OVIDE, MÉTAMORPHOSES, LIVRE X
[Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2008]
Orphée et Eurydice (10, 1-142)
Inde per inmensum croceo uelatus amictu |
S'éloignant de là, enveloppé d'un voile couleur de safran, |
|
10, 5 |
nec laetos uultus nec felix attulit omen. |
formules solennelles, visage réjoui ou présage heureux. |
occidit in talum serpentis dente recepto. |
elle meurt, mordue au talon par la dent d'un serpent. |
|
10, 15 |
Persephonen adiit inamoenaque regna tenentem |
il rejoint Perséphone et le maître du lugubre royaume des Ombres. |
10, 20 |
uera loqui sinitis, non huc, ut opaca uiderem |
si vous me permettez de parler vrai, je ne suis pas descendu ici |
10, 25 |
Posse pati uolui nec me temptasse negabo ; |
J'ai cru pouvoir supporter ce deuil, j'ai essayé, je ne le nierai pas, |
10, 30 |
per Chaos hoc ingens uastique silentia regni, |
par cet immense Chaos et ce vaste royaume du silence, je vous en prie, |
10, 35 |
humani generis longissima regna tenetis. |
et vous détenez bien la souveraineté la plus longue sur le genre humain. |
10, 40 |
Talia dicentem neruosque ad uerba mouentem |
Tandis qu'il parlait, s'accompagnant des accords de sa lyre, |
10, 45 |
Tunc primum lacrimis uictarum carmine fama est |
Ce fut la première fois, dit la tradition, que se mouillèrent de larmes |
Hanc simul et legem Rhodopeius accipit heros, |
Le héros du Rhodope obtient de la reprendre, à une condition : |
|
10, 55 |
Nec procul afuerant telluris margine summae ; |
Ils étaient tout près d'aborder la surface de la terre. |
10, 60 |
Iamque iterum moriens non est de coniuge quicquam questa suo (quid enim nisi se quereretur amatam ?) supremumque « uale », quod iam uix auribus ille acciperet, dixit, reuolutaque rursus eodem est. |
Et, mourant à nouveau, elle ne reprocha rien à son époux – de quoi d'ailleurs se serait-elle plainte, sinon d'avoir été aimée ? Elle lui fit un suprême « adieu », qu'il n'entendrait plus qu'à peine, puis elle retourna sur ses pas à l'endroit d'où elle venait. |
Douleur d'Orphée et magie de son chant sur la nature (10, 64-105)
Après cette seconde disparition, Orphée fit une nouvelle tentative mais fut repoussé par le nocher des enfers. Il resta sur la rive, comme pétrifié, durant sept jours, puis se retira sur les montagnes de Thrace, où il vécut durant trois années, se gardant de tout commerce amoureux avec les femmes, engageant même les peuples de Thrace à la pédérastie. (10, 64-85)
Un jour qu'il jouait de la lyre en plein soleil, une foule d'arbres, charmés par son chant, se rassemblèrent autour de lui, le protégeant de leur ombre.
Non aliter stupuit gemina nece coniugis Orpheus, |
Après cette seconde mort, Orphée resta tout aussi interdit |
|
10, 65 |
quam tria qui timidus, medio portante catenas, colla canis uidit, quem non pauor ante reliquit quam natura prior, saxo per corpus oborto ; quique in se crimen traxit uoluitque uideri Olenos esse nocens, tuque, o confisa figurae, |
que l'homme qui fut effrayé en voyant le chien à trois têtes, dont celle du milieu portait des chaînes : la peur ne le quitta qu'avec sa nature première, quand son corps fut pétrifié. Il resta figé comme Olénos qui prit sur lui la faute d'autrui et voulut paraître coupable ; toi aussi, si confiante en ta beauté, |
10, 70 |
infelix Lethaea, tuae, iunctissima quondam pectora, nunc lapides, quos umida sustinet Ide. Orantem frustraque iterum transire uolentem portitor arcuerat ; septem tamen ille diebus squalidus in ripa Cereris sine munere sedit ; |
infortunée Léthéa, jadis vous étiez des coeurs très unis, maintenant, vous êtes des rochers sur l'humide Ida. Malgré ses prières et son vain désir de faire une seconde traversée, Orphée fut écarté par le nocher des enfers ; alors, sept jours durant, il resta assis sur la rive, négligé, sans recourir aux dons de Cérès : |
10, 75 |
cura dolorque animi lacrimaeque alimenta fuere. Esse deos Erebi crudeles questus, in altam se recipit Rhodopen pulsumque aquilonibus Haemum. Tertius aequoreis inclusum Piscibus annum finierat Titan omnemque refugerat Orpheus |
pour nourriture il avait son souci, sa souffrance et ses larmes. Après s'être plaint de la cruauté des dieux de l'Érèbe, il se retira au sommet du Rhodope et sur l'Hémus battu par les Aquilons. Par trois fois, Titan avait terminé l'année qui se clôt avec les Poissons, habitants des mers, et Orphée avait fui toute relation féminine |
10, 80 |
femineam Venerem, seu quod male cesserat illi, siue fidem dederat ; multas tamen ardor habebat iungere se uati ; multae doluere repulsae. Ille etiam Thracum populis fuit auctor amorem in teneros transferre mares citraque iuuentam |
inspirée par Vénus, soit parce que son amour avait mal fini pour lui soit par fidélité à la parole donnée. Beaucoup de femmes pourtant brûlaient de s'unir au poète ; beaucoup souffrirent un rejet. Il initia même les peuples de Thrace à reporter leur amour sur de jeunes garçons, et à cueillir, avant leur jeunesse, |
10, 85 |
aetatis breue uer et primos carpere flores. |
le bref printemps de leur âge et leurs premières fleurs. |
10, 90 |
umbra loco uenit : non Chaonis afuit arbor, non nemus Heliadum, non frondibus aesculus altis, nec tiliae molles, nec fagus et innuba laurus, et coryli fragiles et fraxinus utilis hastis enodisque abies curuataque glandibus ilex |
l'ombre survint : l'arbre de Chaonie était là, et le bois des Héliades, et le chêne vert aux hautes frondaisons, et les tendres tilleuls, et le hêtre, et le laurier toujours vierge, et les frêles coudriers, et le frêne dont on fait les lances, et le sapin lisse, et la yeuse qui ploie sous ses glands, |
10, 95 |
et platanus genialis acerque coloribus impar amnicolaeque simul salices et aquatica lotos perpetuoque uirens buxum tenuesque myricae et bicolor myrtus et bacis caerula tinus. Vos quoque, flexipedes hederae, uenistis et una |
et le platane des jours de fête, et l'érable aux tons contrastés, et les saules poussant près des rivières, et le lotus aquatique, et le buis toujours vert, et les graciles tamaris, et le myrte bicolore, et le laurier-tin aux baies foncées. Vous aussi, vous êtes venus, lierres flexibles et rampants, |
10, 100 | pampineae uites et amictae uitibus ulmi ornique et piceae pomoque onerata rubenti arbutus et lentae, uictoris praemia, palmae et succincta comas hirsutaque uertice pinus, grata deum matri, siquidem Cybeleius Attis |
avec les pampres de vignes, et les ormeaux mariés aux vignes, les ornes et les épicéas et l'arbousier chargé de fruits rouges, et les souples palmiers, récompenses du vainqueur, et le pin ceinturé de feuilles, avec sa cime hérissée, cher à la mère des dieux, puisque Attis, aimé de Cybèle, |
10, 105 | exuit hac hominem truncoque induruit illo. |
a délaissé en lui sa forme d'homme et s'est endurci dans ce tronc. |