Elysées 2012

Mythologies contemporaines
François Brune
Le Monde diplomatique

Plus que jamais, l'idéologie se donne l'apparence d'un simple constat, unique et irrécusable, de l'ordre des choses. C'est ainsi que, pour couper à toute critique, M. Alain Minc déclare : " Ce n'est pas la pensée, c'est la réalité qui est unique. " Il n'y a donc plus même à penser : le réel suffit. Le fait et la valeur ne font plus qu'un.
 Armand Mattelart nous donne un exemple de ce phénomène qui s'est généralisé : " La globalisation est un fait, dit-il ; elle est aussi une idéologie : le terme dissimule la complexité du nouvel ordre mondial plutôt qu'il ne la révèle . " Personne ne pouvant contester que la globalisation soit un fait, la nommer va suffire à la prôner aussitôt comme positive, sans dire ce qu'elle implique (stratégies dominatrices, uniformisation des modes de consommation, massives destructions d'emplois, etc.). Même ambiguïté dans le simple usage du mot " mondialisation ". On glisse sans cesse du constat à l'impératif : l'économie se mondialise, eh bien, mondialisez votre économie ! Et voici que, dans le sillage de cette " évidence ", s'inscrivent les légitimations suspectes de la " rigueur " : la mondialisation est une chance pour nous ; mais attention, il faut d'abord devenir compétitif ; cela suppose des sacrifices ; quoi qu'il en soit, vous ne pouvez échapper à cette " logique " de l'économie mondiale : ne vous arc-boutez donc pas dans la défense d'acquis sociaux archaïques, etc.
 Un tel glissement peut être observé à propos de multiples aspects. On peut discerner, dans le discours ambiant, au moins quatre grands complexes idéologiques : 1) Le mythe du progrès. Le progrès est, certes, une réalité ; il est aussi une idéologie. Le simple proverbe " on n'arrête pas le progrès " est un principe de soumission cent fois répété ; c'est aussi une prescription quotidienne : chacun doit progresser, changer, évoluer. Voici par exemple la question que pose un journaliste à un animateur de radio : " Vous faites aujourd'hui trois millions d'auditeurs, comment comptez-vous progresser ? " Mais pourquoi faudrait-il faire davantage d'auditeurs ? C'est que, le progrès devant être mesuré, il est le plus souvent d'ordre quantitatif. Cette obsession est sans doute à l'origine de la savoureuse expression " croissance négative " ; un recul de la production économique étant impensable, on a voulu n'y voir qu'une forme subtile de croissance. Il faut croître.
 En corrélation, la grande angoisse est d'être en retard : en retard d'une invention, en retard d'un pourcentage, en retard d'une consommation ! Écoutez ces nouvelles alarmantes : " Par rapport aux autres nations industrielles, les ménages français sont en retard en matière d'équipement micro-informatique ! ", " La France est en retard en matière de publicité, si l'on considère la part du PIB que nous y consacrons par tête d'habitant ! " Les médias adorent cultiver le chantage du retard, forme inversée, de l'idéologie du progrès.
 Proches du " progrès ", les mots " évolution " ou " changement " bénéficient d'un a priori positif. Le changement est une réalité : c'est aussi une idéologie. " Français, comme vous avez changé ! ", titre un hebdomadaire pour accrocher les lecteurs : c'est forcément un progrès puisque c'est un changement. En quoi le Français a-t-il changé ? En ce qu'il serait devenu plus proche de " l'être " que du " paraître " ! Ce type d'analyse, issu de sondages artificiels, est l'exemple même du faux événement sociologique : il faut du changement, il faut que notre société " bouge ", il faut de l'évolution, qui est immanquablement amélioration. C'est cela, notre époque.
 2) Le primat du technique. La technique est une réalité ; elle est aussi une idéologie. Tout ce qui est présenté comme " technique ", comme " fonctionnel ", paraît positif. La technologie a toujours force de loi. Des " raisons techniques " sont le plus souvent invoquées pour masquer des problèmes sociaux ou des options politiques discutables. La " logique " des systèmes (parmi lesquels le système économique) interdit de mettre en cause leurs dérives. Quand on incrimine des " dysfonctionnements ", c'est pour appeler un surcroît de technique qui permettra de les maîtriser. L'idéologie technicienne concentre l'esprit des gens sur le comment pour occulter la redoutable question du pourquoi : c'est ainsi que, au lieu de s'interroger sur les causes et sur les effets de la violence à la télévision, on croit résoudre la question en inventant une " puce électronique " qui permettra de crypter les scènes traumatisantes. On s'en remet au " génie " des spécialistes, car le discours technocratique qu'il vienne du moindre technicien ou du plus grand expert a toujours pour effet de faire taire les non-spécialistes, c'est-à-dire la majorité des citoyens.
 Parmi les innombrables " progrès techniques " dont il est hérétique de douter, on peut en citer deux de taille : l'autoroute et la vitesse. L'autoroute est une réalité : elle est aussi toute une idéologie. Elle symbolise le monde offert à la liberté de l'individu contemporain : franchissement accéléré des espaces, contraction du temps, voie royale de la modernité. De telles connotations font accepter sans peine des programmes autoroutiers illimités ; elles débouchent sur des slogans dont la signification devrait faire bondir les amoureux de la liberté : " Votre avenir passe par l'autoroute ! " Rien d'étonnant enfin si les fameuses " autoroutes de l'information " imposent leur ordre suspect par simple magie de la métaphore...
 La vitesse est une réalité : elle est aussi une idéologie, inséparable du mythe du progrès. Tout ce qui bouge dans le monde, tout ce qui va vite, progresse. Toute mobilité est positive ; le mal majeur est d'être " dépassé". La plupart des compétitions sont à base de vitesse, mais c'est dans tous les domaines qu'il faut aller vite, penser vite, vivre vite. Le politicien qui promet d'aller " plus vite et plus loin " est ipso facto acclamé, sans qu'il ait à préciser dans quelle voie. Celui-là même qui fait le procès d'une " société à deux vitesses " conserve implicitement le concept de vitesse comme critère de valeur. Naturellement, le vertige de la vitesse conduit à accepter en bloc toutes les évolutions modernes. Il faut courir, rejoindre, prendre le train en marche : le culte de la vitesse génère sans fin l'impatience du suivisme.
 3) Le dogme de la communication. Parce que les possibilités de la communication se multiplient à l'infini, elle est censée répondre à un fantastique besoin que tous les peuples auraient, tout à coup, le devoir d'éprouver. Mot passe-partout, dogme quotidien auquel nous sommes sommés de croire. La communication, c'est aussi bien le mensonge publicitaire (qui assimile indûment " publicité " et " communication ") que la clef de la réussite professionnelle. Injonction est faite à tous, notamment aux étudiants, de savoir communiquer pour réussir, pour exister, pour aimer, pour vendre. Vous avez un problème avec vos employés ? Avec vos clients ? Avec votre conjoint ? Avec votre public ? Avec vos gouvernés ? Avec vos partenaires internationaux ? C'est que vous ne savez pas communiquer.
 Ce mythe de la communication draine dans son sillage mille et un mots-valeurs qui sont autant de vecteurs idéologiques. La " connexion ", par exemple, version technique du culte du contact : il faut se connecter, être branché sur tout et accessible à tous. Il suffit, croit-on, d'être potentiellement en contact (par multimédias) pour se trouver réellement en relation (en situation d'échange authentique). L'interactivité, autre leurre de l'idéologie médiatique, découle naturellement de la connexion : ces deux termes, à eux seuls, présupposent l'existence de multiples communautés virtuelles, déjà branchées, qui attendent que chacun les rejoigne pour jouer avec elles à l'humanité rassemblée...
 Mais il faut dire que la télévision, elle-même vision à distance, sélective, partielle, dramatisée, et d'autant plus trompeuse qu'elle ne l'est pas toujours, a largement préparé cette illusion consensuelle de communication. Il y a longtemps que le poncif de la " fenêtre ouverte sur le monde " accrédite l'idée qu'on y est penché sur la réalité telle qu'elle est. Illusion tenace. Car la télévision ne communique pas plus le réel du monde qu'elle ne rassemble réellement les peuples ; s'abreuver d'images n'est pas participer aux choses, et le frisson de l'événement ne donne en rien la connaissance des problèmes. Bien des essayistes l'ont montré : le système télévisuel, pris dans son ensemble, ne fait jamais que soumettre à " sa vision du monde " le citoyen qui s'imaginait naïvement dominer ce monde par la vision. Le véritable effet de la télévision, idéologique, c'est de nous convertir à la religion de l'époque, dont elle se veut le temple. 4) La religion de l'époque. L'époque, il est vrai, est une réalité. Elle est aussi un mythe commode, une divinité quotidienne qu'on invoque pour soumettre l'individu aux impératifs de la " modernité ". Les chantres du conformisme récitent la même litanie : il faut " s'adapter à l'évolution ", " suivre son temps ", " être de son époque ". Mais qui décide de ce qu'est l'époque ? Parmi les millions de faits qui se produisent à la même seconde, qui définit ceux qui sont des " faits d'époque " ? Les médias ? Les analystes ? Les élites dirigeantes ? La vox populi ?
 A la vérité, l'époque est une construction scénographique. Ce qu'on appelle un "événement" est le fruit d'une sélection et d'une dramatisation arbitraires, opérées par les "informateurs", en fonction de l'idée a priori qu'ils se font de l'époque. Ceux qu'on appelle les " acteurs " du monde contemporain sont eux-mêmes largement " inventés " par ceux qui les désignent : qui décide, par exemple que telle personne sera la " personnalité " de la semaine, du mois, de l'année ? Quant au public, il ne joue qu'un rôle de chœur tragique, que les sondages font opiner ; il est alors manipulé. C'est en fonction d'une grille idéologique préétablie que les médias sélectionnent les faits dont ils constituent l'époque, pour aussitôt demander aux citoyens d'adhérer à celle-ci et de s'en sentir participants, sans évidemment qu'ils aient eu à la choisir. Dès lors, se vouloir de son époque revient à adopter les " valeurs " de ceux qui la définissent.
 La publicité, par exemple, est bien une réalité contemporaine. On la déclare phénomène de société et, sous prétexte qu'il s'agit d'un fait établi, on ne cesse de la justifier comme valeur. " Comment peut-on critiquer la publicité ? ", s'offusquent les " réalistes ". Et l'idéologie publicitaire peut, sans frein, diffuser son opium .
 On peut en dire autant de la consommation. Il s'agit bien d'une réalité de chaque jour ; mais en faire le critère majeur de santé économique et la solution au problème de l'emploi, sans remettre en cause la notion même de " société de consommation ", c'est virer en pleine idéologie : l'idéologie même de ce capitalisme qui produit, à l'échelon international, le chômage des uns et la surexploitation des autres, au nom du sacro-saint marché.
 Des milliers de phrases suspectes, dans les médias ou ailleurs, légitiment chaque jour des réalités sociales ou économiques jugées indiscutables parce qu'appartenant à l'époque... Souvent, ces justifications prennent le ton de l'étonnement de bonne foi : comment peut-on, en 1996, défendre encore le principe d'un secteur public ? Est-il possible de critiquer l'usage de l'automobile ou de refuser l'électricité nucléaire ? Vous n'allez tout de même pas décrier la place du sport à la télévision !
 Il faut des bouleversements sociaux pour que soudain le pseudo-réalisme du discours ambiant se brise et laisse entrevoir la formidable idéologie qui le sous-tend . Mais de telles illuminations, trop brèves, n'empêchent pas le conditionnement politico-médiatique de reconquérir le champ de conscience des citoyens. La force de ce système, en effet, c'est que les divers " complexes idéologiques " qui le constituent ne cessent d'interférer, de s'étayer les uns les autres. Quand l'un faiblit, l'autre prend la relève : doutera-t-on de la société de consommation que l'on continuera de croire à l'infaillibilité du progrès technique ; on devient méfiant à l'égard des médias, mais on conserve la représentation globale de la "modernité" qu'ils nous donnent ; on déplore la mondialisation, mais on s'ébahit devant cette formidable " communication " qui va unifier la planète... La multiplicité des mythes quotidiens, qui se jouent de notre objectivité en se reconstituant sans cesse, produit un effet de brouillage qui décourage l'analyse critique. Où est le réel ? Doit-on se fier aux opinions majoritaires fluctuantes des sondages successifs ?
 Ce brouillage idéologique est aggravé par les incohérences notoires qui se produisent entre l'ordre du discours qu'on nous impose et l'expérience des choses qui, souvent, le contredit. La foi dans l'automobile, l'autoroute et la vitesse débouche sur la saturation des voies et des villes. Le mythe de la communication s'accompagne de l'expansion des solitudes et de l'exclusion. La recherche de tous les contacts dégénère en hantise de la contamination. Les rythmes dynamiques de l'époque produisent des existences de plus en plus essoufflées. Le culte de la compétitivité engendre la récession. Le modèle du " battant " sombre dans la marée des chômeurs. Le chant de la croissance et de la consommation aboutit à la rigueur et à la frustration. On nous dit que la " richesse " produite en France a doublé en vingt ans, mais en même temps le chômage et la misère ont quintuplé... Que croire ? Comment s'y retrouver ? On oblige le bon citoyen à pratiquer la double pensée, en s'efforçant de croire tout et le contraire de tout. Une scission s'opère entre les données de l'expérience quotidienne et l'imprégnation de l'idéologie ambiante. Aux fractures sociales s'ajoute la fracture mentale qui divise le for intérieur de chacun de ses membres. Quand les citoyens ne savent plus où donner de la tête, à qui cela profite-t-il, sinon aux pouvoirs ? L'idéologie aujourd'hui, qui part du réel pour nier le réel, conduit ainsi à une forme de schizophrénie collective.


" Les nouveaux scénarios de la communication mondiale", Le Monde diplomatique, août 1995.

L'Express, 2 janvier1996.

Voir " Violences de l'idéologie publicitaire ", Le Monde diplomatique, août 1995.

Voir notamment MichelCaillat, Sport et civilisation, L'Harmattan, Paris, 1996.

Ce fut le cas, en France, en décembre 1995.

Il y a eu 1139 sondages publiés en 1995 (Le Nouvel Economiste, 15 mars1996), soit plus de trois par jour !