Albert Einstein
La relativité, Paris, Payot, 1978, pp. 156-159.
L'origine
psychologique de la notion d'espace, ou sa nécessité, n'est pas si manifeste
qu'elle pourrait nous paraître en raison de nos habitudes de penser. Les
anciens géomètres traitent d'objets conçus par l'esprit (point, droite,
plan), mais non pas de l'espace comme tel, comme l'a fait plus tard la
Géométrie analytique. Mais la notion d'espace s'impose à nous par certaines
expériences primitives. Soit donnée une boîte ; on peut y introduire des
objets en les rangeant dans un certain ordre, de sorte qu'elle devient
pleine. La possibilité de tels arrangements est une propriété de l'objet
corporel appelé boîte, quelque chose qui est donné avec elle, « l'espace
renfermé » par elle. C'est quelque chose qui est différent pour des boîtes
différentes, qui est tout naturellement considéré comme indépendant du fait
que des objets se trouvent ou ne se trouvent pas dans la boîte. Quand
celle-ci ne contient pas d'objets, son espace paraît « vide ».
Jusqu'à présent notre notion d'espace est liée à la boîte. Mais il se trouve
que les possibilités de position qui constituent l'espace de la boîte sont
indépendantes de l'épaisseur de ses parois. Mais ne peut-on pas réduire
cette épaisseur à zéro sans que l'espace disparaisse ? Qu'un tel passage à
la limite soit naturel, cela est évident, et maintenant l'espace existe pour
notre pensée sans boîte, comme objet indépendant, qui cependant paraît être
si irréel quand on oublie l'origine de cette notion.
On comprend que Descartes ait éprouvé de la répugnance à regarder l'espace
comme un objet indépendant des objets corporels et pouvant exister sans la
matière (1). (Ceci ne l'empêcha pas d'ailleurs de traiter l'espace comme
notion fondamentale dans sa géométrie analytique.) Un regard jeté sur
l'espace vide d'un baromètre à mercure a probablement désarmé les derniers
cartésiens. Mais on ne peut pas nier que déjà à ce stade primitif il paraît
peu satisfaisant de considérer la notion d'espace ou l'espace comme un objet
réel indépendant.
Les manières dont les corps peuvent être placés dans l'espace (boîte) sont
l'objet de la Géométrie euclidienne à trois dimensions, dont la structure
axiomatique nous fait facilement perdre de vue qu'elle se rapporte à des
situations empiriques. Si de la façon esquissée plus haut, en liaison avec
les expériences sur le « remplissage » de la boîte, la notion d'espace est
formée, celui-ci est de prime abord limité. Mais cette limitation parait
accessoire, parce qu'on peut apparemment toujours introduire une boîte plus
grande qui enferme la plus petite. L'espace apparaît ainsi comme quelque
chose d'illimité. (...)
Quand une boîte plus petite b est au repos relatif à l'intérieur d'une boîte
vide plus grande B, l'espace vide de b est une partie de l'espace vide de B,
et aux deux boîte appartient le même « espace » qui les contient toutes les
deux. Mais la conception est moins simple, si b est en mouvement par rapport
à B.
Alors on est porté à penser que b enferme toujours le même espace, mais une
partie variable de l'espace B. On est ainsi forcé de coordonner à chaque
boîte un espace particulier (qu'on ne conçoit pas comme limité) et de
supposer que ces deux espaces sont en mouvement l'un par rapport à l'autre.
Avant que l'attention soit attirée sur cette complication, l'espace apparaît
comme un milieu non limité (réceptacle) dans lequel les objets corporels se
déplacent. Or, il faut penser qu'il y a un nombre infini d'espaces qui sont
en mouvement l'un par rapport à l'autre. La conception que l'espace jouit
d'une existence objective indépendante des objets appartient déjà à la
pensée préscientifique, mais non pas l'idée de l'existence d'un nombre
infini d'espaces en mouvement l'un par rapport à l'autre. Cette dernière
idée est certes logiquement inévitable, mais pendant longtemps elle n'a pas
joué un rôle important, même dans la pensée scientifique.
(1) : La tentative de Kant de supprimer le malaise en niant l'objectivité de
l'espace peut à peine être prise au sérieux. Les possibilités de position,
personnifiées par l'intérieur d'une boîte, sont dans le même sens objectives
que la boîte elle-même et les objets qui peuvent y être placés.
(Note de Einstein).