Nous
sommes aux États-Unis en mai 1964. Quelques mois après son élection, Lyndon
Johnson prépare un discours qu’il doit prononcer devant les étudiants de
l’université du Michigan. En quête d’un "tag"
pour marquer sa présidence, comme le "New Deal" avait caractérisé les années
Roosevelt et la "New Frontier" celles de Kennedy, Johnson va lancer la
formule "Great Society". C’est son fidèle conseiller et "spin doctor", Jack
Valenti, lequel a découvert par hasard l’expression dans une esquisse de
discours pour un événement mineur, qui incite Johnson à se l’approprier. Le
président la trouve si bonne, avec son large spectre, et sa capacité à
raconter une véritable "histoire", qu’il "caressait avec tendresse cette
nouvelle phrase", selon le récit de Jack Valenti
. Et Johnson de décider finalement de construire toute sa politique
autour de cette seule formule : ce sera la "Great Society", grand récit
communicationnel qui accompagnera quelques uns des plus importants
programmes sociaux, éducatifs et culturels, ou encore les grandes lois en
faveur de l’immigration et des Noirs, et symbolise jusqu’à aujourd’hui
l’Amérique des années 1960. Peu après, Jack Valenti sera nommé à la tête du
puissant lobby de l’industrie du cinéma hollywoodien
, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 2004.
Anachronismes et amalgames
Cette courte histoire est, parmi d’innombrables autres, un
démenti cinglant au livre hasardeux de Christian Salmon,
Storytelling, la machine à fabriquer des
histoires et à formater les esprits que viennent de publier les
éditions La Découverte. Le propos de l’auteur, judicieux de prime abord, est
de retracer l’histoire de la "storytelling" ou l’art de "raconter des
histoires". C’est à un voyage dans la "mise en fiction de la réalité" que
nous invite l’auteur, "storytelling" qui serait apparue au cours des années
1990 dans tous les domaines, depuis le marketing et le management, jusqu’aux
médias et à la communication politique. Largement américaine, dans l’esprit
de notre auteur, cette histoire mérite d’être décrite avec une large loupe,
à travers les hommes politiques, le Pentagone, la guerre en Irak comme à
travers les idées et les marques. L’auteur entend dévoiler le fil rouge
secret qui relie les nouvelles techniques de management et de communication,
de gouvernance et de divertissement, procédés qui, les nouvelles
technologies aidant, se répandent jusqu’en France.
L’hypothèse est intéressante et le sujet passionnant mais là s’arrête
l’intérêt de l’ouvrage. Pour Christian Salmon, la "storytelling" serait un
phénomène moderne, inventé "au milieu des années 1990". Les premiers "spin
doctors" seraient apparus sous Reagan et, tels des vases communicants, les
médias, les entreprises et les partis politiques auraient cédé à ces
techniques au point d’avoir donné naissance à une nouvelle forme de
totalitarisme : l’Amérique contemporaine
.
Le premier problème du livre, c’est qu’il méconnaît assez largement
l’histoire qu’il prétend écrire et, déjà, passe sous silence la longue
tradition de cet "art de raconter des histoires". Un tel concentré
d’inculture sur les États-Unis est d’autant plus frappant que cette histoire
que Salmon découvre avec au moins un siècle de retard, est bien connue. Il
ne suffit pas de lire Le Monde diplomatique,
quelques livres de seconde main, consulter abondamment Internet, et être
épris de Noam Chomsky, pour prétendre connaître l’Amérique. Christian Salmon
ne sait rien de la tradition ancienne du "storytelling" dans l’Amérique de
l’esclavage puis de la ségrégation, dans la communauté noire, il n’a aucune
idée de l’ancienneté des clubs de "storytelling" qui ont bercé l’histoire du
Sud confédéral et tellement marqué des villes comme Oxford dans le
Mississipi où a vécu Faulkner. Il ne sait rien non plus de la vivacité
contemporaine de "l’art de raconter des histoires" dans le "South Side" de
Chicago, dans l’Alabama, à la Nouvelle Orléans ou à St. Louis (Missouri).
Pour lui, cette tradition apparaît dans les années 1990 : rarement un auteur
commet un anachronisme de plus d’un siècle !
Le deuxième problème du livre c’est qu’il construit une propagande d’extrême
gauche, pour répondre à ce qu’il prétend être une propagande de droite
extrême et cette dérive est particulièrement visible dans le chapitre
consacré à la politique. Christian Salmon y prétend "révéler" la vraie
nature d’un totalitarisme politique qui vient et qui est américain.
Idéologue, Salmon vise Reagan, Bush-Père et Bush-Fils. On peut être, comme
lui, de gauche, et avoir un penchant pour les démocrates, mais se souvenir
que l’art du "storytelling" a été pratiqué avant eux par Kennedy ou Jimmy
Carter. Car que faisait Kennedy en invitant André Malraux à la Maison
Blanche et en accueillant la Joconde
à la National Gallery, que faisait-il en créant les dîners de galas de Jacky
Kennedy, sinon une mise en scène au service de l’histoire des Kennedy ?
C’était quoi l’histoire de Jimmy Carter, 39ème président des États-Unis,
qui se qualifiait lui-même avec fierté de baptiste, de "redneck" et de "peanut
farmer" (un chrétien, un péquenaud, qui est aussi un ancien cultivateur de
cacahuètes), sinon une "storytelling" ? Jimmy Carter a raconté une histoire,
pour se caller dans l’une des plus vieilles traditions américaines, celle
des petits planteurs du Sud : la terre, la Bible, les vertus des origines.
Avec quarante ans de retard, Christian Salmon découvre que George W. Bush
est entouré de "conseillers en communication" et, parce qu’il les appelle
"spin doctors", il croit avoir mis en lumière un phénomène nouveau.
D’ailleurs, il fait remonter leur apparition aux années 1990 (bien qu’à
d’autres moments du livre, il situe leur naissance sous Reagan en 1984).
Mais que faisaient Pierre Salinger chez Kennedy, Jack Valenti (on l’a dit)
chez Johnson, William Safire chez Nixon
ou Patrick Cadell chez Jimmy Carter
sinon de la communication en tant que "spin doctors" ? Les
anachronismes et les erreurs de Christian Salmon sont innombrables.
Au-delà des références historiques – inexistantes -, et des données
factuelles – souvent erronées
–, l’ouvrage est encore plus aventureux quant à ses jugements
politiques. L’auteur hait profondément le président Bush, et c’est son droit
(on partage ici son point de vue). Reste que ses analyses des deux élections
de Bush sont navrantes et elles rappellent celle des "verts" américains qui
ont d’autant plus pleurés la défaite d’Al Gore, qu’ils avaient contribué, en
donnant leur voix au candidat écologiste Nader, à faire élire George W.
Bush.
Quant à l’élection de 2004, l’analyse est encore plus simpliste. Pollué par
ses lectures de The Nation,
Christian Salmon donne une version tellement biaisée de l’élection qu’on en
arriverait presque à avoir envie de défendre Bush ! Il passe sous silence
toutes les erreurs de John Kerry et le vrai talent de Bush. Paradoxalement,
Bush a moins raconté une histoire, comme le croit l’auteur, et à moins été
porté par ses conseillers en communication, qu’il n’a incarné une Amérique
de base, ancrée dans une histoire (qu’il confond trop souvent avec les
histoires) et qui a eu peur après le 11 septembre
On pourrait multiplier les exemples de ces analyses politiques construites
sur des amalgames grotesques et où Christian Salmon nous recommande de
veiller à ne pas confondre la série américaine
The West Wing et la vraie politique
alors qu’il est le seul à le faire ! On croirait lire un petit pamphlet de
Noam Chomsky ou de Serge Halimi. C’est quelque peu attristant
.
La frontière floue entre la réalité et
la fiction
On retrouve cette pente falsificatrice dans tous les autres
chapitres du livre. Les chapitres 2 à 4 qui concernent l’invention du "storytelling
management", de l’" économie fiction" et le nouvel âge du capitalisme sont
d’une banalité confondante, souvent empruntés directement à l’ouvrage de Luc
Boltanski et Eve Chiapello
.
Le chapitre sur la guerre en Irak est plus convaincant, mais là encore, on
n’y apprend rien de neuf : l’auteur n’a même pas lu les livres de base - du
moins ne les cite-t-il pas - sur la critique du système Bush par temps de
guerre
.
Le chapitre qui analyse la "convergence croissante entre le Pentagone et
Hollywood" est fabriqué tout entier à partir d’anecdotes et de détails
érigés en pratiques générales. Sur la base de quelques exemples, il déduit
des théories d’ensembles comme considérer que le Departement d’Etat
américain serait de plus en plus animé par des communiquants, alors que ses
budgets – par exemple ceux justement de la propagande culturelle – ont été
sacrifiés par George W. Bush.
Il ne suffit pas de nous asséner des citations hors de propos de Paul
Ricoeur, Gérard Genette ou Roland Barthes, pour être écrivain. Christian
Salmon qui a organisé le Parlement des écrivains, se prend pour un
intellectuel mais n’a pas la rigueur minimale du chercheur
. Il partage aussi avec le cinéaste Lars von Trier, dont il cite
souvent les films, une haine de l’Amérique fondée sur des images et des
mythes, plutôt que sur une enquête de terrain ou simplement la lecture des
essais les plus accessibles
. Mais autant la posture critique et théorique d’un cinéaste est-elle
intéressante lorsqu’elle prétend à une création artistique originale, autant
l’analyse d’un essayiste qui ne connaît pas son sujet est problématique.
Le dernier chapitre du livre ("L’empire de la propagande") est, en lui-même,
une bonne illustration de ce qu’est la propagande. Décousu, accumulant des
citations rapides et des anecdotes, multipliant une nouvelle fois les
amalgames (exactement ce qu’il reproche à George W. Bush), Salmon mêle Noam
Chomsky et Viktor Klemperer (qui a fait l’analyse de la langue du IIIème
Reich) ,
André Schiffrin (qui règle ses comptes dans ses livres avec le milieu de
l’édition américaine auquel il a appartenu) et Jacques Ellul (spécialiste de
la propagande) pour démontrer qu’un nouveau totalitarisme arrive – et qu’il
est américain. Il cite Walter Benjamin et, ce faisant, il sait très bien ce
qu’il fait : les USA c’est l’Allemagne nazie en devenir.
Tout au long de son essai bâclé, Salmon dénonce un journalisme qui "favorise
une version anecdotique des évènements, une représentation en noir et blanc
de l’actualité, et contribue comme jamais à brouiller la frontière entre la
réalité et la fiction" - et on croirait qu’il parle de son propre livre !
Surtout, on se dit que Salmon n’a jamais dû regarder très longtemps la
télévision ou lire les journaux américains pour raconter autant de bêtises.
Bien sûr, il y a Fox News et on sait l’influence que la chaîne conservatrice
de Rupert Murdoch a eu sur les deux élections de Bush. Mais peut-on à ce
point passer sous silence toutes les autres chaînes, les contre-pouvoirs,
les "watch dogs", les règles déontologiques, les grands quotidiens locaux.
Noam Chomsky, à côté, est un homme de la mesure. Quant aux sources de
Salmon, elles sont chaotiques et parcellaires. Il écrit son enquête à partir
du web et nous demande de nous méfier d’Internet : il en est la première
victime.
Un nouvel ordre narratif ?
Notre déception à la lecture du livre de Christian Salmon,
ouvrage dont nous attendions pourtant beaucoup, n’est pas sans conséquence.
Cet échec a un triple prix. D’abord, ce livre risque de donner bonne
conscience à l’extrême gauche en la déculpabilisant de ses responsabilités
et en la dédouanant. Après tout si Bush a gagné (et en France Nicolas
Sarkozy et son conseiller Henri Gaino, puisque Salmon, on le devine vite,
veut aussi parler de notre pays, avec la subtilité que l’on imagine), c’est
la faute de Fox News et de la "storytelling" des médias. Or, nous savons
tous que ce n’est pas si simple. Cette déculpabilisation à bon compte a donc
un coût : celui de la vérité et celui de la démobilisation qu’elle peut
susciter. On ne peut pas lutter puisque des forces dominent aujourd’hui
l’économie et la politique
.
Ce livre est ensuite terriblement contre-productif. Plutôt que de se
concentrer sur les véritables dérives, sur l’analyse pertinente des
problèmes et sur les moyens de les solutionner, il s’attaque à des mythes à
travers des lentilles déformantes qui nous privent de notre capacité
d’analyse et de résistance.
Enfin, l’ouvrage produit ce qu’il dénonce. Ce n’est pas le moindre de ses
paradoxes. Salmon est tellement peu sûr de lui et de son hypothèse "story-tellisée"
qu’il la rappelle à chaque page comme par mauvaise conscience alors qu’il se
sait dans le mensonge ; à chaque page comme pour sa rassurer, Salmon vend sa
marque "storytelling" - il l’utilise à tout bout de champ, sans aucune
rigueur scientifique. Mais il y a plus grave encore, c’est qu’en chemin,
Salmon s’est mis à croire à sa propre histoire.
Enfin, et c’est le plus paradoxal des problèmes, il se trouve qu’un certain
nombre de journalistes français – des
Inrockuptibles au Nouvel Observateur
en passant par Le Monde –, pourtant
bien intentionnés, ont rendu compte de ce livre sans forcément en déjouer
les astuces. De sorte que des journalistes de bonne foi ont gobé son
histoire sans sourciller, peu regardants sur les références et les faits.
C’est peut-être à cette aune que l’on peut juger, en fin de compte, de la
qualité de ce livre. Storytelling, la
machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits vient
d’inventer une histoire assez largement factice à coup d’exagérations,
d’approximations et de biais. C’est l’essai fictionnel, la nonfiction
romancée, le nouvel ordre narratif, par excellence. Et rarement un livre
aura aussi bien réussi à illustrer la théorie qu’il prétend analyser et
dénoncer. C’est peut-être le seul vrai succès de l’entreprise.