Bloc-Notes 2016
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Heureux comme un Français sous Pompidou
Par Christian Roudaut
M Le Monde décembre 2016

 

C’est un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître. La France en ce temps-là affichait une forme économique éblouissante : des taux de croissance annuels flirtant avec les 6 %, une balance commerciale enracinée dans le vert, une consommation boulimique soutenue par une élévation vertigineuse du niveau de vie et, bien sûr, du travail pour tous. « Georges Pompidou disait que si la France atteignait la barre des 500 000 chômeurs, ce serait la révolution. S’il avait su ! », se souvient Bernard Esambert, président de l’Institut Georges-Pompidou. « Quand je parle de cette période aux gens de la jeune génération, ils ont du mal à me croire. »

Et pourtant, cet âge d’or aux allures de paradis perdu n’est pas un mirage. Pour s’en convaincre, les plus sceptiques pourront se plonger dans les actes de ce colloque organisé au Centre Beaubourg les 30 et 31 mars : « Georges Pompidou et le bonheur : une certaine idée de la France heureuse ». Tout un programme. Dans quarante ans, imagine-t-on les historiens du futur réunis en séminaire devisant sur « Hollande et le bonheur » ? Sans risque de se tromper, on peut prédire que les mots « bien-être », « mieux-être » et « optimisme » n’encombreront pas les écrits historiques sur cette France d’aujourd’hui engluée dans la crise et pétrifiée par le terrorisme. La période hollandaise devra assurément se passer de ces épithètes flatteuses que l’on accroche habituellement à l’époque gaullo-pompidolienne.

« Quand on a son premier réfrigérateur, sa première voiture, sa première télé, c’est plus fort que d’en acheter une nouvelle. » Rémy Pawin, « Histoire du bonheur en France »


Années « glorieuses », « prestigieuses », « heureuses »… L’histoire a des yeux de Chimène pour ces temps bénis où la France distançait l’Allemagne de plusieurs longueurs et rêvait de battre le Japon pour se hisser à la troisième place du podium économique mondial derrière les États-Unis et l’URSS. La France était à l’apogée des fameuses « trente glorieuses » théorisées par l’économiste Jean Fourastié. L’historien Rémy Pawin propose, lui, un découpage alternatif et qualifie de « treize heureuses » la période 1962-1975. Les astres sont alors parfaitement alignés : c’en est fini des affres de la reconstruction et des privations, la France s’est dotée d’une Constitution qui apporte la stabilité politique et, surtout, le pays est débarrassé du « boulet algérien », selon l’expression du général de Gaulle.

L’esprit libre, les Français peuvent avaler goulûment les fruits juteux de la croissance jusqu’au choc pétrolier de 1973, dont les effets néfastes seront pleinement ressentis deux ans plus tard. Souvent dénoncée comme l’expression d’un bonheur « petit-bourgeois », la consommation frénétique qui marque la période a la saveur toute particulière de la nouveauté. « Je ne dis pas que le bonheur se résume au réfrigérateur mais, tout de même, quand on a son premier réfrigérateur, sa première voiture, sa première télé, c’est plus fort que d’en acheter une nouvelle. De même, quand vous êtes raccordé à l’eau et à l’électricité pour la première fois », avance Rémy Pawin, auteur d’une Histoire du bonheur en France (Robert Laffont, 2013) basée sur une analyse minutieuse des films, des livres, de la presse, des sondages d’opinion et même des journaux intimes depuis 1945.

« Moulinex libère la femme » ose alors prétendre le fabricant de petit électroménager. Au volant de leurs Simca 1000, de leurs Ami 6 et de leurs DS, les Français d’avant la crise s’engouffrent joyeusement sur la route des loisirs à grand renfort de coups de klaxon. La consommation et la mobilité sont les deux mamelles des années Pompidou. « Les samedis au caddie et les dimanches à Orly », résume joliment l’historien Jean-Pierre Rioux.

Ces images de l’ORTF en noir et blanc, nous les regardons souvent avec des lunettes roses. Au risque peut-être de noircir par ricochet le tableau du présent. « Qu’ils aient ou non vécu cette époque, il y a de la part des Français une reconstruction de cette période heureuse des “trente glorieuses”, analyse le politologue et ancien sondeur Roland Cayrol. C’est une reconstruction en partie vraie, en partie fantasmée, mais toujours présente dans l’esprit du public. C’étaient les belles années : tout allait mieux. Il y a cette référence constante à une espèce d’éden perdu, avec l’idée que, depuis, ça va moins bien. »

Mais derrière les grosses lunettes en écailles, les joyeuses rouflaquettes et les sous-pulls en acrylique se cachent des esprits un peu moins sereins qu’on ne l’imagine aujourd’hui. La France pompidolienne a certes retrouvé un peu son calme après les événements de mai 1968, expression d’une révolte face à un ordre établi étouffant et à des inégalités sociales encore criantes. Mais la France du début des années 1970 reste un pays agité et en pleine mutation, où paysans et petits commerçants se montrent (déjà) inquiets de ce que leur réserve l’avenir.

Grogne sociale et bonheur collectif

Malgré un enrichissement généralisé, les Français n’ont pas renoncé à la lutte sociale : « On a enregistré un nombre considérable de jours de grève dans les années 1971, 1972 et 1973, se souvient Bernard Esambert, alors conseiller à l’industrie du président Pompidou. C’est un phénomène assez curieux que les économistes n’expliquent pas. C’est comme si l’enrichissement de la France et des Français leur avait donné des appétits supplémentaires les incitant à demander davantage. Pompidou a dû soupirer plus d’une fois en se demandant comment il était possible d’arriver à un tel taux de grève alors que le pays n’avait jamais vécu dans une telle prospérité. »
Mais grogne sociale et bonheur collectif ne sont pas forcément contradictoires. « On peut lutter et être heureux, insiste Rémy Pawin. Il y a des tas de manières de faire grève. Il y a des grèves défensives, un peu malheureuses, mais aussi des grèves offensives plus heureuses. Je crois que la victoire des salariés en Mai-68, avec une augmentation de 10 % des salaires réels, les a rendus heureux. »

 

 

« On peut accéder à ce qui, plus tard, apparaîtra comme une période considérée nostalgiquement comme heureuse en l’ignorant sur le moment. » Jean-Pierre Rioux, historien


Il n’empêche. Cette grogne persistante, malgré les accords de Grenelle et une élévation sans précédent du niveau de vie, interroge sur l’aptitude hexagonale à conjuguer le bonheur au temps présent. Les Français paraissent plus doués pour la reconnaissance après coup du bien-être collectif, ce « bon vieux temps » que l’on évoque dans un soupir nostalgique. « Celui qui ne sait pas saisir le bonheur quand il vient ne doit pas se plaindre quand il passe », affirmait avec son bon sens paysan le Sancho Panza de Cervantès. L’historien Jean-Pierre Rioux appliquerait volontiers cette maxime espagnole à la situation française : « Il y a évidemment cette constante historique que l’on peut être heureux sans le savoir », affirme-t-il tout en s’excusant de ce propos d’une « rare banalité ». « On peut accéder à ce qui, plus tard, apparaîtra comme une période considérée nostalgiquement comme heureuse, par exemple la Belle Époque ou les “trente glorieuses”, en l’ignorant sur le moment, mais en gardant tout de même l’espoir que les actions du présent profiteront aux générations suivantes. »


Dans son livre Au bonheur la France (CNRS éditions, 2016), Jean-Pierre Rioux propose une lecture positive du XXe siècle en mettant à l’honneur toutes ces joies simples qui (re) donnèrent le sourire aux Français : les guinguettes, les vacances « payées », les excursions automobiles, la découverte en commun de la radio puis de la télévision. Il ne s’agit en aucun cas pour cet adepte d’une histoire de l’espérance d’entonner le couplet classique du « c’était mieux avant ! » Il regrette tout simplement qu’« une sorte de culte du malheur » soit entretenu au pays des Lumières, qui a pourtant fait naître au XVIIIe siècle le concept moderne d’un bonheur terrestre « désaccouplé de l’au-delà », « accouplé au progrès scientifique, technologique, économique » et à vocation « universaliste ».

Et si la France apprenait à libérer ses énergies positives au lieu de se conformer à l’idée tenace d’une âme nationale trempée dans le liquide amniotique d’un pessimisme congénital ? Cette perception a fini par devenir auto-réalisatrice. L’histoire enseigne pourtant que les Français ont su démontrer une foi solide dans l’avenir, même durant les heures sombres de l’Occupation. « Au grand étonnement des démographes, le taux de fécondité des couples français a brusquement remonté non pas après la Libération mais dès 1943. Le baby-boom était déjà en germe cette année-là ! rappelle Jean-Pierre Rioux. C’est une histoire qui me passionne parce qu’il y a toujours ce rapport entre les forces de dislocation et du malheur, qui désunissent, et celles de la vitalité, qui entretiennent la cohésion et permettent de continuer sur le chemin du bonheur. »

Le PIB contribue au bonheur

Aujourd’hui encore, malgré un recul des naissances l’an dernier, la France reste la championne européenne des bébés : 1,96 enfant par femme en âge de procréer en 2015 selon les dernières statistiques de l’Insee. À considérer qu’une natalité vigoureuse, en partie imputable aux politiques publiques familiales, reflète aussi une vision plutôt optimiste de l’avenir, il y a de quoi relativiser les études d’opinion présentant régulièrement les Français comme les champions du monde du pessimisme. Ainsi cette enquête internationale BVA-Gallup de 2011 : ils avaient ri jaune en découvrant qu’ils broyaient plus de noir que les Afghans et les Irakiens !


Quelle que soit l’époque, « objectiver le bonheur » n’a jamais été une démarche facile pour les historiens, les sociologues et les sondeurs d’opinion. « C’est un sujet à prendre avec des pincettes, difficile à manier en tant que concept direct puisqu’il suscite énormément de réticences, constate Roland Cayrol, à la tête de l’institut CSA de 1986 à 2008. Autant on n’a aucun problème à se dire pessimiste pour son avenir, plus encore pour le pays, autant on a du mal à ne pas se dire heureux. Il reste cette capacité personnelle individuelle à dire “au fond de moi, je ne m’en tire pas si mal”, même si ça va mal autour de moi, et même si ça ira encore plus mal pour mes enfants et les générations qui viennent. » Rien n’interdit, bien sûr, de se sentir heureux dans une période sombre et, inversement, de broyer du noir à une époque plus rieuse. Mais le fameux « moral des Français » dans sa globalité n’est jamais totalement déconnecté du contexte national.

Le PIB ne fait peut-être pas le bonheur mais il y contribue. Dans les années 1960 et 1970, les Français ne voient pas seulement leur niveau de vie s’améliorer, ils se sentent aussi participer à une formidable réussite économique dont l’ORTF rend fidèlement compte au quotidien. L’expansion du réseau autoroutier, le développement du nucléaire civil, la naissance du Concorde, le début de l’aventure spatiale, le développement d’Airbus, le succès de la filière automobile française…

« Il y avait au début des années 1970 une certaine homogénéité dans le niveau de vie des Français. L’écart entre le smic et le salaire des grands patrons était de l’ordre de 1 à 12. » Bernard Esambert, président de l’Institut Georges-Pompidou

Conquérante, l’industrie française vole de succès en succès. « Ceci contribuait à une forme de bonheur des Français. Les gens étaient fiers : ils se sentaient vivre dans un pays rayonnant par le témoignage de ses usines, de ses laboratoires de recherche et de ses exportations à travers le monde, assure Bernard Esambert. Aujourd’hui, l’esprit grognon des Français vient de leur insatisfaction face à la situation de leur pays, désormais moyen en tout, dans le meilleur des cas. De plus, il y avait au début des années 1970 une certaine homogénéité dans le niveau de vie des Français. L’écart entre le smic et le salaire des grands patrons était de l’ordre de 1 à 12, puis de 1 à 25 dix ans plus tard. Aujourd’hui, cet écart est en moyenne de 1 à 240 pour les patrons du CAC 40. Une société ne peut pas être satisfaite avec de tels écarts. »

« On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va », écrivait Jacques Prévert. Le fracas du premier choc pétrolier signale ainsi le terme de cette « belle époque » bis et la fin du plein-emploi. « Le chômage est devenu la première préoccupation des Français au début de l’année 1981, se souvient Roland Cayrol. On est tellement taraudés aujourd’hui par cette question du chômage, pour soi-même, pour ses enfants et ses petits-enfants, que cela obère tout le reste et donne une teinte de mal-être profond à notre société. » En 1993, l’aveu d’échec de François Mitterrand (« Dans la lutte contre le chômage, on a tout essayé ! ») renforce le pessimisme ambiant et ce sentiment de déclassement qui ne lâchera plus un pays en proie à la grande pauvreté.

 


« Morosité », « sinistrose », « déclinisme », « France bashing »… Au fil des décennies, les expressions changent mais la perception de l’état du pays garde la même teinte sombre malgré quelques trouées de ciel bleu à la fin des années 1980 et à la fin des années 1990. La France en vient à détester le reflet que lui renvoie le grand miroir national. Même les rares moments d’intense communion collective, version black-blanc-beur, auront un arrière-goût de bonheur trompeur.

François Mitterrand promettait de « changer la vie ». Un slogan aux accents utopiques, devenu par la suite un hymne, qui flirtait avec l’idée d’un État faiseur de bonheur.

La posture sceptique et cet esprit critique que l’on prête aux Français ont toujours rendu très risqué le maniement du concept de bonheur dans le débat public. Avec son idée d’« identité heureuse », Alain Juppé a obtenu le résultat final que l’on sait. L’historien Jean-Pierre Rioux maintient pourtant que cette aspiration collective au bonheur existe bel et bien en France. « Mais c’est une notion très difficile à faire passer et à faire porter par une représentation politique, admet-il. En France, on préfère rester au bloc-à-bloc en croyant que c’est à travers cet affrontement que l’on résoudra les questions. »

Durant la campagne présidentielle de 1974, François Mitterrand promettait de « changer la vie ». Un slogan aux accents utopiques, devenu par la suite un hymne, qui flirtait avec l’idée d’un État faiseur de bonheur. Mais, même dans notre pays centralisé en quête de présidents thaumaturges, la suggestion d’un bonheur pour tous organisé par le pouvoir heurte les mentalités : « Nous sommes un peuple où l’aspiration personnelle admet assez mal l’autorité telle qu’elle s’incarne et s’exerce à travers l’État. Il y a un anti-étatisme français tout à fait paradoxal sachant que notre pays a inventé l’État avant d’inventer la nation », observe Jean-Pierre Rioux.

Convaincre les « chers compatriotes » de leur mieux-être exige de vrais talents de persuasion dans un pays où la contemplation du verre à moitié vide passe pour un sport national. Appeler ce peuple de Gaulois râleurs à se réjouir de son sort n’est pas sans danger. Même l’homme qui présida aux destinées de la France des « belles années » ne s’y risquait pas. « Pompidou ne se hasardait pas à dire aux Français qu’ils vivaient dans une forme de bonheur, se souvient Bernard Esambert. Mais le fait est qu’objectivement, ils avaient de bonnes raisons de ne pas être malheureux, en tout cas d’être moins malheureux que par le passé. »

C’est dire si la tâche de François Hollande, cherchant à adoucir la dureté du regard des Français sur l’état du pays, s’annonçait extraordinairement compliquée. Son fameux « ça va mieux », répété comme une ritournelle, s’est vite brisé sur le légendaire scepticisme hexagonal. « Les Français sont dans la situation de saint Thomas : tant qu’on n’a pas touché, on n’y croit pas », s’amuse Roland Cayrol.

Il faudra le bénéfice du temps pour juger si les années hollandaises méritent d’être qualifiées de « désastreuses », « piteuses » ou « malheureuses » comme le font les commentateurs du présent. À l’heure de faire ses cartons, François Hollande espérera certainement un jugement moins sévère de l’Histoire sur la situation de la France et des Français après ses cinq ans de règne. Dans une interview donnée en 1969, Georges Pompidou souhaitait que « les historiens n’aient pas trop de choses à dire sur mon mandat » parce que, disait-il, « les peuples heureux n’ont pas d’histoire ». Si l’aphorisme est avéré, la France de François Hollande a peu de chance de tomber dans les oubliettes du futur.