Chronique du quinquennat

Dans la France péri-urbaine, le "survote" pour le Front national exprime une colère sourde
LE MONDE 24.04.2012

Par Thomas Wieder

 

Marine Le Pen fait ses meilleurs scores dans les territoires périurbains : jusqu'à 9 points de plus que sa moyenne nationale.

L'âge, le sexe, la catégorie socioprofessionnelle sont les variables auxquelles on songe spontanément pour expliquer le comportement des électeurs. Elles ne sont pas les seules. Depuis une dizaine d'années, quelques spécialistes de géographie électorale s'intéressent à ce qu'ils appellent le "gradient d'urbanité". Derrière cette expression barbare se cache une idée au fond assez simple: selon la distance qui les sépare des grandes aires urbaines, les individus votent de façon très différente.

Intentions de vote en faveur des trois principaux candidats au premier tour de la présidentielle.

L'IFOP, dans une étude que Le Monde publie en exclusivité, en fait la démonstration édifiante. Cette enquête se fonde sur les données cumulées de plusieurs sondages d'intentions de vote réalisés entre le 9 janvier et le 14 février. Au total, 8 052 électeurs ont été interrogés. Le principal résultat est le suivant: dans les zones situées à environ 50 km d'une aire urbaine de plus de 200 000 habitants, les trois favoris du premier tour de l'élection présidentielle - François Hollande, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen - obtiendraient quasiment les mêmes scores: autour de 25% chacun.

Pour le chef de l'Etat, il s'agit là d'un score assez proche de sa moyenne nationale. Pour le candidat socialiste, il s'agit en revanche d'une contre-performance. Dans ces zones situées à une cinquantaine de kilomètres des grandes aires urbaines, François Hollande obtiendrait des scores inférieurs d'environ 6 points à ceux qu'il réaliserait sur l'ensemble du territoire. Nulle part l'écart avec son niveau moyen d'intentions de vote n'est plus grand.

RICHES VIVIERS

Pour Marine Le Pen, c'est exactement l'inverse. Ces territoires périurbains sont précisément ceux où elle obtiendrait ses meilleurs résultats: jusqu'à 9 points de plus que sa moyenne nationale. Dans ces espaces situés à une quarantaine de kilomètres des grandes villes, la présidente du Front national pourrait même arriver en tête au premier tour de l'élection présidentielle.

Ce "survote" frontiste de la France périurbaine n'est pas une nouveauté. En 1995, 2002 et 2007, c'est déjà là que Jean-Marie Le Pen avait obtenu ses meilleurs résultats. Mais l'écart avec son score national était alors beaucoup plus ténu: 2 points de plus, pas davantage. Si Marine Le Pen dépasse les 16,9% de son père en 2002, elle le devra donc en premier lieu à la percée qu'elle aura réalisée dans ces territoires dont les graphiques montrent qu'ils constituent pour elle de riches viviers.

Comment expliquer ces chiffres ? La sociologie recoupe la géographie. Au cours des dernières décennies, ces grandes couronnes périurbaines ont connu de profonds bouleversements sociodémographiques. Les agriculteurs n'y sont plus qu'une poignée. Autour des vieux noyaux villageois se sont adjoints des lotissements pavillonnaires et de petits immeubles d'habitat social. Là se sont installées des populations venues des centres-villes ou, plus souvent, des banlieues proches.

FRUSTRATIONS SOCIALES

"Elles sont là par choix autant que par contrainte, explique Jérôme Fourquet, directeur adjoint du département opinion de l'IFOP. Le choix, c'est celui de la verdure, de la mise à distance de la grande ville et de ses nuisances. La contrainte, c'est celle du prix du foncier et de l'immobilier. Pour pouvoir acheter un petit pavillon à la propriété, les ménages modestes doivent aller de plus en plus loin."

Selon Michel Bussi, professeur de géographie à l'université de Rouen, les "frustrations sociales" générées par ce "mélange d'éloignement choisi et de relégation subie" seraient propices à l'expression d'un "vote de protestation". Selon lui, ces populations sont victimes d'une "ascension sociale inachevée". Le prix à payer pour la vie qu'ils ont choisie est élevé: emprunts immobiliers, temps de transports, éloignement par rapport aux services publics. L'isolement, qui peut être le fruit de stratégies individualistes, a aussi ses revers: le repli sur soi et le rejet de l'autre.

De la réponse qu'apporteront les candidats à la colère sourde de cette France silencieuse dépendra en grande partie le résultat de la présidentielle: 28% des électeurs vivent aujourd'hui dans ces territoires périurbains.