Depuis qu’elle existe, l’humanité a su cultiver l’art de
raconter des histoires, un art partout au cœur du lien social. Mais depuis
les années 1990, aux États-Unis puis en Europe, il a été investi par les
logiques de la communication et du capitalisme triomphant, sous
l’appellation anodine de "storytelling" : celui-ci est devenu une arme aux
mains des "gourous" du marketing, du management et de la communication
politique, pour mieux formater les esprits des consommateurs et des
citoyens. Derrière les campagnes publicitaires, mais aussi dans l’ombre des
campagnes électorales victorieuses, de Bush à Sarkozy, se cachent les
techniciens sophistiqués du "storytelling management" ou du "digital
storytelling".
L'ouvrage de Christian Salmon donne incontestablement à réfléchir.
Storytelling rassemble un
corpus considérable d’exemples et
d’observations sur les techniques narratives à l’œuvre dans les domaines de
la publicité, du marketing, des marques, de la gestion des ressources
humaines et de la communication politique.
L'auteur situe l’essor du storytelling au début des années 90. L’apparition
du "storytelling management" et son adoption par les grandes marques
coïncideraient avec un "storytelling revival" : des dizaines de milliers de
personnes rejoignent chaque année le National Storytelling Network ou
participent a l’un des deux cent festivals de "storytelling" organisés aux
États-Unis. À la suite d’un certain nombre d’auteurs américains, il associe
l’essor du "storytelling" au "narrative turn" à l’œuvre dans les sciences
sociales. C’est à travers Internet que ce "storytelling revival" se serait
répandu dans la société americaine, puis au-delà.
Christian Salmon esquisse deux définitions du "storytelling management". La
première tourne autour de l’idée d’"usages instrumentaux du récit à des fins
de gestion ou de contrôle". La seconde emprunte aux théoriciens du récit la
notion de "contrat fictionnel", passé entre l’auteur et le lecteur "qui
permet de discerner la réalité de la fiction et de suspendre l’incrédulité
du lecteur, le temps d’un récit". C’est ce "contrat fictionnel" que le "storytelling
management" brouille ou dénonce. Mais l'auteur n’emporte cependant pas la
conviction quand il décrit l’avènement "d’un nouvel ordre narratif" qui "va
au-delà de la création d’une novlangue
médiatique engluant la pensée : le sujet qu’il veut formater est un individu
envoûté, immergé dans un univers fictif qui filtre les perceptions, stimule
les affects, encadre les comportements et les idées…".
Mise en fiction et scénarisation
C’est en lisant un article d’un universitaire américain ,
qui pointait la fréquence du mot "story" dans les discours de George Bush
que Christian Salmon en est venu à s’intéresser au "storytelling". Peter
Brooks a relevé pas moins de dix occurrences du mot "story" dans les propos
de George Bush, fraîchement élu, lors de la présentation des membres de son
cabinet. "Chaque personne a sa propre histoire qui est unique, toutes ces
histoires racontent ce que l’Amérique peut et doit être." Bush avait
commencé son adresse par ces mots : "Nous avons tous une place dans une
longue histoire, une histoire qui continue mais dont nous ne verrons pas la
fin." Ensuite, il avait présenté le secrétaire d’État Colin Powell, comme
une "great American story" et ajouté, à propos de Norman Mineta, le ministre
des transports : "I love his story". "On a l’impression, concluait Peter
Brooks, que le mot story est la
catégorie omniprésente à quoi se résume pour Bush le sens du monde." Cinq
ans plus tard, en février 2006, lors d’une visite en Afghanistan, George
Bush prononça à deux reprises la même phrase dans une conférence de presse :
"Nous aimons les histoires, et attendons des histoires de jeunes filles qui
vont à l’école en Afghanistan." "Cette répétition, commente Christian
Salmon, révélait l’insistance de son principal conseiller à transformer la
vie politique en une succession d’histoires évocatrices et de récits
émouvants."
Toujours à propos de Bush, Christian Salmon évoque la maniere dont en 2000
celui-ci et son équipe avaient construit une campagne victorieuse en
scénarisant la modeste histoire personnelle du candidat autour du theme de
la souffrance et de la rédemption : l’histoire de sa lutte victorieuse
contre l’alcool.
Le 11 septembre sera l’occasion de mettre en avant un "nouveau grand récit",
le récit manichéen de la lutte entre le bien et le mal.
C’est une autre ligne narrative (storyline)
qui sera activée lors des élections de 2004 : "il s’efforce de transformer
toute élection en theâtre moral, en un conflit opposant la rigueur morale
des républicains à la confusion morale des démocrates."
Salmon revient, à la suite du livre de Charles Rich,
La meilleure histoire jamais vendue,
sur les techniques de scénographie mises en œuvre par les conseillers en
communication de Bush pour mettre en valeur ses discours télévisés : la mise
en scène du discours de Bush à bord du porte-avion Abraham Lincoln (après
son atterrissage à bord d’un avion de chasse qui évoquait irrésistiblement
Top Gun), le cadrage très
sophistiqué du discours devant la falaise du Mont Rushmore qui superposait
le profil du Président sur celui de ses illustres prédecesseurs.
À travers ces exemples, Christian Salmon discerne un schéma commun : tous
ces procédés de "récit" et de "mise en scène" d’une "mise en fiction" : "du
storytelling".
À y regarder de plus prés, aucune de ces techniques de communication n’est
nouvelle. Ronald Reagan, en son temps, fit un usage extensif des "stories"
édifiantes dans ses discours officiels : des "success stories" destinées à
illustrer le "rêve américain". "Deux siècles d’histoire de l’Amérique
devraient nous avoir appris que rien n’est impossible. Il y a dix ans, une
jeune fille a quitté le Vietnam avec sa famille. Ils sont venus aux
États-Unis sans bagages et sans parler un mot d’anglais. La jeune fille a
travaillé dur et a terminé ses études secondaires parmi les premières de sa
classe. En mai de cette année, cela fera dix ans qu’elle a quitté le
Vietnam, et elle sortira diplômée de l’académie militaire américaine de West
Point. Je me suis dit que vous aimeriez rencontrer une héroïne américaine
nommée Jean Nguyen…. Vos vies nous rappellent qu’une de nos plus anciennes
expressions reste toujours aussi nouvelle : tout est possible en Amérique si
nous avons la foi, la volonté et le cœur." L’ancien acteur de Hollywood
n’hésitait d’ailleurs pas à évoquer un épisode tiré d’un vieux film de
guerre comme s’il appartenait à l’histoire réelle des États-Unis. Les
apparitions télévisées des Présidents des États-Unis ont toujours fait
l’objet de soins attentifs, d’une mise en scène, avec souvent le concours de
professionnels du cinéma. La communication politique aux États Unis repose
depuis longtemps sur la "scénarisation" des candidats et leur "re-scénarisation"
une fois qu’ils sont élus.
Est-il légitime pour autant de regrouper sous la notion unifiante de "storytelling"
des techniques de communication et des procédés rhétoriques qui opèrent sur
des registres de nature très différentes : évocation du "grand récit"
américain à travers des "success stories" édifiantes, "dramatisation" des
enjeux à travers leur déplacement sur une scène morale (le bien et le mal),
"scénarisation" de la figure présidentielle en "saga", optimisation de
l’impact visuel par la mise en scène soignée des appararitions télévisées… ?
"Quand on a un marteau, tout ressemble a un
clou"
"Que vous vouliez mener à bien une négociation commerciale ou faire signer
un traité de paix à des factions rivales, lancer un nouveau produit ou faire
accepter à un collectif de travail un changement important, y compris son
propre licenciement, concevoir un "jeu sérieux" ou soigner les traumas
post-guerre des GI’s, le "storytelling" est considéré comme une panacée. Il
est utilisé par les pédagogues comme technique d’enseignement et par les
psychologues comme un moyen de guérir les traumatismes. Il constitue une
réponse à la crise du sens dans les organisations et un outil de propagande,
un mecanisme d’immersion et l’instrument du profilage des individus, une
technique de visualisation de l’information et une redoutable arme de
désinformation».
La démarche de Christian Salmon fait souvent penser à la forume de Maslow :
"Quand on a un marteau, tout ressemble à un clou."
paru sur
non-fiction