palimpseste Chroniques

Spirituel et temporel ... ou
l'hommage du vice à la vertu

Devant, la dépouille, le corps embaumé, le visage vitreux, quelque chose comme l'exhumation des pratiques antiques pour mieux conjurer l'offense d'une éternité perdue. Le vicaire du Christ s'est éteint, mais glisse pourtant dans la sempiternité grâce à l'itérative répétition de la tradition. Le pape de la modernité est réduit, comme par enchantement, à ce qu'il ne cessa jamais d'être: l'essence même de ce qui se conserve, l'icône même de ce qui conserve. Curieuse inversion de la donne : celui qui, par l’énergie de son magistère, la fougue presque juvénile d’un apostolat guerrier, voulut faire plier les puissants, et y parvint, ou, tout du moins, réussit à glisser sa pierre d’achoppement sous les pas de la puissance délétère, celui-là désormais est couché devant eux, presque effacé déjà d’être encore là,  gisant.

Le visage, cireux, tourné vers la droite, il cesse d’être l’avenir ; il ne regarde plus que le passé. Le corps, incliné, barre l'image de la gauche vers le bas, et cette discrète inclinaison désigne combien la souffrance du Christ reste le sens même de la chrétienté.

Du rouge au blanc, du sang vers la lumière; du pourpre au lys! comme pour mieux souligner, en arrière plan la noire médiocrité des temps, des temporels. Figé dans la position même de la mort, couché quand le temporel lui, reste debout, Jean-Paul II joue ainsi à front renversé. C'est au moment de l'extrême faiblesse que la puissance s'accomplit.

Ces deux lectures s’équivalent : et, du rouge ou du noir, comment savoir qui l’emporte ? Qu’importent les individus, seule se prolonge l’humanité qu’ils dirigent ou guident ! on aimerait le croire. Derrière: la horde compassée du temporel. La présidence américaine se joue, elle aussi de la perpétuation. Trois Bush pour un Clinton. Premier contraste; première opposition: le nombre d'un côté, l'unicité de l'autre. Il faut au moins trois présidents encore vivants pour tenter d'accompagner la langueur de ce pontificat. Le temporel, c'est ce qui passe le long sempiternel de la mission hiératique du vicaire. Seconde opposition: de génération autant que de camp politique. Deux républicains pour un démocrate; un new born pour deux aimables mécréants. Bush fils, comme son épouse, comme aspirés dans une prière où le désespoir semble le disputer aux lamentations de Jérémie; Bush père, compassé dans cette roide froideur que l'éducation confère à l'officielle cérémonie, ennuyeuse mais à quoi nul ne peut se soustraire; Clinton, enfin, le regard ailleurs, en quête goguenarde de la caméra qui donnerait enfin sens à sa présence.

Trois façons d'incarner le politique. De l'un à l'autre le temps glisse, qu'importe le sens, tant il semble que du passé vers l'avenir ou, au contraire, à rebours, tout semble revenir au même, à cette lente inclination vers la souffrance qui seule ponctue l'être. Ces trois présidents, auxquels manque Reagan déjà disparu, marquent à l’envi la longueur de ce pontificat. A leur manière, ils incarnent la continuité de l’état. Le roi est mort, vive le Roi ! Les mandats sont courts, mais les politiques restent identiques, aisément identifiables, en tout cas. A gauche, le sabre, évident, sous les oripeaux de la piété, même pas feinte, illustrant l’hideuse connivence d’avec l’église. Le clergé aime la guerre comme ce qui justifie l’apostolat et rassemble le troupeau des fidèles. Epaulé par la peu discrète épouse, conférant à cette puissance l’aura tellement humaine d’une piété simple et archaïque, l’homme baisse la tête, ivre de soumission feinte, prompt à fourbir ses armes, prêt à poursuivre sa croisade contre le mal. Humble devant tâche eschatologique le dépassant si évidemment, il y a dans cette génuflexion, toute la suavité que l’histoire sut mettre dans le partage des âmes et des terres. Le goupillon toujours bénit le sabre, enchanté autant qu’horrifié par le cliquetis des armes. A droite, le politique pur, moderne et communicant, pêcheur parmi les pêcheurs, avide de mains tendus et de gestes glorieux. Homme de paix, ou qui la tenta, il est aux antipodes de son successeur. Il ne regarde nulle part : la dépouille ne retient pas son attention ; ni le recueillement son effort. Son temps est passé déjà, l’oeil mi clos croise le regard éteint du défunt. Qu’importent au fond ces figures de cire : toujours le temporel tenta de s'affranchir du spirituel; toujours ce dernier s'accommoda du temporel! Sauf que dans l'affaire on éprouve du mal à discerner le spectacle du rituel. La caméra est là, point de fuite obligé de toute la scène. La comédie ne fut jouée que pour elle. Le théâtre plonge ses racines dans la contemplation. Oui, du temple à la scène, il n’est qu’un tout petit pas. Mais qui, ici, le sacrifie à l’autre ?