Histoire du quinquennat

Patrick Buisson : le stratège de l'ombre
"Le Nouvel Observateur" du 20 novembre 2008.
Carole Barjon



Il est à la fois souverainiste et libéral, catho-tradi et anticonformiste. Il a dirigé "Minute" et "Valeurs actuelles" puis aidé Sarkozy à siphonner les voix de Le Pen et de Villiers.

C'était le 24 septembre 2007, dans les salons de l'Elysée. Ce jour-là, le président de la République en personne remet la Légion d'honneur à Patrick Buisson. "Un journaliste de conviction, ce qui est rare; un journaliste de grande culture, ce qui est très rare." Compliments de circonstance. Et puis Sarkozy laisse tomber son texte et improvise. "C'est à Patrick que je dois d'avoir été élu", dit-il, et cela vaut plus que toutes les médailles. Buisson en rougit. Certains ont même vu une larme perler à ses paupières.

Quelle revanche pour cet ex-paria, ancien de "Minute", si souvent qualifié de "sulfureux"! Lui l'anticonformiste, le marginal qui fuit les mondanités, le conseiller officieux qui a refusé d'avoir un bureau à l'Elysée, l'homme de réseaux et de coulisses qui alimente rumeurs et fantasmes, le voilà consacré conseiller privilégié du Prince - mieux : faiseur de roi ! - devant un aréopage d'éditorialistes, d'universitaires et d'hommes politiques - y compris de gauche.

Sulfureux ? Sur son parcours, en tout cas, Buisson joue cartes sur table. Il assume tout. Y compris son passé d'extrême droite. Fils d'un ingénieur d'EDF engagé à l'Action française dans sa jeunesse avant d'adhérer en 1947 au RPF de De Gaulle, Patrick Buisson a grandi dans le culte de Maurras. Il n'a que sept ans, en 1956, lorsque sa mère l'emmène manifester contre l'entrée des chars soviétiques à Budapest. Mais c est l'affaire algérienne qui va déterminer son engagement politique. Elève au lycée Pasteur de Neuilly, il refuse de se lever pour une minute de silence après un attentat meurtrier de l'OAS.

Bien plus tard, il écrira avec Pascal Gauchon, leader du Parti des Forces nouvelles, un livre intitulé "OAS, histoire de la résistance française en Algérie". Trop jeune pour avoir été membre fondateur du mouvement Occident, il croise sur le tard Alain Madelin, Gérard Longuet et Hervé Novelli, ses aînés. Le voilà étudiant à Nanterre en lettres et en histoire à la tête de la Fédération nationale des Etudiants de France. Il se lie avec Alain Renault, militant à Ordre nouveau - ensemble, ils publieront en 1984 "l'Album Le Pen", recueil de photos inédites du leader frontiste.

Première rencontre avec Le Pen à 21 ans

C'est aussi à Nanterre qu'il fait la connaissance de celui qui reste son maître, sa référence : l'historien Raoul Girardet, spécialiste du nationalisme, qu'il conviera, quarante ans plus tard, à sa remise de Légion d'honneur. Sous sa direction, il rédige un mémoire de maîtrise sur le mouvement Algérie française. Buisson veut prouver que "ses partisans ne se réduisaient pas à un reliquat de la vieille extrême-droite". C'est à cette occasion qu'il demande à voir Jean-Marie Le Pen, qui, note-il aujourd'hui, "avait eu l'intelligence à l'époque de ne pas basculer dans la clandestinité".

Leur première rencontre a lieu en 1970, au restaurant Les Ministères, rue du Bac. Buisson a 21 ans. Il est impressionné - il le sera longtemps - par la capacité du futur chef du FN à repérer et anticiper les questions qui feront débat dans la société. Mais il n'envisage pas de le rejoindre. Plus analyste que militant, il s'éloigne de la politique active et, après quelques années d'enseignement, se tourne vers le journalisme. "Minute", "le Crapouillot", puis "Valeurs actuelles", qu'il dirigera pendant six ans avant d'entrer à LCI. Buisson et Le Pen se reverront de temps à autre, notamment en 1987, à la faveur d'un de ces règlements de compte dont l'extrême-droite a le secret.

Directeur de "Minute", qui œuvre alors au rapprochement de toutes les droites, Buisson est séquestré pendant quelques heures dans son bureau par des représentants de l'aile dure du journal ! Il appelle Le Pen à la rescousse, qui lui enverra quelques gros bras et se déplacera personnellement pour lui manifester son soutien... Pourtant, Buisson se montre déjà sévère à l'endroit de la stratégie du "père Le Pen". "Le Pen ? Il fallait le séduire ou le réduire", dit aujourd'hui Buisson. Il va s'employer à le réduire.

Proche de Villiers

Son analyse est simple - et elle n'a guère varié depuis : les électeurs du FN sont pour l'essentiel d'anciens électeurs du RPR déçus par le recentrage et l'évolution pro-européenne de Chirac, pour le reste d'anciens communistes nostalgiques du temps où le PC était conservateur, autoritaire et nationaliste. Buisson a comparé la carte des bastions du lepénisme avec celle du vote RPF en 1947 : "Sauf dans l'Ouest, elles se superposent exactement." Conclusion : "Puisque Chirac a laissé partir ce que Barrès appelait 'la France poignardée', il faut la récupérer en lui parlant d'immigration et de sécurité, mais surtout de ce qui la fait vibrer : la nation, l'identité, la famille. En clair, des 'valeurs'."

C'est ce credo et ce prêt-à-penser électoral qu'il apporte tout cuits à Philippe de Villiers, président de Combat pour les Valeurs et tête de liste aux élections européennes de 1994. Score inespéré : 12%. Les deux hommes ont beaucoup en commun : des convictions catholiques affirmées, la nostalgie de la France éternelle, une méfiance viscérale à l'égard de l'islam et la détestation d'une Europe fédérale. Villiers est probablement l'homme politique dont Buisson a été le plus proche. Malgré un agacement réciproque et des fâcheries régulières, ils travailleront à nouveau ensemble pour le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen. Le spectre du plombier polonais, c'est une coproduction Villiers-Buisson, deux complices qui refaisaient le monde jusqu'à pas d'heure devant un plateau de fruits de mer au Dôme.

Pujadas le surnomme "The Brain"

A la même époque pourtant, Nicolas Sarkozy sollicite déjà les conseils de Buisson. Ils ont fait connaissance en 1995. Cette année-là, ils se sont vus à la mairie de Neuilly pour faire le point, après la défaite à la présidentielle d'Edouard Balladur qu'ils avaient tous deux soutenu. Ils renouent fin 2004, par l'entremise de Laurent Solly, chef de cabinet du ministre de l'Intérieur. Chargé des études d'opinion, Solly dévore les analyses de celui qui, grâce à LCI, est devenu un politologue en vue.

Sur la petite chaîne info du groupe Bouygues, dirigée par son copain Jean-Claude Dassier, Buisson, à partir de 1997, multiplie analyses, critiques de livres et débats. Olivier Duhamel, Jérôme Jaffré, Michel Field, David Pujadas : tous ont fait équipe avec lui, tous ont été à la fois ses contradicteurs et ses complices. Tous bluffés. Un "formidable carburant intellectuel" pour Pujadas, qui le surnomme "The Brain" (le cerveau), un "esprit libre" pour le constitutionnaliste Olivier Duhamel, pourtant l'un de ses contradicteurs de gauche les plus résolus. Même tonalité parmi ses invités politiques préférés. Le sénateur ex-PS Jean-Luc Mélenchon a de "l'estime pour cet adversaire rugueux qui démontre et ne se contente pas d'affirmer". Et le député socialiste Jean-Christophe Cambadélis, qui s'est violemment engueulé avec lui sur l'immigration, salue la culture historique de cet "esthète de la politique".

Inclassable, Patrick Buisson brouille les pistes. Incarnation avant l'heure de la droite décomplexée, il est désormais au confluent de toutes les droites; à la fois souverainiste et libéral – "Une espèce rare, je n'en connais pas d'autre", observe Duhamel -, engagé mais détaché, villiériste mais pas très Bocage, de culture catholique sans être une grenouille de bénitier. Son goût pour la messe en latin relève davantage de l'esthétisme que de l'intégrisme.

Son libéralisme est tempéré par son fond catho qui lui "interdit d'être libéral-libertaire". Ombrageux, le sourire rare, ce lecteur de Bernanos, Péguy, Anouilh et Léon Bloy avoue un penchant pour le chant grégorien, le recueillement des bénédictins et confie son peu de goût pour "la course à la modernité" qui "réduit la part de cerveau disponible". Patrick Le Lay appréciera. Conservateur mais pas conformiste, il a noué des amitiés éclectiques. Il a même connu Léo Ferré quelques années avant sa mort et écrit avec lui un livre, "Avec le temps".

Sarkozy : "Tu m'as scotché"

Intarissable sur le Parti socialiste, dont il a prédit depuis longtemps la déconfiture, il a été parmi les premiers à droite à repérer Ségolène Royal, cette "alliance de l'imaginaire catholique et du psychisme militaire", cette "disciple" de Mitterrand, "révélatrice de l'inconscient de droite de la gauche et de sa demande césariste". Mettre la gauche face à ses contradictions est pour lui une vraie jouissance intellectuelle. Les fausses évidences le hérissent. Les discours lénifiants le consternent. Il sera le premier à débusquer - et à dénoncer - le "politiquement correct". Car il n'aime rien tant que prendre la gauche à revers. Cela tombe bien : Sarkozy aussi. Après la victoire du non au référendum de 2005, dont Buisson avait pronostiqué l'ampleur au point près ("Tu m'as scotché !", lui dira Sarkozy le soir des résultats), les deux hommes font affaire.

Voilà des années que Buisson se cherche un roi. Villiers, Bayrou, Madelin qu'il a brièvement conseillé en 2002, tous l'ont déçu. Avec Sarkozy, il a trouvé son champion. Il va l'aider à conceptualiser et scénariser ses intuitions. Ils ont souvent les mêmes. A eux deux, ils vont exploiter avec succès dans la campagne présidentielle ce que Buisson appelle "les angles morts idéologiques" du PS : ces sujets qui embarrassent la gauche comme la nation, la sécurité, l'école ou l'immigration. Et pour commencer, révèle-t-il aujourd'hui, il suggère à Sarkozy de pomper le slogan de Marceau Pivert, leader de l'aile gauche de la SFIO, en 1936 : "Tout est possible." En sarkolangue : "Ensemble tout devient possible !" "Un véritable hold-up idéologique", s'amuse-t-il.

Pour autant, convaincu qu'on ne gagne pas avec les idées du camp en face, il cible d'abord l'électorat populaire et lepéniste. "Il fallait faire voter la France d'avant pour celle d'après", explique-t-il, frappé par "la permanence des tempéraments populaires depuis deux siècles". Les racines chrétiennes de l'Europe, l'exploitation des incidents de la gare du Nord : tout cela, c'est du Buisson. Alerté par son conseiller sur le trouble de l'électorat catholique après ses propos sur le déterminisme génétique, Sarkozy songe à se rendre ostensiblement à la messe. Pas crédible, tranche Buisson.

"Il faut faire du sabre et du goupillon." D'où l'éloge de Jean-Paul II –"N'ayez pas peur"- à quelques jours du premier tour. L'idée d'un ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale, en revanche, est une coproduction Guaino-Buisson. Face au risque de "notabilisation" du candidat, Buisson recommande "une transgression forte". Mais c'est Henri Guaino qui suggère le sujet de l'immigration. Au vu du tollé provoqué, l'équipe de campagne vacille. Buisson fait alors réaliser un sondage. Les résultats sont positifs. "A genoux, je te demande de ne pas lâcher", supplie-t-il Sarkozy. On connaît la suite...

"Le seul qui arrive à faire taire Sarko"

A l'Elysée où, depuis la victoire de son héraut, il assiste régulièrement à la réunion du comité de pilotage stratégique, Patrick Buisson agace et fait des jaloux. Claude Guéant ne l'apprécie guère. Ce conseiller extérieur se prendrait-il pour un gourou ? Lors de cette réunion présidée par le chef de l'Etat, c'est toujours Buisson qui parle en premier, péremptoire mais précis. "C'est sa force, commente Catherine Pégard, conseillère du président. Il dit les choses de manière carrée, voire brutale. Il a un mode de fonctionnement adapté à celui de Sarkozy." Et si la conversation s'égare, Buisson la recadre.

"Il ne perd jamais de vue son objectif", dit Henri Guaino, la "plume" du président. Avec ce dernier, les relations sont compliquées. Tous deux souverainistes, ils partagent le goût des symboles et de l'histoire, la conviction qu'une élection se gagne au peuple. Mais l'un est colbertiste et gaulliste, l'autre libéral et antigaulliste. Buisson est un des rares que le président, si volubile, écoute attentivement. "Le seul qui arrive à faire taire Sarko", assure un proche, qui se souvient d'un déjeuner au restaurant Tong Yen où le président avait convié Patrick Buisson et Frédéric Péchenard, patron de la police : "Buisson a parlé 80% du temps dans un silence religieux."

Sa mission ? Prendre le pouls de l'opinion et proposer une orientation stratégique. Le conseiller de l'ombre a spontanément, dit Patrick Devedjian, "le sens des choses enfouies, inexprimées. Il connaît le fond de toutes les mythologies politiques". Il a aussi perfectionné, pendant ses années LCI, ses outils d'analyse de l'opinion. Manipule-t-il les sondages, comme on l'en soupçonne dans le milieu politique ? Il a en tout cas le chic pour faire sortir les bons chiffres au bon moment : ceux qui valideront la décision du président. "Un sens du timing impeccable", dit un des anciens clients de sa société de conseil, Publifact.

Il refuse de s'installer à l'Elysée

Son obsession, c'est le peuple. La peur que les couches populaires ne lâchent Sarkozy. Ce féru d'histoire n'a pas oublié la leçon de Louis Chevalier et de ses "classes laborieuses, classes dangereuses". C'est dire qu'il a mal vécu la période bling-bling. Il s'est alors employé à réparer les dégâts en incitant Nicolas Sarkozy à multiplier les gestes régaliens. Le poids des mots et des symboles. Buisson ne croit guère aux vertus des promesses économiques.

"Avec la mondialisation, il y a longtemps que les gens ont intégré que les hommes politiques ont peu de prise sur l'économie." D'où l'annonce martiale, le 15 mai dernier, du service minimum dans les écoles; ou encore l'hommage solennel aux soldats tués en Afghanistan, dans la cour des Invalides. C'est encore lui qui a convaincu Sarkozy de célébrer la mémoire du commandant d'Estienne d'Orves, résistant catholique fusillé par les Allemands en 1941. Contrepoint à l'hommage rendu au communiste Guy Môquet - et message discret à l'attention des catholiques. "Celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas", dit-il, citant Aragon.

Malgré l'insistance du président de la République, Patrick Buisson ne s'installera pas à l'Elysée. Il entend rester "hors système". Pour ne pas être "broyé par la machine", pour ne pas perdre sa "vista". Coquetterie ? Pas seulement. En connaisseur averti du pouvoir, il sait que l'on pèse souvent davantage de l'extérieur. Et qu'il perdrait beaucoup à devenir un simple collaborateur parmi tant d'autres.