Histoire du quinquennat

"L'homme d'Etat se présente comme un objet de consommation"
Le Monde du 11 juillet 13

Ecrivain et membre du Centre de recherches sur les arts et le langage, Christian Salmon avait importé, en 2007, la notion américaine de "storytelling", ou l'art de substituer le récit à l'action politique. Avec La Cérémonie cannibale, il estime, désormais, que la communication politique ne vise plus seulement à formater le langage, mais à transformer l'homme d'Etat en objet de consommation.

Votre dernier livre s'intitule "La Cérémonie cannibale". Que signifie cette expression ?

Elle désigne la nouvelle scène du politique. Le drame qui s'y joue n'est rien d'autre que la dévoration de l'homme politique tel que nous le connaissions depuis deux cents ans. Sous l'effet conjugué des politiques néolibérales et de la révolution de la communication, la scène politique s'est déplacée des lieux traditionnels de l'exercice du pouvoir vers ces lieux de performance que sont les médias en continu, Internet et les réseaux sociaux. Le temps long de la délibération démocratique a cédé la place au temps réel des chaînes d'info en continu. L'homme d'Etat se présente désormais moins comme une figure d'autorité que comme un objet de consommation, un personnage de série télévisée soumis à une obligation de performance.

En quoi consiste cette performance ?

C'est une performance complexe qui ne consiste pas seulement à raconter une histoire, mais à maîtriser l'agenda des médias, à cadrer le débat public par le jeu des métaphores et des éléments de langage, et surtout à "créer le réseau", c'est-à-dire un espace qui permet de diffuser les messages et de les rendre contagieux pour enflammer l'Audimat. Les polémiques artificielles créées pendant la campagne de 2012 sur la viande halal ou, plus récemment, l'histoire des pains au chocolat en sont un exemple.

Quelle différence avec le "storytelling" que vous aviez décodé il y a cinq ans ?

Il y a cinq ans, le succès du storytelling, qui coïncidait avec l'élection de Nicolas Sarkozy, a favorisé l'éclosion d'une nouvelle doxa selon laquelle un homme d'Etat doit raconter une histoire à la nation. La victoire de Barack Obama en 2008 est apparue comme le triomphe du storytelling en politique et a contribué à en surestimer le pouvoir : il est devenu une sorte de pensée magique aux mains des conseillers en communication, et même une vulgate qui a contribué à aggraver le discrédit qui frappe la parole publique. C'est pourquoi je préfère parler de "performance narrative" que de storytelling. Cette notion permet d'inclure les éléments de scénographie, des effets de réseau, l'interaction des récits dans la médiasphère. Le temps est passé où le souverain s'adressait à un peuple silencieux et crédule. Aujourd'hui, avec Twitter, Facebook et les réseaux sociaux, toutes les figures médiatiques (politiques, sportives, "people"...) sont soumises à une impitoyable déconstruction. Sur le grand marché des réseaux sociaux, d'innombrables récits entrent en lice, s'échangent et se combattent. Le récit n'est pas une baguette magique aux mains des communicants, c'est un enjeu de luttes et de réappropriations successives. Nous sommes tous engagés dans une stratégie narrative.

Quand ce phénomène a-t-il émergé ?

Il résulte de la convergence des deux grandes mutations des années 1980-1990 : la révolution néolibérale et la révolution des technologies de l'information et de la communication. Le néolibéralisme a consisté à mettre au pouvoir des responsables dont la mission paradoxale était de détricoter la souveraineté, de désarmer l'Etat, de le vider de sa substance. Le résultat est sous nos yeux : la souveraineté fuit de partout, vers le bas avec la décentralisation et vers le haut avec les institutions européennes, les multinationales, les marchés financiers... C'est donc devenu compliqué pour des hommes d'Etat d'exercer le pouvoir et d'incarner une quelconque légitimité. La symbolique du pouvoir a changé de nature : de l'incarnation de la fonction présidentielle à l'exhibition de la personne des présidents. Une nouvelle génération d'hommes politiques est apparue avec Bill Clinton, Silvio Berlusconi, Tony Blair, George Bush, Nicolas Sarkozy, des performeurs soumis à une téléprésence permanente, capables de capter l'attention et soucieux de booster l'Audimat. Des stratèges de la tension narrative.

Pourquoi parler d'autodévoration ?

Cette performance est porteuse de contradictions. Premier paradoxe : l'inflation d'histoires ruine la crédibilité du narrateur. Nicolas Sarkozy en a été un exemple éloquent. Deuxième paradoxe, l'hypermobilisation des audiences pendant les campagnes crée de véritables phénomènes d'addiction. Mais ces périodes sont suivies, comme lors d'une prise de drogue, de dépression démocratique : faible participation dans les élections intermédiaires, chutes d'audience, discrédit de la parole publique... On n'est finalement populaire qu'à condition de ne pas prendre le pouvoir. Troisième paradoxe : le "volontarisme impuissant". La posture du volontarisme est la forme que prend la volonté politique lorsque le pouvoir est privé des moyens d'agir. L'Homo politicus fait sans arrêt appel à la rhétorique de la rupture et du changement. "Yes we can !" "Le changement, c'est maintenant !" Une fois élu, l'homme politique se heurte à la dure réalité et à des audiences morcelées. Pour compenser le manque de résultats, il est condamné à la surenchère.

Pourtant, François Hollande semble décidé à s'en tenir à une communication très classique, presque à l'ancienne...

Après les performeurs Sarkozy, Bush et Berlusconi, peut-être assiste-t-on depuis la crise de 2008 à l'émergence d'un nouvel habitus : le comptable à lunettes, modèle Hollande, Mariano Rajoy ou Mario Monti. A cet égard, ses deux conférences de presse lui ont permis d'incarner la figure de la modération : budget en équilibre, président équilibré. Après les années de "Sarkocaïne", François Hollande a administré aux Français un traitement au lithium au cours de la campagne du "président normal", dont le pays lui a su gré jusqu'à l'été 2012. Mais l'été passé, les machines à raconter se sont remises en route, exigeant leur dose d'histoires, de suspense, de coups de théâtre et de scandales. "Hollande, où est ton récit ?", a été le leitmotiv de la première année du quinquennat. Si vous ne racontez pas votre histoire, ce sont les autres qui la racontent à votre place.

Selon vous, le vrai problème est celui de la perte de souveraineté...

Il n'y a pas de symbolique du pouvoir qui fonctionne sans une souveraineté réelle. Vichy est un bon exemple d'un Etat d'opérette parce que "insouverain". Mais pas de souveraineté non plus qui ne se prolonge dans une symbolique de l'Etat. On affiche les portraits du "roi", on imprime son visage sur les billets de banque. On règle ses apparitions publiques. La mondialisation et la construction européenne ont disloqué l'attelage de la souveraineté et de son dispositif de représentation. D'un côté, un pouvoir d'agir anonyme (Bruxelles, Wall Street, les multinationales), de l'autre une symbolique de l'Etat qui tourne à vide, réduite à la performance ; d'un côté, des décisions sans visage, de l'autre, des visages impuissants.

Lorsque François Hollande se rend devant la Commission européenne, la veille de sa deuxième conférence de presse, il donne l'impression d'aller chercher ses ordres à Bruxelles avant de parler aux Français, c'est un aveu de faiblesse, un défaut de "souveraineté". Un autre exemple : si l'on en croit les sondages, les ministres qui communiquent le mieux sont Manuel Valls, Jean-Yves Le Drian, Christiane Taubira - trois ministres qui incarnent des fonctions régaliennes (la police, l'armée et la justice), et qui sont donc perçus comme les seuls qui détiennent encore une part de souveraineté. Arnaud Montebourg est un bon communicant, mais il a beau multiplier les performances médiatiques pour "exister", l'opinion doute de sa capacité à agir.

Cela dessine une vision très pessimiste de la politique...

L'homme politique traditionnel est en voie de disparition. Il se bat avec acharnement pour sa survie, mais il mène ce combat au sein même du système qui est en train de l'engloutir.

L'"audience" ne peut-elle être considérée comme une forme moderne de l'agora classique ?

Oui, à condition d'adopter une focale plus large que la nation ou même l'Europe. Un nouveau monde est en train d'émerger, avec de nouveaux acteurs en Amérique latine, en Asie, en Afrique, dans les pays arabes. A nouveau, les peuples font entendre leur voix sur les places publiques. Les nouvelles technologies de l'information peuvent contribuer à ouvrir de nouvelles formes de délibération démocratique, une démocratie déterritorialisée. Le lien entre la démocratie et le territoire va se distendre, et peut-être se rompre. Dans l'espace ouvert, on peut imagine des appartenances multiples, une altercitoyenneté. C'est passionnant.

Gérard Courtois et Vanessa Schneider