Violence et mimétisme
R Girard
De même que les victimes sacrificielles sont, en
principe, offertes à la divinité et agréées par elle, le système
judiciaire se réfère à une théologie qui garantit la vérité de sa justice.
Cette théologie peut même disparaître, comme elle a disparu dans notre
monde, et la transcendance du système demeurer intacte. Il s'écroule des
siècles avant que les hommes se rendent compte qu'il n'y a pas de
différence entre leur principe de justice et le principe de la vengeance.
(...)
Une fois qu'il n'y a plus de transcendance, religieuse, humaniste, ou de
tout autre sorte, pour définir une violence légitime et garantir sa
spécificité face à toute violence illégitime, le légitime et l'illégitisme
de la violence sont définitivement livrés à l'opinion de chacun,
c'est-à-dire à l'oscillation vertigineuse et à l'effacement. Il y a autant
de violences légitimes désormais qu'il y a de violents, autant dire qu'il
n'y en a plus du tout. Seule une transcendance quelconque, en faisant
croire à une différence entre le sacrifice et la vengeance, ou entre le
système judiciaire et la vengeance, peut tromper durablement la violence.
(...)
Le religieux est donc loin d'être « inutile ». Il déshumanise la violence,
il soustrait à l'homme sa violence afin de l'en protéger, faisant d'elle
une menace transcendante et toujours présente qui exige d'être apaisée par
des rites appropriés ainsi que par une conduite modeste et prudente. Le
religieux libère vraiment l'humanité car il délivre les hommes des
soupçons qui les empoisonneraient s'ils se remémoraient la crise telle
qu'elle s'est réellement déroulée.
Penser religieusement, c'est penser le destin de la cité en fonction de
cette violence qui maîtrise l'homme d'autant plus implacablement que
l'homme se croit plus à même de la maîtriser. C'est donc penser cette
violence comme surhumaine, pour la tenir à distance, pour renoncer à elle.
Quand l'adoration terrifiée faiblit, quand les différences commencent à
s'effacer, les sacrifices rituels perdent leur efficacité: ils ne sont
plus agréés. Chacun prétend redresser lui-même la situation mais personne
n'y parvient: le dépérissement même de la transcendance fait qu'il n'y a
plus la moindre différence entre le désir de sauver la cité et l'ambition
la plus démesurée, entre la piété la plus sincère et le désir de se
diviniser.
(...)
En
nous montrant en l’homme un être qui sait parfaitement ce qu’il désire, ou
qui, s’il paraît ne pas le savoir, a toujours un “inconscient” qui le sait
pour lui, les théoriciens modernes ont peut-être manqué le domaine où
l’incertitude humaine est la plus flagrante. Une fois que ses besoins
primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, l’homme désire
intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c’est l’être qu’il
désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu’un d’autre lui paraît
pourvu. Le sujet attend de cet autre, qu’il lui dise ce qu’il faut désirer,
pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d’un être
supérieur, désire quelque chose, il ne peut s’agir que d’un objet capable de
conférer une plénitude encore plus totale. Ce n’est pas par des paroles,
c’est par son propre désir que le modèle désigne au sujet l’objet
suprêmement désirable.
Nous revenons à une idée ancienne mais dont les implications sont peut-être
méconnues: le désir est essentiellement mimétique , il se calque sur un
désir modèle; il élit le même objet que le modèle.
Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte
n’est en rien différent, à ceci près que l’adulte, en particulier dans notre
contexte culturel, a honte le plus souvent, de se modeler sur autrui; il a
peur de révéler son manque d’être. Il se déclare hautement satisfait de
lui-même; il se présente en modèle aux autres; chacun va répétant:
“Imitez-moi” afin de dissimuler sa propre imitation.
Deux désirs qui convergent vers le même objet se font mutuellement obstacle.
Toute .mimesis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit.
Les hommes sont toujours partiellement aveugles à cette cause de la
rivalité. Le même, le semblable, dans les rapports humains, évoque une idée
d’harmonie: nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous
sommes faits pour nous entendre. Que se passera-t-il si nous avons vraiment
les mêmes désirs?
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