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ITV Macron à Challenges
16 octobre 2016

Challenges.fr: Jamais la société française n'a semblé aussi fracturée tant sur le plan politique qu'identitaire. A chacun, semble-t-il, son Histoire de France…

L'heure est grave pour notre pays. L'enjeu est de préserver sa cohésion, d'organiser sa réconciliation. Nous vivons une période de fracturation de la France : il y a désormais plusieurs France. Ces déchirures qui traversent notre pays produisent une crise profonde et perturbent notre imaginaire collectif. L'enjeu capital? Notre capacité à réconcilier ces différentes France. Le politique ne peut plus se satisfaire de s'adresser à des publics différents et antagonistes ; il est indispensable de trouver les chemins de la réconciliation des deux France : celle qui vit la mondialisation et les grandes transformations à l'œuvre comme une chance et celle qui en a peur ; la France des nomades heureux et la France des sédentaires qui subissent.

Mais celles-ci s'ignorent, parfois s'affrontent…

Pour réunifier  ces France, il faut proposer une nouvelle explication du monde et projeter le pays tout entier dans un horizon retrouvé de progrès collectif. Les Français forment un peuple éminemment politique. Ils attendent beaucoup des dirigeants politiques qu'ils se donnent. Si ceux-ci renoncent à leur expliquer où ils les emmènent, il leur sera impossible de les embarquer avec eux ! Ils ne rejettent pas la réforme : quand ils se cabrent contre une réforme, c'est d'abord parce que les responsables politiques n'ont pas estimé opportun de la leur expliquer. Il est dès lors indispensable de l'inscrire, de la projeter dans une ambition collective. La clef est d'expliquer le cours du monde et de réunir ces France divisées dans une aventure où chacune d'entre elles pourra trouver sa place.

Sans esprit de polémique, nous pouvons constater que François Hollande a échoué dans cette démarche pédagogique. Vous insistez souvent sur le concept de réconciliation des mémoires françaises…

Contrairement à une idée convenue, l'élection de François Hollande en 2012 ne s'est pas exclusivement construite sur l'anti-sarkozysme. François Hollande avait su faire passer l'espérance d'une France en mesure de dépasser les clivages qui la minent. Hélas, l'apaisement par la pacification des moeurs n'est pas suffisant. Les Français attendaient aussi un projet collectif fondé sur une idéologie claire, et cela n'est jamais venu. Par manque de clarification idéologique, François Hollande a dès le premier jour commencé à cohabiter avec son propre camp.

En premier lieu, il est indispensable de réconcilier les mémoires. Cette mission de réconciliation incombe au Président de la République. Il doit incarner une mémoire française en paix avec elle-même. Or la France s'est installée  dans une situation où la mémoire nationale est clivée, fracturée entre deux mémoires qui ne se reconnaissent pas mutuellement. Nous avons laissé se créer des histoires parallèles, ouvrant de nouvelles fractures et émiettant les références culturelles qui devraient pourtant unifier la France. C'est ainsi qu'une partie de la gauche s'est construite une mémoire reposant sur la lutte des classes et l'anticolonialisme, thématiques devenues les clefs de lecture quasi-exclusives de la situation sociale de la France d'aujourd'hui. Cette gauche s'est en outre fourvoyée en opposant le social à l'économique. Dans le même temps, une partie de la droite s'est ancrée dans une vision historique rétrécie à un identitarisme dont elle nourrit désormais son rapport à la République. Or la capacité à regarder l'Histoire de France en face, dans toute sa complexité et dans toute sa globalité, est nécessaire pour affronter l'avenir.

La capacité de s'identifier aussi. Mais à quoi ? A qui ?

Certes, la réconciliation des mémoires ne suffit pas. Il faut aussi retrouver la voie d'une histoire chaude. Je veux dire par là une politique et une histoire qui renouent avec l'imaginaire collectif et l'émotion politique. La politique, ce n'est pas exclusivement une technique, des lois, des décrets. C'est aussi tout ce que notre histoire nous offre pour nous faire vibrer : ce sont notamment les héros de l'Histoire de France, qu'ils aient pour nom Jeanne d'Arc, Napoléon ou De Gaulle, ou encore Danton, Gambetta, Jean Zay ou Mendès-France...  La République, je ne renoncerai jamais à le rappeler, s'est aussi structurée grâce à des figures comme celle de l'instituteur, du soignant, du chercheur, véritables héros du quotidien, dont la valeur et la force symbolique ne sont hélas plus guère célébrées. C'est tout cela qui fabrique une histoire et une politique chaudes, c'est-à-dire incarnées. Les responsables politiques ont renoncé à cette exigence d'incarnation. Or c'est l'une des fonctions essentielles de la charge présidentielle, aujourd'hui peut être encore plus qu'hier.

Mais quel est le type de président capable d'incarner et de rassembler le pays ?

François Hollande ne croit pas au "président jupitérien". Il considère que le Président est devenu un émetteur comme un autre dans la sphère politico-médiatique. Pour ma part, je ne crois pas au président "normal". Les Français n'attendent pas cela. Au contraire, un tel concept les déstabilise, les insécurise. Pour moi, la fonction présidentielle dans la France démocratique contemporaine doit être exercée par quelqu'un qui, sans estimer être la source de toute chose, doit conduire la société à force de convictions, d'actions et donner un sens clair à sa démarche. 

La France, contrairement à l'Allemagne par exemple, n'est pas un pays qui puise sa fierté nationale dans l'application des procédures et leur respect. Le patriotisme constitutionnel n'existe pas en tant que tel. Les Français, peuple politique, veulent quelque chose de plus. De là l'ambiguïté fondamentale de la fonction présidentielle qui, dans notre système institutionnel, a partie liée avec le traumatisme monarchique. C'est bien pourquoi le Président de la République, dans notre représentation collective, ne peut être tout à fait "normal". Quand il le devient, nous courons un risque politique et institutionnel, mais aussi un risque psychologique collectif, et même un risque pour l'efficacité de l'action. Le peuple français, collectif et politique, peut se retourner très vite parce qu'il est en attente d'un discours qui donne à la fois du sens et des perspectives. 

Alors, un roi pour les citoyens de 1789 ?

Je ne pense évidemment pas qu'il faille restaurer le roi. En revanche, nous devons absolument inventer une nouvelle forme d'autorité démocratique fondée sur un discours du sens, sur un univers de symboles, sur une volonté permanente de projection dans l'avenir, le tout ancré dans l'Histoire du pays. Le temps de la présidence et des engagements pris ne saurait se construire en fonction de l'actualité : ce serait s'engouffrer dans une forme d'obsession de la politique qui jamais ne définit les termes et les conditions de sa propre efficacité. Une présidence de l'anecdote, de l'événement et de la réaction banalise la fonction. Ce type de présidence ne permet pas de se réconcilier avec le temps long et le discours du sens. A l'inverse, dans une présidence de type gaullo-mitterrandien, la recherche d'un champ, d'une focale, éloigne du quotidien et installe un rapport différent à l'actualité. Cela suppose d'entretenir un rapport fort aux idées et à la lecture du monde. Qu'est-ce que l'autorité démocratique aujourd'hui ? Une capacité à éclairer, une capacité à savoir, une capacité à énoncer un sens et une direction ancrés dans l'Histoire du peuple français. C'est une autorité qui est reconnue parce qu'elle n'a pas besoin d'être démontrée, et qui s'exerce autant en creux qu'en plein.

Il se trouve que de très nombreux Français semblent se détourner de la politique et du discours politique…

Je reprends volontiers à mon compte les trois strates du discours politique : la strate idéologique qui permet de donner du sens et des perspectives ; la strate technocratique qui détaille les moyens techniques d'exécution ; la strate de la réalité et du quotidien, que l'univers politico-médiatique ridiculise et dédaigne. 

Depuis vingt ans, le champ politique a déserté la première et la troisième strate pour s'engouffrer uniquement dans la deuxième. Le discours présidentiel a lui aussi saturé cet espace technocratique qui ne parle plus à personne. Il n'offre plus d'explication du monde et il n'est pas concret, ne concerne pas les Français. Pour reconstituer les deux strates disparues, il faudra en passer par  une cohérence idéologique relevant les défis contemporains, proposant les bons symboles et les figures d'incarnation. C'est cela que j'essaie de faire. 

Pour cette raison, vous avez jeté votre dévolu sur Jeanne d'Arc. Soit. Mais peut-elle pour autant symboliser la République ?

Je me suis intéressé à Jeanne d'Arc et certains me l'ont reproché. Mais quel était le sens de ma démarche? Non pas utiliser Jeanne d'Arc comme le symbole qu'il est devenu pour une partie seulement des Français, mais au contraire comme une volonté de réconcilier les histoires. Il est regrettable de laisser des figures aussi emblématiques dans les marges de notre Histoire ou de l'abandonner à des extrémistes. Il me semble absurde qu'elle soit tenue à l'écart de l'histoire républicaine ou récupérée par des idéologues de l'apocalypse. Nous avons eu des réactions traumatiques à propos de Jeanne d'Arc comme, il y a quelques semaines, à propos des Gaulois... Les  premiers républicains ont fort intelligemment utilisé ces figures pour construire une filiation, parfois illusoire, mais une filiation tout de même. Je crois comme eux que l'histoire de la République commence avant Valmy. La domination de la technocratie, je le répète, a tout technicisé, y compris notre relation aux symboles. 

Ne faut-il pas se méfier de l'histoire officielle ?

Une société devient totalitaire quand l'Histoire politique est à la fois officielle et exclusive. Dans le champ démocratique actuel, nous avons un besoin pressant de figures et de moments qui réconcilient la France avec elle-même. La lecture historique dans toute sa complexité n'est pas une mauvaise chose : il n'en est pas moins indispensable de faire émerger, au cœur de la vie républicaine, d'autres figures. Des figures du quotidien qui parlent à nos concitoyens, mais que nous avons marginalisées. La figure de l'enseignant bien sûr, qui n'est même plus respectée  et qui est pourtant au cœur de l'aventure républicaine, à l'épicentre d'une transmission fondamentale. Les figures du savoir, de la connaissance, de l'engagement citoyen, font partie des symboles et des incarnations contemporaines qu'il faut à tout prix réhabiliter.

Vous insistez sur les symboles, les incarnations, les héros nécessaires à l'imaginaire républicain. Mais la France ne souffre-t-elle pas avant tout d'une incapacité chronique au consensus ?

Les Français estiment que la fonction présidentielle n'est plus pleinement exercée. Et pour cause... Les principaux défis contemporains ne font pas l'objet du moindre consensus au sein des grands partis de gouvernement. Des exemples? Le rapport à la production dans une économie de la connaissance ; le rapport aux inégalités dans un monde mondialisé, financiarisé et numérisé ; le rapport à la société ouverte dans un monde frappé par le terrorisme ; le rapport à l'Europe et à la mondialisation... Sur ces sujets cruciaux, Il n'existe aucun accord idéologique au sein du Parti Socialiste ou parmi Les Républicains. Cela est dû au fait que leur cohérence politico-historique s'est construite sur d'autres thématiques. D'abord à travers le rapport à la République nouvellement créée, puis à travers le rapport aux relations sociales forgé à l'ère du capitalisme industriel et de l'économie de rattrapage. Or ces périodes sont révolues et les défis contemporains ne sont plus les mêmes.

Et, surtout, les débats d'idées sont devenus le paravent des combats de personnes – les primaires en sont la caricature. Ce décalage s'est installé au cours des Trente Glorieuses et il est aujourd'hui ancré, profond – et criant. D'où la nécessité d'une clarification idéologique qui permette à chacun de se repositionner selon un clivage pertinent, par exemple celui qui distingue les progressistes et les conservateurs. Je suis convaincu que pour dégager une véritable autorité politique, pour faire émerger des symboles forts et clairs, pour définir une lecture du monde et l'assumer, il faut dégager des consensus et non pas des compromis. Soyons précis : la fonction présidentielle exige le consensus construit dans la clarté plutôt que le compromis entre chien et loup.

Mais comment le dégager ce consensus et l'arracher au compromis ?

Le consensus doit permettre de dégager une majorité autour d'idées. Il exige la clarté politique et idéologique.

Le compromis tel qu'il est pratiqué la plupart du temps aboutit à une série d'arrangements imparfaits, obtenus en dernière minute, par lesquels les forces en présence cherchent, en s'instrumentalisant réciproquement, à se protéger et à se reproduire.

Mais désormais, l'accession au pouvoir ne se fait plus que par une série de compromis et de jeux d'appareils. Les  compromis sont permanents entre progressistes et conservateurs de gauche d'un côté, entre progressistes et conservateurs de droite de l'autre côté. Aujourd'hui, nous sommes arrivés à l'épuisement de ce mécanisme, qui est en réalité une forme de dégénérescence de l'ère post-mitterrandienne. La gauche de gouvernement s'est fondée sur un consensus idéologique : le "programme commun" avait construit un consensus à gauche sur un axe idéologique clair et fort. Dans un rapport productif donné au sein d'un environnement politique, économique et social qui était celui du capitalisme industriel, François Mitterrand avait  réussi à s'emparer d'un appareil alors qu'il était minoritaire dans ce camp. 

Soyez plus précis. Si l'on vous entend bien, la gauche est morte et le PS a fait son temps ?

La gauche se fracture dès 1983 avec le tournant de la rigueur. Mitterrand parvient à s'en sortir car il a réussi à dépasser les circonstances et à se poser à la fois comme père de la nation et porteur du rêve européen. Lorsque la gauche a été réélue et est revenue aux affaires, son offre idéologique était le fruit de compromis d'appareil, et donc grevée d'ambiguïtés extrêmes. La culture politique de ses dirigeants successifs a entretenu ces ambiguïtés. Tout cela ne tient plus, tout cela a volé en éclats parce que les composantes de la fameuse gauche plurielle, censées former le socle gouvernemental, ne partagent même plus une lecture commune du monde. Entre ces gauches, il n'y a plus de consensus idéologique. Elles trichent, et ce jeu de dupes ne peut plus durer. 

Mais alors : fin du PS ? Certains l'annoncent depuis si longtemps…

Le PS ne repose plus sur une base idéologique suffisamment cohérente, et conséquemment sa capacité d'action est très limitée. Il est en crise grave, même s'il peut sans doute tenir en s'appuyant sur une structure d'appareil devenue pourtant très restreinte. Mais l'essentiel est ailleurs : partout dans les démocraties occidentales, la social-démocratie et le social-libéralisme tels qu'on les pratiquait jusqu'à maintenant sont en crise profonde. Ces courants politiques se sont construits à un moment précis, et désormais dépassé, du capitalisme. Ils ne sont plus en correspondance avec la phase actuelle du capitalisme. D'ailleurs, les gauches radicales renaissent au moment précis où ces social-démocraties s'affaiblissent. Cela ne doit rien au hasard: nous sommes entrés dans une phase du capitalisme qui rend plus difficiles les approches corporatistes et qui déchire les classes moyennes, socle sociologique de ce type de social-démocratie. Les réformistes sont maintenant accusés de collaborer avec un système que nous ne parvenons plus à réguler. Les sociaux-démocrates ont voulu tempérer la mondialisation. Ils n'y parviennent pas!  Leurs méthodes sont inopérantes, il faut en convenir. 

Et donc ? Au-delà de ce constat ?

Partant de ce constat, ceux qui aspirent aux responsabilités doivent se demander comment reconstruire cette social-démocratie. Comment tracer  à nouveau un chemin vers le progrès, comment concevoir une capacité à réguler la mondialisation à ce moment précis du capitalisme. Car il ne faut pas exclure que nous ayons atteint un stade ultime du capitalisme qui se trouve aujourd'hui pris dans sa propre incapacité à réguler ou laisser réguler ses excès : la sur-financiarisation, les conséquences climatiques et environnementales de son développement, etc. Et dans le même temps nous avons atteint une nouvelle phase de la mondialisation en particulier avec le numérique : une mondialisation instantanée des usages, des contenus, des innovations et des productions, mais aussi une mondialisation des imaginaires. Ces changements bouleversent nos modes d'organisation socio-économiques et politiques qui sont, eux, territorialisés.

Face à l'imaginaire de la mondialisation, face à celui de l'islamisme, celui de la République peut sembler en perdition...

Ces nouveaux imaginaires sont extrêmement dangereux. Ils séparent, ils créent d'autres affinités électives et fracturent très profondément les sociétés. Nombre de cadres supérieurs considèrent qu'ils partagent désormais leur quotidien et leurs valeurs avec leurs homologues de Londres, Bombay ou Tokyo, et non plus avec le petit commerçant ou l'artisan de leur quartier. Voilà ce qui vient rompre notre cohésion. 

Et que dire par exemple de l'imaginaire islamiste où des enfants, au fin fond d'un quartier déshérité, considèrent désormais qu'ils appartiennent à une communauté mondialisée de croyants,  communauté qui leur donne des espérances et des aspirations correspondant à leurs valeurs, tout cela par l'intermédiaire du numérique? Le défi aujourd'hui est donc de récréer une communauté française inclusive, partageant  le même territoire, les mêmes formes de responsabilités, un même rapport à l'Histoire. Cet ensemble de valeurs partagées n'a pas à se diluer dans la mondialisation. C'est pourquoi la question de l'identité française n'est pas une mauvaise question, mais nous l'avons abordée de façon tellement défensive! Je ne suis pas hostile à ce que nous posions cette question. En ce sens, l'idée de nation est éminemment moderne. Mais la question à laquelle nous devrons répondre en France en particulier et en Europe en général est de savoir comment, dans ce monde ouvert et battu par les vents violents de projets politiques parfois adverses, hostiles ou dangereux, nous pouvons parvenir à construire un véritable  collectif, comment nous pouvons élaborer une identité qui nous est propre. C'est cela mon projet politique, qui est aussi un projet de société fondé sur des représentations communes, partagées, réconciliées.

Et, selon vous, les partis n'auraient pas de réponses ?

Dans ce contexte radicalement nouveau,  la gauche se retrouve plus en difficulté que la droite. Pourquoi ? Parce qu'elle s'est construite contre l'ordre établi et que, précisément, l'ordre n'est plus établi. Mais la droite, ne nous y trompons pas, est elle aussi violemment atteinte. La fracture est béante entre une droite identitaire très conservatrice, notamment au plan sociétal, et une droite orléaniste, libérale, sociale, ouverte à l'Europe. Les droites parviennent encore à dissimuler cette séparation parce qu'elles ne sont pas au pouvoir. Mais la primaire les contraindra à se découvrir, à s'assumer. Les Français voudront savoir où cette droite entend les mener. Ma conviction? Une partie de la droite dure, celle que Nicolas Sarkozy hystérise, se sentira de moins en moins en sympathie, en concordance, avec la droite modérée, européenne, libérale. Les réponses des uns et des autres à la mondialisation et aux phénomènes de transformation sont si radicalement différentes... Il y a face à face une droite du repli et une droite de l'ouverture, une droite exigeante, une droite que j'appellerais progressiste. Ce qui la préserve encore un peu de la crise que connaît si violemment la gauche, c'est que la droite française n'a pas ancré ses références dans l'histoire du capitalisme industriel. Dans ce paysage politique et idéologique déboussolé, il faut retrouver un cap, et ce cap ne peut être que celui de tous les progressistes.

II

Challenges.fr: Il faut un  homme de consensus, dites-vous. Mais vous suscitez les dissensus. Résumons : Macron est-il de gauche ou de droite ? Macron l'antisystème n'est-il pas le produit d'un système ? Macron n'a-t-il pas trahi celui qui l'a fait ministre ? Macron est-il un populiste light ? Bref, Macron est-il l'homme politique adéquat pour les années qui viennent ?

Je ne suis pas membre du Parti socialiste, mais je suis de gauche. Le Parti socialiste n'a pas le monopole de la gauche. Etre de gauche, c'est une histoire, un imaginaire politique, des convictions, des indignations, un regard. Je suis un produit du système méritocratique français, pas un produit du système politique français. Je ne suis dans le monde politique que depuis deux ans et je n'en ai jamais accepté les moeurs. Je suis issu d'une famille de la moyenne bourgeoisie de province, mes deux parents étaient médecins à l'hôpital, et dans ma famille personne n'était jamais "monté à Paris", personne n'avait fait l'ENA. Le système politique, avec ses codes et ses usages, je ne cherche pas à le respecter parce que je ne lui appartiens pas. Ça ne me pose donc aucun problème de transgresser ses codes. Je dirais même ceci : ma volonté de transgression est d'autant plus forte que j'ai vu le système de l'intérieur. J'en connais les mérites, mais aussi les failles et les maladies.

Désormais une poignée de détracteurs m'accusent d'être un "populiste light"... Ils croient ainsi m’insulter car pour eux, vouloir se rapprocher du peuple est la dernière offense. Ils font une erreur d’incompréhension sémantique : un véritable populiste flatte le peuple dans ses bas instincts, il lui ment, le pousse aux extrêmes. Pour ma part, j'essaie de m'adresser à l'intelligence des citoyens, et je le fais sans m’encombrer des barrières que le système place entre les politiques et le peuple. Avec notre diagnostic, nous sommes allés directement à la rencontre des Français : je conçois que cela perturbe ceux qui s’arrogent le monopole de la connaissance du terrain. Je suis considéré comme un gêneur parce que j'émets une hypothèse ontologique radicalement en opposition avec la plupart des responsables  politiques: je pense que les électeurs ne sont pas... idiots, qu'ils ne croient plus aux histoires qu'on leur raconte, que le baratin de la vieille politique marche de moins en moins! Si j'étais populiste, je mentirais, je promettrais des choses intenables et inconséquentes. Si j’étais populiste, j’affirmerais qu’enfermer tous les fichés « S » garantira la sécurité des Français, quand tous les gens sérieux savent que c’est faux. Ecouter le peuple, c’est entendre ce qu’il veut, ce à quoi il est prêt. Cette connexion est l’essence de la démocratie. Or cette dernière a été prise en otage.

Et l’accusation selon laquelle vous auriez manqué à la loyauté ?

Je n'ai pas fait ma carrière dans la politique. J'ai envers François Hollande du respect institutionnel et de l'amitié personnelle. Je l'ai accompagné par choix. Il m'a proposé des fonctions éminentes à ses côtés pour lesquelles j’ai quitté mon emploi dans le secteur privé. J'ai assumé ce choix en conscience et responsabilité, parce que je croyais en mes idées, en l'action que nous pourrions conduire. Comme conseiller, j'ai eu des désaccords avec le président que j'ai choisi de ne pas commenter car c’est la règle inhérente à cette fonction et la déontologie que je me suis fixée. Après dix-huit mois, j'ai pris la décision de quitter l'Elysée. J’avais alors comme projet non de retourner dans la finance mais d’enseigner à l’Université et de créer une entreprise.

Quand le président m'a ensuite proposé d'entrer au gouvernement, je lui ai fait part de deux conditions essentielles à mes yeux : pouvoir conduire les réformes qui me semblaient utiles  et ne pas dissimuler mes opinions sur les sujets de fond. Je m’en suis tenu à cette ligne. Sur les réformes, j’ai constaté qu’on ne me permettait pas de les mener, ni sur le fond ni sur la méthode. Sur les opinions, j’ai bien reçu le message du Président le 14 juillet dernier, indiquant qu’il me fallait choisir entre ma liberté de parole et mon appartenance au gouvernement. Je suis donc parti, en pleine cohérence avec mes convictions, et avec les termes de l’accord initial. 

Un ministre n'est pas un obligé, sinon nous serions asservis à un système vassalique, ce qui éloignerait beaucoup d'une démocratie moderne. J'ose imaginer que François Hollande nomme ses ministres en raison de leurs compétences. Nous avons eu des discussions et des oppositions. J'ai exprimé des divergences au sujet de certains choix de politique économique, ainsi que sur des dossiers post-attentats. En effet, j’étais opposé à la déchéance de nationalité et j’ai dès le mois de novembre 2015 exprimé la conviction que le terrorisme n’était pas détachable de la réalité sociale et morale de notre pays. En ce sens, c’est bien entendu une question de sécurité mais ce n’est pas seulement cela. Ma décision de partir repose à la fois sur une expérience politique et sur mon analyse de la situation idéologique dans laquelle nous sommes plongés. J'accepterais les reproches de déloyauté ou de trahison si j’avais dérogé aux engagements pris au départ ou si j’avais, comme d’autres en leur temps, rejoint un candidat apparemment mieux placé pour l’emporter. Je me suis contenté de reprendre ma liberté. Il est intéressant de constater que dans la classe politique telle qu’elle est aujourd’hui, être libre ce soit trahir. Cela en dit long.

Pourquoi ne vous présenteriez-vous pas à la primaire socialiste ?

On me le suggère parfois. Cela pourrait apparaître, aux yeux de certains, comme une manœuvre tactique intelligente. Mais en l'espèce, la clarté vaut plus que tout : il ne s'agira pas d'une une vraie primaire de la gauche  et elle ne permettra pas le rassemblement des progressistes. Cette primaire reproduira des compromis idéologiques par définition  mortifères : une gauche prête à redéfinir ce que peut être un progrès collectif accouplée à une gauche du repli et de la démondialisation. Triste spectacle...

 

Homme de gauche revendiqué, avez-vous commis une erreur en opposant les salariés aux entrepreneurs, au bénéfice de ces derniers ?

Parfois, j'en conviens, j'ai commis des maladresses d'expression. J'ai par exemple  voulu rappeler que le clivage entre les entrepreneurs et les salariés d'entreprises ne se résume pas à la lecture simplette d'un marxisme mal revisité. Oui, la situation d'un entrepreneur avec deux salariés est parfois plus difficile que celle d'un salarié d’une grande entreprise, je le confirme. Si un petit chef d'entreprise perd ses marchés il n’a pour ainsi dire aucune protection, l'Etat ne se portera pas à son secours aux frais du contribuable. C'est ainsi, c'est la réalité de notre pays. Je n'en ai pas moins eu tort d'opposer les uns aux autres. 

Adhérerez-vous à l’idéal de solidarité qui, en principe, doit animer la gauche ?

Je ne dis pas que la vie est facile pour tout le monde mais le fait est que la France n'a pas vécu de périodes d'austérité forte ni d'épisodes thatchériens. Notre solidarisme a joué à plein, avec pertinence et force. Mais ce qu'on appelle la solidarité ne se vit, en France, qu'avec l'appui de l'Etat providence, celui des Trente Glorieuses. Cette démarche convenait fort bien à des partenaires sociaux corporatistes. Le modèle social français dispose de solides bases solidaristes, mais il n'en est pas moins installé dans une approche corporatiste. En réalité, Il est assez injuste. Il offre des avantages qui ne sont pas les mêmes pour tous les citoyens. En outre, il existe une autre et véritable solidarité, une justice sociale qui se construit par la mobilité individuelle, par la capacité à recréer la possibilité pour les uns et les autres d'avoir des accès nouveaux. C'est ce que j'ai essayé de mettre en place : les autocars, les permis de conduire, ces objets du quotidien que j'évoquais. Nous restons confinés dans une approche étatiste de la solidarité, une approche insuffisamment mobile débouchant sur une société de statuts.

Vous remettez donc en cause et sans détour le fameux « modèle social français », celui auquel les électeurs de droite comme de gauche semblent si attachés…

L'héritage du Conseil National de la Résistance est admirable, mais il est conçu pour une économie de rattrapage dans un capitalisme industriel fait de cycles longs où l'on passe sa vie dans un même secteur, dans une même entreprise. A l'heure de l'économie de la connaissance et de l'innovation, nous sommes amenés dans le cours d’une vie à changer d'entreprise, de statuts, de secteurs. Cet édifice d'après la Libération est-il encore en mesure de répondre à cette transformation? La rigidité de notre système est devenu contreproductif dans les années 80-90 avec la grande crise industrielle liée à cette première mondialisation qui a touché le textile et la sidérurgie. Nous allons revivre ce traumatisme, mais de manière beaucoup plus violente dans le secteur des services avec la numérisation. 

C’est-à-dire ?

Les services financiers, les services aux personnes, qui ont en quelque sorte "accueilli"  les classes moyennes, vont vivre une transformation dans les dix prochaines années. 50% des emplois de ces secteurs vont subir des transformations radicales. Certains sont appelés à disparaître, d'autres exigeront une requalification. Mais des centaines de milliers de salariés vont devoir être formés de nouveau pour aller vers d'autres secteurs. Il y aura aussi des aspects positifs puisque cette évolution-révolution devrait permettre de réindustrialiser, à condition de faire preuve d'intelligence, de mettre au point les structures productives adéquates. Aujourd'hui, le système protège davantage les statuts que les mobilités individuelles. Demain, ce ne sera plus possible. L'approche monolithique d'un Etat cherchant à  protéger ses citoyens du changement est devenue obsolète. La solution est que l’Etat protège non les statuts ni les rentes de manière diffuse, mais les individus de manière transparente : c’est vers cela qu’il faut aller. C’est cela que j’appelle la société du choix. Une société où l’Etat garantit un socle, des protections individuelles et où les Français ont la possibilité de choisir leur vie, de s’émanciper.

Vous n’avez jamais été maire, député, conseiller régional, élu départemental. Vous n’avez jamais milité. Vos adversaires ont donc beau jeu de prétendre que vous ne connaissez ni la France ni les Français…

L'argument qui consisterait à prétendre qu’il faut être élu pour connaître la France me paraît faux. L'accès à la vie réelle n'est pas conditionné à l'exercice d'une activité politique ou à la recherche du pouvoir. Je crains même que ce ne soit exactement l'inverse. J'ai une vie familiale, une vie personnelle, indépendamment de mes activités. Je ne suis pas né sous vide dans le milieu parisien, je suis un enfant de la province. Ce n'est pas une critique des élus, je songe notamment aux maires, aux élus locaux, qui sont des rouages essentiels du solidarisme français, du vivre ensemble. Mais je récuse l'idée que, pour prétendre à certaines fonctions dans la République, il faille être ou avoir été conseiller départemental, maire, député, sénateur... Le cursus honorum existait sous la Rome antique, il serait peut-être temps d’arrêter, non ? Ce serait un parcours imposé facilitant la reproduction d'une espèce renfermée sur elle-même. Au terme de ce parcours, le rapport d'égal à égal avec les citoyens a disparu. Pour ma part, j'aime ce pays, j'aime les Français. Il y en a d'autres que les Français ennuient…

On me reproche aussi mon âge et mon parcours. On me caricature en spécimen de la technocratie et de la finance, confiné à quelques cercles déconnectés de la réalité du pays, voire animé par eux ! Ce n’est pas ma vie. Je ne me reconnais pas dans cette caricature. Dès que je le peux, je retourne en province, je retrouve ma famille, des amis, mes livres. Je ne regarde pas la France au prisme déformant d’une ambition personnelle, mais à travers un attachement viscéral. Je suis né avec cela. Les rencontres et les lectures ont approfondi ce lien. Je n’aurais pas choisi l’engagement qui est le mien si je n’avais le sentiment que je ne peux sans bouger assister au malheur français et que je peux, peut-être, contribuer à emmener les Français dans une direction qui leur rendra l’optimisme et une forme de foi en l’avenir.

 

III

 

Challenges.fr: Vous avez récemment dénoncé les tenants d'une laïcité " revancharde ". Ces propos ont provoqué une intense polémique. A l'époque des assauts politiques lancés par l'islamisme politique, votre conception d'une laïcité dite " ouverte " n'est-elle pas obsolète ?

Moins que jamais. Au plan historique, on a tort d'affirmer que ma vision de la laïcité n'est pas pertinente. Ceux qui le prétendent s'égarent. Pour s'en convaincre, il suffit de lire les débats parlementaires ayant conduit à la loi de 1905 et bien mesurer en quoi les conceptions équilibrées d'Aristide Briand s'éloignaient d'autres, clairement hostiles à la religion en tant que telle. La laïcité à la française, celle qui résulte de la grande loi de séparation entre les églises et l'Etat du 9 décembre 1905, est une liberté avant d'être un interdit

Je maintiens qu'aujourd'hui certains défendent  une vision revancharde de la laïcité. Une laïcité qui, avant tout, pose des interdits, lesquels, au passage, se manifestent surtout à l'encontre d'une religion en particulier. Cette conception particulière de la laïcité entend reconstruire l'identité de la République contre un monothéisme- jadis le judaïsme ou le protestantisme, hier le catholicisme, aujourd'hui l'islam. Cette laïcité-là a déjà existé dans notre histoire, avec son lot de conflits. Elle conteste en réalité  que la religion puisse s'intégrer dans la vie républicaine. C'est une version radicale et extrême de la laïcité qui fait recette sur les peurs contemporaines. C'est ce que j'appelle le laïcisme. Ce n'est pas ma conception et ce n'est pas notre histoire.

Il faut préserver comme un trésor la conception libérale de laïcité qui a permis que dans ce pays, chacun ait le droit de croire ou de ne pas croire, l'expression se lisant d'ailleurs dans les deux sens…. On fait remonter la laïcité à la IIIe République, mais n'oublions jamais que nous sommes aussi le pays du Traité sur la Tolérance de Voltaire. Ne tombons pas dans une vision rétrécie de la laïcité

" Rétrécie " ? Et pourquoi donc ?

La laïcité, il ne faut jamais cesser de le rappeler, c'est un principe de liberté, c'est la capacité donnée aux consciences d'évoluer de manière libre dans la société par rapport au religieux. C'est un élément fondamental garantissant l'autonomie de la société et de la communauté nationale face au fait religieux. L'Etat est laïc, pas la société. Voilà le socle de la laïcité, sa vérité historique. Le laïcisme qui se développe aujourd'hui, à gauche et à droite, est une conception étriquée et dévoyée de la laïcité qui dénote à la fois une insécurité culturelle profonde et une incompréhension historique de la France. 

Je ne prétends pas, cependant, que toutes les situations soient simples. Ne soyons pas naïfs : certaines tendances d'un islam particulièrement rétrograde sont à l'œuvre dans notre société pour venir en quelque sorte " tester " les limites de la laïcité, pour monter en épingle des comportements isolés ou minoritaires et provoquer des réactions négatives qui se retournent ensuite contre la laïcité et la République. Ainsi du malheureux débat de cet été sur le " burkini ". Le port de ce vêtement de plage, inventé il y a quelques années par une styliste australienne, n'a absolument rien de cultuel, chacun le sait. Il n'est ni une tradition, ni une pratique religieuse et c'est donc bien à tort qu'on a voulu l'encadrer sous l'angle d'un principe de laïcité mal compris. En revanche, l'État impose, et heureusement, des règles de vie en société comprenant le respect intransigeant de certaines valeurs : l'égalité entre les hommes et les femmes, la civilité, l'ordre public… A cet égard, des maires ont eu la volonté de faire respecter ces valeurs et l'ordre public en particulier qu'ils estimaient mis en danger. Je peux le comprendre même si le juge administratif a estimé, dans les espèces dont il était saisi, que les conditions n'étaient pas réunies.

Mais votre vision de la laïcité ne reste-t-elle pas théorique, inadaptée, répétons-le, au contexte actuel ?

C'est tout l'inverse ! La laïcité revancharde construit du communautarisme, c'est cela le paradoxe ! Interdire le voile à l'université, ce serait par exemple une erreur profonde, une décision contre-productive. Qu'à l'école, tous les signes religieux soient interdits, oui ! Il s'agit de jeunes enfants en situation de minorité intellectuelle et citoyenne. Mais l'université, elle, est le lieu des consciences éclairées, c'est même le lieu de la vibration politique. Si quelqu'un arrive avec le voile, il dispose de cette liberté parce que c'est en principe une conscience éclairée.

Je ne suis pas naïf: ce qui trouble, c'est le risque que cette jeune femme voilée ait subi une pression maximum, qu'elle ait été contrainte. Il n'empêche: interdire le voile à l'université, c'est paradoxalement interdire à cette jeune femme d'avoir ce qui serait peut-être la seule expérience qui lui permettrait de sortir de sa communauté, d'accéder à un universel, au savoir, à des expériences qui pourraient l'émanciper. En lui refusant cet accès, on renforcerait le communautarisme puisqu'elle serait renvoyée à son quartier, à sa situation, à son confinement social. En ce sens, les laïcistes favorisent le communautarisme dans les quartiers car ils recréent du clivage. Ils favorisent une identité qui se construit contre la République au prétexte que cette république exclurait.  

Vous croyez pouvoir faire le lien entre eux qui s'excommunient ?

J'irai partout en  France et je rencontrerai des Français qui ne pensent pas comme moi. La force de la République? Savoir parler à toutes les sensibilités, tout en assumant qu'il puisse y avoir des désaccords. Notre République ne se définit pas en construisant des interdits ou en mettant tel ou tel à l'écart de la communauté nationale. Ce serait un contresens absolu.

Quel est le rapport que nous voulons construire avec le fait religieux dans notre société? Je pars du principe que la République n'a pas vocation à apporter une transcendance spirituelle. Or, l'homme est ainsi fait, et certains plus que d'autres, qu'il peut ressentir le besoin d'une transcendance religieuse ou spirituelle – ou d'une immanence porteuse de sens. La République permet à chacun d'avoir accès à cette vibration individuelle et spirituelle. Ce qui n'est pas acceptable, c'est que des citoyens, au titre de cette transcendance, créent un désordre public dans la nation ou ne respectent pas les lois de la République.

Le champ lexical qu'on utilise pour évoquer le religieux est parfois malsain. On demande à des croyants, aux musulmans en particulier, d'être " discrets " ou d'être " modérés ". Ce sont des expressions bien curieuses. Pour un croyant, la foi ne se " modère " pas, elle se vit, parfois intensément. Or l'Etat n'a rien à faire dans le mystère de l'âme. La République édicte des règles de vie commune qui doivent être scrupuleusement respectées, mais n'a pas vocation à réglementer notre intimité spirituelle.  Si le communautarisme, notamment religieux, a prospéré, c'est bien sur les ruines de nos politiques économiques et sociales, encouragé souvent il est vrai par les influences mortifères de puissances étrangères. La société statutaire sans perspectives de mobilité a créé du désespoir social. Nous avons laissé s'installer dans notre société une fragmentation qui est le ferment de ces communautarismes. La responsabilité de la République est fortement engagée sur ce terrain, qui relève directement de son rôle.

Vous savez fort bien que l'islam prosélyte pose aujourd'hui, en Occident et en France, des problèmes et des difficultés particulières. Cela ne sert à rien de le nier…

Venons-en à l'islam et aux musulmans. Il est évidemment indispensable d'aborder sans détour le sujet de l'islam en France, mais veillons à ce que la laïcité ne soit pas le seul point d'entrée. Il y a aussi l'éducation, le social, l'économique.

Le cœur de nos difficultés, ce n'est pas l'islam en général c'est le développement d'un fondamentalisme, en particulier salafiste, qu'il soit quiétiste ou non, qui se construit contre la République et ses valeurs.

Les salafistes, élaborant une stratégie consciente et ordonnée, se sont installés dans les quartiers abandonnés par la République pour remplacer les services publics, les associations, et même parfois les commerçants. Ils ont mis en place avec une redoutable efficacité un travail de proximité. Ce communautarisme musulman existe dans des cités, des quartiers  où la solidarité, la présence économique et sociale de l'Etat, ont reculé, provoquant un surcroît d'isolement, donc un désespoir qui bien vite a dégénéré en repli identitaire. Ensuite, les salafistes ont construit une idéologie dangereuse s'appuyant sur un fondamentalisme religieux, important dans les quartiers, un imaginaire bien précis, fondé sur de l'entraide communautaire mais aussi sur des figures de héros glorifiés par leur propagande. La question qu'il faut se poser, c'est de savoir pourquoi les salafistes rencontrent un tel écho aujourd'hui y compris en particulier auprès de jeunes au départ peu versés dans la religion, nés, éduqués, employés dans notre pays.

Oui, nous affrontons un problème  de communautarisme dans toutes ses composantes, religieuses, politiques, économiques et sociales. Nous ne pouvons le traiter qu'en réinvestissant ces quartiers, en redonnant de la mobilité sociale et des perspectives à ces jeunes et moins jeunes, en leur proposant une dignité dans notre société. Si on les assigne à résidence, si on les cantonne dans un quartier,  la République devient alors une machine à fabriquer du communautarisme. Quand la République estime que l'aide sociale suffit à tout, elle ne construit pas les voies d'une indispensable mobilité sociale. 

Comment les jeunes des cités peuvent-ils rejoindre les centres villes? Comment se fait la scolarité, dans nos quartiers?  Comment s'organise l'accès à l'emploi ? Aux services publics ? A la culture ?  Nos réponses ne sont pas suffisantes.

Bref vous reprenez à votre compte l'ensemble des arguments que la gauche dite " morale " utilise sans effet depuis des décennies.

La gauche morale a considéré qu'il fallait tout promettre à ces quartiers sans comprendre l'envie de mobilité de ceux qui y habitent : ils ont le droit d'avoir envie d'en sortir, et il faut les y aider ! La vérité est que ces jeunes, et nous le savons tous, sont assignés à résidence. Les salafistes se sont engouffrés dans cette brèche puisque nous leur avons laissé la place. Ils ont proposé un absolu ravageur, menteur, destructeur et totalitaire. Il faut désenclaver ces quartiers, recréer de la mobilité économique et sociale. Et bien entendu nous devons démanteler les associations perverties ; pour cela, nous disposons déjà du corpus juridique permettant de le faire. Je ne suis pas dans l'incantation à cet égard. Tout ici est une affaire de volonté et de mise en œuvre. Il y a une autre question à se poser: l'islam est-il par définition une religion politique? Il me semble que ce n'est pas une fatalité.

C'est pourtant ce qui est ressenti !

Il existe le risque d'un fondamentalisme croissant qui mord sur une communauté qui pourrait donc se vivre et se sentir de plus en plus en dehors de la République et de ses lois. Tout cela se traite d'abord et avant tout par l'éducation, par l'idéologie, par le discours politique, par les mots et les symboles. Ce combat  se mène à l'école. Quand la République exclut, elle renvoie les gens à ce qu'ils croient être leur identité, celle d'origine de leurs parents.

Nous ne pouvons plus traiter l'islam avec une arrière-pensée postcoloniale. Le problème de l'islam en France aujourd'hui, c'est qu'il entretient un rapport de domination avec plusieurs pays étrangers (on parle " d'islam consulaire "), c'est d'avoir très peu de visibilité sur la véritable nature des prédicateurs qui parcourent la communauté. Les pouvoirs publics s'entretiennent avec les présidents d'association, une sorte de vitrine légale, tandis que, derrière, le prédicateur venu d'ailleurs et qui souvent ne parle pas français délivre des prêches intolérables. Voilà pourquoi il est important de structurer l'islam en France.

Il faut le faire avec énergie, sans faiblesse ni esprit de complaisance. Et pour conduire cette mission à bien, il ne faut plus considérer les Français de confession musulmane comme un corps étranger, sinon nous les renvoyons  à une situation de minorité. Le politiquement correct rappelle sans cesse qu'ils sont Français avant tout. Il est temps d'agir en cohérence avec cette affirmation. Il existe en France, des musulmans instruits, intégrés à la société et à l'économie du pays, pieux et indépendants des puissances étrangères. C'est à cette génération de musulmans qu'il faut confier le pouvoir d'organiser la communauté. Il y a maintenant urgence.

Alain Juppé pourrait tenir les mêmes propos…

Je n'aurais pas employé le terme "d'identité heureuse". C'est trop statique, trop loin de la réalité et je ne sais pas très bien ce que cela signifie. Une identité, par nature, n'est pas " heureuse " ou " malheureuse ". Une identité est en mouvement et se construit sans cesse. Elle peut même connaître des tensions au gré des incertitudes ou des inquiétudes qui s'expriment comme c'est le cas dans notre pays en raison de l'absence de choix politiques clairs ces dernières décennies. Il n'en est pas moins vrai que j'ai avec Alain Juppé des convergences sur ce que peut et doit être la vie en société.

L'essentiel, c'est de savoir comment reconstruire une histoire positive de la République. Je suis pour une politique qui regarde en face l'insécurité culturelle et sociale d'une partie du pays. Les générations précédentes ne connaissaient pas ces difficultés parce qu'il y avait du progrès. Quand la projection collective vers le progrès s'efface peu à peu, quand la République ne propose plus aux citoyens un avenir commun meilleur, quand elle les laisse dans un instantané qui déséquilibre tout, alors ils se replient dans leurs petites et grandes différences. Dès lors, l'horizon de la guerre civile est partout.

Comment l'éviter ?

Il faut reconstituer, je le répète, une histoire positive. Pour cela il est indispensable d'expliquer les phénomènes de transformation. Oui, des choses vont profondément changer. Nous sommes entrés dans une économie de la connaissance, de l'innovation, avec des transformations radicales. Notre défi est d'acquérir la plasticité nécessaire à la réussite. Nous disposons de formidables ressources pour assurer notre développement industriel et économique. Nous avons une nouvelle histoire industrielle à écrire.

La France peut et doit jouer un rôle fondamental dans cette économie du savoir et de la connaissance. Mais pour cela, il est indispensable de réinventer un solidarisme contemporain, d'expliquer aux Français que l'Etat ne va plus défendre leurs statuts, mais qu'il va les protéger en leur donnant des droits individuels dont il sera le garant. Oui, il va falloir accepter des changements de vie ; mais ces changements devront permettre à chacun de trouver sa place. Cette vie se composera différemment avec un engagement de formation que nous ne tenons plus, une promesse d'émancipation sociale que nous ne respectons plus. Il sera nécessaire de réinventer plusieurs fois sa vie professionnelle. C'est une promesse de mobilité avec des sécurités. C'est pour construire ce projet de rénovation que je m'engage et que j'ai créé En Marche ! : La conviction est que ce grand bouleversement qui est devant nous va mobiliser toutes les énergies du pays et nous permettre de réinventer notre histoire commune. Les appareils politiques existants n'ont plus la capacité intrinsèque d'emmener ce mouvement, ils y sont même un frein, et créent au sein de notre société une grande tension. Nous devons ensemble dépasser les vieux clivages et fédérer ceux qui ont envie que la France prenne sa place dans le XXIe siècle. Je crois que ma génération ressent cela comme une urgence absolue, que les plus jeunes sont déjà dans ce mouvement et que les plus âgés savent intimement que leurs enfants ou petits-enfants ne pourront plus vivre dans ce qui a construit leur vie. Le moment est venu de nous réinventer.

Nous avons à peine évoqué l'Europe. Un signe de désintérêt ?

C'est vous qui posez les questions ! Les politiques ont malheureusement déserté le champ européen….C'est une erreur car, au cœur de cette réinvention collective, se trouve l'Europe. Depuis plusieurs siècles, il n'est pas d'Histoire de France qui ne soit aussi une histoire de l'Europe. Mais depuis vingt ans, notre discours prétend que tous les problèmes viennent de l'extérieur, sans jamais prendre notre part nationale du fardeau. Nous avons installé l'idée que l'Europe était un problème. Or la véritable souveraineté sur bien des sujets est et sera européenne.

Il sera indispensable de retrouver une maîtrise de notre destin collectif par le biais d'une politique européenne de développement- notamment sur les sujets sécuritaires, l'espace nécessaire pour réguler la révolution numérique, la transition énergétique, le phénomène migratoire à gérer pour les décennies à venir en raison des déstabilisations géopolitiques et climatiques. Sur ces sujets déterminants, l'Europe est notre véritable territoire de souveraineté. Concédons que nous avons commis une erreur politique majeure : nous avons laissé les nationalistes capturer la notion de souveraineté. Or la souveraineté, ce n'est rien d'autre que la maîtrise d'un destin collectif. Savoir quelle Europe nous voulons, ce qu'elle doit nous apporter, ce qu'elle peut corriger, voilà un vrai grand débat démocratique à entretenir avec les peuples, afin de retisser le lien européen. L'un des défis majeurs des prochaines années sera pour la France, en lien avec ses principaux partenaires, de rebâtir un projet politique européen plus ambitieux, plus simple, plus démocratique et efficace. Un projet sur dix à quinze ans qui construira un cœur d'Europe prêt à s'engager plus avant.

Dans la vaste réinvention nationale qui nous attend, ce lien est vital. Sans cela, nous nourrirons la dissension et les conflits qui ont meurtri notre Histoire. La France est grande quand elle est grande en Europe et que l'Europe est forte.