Elysées 2012

Sisyphe heureux... ou malheureux

Par Gérard Courtois

Albert Camus est, décidément, bien utile aux hommes politiques. Assez consensuel, à première vue, pour que Nicolas Sarkozy ait songé, il y a trois ans, à transférer sa dépouille au Panthéon.

Assez imagé, également, pour que François Hollande, lors de sa visite récente au Salon du livre, ait comparé les épreuves qu'il traverse à celles de Sisyphe, poussant inlassablement son rocher. Il y eut bien un petit moment de flottement quand on lui rappela que ce pauvre Sisyphe n'arrivait jamais à ses fins et que le rocher en question redévalait invariablement la montagne quand approchait le sommet. Ce n'était pas du meilleur augure. Camus lui sauva la mise : "Il faut imaginer Sisyphe heureux."

Sisyphe heureux, donc. Après tout, l'image n'est pas mauvaise, même si l'on doute que le candidat socialiste s'imagine en "héros absurde". Voilà plus d'un an, en effet, que le député de la Corrèze s'est lancé à la conquête de l'Elysée. Plus d'un an que, contre vents et marées, le plus souvent sourire aux lèvres, il a pris la tête de ce marathon. D'abord contre ses concurrents socialistes et, depuis six mois, contre ses adversaires de tous bords, à commencer par le champion de la droite et président sortant, Nicolas Sarkozy.

Au point que l'on s'interroge : à un mois du premier tour de l'élection présidentielle, à six semaines du second, quel événement pourrait remettre en cause cette prééminence, enrayer cette chronique d'une victoire annoncée ?

Depuis un an, au fil d'innombrables discours, interviews et confidences, M. Hollande aurait pu trébucher, commettre une de ces bourdes qui déstabilisent un candidat, révèlent une faille, donnent prise aux adversaires et font changer l'espoir de camp. Lionel Jospin en fit l'amère expérience, en 2002, lorsqu'il s'avisa de brocarder Jacques Chirac "vieilli, usé et fatigué", et réveilla d'un coup ce vieil animal politique. Rien de tel chez l'actuel candidat socialiste : il ne paye pas de mine, mais il ne fait pas de fautes.

Depuis des semaines, notamment depuis l'entrée en campagne de Nicolas Sarkozy, les attaques contre lui ont été incessantes, les mots et les coups lâchés pour faire mal. "Menteur", "Tartuffe ", "matraqueur fiscal" a canonné le président sortant. Samedi 24 mars encore, à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), il a accusé son adversaire de "tergiverser, hésiter, esquiver, finasser". Rien ne semble y faire : imperturbable, M. Hollande refuse ce combat de rue, et de coqs. Cette attitude aurait pu être jugée timorée ; ce sont ses détracteurs qui apparaissent agressifs et, jusqu'à présent, en sont pour leurs frais.

La semaine passée, encore, les drames de Toulouse et de Montauban auraient pu dérouter le candidat "normal", confronté brutalement à un événement anormal, exceptionnel même. Le président ne se trouvait-il pas replacé d'un coup en première ligne, en charge de l'essentiel, la sécurité du pays, un terrain où les Français lui reconnaissent quelques mérites ? Sans se démonter, le candidat PS a collé au chef de l'Etat avec la gravité de rigueur. Mieux, à deux reprises - le mardi en annonçant qu'il suspendait sa campagne, le jeudi en saluant le dénouement de l'affaire -, il a pris de vitesse son adversaire. Hollande plus réactif que Sarkozy, on aura tout vu !

Bref, rien ne semble entamer la détermination de M. Hollande. L'Histoire, bien sûr, n'est jamais écrite à l'avance. Il n'empêche, elle résulte des mouvements de fond du pays et de l'opinion. Et ceux-ci jouent contre le président sortant, autant qu'ils portent son adversaire socialiste. Les sondages d'intentions de vote, si décriés mais si précieux, en témoignent.

Certes, cinq semaines après son entrée en campagne, Nicolas Sarkozy a rattrapé son retard sur François Hollande, dont le capital s'est érodé de 2 à 3 points. Les deux hommes sont désormais au coude-à-coude, autour de 28 %. Sous l'effet du drame toulousain, le candidat de l'UMP peut espérer devancer celui du PS, si toutefois les doutes exprimés par M. Bayrou, Mme Le Pen ou des responsables socialistes - n'était-il pas possible d'arrêter vivant Mohamed Merah ? Sa surveillance et celle de son frère ont-elles été suffisantes ?, etc. - ne viennent pas empoisonner les jours prochains.

Mais l'évidence est là : à l'heure actuelle, malgré les ralliements de Christine Boutin et d'Hervé Morin, et malgré l'absence de Dominique de Villepin, l'étiage de Nicolas Sarkozy est très faible. Il l'est d'autant plus que, à l'exception de Nicolas Dupont-Aignant, le président sortant est le seul candidat de droite. Pour le second tour, il ne dispose d'aucune réserve naturelle de voix et ne peut compter que sur les reports aléatoires des électeurs centristes et lepénistes.

Or, dans le même temps, François Hollande bénéficie non seulement d'un score personnel élevé, mais d'une poussée de la gauche très significative. Selon toutes les enquêtes, l'ensemble des candidats de gauche est aujourd'hui crédité de 44 % à 46 % des intentions de vote au premier tour. C'est 8 à 10 points de mieux qu'en 2007. Le désir d'alternance est inscrit dans ces chiffres.

Quant aux intentions de vote pour le second tour, elles traduisent un resserrement de l'écart entre M. Hollande (54 %) et M. Sarkozy (46 %). Or, depuis l'instauration de la présidentielle, jamais un candidat annoncé en tête à un mois du scrutin, surtout avec une telle avance, n'a vu la victoire lui échapper.

La campagne n'est pas terminée, dira-t-on à juste titre, et bon nombre d'électeurs se décident dans les dernières semaines, voire les derniers jours. Mais, là encore, les vents sont contraires pour le chef de l'Etat. Car les questions qui préoccupent les Français et sur lesquelles ils attendent des réponses ne font pas de doute : il s'agit en priorité de l'emploi et de la précarité, du pouvoir d'achat, du logement, de l'éducation, de la santé, des retraites et du niveau des impôts. Or sur tous ces sujets, la crédibilité de François Hollande est très largement supérieure à celle de Nicolas Sarkozy.

Il ne fait pas de doute non plus que le chef de l'Etat se battra jusqu'au bout, et, s'il n'en reste qu'un pour croire en ses chances, il sera celui-là. Mais plus le temps passe, plus il est manifeste qu'il ne parvient ni à enchanter à nouveau le pays, ni à déstabiliser un adversaire insaisissable et qu'il continue à trop sous-estimer pour pouvoir le comprendre, donc le combattre efficacement. Nicolas Sarkozy, tel Sisyphe, mais un Sisyphe malheureux.