Marcuse

L'homme unidimensionnel p 9

L'intensité, la satisfaction et même le caractère des besoins humains, sauf au niveau biologique, ont toujours été conditionnés. Faire ou ne pas faire, utiliser ou détruire, posséder ou rejeter quelque chose sont pris comme des besoins à partir du moment où ce sont des nécessités et des besoins pour les institutions et les intérêts dominants. En ce sens, les besoins humains sont des besoins historiques et, face à une société qui pratique une répression sur l'individu, on devrait déterminer les besoins des individus et leur droit à être satisfaits selon des critères qui dépassent la situation actuelle et qui établissent pour les besoins une échelle de valeurs qui soit véritablement en rapport avec la réalité humaine.
Nous pouvons distinguer de vrais et de faux besoins. Sont "faux" ceux que des intérêts sociaux particuliers imposent à l'individu: les besoins qui justifient un travail pénible, l'agressivité, la misère, l'injustice. Leur satisfaction pourrait être une source d'aise pour l'individu, mais on ne devrait pas protéger un tel bonheur s'il empêche l'individu de percevoir le malaise général et de saisir les occasions de le faire disparaître. Le résultat est alors l'euphorie dans le malheur. Se détendre, s'amuser, agir et consommer conformément à la publicité, aimer et haïr ce que les autres aiment ou haïssent, ce sont pour la plupart de faux besoins.
De tels besoins ont une fonction et un contenu social qui sont déterminés par des forces extérieures sur lesquelles l'individu n'a pas de contrôle; leur développement et leur satisfaction sont hétéronomes. Que ces besoins renouvelés et fortifiés par les conditions de son existence, soient devenus ceux de l'individu, qu'il s'identifie à eux, qu'il se cherche dans leur satisfaction, cela ne change rien; ces besoins restent ce qu'ils ont toujours été, les produits d'une société dont les intérêts dominants exigent la répression.
Les besoins répressifs sont les plus forts, c'est un fait accompli, accepté dans la défaite et l'ignorance. Mais c'est un fait qui doit changer, l'individu heureux y est intéressé au même titre que ceux qui paient sa satisfaction par leur misère. Au niveau atteint par la civilisation, les seuls besoins qui doivent être satisfaits absolument sont les besoins vitaux, la nourriture, le logement, l'habillement. Satisfaire à ces besoins est la première condition pour réaliser tous les besoins qu'ils soient sublimés ou non.