Elysées 2012

Intellectuels et politiques, une planète en recomposition
Le Monde du 29/04

Le président souhaiterait vous rencontrer", a dit un jour Jean-Baptiste de Froment, conseiller de Nicolas Sarkozy, à Christophe Guilluy. C'était il y a quelques mois, le président n'était pas encore officiellement candidat, et ce géographe proche des idées de Jean-Pierre Chevènement, théoricien d'une nouvelle géographie sociale, auteur d'un ouvrage consacré aux Fractures françaises (Bourin, 2010), ne se doutait pas qu'il se retrouverait, comme il dit, la "vedette involontaire" de la campagne.

A l'Elysée, le président le reçoit dans son bureau en bras de chemise, une quarantaine de minutes, pour écouter un cours sur la géographie des classes populaires et ouvrières. "Je lui ai montré une carte, je lui ai dit : "Ça marche comme ça." J'ai précisé que c'était une carte simplifiée. Il m'a répondu : "Merci de vous mettre à mon niveau !" Que je ne fasse pas partie de l'intelligentsia universitaire avait l'air de lui plaire. Au PS, au contraire, on vous demande tout de suite si vous enseignez et si vous avez fait une thèse."

De Christophe Guilluy à Olivier Galland, spécialiste de la jeunesse, de Gilles Kepel, connu pour ses travaux sur l'islam, à Alain Mergier et Philippe Guibert, dont l'essai Le Descenseur social. Enquête sur les milieux populaires (Plon-Fondation Jean-Jaurès, 2006) avait été très commenté lors de la précédente campagne présidentielle, les chercheurs spécialisés, qui établissent des diagnostics et éclairent sur une réalité sociale, ont peu à peu remplacé auprès des politiques les penseurs généralistes.

Que reste-t-il de l'influence sur les politiques des intellectuels engagés, fine fleur de l'exception française née des Lumières ? Des Voltaire, Zola, Malraux, Sartre, Aron, Camus ? Dans cette campagne présidentielle 2012, les Edgar Morin, Alain Finkielkraut ou les "nouveaux philosophes", tels André Glucksmann ou Bernard-Henri Lévy, ces maîtres ou contremaîtres à penser, sages éclairés, représentants d'une morale et de valeurs n'ont pas pesé sur le cours des choses.

Eux-mêmes, d'ailleurs, se sont retirés. L'enthousiasme et l'engagement semblent avoir déserté les intellectuels français les plus habitués de la scène médiatique. Même chez les antisarkozystes virulents, Alain Badiou a prévenu qu'il ne se déplacerait pas pour voter et Michel Onfray, qui trouve cette campagne "nullissime", a annoncé qu'il voterait blanc.

L'écrivain Marc Weitzmann, qui avait voté Nicolas Sarkozy en 2007, s'abstiendra ; Alain Finkielkraut reste en retrait, Pascal Bruckner et Bernard-Henri Lévy soutiennent très peu bruyamment François Hollande, André Glucksmann attend encore mais fustige le "silence assourdissant" d'une campagne où, "ni pour Hollande ni pour Sarkozy, il n'a jamais été question du monde qui entoure la France". Luc Ferry s'étonne lui-même : "Pour la première fois de ma vie, dit-il, je ne sais pas pour qui je vais voter."

Le démographe Emmanuel Todd, intellectuel quasi organique de la gauche socialiste, est l'un des rares à se déclarer avec flamme en faveur du candidat du PS, parlant même de "hollandisme révolutionnaire". "C'est l'élection la plus importante de l'après-guerre, dit-il à contre-courant de ses pairs. Un vote sur l'égalité ou l'inégalité. C'est incroyable que les intellectuels n'arrivent pas à se situer sur cette question."

Il semble déjà bien loin, le temps où le règne finissant de Jacques Chirac laissait la place, en 2007, à l'envie de "rupture". Où les deux candidats du second tour, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, incarnaient à leur manière la fin d'un certain conservatisme à la française. Le théâtre intellectuel médiatique bruissait d'une bataille entre "pro-Sarko" et "pro-Ségo". Certains penseurs perçus paresseusement comme "de gauche", tels André Glucksmann, Pascal Bruckner, Marc Weitzmann et quelques autres, réunis autour de la revue Le Meilleur des mondes, avaient même fait scandale en souhaitant la victoire d'un candidat de droite au ton nouveau qui promettait des réformes en tous genres et surtout, en matière de politique étrangère, la prise en compte des droits de l'homme en lieu et place de la realpolitik traditionnelle.

Cinq ans plus tard, ils en sont revenus. L'attitude conciliante du chef de l'Etat à l'égard de Vladimir Poutine ou du régime chinois leur a déplu. Le bouclier fiscal, l'affichage de l'argent, le discours de Grenoble sur les Roms ont creusé la distance. "Sarkozy n'a pas compris ce qu'il représentait de neuf, il a déçu les espoirs qu'il incarnait sur la méritocratie, la République irréprochable, la définition neuve d'une France moins marquée idéologiquement", analyse Marc Weitzmann. "L'antisarkozysme général fait partie des préjugés haineux que les intellectuels ont la responsabilité d'empêcher", nuance André Glucksmann. A la différence de 2007, en tout cas, rares sont les intellectuels qui affichent une préférence pour un candidat ou un autre. Le scepticisme domine.

La faute à la crise ? A une campagne électorale dominée par le poids de la dette où les différences programmatiques sont réduites par l'obligation de contenir les dépenses publiques ? A ces contraintes financières qui rendent les enjeux plus techniques que politiques ? Pas seulement. La fin de la guerre froide, la crise des idéologies, la mondialisation, le bouleversement d'Internet et le surgissement de nouvelles menaces stratégiques, dans le sillage du 11-Septembre, ont jeté le soupçon sur les explications globales du monde. "Il y a une décrédibilisation de la parole officielle, des intellectuels comme de toutes les élites politiques, et il n'y a plus aujourd'hui de penseurs de la modernité au sens où l'était Foucault", note Bruno Le Maire.

Pour le ministre de l'agriculture qui fut chargé du programme de l'UMP pour 2012, les clés de lecture de la société sont données par "toutes sortes d'éclairages précis, apportés par des géographes, des sociologues, des économistes, des notes de think tanks, tel livre comme Le Descenseur social ou celui de Christophe Guilluy". Normalien et agrégé de lettres, il dit aimer "discuter de la France avec Régis Debray, Marcel Gauchet, Pierre Nora, Emmanuel Todd", des intellectuels qui "redonnent sens et crédit à la République et qui réfléchissent aux conséquences déstructurantes que peut avoir un excès de libre-échange sur l'identité et les valeurs". Et, plus encore, convoquer les penseurs d'autres époques. "Ce sont eux qui ont structuré mon opinion politique", note-t-il.

Emmanuel Todd, à qui l'on prête à tort l'invention de la "fracture sociale" chère au Jacques Chirac de 1995 (la formule avait en fait été piochée par Henri Guaino chez Marcel Gauchet), est à l'origine du succès d'un concept en pleine ascension : le protectionnisme européen. A gauche et même à droite, l'idée fait son chemin. L'ancien premier ministre Dominique de Villepin et son directeur de cabinet d'alors, Bruno Le Maire, en avaient longuement discuté avec Emmanuel Todd, mais le président Jacques Chirac, selon celui-ci, avait "cassé le truc". Le député socialiste Arnaud Montebourg en a fait un cheval de bataille. A sa demande, le démographe a préfacé le livre qui lui a servi de bréviaire pendant la primaire socialiste, Votez pour la démondialisation ! (Flammarion, 2010).

"Le protectionnisme est une idée qui avance", se félicite Emmanuel Todd. Le mot a pourtant longtemps été tenu pour politiquement incorrect, au PS comme à l'UMP. François Hollande ne l'a jamais prononcé. Au gouvernement, Laurent Wauquiez est le premier à l'avoir mis en avant publiquement, dans un entretien au Monde (décembre 2011). "Il faut qu'on arrive à prononcer le mot à droite", avait dit le ministre, peu avant, à Christophe Guilluy. "La campagne est passée à côté d'une vraie réflexion sur le protectionnisme, note Alain Finkielkraut. C'est ce qu'il y a de fort dans le discours de la gauche aujourd'hui."

Pour Emmanuel Todd, l'impact réel du "savant" sur le "politique" se situe ailleurs que dans leurs rencontres ponctuelles. "L'influence directe d'une personnalité intellectuelle sur une personnalité politique est une illusion complète, constate-t-il. Comme le dit Keynes, ce ne sont pas les hommes qui influent l'économie mais les idées dominantes dans les classes moyennes supérieures. Des intellectuels produisent des idées qui se diffusent dans les classes éduquées, et c'est ça qui finit par s'imposer. Je milite pour contribuer au renversement des idées dominantes par de nouvelles idées dominantes."

L'expérience de l'économiste Thomas Piketty en atteste. Proche du PS, professeur à l'Ecole d'économie de Paris, il se souvient d'une "réunion d'arbitrage" organisée en janvier 2011 en présence de François Hollande et de Laurent Fabius ainsi que des députés Jérôme Cahuzac et Michel Sapin. "Je leur ai dit que je trouvais qu'ils n'allaient pas assez loin dans leur façon d'envisager la fusion entre l'impôt sur le revenu et la CSG. Ils m'ont expliqué en gros que, "si c'était si facile, ça se saurait". J'ai compris qu'à leurs yeux j'apparaissais un peu naïf..."

Coauteur d'un ouvrage intitulé Pour une révolution fiscale (Seuil-République des idées, 2011), adossé à un site Internet qui a connu un grand succès, Thomas Piketty en est, après coup, convaincu : "Ce n'est pas en les rencontrant autour d'une table que nous, chercheurs, avons le plus d'impact sur les politiques. Il est beaucoup plus efficace d'intervenir dans les médias, de faire vivre le débat avec un livre ou des tribunes, et de les obliger ainsi à s'emparer d'un sujet qui s'impose dans l'opinion." Preuve de l'utilité de ce type d'engagement : la reprise par François Hollande, qui y était opposé il y a un an, de l'idée développée par ces économistes d'une taxation des hauts revenus. "En disant 75 %, il est même allé au-delà de ce que nous proposions. Comme quoi les idées font leur chemin", se réjouit M. Piketty.

Dans un monde globalisé et de plus en plus complexe, il manquait une passerelle entre les penseurs et les politiques, demandeurs de solutions concrètes : importés des Etats-Unis, les think tanks sont apparus en France, dans les années 2000, comme ce chaînon manquant visant à entendre les diagnostics des chercheurs et des experts, puis à les traduire en solutions politiques. "Aujourd'hui, l'intellectuel organique, c'est le think tank", veut croire Olivier Ferrand, président de la fondation Terra Nova, proche du Parti socialiste.

Que les think tanks soient d'inspiration libérale, comme l'Institut Montaigne ou la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol), ou progressiste, comme la Fondation Jean-Jaurès ou Terra Nova, ils mettent à contribution des chercheurs et des experts de tous bords. Leurs conclusions sont soumises aux principaux partis, qui décident de les utiliser ou non.

Fondapol et Terra Nova revendiquent l'un et l'autre d'être à l'origine de l'accent mis par François Hollande sur la jeunesse, longtemps utilisée comme la variable d'ajustement du système. "C'est un axe politique que nous avons poussé à gauche, insiste Olivier Ferrand, fondateur de Terra Nova. Ce n'était pas évident car la gauche a tendance à mettre en avant les inégalités sociales plutôt que les autres inégalités et notamment celles entre générations." Dominique Reynié, pour sa part, cite avec fierté la grande enquête sur la "jeunesse du monde", conduite dans vingt-cinq pays et rendue publique début 2011. "Les échos que cette enquête a eus, dans la presse notamment, ont mis ce thème au coeur du débat sur la présidentielle, même si je n'ai pas la prétention de dire que nous sommes les seuls à en avoir parlé", se félicite le directeur général de Fondapol, un think tank qu'il définit comme "libéral, progressiste et européen".

"Nous avons fait du lobbying sur des grands thèmes comme l'école primaire, les banlieues, la fiscalité, le financement des entreprises", explique quant à lui Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne. La fondation porte notamment depuis huit ans un rapport sur la TVA sociale qui a séduit en son temps le socialiste Manuel Valls et que s'est récemment attribué Nicolas Sarkozy

L'influence des think tanks, Aquilino Morelle la déplore et la conteste. L'ancien directeur de campagne d'Arnaud Montebourg, devenu la plume de François Hollande, regrette que son parti s'inspire tant de Terra Nova, qu'il considère comme "le véhicule d'une pensée libérale et d'un certain courant du PS, loin du coeur de la pensée socialiste". Plus généralement, il conteste l'utilité même des think tanks. "Le vide de la pensée a été occupé par ces marchands du temple, dit-il. Les notes de Terra Nova et des autres fondations, il en pleut des hallebardes. Quel est le résultat, au final ? Ça donne un diagnostic sophistiqué, intelligent, mais pas de prescription ni de vision globale. La pensée fragmentée, c'est épuisant, ça ne permet pas de vivre. Il faut un sens, quelque chose de plus global et de plus humain. La recherche des solutions pratiques a tendance à l'emporter aujourd'hui. Les économistes ont pris le pouvoir comme penseurs de référence."

Du côté des chercheurs impliqués d'une façon ou d'une autre dans la campagne, un sentiment d'insatisfaction domine. Olivier Galland résume assez bien les choses. A l'instar de Christophe Guilluy, ce sociologue de la jeunesse a intéressé à la fois les conseillers de l'Elysée et ceux de l'opposition socialiste. Ses réflexions sur les divisions qui traversent la jeunesse n'ont guère été entendues, selon lui. "François Hollande a fait de la jeunesse une priorité mais, si l'on regarde en détail, au détriment des jeunes les plus défavorisés", dit-il. Au programme de Nicolas Sarkozy, qui a mis l'accent sur l'apprentissage, il adresse le même type de critique. "L'apprentissage, c'est bien, mais ça ne vaut que pour ceux qui ont déjà un socle minimal de compétences." Conclusion : "Au bout du compte, je n'ai retrouvé mes propositions ni chez l'un ni chez l'autre..."

Michel Sapin, chargé du projet présidentiel de François Hollande après avoir été l'une des chevilles ouvrières du projet socialiste pour 2012, convient qu'il puisse être difficile, pour les chercheurs, de s'y retrouver complètement dans les programmes : "Il y a eu plein de contacts avec différents auteurs, mais à aucun moment on n'a pris telle quelle la pensée machin ou la pensée truc. Jusque dans les mots, nous avons veillé à ne pas prendre des termes qui puissent faire penser que nous sommes sous l'influence de telle ou telle école. François a horreur des gourous."

Pourquoi ce désenchantement des uns et cette distance des autres ? Jean-Baptiste de Froment, conseiller à l'Elysée, normalien et agrégé de philosophie, a une explication : "Les politiques ont une vision assez utilitariste des idées. Ils raisonnent plus dans l'opportunité que dans l'absolu. Le temps de l'action colle mal avec celui de la réflexion."

Philippe Guibert est plus optimiste. Avec plusieurs des auteurs de Plaidoyer pour une gauche populaire (Le Bord de l'eau, 2011), il a rencontré François Hollande lors d'une matinée de travail à la maison de l'Amérique latine, en décembre 2011 : "Je n'ai pas la prétention de dire que nous l'avons influencé, mais j'ai le sentiment qu'il est sorti de là imprégné de nos idées. L'enjeu des catégories populaires, le discours sur les sécurités, qu'elles soient économiques ou culturelles, la nécessité de faire respecter les droits et les devoirs, tout ça s'est retrouvé dans son discours du Bourget."

Pour ce sociologue qui a travaillé au cabinet de Ségolène Royal à la région Poitou-Charentes, "Hollande a compris qu'il était temps de tenir un discours sur les valeurs, de rompre avec le discours très économiciste des énarques de sa génération qui ont dominé le PS pendant tant d'années". Confiant, il veut croire que "des élus plus jeunes, comme Vincent Peillon, Manuel Valls, Arnaud Montebourg ou Gaëtan Gorce, moins rompus aux cabinets ministériels, de culture moins techno, se sentent plus libres de s'affranchir des déterminismes économiques".

Le renouvellement des générations suffira-t-il à jeter de nouvelles passerelles entre le savant et le politique ? Dominique Reynié, de Fondapol, est sceptique. Des ministres, des élus, il en connaît beaucoup. Et il porte sur ce petit monde un regard un peu désabusé : "Les acteurs politiques se sont mis en situation de préférer toute réunion à tout moment de lecture. Quand ils veulent des notes, c'est deux pages maximum. Quand on commence à leur expliquer quelque chose, au bout de trois minutes ils sont sur leur portable à regarder leurs messages. Ils enchaînent les rendez-vous, galopent en permanence. Dans des temps agités comme les nôtres, ils devraient au contraire se poser."

Comment sortir de l'impasse ? Dominique Reynié n'a, bien sûr, pas de solution miracle. Mais, il en est convaincu, "les époques de rupture nécessitent des dirigeants politiques capables de penser en rupture avec leurs schémas traditionnels". Son idée ? "On devrait ouvrir un grand chantier sur le métier politique. Remettre à plat les méthodes de travail, c'est une nécessité si nous voulons vraiment prendre la mesure du temps dans lequel nous sommes plongés." En attendant, il s'est adapté à l'air du temps : "J'ai conçu nos notes de telle sorte qu'elles puissent être lues dans les transports. Faites pour des gens qui n'aiment pas lire."

Marion van Renterghem et Thomas Wieder