Jean-Jacques Rousseau
Discours sur l'origine de l'inégalé
Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont senti la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé.
Les uns n’ont point balancé à supposer à l’homme dans cet état la notion de juste et d’injuste, sans se soucier de montrer qu’il dût avoir cette notion, ni même qu’elle lui fût utile. D’autres ont parlé du droit naturel que chacun a de conserver ce qui lui appartient, sans expliquer ce qu’ils entendaient par appartenir. D’autres, donnant d’abord au plus fort l’autorité sur le plus faible, ont aussitôt fait naître le gouvernement, sans songer au temps qui dut s’écouler avant que le sens des mots d’autorité et de gouvernement pût exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse de besoin, ont transporté à l’état de nature des idées qu’ils avaient prises dans la société: ils parlaient de l’homme sauvage et ils peignaient l’homme civil.
Il n’est même pas venu à l’esprit de la plupart des nôtres de douter que l’état de nature eût existé, tandis qu’il est évident, par la lecture des livres sacrés, que le premier homme, ayant reçu immédiatement de Dieu des lumières et des préceptes, n’était point lui-même dans cet état, et qu’en ajoutant aux écrits de Moïse la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, à moins qu’ils n’y soient retombés par quelque événement extraordinaire: paradoxe fort embarrassant à défendre et tout à fait impossible à prouver.
Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour les vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. La religion nous ordonne de croire que, Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l’état de nature immédiatement après la création, ils sont inégaux parce qu’il a voulu qu’ils le fussent; mais elle ne nous défend pas de former des conjonctures tirées de la seule nature de l’homme et des êtres qui l’environnent, sur ce qu’aurait pu devenir le genre humain s’il fût resté abandonné à lui-même.
Contrat Social
Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique, et le droit à l'appétit, l'homme qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha à jamais et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute celle balance à des termes faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qu'il tente et qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper dans ses compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif. On pourrait sur ce qui précède ajouter à l'acquis de l'état civil, la liberté morale, qui seule rend vraiment l'homme maître de lui; car l'impulsion du seul appétit est l'esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté.
Rousseau, Emile ou de l'éducation,
livre quatrième, Garnier-Flammarion
375-378
Jetez les
yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi
tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de
mœurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et
d'honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal. L'ancien paganisme
enfanta des dieux abominables, qu'on eût punis ici-bas comme des scélérats,
et qui n'offraient pour tableau du bonheur suprême que des forfaits à
commettre et des passions à contenter. Mais le vice, armé d'une autorité
sacrée, descendait en vain du séjour éternel, l'instinct moral le repoussait
du cœur des humains. En célébrant les débauches de Jupiter, on admirait la
continence de Xénocrate; la chaste Lucrèce adorait l'impudique Vénus;
l'intrépide Romain sacrifiait à la Peur; il invoquait le dieu qui mutila son
père et mourait sans murmure de la main du sien. Les plus méprisables
divinités furent servies par les plus grands hommes. La sainte voix de la
nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter sur la terre,
et semblait reléguer dans le ciel le crime avec les coupables.
Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice
et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos
actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe
que je donne le nom de conscience (...).
Mon dessein n'est pas d'entrer ici dans des discussions métaphysiques qui
passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je
vous ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous
aider à consulter votre cœur. Quant tous les philosophes du monde
prouveraient que j'ai tort, si vous sentez que j'ai raison, je n'en veux pas
davantage .
Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises de nos
sentiments naturels; car nous sentons avant de connaître; et comme nous
n'apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous
tenons cette volonté de la nature, de même l'amour du bon et la haine du
mauvais nous sont aussi naturels que l'amour de nous-mêmes. Les actes de la
conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes
nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont
au-dedans de nous, et c'est par eux seuls que nous connaissons la convenance
ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons
respecter ou fuir. (...)
Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide
assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre; juge
infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi
qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions; sans toi
je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste
privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans
règle et d'une raison sans principe.