Histoire du quinquennat

Le Tournant anti-capitaliste du Front National. Retour sur un renouveau idéologique des années 1990
Par Sylvain Crépon

Sylvain Crépon « Anti-utilitarisme et déterminisme identitaire », Revue du MAUSS, 2006, n° 27, pp. 240-251.

 

Dans le courant des années quatre-vingt-dix, le Front national entame un renouveau de son discours qui tranche avec la ligne idéologique qui était la sienne depuis sa création en 1972. Affichant un souci pour les questions sociales, fustigeant les excès du libéralisme économique et se montrant de plus en plus critique vis-à-vis de la politique extérieure des états-Unis, il semble se détourner du soutien inconditionnel à la libre entreprise, au cantonnement de l’état à ses seules fonctions régaliennes et à la défense de l’alliance Atlantique qui le caractérisait jusqu’alors. Et ce dans un contexte politique qui voit son électorat s’accroître chez les populations défavorisées, devenant notamment le premier parti chez les ouvriers. Ce renouveau idéologique l’amène à condamner l’utilitarisme de la société de consommation dont l’égoïsme matérialiste constituerait l’une des principales causes de la « décadence » en détournant les individus de toute solidarité traditionnelle (fraternelle, familiale, ethnique) au bénéfice de solidarités « abstraites », les classes sociales ou les appartenances politiques. C’est ainsi que le Fn critique de plus en plus fermement la dérégulation internationale des marchés, où le brassage des hommes et des biens dont elle est le vecteur, tout en menaçant l’économie du pays, affaiblirait l’homogénéité du corps national.

Curieux revirement pour un parti dont le président prétendait incarner jusqu’à la fin des années quatre-vingt la vraie droite, notamment dans le domaine économique, en se déclarant un partisan inconditionnel du « laisserfaire », et pour qui la droite « classique » avait renié depuis longtemps ses propres valeurs. Ce n’est donc pas par hasard que se développe durant la même période la fameuse thématique du « ni droite ni gauche… Français ». Lancée par le Front national de la jeunesse en 1994 – où elle rencontre rapidement un large succès –, elle est reprise par plusieurs dirigeants frontistes de premier plan dès la seconde moitié de la décennie [1] ; et cela, bien qu’elle ait pu provoquer (et provoque encore) des remous internes et demeure l’enjeu de stratégies électoralistes. Ce repositionnement sur l’échiquier politique est néanmoins conforme à l’obsession identitaire du parti d’extrême droite : en provoquant un affrontement entre des catégories jugées artificielles, ces clivages menaceraient la cohésion de la nation.

Autant d’arguments – critique de l’individualisme anonyme de la société marchande et de la fragmentation de la nation en intérêts opposés – qui montrent que l’extrême droite contemporaine renoue avec les fondements de sa doctrine des années trente [2]. En refusant d’être englobé dans un échiquier politique dont il conteste les principales catégories de la pluralité – la gauche et la droite – mais également de s’inscrire dans toute pluralité, nécessairement synonyme de division, le Front national s’inscrit en dehors de toute perspective démocratique. Pour évident qu’il puisse paraître, ce point mérite d’être rappelé avec force à l’heure où certaines mouvances issues de l’extrême droite – et qui ont par ailleurs influencé le Front national dans ses nouvelles orientations idéologiques, comme nous allons le voir – montrent une certaine bienveillance vis-à-vis de la contestation de l’utilitarisme de la société marchande par des groupes issus de la gauche. Et ce à la faveur d’un contexte qui voit les clivages politiques et sociaux devenir toujours plus abstraits dans les représentations, principalement chez les jeunes générations. À vouloir dépasser ce point de clivage entre gauche et droite – voire entre gauche et extrême droite – au nom de la lutte contre un « ennemi » commun, et ce bien que cette lutte soit établie à partir de valeurs distinctes, cette bienveillance ne risque-t-elle pas d’aboutir à une indifférenciation entre les positions des uns et des autres, indifférenciation qui s’inscrit précisément dans la perspective d’abolition de la pluralité politique chère à l’extrême droite ? telle est la problématique que je voudrais explorer ici en évoquant les raisons de cette réémergence de l’anti-utilitarisme au sein de l’extrême droite dans le contexte actuel.

Le renouveau idéologique du GRECE

À la fin des années soixante, passé la contestation poujadiste et la lutte contre la décolonisation et engluée dans son passé collaborationniste, l’extrême droite française est devenue marginale. Elle n’existe plus qu’à travers des groupuscules ou des partis minoritaires qui ne possèdent ni l’infrastructure ni une influence suffisantes pour se donner une visibilité à l’échelle nationale. Prenant la mesure d’un tel délabrement idéologique et politique, un mouvement atypique va entreprendre une refonte des idées de la mouvance.

Fondé en mars 1968 par l’intellectuel Alain de Benoist, le GRECE (Groupement de recherche et d’étude pour la civilisation européenne) se veut un groupe de pensée et non un parti politique. Prenant la mesure de l’impasse tant idéologique que politique dans laquelle se trouve l’extrême droite depuis la découverte des camps nazis, puis la fin de la guerre d’Algérie, les « grécistes » prétendent donner une nouvelle légitimité à la vieille antienne anti-égalitariste de l’extrême droite. Ce travail est tout d’abord axé sur la thématique identitaire. Dans les premières années de son existence, le GRECE tente de remettre au goût du jour le racialisme à l’aide de disciplines telles que la sociobiologie et l’éthologie. L’objectif consiste à rasseoir dans les consciences la supériorité de la race blanche. Mais devant l’échec de cette tentative, il change d’orientation. La critique de l’égalitarisme s’appuie ainsi de plus en plus sur des concepts empruntés à l’anthropologie, comme le relativisme culturel.

Désormais, le terme de culture se substitue à celui de race et la supériorité s’efface au profit de la préservation des particularismes des sociétés. Il s’agit moins de proclamer la supériorité d’une espèce que de revendiquer une égalité, mais dans le même temps une étanchéité entre les cultures, seul moyen pour les peuples de préserver leur identité.

Cette revendication du droit à la différence culturelle – le « différentialisme » – permet au GRECE de se présenter, comme l’analyse de P.-A. taguieff [1994], comme le « parti de la diversité et de la tolérance contre celui de l’uniformité impériale et de la déculturation des peuples ». Ce qui amène le groupe d’Alain de Benoist à prendre de plus en plus ses distances avec le nationalisme expansionniste du temps de la colonisation et donc à se couper des membres du Fn, constitué d’anciens de l’Algérie française et de la guerre d’Indochine. Il reste que la tolérance affichée est uniquement envisagée sur un mode holiste, au sens que L. Dumont [1983] donne à ce terme : une idéologie qui « néglige ou subordonne l’individu humain ». Les grécistes critiquent dans cette perspective l’« hypermoralisme des droits de l’homme » – dont l’« universalisme homogénéisant » est considéré comme un « ethnocentrisme » en ce qu’il ne respecterait pas le primat des « identités collectives héritées » [de Benoist, Champetier, 1999]. D’où le rejet du principe de l’intégration ou même des processus d’acculturation, qu’ils soient individuels ou collectifs. troublante transposition de principes issus des droits de l’homme (égalitarisme, universalisme) appelant au respect de la personne humaine, l’individu, à celles d’entités holistes déclinées sur un mode ethnique (comme Herder l’avait déjà fait en son temps – cf. Dumont, 1983) et provenant d’une récupération de la littérature anthropologique.

Afin de contrer les « dangers » du métissage et du cosmopolitisme résultant des flux migratoires, est développé l’idée d’un « tiers-mondisme différentialiste » [taguieff, 1994], qui stipule comme remède à l’immigration une aide au développement des pays du tiers monde. L’objectif consiste en ce que les pays du Sud comme ceux du nord puissent sauvegarder leurs spécificités culturelles en évitant tout mélange de populations « incompatibles » et trouvent par ailleurs un modèle de développement économique en harmonie avec leurs fondements culturels. Car bien qu’anticommuniste, le GRECE critique de plus en plus violemment le libéralisme économique, allant même jusqu’à le désigner comme son « ennemi principal » [de Benoist, Champetier, 1999]. L’utilitarisme de la société de consommation, devenu un modèle unique de développement économique, constituerait selon les grécistes une menace pour l’identité culturelle des peuples, en faisant de la « valeur marchande l’instance souveraine de toute vie commune » [ibid.]. Désormais affranchies de toute contrainte, les « pulsions individualistes et économicistes » déboucheraient sur une « concurrence généralisée » [ibid.], avec pour conséquence la désagrégation du lien social. Or, pour les tenants du GRECE, seules les communautés traditionnelles « enracinées » sont à même de réinstaurer une socialisation efficace en regroupant des individus issus d’une même origine culturelle, pour ne pas dire ethnique. Principe qui n’est finalement pas très éloigné des fondements de la loi d’un ordre naturel cher à l’extrême droite depuis ses origines[3]

Rejetant aussi bien le capitalisme que le socialisme, le GRECE prétend établir les fondements d’une troisième voie. Cette quête amène les grécistes à remettre en cause les clivages politiques, devenus selon eux « obsolètes » au regard des « aspirations populaires », le politique devant désormais s’adapter « aux structures de base » [de Benoist, Champetier, 1999], les communautés déclinées sur le mode traditionaliste précédemment décrit. C’est également au nom de l’anticapitalisme qu’ils condamnent l’OtAn, selon eux le bras armé des états-Unis en Europe, ces derniers constituant le symbole d’un nouvel impérialisme et d’un capitalisme apatride. Il reste que si ce renouveau idéologique rend de plus en plus problématiques les liens du GRECE avec le Fn jusqu’à la fin des années quatre-vingt, c’est à partir du début des années quatre-vingt-dix que leurs visions vont se rapprocher.

Le GRECE, principale source d’influence du FN

Créé le 5 octobre 1972, le Front national illustre à ses débuts la nostalgie du combat contre la décolonisation, son comité de direction regroupant d’anciens partisans de l’Algérie française, issus notamment de l’OAS. La première ligne politique de ce nouveau parti se situe contre l’« égalitarisme utopique » et le « cléricalisme marxiste », en un mot, contre « toutes les doctrines supposées contraires aux lois d’un ordre naturel » [Chebel d’Appollonia, 1988]. Cette ligne l’amène à axer son combat sur la défense de l’identité de la France – l’opposition à l’immigration devient centrale dès la création du mouvement – ainsi que – pour le thème qui nous intéresse – sur la libre entreprise et la libre concurrence. La lutte contre le communisme et le ralliement atlantiste qui la sous-tend devient son autre grand axe idéologique. C’est ainsi que Jean-Marie Le Pen fait de Ronald Reagan, dans le courant des années quatre-vingt, son modèle politique (ils se rencontrent en 1987 aux états-Unis) en louant son conservatisme politique et l’ultralibéralisme de sa politique économique.

Jusqu’à la fin des années quatre-vingt, si des passerelles existent malgré tout entre le GRECE et le Fn[4] leurs prises de position respectives (sur l’économie, la période coloniale, l’affrontement Est-Ouest, ou même la religion[5]) les empêchent de mener une lutte commune. Or, l’effondrement du communisme soviétique va bouleverser cette irréductibilité idéologique. Si l’influence du GRECE décline dans les champs politique et intellectuel à partir de la fin des années quatre-vingt, dès le début des années quatre-vingt-dix, le Front national s’inspire de plus en plus ouvertement de ses idées (sans pour autant que les deux mouvements en viennent à se rapprocher). Celles-ci lui permettent en effet de s’adapter à la nouvelle donne internationale et à ses répercussions dans le débat politique français. Cela va se manifester notamment au niveau des thématiques identitaire, économique et politique.

Le différentialisme apporte tout d’abord une nouvelle sémantique du traitement de l’immigration. Celle-ci était uniquement condamnée jusqu’alors pour la soi-disant menace qu’elle faisait peser sur les emplois des Français ainsi que sur leur sécurité. S’ajoute désormais à cet argumentaire le fait qu’elle constituerait une menace pour l’intégrité culturelle de la nation, mais également qu’elle couperait les immigrés de leurs origines culturelles, faisant d’eux des « déracinés ». Ce qui permet au Fn de se faire l’apôtre d’une certaine forme d’altérité et de contourner ainsi la législation condamnant les propos racistes, tout en entretenant naturellement une ambiguïté bienveillante avec son traditionnel discours raciste et xénophobe. Mais c’est surtout à travers l’opposition du Front national aux deux guerres qui ont impliqué l’Irak que ce discours va prendre toute son importance.

La position du FN face à la guerre en Irak

La récupération du discours différencialiste a motivé en effet une critique toujours plus cinglante des états-Unis, dont Le Pen n’a cessé depuis la première guerre du Golf en 1991 de condamner les visées impérialistes, au nom précisément du respect de l’intégrité des nations et des cultures. Cette guerre, puis l’invasion de l’Irak par les troupes américano-britanniques ont renforcé l’anti-américanisme de l’ensemble de l’extrême droite française pour laquelle impérialisme et capitalisme vont désormais de pair. Pour Le Pen [2003a] en effet, l’invasion de l’Irak a eu pour but d’enrôler « les masses musulmanes […] sous les bannières du Veau d’or et du grand prêtre Dollar », les états-Unis se comportant « au Moyen-Orient comme Cortès vis-à-vis des Incas : hier comme aujourd’hui on s’empare de l’or et on veut convertir les infidèles [6] ». On mesure ici tout le chemin parcouru par la vieille garde du Fn, vétéran des guerres coloniales, défenseur en d’autres temps du libéralisme économique le plus strict et atlantiste convaincu. La polarité du monde ne se fait désormais plus entre capitalisme et communisme mais entre l’hégémonie de l’« impérialisme américain » et la défense des identités nationales.

Cette réappropriation du différentialisme a eu par ailleurs pour effet de modifier l’expression de la xénophobie envers les populations arabes. Car, si Jean-Marie Le Pen continue de stigmatiser très violemment les populations d’origine maghrébine vivant sur le sol français, paradoxalement, il s’est voulu, au cours de ces deux campagnes irakiennes, le défenseur le plus intransigeant du monde arabo-musulman face aux poussées « impérialistes » des états-Unis. Ce qui l’a amené à défendre la dictature de Saddam Hussein – pourvoyeur selon lui d’« une grande politique sociale », ce qui fait que les Irakiens « lui gardent toute leur confiance » [2003a] – et à entretenir, au début de l’invasion de l’Irak, une ambiguïté avec le terrorisme islamiste dans des discours aux relents quasi djihadistes : « C’est kamikaze, le vent divin, qui mit jadis en déroute les ennemis des Japonais, c’est peut-être le souffle d’Allah qui soulève les dunes du désert et les jette sur les convois d’assaillants » [ibid.].

Cette condamnation de l’intervention américaine en Irak au nom du différentialisme – qui stipule que si l’on veut « être respecté dans les termes et les formes de notre civilisation chrétienne », cela implique que l’on respecte « le droit qu’ont les autres de vivre à leur guise chez eux » [ibid.] – se fait au nom de valeurs qui s’affranchissent allègrement de toute éthique démocratique. En effet, en légitimant l’une des pires dictatures en place à l’époque ou en montrant une certaine mansuétude vis-à-vis du terrorisme, le leader frontiste sous-entend qu’un régime ou un groupe politique n’a pas à être jugé en fonction de sa propension à respecter les valeurs universelles des droits de l’homme. De sorte que le différentialisme de Le Pen en vient à légitimer un régime de terreur, assimilé à une culture authentique, et donc légitime, qui a toute sa place dans l’ordre différentiel du monde. Cette réappropriation du différentialisme montre ainsi que le Front national s’est adapté très adroitement au contexte politique de son époque en bénéficiant pour ce faire du travail intellectuel développé par le GRECE depuis trente ans.

L’antimatérialisme économique

Le Front national a également puisé au sein du GRECE la thématique de l’anti-utilitarisme marchand. Celui-ci ne renvoie évidemment pas à un discours égalitariste. tout comme pour le GRECE, le matérialisme est condamné en ce qu’il détourne les individus des valeurs spirituelles de la nation – l’enracinement dans la terre et les traditions – qui constituent pour l’extrême droite le fondement de l’humain. Le programme du Fn en cours dans les années quatre-vingt-dix le résume en ces termes : « Comment ne pas voir que cette conception de la vie économique [celle du « libre-échangisme », selon la terminologie lepéniste] menace de disparition un univers où les hommes se réunissaient au sein de communautés historiques, y bénéficiaient d’un héritage, d’un patrimoine et de qualités propres, pour lui substituer un monde organisé selon des concepts et des mécanismes abstraits, détachés des réalités physiques, culturelles, sociales, nationales ? C’est l’idée même de nation que cette entreprise d’uniformisation met en péril » [Front national, 1993].

Désormais, l’antimatérialisme économique du Front national se conjugue avec la condamnation du processus de la mondialisation économique. Pour le président du Front national, le « mondialisme » correspond en effet à une « doctrine » qui « subordonne la terre entière aux dogmes mercantiles et finalement à une idéologie totalitaire sous des dehors libéraux », celle-ci semblant de surcroît « vouer la terre à une uniformité réductrice » [Le Pen, 2003b]. Un discours que ne renierait pas A. de Benoist, qui condamne tout aussi fermement et dans des termes très proches ce processus de globalisation. De par les flux migratoires, la concurrence interplanétaire et le modèle unique de développement économico-politique – lié au consumérisme effréné qu’elle génère –, la globalisation est perçue comme le vecteur d’un matérialisme menaçant à terme l’intégrité culturelle des nations. L’imposition d’une concurrence économique effrénée, à laquelle s’ajoutent des limites sans cesse croissantes à l’action régulatrice des institutions politiques, est donc moins synonyme de paupérisation et d’inégalités sociales que d’une remise en cause des communautés organiques traditionnelles. L’ultralibéralisme n’est en ce sens pas critiqué au nom de valeurs égalitaristes, le programme économique du Front national étant pour l’essentiel d’essence libérale avec une forte propension protectionniste.

Le rejet des clivages politiques et sociaux

Autre emprunt fait au GRECE, le rejet des clivages politiques et sociaux. Selon les tenants frontistes du « ni droite ni gauche… Français », ces clivages sont devenus obsolètes, la droite et la gauche appliquant des politiques rigoureusement similaires. Dans le même temps, ils diviseraient la nation dans un contexte où il serait plus urgent de se regrouper afin de faire face efficacement à l’état de « décadence » qui touche le pays. Samuel Maréchal [1994] – président du Front national de la jeunesse dans le courant des années quatre-vingt-dix et par ailleurs gendre de Jean-Marie Le Pen – écrit dans cette optique : « Il va sans dire que lorsque nous prônons la fin de ce clivage […] il ne s’agit pas d’une quelconque redistribution de cartes ou d’un nouveau mistigri électoral, mais d’un changement radical du paysage politique et de la fin de cette guerre civile larvée qui fait s’opposer artificiellement une partie du peuple français contre l’autre au seul profit des politiciens. »

À l’instar du GRECE, ce rejet des clivages s’inscrit dans l’obsession identitaire de l’extrême droite. Plutôt que de se diviser sur des questions politiques et sociales, les Français – nécessairement « de souche » ou d’origine européenne – doivent serrer les rangs autour de ce qu’ils ont en commun : leur identité déclinée sur un mode ethnique et culturel. Le corps national doit rester pur de toute contamination extérieure – les étrangers non européens – et de toute idéologie « de rupture » remettant en cause son homogénéité, tel l’égalitarisme, qu’il soit lié au sens tocquevillien d’égalité des conditions ou au sens socialiste de lutte contre les inégalités de classe.

Cette thématique a été empruntée par le parti frontiste à la faveur d’un contexte politique dans lequel le brouillage entre la droite et la gauche n’a effectivement cessé de s’accentuer depuis une vingtaine d’années dans les représentations des individus. En France, ce phénomène a émergé avec le « retournement » idéologique de la gauche qui, après son arrivée au pouvoir en 1981, est passée d’un socialisme présenté comme une alternative au capitalisme à un socialisme acquis au « principe de réalité » de l’économie de marché. Ce changement n’a pas été sans incidences sur la manière dont les électeurs se sont représentés le conflit gauche/droite. Désormais, la gauche n’a plus de grand projet alternatif à proposer et la droite n’est plus seule sur le terrain de la gestion libérale et ne peut plus, depuis 1989, se présenter comme l’ultime rempart face à la menace soviétique [Schweisguth, 1994]. Alors que la gauche concurrence la droite sur la capacité à gérer l’économie de marché, la droite tient un discours social-démocrate en affichant son souci des questions sociales. Elle évite donc toute référence à l’ultralibéralisme économique, cela lui ayant été fatal lors de l’élection présidentielle de 1988. La campagne chiraquienne de 1995, axée sur la nécessité de résorber la fameuse « fracture sociale », en a constitué l’illustration la plus probante. nul doute que dans un tel contexte les repères idéologiques de droite et de gauche parlent de plus en plus imparfaitement à une partie de l’électorat prompte à se détourner de la politique. Ainsi, de 1995 à 2002, la part de l’électorat qui se déclare ni de droite ni de gauche oscille entre 20 % et 25 % [Grunberg, Schweisguth, 2003].

En proposant de substituer la problématique identitaire à la problématique de classes, le Fn n’a pas été sans attraits pour une partie de la classe ouvrière marginalisée économiquement et s’estimant trahie ou mal défendue par les partis de la gauche traditionnelle et qui ne pouvait pas pour autant se résoudre à voter pour la droite [Mayer, 1999]. Le discours fortement protestataire du leader frontiste contre les « élites » et les « nantis » a ainsi constitué un des rares moyens d’exprimer cette déshérence sociale et politique souvent vécue comme un abandon [Perrineau, 1997]. Ce qui peut expliquer ses scores élevés auprès de cette catégorie d’électeurs. Dans le courant des années quatre-vingt-dix, le vote Front national ne cesse en effet de progresser chez les ouvriers pour atteindre 30 % à la présidentielle de 1995, puis 24 % aux législatives de 1997, faisant à l’époque du parti frontiste le principal « représentant » de l’électorat ouvrier[7]. Il était dès lors logique que le président du Fn flatte cette manne électorale en « gauchisant » quelque peu son discours sans que cela lui demande beaucoup de concessions, étant de toute façon exclu de toute participation à un quelconque gouvernement [8] Dans le même temps, la mise en avant de la thématique du « ni droite ni gauche » lui permettait de ne pas s’aliéner le monde de la boutique – commerçants et artisans –, son électorat traditionnel.

La démocratie évincée

Il s’agit donc pour le Front national de lutter autant contre le clivage de classes que contre le libéralisme économique. Le premier en tant qu’il divise la nation, le second en tant qu’il pervertit ses valeurs spirituelles. Pour autant, ces deux phénomènes ne sont pas déduits l’un de l’autre. Il n’est évidemment pas question pour Jean-Marie Le Pen de combattre le capitalisme dans le but d’en finir avec les inégalités sociales. L’économique et le politique sont ici inextricablement liés à la thématique identitaire. C’est dans cette perspective qu’il faut interpréter la revendication d’une politique protectionniste et souverainiste débouchant sur la condamnation du traité de Maastricht, de la future constitution européenne, de l’euro, des accords du GAtt ou de l’OMC [9] Avant d’être perçus comme une menace pour les acquis sociaux ou les principes démocratiques, ils sont présentés comme une menace pour l’intégrité de l’identité nationale. Ce nouveau Front national n’est donc pas assimilable à une « droite extrême qui serait une caricature de la droite » comme le résume Pascal Perrineau [1997]. De fait, il se rapproche davantage sur ce point de l’extrême droite en s’inscrivant en dehors du jeu politique et donc de toute perspective démocratique concrète.

Si l’extrême droite s’est réappropriée le vocable démocratique – par exemple, en voyant dans la mondialisation une dimension « totalitaire » –, sa vision différentialiste du monde demeure cependant incompatible avec les fondements de la pluralité. L’universalisme et l’égalitarisme ne concernent ici que des entités supra-individuelles impliquant un déterminisme de la collectivité sur les individus. Si à l’échelle de la planète, il est question de postuler une égalité entre les cultures, d’un point de vue interne à la nation, ne peuvent devenir citoyens – et donc participer à l’articulation des droits et devoirs régissant l’entité nationale – que ceux qui partagent une même communauté d’origine [10] Dans cette optique, la citoyenneté ne peut être accordée qu’en vertu d’une filiation ethnique. Ce qui implique une stricte inégalité au sein de l’espace d’action des démocraties. La pluralité tant mise en avant n’est dès lors plus politique – au sens arendtien du terme, c’est-à-dire en tant qu’elle repose sur la variété des représentations et opinions qui composent une communauté et leur libre expression dans l’espace public – mais substantialiste, impliquant une assignation des individus à leur communauté d’origine.

Désormais, la seule polarité politique envisagée par le Front national ne se fait pas entre la droite et la gauche, mais entre les nationalistes, attachés à la préservation des identités nationales, et ceux qu’il définit comme les « cosmopolites », terme qui englobe les « mondialistes », les « euro-fédérastes » (symbolisant de potentiels violeurs de la pureté identitaire) ou même le lobby « pro-immigration », à qui il imputerait l’objectif commun de vouloir anéantir les particularismes nationaux – voire même civilisationnels – à travers la mise en place d’un brassage ethno-culturel. Ces « idéologies » sont donc situées dans une problématique également identitaire, mais à rebours de celle du Fn puisqu’elles chercheraient à détruire sciemment l’identité des peuples.

Ce qui revient à tenter de faire du parti de Jean-Marie Le Pen l’épicentre du système politique français en ce qu’il dicterait sa problématique idéologique à l’ensemble des autres tendances politiques.

Conclusion

On conviendra que le processus de la mondialisation peut susciter des inquiétudes légitimes de par son modèle unique de développement économique et social faisant fi des particularismes culturels. Mais c’est oublier un peu vite, comme le rappelle B. Barber [1996, p. 122], qu’il est avant tout susceptible d’avoir des incidences sur les principes démocratiques en « abandonnant le bien commun aux mains du secteur privé », en « subordonnant l’intérêt public aux intérêts particuliers » et en s’émancipant de l’espace d’action des démocraties – les états-nations ou les entités supranationales telles que l’Union européenne. Autant de thématiques qui n’intéressent pas Jean-Marie Le Pen. Seule compte à ses yeux la préservation des caractères spirituels de la nation, son homogénéité ethnique. Principes en vertu desquels doit se structurer la vie politique de la nation, impliquant, implicitement ou pas, l’éradication des valeurs démocratiques. De surcroît, le rejet des clivages politiques et sociaux articulés autour de la gauche et de la droite – au travers desquels s’est structuré le pluralisme républicain – illustre cette tentative de marginalisation de la pluralité politique.

Il faut néanmoins convenir que le Front national s’est adapté très intelligemment aux bouleversements de son époque, ce qui lui a permis de rester omniprésent sur la scène politique. Ainsi, son discours identitaire est apparu dans un contexte où la question du rapport à l’Autre a constitué un des enjeux politiques les plus importants depuis la dernière décennie. En témoignent les questions liées à l’immigration – sans-papiers, multiples réformes du Code de la nationalité, double peine, modèles d’intégration –, à l’identité de la France au sein de l’Union européenne, au port du voile islamique à l’école publique, etc., qui depuis vingt ans ne cessent d’émailler le débat politique français et que le Fn amplifie en retour. De plus, son rejet des clivages politiques et sociaux a correspondu avec un contexte politique dans lequel ceux-ci ont tendance à devenir effectivement flous dans les représentations des individus.

Si peu de doutes peuvent être émis sur le fait que le Front national est effectivement un parti d’extrême droite dont l’idéologie s’applique à saper les fondements démocratiques, son adaptation aux problématiques économiques et politiques actuelles contribue sans aucun doute à rendre légitime une partie de son discours auprès d’un électorat précarisé qui, ne se reconnaissant plus dans l’offre politique traditionnelle, est susceptible de se sentir abandonné par les instances tant politiques que publiques. ne se voyant manifestement pas proposer des outils susceptibles de se situer politiquement par rapport aux nouveaux enjeux utilitaristes de la mondialisation, cet électorat peut dès lors être tenté de se tourner vers les identités communautaristes les plus grégaires. Avec le risque qu’elles soient perçues comme l’ultime alternative efficace face à un monde où le règne d’une dérégulation toujours plus grande, en plus d’accentuer la paupérisation, déstructure effectivement les liens sociaux, qu’ils soient culturels ou politiques. C’est donc de leur capacité à mobiliser cet électorat déshérité, principal perdant des nouvelles formes de l’utilitarisme marchand, que dépendront les succès ou les échecs des mouvements progressistes attachés aux valeurs démocratiques, face à la double menace de la globalisation effrénée et de l’irrédentisme identitaire.

 



Bibliographie

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Notes

[1] Bruno Gollnisch la reprend dès décembre 1995 dans un discours adressé aux jeunes militants Fn. Jean-Marie Le Pen avance quant à lui lors de la campagne présidentielle de 2002 qu’il est « socialement de gauche » et « économiquement de droite ».

[2] Ce renouveau n’est en effet pas sans rappeler la doctrine du « ni droite ni gauche » du Parti populaire français de Jacques Doriot qui condamnait en son temps le matérialisme marchand du capitalisme, destructeur de l’« âme des peuples ».

[3] Fort de sa critique de l’utilitarisme marchand, A. de Benoist – qui a repris à son compte la sémantique maussienne du don – a tenté, il y a une dizaine d’années, un rapprochement avec des structures progressistes, réfléchissant aux évolutions des processus économiques contemporains et à l’éventuelle constitution d’une alternative. Or, comme on a pu le voir, si l’« ennemi » est commun, les valeurs motivant sa condamnation et les alternatives avancées restent pour le moins irréductibles. À commencer par la manière d’envisager le principe de l’égalité, qui reste pour le GRECE fondamentalement holiste en évacuant l’égalité entre les individus. Je renvoie ici à l’éclairante analyse critique faite par A. Caillé [1991].

[4] Dans les années soixante-dix/quatre-vingt, certains membres du club de l’Horloge, structure à l’origine complémentaire du GRECE dont l’objectif était de pénétrer les grands partis de droite, rejoignent le Front national. Parmi eux Jean-Yves Le Gallou et Bruno Mégret. Plus proches des thèses droitières du Fn – ce qui entraînera une scission avec le GRECE dans les années quatre-vingt –, les « horlogers » apportent néanmoins avec eux toute la sémantique différentialiste.

[5] Le GRECE prône un néopaganisme tandis que le Fn s’en tient au catholicisme traditionaliste.

[6] J.-M. Le Pen, discours prononcé le 2 février 2003 à Paris lors de la manifestation de soutien à l’association SOS enfants d’Irak (association créée par sa femme Janie et dont le but consistait à apporter une aide humanitaire à l’Irak pendant l’embargo décrété par l’OnU).

[7] Source : sondages post-électoraux SOFRES, cité par P. Perrineau [1997]. Lors de la présidentielle de 2002,24 % des ouvriers ont voté pour J.-M. Le Pen au 1er tour et 25 % au second, le chiffre tombant à 13 % lors du 1er tour des législatives qui ont suivi.

[8] Ainsi, le 1er mai 1997, lors d’une allocution clôturant la traditionnelle célébration frontiste de Jeanne d’Arc, Jean-Marie Le Pen rendait hommage à la lutte pour les acquis sociaux : « Certes, et Dieu merci chez nous au moins, même s’il existe encore des métiers dangereux et pénibles, et qui tels, ne reçoivent pas la rémunération et la considération qui seraient justes, reconnaissons que des progrès ont été réalisés et qui doivent, il faut le dire, plus aux luttes des travailleurs qu’à la mansuétude des possédants. » Et d’ajouter aussitôt un élément de nuance : « Même si, en particulier à droite, des esprits généreux et lucides tentèrent d’arracher ceux-ci à la servitude prolétarienne. »

[9] Il faut indiquer que le GRECE s’est écarté quant à lui, dans le courant des années quatrevingt, de la référence à la nation en prônant un régionalisme intégré dans le cadre de l’Union européenne. Ce qui a poussé Alain de Benoist à soutenir l’adoption de la monnaie unique.

[10] Il est significatif que les syndicats que le Fn a tenté de mettre en place dans le courant des années quatre-vingt-dix se soient revendiqués, pour l’essentiel, de la « défense des travailleurs français », inscrivant ainsi leurs revendications sociales dans le débat identitaire.