Histoire du quinquennat

Interview de la ministre de la Justice,
Christiane Taubira
Propos recueillis par Willy Le Devin
Libération

 

Affaire Courroye, indépendance de la justice, surpopulation pénale, réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM)  : la ministre de la Justice, Christine Taubira, développe pour Libération les sujets chauds qui l’attendent à la rentrée.
Le CSM ne s’est pas opposé, mardi dernier, à la mutation du procureur Courroye, et un décret l’a nommé, vendredi, avocat général à Paris.

Qu’est ce qui motive votre décision ?

Le CSM ne s’est pas contenté de ne pas s’y opposer, il l’a validé. Bon, soyons très clair, le parquet de Nanterre, ce n’est pas moi qui fait l’actu dessus. Cela fait combien de temps que ça dure le cirque ? Moi, j’ai un dossier de presse épais comme ça, rien que sur le parquet de Nanterre. Le troisième parquet de France, ce n’est pas rien. Il est sous les feux de l’actualité depuis un temps considérable et cela finit par perturber son activité judiciaire. Je suis garde des Sceaux depuis le 17 mai. Je suis saisi par le CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), qui me demande une inspection générale sur ce parquet où trop d’encre a coulé. Il était urgent de rétablir la sérénité. M. Courroye est exposé ou en cours de trois mises en examen.

Est-ce tolérable ?

Je n’aurais pas pris de décision si je trouvais l’affaire banale. La décision aurait même dû être prise depuis longtemps. Le SM, l’USM [deux syndicats de magistrats, ndlr] avaient déjà demandé des inspections, certains allant jusqu’à demander la tête de Courroye. J’ai interrogé les chefs de TGI; ensuite, j’ai interrogé les chefs de cours. J’ai un PV de réunion du CHSCT du TGI expliquant que le suicide d’un substitut est lié à l’ambiance délétère qui règne au parquet. J’envoie donc, dans l’idée d’une contre-expertise, l’équivalent du CHSCT de la chancellerie, et je demande un rapport pour le 4 juillet. Sur la base de l’ensemble des éléments que j’avais à ma disposition depuis mon arrivée, je suis garde des Sceaux, je prends mes responsabilités. Point. Je sais que la situation est délicate et qu’on ne pourra pas empêcher ceux de penser ce qu’ils pensent. Mais, je ne règle pas le problème de M.Courroye, je règle celui du parquet.

Les avocats de Philippe Courroye évoquent un document remis au procureur par la chancellerie et qui stipulerait que l’affaire des fadettes du Monde a joué dans la décision.

Ils disent ce qu’ils veulent, ce sont les avocats de M.Courroye tout de même. Ce que je dis simplement, c’est que ce sujet a contribué aux difficultés du parquet. Oui, l’affaire des fadettes est néfaste. Mais, je ne la commenterai pas. J’agis dans l’intérêt de ma juridiction, c’est donc un non-sujet.

Allez-vous réformer le mode de nomination au Conseil supérieur de la magistrature  (CSM) ?

Oui, il y aura une réforme. C’est une responsabilité de la chancellerie. Des consultations ont commencé mais on ne peut pas en parler maintenant. On va s’intéresser à la compétence mais aussi à la parité. La réforme du CSM sera conduite pour qu’enfin cessent les soupçons partisans qui planent sur cette institution.

Nicolas Sarkozy a usé de nominations partisanes. Quelle assurance donnez-vous que vous ne ferez pas la même chose  ?

D’abord, c’est un peu tôt pour nous faire ce type de procès  ! Le Président a pris des orientations très claires en matière d’éthique. Il nous a soumis, nous ministres, à une obligation d’exemplarité. Ce n’est pas un affichage. Il n’y aura aucune ingérence de ma part dans l’activité des parquets. Leur indépendance ne sera pas négociable pendant cette mandature. Nous venons de dévoiler une circulaire contenant des mesures très concrètes pour bousculer le mode de nomination des «super-procureurs». C’est un premier pas. Cette nouvelle pratique améliore la transparence du processus de nomination. S’il le faut, nous irons plus loin.

En 2010, vous critiquiez le discours de Grenoble de Sarkozy. Aujourd’hui, Manuel Valls annonce un démantèlement des camps de Roms. Où est la différence  ?

C’est une question pour Manuel Valls ? Allez place Beauvau. Là, on est place Vendôme [sourire].

Le texte sur le harcèlement sexuel vient d’être adopté à l’unanimité. Quelle importance lui donnez-vous ?

C’est incontestablement le premier texte emblématique de cette législature. Nous aurions pu en faire un texte simplement technique. Moi, j’ai tenu, en plus, à lui donner une dimension symbolique. Je n’ai pas voulu que ce soit simplement le rétablissement d’une incrimination. Nous voulions réellement parler d’éthique, interroger la société sur son taux d’acceptabilité de ce type de violence. Que signifie la liberté au travail ? Que signifie l’intégrité ? Quelle perception a-t-on de l’être humain ? Une loi, dont l’architecture est profondément humaniste, ne doit pas, pour autant, faire l’économie d’un débat sur notre contrat social. Au Parlement, les discussions ont d’ailleurs été très longues. Alors, obtenir l’unanimité, ça veut dire beaucoup.

Savez-vous combien de personnes vont se retrouver prises au piège du vide juridique entre le moment où le Conseil constitutionnel a abrogé le délit et la promulgation de la nouvelle loi ?

Nous manquons à la fois de mesures et d’instruments de mesure. Ce qu’on sait statistiquement à la chancellerie, via notamment les casiers judiciaires, c’est que 1 000 plaintes sont déposées par an, et que 60% d’entre elles sont classées sans suite.

Le 31 juillet, l’Etat a été condamné par le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie à indemniser 30 détenus emprisonnés dans des conditions inhumaines à Camp Est. Cela pose la question de la surpopulation carcérale. Quelle est votre réaction ?

D’abord, cette condamnation touche une situation dont nous avons hérité en l’état il y a deux mois et demi. Pour les outre-mer, il y a objectivement une situation plus grave, plus délicate encore qu’en métropole sur cette question de la surpopulation carcérale. En Polynésie, c’est par exemple, 328% ! En métropole, c’est autour de 117%. Quand on visite ici un établissement rempli à 117%, on n’a pas envie de voir ce que cela peut donner à 328%. Aujourd’hui, notre taux de remplissage des prisons n’est plus seulement inacceptable, il est dangereux. Dans certains établissements, la vétusté est telle qu’il y a des risques d’incendie liés au mauvais entretien des installations électriques. Le problème de la surpopulation carcérale est directement lié à la politique pénale menée ces dix dernières années par la droite. Cette politique, même accompagnée de constructions d’établissements, est la cause directe de ces chiffres hallucinants. ça ne peut plus durer.

Est-ce en ce sens que vous publierez une circulaire infléchissant la politique des peines planchers ?

Bien entendu. Il faut recréer une politique pénale qui, sur la base de la lutte contre la récidive, fait de la pédagogie autour de la sanction. A quoi rime-t-elle ? A quoi doit-elle aboutir ? Il faut que l’on puisse dire : «Vous avez transgressé, la société vous répond que, comme ce n’est pas normal, ça mérite ça.» Et, au terme de ce «ça», que devient la personne ? La lutte contre la récidive est une démarche, un objectif majeur de ma politique pénale. Il y a des années qu’on sait que la prison, sur les courtes peines, génère de la récidive, c’est presque mécanique. Je le dis, il faut arrêter ! Ça désocialise, ça coûte cher et ça fait de nouvelles victimes. Sur les courtes peines, on utilisera donc tous les aspects du code pénal. Et ce n’est pas pour autant une transgression, ce n’est pas faire en dehors du droit.
Vous semblez prête à briser un consensus sécuritaire imposé par la droite. Même à gauche, ça ne va pas de soit.

L’importance du sujet, sa dimension vitale pour la société, m’impose, non seulement de rompre ce consensus, mais de réussir à convaincre. La droite a fait croire à l’opinion publique qu’en enfermant de plus en plus, n’importe comment, et pour n’importe quoi, qu’on assurait sa sécurité. Or, on met aussi des humains en péril. Ça, j’ai le devoir de le démontrer. L’opinion publique a été totalement endoctrinée par des informations partisanes que l’on a portées sciemment à sa connaissance. Regardez la rétention de sureté. Comment a-t-on pu faire avaler ça à un pays comme la France ! Il y a un patrimoine de valeurs, c’est un pays qui a une histoire de lutte, un pays qui se perche, surplombe le monde et lui explique la valeur de l’individu. Eh bien c’est dans ce pays qu’on a réussi à rendre acceptable la rétention de sureté ! Soyons clair, ça, c’était une parenthèse. Moi, je vais la fermer. Non pas pour en rouvrir une autre qui serait la mienne. Mais pour me raccorder à l’histoire de mon pays. Parlons à l’intelligence des gens. Je ne crois pas en l’intelligence froide.

Vider les prisons réclamer de pallier la pénurie de conseillers d’insertion...

C’est surtout le manque de juges d’application des peines qui m’inquiète. Il y a un manque cruel d’effectif, et donc de rythme de traitement des dossiers. Or, il est nécessaire de recourir à des audiences de circuits courts. Il faut aussi des conseillers d’insertion et de probation, vous avez raison, les Spip [services pénitentiaires d’insertion et de probation, ndlr] sont asphyxiés. La loi pénitentiaire de 2009 a provoqué un appel d’air incroyable. La droite a rempli les prisons pendant dix ans et s’est rendu compte un beau matin qu’il fallait les vider ! Ça fait partie des mes priorités de rétablir un volet suffisant de conseillers pénitentiaires. A 130 dossiers par tête, c’est impossible de travailler. Moi, je vais faire des exploits, pas des miracles.

Etes-vous favorable à la création d’un revenu minimum carcéral ?

La loi pénitentiaire prévoit une obligation d’activité. Derrière cette question, il y a celle de la vie à l’intérieur de l’établissement : quelle est l’architecture pénitentiaire ? Quelle est la fonctionnalité des établissements ? Comment est organisée la vie à l’intérieur ? Comment on pense l’espace ? Continue-t-on d’isoler les prisons sans considération pour l’accès des familles ? Bref, il faut tout repenser. Y compris procurer un revenu aux détenus.

Un revenu décent...

Même indécent, on en est même pas là ! La moyenne, c’est trente-deux minutes d’occupation par mois. Pour des tarifs très faibles. Il va y avoir un effet boomerang terrible. Mais il faut aussi booster la formation, l’accès à la culture. Moi, quand je visite un établissement, je demande s’il y a une bibliothèque.

Allez-vous doubler le nombre de centres éducatifs fermés (CEF) comme le président de la République s’y est engagé pendant la campagne ?

L’engagement du président vaut, et ma responsabilité de garde des Sceaux, c’est de lui apporter des éléments indiscutables pour lui dire : voilà ce que produit le milieu ouvert, voilà ce que produisent les CEF. Nous sommes aujourd’hui à 42 CEF. L’héritage de la précédente mandature prévoyait la transformation de 18 foyers supplémentaires en CEF. J’ai arrêté ça et j’ai lancé une inspection devant évaluer ces centres. Combien de places ? Quelle répartition territoriale ? Quel public y met-on ? Aujourd’hui, on place en CEF des jeunes car, parfois, il n’y a pas d’autres offres de placement. On ne va quand même pas construire d’autres CEF pour légitimer ce contresens. Personnellement, je suis sensible au milieu ouvert pour une réalité simple : 80% de non-récidive. Il faudrait donc avoir un sens assez acrobatique pour considérer qu’il faut transformer ces foyers en centres fermés. Arithmétiquement et mécaniquement, cette transformation serait incongrue. Il faut sortir du fantasme CEF. Il faut arrêter de se dire que c’est LA solution. Je ne l’ai jamais pensé ni hier, ni aujourd’hui, ni demain.