Elysées 2012

Il faut sauver les usines françaises !

Depuis quelques jours, le «produire français» et le patriotisme économique s'invitent dans le débat politique. L'industrie tricolore est-elle fichue ? A qui la faute ? Interview croisée des économistes Jean-Luc Gréau, ancien expert au Medef et partisan du protectionnisme, et Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes et conseiller du directoire de la Compagnie Financière Edmond de Rothschild.

Etes-vous satisfait du débat tel qu'il est en train d'émerger, ou s'agit-il d'une manœuvre électorale ?


Jean-Luc Gréau Il faut surtout que les politiques expliquent comment ils vont procéder. C'est le discours de la méthode qui importe.
Jean-Hervé Lorenzi Je suis content que l'on emploie le mot «fabriquer», au sens large. C'est l'idée que nous avons besoin d'être maître du processus de production. Sinon c'est du pipeau, on ne fait plus que du marketing.

La France est-elle un pays désindustrialisé ?

J.-L.G. Oui, elle a perdu 45% de postes de travail dans l'industrie depuis trente ans. Un reflux très marqué dans les secteurs traditionnels (automobile, métallurgie, textile) qui n'a pas été compensé par des créations d'emplois dans les nouveaux secteurs (technologies, spatial, informatique), où nos entreprises ont des problèmes de taille et de structures. A ce problème structurel s'ajoute bien sûr le contexte de crise, de récession, qui va faire disparaître des entreprises et leur savoir-faire.
J.-H.L. Il faut revenir sur les quinze dernières années, où l'on a beaucoup plus perdu que nos voisins. Pas seulement en entreprises et en emploi, mais aussi en substance, en qualité, en intensité technologique. Pourquoi aujourd'hui encourage-t-on les étudiants à se diriger plutôt vers le commerce que vers les études d'ingénieurs ? Pourquoi ces derniers sont-ils si peu rémunérés ?

A quelle moment cette tendance négative s'est-elle amorcée ?


J.-L.G. Nous avons connu une période économique favorable entre 1997 et 2000, avec un dollar surévaluée [renchérissant les produits américains, ndlr] et une forte demande américaine. Depuis, cette dernière va baissant, et elle est pourvue par l'Asie et plus par l'Europe. De plus, c'est désormais l'euro qui est surévalué par rapport au dollar, même si la Banque centrale européenne se refuse à le reconnaître. A partir du moment où l'euro a dépassé les 1,20 dollar, c'était trop. Pour la France, le taux d'équilibre se situe sans doute autour de 1 euro pour 1,10 dollar.
J.-H.L. Le retournement de tous les indicateurs est assez clair à partir de 2000. Mais à mon avis, le principal problème, c'est qu'on a mal apprécié l'évolution de l'économie mondiale. Nous n'avons pas compris l'explosion du commerce international, pas soutenu les PME exportatrices... En plus de quoi on a augmenté, plus que les autres, le coût du travail par les transferts sociaux. Au début des années 2000, on avait un avantage de 10% sur l'Allemagne en termes de coûts horaires, il semblerait aujourd'hui qu'on soit à un niveau à peu près similaire. Toutes nos pertes de marché à l'export se font au profit de l'Allemagne.

Ce problème concerne-t-il aussi nos voisins ?

J.-L.G. L'industrie allemande se porte bien, parce que l'essentiel de ses exportations se font vers la zone euro : ailleurs, elles perdent de l'argent. D'ailleurs, BMW, Volkswagen et Mercedes fournissent désormais le marché américain à parti de sites américains. La France, c'est sa particularité, envoie la moitié de ses exportations vers la zone euro, elle est donc particulièrement concernée par la surévaluation de sa monnaie.
J.-H.L. Je suis d'accord pour dire que l'euro fort a compliqué les choses. Mais, comme le coût du travail, cela me semble être une raison secondaire. D'ailleurs, c'est sur la zone euro que nous avons perdu le plus de parts de marché. A la différence de la France, les Allemands ont tout de suite compris qu'il fallait attaquer sur toutes les gammes, notamment les plus hautes, avec une forte intensité technologique. Ils ont également eu une utilisation habile de la délocalisation. Et ils se sont serré la ceinture, pas nous.

Y a-t-il eu un renoncement politique à défendre l'industrie ?

J.-L.G. Certainement. Pendant la décennie écoulée, à gauche comme à droite, on a adhéré au scénario de la «société post-industrielle». On a perdu dix ans. Il aurait fallu faire dès 2005 un bilan économique de l'euro et en tirer les conclusions. Le mandat de Nicolas Sarkozy, hélas perturbé par la crise, aurait dû être dès le départ consacré au redressement industriel.
J.-H.L. Ma génération, qui a aujourd'hui entre 50 et 70 ans, avait la vision d'une société où on ne produirait pas. Cela résultait d'une vision simplifiée, naïve, de l'économie de marché et de la mondialisation. Les politiques ont recommencé à bouger à partir de 2005-2006, par exemple avec les pôles de compétitivité. Mais globalement, personne n'a rien vu venir. A part peut-être DSK, qui ne croyait pas à cette idée du partage Nord-Sud - «à nous les bonnes idées, aux Chinois les tee-shirts».

Le protectionnisme est-il une solution ?

J.-L.G. Plusieurs mesures peuvent être prises dans l'immédiat : recenser toutes les filières industrielles encore viables et concentrer les efforts sur elles. Ensuite, jouer à fond la carte du «made in France» ou du «made in Europe». Ce doit être comme une appelation d'origine contrôlée, avec des normes techniques, sanitaires, sociales, environnementales. Enfin, il faut lutter contre la contrefaçon, le piratage, l'espionnage industriel. Mettons en place un «nterpol économique» pour poursuivre les entreprises en infraction. Si ces mesures ne suffisent pas, il sera temps ensuite d'aller plus loin.
J.-H.L. Prôner le protectionnisme me semble être aussi naîf que de prôner l'ouverture totale des marchés. La question c'est : qu'est-ce qu'on va produire, et où ? Avec lucidité, on ne va pas rebâtir une industrie de la sidérurgie ou du textile. Mais dans l'énergie, l'agriculture, le médicament, qu'est-ce qu'on a envie de faire, et comment on va l'encourager ? Par exemple, en trouvant des modes de financement originaux. En créant une institution financière spéciale pour l'industrie. Pendant quinze ans, on a abandonné cette envie de faire. Il faut d'abord être imaginatif !

Le problème est-il aussi du côté du coût du travail ?

J.-L.G. En réalité, en France, nous sommes plutôt en sous-rémunération du travail par rapport à la productivité. Et on a déjà un problème de consommation. Si en plus on doit s'ajuster sur le moins-disant, on est morts. Ceux qui prônent le modèle allemand de report des taxes sociales sur la consommation oublient que cette denière en a subi l'impact. Certes l'Allemagne est soutenue par ses exportations, mais elle est donc dépendante de la consommation des autres pays. Si celle-ci s'effondre, l'Allemagne suivra.
J.-H.L. Il faut réfléchir à un débat sur le coût du travail, et pourquoi pas le transférer sur la TVA. Ce n'est pas la cause première de nos problèmes, mais on peut y penser. Il faut surtout investir dans le système productif, et augmenter les rémunérations de tous ceux qui y travaillent : les BTS, les IUT, les étudiants ingénieurs sont rémunérés 20 à 30% de moins que ceux des formations commerciales.

Quel est le sentiment du patronat par rapport à la désindustralisation ?

J.-L.G. Je pense que, dans le patronat, seule une minorité s'inquiète de l'illoyauté de la Chine. Depuis l'élection de Laurence Parisot, ce sont les secteurs de la finance et de la distribution qui ont pris de le pouvoir. Eux sont des acheteurs de biens produits par d'autres, alors que l'industrie est un secteur vendeur. Ils n'ont donc pas les mêmes intérêts.
Jean-Hervé Lorenzi : Il y a dans ma génération une forte culpabilité. Certes, on a bien réussi le CAC 40, et dans les 500 premières entreprises du monde, il y en a 35 françaises. Mais on s'en veut d'avoir été incapables d'anticiper. Aujourd'hui, le constat est fait, mais on manque encore de prospective, d'affirmation du désir.