Elysées 2012

La folie présidentielle

15 octobre 2011

" Normal ", un chef d'Etat, comme le revendique François Hollande ? Les experts le disent : la course à l'Elysée n'est pas destinée au commun des mortels

Le Congrès d'investiture du candidat UMP Nicolas Sarkozy, le 14 janvier 2007.L'élection présidentielle est une essoreuse. Une machine qui vous révèle ou vous éreinte en quelques mois. Une épreuve sans équivalent qui vous soumet, dans une sorte de crescendo, à la pression de votre parti, de vos alliés, de vos adversaires, des sondeurs, des médias, et pour finir de l'opinion.
Du temps où il caressait l'espoir d'être candidat, le député socialiste Pierre Moscovici, fils de deux psychanalystes, reconnaissait qu'il fallait avoir, pour concourir à la présidentielle, " une sorte de folie, une forme de narcissisme, une puissance. Simplement, il ne faut pas avoir que cela... " C'est si vrai que ceux qui jettent l'éponge avancent presque toujours, parmi les raisons de leur renoncement, leur peur de ne pas être capables de sacrifier leur propre équilibre. L'exposition permanente, les mensonges assumés, la séduction nécessaire... Jean-Louis Borloo n'en dormait plus la nuit, assurent ses amis. La jeune patronne des Verts, Cécile Duflot, qui ne tenta même pas de concourir à la primaire de son parti, soupire : " Quand je me regarde dans la glace le matin, puisque c'est là, paraît-il, que ça se passe, je me dis que j'en ai peur. La présidentielle, c'est une tuerie. " Une tuerie...
La compétition, telle que l'ont dessinée à la fois les institutions de la Ve République - avec la personnalisation induite par l'élection au suffrage universel direct d'un individu - et une exposition médiatique absolue, suppose des qualités hors du commun. Apparemment éloignées de celles de cet " homme normal " décrit par François Hollande comme un autoportrait. Certes, lorsqu'il a lancé ce slogan de campagne, au printemps, le candidat socialiste visait d'abord deux de ses principaux rivaux de l'époque. A gauche, Dominique Strauss-Kahn, alors favori des sondages, mais dont il savait que le comportement et le train de vie ne le classaient pas précisément parmi les hérauts classiques de la gauche. A droite, Nicolas Sarkozy, dont la façon de désacraliser la fonction présidentielle est apparue choquante aux yeux de son propre électorat.

Une épreuve psychique, physique, intellectuelle et politique

Aucun président de la Ve République n'avait pourtant les apparences de la " normalité ". Charles de Gaulle faisait figure de héros. Georges Pompidou, grand bourgeois élu dans une période de croissance, était plus " normalien " que " normal ". Valéry Giscard d'Estaing passait pour un cobra d'intelligence supérieure. La vie romanesque de François Mitterrand, son sens du maniement des hommes, sa séduction le placèrent à tel point au-dessus du commun des mortels que, lors de la bataille pour son second mandat, ses supporteurs le surnommèrent carrément " Dieu ".
Jacques Chirac ? Un parcours jonché de défaites et de trahisons est-il commun ? " En 2007, observe le politologue Gérard Le Gall, proche de François Hollande, les deux candidats du second tour, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, étaient dans une certaine mesure anormaux. " La première, victorieuse de la primaire socialiste mais rejetée par les éléphants de son parti, se disait " habitée " et mena sa campagne dans une posture quasi mystique. On se souvient de ce meeting à Mondeville, une banlieue ouvrière de Caen, où le président du conseil régional de Basse-Normandie l'introduisit par cette invite : " Ce moment vous permettra de communier avec Ségolène... " Le second, Nicolas Sarkozy, mena sa conquête du pouvoir tambour battant, bataillant à la fois contre le président sortant, Jacques Chirac, et contre son premier ministre, Dominique de Villepin, pourtant issus de sa famille politique, et malgré la menace d'une séparation conjugale.
Est-il possible qu'après de tels précédents les Français choisissent ce " common man ", ce président miroir qui leur offrirait, comme l'écrivait Roland Barthes, " le bonheur de l'identité " ? Nicolas Sarkozy, qui a vite senti le danger de l'attaque portée par François Hollande, a aussitôt rétorqué : " II fait une erreur monumentale en pensant que les Français veulent un président normal, car il n'y a pas un Français qui pense que c'est un poste normal... " Il n'a pas tort. Il y a depuis toujours chez les Français une sorte de certitude orgueilleuse qui les pousse à reconnaître qu'ils sont difficiles à gouverner. Veulent-ils pour autant poursuivre une présidence aussi tumultueuse ?
" La normalité n'est pas le bon concept, note Stéphane Fouks, le patron d'Euro RSCG, ex-communicant de Lionel Jospin en 2002, de Dominique Strauss-Kahn jusqu'à aujourd'hui et de nombre de ministres, car les Français ne cherchent pas un homme qui leur ressemblerait. Ils cherchent un chef qui les comprenne mais pour lequel ils puissent avoir du respect. C'est cette ligne de crête entre la proximité et la force morale supérieure qu'il faut tenir. "
Différents signes ont montré, ces dernières années, une nouvelle aspiration démocratique s'accommodant moins bien de la figure du grand homme qui était presque systématiquement celle du président de la Ve République. L'Europe puis la mondialisation économique ont rendu les chefs d'Etat impuissants à décider seuls de l'avenir d'un pays. " Je serai le dernier vrai président ", avait annoncé avec orgueil François Mitterrand, oubliant que, dès 1983, il avait dû remiser le programme économique socialiste et ses nationalisations coûteuses. Les Français, eux, ont mis une vingtaine d'années à l'intégrer. Mais la crise paraît avoir joué un rôle d'accélérateur. Si l'on en croit le sondage réalisé par TNS-Sofres pour le numéro d'octobre de Philosophie magazine, 59 % des Français interrogés réclament d'abord à un chef d'Etat " d'être capable de prendre des mesures de droite comme de gauche, selon les circonstances ", quand seuls 28 % exigent qu'il " soit un Français comme les autres, avec le même style de vie ".
" La présidentielle reste un parcours du combattant dont les règles sont quasi immuables, quoi qu'on en dise ", assure Thierry Saussez, l'un des conseillers en communication de Nicolas Sarkozy et qui veut croire que ce dernier conserve toutes ses chances. Il faut avoir traversé les tempêtes, exercé des fonctions au sein de l'Etat, savoir rassembler son camp et en même temps l'élargir, disposer d'une machine sur le terrain, garder avec constance sa stratégie de départ, ne pas sous-estimer l'adversaire et, enfin, faire campagne. En somme, c'est une épreuve psychique, physique, intellectuelle et politique. Autant dire qu'elle n'est pas destinée au commun des mortels.
" Nicolas Sarkozy a fait de cette certitude l'un des axes de sa possible réélection, lui qui bat pourtant des records d'impopularité. Prenez un morceau de sucre, dit volontiers Thierry Saussez à ceux qui remarquent la fragilité politique du président. Ça paraît solide, un morceau de sucre. Plongez-le maintenant dans un verre d'eau et regardez ce qu'il en reste. La présidentielle, c'est ça ! "
Les grands fauves de la politique cherchent eux-mêmes à distinguer parmi leurs rivaux celui qui possédera cette aura autant que cet appétit de tout consacrer à la conquête ultime. Qu'ont insinué, pendant toute la campagne de la primaire socialiste, les adversaires de Martine Aubry ? Qu'elle n'a pas cette volonté de sacrifice. Parlant de Michel Rocard, François Mitterrand ne disait pas autre chose : " Il ne sera jamais président, il ne le veut pas assez et il est probable qu'il ne le sait pas... " Pour lui-même, l'ancien président avait résumé en une phrase la force et la constance de son ambition : " L'élection présidentielle, il faut y penser chaque matin en laçant ses souliers... "
Le candidat, bien sûr, n'est pas tout. " L'élection présidentielle se joue d'abord sur un rapport de forces, insiste le politologue Gérard Le Gall, et sur la situation des derniers mois qui précèdent l'échéance. Ensuite seulement vient la question de la personnalité. " Une partie de la gauche continue d'ailleurs de refuser la personnalisation de la compétition présidentielle. Mais le Front de gauche aurait-il une telle audience s'il n'était pas incarné par un orateur tel que Jean-Luc Mélenchon ?
Le Parti socialiste a fini par l'admettre implicitement. " En décidant de son programme avant de soumettre à la primaire ses candidats, il a renforcé la sélection sur les personnalités, note le président d'honneur du Parti radical de gauche, Roger-Gérard Schwartzenberg. L'électeur est désormais conduit à se comporter en directeur des ressources humaines, dressant le profil psychologique des candidats. " Universitaire, Schwartzenberg écrit en 1977 L'Etat spectacle (Flammarion) et n'a plus cessé, depuis, de le compléter et de le rééditer. " Jules Ferry et Léon Blum considéraient que démocratie et rationalisme allaient de pair, dit-il en souriant. Force est de reconnaître que c'est tout le contraire qui se produit aujourd'hui. On assiste, parallèlement au déclin des idéologies, à une escalade de l'exhibition politique. L'image l'a emporté sur l'analyse en même temps que la télévision et aujourd'hui l'information continue sur les écrans l'emportaient sur la presse écrite. La politique est entrée dans une phase de communication plus que d'information. " Cette communication qui exaspère les électeurs quand ils en prennent conscience mais à laquelle ils succombent lorsqu'elle est subtilement menée.
Valéry Giscard d'Estaing fut le premier à y avoir recours de façon professionnelle, en 1974 et dans une débauche de moyens. Jacques Hintzy, le publicitaire responsable de ses campagnes visuelles en 1974 et 1981, résuma d'ailleurs crûment les choses, au Monde : " Croire qu'un candidat peut être élu sur un programme et qu'il va ensuite l'appliquer me semble d'une immense naïveté. Un candidat est élu sur ses compétences, son caractère, un fonds de valeurs, une capacité à s'adapter au monde imprévisible. On élit un homme, pas un programme. " Il en déduisait une conviction : " Il ne faut pas faire la campagne que veulent les militants. Ces derniers la font pour eux, pas pour élargir le cercle des votants... "
C'est en analysant, en 1981, ce qui lui avait manqué sept ans plus tôt pour l'emporter contre Giscard que Mitterrand fait venir à ses côtés, sans en parler au PS, Jacques Pilhan et Jean-Luc Aubert, adeptes des analyses de Guy Debord sur la société du spectacle et de la communication globale imaginée par l'école californienne de Palo Alto.
Après la défaite de son père, en 1988, Claude Chirac va chercher les conseils de l'Américain Roger Ailes, consultant des campagnes républicaines de Richard Nixon, Ronald Reagan et George Bush père. Ailes, aujourd'hui président de la chaîne de télévision Fox News, venait de publier un best-seller intitulé You Are the Message. Une sorte d'ouvrage de recommandations visant à faire du candidat lui-même l'enjeu principal de la bataille électorale. Quant à Nicolas Sarkozy, il utilisa dans sa campagne de 2007 une débauche d'études d'opinion, de moyens publicitaires et d'experts des réseaux sociaux sur le Web.
Il n'est pas certain que l'explosion des moyens technologiques n'ait pas encore accru le phénomène. Car la surabondance d'informations est telle que la hiérarchie, au sein même de ce flux, s'en trouve brouillée. Un tweet peut créer une polémique, une vidéo qui tourne en boucle provoquer une catastrophe. Dans ces conditions, les communicants qui entourent, toujours plus nombreux, les candidats ne peuvent parer tous les coups. Mais un candidat sans équipe capable de maîtriser sa communication paraît bien fragile. Stéphane Fouks, qui n'ignore pas les critiques qui lui sont faites pour son rôle auprès de Dominique Strauss-Kahn, continue de plaider pour sa profession. " Le rapport à l'image du candidat est devenu lui-même un critère de sélection, assure-t-il. Le temps vous expose à la réalité de ce que vous êtes. Si vous n'êtes pas capable de vous maîtriser dans la durée, de ne pas lâcher dans une foule "Casse-toi pauv'con", vous ne résistez pas à l'examen de passage qu'est la campagne. "
Nicolas Sarkozy, qui passait en 2007 pour un maître en matière de communication, l'a mesuré depuis à ses dépens. Celui-là même qui pensait asseoir son pouvoir dans l'opinion par sa seule force personnelle est en passe d'être englouti par le système. Dévoré par sa propre surexposition, dépassé par les conséquences de ses propres mots, pris à son propre piège.
Pour autant, cette exposition constante aux caméras, cette irruption d'images saisies par n'importe qui avec un simple téléphone mobile oblige les candidats à une nouvelle maîtrise des émotions, à une gestion du stress extrême. " Tout se passe, remarque encore le patron d'Euro RSCG, comme si les Français regardaient cette essoreuse médiatique comme un test : si vous ne pouvez maîtriser votre image, comment parviendrez-vous à maîtriser l'Etat ? "
Un individu normalement constitué peut-il résister à une telle épreuve ? Rien n'est moins sûr. Il y a quelques années, l'ex-collaborateur de Giscard Jean Sérisé avait résumé devant une journaliste sa définition des candidats à la présidentielle : " Il y a ceux qui ne sont pas assez fous pour tenir jusqu'au bout, ceux qui sont trop fous pour convaincre et ceux qui le sont juste assez pour parvenir à être élus. " Il avait achevé sa démonstration par cette conclusion sans appel : " Mais n'oubliez pas : ils sont fous. "


Raphaëlle Bacqué