Chronique du quinquennat

Le Français, cet " Homo periurbanus "

 
De 30 % à 40 % de la population vit entre ville et campagne, dans des pavillons, sans voisin direct, et cette proportion s'accroît. Attirés par les partis extrêmes ou par l'abstention, rejetant le " système ", les périurbains restent mal étudiés

 

Un beau matin, les Français se sont réveillés en découvrant qu'un baobab avait poussé dans leur jardin. Il aura fallu la présidentielle de 2012 et la plongée dans les profondeurs du pays pour que l'opinion prenne conscience de ce qu'elle avait pourtant sous le nez : en moins d'un demi-siècle, et dans un silence à peu près total, la carte de la France s'est transformée.

En se frottant les yeux, les citoyens de l'Hexagone ont dû se rendre à l'évidence : la fameuse opposition ville-campagne, qui permettait de penser l'espace depuis des siècles, n'était plus opérationnelle. A la place, une autre forme d'occupation du territoire, à la fois plus complexe et plus vague, incontestablement plus difficile à saisir, mais qui pèse lourd dans les urnes. D'un côté le vote urbain, très majoritairement de gauche dans les villes grandes ou moyennes ; de l'autre celui des périphéries, où progressent à la fois l'abstention et le vote tribunitien, qu'il soit en faveur des tribuns d'extrême gauche ou d'extrême droite.

L'affaire ne s'est pas produite en une nuit mais, hormis les spécialistes, personne ne semble avoir vu le phénomène - comme si, à force d'être partout, il était devenu transparent. Au fil des ans, et de lotissement en lotissement, l'espace rural a été insidieusement grignoté par les constructions, surtout individuelles. Une révolution, cachée derrière un mot technique : périurbanisation. Et surtout un coup de pied dans les représentations traditionnelles du pays.

Désormais, la ville a gagné, ou plutôt une forme d'urbanisation indécise, ni vraie ville ni campagne, qui étend l'espace urbain en cercles plus ou moins concentriques autour des agglomérations. On estime aujourd'hui qu'entre 30 % et 40 % de la population française vit dans ces zones situées en dehors des villes, et parfois même très à l'écart, mais rattachées à elles par des liens économiques. Une commune est dite périurbaine si elle est séparée de ses voisines par 200 m non bâtis et si au moins 40 % de ses habitants travaillent dans l'aire urbaine de rattachement. Or ce chiffre concerne maintenant près de la moitié des communes françaises. Et le mouvement continue : selon Stéphane Cordobes, de la délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (Datar), l'espace périurbain est celui où la population connaît le plus fort taux de croissance.

Evidemment, la métamorphose fait naître des questions. A commencer par celle-ci, que posent Hervé Le Bras et Emmanuel Todd dans leur livre L'Invention de la France (Gallimard) : plutôt qu'à une guerre des banlieues, n'assistons-nous pas à une " guerre larvée entre périphéries urbaines et centres-villes " ? Autrement dit, le territoire serait-il aujourd'hui fracturé entre des espaces de plus en plus déconnectés les uns des autres, en dépit de leur proximité ?

Les travaux du géographe Jacques Lévy, professeur à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse), mettent en évidence une tendance des périurbains à rejeter le " système ". Le vote tribunitien, notamment pour le Front national, augmente à mesure qu'on s'éloigne des centres et que le revenu moyen des populations concernées diminue. En ce mois de mai, les cartes parlaient mieux que de longs discours.

Peut-on considérer qu'il existe une " manière d'être au monde périurbaine ", pour reprendre les mots de Michel Lussault, géographe, professeur à l'Ecole normale supérieure de Lyon ? Bien sûr, la périurbanisation a aussi des conséquences écologiques (à cause de la dépendance des habitants à leur voiture) et paysagères que personne n'ignore. Mais c'est autour des questions anthropologiques que s'articulent les visions les plus contradictoires. Pour les uns, le périurbain n'est qu'une ville dégradée, un non-lieu générateur de repli, d'abdication du politique et de l'idée même de collectif. Pour d'autres, il serait la préfiguration d'une société en mouvement, l'endroit où s'inventent des espaces, des mobilités et des formes de sociabilité nouvelles.

La cartographie précise du périurbain n'est pas facile à dresser, mais on sait que les communes concernées sont majoritairement occupées par les classes moyennes, puis moyennes " inférieures " en fonction de l'éloignement, avec des composantes ouvrières dans certaines régions et paysannes dans les endroits les plus périphériques.

L'Homo periurbanus ne roule pas sur l'or. " Selon une étude réalisée en 2009-2010 par l'Union des maisons françaises, un tiers des acquéreurs de logement individuel ont un revenu de 2 400 à 2 500 euros par mois ", note Eric Charmes, chercheur à l'Ecole nationale des travaux publics de l'Etat (ENTPE). Pour ce citoyen en constant déplacement, la voiture est une extension irremplaçable de lui-même - et une source de dépenses très importante : il travaille à l'extérieur de sa commune, fait ses courses dans des centres commerciaux situés à plusieurs kilomètres, emmène ses enfants faire du sport loin de chez eux, et perd souvent du temps et de l'argent à compenser le manque de structures sur place (accueil parascolaire, équipements sportifs, etc.). Bref, il vit dans les transports. Résultat : son existence est en grande partie mangée par des tâches fonctionnelles, qui l'absorbent et lui laissent peu le loisir de flâner, de se cultiver, de dialoguer. Autour de sa maison, les rues sont désertes, ses voisins sont dans leurs voitures, il peut passer des jours sans les croiser, il n'y a pas de cinémas, pas de bars, pas de bibliothèques.

Est-ce à cause de ce mouvement perpétuel ? Toujours est-il que le périurbain a longtemps échappé aux radars des spécialistes et chercheurs. Et bien que des géographes, urbanistes ou sociologues travaillent maintenant sur ces aires, l'intérêt accordé au sujet n'est toujours pas proportionnel à son importance. " Le périurbain est encore l'espace qui bénéficie du moins d'études ", confirme Stéphane Cordobes, à la Datar. Comme l'indique la laideur même du nom dont on l'affuble, il n'est pas en odeur de sainteté.

Même chose pour les " pavillons " qui en composent la trame, autre mot chargé de condescendance. Il suffit de lire Le Cauchemar pavillonnaire, pamphlet juste paru aux éditions L'Echappée, pour se convaincre que le périurbain n'a pas bonne presse. Sous couvert d'ironie, son auteur, Jean-Luc Debry, se déchaîne avec un certain mépris contre le pavillon " métonymie d'une époque " et ses habitants, leurs codes esthétiques, leurs habitudes, leurs goûts, dépeints avec cruauté.

On peut dire que le phénomène est considéré comme une " tare collective ", selon Martin Vanier, professeur de géographie et aménagement à l'université Grenoble-I et auteur, avec Emmanuel Roux, d'une étude intitulée La Périurbanisation :problématiques et perspectives (La Documentation française). " Quelque chose que chacun produit, ajoute-t-il ironiquement, mais que le collectif condamne. " Cette hostilité reflète sans doute le fait que les élites françaises sont traditionnellement urbaines.

Leurs inquiétudes sont étayées par l'observation de la société qui se forme là. Selon Jacques Lévy, c'est le défaut d'" urbanité " qui engendre les votes extrémistes. Ce que fuit le " périurbain ", c'est ce qui caractérise la ville : l'exposition à une densité particulière, mais aussi à une certaine altérité. Il s'est replié derrière des haies de thuyas, des portails opaques, des panneaux " chien méchant " - bien à l'abri dans sa " citadelle domestique ", comme l'appelle le géographe Michel Lussault. Les classes moyennes, de loin les plus représentées en zones périphériques, ont souvent quitté les grandes agglomérations pour se réfugier dans des pavillons.

Si le périurbain recouvre des réalités différentes, depuis la proche banlieue dense jusqu'aux bourgs éloignés, c'est la progression des seconds qui a le plus transformé la morphologie de la France. Les communes concernées sont souvent petites (moins de 2 000 habitants) et pavillonnaires. La dernière enquête de l'Insee sur le logement, en 2008-2009, montre que 80 % des Français veulent habiter dans un pavillon. Sur environ 28 millions de résidences principales, 19 millions sont des maisons individuelles.

La recherche d'espace, de verdure, l'obligation d'aller de plus en plus loin pour pouvoir devenir propriétaire à cause des prix du foncier : tout cela joue. Mais il y a aussi, dans le désir pavillonnaire, une volonté de s'isoler. En témoigne le goût, presque obsessionnel, des Français pour la maison plantée au milieu de sa parcelle (dite par les architectes " maison de contremaître "). Et, à l'inverse, leur manque d'appétit pour les demeures mitoyennes, ou " maisons d'ouvriers ". " L'habitant du périurbain est un hyperlocaliste, qui fait le choix de l'hyperenracinement, analyse Michel Lussault. Sa résidence est le lieu où il se protège. " Par chance pour les amoureux de la maison individuelle, la France est un pays peu dense (110 habitants/km2, contre plus de 400 en Angleterre), où la place ne manque pas. Pas encore. Chacun peut, pourvu qu'il en accepte les contraintes, trouver son petit coin de gazon à l'écart des grandes villes.

Grâce à Internet, ce citoyen peut rester connecté, mais choisir ses proches, lesquels sont parfois très éloignés géographiquement. Il a le loisir, en somme, de faire fonctionner sa citadelle comme si elle était située sur la Lune. Adjoint à l'urbanisme aux Essarts-le-Roi, commune des Yvelines à plus de 90 % pavillonnaire située en région parisienne, Hervé Allein confirme que la plupart des 6 300 habitants participent assez peu à la vie communale. " Un tiers seulement des habitants se servent des équipements collectifs, et la participation aux débats que nous proposons est très faible ", constate-t-il. Ce qui ne les empêche pas de réclamer des services proprement urbains. Vivre à la campagne, oui, mais avec les commodités de la ville. " Les avantages, sans les inconvénients ", résume Jean-Marc Stébé, professeur de sociologie urbaine à l'université de Lorraine.

Pour Hervé Le Bras, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, la crise de la société contemporaine est en partie " une crise des relations de voisinage ". La communauté villageoise d'autrefois a laissé la place à ce qu'Eric Charmes nomme, dans son livre La Ville émiettée (PUF), la " clubbisation " de la vie urbaine. " Les habitants du périurbain se comportent comme les membres d'un club résidentiel, explique-t-il. Ils travaillent ailleurs, font leurs courses ailleurs et n'ont souvent pas de projet commun. " Ils se contentent donc de partager un bien, non comme des concitoyens, mais comme des copropriétaires. Parfois, cette logique d'autarcie va si loin que certains, sous prétexte d'écologie, prétendent assurer leur propre système d'assainissement - ce que même les copropriétaires les plus grognons ne pourraient songer à faire dans un immeuble.

A l'échelle de la commune, cette phobie de l'extérieur peut aller jusqu'à une forme de ségrégation. Acheter dans un lotissement revient à " prendre son ticket pour entrer dans un club ", note Eric Charmes, de l'ENTPE. Un club dont les membres se seraient, en quelque sorte, cooptés. Et dont la valeur dépendrait de la localisation, du paysage, mais aussi de l'environnement social. De ses voisins. " Pour certains, la diversité sociale est une agression, commente Michel Lussault, une remise en cause de soi. Le périurbain est un lieu de repli pour la classe moyenne autochtone. " La classe à fuir est celle qui est un peu plus pauvre, " la classe mitoyenne, celle qui vous rappelle où vous pourriez retomber ", observe le sociologue Jean-Marc Stébé. Et bien sûr, l'idéal catalogue, comme disent les promoteurs, ne prévoit pas les immigrés. Partout, l'arrivée de populations d'origine étrangère ferait fuir une partie des habitants. La situation n'est d'ailleurs pas typiquement française. C'est même sur ce constat que l'Américain Jonathan Franzen ouvre son dernier roman, Freedom, paru à L'Olivier en août 2011.

Les mécanismes de sélection des habitants sont assez subtils. Et reposent sur le fait que l'espace communal est largement privatisé. Evoquant les habitants des 1 385 communes périurbaines situées dans l'aire urbaine de Paris (soit 1,734 million d'habitants), Eric Charmes considère qu'à travers leurs élus, ils " utilisent les règlements d'urbanisme pour maintenir leur patrimoine ". Cette " ingénierie sociale ", selon le chercheur, est relayée par certaines communes qui " font feu de tout bois ", par exemple en limitant les transports collectifs ou en jouant sur le coefficient d'occupation des sols : on n'attire pas les mêmes populations quand la surface nécessaire pour obtenir un permis de construire est de 500 ou de 1 500 m2. Or, avec ses 36 821 communes, la France est un pays où les maires disposent d'une marge de manoeuvre importante, même quand l'Etat leur impose des schémas directeurs.

Mal perçu, mal jugé, le périurbain passe donc pour l'erreur d'urbanisme massive. La preuve qu'une part non négligeable de la France se fabrique au gré des comportements individuels - donc sans véritable plan d'ensemble. " Ils ont voté avec leurs pieds ", remarque Hervé Le Bras, parlant des citoyens qui sont allés chercher leur bonheur en dehors des cités. Que faire ? Stopper la progression du phénomène ? Reconvertir ? Densifier le tissu existant ? Ou bien tenter d'imaginer autre chose ? Là où certains voient déjà des friches pavillonnaires, comme il y en a d'industrielles, d'autres se prennent à essayer d'envisager la chose autrement. Car qu'est-ce qu'une ville ? Et ne regarde-t-on pas le périurbain au prisme d'une définition trop étroite du mot ?

" On est passé à une ville territoire, ce qui signifie que tout le monde se sent en ville partout. Les périurbains ne sont pas moins urbains que les autres, ils le sont autrement ", explique Yves Chalas. Professeur à l'Institut d'urbanisme de Grenoble, il a développé le concept de " ville émergente " à propos du périurbain. Lequel " ne se porte pas si mal que cela ", affirme ce chercheur qui dit " appartenir à une école aurorale, plutôt que crépusculaire ". Les résultats du scrutin présidentiel ? Ils demandent à être affinés en fonction des lieux et des situations économiques de leurs habitants, notamment. Ce ne serait pas forcément l'habitat qui conditionnerait le vote, " erreur spatialiste ", selon Yves Chalas, mais d'autres paramètres, comme le niveau d'endettement des ménages.

Ces citoyens " comme les autres " sont à la recherche de " solutions plus amples ", soutient Martin Vanier, qui s'élève contre le " racisme spatial " dont les périurbains sont l'objet. " Le périurbain aura sa vie, son avenir, ses mutations, ajoute-t-il. C'est un désert culturel, événementiel, symbolique qui doit se fabriquer des représentations collectives, des hauts lieux, des récits, une culture, un imaginaire. " Pas facile dans des endroits le plus souvent limités aux cinémas multiplex, à l'ombre des centres commerciaux. Mais il ne faut pas sous-estimer le degré de sociabilité qui se développe là, estime Jean-Marc Stébé. " Allez dans un centre commercial un samedi, les terrasses des cafés sont noires de monde. " Pour lui, le périurbain déploie de " nouvelles centralités ", les habitants se regroupant de préférence à proximité du Carrefour ou du Auchan.

Au fond, les habitants des zones périphériques mettent au point, à l'aveuglette, des stratégies de vie qui ne sont pas codifiées, peu pensées, mais qui finissent par produire des façons d'exister en société. Aussi faut-il de l'imagination pour accompagner ce qui s'apparente à des bonds de civilisation. Pourquoi, demande Eric Charmes, ne donnerait-on pas plusieurs votes locaux à ces citoyens, qui ont des activités dans plusieurs communes différentes ? Cette idée, proposée à l'origine par Gerald Frug, un chercheur américain, n'est qu'une utopie, mais elle " permet de penser le problème ", suggère Eric Charmes. Yves Chalas, lui, pense aux " sources d'innovation " nées dans le périurbain que les centres-villes peuvent récupérer. Le rapport à la nature, plus charnel, plus proche, en est une. " On est passé de la contemplation immobile du paysage, une nature vue de loin, à un jardin dans lequel on peut vivre, humer, toucher, explique-t-il. Les nouveaux parcs métropolitains, comme à Miribel-Jonage, près de Lyon, prennent en compte ces attentes nouvelles. Or cette relation plus sensorielle s'est inventée dans le périurbain, avant de s'exporter en ville. "

Ville dégradée ou ville balbutiante, le périurbain est donc une entité complexe. Et surtout, une réalité que personne ne peut évacuer d'un revers de manche. Les lotissements auront la vie longue, qu'on s'en attriste ou s'en réjouisse. Reste à savoir comment accompagner et maîtriser cette évolution. Et comment susciter plus de réflexes collectifs de la part des habitants. Car quelles que soient leurs compétences, il semble difficile de laisser aux maires des presque 40 000 communes le soin de définir, chacun dans son coin, ce que sera la physionomie de la France de demain.

Raphaëlle Rérolle

© Le Monde

 


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