Elysées 2012

L’histoire vire-t-elle à droite ?

Une nouvelle version du fatalisme en politique
par Rémy Lefebvre, avril 2011

 

« Les valeurs des Français ont évolué vers la droite : pas assez d’autorité, pas assez de sécurité, pas assez de fermeté », déclarait récemment M. Nicolas Sarkozy. Le projet du Parti socialiste ne se démarque pas toujours de cette analyse. Laquelle est en effet bien commode pour justifier des renoncements politiques dont l’extrême droite se nourrit.


Qu’elle soit radicale ou réformiste, la gauche n’a pas tiré profit de la crise financière et de la remise en cause du libéralisme économique qui semblait s’amorcer. Aux élections européennes de 2009, alors que le capitalisme financier apparaissait idéologiquement fragilisé, la social-démocratie a enregistré une défaite historique. De l’autre côté de l’Atlantique, un vent droitier a soufflé sur les élections de mi-mandat qui ont vu le parti du président Barack Obama perdre sa majorité à la Chambre des représentants.
Ce recul des gauches par rapport à la fin des années 1990 donne crédit à la thèse de la droitisation des sociétés occidentales qui fait florès dans certains milieux politico-intellectuels et qui avait été largement mobilisée pour expliquer, en termes d’hégémonie culturelle, l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007. Le président nouvellement élu n’avait-il pas lui-même invoqué Antonio Gramsci pour se féliciter d’avoir gagné la bataille culturelle, préalable à toute victoire électorale ?
Selon cette grille de lecture, les idéaux de la gauche ne seraient plus en phase avec l’évolution des sociétés contemporaines, marquées par la montée d’un individualisme consumériste et le repli hédoniste sur la sphère privée. Le « sens de l’histoire » invaliderait en quelque sorte ses principes, renvoyés à une forme d’archaïsme et d’obsolescence. Bref, l’air du temps serait à droite.
L’ouvrage de Raffaele Simone, Le Monstre doux, largement discuté et commenté en Italie comme en France (1), a récemment systématisé cette thèse. Pour le linguiste et philosophe italien, l’affaiblissement radical de la gauche, voire son déclin, jugé irrésistible, seraient liés à la culture de la modernité, qu’il nomme « monstre doux ». Ce système économico-idéologique total, favorable à une nouvelle droite centrée sur les médias, la consommation, l’individualisme, minerait en profondeur le projet de la gauche. Cet essai d’un intellectuel qui revendique son appartenance au camp progressiste dégage un pessimisme radical. Si l’ouvrage est dédié « à ceux qui y croient encore », rien n’indique que ce soit le cas de l’auteur. Sa thèse soulève de réelles questions : la domination idéologique du libéralisme économique s’ancre bien dans un substrat culturel et prend appui sur des transformations sociétales profondes, que la gauche a sans doute insuffisamment prises en compte ou qu’elle a légitimées. Mais elle est aussi réductrice : la « nouvelle droite » n’est-elle pas forte avant tout des faiblesses de la gauche ?
La domination du libéralisme, estime Simone, ne repose pas seulement sur l’économique ; elle se fonde sur une dynamique culturelle profonde. Consommer, s’amuser, rester jeune : ces injonctions permanentes sont d’autant plus hégémoniques que démultipliées par la technologie de l’Internet. Le capitalisme tire sa force de sa capacité à façonner les vies individuelles, à créer sans cesse de nouvelles dépendances et de nouveaux besoins. Il s’appuie sur la culture du narcissisme : selon Simone, « la passion la plus stimulée, la plus excitée, la plus suscitée de la modernité est l’égoïsme, c’est-à-dire la concentration sur soi-même ». La société consumériste participe de l’atténuation générale de la passion politique et démobilise la classe ouvrière, laquelle ne revendique plus son identité, mais cherche à apparaître comme la bourgeoisie qu’elle voudrait être.
La propension à la consommation amène à une « concentration extrême sur le présent » ; la perception du futur se vide, disqualifiant le discours de « progrès ». Sous l’effet de l’hypermédiatisation des sociétés, la distinction entre réalité et fiction s’atténue — tout devient spectacle — et la rationalité idéologique de la gauche n’est plus intelligible.
Ces évolutions culturelles mineraient ainsi la pertinence de tout projet de transformation sociale. Le sol se dérobe en quelque sorte sous la gauche. L’auteur n’élude certes pas les faiblesses propres de la branche réformiste de cette famille : faillite morale des dirigeants, déshérence intellectuelle des partis, déclin de la pensée politique... Cette gauche-là a creusé sa propre tombe par l’abandon du combat ouvrier : elle maintient cachée jusqu’à l’invisibilité la classe ouvrière, considérée comme « insortable » et donc indéfendable. Ses principes deviennent « généraux et vagues, accommodants, prêts à diverses conciliations et en rien exclusifs d’autres positions ». Instruisant le procès de la gauche italienne, Simone la décrit comme édulcorée, perdant d’année en année en degrés d’alcool pour devenir un liquide « insipide et aqueux ».
Mais l’essentiel n’est pas là. Le déclin tient aussi à une « raison d’une ampleur historique plus large et plus puissante contre laquelle il est difficile de lutter ». « Avec l’avènement de la modernité mondialisée et consumériste, les “idéaux de la gauche” — ceux qui la distinguent vraiment de la droite — ne paraissent plus être à la hauteur des temps. » Face au « fun » généralisé et à une culture de l’immédiateté renforcée par une forme de « déculturation » politique, la gauche et ses principes « sacrificiels » ne pourraient lutter. Sa politique serait en quelque sorte battue par le Zeitgeist, l’esprit du temps. Désorienté, son discours n’aurait plus de prise dans la mesure où il ne peut plus s’arrimer aux désirs individuels.
Et la « nouvelle droite » apparaît plus en phase avec la modernité. Ses victoires électorales seraient moins liées au contenu de ses projets politiques qu’à sa capacité à imposer un pragmatisme ajusté aux traits dominants de l’époque. La droite qui défendait traditionnellement une ligne austère (valeurs morales à fortes connotations sacrificielles) a pris le parti de la consommation, parfois ostentatoire. Avec l’aide des médias, elle se présente comme « une mentalité diffuse et impalpable, une idéologie flottante, un ensemble d’attitudes et de modes de comportement que l’on respire dans l’air et dont les avatars s’observent dans la rue, à la télévision ou dans les médias ». La « nouvelle droite » relèverait ainsi plus d’une culture que d’une force politique concrète. Ultracapitaliste, elle prône le succès, la richesse, et méprise les activités intellectuelles. Plus proche en apparence des intérêts immédiats de l’individu contemporain, affable, inscrite dans le sens de l’histoire, elle renverrait la gauche à son archaïsme maussade et suranné.
La lecture du Monstre doux plonge dans l’embarras. Tout sonne à la fois vrai et faux. Simone saisit avec une grande acuité l’air du temps et sa capacité à endommager ou étouffer les valeurs de gauche, mais il propose une explication grossière de ses ressorts profonds. Où veut-il en venir ? Sa critique ambiguë de la modernité emprunte autant au vieux fonds anti-démocratique, voire réactionnaire, d’un Tocqueville qu’aux perspectives plus critiques mais esthétisantes d’un Guy Debord ou d’un Jean Baudrillard (la critique de la « société du spectacle » et de la déréalisation). Simone dénonce l’abandon par la gauche de la classe ouvrière, tout en déniant toute actualité au marxisme et à la lutte des classes. Le philosophe n’esquisse jamais véritablement les traits de la nouvelle gauche qu’il appelle de ses vœux : doit-elle se plier à l’air du temps, le défaire, se liquider ?

Pédagogie du renoncement

Son analyse ne conduit qu’à une forme de pessimisme « décliniste » outrancier. Il passe sous silence les nouvelles formes de résistance et de radicalité, les entreprises de redéfinition intellectuelle de la gauche ou les valeurs « postmatérialistes » qui émergent autour de l’écologie. Le Monstre doux doit beaucoup au contexte de la vie politique italienne et à sa « berlusconisation », dont l’auteur généralise un peu vite les traits à l’ensemble des démocraties occidentales. La philosophie « bling-bling » de Nicolas Sarkozy s’inscrit bien dans l’air du temps décrit par Simone, mais le pourfendeur des trente-cinq heures n’a-t-il pas fait de l’exaltation « sacrificielle » de la « valeur travail » l’un de ses mots d’ordre de campagne ? La droite ne prône-t-elle pas aussi le sacrifice de la « rigueur » ?
En France, la thèse d’une droitisation des systèmes de valeurs des citoyens mérite d’être fortement nuancée. Les préférences économiques des Français telles qu’elles apparaissaient dans les enquêtes par sondage les plus fouillées de 2007  (2) combinent, selon les sujets, libéralisme et antilibéralisme. Certaines propositions de droite rencontrent un écho croissant : limitation du droit de grève dans les transports publics ou effet désincitatif du revenu minimum d’insertion (RMI) sur la recherche d’emploi. Les valeurs individualistes de la concurrence progressent chez les catégories populaires. Ainsi, 61 % des ouvriers et 68 % des employés interrogés sont « tout à fait » ou « plutôt d’accord » avec l’idée qu’« il faudrait donner plus de liberté aux entreprises ».
Néanmoins, les enquêtés restent très attachés à l’intervention de l’Etat dans l’économie, à la protection du marché du travail, à la redistribution (57 % des personnes sondées en 2007 sont favorables à l’idée qu’il faille « prendre aux riches pour donner aux pauvres »). Les valeurs d’égalité et de solidarité demeurent donc puissamment enracinées et il est excessif de diagnostiquer un processus de « désolidarisation » à l’œuvre dans la société. Si une partie des catégories populaires se sont tournées vers la droite, c’est moins par adhésion à son projet libéral que parce qu’elle a su habilement détourner leur aspiration à plus de protection et d’ordre sur le terrain des valeurs. « L’insécurité économique déchaînée par le nouveau capitalisme a conduit une partie du prolétariat et des classes moyennes à rechercher la sécurité ailleurs, dans un univers “moral” qui, lui, ne bougerait pas trop, voire qui réhabiliterait des comportements plus anciens, plus familiers (3). »
Le pessimisme de Simone est enfin d’autant plus contestable que les dernières pages de l’ouvrage développent une conception essentialiste de l’homme, « naturellement de droite » par égoïsme, qui n’est pas sans rappeler l’anthropologie utilitariste du néolibéralisme, dont l’auteur dénonce par ailleurs les effets...
Néanmoins, comment contester que la gauche n’a pas mis la question culturelle au cœur de son programme de travail et qu’elle a perdu sa capacité à « donner sa forme au monde », pour reprendre les termes de l’auteur ? La modernité libérale a déstabilisé en profondeur ses présupposés culturels et moraux. Toutes les formations sociales, même les moins coercitives, ont un « esprit » indispensable au fonctionnement de l’ordre établi, qui sécrète le consensus subjectif et donc la légitimité dont il a besoin. Il n’y a pas d’extension possible du capitalisme sans transformation de l’homme et de sa subjectivité. Le libéralisme consiste en un projet anthropologique et culturel qui cherche non seulement à transformer les modes d’action des gouvernants mais aussi ceux des gouvernés.
La droitisation que décrit Simone naît de transformations sociologiques qu’il ne se donne pas les moyens d’analyser, contribuant ainsi à les fataliser : déclin des appartenances subjectives de classe, démobilisation politique des catégories populaires liée à l’affaiblissement organisationnel des partis de gauche, éclatement et atomisation de la société, processus multiples de déclassement social, vieillissement de la population, périurbanisation... autant d’évolutions qui ne produisent pas des effets politiques univoques, mais sont aujourd’hui plutôt défavorables à la gauche, tandis que d’autres, comme l’élévation du niveau éducatif, pourraient lui être favorables.
Par ailleurs, les valeurs consuméristes et libérales prospèrent d’autant plus que la gauche ne leur oppose que son vide culturel et idéologique. Allégée, peu assurée de son identité, elle donne prise à la critique d’une droite décomplexée qui cherche à diviser le salariat et à monter les catégories les unes contre les autres. Au fond, le discours sur la « droitisation » offre un modèle d’intelligibilité commode des réalités politiques et sociales. Il est d’autant mieux reçu qu’il exonère les organisations de la gauche de leur responsabilité idéologique dans l’affaiblissement culturel du progressisme. Et qu’il justifie un « recentrage » de leur ligne par leur souci de se retrouver plus en phase avec « l’opinion ». Fataliste, politiquement orientée, la thèse peut nourrir une forme de renoncement et renforcer le désarmement intellectuel de la gauche.
Or cette dernière se fonde historiquement sur une dynamique de politisation de la société, d’acculturation politique, un travail permanent d’arrachement à des évidences « naturelles » (les inégalités sociales). On accepte la défaite d’autant plus volontiers qu’on a renoncé à livrer bataille.
Rémy Lefebvre

Professeur de sciences politiques à l’université de Lille-II, coauteur avec Frédéric Sawicki de La Société des socialistes, Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2006.

(1) Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ?, Gallimard, coll. « Le débat », Paris, 2010. Cf. la revue Le Débat, n° 159, Gallimard, Paris, mars-avril 2010.
(2) Cf. Etienne Schweisguth, « Le trompe-l’œil de la droitisation », Revue française de science politique, vol. 57, n° 3-4, Paris, juin-août 2007.
(3) Serge Halimi, préface à Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, Marseille, 2008.