Histoire du quinquennat

La transition énergétique est un mirage
Mediapart

« Transition : passage graduel d’un état à un autre ; état intermédiaire ». Si vous avez discuté avec un écologiste ces douze derniers mois, l’expression « transition énergétique » ou « écologique » n’a pas pu vous échapper. Loin des polémiques entourant la notion d’économie verte (voir ici), l’idée d’un mouvement vers un nouveau système énergétique, supposé plus économe et plus renouvelable, s’est imposée comme objectif visiblement consensuel.

Alors que la notion de développement durable perd son sens à force de répétitions incantatoires, de récupérations et d’échecs à alléger notre empreinte écologique, la perspective d’un changement progressif de mix énergétique semble, en contraste, plus précis, plus concret et donc plus convaincant. C’est même l’un des rares points communs entre François Hollande, qui la relie à l’idée d’un « nouveau modèle de développement », Greenpeace et les altermondialistes d’Attac ou encore la CGT. Le vocable traverse les discours militants, politiques, économiques et académiques, comme en témoigne ce graphique. C’est une photographie des occurrences de l’expression « energy transition » (en anglais) sur le site de Google books. On voit clairement que son taux de citation explose avec le premier choc pétrolier de 1973, avant de repartir à la hausse au début des années 2000.

Le problème, c’est que, malgré son succès, l’expression suscite peu de discussions sur les réalités qu’elle recoupe. Or, elle pourrait s’avérer trompeuse. « Ce qui est en jeu, c’est une transformation continue de tous les secteurs d’activité, et non pas seulement d’aller un point A vers un point B », analyse Raphaël Billé, coordinateur du programme biodiversité et adaptation au changement climatique de l’Iddri, un think tank de Sciences-Po. Ainsi, l’association Attac insiste, elle, pour parler de transition écologique, sociale et démocratique, afin de politiser ce qui est en train de devenir « un mot-valise », s’inquiète Maxime Combes, l’un de ses militants et coauteur du livre La nature n’a pas de prix, les méprises de l'économie verte (Ed. Les Liens qui libèrent).

Plus de bois, plus de charbon, plus de pétrole...

Surtout, à ce jour, la transition énergétique n’a aucune existence. Dans la réalité de notre monde, les énergies ne se substituent pas les unes aux autres, elles s’additionnent. Ainsi, les États-Unis aujourd’hui forent de nouveaux gisements pétroliers (de schiste), et connaissent un boom du gaz (de schiste), tout en développant les éoliennes et le photovoltaïque, sans arrêter leurs centrales nucléaires ni même leurs sites d’exploitation du charbon.

Idem en Chine, qui construit des réacteurs nucléaires de type EPR, tout en produisant toujours plus d’électricité à partir de charbon et en s’imposant comme un producteur massif de cellules photovoltaïques. Sans oublier la France, qui plante quelques éoliennes, sans réduire son nucléaire ni son hydro-électricité, tout en comptant inaugurer de nouvelles centrales au gaz. C’est un véritable mille-feuilles d’énergies qui se fabrique sous nos yeux, de plus en plus épais au fil du temps.

Dans son ouvrage de référence sur l’histoire des systèmes énergétiques, Global energy shifts, Bruce Podobnik publie un éloquent graphique : il représente l’évolution, de 1800 à 2000, des pourcentages de ce que chaque ressource représente dans le mix énergétique mondial. Qu’observe-t-on ? Alors qu’au seuil du XIXe siècle, le bois et le gaz sont les seules ressources utilisées en grande quantité, deux siècles plus tard, elles le sont toujours. Sauf qu’elles ont été rejointes par… le charbon, l’hydraulique, le pétrole, le nucléaire. 

« Les nouveaux systèmes énergétiques se sont superposés aux plus anciens, qui ont eux-mêmes continué à se développer », explique Bruce Podobnik, « l’évolution vers une plus grande dépendance au charbon qui s’est produite au XIXe siècle, s’est déroulée dans un monde qui consommait de plus en plus de bois. Et de la même façon, le mouvement vers une dépendance accrue vis-à-vis du pétrole et du gaz au XXe siècle, s’est imprimé alors que l’exploitation du charbon continuait de s’étendre ». Si bien que pour le sociologue, la transition énergétique à l’époque moderne est relative. Et que la dépendance mondiale aux hydrocarbures a augmenté jusqu’ici de façon « exponentielle ». 

Faible baisse des gaz à effet de serre soviétiques après la chute du Mur

Cette profondeur historique est indispensable pour comprendre l’ampleur de la tâche à accomplir par la transition écologique. Elle permet de replacer les discours politiques sur l’écologie,  proliférants au moment d’évènements tels que la conférence de Rio+20 sur le développement durable, dans une échelle de taille et de temps.

Par exemple, alors que le monde négocie depuis plusieurs années un accord sur le climat qui veut réduire les émissions de gaz à effet de serre afin de ralentir le changement climatique, il n’est pas indifférent de savoir que seules de graves récessions économiques et grands troubles sociaux ont entraîné par le passé des réductions notables de rejets gazeux. Quand l’économie soviétique s’est effondrée après la chute du mur de Berlin, en 1989, ses émissions de gaz à effet de serre n’ont baissé que de 5,2 % par an pendant dix ans, décrit l’Australien Clive Hamilton dans son livre Requiem for a species. « Pendant cette période, l’activité économique s’est réduite de plus de la moitié et la misère s‘est répandue. »

Autre exemple, quand la France a lancé son programme nucléaire à la fin des années 70, les émissions annuelles du secteur électrique et du chauffage ont diminué de 6 % par an. Mais les rejets des ses énergies fossiles n’ont baissé que de 0,6 % chaque année. Dans les années 90, quand la Grande-Bretagne a connu une véritable ruée vers le gaz, permettant une substitution massive du gaz au charbon, l’ensemble des émisisons de gaz à effet de serre britanniques n’ont perdu que 1 % par an pendant dix ans. « Difficile d’imaginer que même le gouvernement le plus engagé et le plus actif mette en place les politiques qui entraîneraient des restructurations industrielles aussi rapides », conclut l’auteur.

Ces rappels historiques ne signifient pas que la transition vers un système moins consommateur de ressources naturelles et moins polluant se trouve hors d’atteinte. Au contraire, il y a eu des transitions très rapides dans le passé, martèle Bruce Podobnik. Le charbon est devenu dominant en quelques décennies au XIXe siècle, et le pétrole au XXe.

Mais pour que de tels changements se réalisent, des conditions particulières doivent être réunies. Elles sortent du champ purement énergétique : « il faut dénaturaliser l’idée de transition énergétique », résume l’historien Jean-Baptiste Fressoz, auteur d’une remarquable histoire du risque technologique (voir ici notre article sur son livre). Les systèmes énergétiques évoluent sous l’influence de dynamiques géopolitiques, de concurrence  industrielle et commerciale, et de conflits sociaux, tente de résumer le sociologue Bruce Podobnik dans son livre. « L’histoire indique que les interventions des gouvernements ne suffisent pas à provoquer la pleine maturation d’une technologie énergétique », analyse-t-il.

Pétrole contre grève

Cette histoire est aussi riche en faits contre-intuitifs. Par exemple, le pétrole a commencé son ascension au XXe siècle, alors qu’il était plus cher que le charbon. Mais il avait pour lui une conjoncture capitalistique et industrielle, sans oublier le rôle déterminant des conflits mondiaux et des besoins en armements qui lui apportèrent des avantages décisifs sur la vieille houille. « Une nouvelle énergie peut se déployer alors que les systèmes énergétiques en place répondent aux besoins de la société », note encore le chercheur.

Dans son magistral essai, Carbon democracy (voir ici notre article), à paraître l’année prochaine en français, l’historien américain Timothy Mitchell décrit comment le passage du charbon au pétrole a permis aux États et aux industriels d’échapper en partie à la pression des conflits sociaux et des mouvements de mineurs, qui faisaient planer par les grèves une menace de pénurie de plus en plus insupportable pour les élites occidentales. La dimension politique de cette transition-là fut, à ces yeux, cruciale pour la suite.

Autre préjugé à démonter : l’idée que notre modernité occidentale serait forcément plus écologiste que les décennies précédentes. Dans The Bulldozer in the countryside : Suburban sprawl and the rise of american environmentalism, l’historien Adam Rome s’intéresse à l’étalement péri-urbain américain, et à la généralisation des maisons individuelles standardisées dans les lotissements de banlieue. Il y revient sur le lobbying forcené de General Electric, qui va tout faire pour que les ménages américains achètent des logements équipés d’ustensiles électriques, d’air climatisé et de chauffage électrique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, de gros efforts avaient été fournis pour réaliser des économies d’énergie. Des projets de maison solaire apparaissent, par exemple. Mais, après 1945, la consommation d’énergie explose, dopée par un prix bas de l’électricité.

La conscience du changement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles va-t-elle créer le choc nécessaire à l’activation d’ambitieuses politiques de maîtrise et de baisse de la demande énergétique ? C’est ce que veulent croire nombre de militants écologistes. Face à eux, les chercheurs répondent que l’Histoire permet d’espérer que des changements de systèmes soient envisageables rapidement. Mais aussi, qu’il est impossible aux pouvoirs publics d’en maîtriser seuls toutes les coordonnées. Cela dépendra donc tout autant de la capacité des sociétés civiles et de leur intelligence collective, sous toutes ses formes, à se mobiliser.