Palimpsestes

Présidentielles 2012
Wieviorka

 

L'idée de gauche se limite-t-elle à ce que donne à voir et à entendre la campagne présidentielle ? D'un côté, avec François Hollande, une gauche raisonnable, européenne, soucieuse d'efficacité économique et de bonne gestion : un socialisme bien tempéré représenté par un candidat évitant toute prise de risque. Et d'un autre côté, avec Jean-Luc Mélenchon, une gauche radicale, vaguement insurrectionnelle, bien moins favorable à l'Europe : une gauche de gauche fortement imprégnée de la culture communiste.

L'image d'une tension entre deux logiques, ici incarnées par deux candidats, n'est pas nouvelle. Et il suffit de rappeler 1936 et Léon Blum, ou 1981 et François Mitterrand pour constater que la victoire politique est possible lorsqu'elles font front ou programme commun. De ce point de vue, l'électorat de gauche peut être confiant, le scénario le plus vraisemblable est celui d'un second tour où François Hollande bénéficierait d'un report massif des voix obtenues au premier tour par Jean-Luc Mélenchon.

Mais qu'il s'agisse du spectre de l'abstention qui se profile, ou du sentiment d'une campagne peu intéressante maintes fois observé par les instituts de sondage et par les observateurs politiques, il est clair que même conjointes, ces deux gauches ne parviennent pas à porter tous les espoirs, toutes les attentes de leur électorat potentiel. Disons-le sans détour : la gauche raisonnable, celle qui devrait parvenir au pouvoir le 6 mai suscite plus d'espoir que d'enthousiasme, faute de mettre en avant une vision forte et mobilisatrice de l'avenir.

La faute en est-elle à la médiocrité du débat d'idées générée par cette campagne, comme s'il n'y avait pas d'espace politique pour ceux qui, classiquement, animent un tel débat - non pas les acteurs politiques eux-mêmes, mais les intellectuels ?

Il est vrai que la figure classique de l'intellectuel sort largement déconsidérée des années Sarkozy. Certains, parmi les plus connus, ont accompagné, voire conseillé avec familiarité le président sortant, ou tout au moins évité soigneusement de faire preuve d'esprit critique à son égard. Ce n'est pas de ce côté-là qu'il faut chercher de nouvelles idées et des engagements clairs et nets en faveur d'une politique de gauche.

Mais il est faux de dire que les idées et les analyses manquent à la gauche raisonnable. Elles sont au contraire abondantes, il suffit d'examiner la production des experts du think tank Terra Nova ou de la Fondation Jean-Jaurès pour le constater. Et il serait injuste d'incriminer les médias : les rubriques " Idées " ou " Opinions " des grands quotidiens, par exemple, n'ont jamais cessé de laisser une place réelle aux chercheurs en sciences sociales, aux observateurs un peu distanciés ou aux essayistes.

Mais le problème n'est pas seulement celui des idées ou des analyses, c'est aussi et d'abord celui du souffle, des mises en perspective générales, du sens, des grands repères susceptibles d'éclairer la pensée au quotidien, et d'orienter l'action politique. C'est celui, à la limite, des utopies qui font rêver. Et ici, il faut bien se livrer à un constat de carence à propos de cette gauche raisonnable qui devrait parvenir aux affaires après les élections présidentielle et législatives.

Illustrons cette remarque.

En refusant à juste titre de participer, il y a deux ans, à l'opération politicienne, et indigne intellectuellement autant que pratiquement, lancée par la droite à propos de l'identité nationale, la gauche raisonnable semble s'être également dispensée de réfléchir à sa propre conception de la nation. Elle défend l'Europe, certes, mais elle en dit bien peu sur l'image, à long terme, de ce que pourrait devenir ce continent, berceau mondial de l'humanisme et pas seulement, comme le veulent les droites, terre d'accueil et de diffusion des valeurs chrétiennes.

Elle traite de l'immigration et d'intégration, là où il faudrait parler de phénomènes migratoires, dans leur grande variété, avec des entrées et des sorties, des dimensions diasporiques, des logiques de mobilité qui pèsent de mille et une façons, et non de manière unilatérale sur notre devenir collectif. Elle est inconsistante face aux enjeux que résument des mots comme diversité ou multiculturalisme.

Elle s'accommode de l'échec annoncé de la candidature d'Eva Joly, indissociable de l'effacement des préoccupations environnementalistes dans le débat politique. Elle met en avant ses conceptions de l'universalisme, qui tendent finalement à l'ethnocentrisme, sans s'interroger sur l'aggiornamento qu'imposent les critiques venues d'autres parties du monde que la nôtre. Etc.

Ces belles et grandes questions sont parfois posées, bien sûr, mais des positions fortes sont insuffisamment mises en avant par la gauche raisonnable. Serait-ce qu'elles ne concernent que bien peu la population dans son ensemble ? La société, lasse, inquiète n'est-elle préoccupée que par les difficultés sociales et économiques que la crise exacerbe ? L'explication est trop courte, elle ignore que si la gauche raisonnable est peu loquace, la droite et l'extrême droite, elles, sont singulièrement disertes - et on peut penser qu'elles savent ce qu'elles font. Qu'il s'agisse des Roms, des musulmans, de la laïcité, de l'Afrique et de son historicité, qu'il s'agisse d'envisager une nation fermée, plus ou moins xénophobe, leur discours est éloquent.

Et si la gauche raisonnable est en la matière timide au point de risquer d'apparaître silencieuse, c'est que cette attitude est synonyme de prudence. Ces enjeux qui souvent provoquent des clivages au sein de son propre électorat, exigent en effet du temps, de la réflexion collective, de la profondeur et une capacité de remise en cause qu'il est difficile d'envisager en période de campagne électorale. Chaque chose en son temps, semblent dire François Hollande et son équipe de campagne, concentrons-nous sur la prochaine échéance, décisive, préparons la victoire.

Sur les enjeux en question, la droite et l'extrême droite ont miné le terrain, et on comprend bien qu'aujourd'hui, il est difficile pour celui qui porte les espoirs de toute la gauche de s'y aventurer trop carrément. Ce sera pour la suite, après l'élection, n'en doutons pas, et nous serons certainement nombreux à peser alors dans ce sens.

Michel Wieviorka