l'appartenance au territoire. Les événements actuels sont passionnants parce qu'ils placent la question du territoire au cœur des préoccupations. Des pratiques émergent qui ne sont plus définies par une position politique traditionnelle, mais par de nouvelles formes d'appartenance au sol.

Les positions politiques sont comme les aiguilles d'une boussole, il faut une masse magnétique pour les faire bouger. L'opposition droite-gauche a longtemps joué ce rôle. Mais elle est démagnétisée, et les aiguilles tournent dans tous les sens. Si on parvient à transformer la question «quelles sont les conditions terrestres pour que le monde soit habitable?» en une nouvelle masse magnétique, on verra réapparaître une division tout à fait féconde entre progressistes et réactionnaires. Mais la vie politique française n'en est pas encore là.

Si l'Etat-nation n'est pas l'échelle adéquate pour bouleverser notre appartenance au sol, quelle est la bonne?

Notre chance, c'est l'Europe. L'Europe est ce lieu qui a abandonné les rêves impériaux et dépassé l'Etat-nation. C'est l'expérience la plus avancée du point de vue de l'innovation politique.

Ce n'est pas toujours l'impression qu'elle donne…

Pour une institution hors-sol, Bruxelles ne fonctionne pas si mal. Mais, en plus de l'Union européenne, il y a l'Europe à quoi nous appartenons, l'Europe-patrie. C'est sous cet angle qu'il faut regarder la question des migrants par exemple. Nous autres, Européens, sommes aussi en migration sur notre propre sol.

Par exemple, je suis d'une famille de négociants en vins. Le changement climatique nous oblige à trouver d'autres lieux pour planter la vigne, à faire du bourgogne en dehors de la Bourgogne. Ma famille migre en rachetant des sols, et c'est le cas de beaucoup d'autres entreprises dans le monde entier. Il ne s'agit pas d'y voir un équivalent à la tragédie de ceux qui traversent la Méditerranée sur un canot pneumatique. Mais il y a là les ferments d'une fraternité nécessaire avec les migrants. L'Europe se pense encore comme forteresse, alors qu'elle est un refuge.

Ce n'est pas le chemin qu'elle prend...

En tant qu'institution, elle est infiniment plus avancée que l'Etat-nation. Tellement plus intelligente, subtile, pleine de possibilités, de droits, d'inventions. Les inventions juridiques, la moralisation de la vie politique, l'organisation de l'activité scientifique, c'est elle qui nous les a apprises. Il faut être Anglais pour l'oublier. Il est vrai que l'Europe ne se conçoit pas comme sol. Dernièrement, j'ai vu à Florence le tout premier drapeau européen. Il comptait six étoiles, deux bandes horizontales - l'une noire, l'autre bleu -, pour signifier le charbon et l'acier. Au sortir de la guerre, nous avons su faire l'Europe par le bas, c'est-à-dire le charbon et l'acier.

Aujourd'hui, il faut refaire l'Europe à partir du sol. Nous avons la chance d'avoir dépassé la question de la souveraineté, nous avons une conscience historique de notre responsabilité, nous avons des territoires inouïs, divers, multiples, nous avons des villes. La patrie européenne est d'une grande puissance mythique et d'une solidité scientifique et écologique rare. Je suis très surpris que les candidats à l'élection présidentielle n'en parlent presque jamais.

Où voyez-vous les germes d'un espoir?

Partout il y a des exemples, du film «Demain» aux Amap [associations pour le maintien d'une agriculture paysanne, NDLR] et autres commerces en circuit court en passant par le retour de la notion de «commun». La question de lutte des classes revient, mais territorialisée. Certes tout cela est souvent perturbé par l'idée de localité. La globalisation a imposé l'opposition global-local et l'on a cru qu'il suffisait de relocaliser pour régler le problème. En réalité, notre terre distribue autrement le local et le global. Mais cet effort de désignation, qui revient aux partis, n'a pas été fait. Il faudrait que l'écologisme donne lieu au même travail intellectuel que celui dont a bénéficié le socialisme.

Cela suppose de s'allier avec les scientifiques, avec les mouvements d'innovation sociale, mais aussi avec ceux à qui on attribue le nom de «populisme», ceux qui aspirent à être protégés. Nous avons besoin de protection - Sloterdijk dit qu'il nous faut des «bulles» et des «enveloppes». La globalisation a voulu nous faire sortir de toute enveloppe, mais c'est mortel. La gauche ne doit plus parler d'environnement, mais de territoire et de classes géo-sociales, de protection, de tradition, de transmission, d'appartenance.

Que désignez-vous par «classe géo-sociale»?

La lutte des classes d'aujourd'hui est aussi une lutte d'appartenance à des territoires. Bien sûr, André Gorz et les utopistes du XIXe siècle se sont déjà posé ces questions, mais la situation est nouvelle. En 1989, quand se sont effondrés à la fois le socialisme et le capitalisme et que la question écologique a vraiment émergé, il aurait fallu réancrer la question sociale dans la question territoriale. C'est là où on a pris du retard. On va le rattraper, bien sûr, je suis optimiste, mais pendant ce temps-là le système se détraque et pour longtemps. Comme le dit l'anthropologue Anna Tsing, «il faut apprendre à vivre dans les ruines du capitalisme».

Parce qu'il est déjà trop tard?

Il n'est jamais trop tard pour apprendre à vivre dans les ruines! Il est juste trop tard pour les imaginaires glorieux de la mondialisation.

Propos recueillis par Eric Aeschimann
et Xavier de La Porte