Elysées 2012

Giscard d'Estaing contre l'entrée de la Turquie
8/11/2002

Dans le concert du "politiquement correct" à propos de la candidature de la Turquie à l'Union européenne, Valéry Giscard d'Estaing a décidé de jeter un pavé dans la mare. Le président de la Convention sur l'avenir de l'Europe se déclare farouchement hostile à une telle perspective. Il l'a dit sans ménagement dans un entretien accordé, jeudi 7 novembre, à quelques journalistes. "La Turquie est un pays proche de l'Europe, un pays important, qui a une véritable élite, mais ce n'est pas un pays européen", estime-t-il, ajoutant : "Sa capitale n'est pas en Europe, elle a 95 % de sa population hors d'Europe, ce n'est pas un pays européen".

Se disant "frappé par la pauvreté du débat sur l'élargissement au-delà du continent européen", l'ancien président français a estimé qu'il s'agit d'un débat qu'on ne peut "traiter légèrement" et qui, en tout état de cause, "ne dépend pas principalement des votes de l'électorat turc". La priorité des Quinze, estime-t-il, doit être de réussir l'actuel processus d'élargissement de l'Union, qui va accueillir dix nouveaux pays en 2004.

Jusqu'à présent, a-t-il rappelé, "nous n'avons pas été capables d'adapter nos institutions à l'élargissement à l'intérieur du continent européen". Nul ne sait si, dans dix ans, cet élargissement sera considéré comme réussi. Dans l'immédiat, a insisté M. Giscard d'Estaing, l'Union doit résoudre le problème du financement de l'élargissement et de la "cohésion future" de l'Europe.

M. Giscard d'Estaing ne croit pas que les Quinze se soient lié les mains lors du sommet européen d'Helsinki, en décembre 1999, lorsqu'ils ont accordé à la Turquie un statut de pays candidat. Il ne croit pas davantage qu'ils seront obligés de franchir une nouvelle étape dans cette direction lors du sommet européen de Copenhague, en décembre.

Il constate, d'autre part, que "ceux qui ont le plus poussé à l'élargissement en direction de la Turquie sont les adversaires de l'Union européenne". Ils ont eu ce moyen dans les années 1980, explique-t-il, en faisant ainsi allusion à la Grande-Bretagne, "pour dire 'on va rendre le système fragile, et donc on ira vers une espèce de zone de libre-échange commune à l'Europe et au Proche-Orient'. Ils se sont dit 'avec un tel système, on est tranquilles, parce que l'intégration s'arrête'. Ce n'est pas du tout le projet de l'Union européenne".

DYNAMISME DÉMOGRAPHIQUE

Le président de la Convention regrette que l'on ait "toujours tenu vis-à-vis des dirigeants turcs un langage ambigu, puisque la majorité des membres du Conseil européen s'est en réalité prononcée contre [l'adhésion de la Turquie], mais on ne l'a jamais dit aux Turcs". M. Giscard d'Estaing entrevoit diverses conséquences à une éventuelle adhésion de la Turquie. En raison de son dynamisme démographique (la Turquie compte aujourd'hui 66 millions d'habitants), "ce serait le plus grand Etat membre de l'Union européenne", et elle disposerait "du groupe parlementaire le plus nombreux au Parlement européen". En outre, explique-t-il, "le lendemain du jour où on ouvrira des négociations avec la Turquie, vous aurez une demande marocaine [d'adhésion à l'Union], le roi du Maroc l'a dit depuis longtemps". Dès lors que l'on "sort du continent", note M. Giscard d'Estaing, "pourquoi sortir du continent à l'est et ne pas sortir à l'ouest ?".

Estimant que le problème de l'élargissement hors d'Europe est un problème de fond, M. Giscard d'Estaing précise : "Je donne mon opinion : c'est la fin de l'Union européenne !" Certes, estime-t-il, on peut dire qu'il faut faire "une organisation régionale de l'Europe et du Proche-Orient, avec des institutions, un grand marché, etc.", mais c'est "un autre projet", insiste-t-il. "On ne peut pas discuter, comme nous le faisons, de la législation interne de l'Union, sur des points extrêmement sensibles de la vie quotidienne uniquement européens, et dire que certaines discussions seraient étendues à des pays qui, pour des raisons tout à fait estimables, ont une autre culture, une autre approche, un autre mode de vie."

Au lieu d'une adhésion, M. Giscard d'Estaing prône des liens du type de ceux qui unissent les Quinze à l'Ukraine, c'est-à-dire un pacte de partenariat et de coopération. Au sein de la Convention, a conclu M. Giscard d'Estaing, "nous raisonnons sur une Europe à 25 plus 2, point !" [les dix pays candidats qui vont entrer en 2004, ainsi que la Roumanie et la Bulgarie].

Les propos de M. Giscard d'Estaing vont totalement à contre-courant de la position officielle des Quinze. Lors du récent sommet européen de Bruxelles, l'Union s'est félicitée des "mesures importantes" prises par Ankara pour satisfaire aux critères politiques de Copenhague. "La perspective de l'ouverture de négociations d'adhésion avec la Turquie s'en trouve renforcée", précisent les conclusions. L'Union a encouragé les autorités turques à prendre de nouvelles mesures, "ce qui permettra de progresser vers l'adhésion de la Turquie".

Le premier ministre danois, Anders Fogh Rasmussen, dont le pays préside l'Union européenne, a confirmé, mercredi, que la Turquie "doit être traitée comme tous les autres pays candidats". Il a souligné que la Turquie ne pourra obtenir une date pour l'ouverture de négociations d'adhésion que lorsqu'elle aura répondu aux critères de Copenhague.

L'Allemagne a longtemps entretenu une ambiguïté sur sa position. Peu avant le sommet de Bruxelles, son ministre des affaires étrangères, Joschka Fischer, a toutefois rappelé que la revendication de la Turquie d'appartenir à la "famille européenne" a été acquise à Helsinki, et qu'il fallait cesser l'hypocrisie consistant à considérer la Turquie comme un pays candidat "qui restera toujours sans date". Jacques Chirac et Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères, sont également favorables à cette adhésion.

La Commission européenne s'est toujours montrée plus réservée. Günter Verheugen, commissaire européen chargé de l'élargissement, s'était employé, en septembre, à refroidir les attentes d'Ankara : "Je ne crois pas qu'ils afficheront avant la fin de l'année un bilan suffisant permettant de rendre un jugement final sur le respect des critères politiques", avait-il affirmé.

Arnaud Leparmentier et Laurent Zecchini