Ils ont tout cassé
 

Tout y est de l'unique posture que Le Pen peut prendre dans cette campagne. Autant Bayrou est contraint d'investir l'entre-deux, de critiquer les deux pôles géographiques pour exister, mais de les comprendre et donc de les mieux  réunir dans un siège qui a quelque chose à voir avec l'episthmh1, autant Le Pen, quant à lui, s'il doit naturellement s'adresser à tous, sur un slogan qui concerne tout le monde, ne le peut faire qu'en excluant.

En excluant l'établissement, comme il dit, synonyme curieusement francisé de l'objet même de sa rancoeur, en fustigeant cette oligarchie honnie qui l'aura précisément et soigneusement rejeté de toute responsabilité publique, il se place, certes, résolument dans une campagne de 1e tour, contrairement à d'autres qui semblent commettre la même erreur que Jospin en 2002 de tenir pour nulle la campagne du 1e tour pour rassembler d'emblée, .mais surtout il prend le risque d'un discours négatif qui l'exclut lui-même du débat, en tout cas du second tour, puisqu'il revêt la fripe d'une Cassandre 2 qui  d'ailleurs, prophétise la catastrophe, sans véritablement ouvrir de perspective. Le Pen, à sa manière, est une figure logique: il est le tiers exclu ... un tiers qui ne demande qu'à rentrer, mais qui, pour le moment reste absent, invisible, n'était la mention de son nom, en bas, à droite des affiches.

Le Pen exclu, est aussi celui qui exclut: avec le renvoi dos à dos des deux protagonistes principaux, il tente de réinventer la seule posture qui lui convienne: celle du deus ex machina.

On aura beaucoup glosé sur cette stratégie attrape-tout qui lui ferait s'adresser même à la petite beurette: l'essentiel n'est pas là, tout au plus y a-t-il à repérer sous ces clichés, la représentation insensée qu'il se fait de la France et des Français. Non ! l'essentiel réside plutôt dans cette extériorité revendiquée où il veut implicitement jouer sa supériorité, voire sa transcendance.

Deux métaphores implicites essaiment le discours:

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celle du jeu d'abord: le pouce baissé ne peut pas ne pas renvoyer aux jeux des gladiateurs antiques . A l'écart du réel, dans l'enceinte du cirque, sur le sable souillé de l'arène, devant le peuple assemblé qui en oublie les turpitudes d'un quotidien insupportable, les lutteurs réalisent la promesse d'un exutoire infaillible. Mais le jeu est chose sérieuse,il a partie liée avec le théâtre, la théorie et le divin 3
La violence du propos, la rancoeur explicitée n'est pas un accident de parcours: elle fait partie intégrante d'un processus qui ne peut fonctionner que s'il canalise en la mettant en scène cette violence en son excès même. D'une certaine manière Le Pen est certainement celui des candidats qui a le mieux compris la logique sacrificielle d'une présidentielle au suffrage universel. La nation se rassemble sur la dépouille du sortant et ce sera la ressemblance même de ses rancoeurs et violences entrecroisées qui permet au peuple de se réunir autour de la représentation même . Sans doute a-t-il pris toute la mesure aussi de la crise de cette transcendance, pour en être lui-même sinon la cause tout au moins le symbole. Quand la mécanique ne marche plus, ne transpirent plus que les médiocres conflits d'intérêts et d'ambitions personnelles . Le Pen se veut en sauveur en ceci qu'il restaure quelque chose de la transcendance perdue: c'est pour ceci aussi qu'il est absent

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la déréalisation ensuite: a-t-on assez remarqué que si les différents personnages sont devant, certes, mais en couleurs, en revanche l'arrière-plan lui est toujours grisé. Il est le signe même de l'échec, de ce qui fut cassé (du réseau ferré toujours en grève, aux commerces tagés suggérant délinquance et insécurité ). Ce qui se joue ici n'est pas le réel, mais la représentation du réel: l'heure n'est pas à l'action, pas encore, mais à la parole. Ce qui s'enclenche ici c'est simplement une révélation, une apocalypse et seule devra compter le face à face entre celui qui au dehors de la machine tend la main à ceux qui s'empêtrent dans le maelstrom glauque d'une réalité ratée, brisée, cassée. Epopée eschatologique qui ne peut s'embarrasser de détails, ou de justesse; ni s'empêtrer d'oxymores jésuitiques sur une rupture tranquille, parce qu'elle est l'essence même de la révolution, du refus. Ces différents acteurs ne ressemblent à rien, mais se ressemblent et  rassemblent donc par le geste identique, la moue boudeuse - tranchant abruptement avec le sourire angélique exhibé par Royal et souhaité pour tout meeting - comme s'il n'était d'espérance que par le malheur affiché. Se réinvente ici - à l'envers - la mystique du grand soir: c'est à tous les matins du monde que nous convie le grand parasite. Parions que les prochaines affiches se joueront de la couleur. Il ne nous promet rien, il se contente de pointer la grisaille: il n'annonce rien, et n'a presque pas besoin d'énoncer. Il est la Parole de lumière, la promesse de l'aube!

1 l'épistémé a quelque chose à voir, étymologiquement, avec le siège d'une cité, avec l'arraisonnement. Ce qui se pense est aussi ce qui se saisit, ce dont on fait le tour avant de l'investir.

2  Virgine, Énéide, 2, 245

À ce moment aussi, Cassandre ouvre la bouche, dévoilant l'avenir,

elle que, sur ordre d'un dieu, les Troyens n'ont jamais crue.

Et nous, malheureux, qui vivions notre dernier jour dans la ville,

nous ornons les temples des dieux de feuillages de fête.

 

 3 qui prennent tous leur source dans le théos

on  trouvera sur le blog de mimi in vivo une analyse de cette campagne d'affiche