Histoire du quinquennat

La machine à idées de Sarkozy
Nonfiction.fr

"La petite Mignon, elle fera très bien l’affaire chez Sarko." (Le vice président du Conseil d’Etat)

 

Les portraits qui vous sont consacrés dans la presse sont peu nombreux, les interviews sont rarissimes, vous vous exprimez peu, voire pas du tout…

Oui, c’est un choix.

Pouvez-vous revenir sur les circonstances de votre arrivée au service de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur puis sur votre parcours auprès de lui au ministère de l’Economie, puis à la direction des études de l’UMP ?

Mon arrivée au sein de l’équipe de Nicolas Sarkozy est faite d’une succession de hasards et de chances, mais qui s’inscrivent dans une cohérence. Car ce que j’ai fait depuis 5 ans, en particulier lorsque j’étais directeur des études de l’UMP  , où j’étais en charge de la rédaction du projet présidentiel, correspond exactement à ce que je souhaitais faire depuis l’âge de 15 ans.

Être la "plume" d’un homme politique ?

La "plume", oui, mais surtout être le conseiller d’un homme politique, si possible pas trop marginal et ayant une certaine influence dans le pays, être à l’origine ou un coordinateur des idées, au cœur de la définition d’une politique. J’ignorais à l’époque en quoi cela pouvait consister et comment arriver à cela, mais je savais que c’est ce que je voulais faire.

Être major de l’ENA doit aider pour arriver à cela ?

Oui, c’est sûr… Mais après c’est une succession de chances. Et ma grande chance, ça a été 2002. Après 7 ans au Conseil d’État, je souhaitais le quitter et j’ai été nommée au cabinet du ministre de la Culture. Je n’y ai travaillé que 24 heures puisque j’ai été "rattrapée par le col". Sarkozy cherchait quelqu’un du Conseil d’État, et comme il y a peu de gens de droite au Conseil d’État, Renaud Denoix de Saint Marc, le vice-président du Conseil d’État, s’est dit, "la petite Mignon, elle fera très bien l’affaire chez Sarko". J’ai été recrutée formellement par Claude Guéant, son directeur de cabinet, et n’ai d’ailleurs pas vu Sarkozy, à ce moment là, lorsque j’ai commencé à travailler au ministère de l’Intérieur. Rapidement, toutefois, la question des musulmans et du CFCM s’est retrouvée sur le bureau de Nicolas Sarkozy : il ne connaissait rien au dossier, je n’y connaissais rien non plus. Mais la question des cultes est d’ordinaire traitée par le conseiller juridique. Ce dossier était très politique, j’ai donc la chance, très rapidement, de travailler dans le cabinet directement avec le président… je veux dire avec le ministre, et au bout de quinze jours, alors que j’étais une petite nouvelle censée écrire des lois dans l’obscurité d’un bureau, je me suis retrouvée en tête à tête avec Nicolas Sarkozy dans son bureau. Là, il y a eu une espèce de sympathie réciproque entre nous. Le courant est tout de suite passé : lui a apprécié ma méthode de travail et mon caractère. Ce n'’était pas du tout un accord sur les idées au départ. Cela ne concernait pas les idées puisque je n’étais pas chargée d’arriver avec des idées. J’étais seulement de droite, sympathisante RPR depuis longtemps, sinon adhérente, tout en reconnaissant d’ailleurs mes erreurs puisque j’ai soutenu Chirac en 1988 et en 1995… mais cela appartient au passé. Ce qui a plu à Nicolas Sarkozy, au départ, c’est ma détermination, mon caractère et mon sens du perfectionnisme. Je ne laisse rien au hasard et il avait besoin de cela.

Parce que lui laisse les choses au hasard ?

Non, il ne laisse rien au hasard non plus. Il a besoin d’être entouré de collaborateurs qui ont le même souci du détail que lui. Il sait très bien que le diable est dans les détails. Il y a eu une adhésion réciproque. Après le ministère de l’Intérieur, j’ai suivi Nicolas Sarkozy au ministère de l’Economie puis à l’UMP, comme directeur des études.

À quel moment votre rôle change-t-il et passez-vous de conseiller juridique à "boite à idées" de l’UMP ? Qui est à l’initiative de cela ?

C’est à sa demande - et ça a d’ailleurs gonflé certains de mes collègues du cabinet – moi, je n’ai jamais rien demandé. C’est lui qui m’a chargée de cela. À l’Intérieur, nous avions travaillé sur des dossiers assez lourds, comme le projet de loi sur l’immigration ; j’avais, par exemple, proposé de faire passer le délai de rétention de 5 à 30 jours, et lorsque j’ai dit ça, tout le monde s’est dit "elle est tapée, cette fille". Le fait est qu’on a réussi, qu’on a fait des choses très innovantes. Je ne veux pas paraître arrogante, parce que je ne crois pas que je le suis, et je ne veux pas en tout cas donner le sentiment de l’être, mais je crois que Nicolas Sarkozy a apprécié le fait que je n’avais pas peur d’avoir des idées, de faire des trucs, de prendre des risques…

De casser les idées reçues…

Oui, c’est ça. C’est lui qui a eu l’idée du concept de la "rupture". Et nous avons fait avancer des idées assez fortes, sur l’immigration par exemple.

À partir de quel moment se structure le réseau des experts et des intellectuels ? À quel moment un besoin en la matière se fait-il sentir ?

Ça, c’est à partir de novembre 2004. Nicolas Sarkozy sait à partir d’octobre 2004 qu’il va prendre l’UMP, et il sait qu’il doit structurer son équipe à l’UMP. Là, moi je ne demande rien mais il me dit : "Je vous propose de devenir directeur des études chargée de mon projet". La commande est très claire.

"A la direction des études de l’UMP : je les ai presque tous virés ! Et nous avons tout reconstruit."

Quand vous arrivez, les études à l’UMP sont dans quel état ?

Il n’y a rien, la situation est catastrophique. D’abord, l’UMP est à l’époque traumatisée par l’affaire Juppé, la condamnation d’Alain Juppé. En plus, il se trouve que dans les partis politiques, en France, on n’a jamais accordé beaucoup d’importance aux idées. J’ai d’ailleurs eu des pressions du Conseil d’État qui estimait que ce poste n’était pas de mon niveau : "qu’est-ce que c’est cette histoire ? C’est pas assez bien pour la maison, il n’en est pas question, vous n’allez pas devenir un aparatchik de parti politique, etc." Mais moi, je ne suis pas allée à l’UMP pour être directeur des études ! J’y suis allée pour faire le projet de Sarko ! Directeur des études, c’était juste le titre.

Donc, j’arrive dans un truc, la direction des études à l’UMP, où il y a huit collaborateurs que je décide de rencontrer l’un après l’autre. Deux sur trois me disent alors qu’ils vont être "loyaux". Ca m’a fait rigoler ! Le premier qui me dit ça, je me dis : "Bon, très bien". Le deuxième, le troisième qui me dit qu’il va être "loyal", ça m’étonne et je me dis : "Qu’est-ce que c’est que ce truc ?" En fait, je comprends que cela signifiait qu’ils avaient été chiraquiens, n’avaient cessé d’envoyer des coups de poignards à Sarkozy entre 2002 et 2004, mais qu’ils seraient loyaux… Une bonne partie m’a aussi dit qu’ils ne savaient pas rédiger des notes ! Et vous êtes dans une direction des études !

Cela me rappelle le PS de 1993 !

Bref, en deux jours, je les ai presque tous virés ! J’en ai gardé trois, ou peut-être deux, je ne sais plus, et nous avons tout reconstruit. On a tout reconstruit.

Les propos suivants, les vôtres, ont été rapportés par le Figaro : "Grâce à la rupture, Nicolas Sarkozy nous a décoincés. J’ai dit à nos experts, à nos consultants : on se lâche. Il n’y a plus de limite à l’imagination." Que signifie "plus de limite à l’imagination" ?

C’est la commande qu’il m’a passée. Le 10 décembre, il m’a dit qu’il fallait aborder tous les sujets : "aucun sujet n’est tabou, aucune proposition n’est taboue, vous m’apportez tout, et après, le tri, je le ferai."

À ce moment là, au tout début, Nicolas Sarkozy vous a-t-il demandé d’impliquer des intellectuels en particulier, ou partiez-vous de rien pour constituer vos groupes de travail ?

Vous savez, des gens qui souhaitent participer à des groupes de travail de ce genre, il y en a plein, mais vous vous apercevez rapidement qu’il n’y a que des zozos, des gens qui cherchent à se faire valoir et qui n’ont rien à dire. C’est toujours les mêmes. Nicolas Sarkozy m’a indiqué quelques personnes à aller voir sur certains sujets ; mais pour l’essentiel je suis allée chercher les gens moi-même.

On a le sentiment, certainement à tort, à gauche, que peu de normaliens, de chercheurs à Sciences Po, d’énarques ont l’habitude de travailler pour des hommes politiques de droite. Il me semble qu’à une certaine époque cela aurait été impensable que ce genre de personnes vous rejoigne en nombre. On a l’impression qu’il y a eu une évolution qui a amené ces personnes à travailler pour quelqu’un de droite. Qu’en pensez-vous ?

C’est moins poétique que ça ! Notre chance a été de commencer en novembre 2004. Nous avons commencé très tôt à bâtir notre programme, et j’ai senti une immense attente d’un débat d’idées. Beaucoup de choses s’écrivaient déjà sur la situation du pays. Nicolas Sarkozy, de son côté, pense que ce ne sont pas les Français qui se désintéressent de la politique mais que c’est la politique qui n’offre rien aux Français. Pour Sarkozy, il faut faire du débat d’idées, la politique, c’est des idées. Il pense qu’il faut avancer des idées et que les gens seront alors attirés par la politique, et c’est ce qu’il a merveilleusement bien réussi en imposant des débats sur les sujets sur lesquels on n’avait plus le droit de parler. Notre chance, c’est ce calendrier très précoce. Il est élu à la présidence de l’UMP en novembre 2004, prend ses fonctions le 1er décembre 2004 et me propose, dès le 10 décembre, d’organiser des conventions. C’est lui qui a eu l’idée des conventions.

Les fameuses 18 conventions thématiques…

Oui, il me dit : "On va faire des conventions." Et il souhaitait que la première convention soit consacrée au social. Je suis alors retournée dans mon coin, j’ai fait ma petite tambouille, et j’ai réfléchi de mon côté. J’ai décidé d’inviter tout le monde. Pour ce premier rendez-vous, j’ai invité tous ceux qui comptaient dans la réflexion sur les politiques sociales. Quasiment tous les gens de gauche ont accepté de venir parce qu’ils souhaitaient participer au débat d’idées que l’on ouvrait. Les gens viennent, donc. Nous ne sommes pas encore dans la campagne et la première convention est un succès qui permet de convaincre d’autres gens de venir aux conventions suivantes. J’ai toujours fait attention dans les conventions que toutes les personnes importantes qui avaient quelque chose à dire soient présentes. Et du coup, c’est vrai qu’il y avait pas mal de mecs de gauche dans nos cercles de réflexion. C’est à partir de novembre 2006 que la situation s’est crispée et que le clivage est réapparu.

Quand Ségolène Royal a été désignée…

Oui, c’est à partir de ce moment là que les choses se sont un peu crispées. Mais cela nous a néanmoins permis de travailler pendant deux ans.

"Notre chance c’est que nous avons eu le temps. Nous étions sur le temps long."

Y avait-il une méthode pré-déterminée dès le départ, ou la démarche s’est-elle construite en chemin, au fur et à mesure ? Comment avez-vous bâti ce réseau d’intellectuels et d’experts ?

Nous avons trouvé tout de suite une méthode. Je me suis fait l’obligation de voir tous les intellos, tous les experts, tous les intervenants pressentis pour chaque convention. Cela correspondait à 50-80 personnes chaque fois.

Vous organisiez ces rencontres à l’UMP ?

Dans un café, plutôt, ou bien je me déplaçais chez eux, car je préfère voir les gens dans leur environnement. C’est plus convivial. On voyait beaucoup de monde et on a fait aussi des voyages à l’étranger lorsque des sujets le nécessitaient ou que des expériences intéressantes étaient menées. On faisait un dossier de synthèse ; 15 jours avant chaque convention, on se réunissait avec les politiques de l’UMP – d’une part, les leaders, donc toujours les mêmes, quel que soit le thème de la convention – d’autre part, ceux qui étaient plus particulièrement connaisseurs du sujet. Nous procédions à l’élaboration d’une motion entre les préconisations des experts et ce que disaient les politiques. La motion définitive était validée par Nicolas Sarkozy à l’issue de chaque convention. Tout cela était très préparé.

Le travail du chercheur est complexe et demande du temps long, tandis que le politique se trouve dans le temps court et demande des simplifications. Comment faire pour articuler ces deux rythmes ?

Non, là, ma chance, encore une fois, c’est qu’on a eu du temps. Dans la tête du patron, on avait deux ans, on devait y consacrer deux ans. Moi, j’étais sur le temps long. Il est vrai que certaines conventions ont été très médiatisées, comme celle consacrée à l’économie. Elle a eu lieu lors de la présentation du projet de loi de finances pour 2006. Là, elle s’inscrivait dans une rivalité très claire entre Villepin et Sarkozy. Mais sinon, j’avais un mandat long, cela a été ma chance. Je n’étais pas tenue par le temps politique. Et si j’ai pu consacrer tout ce temps, c’est que Sarko avait bien compris que le "produit fini" ne sortirait qu’en novembre 2006.

Ce travail de refonte idéologique aurait-il été possible sans les experts ?

Non. Bien sûr que non.

Je pensais bien que vous me répondriez "non" ! Mais en quoi était-il nécessaire qu’ils soient présents ? On pourrait penser qu’il est suffisant de lire leurs livres, leurs articles, de trouver des politiques pour faire les synthèses et qu’il n’est pas nécessaire de les rencontrer et de les mobiliser…

Même si, à mes yeux, et c’est une parenthèse – on ne l’a pas assez mis en œuvre depuis que nous sommes au pouvoir –, j’ai toujours pensé qu’il était nécessaire et utile de dialoguer avec les experts. Notre pays perd beaucoup à ne pas faire travailler les intellectuels. Concernant l’immigration par exemple, quand j’étais conseiller place Beauvau, j’avais effectué des déplacements aux Pays-Bas et en Allemagne pour préparer le projet de loi. C’est un travail de technocrate, entre technocrates. Et là, Patrick Weil m’appelle et me dit : "On peut se voir ?" Je lui dis : "Oui, d’accord." Il me fait plein de remarques sur le projet : j’étais d’accord avec certaines d’entre elles et en désaccord avec d’autres. C’était très précieux… Je reconnais même que, sur certains sujets, j’aurais dû l’écouter davantage. (* Voir à la fin de cet entretien le droit de réponse de Patrick Weil qui dément cette information).

Là, vous venez de compromettre Patrick Weil…

C’est là que j’ai compris qu’il était nécessaire de faire travailler les intellectuels, qu’on avait besoin d’eux, parce qu’ils ont le temps de creuser les sujets, parce qu’ils les voient avec des yeux différents. C’est pourquoi j’ai été assez déçue de l’attitude d’Eric Maurin par exemple, quand je l’ai contacté le 10 mai dernier. Je lui ai dit que l’éducation constituait un sujet majeur et que nous souhaitions qu’il soit un des experts auprès de Nicolas Sarkozy, un peu comme l’est Arnold Munnich pour les questions liées à la santé. Il m’a répondu qu’il était un chercheur, un intellectuel, et qu’il n’était pas un type qui peut produire des actions concrètes. Je pense qu’il a tort. Et j’ai été un peu déçue par sa réponse.

On dit que 750 experts ont participé au projet…

Non, cela doit être moins. 250 peut-être.

"Le Boston Consulting Group a eu un rôle d'ordre méthodologique"

Mais qu’appelez-vous "expert" ? Vous avez eu recours à des chercheurs, des chefs d’entreprises, des hauts fonctionnaires, des sportifs de haut niveau, par exemple. Quel était le périmètre de l’expertise ?

L’expert, c’est beaucoup de gens à la fois. Ce sont tous les gens qui ont une compétence réelle à faire valoir sur un sujet. J’étais généraliste dans une mission généraliste, et j’avais besoin de m’entourer de spécialistes sur des sujets précis. Nous rassemblions donc une grande diversité d’experts : des chercheurs, des intellectuels, des chefs d’entreprise, des technos, des hauts fonctionnaires, des personnalités médiatiques… C’est avec cette diversité qu’on a pu produire des choses intéressantes, des choses qu’on a considérées, nous, comme intéressantes.

Les journaux se sont fait l’écho de l’intervention, lors de la préparation du projet, d’un cabinet de conseil en stratégie, le Boston Consulting Group. Le BCG ! Qui n’est pas un vaccin ! Cela a pu surprendre car ce type de cabinet travaille d’ordinaire pour conseiller des directions générales d’entreprises.

Ouais… C’est assez marrant parce que l’on reproche souvent aux hommes politiques ou aux technocrates de ne pas faire appel aux compétences du privé. Le BCG a eu un rôle très clair qui a été d’ordre…

Méthodologique…

Oui, c’est ça, d’ordre méthodologique…

Vous voyez, vous ne vouliez pas le dire !

Oui, c’est exactement ça, d’ordre méthodologique. Il y a eu un moment où, après les conventions, nous disposions d’un matériel abondant qui devait permettre de produire un projet politique. Mais les réunions que nous avons organisées avec les responsables politiques pour faire la synthèse de toutes motions n’étaient pas satisfaisantes, car on a senti qu’on n’arrivait pas à créer un groupe homogène. L’UMP est une famille complexe, compliquée, qui a son histoire, et entre un Pierre Méhaignerie, un François Fillon, un Gérard Longuet, un Michel Barnier, une Nadine Morano, chacun restait sur ses positions. Les politiques ne parvenaient pas à dépasser leurs idéologies, leurs querelles, leurs rivalités ou juste leurs sensibilités, pour aller dans le sens d’un projet. Les technos ne parvenaient pas à faire confiance aux politiques, à accepter qu’ils n’ont pas forcément raison sur tout seulement parce qu’ils ont la compétence, à comprendre qu’un projet politique, ce n’est pas seulement une somme de réformes structurelles à mettre en oeuvre, mais aussi des valeurs, un idéal, un modèle de société. Le BCG nous a fait faire des exercices de créativité, des jeux de rôle pour que la rencontre entre ces deux mondes se fasse, pour que chacun apporte aux autres le meilleur de lui-même. Le BCG n’a produit aucune idée.

Vous avez dit dans Le Monde : "Nous avions des experts, des députés avec des idées, mais pas de méthode de travail. BCG a comblé ce manque."

Exactement.

Les jeux de rôles, cela peut sembler un peu ridicule, non, pour une campagne présidentielle ? Pourquoi pas les faire marcher sur des braises ardentes comme à HEC ?

Moi, dans l’idéal, j’aurais aimé qu’on aille faire un séminaire de travail à la montagne. On aurait pu aller à Chamonix : on en aurait bien bavé à faire un ou deux sommets de 4.000 mètres, chacun aurait dépassé ses problèmes, son ego, et on aurait pu créer une dynamique de groupe. Le BCG a permis cela. C’est pourquoi il n’est intervenu qu’en juillet 2006, au début du processus, alors que le projet a été écrit concrètement entre septembre et novembre 2006.

Que faisaient ces consultants, concrètement ?

Eh bien… ils nous faisaient faire des exercices, ils nous faisaient travailler sur des mots clés par exemple. "Pouvoir d’achat", ça vous inspire quoi ? Ou alors, ils nous mettaient en situation avec des hypothèses complètement invraisemblables. Par exemple : "nous sommes en mai 2008. La France fait face à une vague d’émigration massive vers l’Australie." Et là, plutôt que chacun parte sur de grands raisonnements…

Combien étiez-vous dans ces séances ?

Une vingtaine de politiques et quatre ou cinq technocrates. Et donc on faisait ce genre d’exercices. Ils avaient aussi interviewé des Français. Ça, c’était pas mal. On avait des petits films et l’exercice c’était "que répondez-vous à Mme Michu ?" Un jour, nous devions répondre à une préoccupation de quelqu’un, et le lendemain nous refaisions cet exercice sur un autre sujet avec une question de M. Bidule qui était en contradiction totale avec la question de la veille. Du coup, la réaction normale, c’est de répondre des choses complètement différentes de ce qu’on avait dit justement la veille ! Alors là, les gens du BCG nous disaient que notre réponse était totalement incohérente par rapport à celle de la veille. Et ils nous obligeaient à être cohérents !

 

"Il y avait peu de tensions parce que des arbitrages étaient rendus : c’est l’absence de décision qui crée la tension."

Qui pilotait la réflexion autour du projet ? François Fillon était considéré comme le maître d’œuvre et le pilote ?

À cette époque là, j’étais en quelque sorte mise à disposition de François Fillon par Nicolas Sarkozy et nous travaillions ensemble. Je faisais le go-between en permanence entre Sarko et Fillon et très régulièrement, il y avait des réunions avec Sarko, soit tous les trois, soit avec la vingtaine de responsables politiques, afin que Nicolas Sarkozy arbitre sur certains sujets.

Y avait-il des tensions entre les différents groupes de travail, ou entre les experts sollicités et les hommes politiques ? Comment celles-ci ont été gérées ?

Il y avait peu de tensions parce que des arbitrages étaient rendus : c’est l’absence de décision qui crée la tension. François Fillon, en général, et Nicolas Sarkozy, pour les sujets les plus sensibles, rendaient des arbitrages. Ce qui faisait notre force c’est qu’il y avait toujours un accord sur le diagnostic, et même s’il existait des divergences sur les solutions, tout le monde convenait qu’il fallait proposer, avancer, et tenter des choses.

Par exemple ?

Par exemple, sur la carte scolaire. Tout le monde était d’accord avec le diagnostic sur le thème "l’école ne sait plus assurer l’égalité des chances", mais il existait des divergences entre ceux qui souhaitaient la suppression de la carte scolaire, et d’autres qui y étaient hostiles. Au moins, tout le monde était d’accord sur le fait qu’il fallait proposer quelque chose de très fort.

"Nicolas Sarkozy est plutôt un homme de l’écrit, donc il faut lui faire de l’écrit. En même temps, c’est aussi un capteur d’idées."

Vous avez organisé des rencontres entre des experts et Nicolas Sarkozy ? Yasmina Reza relate un petit déjeuner entre le candidat et des spécialistes de la Russie  . Etait-ce fréquent ?

Non, nous en avons organisé très peu en sa présence ; je connais très peu de gens qui ne sont pas tétanisés par le fait de voir Nicolas Sarkozy et qui gardent leurs moyens.

 

D’ailleurs, Yasmina Reza raconte qu’au début de la réunion avec les experts sur la Russie, Nicolas Sarkozy dit qu’il est venu pour écouter et que très vite, il est très impatient et que bientôt il monopolise la parole…

En tout cas, cela n’a jamais très bien marché en sa présence. Il préfère nettement l’écrit. Il lit beaucoup. Il préférait lire les livres des experts ou des intellectuels ou les comptes rendus que je lui en faisais.

Comment convainc-t-on Nicolas Sarkozy ? Il y a des hommes politiques qui ne peuvent être convaincus que par une explication orale, pas par une note. Certains politiques ne lisent pas les notes dont la longueur excède une page comme Lyndon Johnson ou Jimmy Carter, et d’autres, comme Lionel Jospin, souhaitaient disposer d’analyses écrites très longues.

Sarkozy n’est pas emmerdant. Il prend ce que vous lui donnez : si vous lui donnez un dossier énorme, il va le lire. Ça dépend du sujet. Aujourd’hui, il est président de la République, il est quand même très sollicité donc on ne peut pas lui faire lire n’importe quoi. Mais comme candidat, je lui transmettais pour chaque convention un dossier qu’il lisait et analysait. C’est plutôt un homme de l’écrit, donc il faut lui faire de l’écrit. En même temps, c’est aussi un capteur d’idées. Si une idée l’intéresse, il va la tester et il va passer quelques coups de fils pour avoir un ressenti.

À qui ? À vous ?

Non, pas forcément. Cela peut être Henri Guaino ou Claude Guéant, mais aussi des amis ou des chefs d’entreprise ; pour un truc culturel, par exemple, il appellera Hugues Gall [ancien président de l’Opéra de Paris]. Il teste énormément, sur presque tous les sujets. En revanche, ce qui ne marche pas, c’est le déjeuner de travail avec des intellectuels.

Il dispose donc de personnes ressources pour chaque thème ?

Oui, oui, bien sûr, il aime bien tester des idées.

Quel a été le rôle de la Fondation pour l’innovation politique, qui apparaissait comme le think tank de la droite, dans l’élaboration du programme ?

Zéro, zéro…

Vous l’avez zigouillée ?

Ouais… enfin moi j’y suis pour rien.

Avez-vous trouvé des pistes de réflexion dans les travaux de la République des Idées ?

Oui, bien sûr. Nous avons lu tous leurs livres. D’ailleurs, les livres sont là, sur mes étagères. [Elle les montre]

Ils vous les ont envoyés ?

Non, non, je les ai achetés !

"La gauche est moins conne."

Certains intellectuels ont-ils accepté de participer à vos réunions mais tout en refusant d’être cités ?

Jusqu’en novembre 2006, non ; après, les contacts ont été plus difficiles. En revanche, j’ai trouvé assez scandaleux l’appel de certains intellos, certains qui avaient travaillé avec nous, contre Sarkozy entre les deux tours. Des propos inacceptables ont été publiés, notamment sur Internet, et je crois savoir que Patrick Weil, est un peu à l’origine de cela, ou en a été un des acteurs, même s’il m’a dit avoir été piégé. Je me suis engueulée fortement avec lui [à ce sujet].

Comment avez-vous structuré le réseau des intellectuels ? Avez-vous identifié en amont des personnes qui ne s’étaient pas ralliées à Ségolène Royal et dont vous pensiez qu’elles pourraient évoluer ?

Les choses ont été simples. À partir de novembre 2006, et plus encore pendant la campagne, les intellectuels de gauche qui trouvaient qu’il y avait des éléments intéressants dans le programme de Nicolas Sarkozy m’ont prévenue qu’ils ne signeraient rien en sa faveur ; je trouve cela tout à fait normal et légitime. Mais lorsque j’ai demandé aux quelques experts de droite de nous soutenir publiquement, il n’y a eu personne !

Cela signifie-t-il que la gauche arrive encore à structurer un réseau d’experts qui acceptent de la défendre publiquement, alors qu’à droite ce ne serait pas le cas ? Comment expliquez-vous cela ?

Eh bien disons que… Je la fais brève : la gauche est moins conne. Il y a, de tradition, plus d’idées à gauche, même si, et c’est ce qui est intéressant, Sarko inverse la tendance. Par ailleurs, la gauche sait défendre ses idées. C’est aussi une tradition forte chez elle.

On aurait plutôt tendance à dire l’inverse aujourd’hui, mais peut-être que chacun voit la bêtise de son côté. Le ralliement de certains intellectuels comme Alain Finkielkraut ou André Glucksmann a été largement médiatisé . Ceux-ci ont-ils contribué à l’élaboration du programme ?

Ils ont participé davantage lors de la deuxième phase, la phase de campagne, et ont constitué des appuis pour les discours ; il s’agissait surtout de conseils par téléphone. Sarko les appelait pour leur demander : "Qu’est-ce que tu penses de ça ?"

Vous travaillez avec des intellectuels, des experts, tandis que la posture du candidat était plutôt anti-intellectuelle. Comment parveniez-vous à concilier ce discours du candidat avec le travail de fond que vous meniez ?

Je n’ai pas ressenti les choses comme cela. Quand Sarkozy critique la pensée unique, la cible est d’abord les technocrates, pas les intellectuels. Même s’il est dommage que les intellectuels qui ont alimenté notre projet ne soient pas – du moins pas encore – allés au bout de leur démarche en acceptant de nous rejoindre pour mettre en œuvre les réformes. Tout ce qu’a produit, par exemple, la République des Idées, va à l’encontre de la pensée unique. C’est le cas par exemple d’Eric Maurin, lorsqu’il écrit que la carte scolaire est un instrument qui aggrave la ségrégation urbaine et donc les inégalités ; c’est le premier à avoir écrit cela. Concernant les technocrates, les dix qui avaient des idées, qui voulaient changer réellement les choses – je vais dire un truc affreux – étaient dans mes groupes ; tous les autres, ils n’y étaient pas parce qu’ils n’avaient pas d’idées et ne veulent rien changer. Lorsque Nicolas Sarkozy est contre la pensée unique, il est contre ces technos qui ne veulent rien changer.

"Nicolas Sarkozy n’est pas une marionnette, et il n’a pas de gourou. En tout cas, moi, je n’ai jamais prétendu être le gourou de Sarko."

Comment avez-vous identifié tous ces experts qui ont participé à l’élaboration du programme ?

On les a cherchés par le bouche-à-oreille, on les a testés aussi. C’était méthodique. Sur chaque convention je voulais voir les cinquante personnes qui comptaient, donc on les a cherchées. C’était un travail en soi : un de mes collaborateurs s’occupait exclusivement de repérer les personnes qui comptaient.

Avec combien de personnes travailliez-vous à la direction des études de l’UMP ?

Au maximum, on a été une quinzaine à plein temps. Plus tous les membres des groupes de travail, ce qui faisait 250 personnes à peu près.

On a beaucoup parlé des positions d’Henri Guaino et des divergences qui pouvaient survenir au sein de l’équipe du candidat. Comment s’est bâti l’équilibre entre les différentes lignes directrices : républicaine, libérale, gaullisme social, souverainisme ?

C’est le patron qui a fait les arbitrages. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire tout à l’heure, il ne faut pas oublier que Sarko est à l’origine de toutes les impulsions fondamentales. Ce n’est pas une marionnette, et il n’a pas de gourou. En tout cas, moi, je n’ai jamais prétendu être le gourou de Sarko et je ne l’ai jamais été. En revanche, c’est une "éponge", c’est à dire qu’il absorbe ce qu’on lui donne et il fait la synthèse entre différentes positions, qui, d’ailleurs, ne sont pas toujours si éloignées que cela les unes des autres. Mais c’est lui qui fait les arbitrages.

Vous dites qu’il n’a pas de gourou, mais généralement les hommes politiques rechignent à avouer qu’ils ont des "plumes" et qu’ils n’écrivent pas eux-mêmes leurs discours. À l’inverse, Nicolas Sarkozy ne le dissimule pas et ne manque pas même de le faire savoir, au point parfois de rendre ses "plumes" célèbres.

Oui… Il a besoin de gens pour écrire ses discours comme tous les hommes politiques. Mais le discours du 14 janvier par exemple, qui est un discours exceptionnel, il sort d’abord des tripes de Sarko. Alors, après, il y a le talent d’Henri [Guaino], c’est vrai. Mais il n’y aurait jamais eu ce discours talentueux écrit par Henri Guaino si Sarko n’en avait pas été profondément à l’origine.

Comment rédige-t-il ses discours ?

Il dit : "Je vais faire un discours sur telle chose, voilà ce que veux dire." Il donne les cinq ou six idées principales, les mots clés, les concepts clés, les formules clés. Par exemple, c’est lui qui a inventé "travailler plus pour gagner plus". Je me souviens très bien. C’était à Marseille. Nous étions en réunion politique sur le projet. C’est là qu’il dit "la gauche propose de travailler moins et de gagner moins. Nous, nous allons proposer de travailler plus pour gagner plus". Après, vous repartez dans votre bureau et vous écrivez. C’est comme ça que ça se passe, c’est pas dans l’autre sens.

Un dossier critique vient de paraître dans la revue Esprit sur le "sarkozysme". Comment définiriez-vous ce "sarkozysme" ? C’est une méthode de travail ? Ce sont des hommes, ce sont des idées ? C’est quoi ?

Le sarkozysme, c’est la droite d’aujourd’hui, jeune, moderne, à la fois décomplexée et qui a su évoluer, par exemple sur la discrimination positive, qui découvre que l’idée de progrès est aussi, voire plus intéressante que celle de conservation. C’est une synthèse entre les différents courants de la droite, qui nous débarrasse, enfin je l’espère, des vieilles querelles entre les centristes, les gaullistes, les libéraux, les souverainistes etc. C’est ça, le sarkozysme. En même temps, et ce n’est pas contradictoire, c’est une conception très traditionnelle et très noble de la politique : la politique, ce sont des idées, un homme politique, c’est un homme qui a une vision, un idéal, et qui pense de toutes ses forces qu’il est non seulement possible, mais encore de son devoir, de le mettre en œuvre. Nicolas Sarkozy a une très haute idée de ce qu’est la politique.

J’aime bien la formule d’un grand critique américain, Harold Rosenberg, selon lequel : "Un homme politique c’est un intellectuel qui ne pense pas." Ce n’est pas une formule mesquine, je trouve même cette phrase assez profonde, puisque l’homme politique a besoin des idées, mais en fin de compte elles ne le définissent pas complètement puisque d’autres choses priment comme le rapport de force. Cette citation pourrait-elle s’appliquer à Nicolas Sarkozy ?

Je ne le dirais pas comme ça. L’intellectuel est dans l’analyse, alors que l’homme politique est dans l’action. J’avais été frappée par cette phrase dont je ne me souviens plus l’origine, mais qui disait en  gros : "la politique, c’est avoir de la vision. Et la vision, ce n’est pas prédire le futur, mais l’inventer." Le rôle de l’homme politique, c’est d’inventer le futur que l’on souhaite à ses concitoyens, c’est de dire "voilà où je veux aller" et de faire en sorte que le pays y aille. Je pense que l’homme politique, c’est celui qui a l’imagination pour inventer le futur. Et je crois que Sarko c’est vraiment, pour le coup, un homme politique.

Vous parlez de faire converger le pays et de faire adhérer les électeurs à des idées, mais Nicolas Sarkozy s’appuie beaucoup sur les sondages, au point que certains disent que les résultats des enquêtes d’opinion peuvent lui dicter sa conduite.

C’est vrai qu’il est attentif aux sondages. Il en fait faire beaucoup et nous en avons fait souvent durant la campagne pour tester toutes les idées. Mais on n’a jamais décidé des idées que l’on retenait en fonction des sondages. On a bâti des stratégies à partir des sondages, mais nous n’avons jamais décidé en fonction d’eux. Les sondages nous éclairent sur l’état de l’opinion, mais il y a des décisions que nous avons prises, des propositions que nous avons retenues, qui allaient clairement à l’encontre des résultats des sondages.

Vous êtes énarque, ancienne de l’ESSEC, maître des requêtes au Conseil d’Etat, enseignante à Sciences Po : c’est un parcours propice à la rupture dans le débat d’idées ?

Presque toutes les étapes de mon parcours ont été en rupture avec la trajectoire que les autres, qu’il s’agisse de ma famille, de mes amis, de mes supérieurs, avaient tracée pour moi. Je les ai toutes choisies. 

Sur le débat d’idées, le PS n’aura pas de problème pour le faire : il le fera même mieux que nous parce qu’il y a globalement plus d’idées à gauche. En revanche, ils doivent avoir le leader qui porte cela. Nous, on avait Sarko."

Le PS peut-il faire ce que vous avez fait ?

Je pense que oui. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi le PS ne m’a pas appelée pour venir le faire pour eux !

Vous cherchez un nouveau job ?

Je plaisante. D’autant plus qu’il y a un élément clé dans tout cela, c’est l’homme ou la femme, le candidat qui va vouloir et porter le renouvellement idéologique. Pour moi, la rupture était évidente parce que j’étais dans le sillage de Nicolas Sarkozy. Je n’aurais peut-être pas fait la rupture si j’avais été dans le sillage de Jacques Chirac. Le PS arrivera à faire ce que nous avons fait si quelqu’un arrive à faire ce que Sarko a fait : éteindre les querelles en portant vers autre chose, en donnant envie d’autre chose. Il faut qu’il y ait un leader pour faire cela. Sur le débat d’idées, le PS n’aura pas de problème pour le faire : il le fera même mieux que nous parce qu’il y a globalement plus d’idées à gauche. En revanche, ils doivent avoir le leader qui porte cela. Nous, on avait Sarko.

Sans polémiquer, quel jugement portez-vous sur la manière dont Ségolène Royal a géré la question des experts et le réseau des intellectuels ? Peut-être avez-vous lu le livre d’Ariane Chemin qui dit qu’on retrouvera peut-être un jour dans les placards du QG de campagne de la candidate les notes de prix Nobel qui n’ont pas été lues ?

Je crois qu’elle n’a pas fait ce travail ; j’imagine bien les notes qu’elle a reçues, moi j’en ai reçu des centaines, qui disaient tout et son contraire. Il faut tout lire, il faut trier. Elle, elle n’a pas eu le temps de le faire.

Parce qu’elle n’avait pas l’équivalent d’Emmanuelle Mignon ?

Non, parce qu’elle n’avait pas le temps, et parce que personne n’avait décidé de faire ce travail. Je crois que c’est ça. Elle a hérité d’un programme du PS qui n’était ni fait, ni à faire. Ils n’ont pas fait ce travail, et c’est leur problème. Mais je pense qu’elle le fera pour 2012.

L’exemple du travail que vous avez fait pour l’UMP est-il répliquable à la France ? Pensez-vous qu’il faille développer des think tanks en France et, par exemple, faire émerger une expertise extérieure dans la fonction publique en réformant les centres d’analyse et de perspectives ? Avez-vous un projet par rapport à cela ?

Ce n’est pas en réformant les différents centres d’analyse des ministères qu’on va y arriver. De toute manière, ces centres d’analyses et de prospective ne servent à rien. Ils sont gérés par des technocrates qui n’ont pas d’influence et, pour le coup, dans les ministères, il y a un choc frontal de calendriers entre ces centres d’analyse qui travaillent sur le long terme, et les ministres qui sont sur le court terme. Donc, ce n’est pas la solution. La solution, c’est qu’après la phase de réflexion et de propositions dans des partis politiques plus solides, plus forts, le travail avec les intellectuels se poursuive dans les cabinets ministériels. Bien que cela ne me plaise pas, c’est là en effet que se situe le pouvoir. C’est donc là qu’il doit y avoir des habitudes de travail avec les intellos.

Vous le recommandez aux ministres ?

Je le recommande, même si cela ne se fait pas, pas assez en tout cas, parce que c’est compliqué à mettre en œuvre. L’intello, c’est toujours l’"emmerdeur", celui qui ramène l’action à ses fondements, à ses buts, qui critique les solutions de facilité ; qui est en décalage permanent avec le temps de l’action et le temps des médias.

Beaucoup d’intellectuels disaient, pendant la campagne, que "le téléphone sonnait plus à droite qu’à gauche". Il semblait que vous, ou vos collaborateurs, les appeliez beaucoup, les consultiez beaucoup. C’est plutôt un compliment.

Oui, je prends cela comme un compliment.

"C’est aussi une certaine conception du pouvoir : je pense qu’un conseiller est là pour servir, non pas pour se mettre en avant. Maintenant, si le patron accepte, eh bien, le patron accepte…"

Vous faites un travail invisible pour un candidat, et maintenant un président, très visible. Comment vit-on cela ? Cela peut-il expliquer la présence dans les médias de conseillers du président, comme Henri Guaino et Claude Guéant, parfois aux dépens de ministres ou des élus ? Comment vivez-vous ce travail invisible ?

D’abord, cela a des avantages. Le fait d’être invisible vous protège aussi, vous préserve. Par exemple, je n’ai lu aucun livre sur la campagne…

À part le Yasmina Reza, il y a eu pour l’instant peu de livres intéressants…

Même celui-là je ne l’ai pas lu. Parce que c’est partiel, partial parfois. Parce qu’aucun ne peut refléter ce que j’ai vécu. Ensuite, c’est aussi une certaine conception du pouvoir : je pense qu’un conseiller est là pour servir, non pas pour se mettre en avant. Maintenant, si le patron accepte, eh bien, le patron accepte…

Vous prenez des notes en ce moment pour pouvoir raconter par la suite cette expérience, écrire un Verbatim ?

Comme tout le monde, oui, j’ai envie de raconter cela. En même temps, j’hésite aussi, parce que nous sommes tous très subjectifs. Même moi, même Claude Guéant, nous ne connaissons pas tout. Il y a des choses qu’on ne sait pas, qu’on n’a pas sues et qu’on ne saura jamais. Nous ne sommes pas tout le temps, 24 heures sur 24, derrière le patron. Disons donc que j’ai envie d’écrire ce que j’ai vu et vécu pendant l’élaboration du projet et pendant la campagne, mais je suis assez lucide pour savoir que ce sera aussi subjectif et partiel.

Une dernière question pour conclure. Avez-vous l’impression que tout ce travail intellectuel avec les experts réalisé durant la campagne est correctement fait aujourd’hui, à la présidence de la République, à Matignon et dans les principaux ministères, maintenant que vous êtes au pouvoir ?

Le projet présidentiel est considérable. Nous avons eu du temps pour le concevoir et l’écrire. Les réformes que nous avons imaginées s’adressent aux ressorts les plus fondamentaux de notre pays. C’est un travail de longue haleine. Ce qui est important, c’est d’enclencher le mouvement de changement pour rétablir la confiance de notre pays en lui-même et consolider son envie d’aller de l’avant. Je me bats tous les jours pour que la flamme du projet et de la campagne reste vaillante. C’est difficile parce que ceux qui ont conçu cette flamme, ont veillé sur ses premières lueurs, sont beaucoup moins nombreux que ceux qui aujourd’hui sont censés mettre en œuvre le projet. Mais le plus ardent défenseur du projet reste le président lui-même.

 

Propos recueillis par Frédéric Martel et Martin Messika.