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Saint Jean Chrysostome

HOMÉLIES SUR LA TRAHISON DE JUDAS.
 

 

PREMIÈRE HOMÉLIE.
 

De la Pâque. — De la réception des saints mystères. — Du pardon des injures . — De la sainte et grande solennité du jeudi saint.

 

AVERTISSEMENT ET ANALYSE.
 

Les deux homélies sur la trahison de Judas et la cène mystique sont tellement semblables, non-seulement par le fond mais encore par la disposition et les expressions mêmes, qu'il est impossible, après les avoir lues, de ne pas reconnaître aussitôt qu'il n'y a là qu'un seul et même discours de saint Jean Chrysostome, avec quelques corrections dans le second cas. En effet, comme il avait prononcé quelques années auparavant, celle qui est placée la première et qui commence par ces mots :Oliga anagke semeron, la seconde qui débute ainsi : ‘Eboulomen agapetoi, et qui n'est autre que la première, retouchée et augmentée dans quelques endroits, fut donnée le même carême que les trente-deux premières homélies sur la Genèse, dont les dernières avaient rapport à Abraham, que par antonomase il appelle simplement le patriarche. Il nous en avertit clairement lui-même dès le début : Je voulais, mes très-chers, vous prier encore aujourd'hui du patriarche et en tirer quelque leçon spirituelle, niais l'ingratitude du traître m'entraîne à parler de son crime. Il interrompt donc le cours de ses homélies sur la Genèse, non-seulement pour parler de la trahison de Judas, un jour de jeudi saint, mais encore pour traiter d'autres sujets plus en rapport avec le temps et les circonstances où il se trouvait, comme il l'annonce assez longuement au début de sa trente-troisième homélie sur la Genèse : Il fallait vous donner, dit-il, des instructions en rapport avec les temps où nous étions; c'est pourquoi le jeudi et le vendredi saint, interrompant le cours de nos explications, pour nous conformer aux circonstances présentes, nous avons commencé par parler de Judas, ensuite de la croix; et puis, quand a brillé le jour de la résurrection nous avons jugé nécessaire d'entretenir votre charité de la résurrection du Seigneur, et les jours suivants nous avons dû vous développer encore les preuves de ce grand fait, par l'exposition des miracles qui l'établissent. Quand, abordant les actes des apôtres nous nous y sommes arrêté longuement, cela ne nous a pas empêché de consacrer plusieurs instructions à ceux qui ont été baptisés récemment.

Nous voyons dans ce passage l'ordre des homélies nombreuses prononcées dans la même année. Mais quelle est cette aimée? C'est ce dont nous ne trouvons pas même le plus petit indice. Tillemont s'efforça de démontrer que probablement les homélies sur la Genèse doivent se rapporter à l'année 393. Si ce calcul était fondé, nous placerions aussitôt dans cette même année la seconde homélie sur la trahison de Judas. Niais, à notre avis, Tillemont a basé sur les conjectures les pins frivoles cette manière de compter, comme il sera démontré longuement dans l'avertissement mis en tête des homélies sur la Genèse.

Voilà pour la seconde homélie commençant ainsi : ‘Eboulomen agapetoi…  — Quant à l'époque de la première, débutant par ces mots : ‘Oliga anagke. . . ce que nous pouvons établir de certain, ou du moins de tout à fait probable, c'est qu'elle a été prononcée quelques années avant la seconde. Et il ne faut pas manquer de dire que cette première homélie (‘Oliga naanagke) figure seule sur le très-ancien catalogue d'Augsbourg, parmi les Œuvres authentiques de saint Jean Chrysostome, apparemment parce que, si on excepte le commencement et quelques points de peu d'importance ajoutés par l'auteur lui-même quand il la retoucha, ces deux homélies semblent n'en faire qu'une. — D'autre part, selon la remarque fort judicieuse de Savilius, ce catalogue d'Augsbourg est tellement concis que si tous les opuscules qu'il mentionne sont authentiques et vrais il faudrait bien se garder de penser que ceux dont il ne parle pas sont apocryphes. — Bien plus, il est certain qu'il existe plus d'ouvrages de saint Jean Chrysostome que ce catalogue n'en relate. — Au surplus, comme notre Saint retoucha ce même discours et qu'il le modifia tellement sur certains points qu'il fit deux homélies d'une seule, il ne faut pas s'étonner si les manuscrits offrent une si grande variété. — Mais les différentes leçons appartenant à l'une et à l'autre de ces homélies, il nous a suffi de les éditer toutes deux et nous nous sommes abstenus de noter ces variétés très-nombreuses.

Un passage digne de remarque dans l'une et l'autre homélie est le suivant qu'on lit au paragraphe 6 : Le Christ est présent, test lui qu'on reçoit à cette table. — Ce n'est pas un homme qui fait que ce qui nous est offert soit véritablement le corps et le sang de Jésus-Christ, mais c'est ce même Christ qui a été crucifié pour nous. — Le prêtre accomplit la figure en prononçant les paroles, mais la vertu et la grâce viennent de Dieu qui agit quand il dit : CECI EST MON CORPS. — Ces mots transforment ce qui est offert.

La transsubstantiation et la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie ne pouvaient être plus clairement exprimées, comme il sera dit plus longuement en son lieu.

Ce qui est dit dans les deux homélies, que c'est le quatrième jour qu'on parle de la prière pour les ennemis, prouve que saint Jean Chrysostome suivait le même ordre dans ses prédications les deux années où il prononça ces homélies.

1° Il est d'abord question du malheur de Judas et de ceux qui persécutent les justes; ce ne sont point ceux qui sont persécutés qu'il faut pleurer, mais ceux qui persécutent, puisque les persécutions ouvrent aux premiers la porte du ciel, aux seconds celles de l'enfer. — Cette considération doit porter ceux qui souffrent à prier pour ceux qui les font souffrir, comme Jésus-Christ les y oblige, non-seulement pour l'avantage de leurs ennemis, mais encore dans leur propre intérêt, attendu que c'est un moyen d'obtenir la rémission de leurs péchés. — 2° Après une exposition claire, mais profonde, des circonstances de la trahison de Judas, saint Jean Chrysostome se sert de cet exemple pour nous apprendre à ne nous négliger jamais et à ne point présumer de nous-mêmes, de peur de tomber dans l'apostasie comme cet apôtre. — 3° Il établit ensuite le libre arbitre qu'il prouve d'une manière irréfutable par ce qui arriva à Judas et à la femme pécheresse.

4° et 5° Passant ensuite à la dernière cène, il commence par expliquer la Pâque des Juifs, après avoir démontré qu'ils ne peuvent plus immoler légitimement l'agneau pascal depuis qu'ils sont dans une terre étrangère. — 6° Il arrive à l'institution de la sainte Eucharistie. — Rien de plus clair, de plus complet, ni de plus concluant que ce qui est dit sur cette matière.

Il termine en recommandant le pardon des injures comme moyen indispensable pour recueillir les fruits du saint sacrifice et recevoir dignement la sainte communion.

 

1. Je dois entretenir aujourd'hui brièvement votre charité ; je dis brièvement, non que la longueur des discours vous fatigue, car il n'est pas possible de rencontrer une ville où l'on soit plus avide d'assister aux entretiens spirituels. Ce n'est donc point dans la crainte de vous importuner que nous ne vous dirons que peu de choses, mais aujourd'hui nous avons une autre raison d'être court.

Je vois bon nombre de fidèles impatients de, participer aux redoutables mystères. Afin donc qu'ils puissent s'asseoir à cette table et profiter en même temps de nos paroles, nous devrons ne vous adresser que peu de mots, et ainsi vous recueillerez un double avantage, car après avoir été préparés par nos discours, vous vous approcherez ensuite de la communion redoutable et saintement terrible, avec crainte et tremblement, et avec le respect convenable.

Aujourd'hui, mes frères, Notre-Seigneur Jésus-Christ a été trahi: c'est, en effet, le soir de ce jour que les Juifs le prirent et s'en allèrent. Mais ne vous attristez pas en apprenant que Jésus a été trahi; car ce qui doit vous rendre tristes et vous faire pleurer amèrement, c'est le traître Judas mais non Jésus, sa victime. En effet, celui qui a été trahi a sauvé le monde, le traître a perdu son âme; celui qui a été trahi est assis à la droite du Père dans les cieux, le traître est maintenant dans l'enfer, en proie à des tourments sans fin. Oh ! c'est lui qu'il faut pleurer et plaindre, c'est sur lui qu'il faut verser des larmes,comme Notre-Seigneur lui-même en a versé. Car il nous apprend qu'à sa vue il fut troublé et il dit: un de vous me trahira. (Jean, XIII, 21.) Oh ! qu'elle est grande la compassion de ce bon Maître ! celui qui est livré pleure sur le traître. Oui, à sa vue il fut troublé et il dit : un de vous me trahira. Pourquoi fut-il triste : c'était tout à la fois pour nous montrer son amour et nous apprendre à pleurer toujours, non sur celui qui souffre le mal, mais sur celui qui le fait : car c'est là le plus grand malheur. Il n'y a même pas de malheur à souffrir le mal qu'on nous fait ; mais faire souffrir, voilà le grand, l'unique malheur. En effet, endurer les maux procure le royaume des cieux, tandis que les faire endurer, c'est se préparer l'enfer et ses supplices, car il est écrit : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux leur appartient. (Matth. V,10.) Voyez-vous comment la souffrance et l'acceptation des maux obtiennent en retour la récompense du royaume des cieux ? Apprenez maintenant comment le châtiment et le supplice sont la conséquence inévitable des mauvaises actions. Après avoir dit des Juifs : Ils ont tué le Seigneur, ils ont persécuté ses prophètes (I Thessal. II, 15;), saint Paul ajoute : leur fin sera conforme à leurs oeuvres. (Il Cor. XI, 15.) Remarquez-vous que ceux qui souffrent persécution reçoivent le royaume des cieux, tandis que les persécuteurs 'ne recueillent que la colère céleste ? Et ce n'est pas sans motif que je me suis exprimé de la sorte, car je veux que nous ne nous irritions pas contre nos ennemis, mais qu'au contraire nous ayons pitié d'eux, pleurant et gémissant sur leur sort; puisque ce sont eux qui endurent le véritable mal par les châtiments qu'ils se préparent. Si nous disposons nos âmes par de telles réflexions, nous pourrons prier pour eux. Voilà en effet le quatrième jour que je vous exhorte à prier pour vos ennemis, afin que mes avis aussi fréquemment répétés se gravent plus profondément en vous. Si dans mes discours j'insiste autant, c'est pour détruire l'enflure de la colère et en calmer l'ardeur, afin qu'en (193) venant prier vous n'en conserviez plus rien. Le Christ nous a pressés à cet égard, non-seulement en faveur de nos ennemis, mais surtout dans notre intérêt, à nous qui leur pardonnons, car nous recevons plus que nous ne donnons quand nous faisons à notre ennemi le sacrifice de notre ressentiment. Et comment cela, direz-vous ? C'est qu'en pardonnant à -votre ennemi, vous obtenez la rémission de vos fautes envers Dieu, fautes par elles-mêmes irréparables et irrémissibles, tandis que celles de votre ennemi sont pardonnables et faciles à expier. Ecoutez Héli disant à ses fils: Si un homme péché contre un homme, on priera pour lui, mais s'il pêche contre Dieu, qui priera pour lui? (I Rois, II, 15.) En sorte que sa blessure ne saurait être facilement guérie par la prière : ce que la prière seule ne pourrait faire, le pardon des fautes du prochain l'opère. C'est pourquoi Notre-Seigneur a comparé les péchés contre Dieu à dix mille talents, et à cent deniers seulement les fautes contre le prochain. (Matth. XVIII, 23 et suiv.) Remettez donc cent deniers, afin qu'on vous remette à vous-même dix mille talents.

2. En voilà bien assez sur la prière pour nos ennemis, revenons, si vous le voulez bien, à la trahison et voyons comment Notre-Seigneur a été livré. Alors s'en alla l'un des douze appelé Judas Iscariote, vers les princes des prêtres et il leur dit: que voulez-vous me donner et je vous le livrerai ? (Matth. XXVI, 14, 15.) Il semble d'abord que ces paroles sont claires et qu'elles ne renferment aucun sens caché. Mais si l'on examine attentivement chacune d'elles, elles offrent un vaste sujet de réflexions et un sens profond. Et d'abord, remarquons le temps. L'Evangéliste ne se contente pas de l'indiquer simplement, car il ne dit pas seulement: il s'en alla, mais il a ajouté : alors il s'en alla. — Alors ? Pourquoi, je vous le demande, dans quel but indique-t-il le temps ? Que veut-il m'apprendre? Ce n'est point par hasard qu'il a prononcé cet alors, car inspiré par l'Esprit-Saint, il n'a parlé ni au hasard, ni en vain. Que signifie donc cet alors ? Avant ce temps, avant cette heure une femme de mauvaise vie s'approcha portant un vase de parfums qu'elle versa sur la tête du Seigneur. Elle montra un grand empressement, une grande foi, une grande obéissance, une grande piété ; elle changea sa première vie, et devint meilleure et plus sage. Et quand cette femme eût fait pénitence, quand elle eut attiré à elle le Seigneur, alors son disciple le livra. Et voilà pourquoi il est dit: alors: afin que vous n'accusiez pas votre Maître de faiblesse en le voyant livré par son disciple. Car telle était encore sa puissance qu'il attirait à lui les femmes de mauvaise vie, pour s'en faire obéir. Mais quoi, direz-vous, celui qui attirait les pécheresses publiques ne put attirer son disciple? — Il pouvait sans doute l'entraîner, mais il ne voulut pas le rendre bon par nécessité ni se l'attacher de force. Alors, s'en allant... Ce mot s'en allant, nous offre encore matière à réflexions. — En effet, il ne fut point appelé par les princes des prêtres, il ne céda ni à la nécessité ni à la violence, mais ce fut de lui-même, de son propre mouvement qu'il fit le mal et prit une détermination qui n'était inspirée que par sa malice.

Alors s'en allant, un des douze..... qu'est-ce, un des douze?... C'est en effet une circonstance bien accablante pour lui d'être appelé un des douze. Il y avait soixante-douze autres disciples de Jésus, mais ils n'avaient qu'un rang secondaire, ils ne jouissaient pas d'un honneur aussi grand, ni d'une confiance aussi étendue, ils n'étaient pas initiés dans les secrets du Maître aussi intimement que les douze. Ceux-ci étaient éprouvés par-dessus tout, ils formaient le cortége royal, le conseil du souverain., C'est d'eux que se sépara Judas. Afin donc que nous sachions que ce ne fut pas seulement un simple disciple qui le trahit, mais un de ceux qui étaient le plus à l'épreuve, on l'appelle : un des douze. Et celui qui a écrit ces choses, saint Matthieu n'en rougit pas. Pourquoi n'a-t-il pas honte? — Il faut que nous sachions que les apôtres disent toujours toute la vérité et qu'ils ne dissimulent pas même ce qui est à leur déshonneur. Ce qui semble ignominieux en effet , montre la bonté du Seigneur qui a daigné combler de si grands biens et supporter jusqu'à la dernière heure, un traître, un voleur et un larron. Il l'avertissait, il l'exhortait, il le comblait d'égards. S'il fut insensible à tout cela, la faute n'en est pas au Seigneur témoin la femme pécheresse qui rentra en elle-même et fut sauvée. Ne désespérez donc point en voyant cette femme, mais aussi, que l'exemple de Judas vous rende défiants envers -vous-mêmes: la présomption et le désespoir sont également funestes. La présomption renverse celui qui est debout, le désespoir cloue à terre (194) celui qui est tombé. C'est pourquoi saint Paul faisait entendre cet avertissement : Que celui qui paraît être ferme prenne bien garde de ne pas tomber. (I Cor. X, 12.) Les exemples sont là pour vous apprendre comment le disciple est tombé, alors qu'il paraissait solidement fixé, et comment la pécheresse s'est relevée de son abjection. Notre esprit est versatile, notre volonté chancelante, c'est pourquoi nous avons besoin de nous garder et de nous fortifier de toutes parts. Alors s'en allant, un des douze; Judas Iscariote. Vous avez vu quel poste d'honneur il a quitté, quelle doctrine il a méprisée, combien sont mauvaises la paresse et la négligence. Judas, qui était appelé Iscariote. Pourquoi me rappeler sa patrie? Plût à Dieu que je ne connusse pas même son nom ! Judas, qui était appelé Iscariote. Pourquoi nommer sa cité ? Il y avait parmi les disciples un autre Judas, surnommé le zélé, et dans la crainte que la similitude des noms ne fit prendre l'un pour l'autre, l'Evangéliste les à distingués en appelant l'un le zélé, à cause de sa vertu; mais il a évité dans le surnom de l'autre, de faire allusion à sa perversité; c'est pourquoi il n'a pas dit : Judas le traître. Et cependant rien de plus naturel qu'après avoir désigné l'un par sa vertu, on désignât l'autre par sa malice en disant: Judas le traître. Mais il fallait nous apprendre à nous-mêmes à ne pas souiller notre langue par une accusation et voilà pourquoi le traître a été épargné. S'en allant vers les princes des prêtres, Judas Iscariote leur dit Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai ? O parole criminelle ! Comment est-elle sortie de sa bouche ? Comment a-t-elle fait mouvoir sa langue? Comment n'a-t-elle pas glacé le corps tout entier? Comment l'âme ne s'est-elle pas retirée?

3. Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai ? Sont-ce là, dis-moi, les enseignements du Christ? Ne voulait-il pas au contraire étouffer dans sa racine cette avarice qui te rongeait quand il disait : Ne possédez ni or, ni argent, ni pièce de monnaie dans vos ceintures? (Matth. X, 9.) N'est-ce pas là ce qu'il répétait à chaque instant, ajoutant encore : Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche. (Matth. V, 39.) Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai? O folie ! quel motif, je te le demande, quelle accusation petite ou grande as-tu à faire valoir pour livrer ton Maître? Est-ce parce qu'il t'a donné pouvoir contre les démons? Est-ce parce qu'il t'a fait chasser les maladies ou guérir la lèpre, ressusciter les morts, triompher de la tyrannie de la mort? Voilà comment tu témoignes ta reconnaissance pour tant de bienfaits! Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai? O folie ! encore une fois. Ou plutôt, ô avarice ! car c'est elle qui a produit tous ces maux, qui t'a poussé à livrer ton maître. Telles sont en effet les conséquences de ce mal funeste : plus que le démon il rend insensées les âmes qu'il envahit, il engendre l'ignorance la plus complète ; on ne connaît plus rien, ni soi-même, ni le prochain, ni les lois de la nature; on ne se possède plus, on devient fou. Voyez un peu ce qu'elle a fait oublier à Judas: la société, l'intimité, la compagnie de la table, les miracles, la science, les exhortations, les avertissements ; l'avarice lui a fait oublier tout cela. Oh ! que saint Paul avait bien raison de s'écrier : L'avarice est la source de tous les maux. (I Timoth. VI, 10.) Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai? Parole insensée ! Peux-tu livrer, je te le demande, celui qui renferme tout, qui commande aux démons et à la mer et qui est le maître de toute la nature? Aussi, pour mettre un frein à une pareille arrogance et montrer que s'il ne l'eût pas voulu, jamais il n'aurait été livré, que fait-il? — A l'instant même où on le livrait, alors que ses ennemis l'entouraient avec des bâtons, des lanternes et des torches allumées, il leur dit : Qui cherchez-vous ? (Jean. XVIII, 4), et ils ne connaissent plus celui qu'ils sont venus prendre. Judas lui-même était si peu capable de le livrer qu'il ne le reconnaissait pas même devant lui, malgré l'éclat des torches et des flambeaux. C'est ce que veut nous faire comprendre l'Evangéliste quand il dit : Ils avaient des lanternes et des flambeaux, et ils ne le voyaient pas.

Tous les jours le Christ l'avertissait, lui montrant soit par ses oeuvres, soit par ses paroles qu'il ne pouvait lui cacher son dessein de le trahir. Il ne le reprenait pas publiquement, en présence de tous, dans la crainte de le rendre plus impudent, mais il ne gardait pas un silence absolu de peur que la pensée de n'être pas découvert ne lui fît accomplir son crime en toute sécurité. Il disait donc sou. vent : Un de vous me livrera, mais sans indiquer ouvertement de qui il s'agissait. Il parlait souvent du ciel et de l'enfer et il manifestait ainsi sa puissance par la manière dont les (195) pécheurs étaient punis et les justes récompensés. Mais Judas fut sourd à ces avertissements et Dieu ne l'attira point par force. Comme il nous a laissé le choix des bonnes et des mauvaises actions, il veut que nous soyons bons librement. Si nous nous y refusons, il ne nous force pas, il ne nous fait pas violence, car être bon par nécessité ce n'est plus être bon.

Judas était donc le maître de sa résolution et il pouvait lui aussi résister à l'avarice et ne ,pas se laisser entraîner par elle ; mais parce que son esprit était aveuglé il trahit son Sauveur et il dit : Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai. Pour mieux nous convaincre de l'aveuglement d'esprit, de la folie de Judas, l'Evangéliste nous le montre présent au moment même où on vient saisir son Maître, lui qui avait dit : Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai? Et pour mieux faire éclater la puissance du Sauveur, Judas ne le voit pas. Mais ce n'est pas tout; à la voix de Jésus tous les satellites reculent et sont renversés par terre; seulement, comme rien ne pouvait les faire renoncer à leur projet impudent, il se livra à eux, comme s'il eût dit: J'ai fait tout ce qui dépendait de moi, j'ai manifesté ma puissance, j'ai montré que vous tentiez des choses impossibles. Je voulais réprimer votre malice, mais puisque vous n'avez pas voulu m'entendre et que vous persévérez dans votre folie, je me livre moi-même.

Je suis entré dans tous ces détails de peur que quelques-uns n'accusassent le Christ de n'avoir pas changé Judas, de ne l'avoir pas arrêté dans ses desseins. — Mais comment l'arrêter?-En lui faisant violence ou en changeant sa volonté ? Dans le premier cas, il n'aurait pas mieux valu, car la nécessité ne rend pas meilleur: d'autre part, rien de ce qui pouvait changer son esprit et arrêter ses mauvais desseins n'avait été négligé. S'il ne voulut pas recevoir le remède ce ne fut pas la faute du médecin, mais de celui qui refusa sa guérison. Voyons un peu ce que tenta le Seigneur pour le ramener à une vie meilleure et au salut. Par ses paroles et par ses oeuvres il lui apprit toute science, il lui donna le pouvoir sur les démons et la faculté d'opérer bon nombre de miracles; il l'effraya par la menace de l'enfer, l'exhorta par la promesse du ciel ; il lui reprocha assidûment ses desseins secrets, tout en évitant de les rendre publics : il lui lava les pieds comme aux autres apôtres; il le fit asseoir à sa table, partager sa nourriture, il ne négligea aucune circonstance, petite ou grande, et malgré tout le malheureux persévéra volontairement dans le mal. Et afin que vous soyez bien convaincus qu'il aurait encore pu changer, mais qu'il ne le voulut pas et que sa lâcheté fut seule la cause de son malheur, écoutez : Après qu'il l'eût livré il jeta les trente pièces d'argent et il dit : J'ai péché en livrant le sang du Juste. (Matth. XXVIII, 4.) Qu'est-ce que cela signifie ? Lorsque tu voyais opérer des miracles tu ne disais pas: J'ai péché en livrant le sang du Juste, mais bien: Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai ? Mais quand le mal est arrivé à son comble, quand la trahison a été accomplie et que la faute a été consommée, alors tu as reconnu ton crime. Quel enseignement trouvons-nous là? — Tant que nous restons dans l'engourdissement et la lâcheté, les avertissements sont inutiles; mais avec de l'application et des soins, nous pouvons nous élever au-dessus de nous-mêmes. Voyez Judas : son Maître l'avertit, et il est sourd à sa voix; ensuite personne ne l'exhorte, et sa propre conscience est ébranlée; et sans que personne l'instruise il se transforme, il condamne son crime, il jette les trente pièces d'argent. Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai ? Et ils s'engagèrent ci lui donner trente pièces d'argent. Ils fixèrent le prix d'un sang qui n'a pas de prix. Pourquoi reçois-tu trente pièces d'argent, ô Judas ? Jésus-Christ est venu répandre gratuitement son sang pour le monde et tu fais de ce sang l'objet d'une convention et d'un pacte infâme! Quoi de plus indigne qu'un tel marché !

4. Alors s'approchèrent les disciples. — Alors: Quand ? Tandis que ces choses se préparaient, qu'on réglait les conditions de la trahison, que Judas se perdait, les disciples de Jésus s'approchèrent de lui en disant : Où voulez-vous que nous préparions ce qu'il faut pour manger la pâque ? (Matth. XXVI,17 et 14.) Avez-vous remarqué un disciple ? Voyez-vous les autres disciples ? Celui-là livre le Seigneur, ceux-ci s'occupent de la pâque. Le premier fait un marché, les autres se disposent à servir. Tous avaient vu briller les mêmes miracles, reçu le même enseignement et la même puissance. D'où vient cette différence ? — De leur volonté. Telle est partout la cause de tout bien et de tout mal. Où voulez-vous que nous préparions ce qu'il faut pour manger la pâque? C'était le soir, à pareil jour, (196) et parce que le Seigneur n'avait pas de maison, ils lui disent: Où voulez-vous que nous préparions ce qu'il faut pour manger la pâque ? Nous n'avons rien de fixe, ni hôtellerie, ni habitation, ni maison. Quelle leçon pour ceux qui construisent des maisons splendides, de vastes portiques, de larges cours ! Le Christ n'eut pas où reposer sa tête. (Matth. VIII, 20.) C'est pourquoi ses disciples lui demandent : Où voulez-vous que nous préparions ce qu'il faut pour manger la pâque? Quelle pâque? Ce n'était point encore la nôtre, mais celle des Juifs qui ne devait durer qu'un temps. Celle-ci fut préparée par les disciples, Jésus-Christ lui-même fit les préparatifs de la nôtre. Il ne se contenta pas de la préparer, il fut lui-même notre pâque. Où voulez-vous que nous préparions ce qu'il faut pour manger la pâque ? C'était la pâque des Juifs, cette pâque qui avait été instituée en Egypte. — Pourquoi le Christ la mangea-t-il? Parce qu'il accomplit toutes les prescriptions de la loi. C'est ainsi qu'à son baptême il disait: Il convient que nous accomplissions ainsi toute justice. (Matth. III, 15.) Je suis venu racheter l'homme de la malédiction de la loi, car Dieu a envoyé son propre Fils, formé d'une femme et assujetti fi la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi et abroger la loi. (Gal. IV, 4, 5.) Afin donc qu'on ne l'accusât pas d'avoir aboli la loi, faute de pouvoir l'accomplir parce qu'elle était pénible, difficile et intolérable, il commença par en observer tous les points, puis il la détruisit. Il fit donc la pâque, parce que la pâque était une prescription de la loi. Pourquoi la loi ordonnait-elle de manger la pâque? Les Juifs étaient ingrats et aussitôt qu'ils avaient été comblés de bienfaits ils oubliaient la loi divine. Ainsi, ils étaient à peine sortis d'Egypte, ils venaient de voir la mer se séparer devant eux et se réunir ensuite, sans compter une foule d'autres miracles, et ils disaient déjà : Faisons-nous des dieux qui nous précèdent. (Exod. XXXII, 1.) Que dites-vous ? Les miracles sont encore dans vos mains et voilà que vous oubliez votre bienfaiteur? Parce qu'ils étaient insensés et ingrats à ce point, Dieu établit les fêtes, comme des monuments destinés à rappeler ses dons et alors il ordonna d'immoler la pâque, afin, dit-il aux Juifs, que si vos fils vous demandent ce que signifie cette pâque, vous leur disiez : Autrefois nos pères en Egypte ont marqué leurs portes du sang d'un agneau, afin qu'en le voyant l'ange exterminateur passât sans oser les frapper ni leur infliger de plaie. (Exod. XII, 27.) Et dès lors cette fête fut un témoignage perpétuel de leur salut. Elle n'avait pas seulement l'avantage de rappeler le souvenir des bienfaits passés, elle en offrait un autre bien plus grand qui était de figurer l'avenir. Cet agneau en effet était la figure d'un autre agneau spirituel qu'il montrait d'avance. D'abord ce n'était que l'ombre, puis vint la réalité. Mais quand le Soleil de justice eût apparu, l'ombre cessa, comme le soleil à son aurore chasse les ténèbres. C'est pourquoi sur la même table sont célébrées les deux pâques, celle de la figure et celle de la vérité. De même que les peintres sur une même toile commencent par esquisser les figures et par marquer les ombres avant d'appliquer les couleurs qui donnent la vérité et la vie, ainsi fit le Christ. Sur la même table il représenta la pâque figurative et il célébra la nouvelle : Où voulez-vous que nous préparions ce qu'il faut pour manger la pâque. Jusque-là c'était la pâque des Juifs, mais voici le Soleil, que la lampe s'éteigne ! Voici la vérité, que les ombres disparaissent !

5. Disons quelques mots des Juifs qui prétendent célébrer la pâque, de ces coeurs incirconcis qui, dans un dessein pervers, nous objectent les pains azymes. Comment, je vous le demande, pouvez-vous célébrer la pâque, ô Juifs? Votre temple a été renversé, votre autel détruit, le saint des saints foulé aux pieds, toute espèce de sacrifice aboli, et vous osez commettre de pareilles illégalités? Vous avez été autrefois à Babylone, et ceux qui vous avaient emmenés en captivité vous disaient : Chantez-nous des cantiques de Sion (Ps. 136, V, 3), et vous refusiez. C'est l'auteur des psaumes qui nous l'apprend en ces termes : Nous nous sommes assis sur les bords des fleuves de Babylone et nous avons pleuré. Aux saules qui sont au milieu de cette contrée nous avons suspendu nos instruments de musique (Ps.136, V, 1, 2.), c'est-à-dire notre harpe, notre cythare, notre lyre et le reste : car on se servait autrefois d6 ces instruments pour s'accompagner en chantant les psaumes. Emmenés en captivité, ils les avaient portés avec eux, en souvenir des habitudes de leur patrie, mais non dans l'intention d'en user. Alors, dit le psalmiste, ceux qui nous avaient emmenés captifs nous demandaient de chanter des cantiques, — et nous avons répondu : (197) comment chanterons-nous un cantique du Seigneur dans une terre étrangère ? Que dites vous? Vous ne chantez pas les cantiques du Seigneur sur une terre étrangère et vous célébrez la pâque du Seigneur sur une terre étrangère? Quelle ingratitude ! quelle injustice ! Alors que leurs ennemis voulaient les forcer, ils n'osaient pas même chanter un psaume sur une terre étrangère, et maintenant qu'ils sont libres, sans que personne les contraigne ou leur fasse violence, ils se tournent contre Dieu. Comprenez-vous combien sont impurs les azymes? combien illégitime cette tête? comment enfin il n'y a réellement plus de pâque judaïque? Autrefois , il y avait la pâque des Juifs, mais elle a été détruite, et remplacée par la Pâque spirituelle que Notre-Seigneur a établie. Car, pendant qu'ils mangeaient et buvaient, Jésus prit le pain, le rompit et dit : Ceci est mon corps qui est rompu pour vous, pour la rémission des péchés. (Matth. XXVI, 26, 27, 28.) Ceux qui sont initiés savent ce que ces paroles signifient. — Et prenant ensuite le calice, il dit : Ceci est mon sang qui est répandu pour plusieurs pour la rémission des péchés. (Ibid.) Judas était présent quand Jésus parlait de la sorte. C'est ce même corps que tu as vendu, ô Judas, pour trente pièces d'argent; c'est ce sang au sujet duquel tu viens de faire un marché infâme avec les perfides pharisiens. O bonté du Christ ! ô démence, ô folie de Judas ! Tu as vendu tory Maître pour trente deniers, et Lui a consenti, (car tel était son bon plaisir) à livrer ce sang pour la rémission de nos péchés. Judas était présent, il participait à la table sainte. Après lui avoir lavé les pieds comme aux autres disciples, le Sauveur voulut encore l'admettre au banquet divin, afin qu'il n'eût aucun motif d'excuse, s'il persévérait dans sa malice. Le Seigneur avait produit et employé tous les moyens en son pouvoir; malgré tout Judas fut inébranlable dans son dessein pervers.

6. Mais il est temps enfin de s'approcher de cette table terrible. Approchons-nous donc tous avec le calme et la vigilance convenables Qu'on ne voie plus de Judas, plus d'esprits pervers, d'âme empoisonnée affichant des sentiments qu'elle n'a pas. Le Christ est là : c'est lui qui a préparé cette table, c'est lui qu'on y reçoit. Ce n'est pas un homme qui fait que ce qui nous est offert soit véritablement. le corps et le sang de Jésus-Christ, mais c'est ce même Christ qui a été crucifié pour nous. Le prêtre, à l'autel, lorsqu'il prononce les paroles n'est que la figure de Jésus-Christ; la vertu et la grâce viennent de Dieu qui agit quand le prêtre dit: Ceci est mon corps. Ces mots transforment ce qui est offert. Et, de même que cette parole : Croissez et multipliez-vous et remplissez la terre (Gen.I, 28), quoique n'ayant été prononcée qu'une fois, donne à jamais à notre nature la force de se reproduire, ainsi cette autre parole dite une seule fois opère à chaque autel et dans toutes les églises du monde, depuis la première Pâque jusqu'à ce jour, et opérera jusqu'au dernier avènement le sacrifice parfait. Arrière donc les hypocrites, arrière les coeurs pleins de malice, les âmes empoisonnées, car en s'approchant, ils trouveraient leur condamnation. Ce fut en effet après la réception des saints mystères que le démon se précipita sur Judas, non par mépris pour le corps du Seigneur, mais pour Judas, à cause de son impudence, afin de nous apprendre que ceux-là surtout qui participent indignement aux divins mystères sont souvent assaillis et envahis par le diable , comme il arriva à Judas. C'est que les honneurs profitent à ceux qui en sont dignes, tandis qu'ils tournent à la perte de ceux qui en jouissent indignement. En vous parlant ainsi je ne veux point vous effrayer, mais seulement vous rendre plus vigilants. Qu'il n'y ait donc parmi vous ni Judas, ni coeur empoisonné par la malice. Le saint sacrifice est une nourriture spirituelle, et de même que la nourriture corporelle reçue dans un estomac rempli d'humeurs malsaines augmente la maladie, non de sa nature, mais à cause de la mauvaise disposition de l'estomac; ainsi en est-il pour les mystères spirituels : reçus par une âme pleine de malice, ils la corrompent et l'affaiblissent davantage, non par leur nature, mais par l'effet de la maladie de l'âme.

Que personne ne conserve donc de pensées mauvaises à l'intérieur, mais purifions nos âmes. Nous nous approchons du sacrifice sans tache, rendons notre âme sainte; nous pouvons y parvenir, même dans un seul jour. Comment? par quel moyen? — Si vous avez quelque chose contre votre ennemi, chassez la colère, guérissez cette plaie, faites cesser toute inimitié , afin de recevoir la guérison à la table sainte, en participant au sacrifice terrible et saint. Respectez la matière de cette (198) oblation : c'est le Christ mis à mort qui est présent. Mais à cause de qui et pourquoi a-t-il été tué? C'était pour apporter la paix au ciel et à la terre, pour nous rendre les amis des anges, pour nous réconcilier avec le Maître de toutes les créatures; c'était pour nous rendre ses amis, nous, ses adversaires et ses ennemis. Il a donné sa vie pour ceux qui le haïssaient et vous conserveriez de l'inimitié contre votre frère ! Et comment pourriez-vous ensuite vous asseoir à la table de la paix? Il n'a pas reculé devant la mort à cause de vous, et vous refusez de déposer pour lui la colère que vous avez contre votre semblable? Y a-t-il un pardon pour une pareille conduite? Il m'a fait du tort, direz-vous , il m'a blessé profondément. Et qu'est-ce que cela. Ce n'est qu'une perte d'argent : car il ne vous a pas encore offensé comme le Christ l'a été par Judas : ce qui n'a pas empêché ce divin Sauveur de verser son sang pour le salut de ceux-là mêmes qui le répandaient. Que pourrez-vous m'objecter de semblable? Si vous ne pardonnez pas à votre ennemi, ce n'est pas lui que vous blessez, mais vous-même. Vous l'avez blessé souvent dans cette vie, mais vous vous êtes rendu indigne de pardon pour le jour du jugement futur. Dieu ne hait rien tant que l'homme qui conserve du ressentiment, que le coeur gonflé ou l'âme enflammée par la colère. Ecoutez donc ce qu'il dit : Lorsque vous offrez votre présent à l'autel, si vous vous souvenez en ce moment que votre frère a quelque chose contre vous, laissez votre offrande à l'autel et allez vous réconcilier avec votre frère, après quoi vous viendrez offrir votre présent. (Matth. V, 23, 24.) Qu'hésitez-vous à pardonner, puisque ce sacrifice a été institué pour la paix avec votre frère? Si donc le but de ce sacrifice est de vous conserver en paix avec votre frère et que vous ne vouliez pas de cette paix, vous participez en vain au sacrifice, votre action est rendue inutile. Commencez donc par accomplir ce pourquoi le sacrifice a été offert et alors vous en recueillerez abondamment les fruits. Le Fils de Dieu est descendu pour réconcilier notre nature avec son Seigneur, et de plus, pour nous faire participer à son nom si nous voulions imiter son action. Ecoutez : Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu. (Matth. V, 9.) Ce qu'a fait le Fils unique de Dieu, faites-le selon votre pouvoir, afin de vous concilier la paix à vous-mêmes en même temps qu'aux autres. C'est pour cela que vous êtes appelés pacifiques, enfants de Dieu, c'est pour cela qu'au temps du sacrifice on ne vous rappelle aucun autre précepte que celui de la réconciliation avec votre frère, pour vous faire comprendre que c'est le plus grand de tous. Je désirerais m'étendre davantage, mais en voilà bien assez pour ceux qui sont attentifs, s'ils veulent s'en souvenir. C'est pourquoi; mes bien-aimés, rappelons-nous toujours ces paroles, et ces saints baisers de paix et cette communion terrible. Rien. n'est plus propre à unir nos âmes et à faire de nous tous un seul corps que cette participation au corps de notre Sauveur. Confondons-nous donc tous en un seul et même corps, non dans une union charnelle, mais par le lien mutuel de la charité qui réunira nos âmes. Ce sera le moyen de recueillir avec confiance le fruit de ce banquet. Quand même nous aurions pratiqué à l'infini des oeuvres de justice, si nous conservons le souvenir des injures, tout cela s'évanouit et ne nous sert de rien; nous n'en pourrons retirer aucun profit pour le salut.

Après ces enseignements , laissons toute colère, et la conscience purifiée, approchons-nous avec toute la douceur et la modestie possibles de la table du Christ, à qui gloire, honneur, empire, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il !

 

Traduit par M. l'abbé GAGEY, curé de Millery.
 

HOMÉLIES SUR LA TRAHISON DE JUDAS.
DEUXIÈME HOMÉLIE (1). Sur la trahison de Judas et sur la Cène mystique.
 

ANALYSE.

 

L'orateur après avoir prouvé que ce sont ceux qui font souffrir, et non ceux qui souffrent, qu'on doit pleurer, et que par conséquent on doit prier pour ses ennemis loin de faire contre eux des imprécations, développe avec beaucoup de vivacité et d'éloquence toutes les circonstances de la trahison de Judas. — Il entre ensuite dans les détails du souper mystique, de l'institution de l'eucharistie; il compare la pâque des chrétiens a celle des Juifs, qui s'obstinent sans raison à conserver l'ancienne pâque. — Enfin il exhorte les fidèles à approcher de la table sainte avec une conscience pure,dégagée surtout de toute haine et de tout ressentiment, à en approcher sans bruit et sans tumulte.

 

1. J'aurais voulu , mes très-chers frères , continuer le sujet du patriarche Abraham et tirer de là le mets spirituel dont je me propose d'alimenter vos âmes; mais la noire ingratitude d'un apôtre perfide m'entraîne de son côté, et la circonstance du jour m'engage à vous entretenir de l'excès de son crime. Jésus-Christ Notre-Seigneur a été livré aujourd'hui entre les mains des Juifs par son propre disciple. Ne soyez pas attristés, ne soyez pas affligés, parce que l'Evangile vous dit que notre divin Maître a été livré; pleurez plutôt et gémissez, non à cause de Jésus qui a été livré, mais à cause de Judas qui l'a livré. Jésus trahi a sauvé le monde; le traître Judas a perdu son âme; Jésus trahi est assis dans les cieux à la droite de son Père; le traître Judas est maintenant dans les enfers où il attend un supplice éternel et inévitable. C'est donc sur Judas que vous devez pleurer et gémir, puisque Jésus-Christ, notre divin Maître, en le voyant s'est troublé et a pleuré : Jésus en

 

1. Traduction de l'abbé Auger, revue.

 

le voyant, dit l'Evangile, se troubla, et dit à ses apôtres : Un de vous doit me trahir. (Jean. XIII, 21.) Et pour quelle raison s'est-il troublé ? c'est sans doute qu'il pensait que Judas, après tant d'instructions divines et d'avis salutaires, n'apercevait pas le précipice où il se jetait lui-même; ainsi le divin Maître, qui envisageait la folie de son disciple, touché pour lui de compassion, fut troublé et pleura. Les évangélistes racontent chacun de leur côté la trahison de Judas, afin de mieux nous convaincre de la vérité du mystère qu'ils rapportent. Le Maître s'est troublé en voyant l'énorme ingratitude du disciple, pour nous apprendre à pleurer principalement ceux qui font le mal, et non ceux qui le souffrent. Ceux qui souffrent injustement méritent plutôt d'être regardés comme heureux; c'est ce qui fait dire à Jésus-Christ: Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume du ciel est à eux. (Matth. V, 10.) Vous voyez quel avantage il y a à souffrir injustement; examinez en un autre endroit (200) quel supplice est réservé aux persécuteurs. Ecoutons le bienheureux Paul: Pour vous, mes frères, dit-il, vous êtes devenus les imitateurs des Eglises de Dieu qui ont embrassé la foi de Jésus-Christ dans la Judée, ayant souffert les mêmes persécutions de la part de vos concitoyens, que ces Eglises ont souffertes de la part des Juifs, qui ont mis à mort le Seigneur Jésus et leurs prophètes; qui, pour combler la mesure de leurs péchés, nous empêchent d'annoncer aux gentils la parole de salut. Or, la colère du Très-Haut est tombée sur eux pour les accabler jusqu'à la fin. (I Thess, II, 14, 15 et 16.) Vous voyez qu'on doit principalement pleurer et gémir sur le sort de ceux qui font du mal aux autres. Voilà pourquoi un Maître plein de douceur, voyant l'audace de son disciple, s'est troublé et a pleuré. Il voulait montrer, sans doute, combien il était touché du sort de ce disciple, combien, par un effet de sa bonté infinie, il s'occupait jusqu'au moment de sa trahison à corriger ses coupables sentiments. Pleurez donc amèrement, et gémissez sur le traître Judas, puisque notre divin Maître s'est affligé à cause de lui : Jésus, dit l'Evangile, se troubla, et dit à ses apôtres : Un de vous doit me trahir. Voyez quelle douceur et quelle patience; comment, pour épargner le perfide, pour ne pas lui ôter toute honte, pour lui fournir un moyen de se repentir de sa fureur, comment, dis-je, il répand l'alarme et l'inquiétude parmi ses apôtres; mais comme son âme dure et insensible, incapable de recevoir aucune semence de piété, était fermée à tous les conseils, comme la passion qui obscurcissait son esprit, le faisait courir en aveugle à sa perte, cette condescendance de son divin Maître ne lui servit de rien : Un de vous, dit Jésus, doit me trahir. Pour quelle raison, je le répète, Jésus s'est-il troublé, s'est-il affligé ? c'est afin de montrer son amour pour les hommes, et en même temps afin de nous apprendre, comme je l'ai déjà dit, qu'on doit principalement pleurer ceux qui font du mal aux autres : non, ce n'est pas sur celui qui souffre, mais sur celui qui fait souffrir, qu'on doit pleurer amèrement. Les souffrances de l'un lui valent le royaume du ciel, la méchanceté de l'autre le jette dans les supplices de l'enfer: Bienheureux, dit Jésus-Christ, ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume du ciel est à eux. Vous voyez comment les souffrances ont le royaume du ciel pour récompense et pour prix. Ecoutez comment la méchanceté qui persécute trouve la punition et le supplice. Saint Paul, après avoir dit des Juifs, qu'ils avaient fait mourir le Seigneur et persécuté les prophètes, ajoute : Leur fin est conforme à leurs oeuvres. (II Cor. XI, 15.) Vous voyez comment ceux qui sont persécutés obtiennent le royaume du ciel, et comment ceux qui persécutent éprouvent la colère du Très-Haut.

Ce n'est pas au hasard et sans cause, mes très-chers frères, que j'insiste sur ces réflexions; c'est afin de vous apprendre à ne pas vous emporter contre vos ennemis, mais plutôt à être touchés de compassion pour eux, à pleurer et à gémir sur leur sort, puisque ceux qui nous en veulent sans raison, sont vraiment les seuls à plaindre. Si, loin de nous emporter contre nos ennemis, nous sommes disposés à nous affliger de leur sort, nous pourrons, à l'exemple du Seigneur, prier pour eux, et attirer sur nous les grâces les plus abondantes. Voilà déjà quatre jours que je vous parle du précepte qui enjoint de prier pour ses ennemis, afin que vos oreilles étant continuellement frappées de cette instruction, elle se grave plus profondément dans vos âmes. Je n'y reviens sans cesse, et je ne vous la représente tant de fois, qu'afin de réprimer en vous les mouvements et les enflures de la colère, d'y éteindre les feux de la haine, et de vous faire approcher de la prière avec un coeur dégagé de tout esprit de vengeance. C'est moins pour nos ennemis, que pour nous-mêmes qui leur pardonnons leurs fautes, que Jésus-Christ nous exhorte à prier pour eux. Oui; vous recevez plus que vous ne donnez, en faisant à votre ennemi le sacrifice de votre ressentiment. Et comment, direz-vous, reçois-je plus que je ne donne? Ecoutez avec attention. Si vous pardonnez à votre ennemi ses fautes, vos fautes envers Dieu vous seront pardonnées. Celles-ci sont fort graves et à peine pardonnables; celles-là vous procurent, de la part du Seigneur, de la consolation et de l'indulgence. Ecoutez le pontife Héli qui dit à ses enfants : Si un homme pêche envers un homme, le prêtre priera pour lui; mais qui est-ce qui priera pour lui s'a pêche envers Dieu? (I Rois. II, 25.) Les fautes envers Dieu nous portent donc un coup mortel, et ne sont pas aisément effacées par la prière ; au lieu que le pardon accordé par nous à nos ennemis les efface sur-le-champ. Aussi Dieu (201) appelle-t-il dix mille talents les offenses envers lui-même, et cent deniers les offenses des autres envers nous. (Matth. XIX, 23 et suiv.) Si vous remettez les cent deniers, les dix mille talents vous seront remis.

2. Mais en voilà assez de dit sur la prière; nous allons reprendre les choses d'un peu plus haut, si vous voulez revenir à la trahison de Judas, et voir comment le Fils de Dieu a été livré aux Juifs. Or, afin de mieux sentir toute la fureur du traître, l'énorme ingratitude du disciple, et la bonté infinie du Maître, écoutons l'Evangéliste, et voyons comment il raconte l'attentat du perfide. Alors, dit-il, un des douze, nommé Judas Iscariote, alla trouver les princes des prêtres, et leur dit : Que voulez-vous me donner, et je le livrerai entre vos mains. (Matth. XXVI, 14 et suiv.) Ce récit paraît fort simple, et ne cacher aucun sens particulier; mais si on en examine attentivement toutes les paroles, on y trouvera matière à bien des réflexions, et une grande profondeur de sens. Et d'abord examinons la circonstance. L'Evangéliste ne désigne pas le temps au hasard; il ne dit pas simplement : Judas alla trouver, mais il ajoute, alors. Alors, dans quel temps ? et pourquoi indique-t-il le temps par ce mot ? Inspiré par l'Esprit-Saint, il ne s'en est pas servi au hasard, puisqu'il ne disait rien au hasard par cela même qu'il était inspiré. Que veut donc dire ce mot alors! Avant le moment même où Judas partit pour son crime, une jeune fille était arrivée avec un vase rempli de parfums qu'elle avait répandus sur la tête du Seigneur. Cette femme avait donné une preuve éclatante de sa foi vive, de son amour attentif, de sa piété humble et soumise. Ayant renoncé à ses désordres, elle était devenue plus vertueuse et plus sage. C'est donc lorsqu'une prostituée convertie avait reconnu le Sauveur, que le disciple alla livrer son Maître. Alors, dans quel temps? lorsqu'une prostituée était venue répandre un vase rempli de parfums sur les pieds de Jésus, qu'elle les avait essuyés avec ses cheveux, qu'elle lui avait donné toutes les marques d'attention, qu'enfin elle avait effacé tous ses crimes passés par l'humble aveu de ses fautes. C'est lorsque Judas la ,vit témoigner tant d'amour à son Maître et tant: de repentir de ses désordres, c'est alors qu'il s'empressa d'aller consommer son horrible trahison. Cette femme s'était élevée de l'abîme du vice jusqu'au ciel : Judas, après avoir vu tant de miracles et de prodiges, après avoir reçu de si grandes instructions, après avoir éprouvé de la part de son Maître une condescendance inexprimable, est tombé au fond des enfers ; tant la négligence et la corruption du coeur sont un grand mal ! Aussi saint Paul disait-il : Que celui qui croit être ferme , prenne garde de tomber. (I Cor. X, 12.) Plus anciennement un prophète s'écriait : Quand on est tombé, ne se relèvet-on pas? et quand on est détourné du droit chemin, n'y revient-on plus ? (Jér. VIII, 4.) Ces deux passages nous apprennent et à ne pas avoir trop de confiance lorsque nous sommes fermes, mais à être continuellement dans la crainte, et à ne pas désespérer de nous-mêmes lorsque nous sommes tombés. Telle est la puissance de notre divin Maître, qu'il a attiré à l'observation de ses préceptes les prostituées et les publicains.

Quoi donc ! direz-vous, lui qui a attiré les prostituées, n'a-t-il pu attirer son disciple ? Sans doute, il a pu attirer son disciple, mais il n'a pas voulu le rendre bon malgré lui, ni l'amener de force. Voilà pourquoi l'Evangéliste, nous racontant les excès de l'ingratitude du disciple, dit : Alors il s'en alla, c'est-à-dire, il partit pour aller consommer son attentat, non sollicité , non pressé, non forcé par un autre, mais de lui-même et de son propre mouvement; il se porta à son crime par une détermination libre de sa volonté propre ; il ne fut point mu par une cause étrangère, mais il fut poussé à trahir son Maître par un fond de malice intérieure. Alors un des douze s'en alla; ce n'est pas un léger reproche que d'avoir dit: un des douze. Comme il y avait encore d'autres disciples au nombre de soixante et dix, voilà pourquoi l'Evangéliste dit: Un des douze, c'est-à-dire un des disciples d'élite, un de ceux qui étaient tous les jours avec Jésus, qui jouissaient de toute son intimité. Afin donc que vous appreniez que Judas était un des principaux disciples, l'Evangéliste dit : un des douze. Il ne tait pas cette circonstance, afin que ce reproche fait au disciple annonce la sollicitude du Maître pour nous, du Maître qui a comblé de grâces insignes un traître et un voleur, qui n'a point cessé de lui donner des avis utiles jusqu'au dernier soir. Vous voyez comment la prostituée a été sauvée, parce qu'elle a lavé les pieds de Jésus, et comment le disciple est tombé, parce qu'il ne s'est pas tenu sur ses gardes. Ne désespérez donc (202) pas de vous-mêmes, lorsque vous envisagez la conversion de la prostituée; n'ayez pas trop de confiance, lorsque vous considérez la trahison du disciple : la présomption et le désespoir sont également nuisibles. Notre volonté est faible et chancelante; nous devons donc nous fortifier et nous affermir de toute part. Alors Judas Iscariote, un des douze; vous voyez de quel rang il est déchu , vous voyez de quelles instructions il s'est privé lui-même , vous voyez combien la négligence est un grand mal. — Judas Iscariote, dit l'Evangile, parce qu'il y en avait un autre du même nom, fils de Jacques. Vous voyez la sagesse de l'Evangéliste : il fait connaître l'un, non par son crime, mais par le lieu de sa naissance, et l'autre, non par le lieu de sa naissance, mais parle nom de son père. Cependant il était naturel de dire : Judas le traître; mais afin de nous apprendre à ne permettre à notre langue aucune invective, il épargne même à Judas le nom de traître. Apprenons donc à ne parler d'aucun de nos ennemis en termes injurieux; car si l'Evangéliste, dans le récit même du crime de Judas, ne s'est point permis de l'attaquer comme traître, s'il a tu ce nom, et s'il a fait connaître Judas par le lieu de son origine, quel pardon mériterions-nous, si nous invectivions contre nos frères, si nous parlions en termes peu mesurés, non-seulement de nos ennemis, mais de ceux mêmes qui paraissent bien disposés à notre égard. Ne le faites pas, je vous en conjure; écoutez saint Paul qui vous donne cet avis : Qu'aucune mauvaise parole ne sorte de votre bouche. (Ephés. IV, 29.) Aussi le bienheureux Apôtre, auteur de l'évangile, ne voulant souiller sa bouche d'aucune parole injurieuse, disait : Alors un des douze, nommé Judas Iscariote , alla trouver les princes des prêtres, et leur dit : Que voulez-vous me donner, et je le livrerai entre vos mains ?

3. Quelle parole criminelle ! quel excès de folie et d'audace ! je tremble, mes frères, lorsque j'y pense. Comment cette parole est-elle sortie de sa bouche? comment sa langue a-t-elle pu la prononcer? comment son âme ne s'est-elle pas échappée avec elle de son corps? comment ses lèvres n'ont-elles pas perdu tout mouvement? comment son esprit n'est-il pas tombé dans l'égarement? Que voulez-vous me donner, et je le livrerai entre vos mains? Quoi donc ! Judas, est-ce là ce que t'a enseigné ton Maître, tout le temps que tu as été à sa suite ? as-tu oublié jusqu'à ce point ses avis continuels? dans la vue de réprimer de loin ta passion excessive pour l'argent, ne te disait-il pas : Ne possédez ni or ni argent (Matth. X, 9) ; ne te donnait-il pas ce conseil : Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche? (Matth. V, 39.) Pourquoi livres-tu ton Maître? est-ce parce qu'il t'a donné tout pouvoir sur les démons, qu'il t'a accordé le privilège de dissiper les maladies, de guérir les lépreux, d'opérer beaucoup d'autres prodiges? est-ce donc là la reconnaissance que tu lui témoignes pour tous les bienfaits que tu en as reçus? quelle fureur, ou plutôt quelle avarice ! car c'est l'avarice qui a produit tout ce mal, l'avarice, source de tous les maux, l'avarice, qui aveugle nos esprits, qui nous ôte toute raison, qui nous fait fouler aux pieds les lois mêmes de la nature, qui nous fait oublier toutes les liaisons, celles de l'amitié, celles de la parenté, et les autres; l'avarice , qui, dès qu'une fois elle a obscurci les lumières de notre intelligence, nous fait marcher dans les ténèbres. Et afin de vous convaincre dé ce que je dis, voyez comme cette passion, une fois entrée dans l'âme de Judas, en a chassé tous les sentiments : entretiens avec son divin Maître , instructions admirables reçues de sa bouche, société étroite et familière, l'avarice lui a fait oublier tout. Saint Paul avait donc bien raison de dire que l'avarice est la racine de tous les maux. (I Tim. VI, 10.) Que voulez-vous me donner, et je le livrerai entre vos mains? Tu livres, Judas, celui qui règle tout par sa parole ; tu vends l'Incompréhensible , le Créateur du ciel et de la terre, l'Auteur de notre nature , Celui qui régit tout par sa volonté.

Mais écoutez ce que fait ce Dieu Sauveur, afin de montrer qu'il n'a été livré que parce qu'il l'a voulu. Dans le moment même de la trahison, lorsque les ministres des princes des prêtres vinrent à lui avec des épées et des bâtons, des flambeaux et des lanternes, il leur adresse ces paroles : Qui cherchez-vous? (Jean, XVIII, 4.) Ils ne connaissaient pas celui qu'ils voulaient prendre. Judas était si éloigné de pouvoir livrer son Maître, qu'il ne put l'apercevoir, même à la lueur d'un grand nombre de flambeaux ; car c'est là ce que l'Evangéliste voulait faire entendre, en disant qu'ils vinrent avec des flambeaux et des lanternes, et que, cependant, ils ne le trouvèrent pas; c'est là, dis-je, ce qu'il voulait faire entendre, puisqu'il (203) ajoute que Judas était avec eux, celui même qui avait dit aux princes des prêtres : Je le livrerai entre vos mains. Jésus-Christ a aveuglé l'esprit de ceux qui venaient pour le prendre, afin de signaler sa puissance, afin de leur faire connaître à eux-mêmes qu'ils entreprenaient une chose impossible. Ensuite, lorsqu'ils eurent entendu sa voix, ils furent renversés, ils tombèrent par terre. Vous voyez comme ils n'ont pu même soutenir sa voix, comme ils ont montré évidemment leur faiblesse par leur chute. Considérez la bonté de Jésus. N'ayant pu triompher par ce coup d'autorité, ni de l'impudence du traître, ni de l'ingratitude des Juifs, il se livre lui-même, et semble dire : J'aurais voulu réprimer leur fureur en montrant qu'ils entreprenaient une chose impossible ; ils résistent, ils persistent dans leur crime; eh bien ! je me livre moi-même. Je vous fais ces réflexions, mes frères, de peur que quelques-uns de vous ne reprochent à Jésus-Christ de n'avoir pas changé Judas, de ne l'avoir pas rendu meilleur. Mais de quelle manière devait-il rendre Judas sage et vertueux? était-ce de force ou librement? si c'était de force, le disciple ne devait point par là devenir meilleur, puisque jamais personne ne se corrigea de force. Si c'était librement et volontairement, il a épuisé tous les moyens qui pouvaient le ramener. Si le malade n'a point voulu recevoir les remèdes, ce n'est pas la faute du médecin, mais du malade qui a rejeté les moyens de guérison. Voulez-vous apprendre tout ce qu'a fait Jésus-Christ pour faire rentrer Judas dans la bonne voie? il lui a donné le privilège d'opérer nombre de prodiges, il lui a prédit sa trahison, il n'a rien omis, en un mot, de ce qu'il devait faire pour un disciple.

Et afin que vous sachiez que Judas, pouvant se convertir, ne l'a pas voulu, que sa chute a été absolument l'ouvrage de sa négligence, écoutez la suite. Lorsqu'il eut livré son Maître, lorsqu'il eut consommé sa fureur, il jeta les trente pièces d'argent, et dit : J'ai péché en livrant le sang innocent. (Matth. XXVII, 3 et 4.) Quoi ! Judas, tu disais il n'y a qu'un instant : Que voulez-vous me donner, et je le livrerai entre vos mains ? C'est lorsque son crime a été consommé, que le perfide a reconnu sa faute. Apprenons de là que, lorsqu'on se néglige, les exhortations et les conseils ne servent de rien; tandis qu'avec de la vigilance on peut se relever par soi-même. Voyez, en effet, la conduite de Judas : lorsque Jésus l'exhortait pour le faire renoncer à son entreprise criminelle, il a été sourd à ses avis, il a rejeté ses conseils; et, lorsque personne ne l'exhorte, sa propre conscience s'élève contre lui, en sorte que de lui-même, sans recevoir de leçons, il change, et jette les trente pièces d'argent. Ils convinrent, dit l'Evangile, de lui donner trente pièces d'argent. C'est le prix qu'ils mettaient à un sang qui n'a pas de prix. Pourquoi, Judas, reçois-tu trente pièces d'argent? Jésus-Christ, sans autre intérêt que celui de sauver le monde, est venu répandre un sang pour lequel tu fais maintenant une convention ? Quoi de plus impudent qu'un semblable traité? a-t-on jamais rien vu, a-t-on jamais rien entendu de pareil ?

4. Mais afin que nous sachions quelle différence il y avait entre le traître et les autres disciples, écoutons l'Evangéliste qui raconte tout dans le détail le plus exact. Lorsque ces choses se passaient, dit-il, lorsque la trahison se tramait, lorsque Judas se fut perdu lui-même, lorsqu'il eut conclu un traité coupable, et qu'il cherchait l'occasion de livrer le Sauveur, les disciples s'approchèrent de Jésus, et lui dirent: Où voulez-vous que nous vous préparions de quoi manger la pâque ? Vous voyez disciple et disciples : l'un s'occupait à trahir son Maître, les autres à le servir; l'un faisait une convention, et se disposait à recevoir le prix d'un sang infiniment précieux, les autres offraient au Sauveur leur ministère. Ils avaient opéré les uns et les autres les mêmes prodiges, ils avaient reçu les mêmes instructions ; d'où venait donc la différence? de la volonté. C'est de la volonté que viennent les vertus et les vices. C'était le soir que les disciples disaient à Jésus : Où voulez-vous que nous vous préparions de quoi manger la pâque ? Nous apprenons de là que Jésus-Christ n'avait point de domicile marqué. Que ceux qui se construisent des maisons superbes, de vastes palais, apprennent que le Fils de l'homme n'a pas eu , où reposer sa tête. Voilà pourquoi les disciples lui disent: Où voulez-vous que nous vous préparions de quoi manger la pâque ? Quelle pâque ? sans doute la pâque des juifs, celle qui a commencé en Egypte ; car c'est là que les Juifs l'ont célébrée pour la première- fois. Et pour quelle raison Jésus-Christ la célèbre-t-il? c'est qu'il observait ce point de la loi comme il avait observé tous les autres; et c'est ce qui lui (204) faisait dire à saint Jean: Il faut que nous accomplissions ainsi toute justice. (Matth. III, 15).

Ce n'est donc point notre pâque, mais la pâque des juifs, que les disciples voulaient préparer. Les disciples ont préparé cette pâque; Jésus-Christ a préparé lui-même la nôtre, ou plutôt il est devenu lui-même notre pâque par sa passion adorable. Pourquoi donc accepte-t-il des souffrances et la mort? c'est afin de nous racheter de la malédiction de la loi. C'est la raison pour laquelle saint Paul s'écrie : Dieu a envoyé son Fils, formé d'une femme et assujetti à la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi. (Gal. IV, 4 et 1;.) Afin donc qu'on ne dît pas qu'il avait abrogé la loi parce qu'il ne pouvait l'observer, comme étant onéreuse et difficile, il ne l'a abrogée qu'après l'avoir observée dans tous ses points. C'est pour cela qu'il a célébré aussi la pâque, parce que la solennité de pâque était un des points de la loi. Prêtez attention à ce que je vais dire. Ingrats envers Dieu leur bienfaiteur, les Juifs oubliaient sur-le-champ ses bienfaits. En voici la preuve convaincante. Ils étaient sortis de l'Égypte; ils avaient passé la ruer Rouge, ils avaient vu ses flots s'ouvrir et se refermer, et peu de temps après ils disent à Aaron : Faites-nous des dieux, qui marchent devant nous. (Exod. XXXII, 1.) Comment ! juif ingrat, tu as vu de tels prodiges, et tu oublies le Dieu qui te nourrit, tu perds le souvenir de ton bienfaiteur! Comme donc ils oubliaient les bienfaits qu'ils avaient reçus de Dieu, Dieu avait attaché à la célébration des fêtes, des cérémonies qui retraçaient la mémoire de ses dons, afin que les Juifs se les rappelassent malgré eux. L'ancienne pâque se célébrait avec des cérémonies particulières. Pourquoi ? Afin, dit l'Écriture , que lorsque votre fils vous demandera : Qu'est-ce que cela signifie? (Exod. XII, 26), vous lui disiez : Nos pères ont teint le seuil de leurs maisons du sang de cette victime, et ont échappé à la mort dont l'ange exterminateur frappait tous les Egyptiens. Ce sang l'a empêché d'entrer dans leurs maisons, et de les frapper de la plaie dont il frappait toute l'Égypte. Dans l'ancienne pâque , les victimes étaient immolées malgré elles; dans la nouvelle, Jésus-Christ s'immole volontairement. Pourquoi? c'est que l'ancienne pâque était une figure de la pâque spirituelle. Pour vous en convaincre, voyez le rapport qui se trouve entre les deux pâques. De part et d'autre, il y a agneau et agneau; mais l'un est dépourvu de raison, l'autre est doué d'une raison supérieure. Il y a victime et victime; mais l'une est l'ombre, l'autre, la vérité. Le Soleil de justice a paru, il a fait cesser l'ombre, parce que l'ombre disparaît devant les rayons du soleil. La table mystique nous offre aussi un agneau, afin que nous soyons sanctifiés par son sang. Qu'on ne voie donc plus paraître de flambeau, puisque le soleil s'est montré, puisque ce qui est arrivé anciennement était la figure de ce qui devait arriver par la suite.

5. C'est aux Juifs que j'adresse ces discours, de peur que ne s'abusant eux-mêmes, ils ne croient célébrer la pâque, parce qu'avec une opiniâtreté extrême, ils préparent des azymes, ils font valoir la fête qu'ils célèbrent, eux dont le coeur est toujours incirconcis, dont les oreilles se ferment à la vérité. Quoi donc ! vous célébrez la pâque, et le temple est détruit, l'autel renversé, le Saint des saints foulé aux pieds, tous les sacrifices abolis ! De quel front osez-vous enfreindre la loi ! Transportés jadis à Babylone, vous avez entendu ceux qui vous menaient en captivité vous faire cette invitation : Chantez-nous un cantique du Seigneur (Ps. CXXXVI, 3) ; et vous n'avez pas répondu à leurs désirs. Mais pourquoi célébrez-vous la pâque hors de Jérusalem, vous qui disiez alors : Comment chanterons-nous un cantique du Seigneur dans une terre étrangère ? C'est pour exprimer ce sentiment que le bienheureux David disait : Nous nous sommes assis sur les bords du fleuve de Babylone, et là nous avons laissé couler nos larmes. Nous avons suspendu nos instruments de musique aux branches des saules de ce pays. Nos instruments de musique, c'est-à-dire, nos lyres et nos harpes, car c'étaient là les instruments dont se servaient les Juifs pour chanter les psaumes. Ceux qui nous menaient en captivité, nous ont demandé de leur chanter nos cantiques. Nous leur avons répondu : Comment chanterons-nous le cantique du Seigneur dans une terre étrangère? Eh quoi! vous ne chantez pas le cantique du Seigneur dans une terre étrangère, et vous célébrez la pâque dans une terre étrangère! Quelle est donc la folie des Juifs? Lorsque leurs ennemis les forçaient , ils n'ont pas voulu chanter de psaume dans une terre étrangère ; et maintenant, d'eux-mêmes, sans que personne les y force, ils déclarent la guerre à Dieu ! Aussi le bienheureux Etienne leur disait-il : Vous (205) résistez toujours à l'Esprit-Saint. (Act. VII, 51.) Vous voyez combien les azymes des Juifs sont impurs, combien la fête qu'ils célèbrent est criminelle. La pâque des Juifs existait anciennement, mais elle a été abolie.

Pendant que les disciples, dit l'Evangile, buvaient et mangeaient encore, Jésus prit le pain dans ses mains pures et divines, et l'ayant béni, il le rompit et le leur donna, en disant Prenez, mangez, ceci est mon corps, qui est rompu pour vous et pour plusieurs, pour la rémission des péchés. Ayant pris ensuite le calice, il le leur donna et leur dit : Ceci est mon sang, qui est répandu pour vous, pour la rémission des péchés. (Matth. XXVI, 26, 27, 28.) Judas était présent lorsque le Seigneur prononçait ces paroles : Ceci est mon sang, ce sang, Judas, que vous avez vendu trente pièces d'argent; ceci est mon sang pour lequel vous venez de conclure un accord inique avec les pharisiens pervers. O bonté infinie du Sauveur ! ô ingratitude affreuse de Judas! le Maître nourrissait son disciple, et son disciple le vendait ! Judas a vendu Jésus-Christ pour trente pièces d'argent; et Jésus-Christ a répandu son propre sang pour notre rédemption, il l'a donné à celui même qui l'avait vendu, et il ne tenait qu'à lui d'en profiter. Judas était présent avant sa trahison, il a participé à la table sacrée, il a joui du banquet mystique. Jésus-Christ lui avait lavé les pieds avec les autres apôtres, il l'avait fait participer avec eux à la table sainte, afin qu'il ne lui restât aucun moyen de défense, mais qu'il reçût son jugement et sa condamnation. Il a persisté dans son projet coupable, il est sorti et a trahi son Maître par un baiser, au mépris de tous les bienfaits qu'il en avait reçus. Après sa trahison ayant jeté les trente pièces d'argent : J'ai péché, dit-il, en livrant le sang innocent. O aveuglement étrange ! tu as participé, Judas, au souper sacré; et tu as livré ton bienfaiteur ! Jésus-Christ accomplissait volontairement les Ecritures, mais malheur à celui par qui vient le scandale. (Matth. XVIII, 7.)

6. Mais il est temps enfin d'approcher du banquet terrible et redoutable. Approchons donc tous avec une conscience pure. Qu'il ne paraisse aucun Judas qui tende des piéges à ses frères, aucun méchant, aucun qui cache le venin dans son coeur. C'est Jésus-Christ lui-même qui prépare le banquet. Non, ce n'est pas un homme qui convertit les offrandes au corps et au sang de Jésus-Christ; le prêtre ne fait que le représenter et prononcer la prière c'est la grâce et la puissance de Dieu qui produisent le changement. Ceci est mon corps (Matth. XXVI, 25), a dit le Sauveur. C'est cette parole qui transforme les offrandes. Et comme cette parole plus ancienne: Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre (Gen. I, 28), n'était qu'une parole, mais a produit un grand effet en donnant à la nature humaine la vertu de procréer des enfants; de même cette parole plus nouvelle : Ceci est mon corps, ne cesse d'enrichir de la grâce ceux qui participent dignement à la table sainte. Qu'il ne s'y présente donc aucun fourbe, aucun méchant, aucun voleur, aucun ravisseur, aucun médisant, aucun ennemi de ses frères, aucun qui en veuille à leur vie ou à leurs biens, aucun envieux, aucun avare, aucun ambitieux, aucun fornicateur, aucun homme adonné au vin, ou livré aux infamies de Sodome ; de peur qu'il ne prenne son propre jugement. Lorsque Judas eut participé indignement au souper mystique, il sortit pour aller livrer son divin Maître ; afin que vous appreniez que le démon s'empare surtout de ceux qui participent indignement aux sacrés mystères, et qu'ils se jettent eux-mêmes dans un plus grand supplice. Ce n'est pas pour vous effrayer que je parle de la sorte, mais pour vous rendre plus attentifs. Lorsque la nourriture corporelle est reçue dans un estomac rempli de mauvaises humeurs, elle ne fait qu'augmenter la maladie; ainsi lorsqu'on reçoit indignement la nourriture spirituelle, on ne fait que multiplier soi-même les titres de sa condamnation. Je vous y exhorte donc, qu'aucun de vous ne garde au dedans de soi des pensées perverses, mais purifiez votre coeur. Nous sommes les temples de Dieu si nous sommes purs. Rendons notre âme chaste; et nous pouvons la rendre telle en un seul jour. Si vous avez à vous plaindre d'un ennemi, enlevez de votre âme tout ressentiment, détruisez en vous toute inimitié, afin de trouver à la table sainte le remède de la rémission. Vous approchez d'un sacrifice saint et redoutable; Jésus-Christ y est immolé de nouveau. Songez pour quelle raison il s'est immolé sur la croix. De quels mystères tu t'es privé, ô Judas ! Jésus-Christ, mon cher auditeur, a souffert volontairement, afin de détruire le mur de séparation (Eph. II,14), et d'unir le ciel à la terre, afin de vous rendre l'égal des anges, vous qui étiez l'ennemi (206) mortel de Dieu. Jésus-Christ a donné sa vie pour vous, et vous persistez à être ennemi de votre frère; pourrez-vous donc vous présenter à la table de paix? Votre divin Maître a consenti à tout souffrir pour vous; et vous ne pouvez vous résoudre à lui faire le sacrifice de votre ressentiment ! Pourquoi, je vous le demande? la charité n'est-elle pas la racine, la source , la mère de toutes les vertus ? Cet homme, direz-vous, m'a causé les plus grands torts, il m'a fait mille maux, il m'a exposé à perdre la vie. Mais quoi ? il ne vous a pas encore crucifié, comme les Juifs ont crucifié le Seigneur. Si vous ne pardonnez pas à votre prochain ses offenses, votre Père céleste ne vous pardonnera point vos fautes. Dans quelle conscience lui direz-vous: Notre Père, qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié (Matth. VI, 9.) et le reste ? Jésus-Christ a donné son sang pour le salut de ceux mêmes qui l'ont répandu, comme pour celui des autres hommes. Pouvez-vous rien faire de pareil ? Si vous ne pardonnez pas à votre ennemi, c'est moins à lui que vous faites tort qu'à vous-même. Vous lui avez souvent porté préjudice dans la vie présente, et vous vous êtes préparé à vous-même pour la vie future un supplice éternel. Non, Dieu ne hait et ne déteste rien tant qu'un esprit vindicatif, un coeur ulcéré, une âme , aigrie par la haine. Ecoutez ce que dit le Sauveur : Si vous offrez votre don à l'autel, et que là vous vous rappeliez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez votre don devant l'autel, et allez auparavant vous réconcilier avec votre frère ; et alors vous viendrez offrir votre don. (Matth. V, 23 et 24.) Comment ! je laisserai là le don, c'est-à-dire le sacrifice ? Oui, sans doute ; car c'est pour la paix avec votre frère qu'est établi le sacrifice. Or, si le sacrifice est établi pour la paix avec le prochain, et que vous ne ménagiez pas cette paix, quand même vous participeriez au sacrifice, cette participation ne vous sera d'aucune utilité. Commencez donc par ménager la paix pour laquelle on offre le sacrifice, et alors vous recueillerez tout le fruit du sacrifice. Le Fils de Dieu est venu dans le monde pour réconcilier notre nature avec son Père, selon ce passage de saint Paul : Mais il a tout réconcilié par sa croix, et il a détruit toute inimitié par les souffrances de son corps. (Coloss. I, 22. Eph. II, 16.) Aussi ne s'est-il pas contenté d'être venu lui-même pour ménager la paix, il annonce que nous sommes heureux si nous la ménageons à son exemple, et il nous fait participants du nom qu'il porte : Bienheureux les pacifiques, dit-il, parce qu'ils seront appelés les fils de Dieu. (Matth. V, 9.) Faites donc, autant qu'il sera en vous, ce qu'a fait Jésus-Christ fils de Dieu; procurez-vous la paix à vous-même, procurez-la à votre prochain. Voilà pourquoi Jésus-Christ appelle le pacifique, fils de Dieu; voilà pourquoi dans le moment même du sacrifice, le seul acte de justice qu'il vous recommande, c'est la réconciliation avec votre frère, faisant voir par là que la charité est la plus excellente de toutes les vertus.

J'aurais voulu étendre davantage ce discours, mais ce que j'ai dit suffit pour ceux qui reçoivent la semence de piété avec attention et intelligence, et qui ne veulent rien perdre de la parole divine qu'on leur annonce. Rappelons-nous donc dans toutes lés circonstances ces vérités utiles ; rappelons-nous ces embrassements mutuels, si terribles pour les vindicatifs. Ces embrassements unissent les âmes des fidèles, et font de nous tous un seul corps dont Jésus-Christ est le chef. Nous participons tous à un seul corps, devenons donc réellement un seul corps, et ne nous contentons pas de rapprocher les corps par des baisers de pais:, unissons les âmes par le lien de la charité. Ainsi nous pourrons participer avec confiance à la table sainte, et devenir les sanctuaires de cette paix que Jésus-Christ a obtenue comme le prix de sa mort. Quand nous aurions pratiqué une infinité de bonnes oeuvres, tout cela, si nous conservons de la haine contre nos frères, ne nous servira de rien; nous n'en pourrons recueillir aucun fruit pour le salut. Le Sauveur étant sur le point de monter vers son Père, laissa la paix pour héritage à ses disciples, au lieu de fa gloire temporelle et d'une opulence passagère : Je vous donne ma paix, leur dit-il, je vous laisse ma paix. (Jean. XIV, 27.) Pourrait-il y avoir une richesse plus importante et plus précieuse que la paix de Jésus-Christ, qui surpasse toute expression et tout sentiment? Convaincu que la haine contre son prochain est le péché le plus grave, le prophète disait dans la personne de Dieu : O mon peuple ! que chacun parle à son prochain dans la vérité; que nul ne conserve de haine contre son frère, et ne forme de mauvais desseins contre lui ; n'aimez point à faire de faux serments, et vous rie mourrez point, maison (207) d'Israël, dit le Seigneur. (Zach. VIII, 16 et 17.) C'est comme s'il disait : Si vous ne craignez .pas d'être parjures et vindicatifs, de trahir la vérité et d'oublier mes préceptes, vous mourrez.

Pénétrés de toutes ces réflexions, mes très-chers frères, détruisons en nous tout ressentiment, ayons la paix les uns avec les autres, et après avoir extirpé la racine du vice et purifié notre conscience, approchons des mystères redoutables avec la douceur, la modestie et la piété qui conviennent. Ne nous poussons pas indécemment, ne faisons pas de bruit en frappant des pieds, ne jetons pas de clameurs; mais, remplis de tremblement et de crainte, approchons avec un coeur contrit et les larmes aux yeux, afin que le Dieu bon, voyant d'en-haut nos dispositions pacifiques, notre charité sincère, et notre union fraternelle, nous fasse jouir du bonheur dans cette vie et dans l'autre, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'honneur et l'empire, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 

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