Palimpsestes

Présidentielles 2012

Pour autant qu'il s'agit d'une élection, le choix est donné entre le trop visible S. et le trop peu visible H. Les noms importent peu, non plus que les personnes. (Le charisme est ailleurs.) Ce qui est trop visible est moins un individu agité que l'emprise souveraine exercée par la grande machine folle de l'autoproduction et de l'autosatisfaction de la richesse. Soit ce que nomme le mot " finance ", dont l'origine signifie qu'il s'agit de finir par payer ou par faire payer. Plus précisément, la finance fiduciaire, c'est-à-dire celle qui se représente en tant que confiance en soi (crédit, créance, fonds spéculatifs, notation, garantie, etc.). Autrement dit, le plein essor de ce qui a primitivement - il y a six siècles - accumulé le capital. Le trop peu visible hérite d'une lutte essoufflée contre cet essor.

Il y a de bonnes raisons de soutenir que le choix entre un présent clinquant et un passé grisaille n'est pas un choix et doit être refusé. Mais il y a aussi de fort bonnes raisons de signifier plus qu'une indignation, un refus, un rejet de la machine tel qu'on en puisse attendre quelques effets sur les mesures et sur les actions les plus cyniques du contrôle financier. Ce serait déjà précieux. Il reste cependant que dans tous les cas le plus important se tient par-delà le trop et le trop peu visible. Dans l'invisible par conséquent. Une politique doit montrer avec le visible - ce qui n'est ni clinquant ni gris - et plus loin que lui (plus loin qu'elle-même) qu'elle sait qu'il y a de l'invisible. Ici, non pas ailleurs. Commun et non réservé. Sans prix et non monnayable.

Qui le dira ? Qui donnera une voix à l'invisible ? J'imagine un homme, une femme politique qui aurait le courage - ou l'aplomb, ou l'insolence - de venir dire : " La politique n'est pas tout, il s'en faut de beaucoup. Mais elle doit rendre possible l'accès à tout ce qui la dépasse, c'est-à-dire à tout ce qui met en oeuvre le sens de l'existence, celle de chacun, celle de tous, celle du commun. Cela relève de l'invisible, peut-être même de l'impossible, mais à l'impossible nous sommes tenus. "

Cet homme, cette femme improbable n'est pas le rêve d'un songe-creux. Un jour viendra, n'en doutons pas, où la maladie et le malheur de cette civilisation exigeront la venue de figures inédites, insolites, où nos politiques ne se reconnaîtront plus. Peut-être quelque chose de cette venue est-il déjà en train de se produire : car en dépit de tous les calculs et de toutes les pesanteurs, c'est bien aussi un frémissement de cet ordre que réveille l'excitation de l'élection.

Un responsable politique, qu'il le veuille ou non, est en charge de cela aussi. De manière paradoxale, la politique est en charge d'un accès à ce qui l'excède. Son pouvoir, s'il est ce qu'il doit être, est un pouvoir qui lui-même se trouve au service d'une tout autre souveraineté : celle qui mérite le nom de bien d'un peuple, du peuple, de tous les peuples pour autant que rien ni personne ne prétende avoir sur ce bien quelque puissance d'appropriation ni d'acquisition, pas même de désignation ni de nomination.

Ce bien n'est pas moral - il n'est pas le bon -, pas plus qu'il n'est bien meuble ou immeuble. Le bien du peuple, tel que l'a compris au fond toute la tradition, d'Aristote à Jules Guesde en passant par Thomas d'Aquin, c'est la possibilité non pas de " bien vivre " au sens actuel de ces mots, mais de vivre plus que l'entretien de la vie (de la force de travail ou de chômage) et même de vivre plus que la simple existence. Le bien a son lieu " au-delà de l'être " comme on le sait depuis Platon. Nous pouvons ajouter : il consiste à passer au-delà de l'être et c'est en quoi il n'est pas un bien et n'a pas de prix. Encore faut-il être pour pouvoir passer.

Jean-Luc Nancy