Intelligence collective

"Mais au-delà des vérifications effectuées par les rédacteurs et les veilleurs, AgoraVox prône un processus d’intelligence collective pour fiabiliser les informations mises en ligne." 1

L'expression revient désormais trop souvent pour qu'il ne vaille pas la peine d'y revenir et tâcher de la comprendre. Manifestement elle entre dans le registre de la campagne participative et renvoie tout à la fois à une manière supposée démocratique de se présenter devant les électeurs et à l'usage intensif d'Internet et, notamment, des blogs citoyens et, bien sûr, des outils de type wikipédia. 2

On sait le terme tardif comme substantif: on avait autrefois l'intelligence de ceci ou cela et il ne serait venu à l'idée d'aucun philosophe d'utiliser ce concept comme synonyme de raison, de pensée, voire même de faculté! Avoir l'intelligence de quelque chose c'est y avoir quelque compétence, savoir ou habileté; voilà tout!

On sait aussi que le terme intellectuel trouve son usage politique en tant que substantif, dans le contexte de l'affaire Dreyfus, avec le manifeste, signé notamment par Proust, publié dans la toute jeune Humanité! Le terme connote donc tout aussi bien l'engagement politique! Et l'évoquer, c'est voir passer tout aussi bien Voltaire que Zola ou Sartre.

Derrière tout cela, un rêve, une confusion, un oubli!

Le rêve c'est bien celui où chacun se donnant la main, parviendrait à construire un monde de bonheur. C'est joli, passablement niais, et convient assez à ce besoin d'histoire, de conte, d'espoir, que peut éprouver une société incertaine de son avenir, pas encore assez certaine de sa crise pour savoir où elle peut aller. Ce rêve, on le retrouve dans certains délires sur la parousie communicationnelle qu'offrirait le développement d'Internet!

J'ignore si l'on se trouve ici dans l'intelligence, on n'est en tout cas pas dans le rationnel!

Ceci correspond en tout cas assez bien à cette manière bien américaine de construire les campagnes électorales à partir d'histoire 3 ! Déclencher la machine à rêver, tant il est question ici plus de conte de fées que d'histoire: comme s'il suffisait que tous collaborent pour que tout devienne possible. Refuser la fatalité est une chose! Susciter l'illusion en est une autre, démagogique assurément!

Jamais un outil technique ne put à lui-même être à l'origine d'un bouleversement culturel : ce n'est pas l'imprimerie qui a fait la renaissance, c'est au contraire la Renaissance qui a rendu l'invention de l'imprimerie, et sa rapide diffusion, possible et souhaitable. Il y a certainement beaucoup à observer, du rapide déploiement de l'Internet, et notamment, de ce développement du collaboratif. Nul doute, que les démocraties modernes n'ont pas tardé à relayer par Internet ce que la défaillance de la presse écrite ne leur permettait plus de relayer de la même manière. Pour autant doit-on voir en Internet une baguette magique? Doit-on rappeler ce qu'en son temps on écrivait - et attendait - sur la TV?

Une confusion

Apparaît souvent la comparaison avec la recherche scientifique, où la publication, et donc la discussion des recherches, des hypothèses comme des résultats, demeure l'un des moteurs de l'avancée. D'où cette impression d'une recherche commune, internationale. Il est vrai que la recherche offre un espace collaboratif sans conteste, mais pour autant n'est-ce pas confondre l'expression de la pensée - son échange, sa communication - avec la pensée elle-même?

Je ne sais toujours pas ce qu'est l'intelligence, je sais juste que l'exercice de la raison a toujours un je ne sais quoi de solitaire parce que de l'ordre du retrait nécessaire.

Quelque chose de l'ordre du courage ( ne serait-ce que celui d'être intempestif) !

La question mérite plus que quelques lignes jetées ici, disons simplement que l'intelligence me semble plus une question qu'une réponse en forme de prêt à porter!

Et les questions sont multiples, hormis même celle de sa définition:
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comment concilier le temps de la pensée et celui de l'action? Tant il semble clair qu'on ne puisse au même moment et penser et agir! que l'action suppose nécessairement un arrêt, fût-il provisoire, de la pensée? comment au fond concilier le temps de la question avec celui des réponses?

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comment expliquer - et donc éviter - que les philosophes s'acoquinèrent plus souvent avec les tyrans que les démocrates?

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Je ne suis décidément pas du tout certain qu'il soit honnête de penser comme une solution le seul faut d'adjoindre un adjectif à ce qui fait question ... pour avoir une réponse!

un oubli

Oubli simple mais tragique: comment, sans pour autant faire appel à G Le Bon 4  ou à W Reich (psychologie de masse du fascisme) , comment oublier que la foule réagit plus qu'elle ne pense, commerce avec l'émotion et les passions, plus qu'avec la raison!

Poser, sans y réfléchir, qu'on s'appuiera sur l'intelligence collective, c'est ou bien être inconscient, ou bien menteur.

De la voie étroite où la démocratie convole avec la démagogie! où le risque est toujours grand du populisme qui lui s'achève toujours dans l'autoritarisme! Nous avons déjà souligné que derrière le participatif, perçait la figure de la mère sévère: en revoici une trace!

 

Alors oui! toute la question reste de savoir si cette expression est un oxymore - et alors il faudra lui accorder le même traitement que celui de n'importe quel slogan électoral : un gadget pour les media - ou s'il s'agit d'un paradoxe - mais alors son étymologie risque bien d'avouer l'essentiel: une fabuleuse tromperie!

A moins qu'il ne s'agisse d'une de ces contradictions plus apparentes que réelles: mais gageons alors qu'elle se résoudra -si faire se peut - hors du champ des politiques!

 

1 présentation du projet Agoravox

2 le même terme figure également dans les discours de S Royal (notamment)

sur l'intelligence collective:

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Lévy

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cours sur intelligence collective (vidéo)

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FING

3 voir Christian Salmon, Le Monde Diplomatique, Novembre 2006

4 plusieurs de ses oeuvres sont téléchargeables