Elysées 2012

Un président et l'histoire


Article paru dans l'édition du 29.08.95 du Monde

"Je n'ai pas modifié la société autant que je l'aurais voulu", déclarait François Mitterrand deux jours avant de quitter l'Elysée

LES ORGANISATEURS du XVIIIe Congrès international des sciences historiques, qui a lieu à Montréal du 27 août au 3 septembre et dont Le Monde rendra compte , ont demandé à un certain nombre de personnalités scientifiques et paolitiques d'exprimer leur point de vue sur cette discipline et sur les relations qu'elles entretiennent avec elle. Ces entretiens, réalisés par des historiens et enregistrés en vidéo, ont été projetés aux quelque trois mille participants lors de la séance d'ouverture du dimanche 27 août.

François Bédarida, spécialiste d'histoire contemporaine et de la deuxième guerre mondiale, secrétaire général du Comité international des sciences historiques, a, dans cette perspective, rencontré François Mitterrand, le 15 mai, quarante-huit heures avant la passation des pouvoirs à Jacques Chirac. Ce sont les principaux extraits de cet entretien que Le Monde reproduit aujourd'hui.


« Monsieur le président de la République, chacun connaît votre goût pour l'histoire, votre connaissance approfondie du passé, votre appétit de lecture en ce domaine. Quelle signification faut-il y attacher ? Est-ce la curiosité, un besoin de connaître, une sorte de divertissement, une exploration de la condition humaine ? Ou bien la culture historique est-elle d'abord pour vous une source de réflexion et un guide pour le présent ?

C'est un goût que j'ai toujours eu. Dès mes premières classes, je me souviens, en sixième, cinquième, quatrième, troisième : c'était la matière dans laquelle je réussissais le mieux, parce que je me passionnais. Pourquoi avais-je cette passion ? Je ne sais. Curiosité, sans doute, au point de départ : l'histoire des hommes, de leurs sociétés. Je n'avais pas, à l'époque, de concept précis, mais à mesure que le temps a passé, j'ai voulu relier le temps que je vivrais, le temps que j'ai vécu, avec les enseignements que j'avais cru tirer, que j'ai tirés, de l'histoire apprise, de l'histoire réfléchie, comme on le faisait dans nos écoles, c'est-à-dire en gros à partir des Grecs jusqu'à maintenant. » J'ai bien vu les évolutions des historiens : on nous apprenait beaucoup les dates des batailles, les mariages des princesses ; ensuite, on nous a davantage appris le prix du blé, pour expliquer un grand événement, ou le temps qu'il faisait ce jour-là. Je me suis fait ma petite philosophie entre ces deux thèses. Et l'histoire sous toutes ses formes a continué de m'intéresser.

Mais avez-vous une préférence pour telle ou telle période ? L'histoire ancienne ? L'histoire contemporaine ? Et aussi pour telle ou telle catégorie d'histoire : politique ? sociale ? religieuse ? intellectuelle ?

Je peux dire que je m'intéresse davantage à l'histoire politique et à l'histoire intellectuelle, avec certains aspects de l'histoire religieuse que je relierais surtout à la période biblique et à la période qui a vu les grands schismes, les grandes Réformes, à partir du début du XIVe siècle.

Si on regarde la relation entre l'histoire et l'action, il y a une question classique : « A quoi sert l'histoire ? » Les historiens positivistes du début de ce siècle la considéraient comme oiseuse, mais un homme comme Marc Bloch la jugeait essentielle. Quel est votre sentiment là-dessus ? Quel lien établissez-vous entre l'intelligilité du passé et l'action politique ? Pour l'homme d'Etat, l'histoire est-elle une boussole ?

Je suis plus proche de Marc Bloch. Il y a beaucoup d'enseignements à tirer de l'exemple des autres des chocs, des passions, des luttes, du comportement des individus devant l'événement, heureux ou malheureux. Et ce sont de grands exemples qui inspirent la conduite de sa propre vie. En même temps, il y a certaines comparaisons à faire, même si l'histoire ne se répète pas certaines leçons à tirer de la manière dont la France a agi ou s'est tirée d'affaire à travers les siècles. Oui, je crois tout à fait que la connaissance et l'intelligence de l'histoire peuvent puissamment aider une action politique. [... ]

Jusqu'à présent, nous avons parlé d'« apprendre l'histoire » : c'est ce que vous disiez sur votre expérience scolaire. Il y a les historiens dont le métier est de « faire de l'histoire ». Mais il y a également « faire l'histoire ». N'avez-vous pas rêvé dans votre jeunesse, non seulement de vivre l'Histoire, mais de poser votre marque sur elle ?

Il faudrait que je réfléchisse plus longtemps avant de vous répondre. Lorsque j'étais jeune, je vivais dans une petite province assez éloignée de tout. Et je m'enfièvrais facilement à la lecture d'ouvrages historiques, de personnages. J'étais attiré par des événements frappants ceux que l'on mettait à ma disposition : l'histoire de la Révolution par exemple et je me mettais facilement à la place des acteurs de cette époque. Je ne revivais pas leur histoire, je ne réinventais pas leur aventure, mais j'enviais leur capacité d'entraînement sur des foules ou sur des peuples, leur maîtrise des événements. Ou bien alors je me désolais avec ceux qui échouaient ; mais souvent, je me demandais pourquoi ils avaient échoué. Peu à peu, j'approfondissais ma réflexion. » Ensuite, j'ai vécu moi-même une vie politique assez jeune. Dès 1942-1943, dans la France occupée ; en 1944, dans le premier, je ne dirai pas gouvernement ce n'en était pas un cela s'appelait le secrétariat général, c'était un organisme créé par le général de Gaulle pour assurer la légitimité pendant le temps de son absence, car il ne pensait pas revenir d'Alger aussi tôt. Je faisais alors partie des quinze hommes que de Gaulle avait choisis pour jouer ce rôle, qui n'a été joué que pendant quinze à vingt jours. Ce fut une histoire très brève. C'est là que j'ai commencé ma vraie vie politique, avant d'être élu député, deux ans plus tard, et d'être à peu près constamment depuis 1946 au Parlement, au gouvernement ou à la présidence de la République. » J'ai donc entièrement épousé mon temps et je ne vous cacherai pas que j'ai constamment maintenu ma liaison avec l'histoire, telle qu'on l'enseigne, avec la vie du passé qui a continué de me nourrir après tout, Plutarque n'a pas écrit pour rien...

Si on se garde des deux écueils que sont le cynisme, d'une part, et le moralisme prédicant, d'autre part, peut-on concilier l'histoire et l'éthique ?

Je crois que oui. En tout cas, il faut s'y efforcer. Je pense que l'histoire sans éthique risque de devenir un piètre modèle. Et l'éthique pour l'éthique, alors là, il faut faire autre chose que de l'histoire. Non, c'est une pratique, une pratique qui a été la mienne, naturellement très contestée et peut-être contestable, mais je ne me suis jamais éloigné de l'enseignement de l'histoire pour les grandes leçons quand même, je maintiens le mot de morale qu'il comporte.

Et vos relations avec le temps puisque l'histoire est relation au temps ? Est-ce que le temps vous a gêné en tant que responsable politique ?

Oui, d'une certaine manière, oui.

Les patiences et les impatiences ?

Oui, c'est-à-dire qu'il y a des valeurs permanentes, selon le caractère des hommes. Eux sont toujours les mêmes. Il faut toujours s'attendre au pire. Mais en même temps, il faut avoir l'esprit ouvert sur le meilleur. Mais il ne faut rien attendre, pratiquement, de personne. Donc ne pas être soumis aux variations d'humeur, aux fidélités, aux infidélités, aux trahisons ou le contraire, ça, c'est la nature de l'homme. Mais l'événement, lui, est tout à fait différent. L'événement ressemble rarement à celui d'avant-hier. » Quand j'ai été porté à la présidence de la République, manque de chance, la France, avec l'ensemble du monde occidental et industriel, s'est trouvée plongée dans la plus grave crise économique qu'elle ait connue depuis 1929. Et ça a duré jusqu'à la fin, elle s'achève juste maintenant. Dans ces conditions, il est très difficile de conduire la politique que l'on voudrait conduire. On doit tenir compte des éléments objectifs qui s'imposent à vous, sur l'emploi, sur le chômage, etc., et à un moment donné, sur l'inflation, qui a finalement été dominée par nous. Et cette période très difficile coïncidait avec la construction de l'Europe. Moi, j'ai été élu avec des convictions et je continue d'avoir les mêmes , sur la base d'une expérience socialiste à tenter. Elle l'a d'ailleurs été sur beaucoup de plans. Mais en même temps, dans un monde ouvert, en fait totalement libéral, quand on sait que les frontières sont ouvertes et que votre monnaie est dépendante des décisions prises par les grands possédants et que les grands possédants cherchent à quitter votre pays avec leur argent dès lors qu'il y a la moindre menace sur leurs intérêts, le pouvoir économique devient très dangereux pour le pouvoir politique. Il a fallu vivre avec cela. [...] [...] L'histoire sert non seulement à offrir une vision rétrospective, mais à projeter un regard de visionnaire.

Je crois que le siècle prochain sera partagé entre deux tendances apparemment contraires. C'est visible, déjà. » Un énorme besoin d'unité. Voyez la construction européenne : on a commencé à six, on est arrivé à quinze et dans quelques années on sera plus nombreux. Pendant ce temps, tous ceux qui n'y sont pas s'organisent également pour faire entre eux des sortes d'alliances ou de coalitions particulières. Voyez ce qui s'est produit en Amérique du Nord entre les Etats-Unis d'Amérique, le Canada et le Mexique. Voyez ce qui se produit un peu partout, même plus faiblement, comme l'Organisation de l'unité africaine, ou l'Organisation du Sud-Est asiatique. Enfin, on va vers l'unité, on cherche à lier géographiquement en voisinage, en bon voisinage les intérêts qui naguère étaient contradictoires. Cela pourrait nous conduire à imaginer une Europe plus ou moins fédérale, plus ou moins confédérale ce sera décidé par d'autres que moi , dans laquelle il y aura une sorte d'unité de direction dans les deux sens du mot : de direction par la simplicité du commandement et aussi de direction dans le sens de la visée. » Un autre mouvement, exactement contraire et simultané, est celui qui pousse chaque minorité à s'affirmer en tant que telle et à prétendre à la souveraineté, à l'indépendance, à la séparation. La séparation, bien entendu, c'est un point limite, et dans ce cas-là, si l'on devait ressusciter toute la réalité historique du Moyen Age, voyez où on en serait ! Il nous reste Monaco, il nous reste le Luxembourg, il nous reste Andorre, mais est-ce qu'il ne doit y avoir que des Luxembourg, des Monaco ou des Andorre ? Je n'ai rien contre, mais on peut difficilement l'envisager. » C'est de ces deux mouvements qu'il faut, au XXIe siècle, faire la synthèse. Il faut aller vers de grands ensembles et que ces grands ensembles comportent des dispositifs de protection pour les minorités, pour que les minorités se sentent à l'aise et qu'elles s'affirment en tant que telles. C'est ça le problème à résoudre. Ce sera l'histoire du siècle prochain.

Vous avez récemment fait allusion au dogme catholique de la « communion des saints ». Est-ce que pour vous l'histoire, en tant que chaîne entre les générations, chaîne entre les vivants et les morts, s'y apparente ?

D'une certaine manière, oui. Je ne crois pas beaucoup au destin individuel devant l'histoire. Peut-être dans le cas de quelques personnages mythiques, tel Moïse, ou encore quelques personnages d'une taille exceptionnelle ou mêlés à des événements d'une nature extraordinaire, comme Napoléon, César, Charlemagne... Mais même ceux-là, qu'est-ce que cela représente dans la poussière des siècles et des siècles ? Qu'en restera-t-il ? Quand on pense à la beauté, à la grandeur, à la force, à la réussite de l'empire égyptien et qu'il a fallu qu'au XIXe siècle un savant français en reconstitue jusqu'à la langue, car on avait oublié la langue de ce merveilleux empire, et depuis le Moyen Age, on ne pouvait même pas traduire les mots ! C'est dire la fragilité et la fugacité des choses humaines. » Donc, un responsable politique, même s'il a de l'influence ou quelque illustration pendant sa vie et pendant les années qui suivent, ne doit pas se faire trop d'illusions. Tout retourne en poussière. Il ne faut pas que le goût de la gloriole l'emporte sur le reste. Il faut faire ce qu'on doit faire pour son temps, avec l'ambition d'aller au-delà de son temps et même, peut-être, de tenir quelques siècles dans la mémoire des hommes. C'est une ambition légitime, je l'ai moi aussi. Mais je n'exagère pas mes prétentions.

Maintenant que vous êtes devenu un « monument historique » en même temps qu'un des grands acteurs de ce siècle, quelle marque pensez-vous avoir imprimée sur cette histoire ?

Pas autant que je l'aurais voulu ! J'ai été élu en tant que socialiste et j'aurais voulu modifier la société suffisamment pour que d'une façon évidente, sans vouloir nuire à quiconque, les rapports entre les fortunes, entre les puissants et les moins puissants, soient transformés. Mais c'est très difficile, dans la mesure où on ne peut agir que de deux manières. Soit par la persuasion, mais alors, il faut du temps et je suis tombé sur une époque où on n'y était pas disposé. Soit par la tyrannie, et l'exemple de Lénine et de Staline n'était pas encourageant. Donc, je n'ai pas modifié la société autant que je l'aurais voulu dans ses structures. En revanche, je crois que par beaucoup d'autres dispositions, la France d'aujourd'hui n'est plus du tout celle d'il y a quatorze ans. Mon rôle n'aura pas été inutile, je crois, dans le sens que je souhaitais mais pas autant que je l'aurais voulu.

L'Europe tient quand même une place importante dans ce tableau.

Absolument, mais l'Europe, ce n'est pas moi qui l'ai inventée. Je l'ai fait avancer.

L'histoire montre que tout destin historique est inachevé... ...

Il n'y a pas à s'y tromper.

Malgré tout, vous continuez de penser que l'histoire et le progrès ne sont pas opposés. A cet égard, vous restez fidèle à la philosophie des Lumières que pourtant aujourd'hui beaucoup d'esprits remettent en cause... ...

Ecoutez, quand j'avais vingt ans et jusqu'à ce que j'en aie quarante, j'ai entendu tous les commentateurs les plus connus, les éditorialistes des journaux, prétendre qu'il n'y avait rien à faire pour ces pauvres démocraties impuissantes contre le rouleau-compresseur soviétique. Nous étions battus d'avance, nous étions le désordre, l'incapacité de commandement, l'impuissance, l'absence de continuité dans la doctrine de gouvernement. Et puis c'est le contraire qui s'est passé. En Amérique latine, les dictatures, pour la plupart, se sont effondrées. Et en Europe moi, quand j'avais vingt ans, c'était Hitler, Staline, Mussolini, Salazar, Franco, Antonescu... Tous ceux-là sont tombés au bénéfice de la démocratie. » Il n'y a pas de combat désespéré. Je crois que la démocratie est l'axe de progrès indispensable des temps à venir, indispensable, sans quoi ce serait de nouveau le trouble général, l'abandon de l'indépendance de l'esprit, la domination de quelques-uns, c'est-à-dire un peu plus de barbarie.

Une dernière question, monsieur le président de la République. Vous êtes le doyen des hommes d'Etat non seulement en Europe, mais dans le monde. Que diriez-vous à un jeune historien (ou une jeune historienne) qui entre dans la carrière ?

Historien, je ne le suis pas... ... du point de vue de la responsabilité de l'historien dans la société ?

J'ai voulu pour une part restaurer la place de l'histoire dans notre société. Il y a eu une époque, quand j'ai été élu, où on avait pratiquement abandonné l'enseignement de l'histoire et l'enseignement de la philosophie. Bien entendu, quand je dis « abandonné », cela paraît excessif, mais c'étaient des disciplines mineures. L'Université elle-même avait un peu abandonné... Je me souviens d'avoir donné des instructions au gouvernement en demandant que l'histoire et la philosophie (elles sont différentes, mais chacune des deux était délaissée) redeviennent des sciences majeures et soient enseignées aux jeunes, parce que c'est cela qui formera leur esprit. [... ] La vérité, c'est que personne ne croyait, à cette époque-là, que l'histoire avait valeur d'enseignement pour la vie. » Quand vous m'aviez demandé tout à l'heure, pour commencer, quelles étaient mes époques préférées pour mon goût , c'est très anarchique. Je me suis passionné pour l'histoire byzantine par exemple. Je me suis passionné aussi pour l'histoire du XIVe et du XVe siècle, en particulier en Italie. Et puis, comme je voulais faire oeuvre d'historien, avec un tout petit h, sans en avoir la technique, je voulais raconter l'histoire, à ma manière, de Laurent de Médicis et deso Médicis. [...] Dans l'époque contemporaine, je dois dire que je me suis surtout passionné pour la Révolution française. Et puis, j'ai trouvé de plus en plus d'intérêt en vieillissant à l'histoire de la IIIe République. Quand j'étais plus jeune, je néngligeais cet aspect des choses, elles me paraissaient sans relief. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas.

Il y a donc à vos yeux une responsabilité des historiens vis-à-vis du monde qui les entoure ?

Enormément. Les théories des historiens pèsent beaucoup sur des hommes comme moi. J'essaie d'assimiler leurs thèses, je les approuve ou je les conteste, mais je réagis par rapport à... C'est pourquoi j'ai accepté avec plaisir la conversation que vous me proposiez. Je considère que l'historien doit exercer dans notre société une sorte de magistère. Parce qu'il connaît le passé, il peut donc éclairer le présent mieux qu'un autre. »

PROPOS RECUEILLIS PAR

FRANCOIS BEDARIDA