Commentaire des Béatitudes
édition réalisée par Martin Vandal  et JESUSMARIE.com - 2001

15e homélie des 90 homélies prononcées à Antioche sur l'Évangile de Saint Matthieu.

"Jésus voyant les foules accourir gravit la montagne. Quand il se fut assis,
ses disciples s'approchèrent de lui. Ouvrant alors la bouche, il les
instruisait, en disant : Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des
cieux leur appartient..." (Matth., V, 1-2)

Voyez quelle absence de faste et d'éclat. Il ne se fait pas accompagner par
un nombreux cortège ; lorsqu'il s'agit de guérir les maladies, c'est lui-même
qui va partout, qui parcourt les villes et les bourgades ; lorsque la foule
vient le trouver, il s'assoit à l'écart, non dans une ville ou sur l'agora, mais
dans la solitude, sur la montagne, nous apprenant ainsi que rien ne doit être
fait pour l'ostentation, qu'il faut s'éloigner du tumulte et du bruit, surtout
pour entendre les enseignements de la sagesse, pour méditer sur les choses
nécessaires.

Ses disciples approchent donc, après qu'il s'est élevé sur la montagne et
qu'il s'est assis. Observez leur progrès dans la vertu, l'heureux changement
qui s'est tout à coup produit en eux. Beaucoup n'aspiraient qu'à voir des
miracles ; eux désiraient recueillir une grande et sublime doctrine : c'est
même là ce qui détermine le Christ à les instruire, à commencer ce
magnifique discours. Non content de guérir les corps, il redressait les âmes
donnant tour à tour ses soins aux deux parties constitutives de l'être
humain, multipliant et variant ses bienfaits, unissant l'enseignement des
oeuvres à celui de la parole : il réprimait ainsi l'impudence des hérétiques à
venir, en accordant son attention à la matière comme à l'esprit, en montrant
qu'il était le créateur de toutes les existences. Voilà pourquoi sa providence
s'étend à toutes sans exception, allant sans cesse des âmes aux corps.

Telle était donc alors sa conduite. " Ouvrant la bouche, est-il dit, il les
instruisait. " Et pourquoi cette expression : " Ouvrant la bouche ". Pour
vous apprendre qu'il enseignait en se taisant aussi bien qu'en parlant, que
ses oeuvres élevaient la voix, alors qu'il n'ouvrait pas la bouche. Quand
vous entendez qu'il les instruisait, ne vous imaginez pas qu'il s'adressât
uniquement à ses disciples ; par eux il s'adressait à tous. Comme devant lui
se trouvait la multitude, en grande partie composée de personnes de la plus
basse condition, il plaçait au premier rang le choeur de ses disciples ; et
c'est à ces derniers principalement qu'il adressait la parole, de telle sorte
néanmoins qu'elle pût parvenir à tous les autres, pour les arracher à leur
ignorance et les familiariser avec les leçons de sa sublime philosophie. Ce
même trait se lit dans saint Luc, ou du moins s'y trouve indiqué. (Luc, VI,
27) Voilà ce que Matthieu nous fait entendre en disant : " Ses disciples
s'approchèrent, et il les instruisait. " Les autres devaient écouter avec
d'autant plus d'attention que la parole ne semblait pas s'adresser à tous.

Par où commence-t-il, quels fondements donne-t-il à sa législation
nouvelle ? Écoutons bien ce qu'il va dire ; car, si la parole était pour les
contemporains, l'écriture est pour toutes les générations suivantes. S'il
paraît faire l'éducation spéciale de ses disciples, il ne circonscrit pas son
enseignement dans un cercle aussi restreint ; c'est à vous indistinctement
qu'il adresse ses béatitudes.

Il ne dit pas, en effet : " Vous serez bienheureux, vous, si vous êtes
pauvres". Non; il dit : "Bienheureux les pauvres". Assurément, bien que
son instruction eût une direction spéciale, elle était de nature à devenir un
bien commun. Lorsqu'il disait encore : "Voilà que je suis avec vous tous
les jours jusqu'à la consommation des siècles", (Matth., XVIII, 20) ce n'est
pas seulement aux disciples alors présent qu'il parlait, il voit en eux le
monde entier. De même, lorsqu'il les proclame heureux parce qu'ils auront
à souffrir la persécution, l'exil et toute sorte de traitements intolérables, ce
n'est pas pour eux seuls, c'est aussi pour tous ceux qui subiront avec
courage les mêmes maux qu'il tresse ses couronnes.

Du reste, pour vous mieux assurer de cette vérité, pour que vous sachiez
bien quelles choses dites vous regardent, regardent le genre humain tout
entier, pourvu qu'on veuille y prêter une oreille attentive, voyez sous quelle
forme se produit cet admirable discours : "Heureux les pauvres en esprit,
parce que le royaume des cieux leur appartient." (Matth., V, 3) Qui sont les
pauvres en esprit? Les humbles, ceux dont le coeur est contrit. L'esprit
désigne ici l'âme, l'intention, la volonté. Il y a des pauvres qui le sont
involontairement et par nécessité; ce n'est pas de ceux-là qu'ils parle, vu
qu'ils ne méritent aucun éloge: sa première béatitude est pour ceux qui
s'humilient et s'abaissent de leur propre mouvement et par un libre choix.

Pourquoi met-il la pauvreté à la place de l'humilité? C'est parce que l'une de
ces vertus est renfermée dans l'autre. Il désigne pas là les hommes qui
craignent et respectent les préceptes du Seigneur; les mêmes que Dieu
déclare par la bouche du prophète Isaïe mériter tout son amour: "Sur qui
porterai-je un regard favorable, si ce n'est sur l'homme doux et paisible, qui
reçoit mes paroles avec un religieux tremblement?" (Isaïe, LXVI, 2).

L'humilité se présente sous différentes formes: Il y a des hommes qui sont
modérément humbles, et d'autres qui le sont au suprême degré. C'est à ces
derniers que s'appliquent les louanges du bienheureux prophète, et non à
ceux dont l'âme est simplement humiliée, mais n'est pas entièrement
contrite, quand il dit: "Un sacrifice agréable à Dieu, c'est une âme brisée;
vous ne dédaignerez pas, Seigneur, un coeur contrit et humilié." (Psalm., L.
19) Telle est la vertu que les trois enfants offraient à Dieu comme un grand
sacrifice, en priant en ces termes: "Que nous soyons reçus avec une âme
contrite et un esprit humilié." (Daniel, III, 39). Voilà celle que le Christ
proclame bienheureuse.

Les plus grands maux qui ravagent le monde entier proviennent de
l'orgueil, puisque le diable lui-même, qui ne méritait pas auparavant ce
nom, est par là devenu diable, ce que que Paul nous fait entendre en disant:
"De peur qu'en s'enorgueillissant il ne subisse la condamnation du diable."
(I Tim., III, 6) Le premier homme également, poussé par la même ambition
que le diable, tomba de sa hauteur réelle. Dieu lui reproche ce fol espoir et
met à nu sa démence, quand il parle ainsi: "Voilà qu'Adam est devenu
semblable à nous." (Gen., III, 32) Tous ceux qui vinrent après lui
tombèrent dans l'impiété pour la même raison, en prétendant à la nature
divine. Puisque c'était là le centre et le foyer de tous les maux, la source et
le principe de toutes les iniquités, le Christ nous donne un remède en
rapport avec la maladie, lorsqu'il nous impose l'humilité comme le
fondement inébranlable de toutes les vertus.

Celle-là posée, l'architecte peut en toute sécurité construire son édifice: si
vous l'ôtez, au contraire, on aurait beau s'élever jusqu'au ciel par la
sublimité de sa conduite, tout croule et doit avoir une malheureuse fin.
Auriez-vous accumulé tous les biens possibles, le jeûne, l'oraison,
l'aumône, la charité même et les autres, sans l'humilité, tous ces biens s'en
iront en fumée. C'est ce qu'éprouva le Pharisien : après avoir atteint le faîte,
il roula jusqu'au fond, ne possédant plus rien, parce que la mère des vertus
n'était pas avec lui. De même donc que l'orgueil est la source de tous les
vices, l'humilité est la base de toute philosophie. Vous comprenez
maintenant pourquoi le Christ commence par là son oeuvre: il arrache du
coeur de ses auditeurs la mauvaise racine de la superbe...

Que vous soyez esclave, mendiant, réduit à la dernière indigence, étranger,
sans considération aucune, rien ne vous empêchera d'être heureux, pourvu
que vous embrassiez cette vertu. Après avoir commencé par ce qui devait
nécessairement passer avant tout, il pose un autre principe, qui contredit
aussi toutes les idées reçues dans le monde. Tous les hommes, en effet,
regardent comme heureux ceux qui sont dans la joie, et comme
malheureux ceux dont la vie s'écoule dans la tristesse, la misère et le deuil:
et ce sont ces derniers qu'il proclame heureux en ces termes: "Heureux
ceux qui pleurent." (Matth., V. 5)

Mais tous les déclarent malheureux; aussi a-t-il accompli des prodiges pour
accréditer de semblables lois. Il ne faut pas non plus croire ici qu'il béatifie
simplement les larmes; il parle des larmes versées sur le péchés; car il est
un deuil défendu, celui qui porte simplement sur les choses temporelles.
C'est ce que Paul nous enseigne dans ce passage; "La tristesse selon le
siècle opère la mort; la tristesse selon Dieu produit la pénitence et conduit
sûrement au salut." (II Cor., VII, 10)

Le Sauveur proclame donc heureux ceux qui pleurent sous l'impression de
cette dernière tristesse, mais qui pleurent abondamment, et non d'une
manière quelconque. C'est pour cela qu'il emploie cette expression: "Qui
pleurent", au lieu de celle-ci: "Qui sont tristes". Ce précepte enseigne
éminemment toute philosophie. Ceux qui pleurent des enfants, une
femme, ou quelque autre de leurs proches, sont insensibles dans un pareil
moment aux attraits de la richesse ou de la beauté, à l'amour de la gloire, au
sentiment même des injures, aux atteintes de l'envie, aux assauts d'une
passion quelconque; ils sont tous entiers à leur deuil; à plus forte raison
ceux qui pleurent leurs péchés comme les péchés doivent être pleurés,
montreront-ils une philosophie supérieure.

Après cela quelle sera leur récompense? "Parce qu'ils seront consolés",
ajoute le divin Maître. Mais où seront-ils consolés, je vous le demande?
Dans cette vie et dans l'autre. Comme c'était là un précepte difficile et ardu,
il a promis ce qui pouvait le mieux en adoucir les aspérités. Voulez-vous
donc recevoir la consolation? pleurez. Et ne regardez pas cette parole
comme une énigme. Dès que c'est Dieu qui vous consolera, seriez-vous
assaillis de mille peines, vous les fouleriez toutes aux pieds. Les
récompenses que Dieu donne l'emportent toujours sur les travaux: vous le
voyez dans cette circonstance, puisqu'il béatifie les larmes non d'après le
mérite de celui qui les répand, mais selon sa propre munificence; non
d'après la grandeur de l'action, mais dans la mesure de son amour pour les
hommes.

Ceux qui pleurent, en effet, pleurent leurs péchés; et dès lors il suffit pour
leur récompense qu'ils en obtiennent le pardon et l'oubli; c'est la bonté
divine qui ne s'en contente pas: elle ne s'en tient donc pas à remettre le
supplice, à pardonner les péchés, elle rend l'homme heureux et lui prodigue
ses consolations. À bien saisir la portée du précepte, il ne suffit pas de
pleurer ses propres péchés, il faut encore pleurer ceux des autres. Ainsi
sont disposées les âmes des saints, d'un Moïse, d'un Paul, d'un David: que
de fois ces hommes ont pleuré les péchés de leurs frères!

"Heureux ceux qui sont doux parce qu'ils posséderont la terre" (Matth., V,
4) Quelle terre, dites-moi? Quelques-uns disent une terre purement
intellectuelle. Mais il n'en est pas ainsi; nulle part dans l'Écriture il n'est
question d'une semblable terre. Que signifie donc ce mot? Une
récompense qui tombe sous les sens, comme celle dont parle l'Apôtre,
lorsqu'il dit "Honore ton père et ta mère", et qu'il ajoute: "Ainsi tu vivras
longtemps sur la terre"? (Eph., VI, 2-3). Le Seigneur lui-même disait dans
le même sens au larron: "Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis."
(Luc, XXIII, 43) Il place en perspective non seulement les biens à venir,
mais encore ceux de la vie présente, à cause de ces esprits terrestres qui
cherchent ceux-ci plutôt que ceux-là. Aussi dira-t-il dans la suite de son
discours: "Sois d'accord avec ton adversaire." Il montre immédiatement
comment cette prudence sera récompensée: "De peur que ton adversaire
ne te livre au juge et le juge au bourreau." (Matth., V, 25).

Voyez-vous quelle crainte il suscite? La criante d'un malheur corporel,
comme il n'en arrive que trop souvent. Il avait déjà dit: "Quiconque dira à
son frère, Raca, sera passible du conseil." (Matth., V, 22) Paul de même
propose fréquemment des récompenses sensibles, appuie ses exhortations
sur l'espoir des biens présents; comme, par exemple, quand il parle de la
virginité, il n'est pas là question des cieux, mais bien des choses présentes;
écoutez plutôt: "À cause de la nécessité qui vous presse...; mais je veux
vous ménager...; j'exige que vous soyez sans sollicitude." (1 Cor., VII, 26,
28, 32)

Le Christ mêle donc les objets sensibles aux objets spirituels. L'homme
doux pourrait penser qu'il s'expose à tout perdre; c'est l'opposé qu'il lui
promet: l'homme sans audace et sans jactance est celui-là même qui
possède le plus sûrement ce qui lui appartient; tandis que ces deux vices
nous font souvent perdre les biens paternels, et de plus notre âme
elle-même. Ajoutez à cela que le prophète ayant dit dans l'Ancien
Testament: "Les doux auront la terre pour héritage", (Ps., XXXVI, II) le
Christ s'empare d'une expression connue, afin de rendre son discours plus
accessible à ses auditeurs, et de ne pas les étonner à chaque parole.

Par là néanmoins il n'entend pas circonscrire la récompense dans le temps
présent; il ajoute seulement le visible à l'invisible. En effet, s'il appelle notre
attention sur les biens spirituels, il ne nous enlève pas pour cela les biens
sensibles; et, d'un autre côté, s'il nous fait des promesses pour cette vie,
son intention n'est pas de nous interdire d’autres espérances. Entendez ce
qu'il dit: "Chercher d'abord le royaume de Dieu, et toutes ces choses vous
seront données par surcroît;" (Matth., VI, 38) puis encore: "Quiconque
aura quitté pour moi, maison, frères, père, mère, femme, enfants et
champs, recevra le centuple en ce monde, et possédera la vie éternelle dans
l'autre." (Matth., XIX, 29 ; Marc., X, 29-30)

"Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice." (Matth., V, 6) Que faut-il
entendre ici par justice? Ou bien l'essence même de la vertu prise dans son
ensemble, ou bien cette vertu spéciale qui est l'opposé de l'avarice et de la
rapacité. Comme il allait donner un précepte touchant l'aumône, il nous
apprend de quelle manière il faut l'exercer; et c'est ainsi qu'en béatifiant la
justice il condamne la convoitise dans son but et ses moyens. Remarquez
avec quelle force le Sauveur exprime sa pensée. Il ne se borne pas à dire:
"Heureux ceux qui pratiquent la justice", mais il dit: "Heureux ceux qui ont
faim et soif de justice".

C'est nous signifier qu'il faut l'embrasser avec toute l'ardeur dont une âme
est capable, et non par manière d'acquit. Comme c'est là surtout le propre
de l'avarice, de vouloir acquérir et posséder plus encore que nous ne
désirons manger et boire, il a voulu nous inspirer ce même désir pour le
désintéressement. Une récompense sensible nous est également promise
ici, puisqu'il ajoute: "Car ils seront rassasiés." On croit généralement que
l'avarice enrichit; il nous affirme le contraire: c'est la justice qui produit cet
effet. Lors donc que vous marchez dans les voies de la justice, ne craignez
pas la pauvreté, vous n'aurez pas à souffrir la faim. C'est aux hommes
rapaces à redouter d'être dépouillés de tout; les justes posséderont tout
avec sécurité. Si les hommes qui ne désirent pas le bien d'autrui ont tant de
richesses en partage, à plus forte raison ceux qui distribuent leur bien.
 
 

"Heureux les miséricordieux." Ce n'est pas seulement ceux qui font
l'aumône de leur argent que cette parole désigne; à mon avis, c'est encore
ceux qui la font par leurs oeuvres. La miséricorde revêt diverses formes, et
ce précepte s'étend bien loin. Quelle en sera la récompense? "Car
eux-mêmes obtiendront miséricorde." Dans les termes ce n'est que
l'équivalent; mais en réalité, la récompense l'emporte de beaucoup sur la
bonne oeuvre. Eux exercent la miséricorde comme il est possible à des
hommes de l'exercer, tandis qu'ils la reçoivent du Dieu de l'univers. Or, il
n'existe aucune comparaison entre la divine miséricorde et la miséricorde
humaine; elles diffèrent autant que la bonté diffère de la malice.

"Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu." (Matth, V,
8) Voici maintenant une récompense spirituelle. Les hommes au coeur pur,
dans la pensée du divin Maître, sont ou bien ceux qui pratiquent toutes les
vertus et dont la conscience est sans reproche, ou bien ceux qui vivent
dans la chasteté; car il n'est pas de vertu qui nous conduise comme celle-ci
à la vision divine. Voilà pourquoi Paul disait: "Vivez en paix avec tous et
dans la continence, sans laquelle nul ne verra le Seigneur." (Héb., XII, 14)

Mais la vision dont il s'agit est évidemment celle dont l'homme est capable.
Comme il y en a beaucoup qui font l'aumône, qui ne sont ni rapaces ni
cupides, et qui néanmoins commettent la fornication, s'adonnent à
l'impureté, le Christ, en parlant de la sorte, a voulu nous montrer que ces
premières vertus ne suffisent pas. Paul l'atteste aussi dans l'épître aux
Corinthiens; il dit des Macédoniens qu'ils étaient riches non seulement par
l'exercice de l'aumône, mais encore par les autres vertus. Après avoir parlé
de la largesse de leurs dons, il dit qu'ils se sont dévoués au Seigneur, "et à
nous". (II Cor., VIII, 5)

"Heureux les pacifiques." (Matth., V, 9) Il ne se contente pas là de
proscrire les dissensions et les inimités, il exige quelque chose de plus: que
nous tâchions de rétablir la concorde entre les ennemis; puis il promet
encore une récompense: que nous tâchions de rétablir la concorde entre les
ennemis; puis il promet encore une récompense spirituelle. Quelle est cette
récompense? "Car ils seront appelés les enfants de Dieu." C'est l'oeuvre par
excellence du Fils unique, d'unir ce qui était disjoint, de substituer la paix
à la guerre. De peur toutefois que vous ne regardiez la paix comme étant
toujours un bien, il poursuit: "Heureux ceux qui souffrent persécution pour
la justice" (Matth. V, 10) : c'est-à-dire pour la cause de la vertu, pour la
défense du prochain, pour la religion. Il appelle constamment vertu la
complète philosophie de l'âme.

"Heureux serez-vous lorsque les hommes vous outrageront, vous
persécuteront, diront contre vous à cause de moi, toutes sorte de
mauvaises paroles, pourvu qu'elles soient fausses. Réjouissez-vous et
tressaillez." (Matth., V, 11-12) C'est comme s'il disait: "Quand on vous
traitera de séducteurs, d'artisans de prestiges et de maléfices, ou qu'on vous
donnera tout autre nom semblable, c'est alors que vous serez heureux".
Quoi de plus insolite que de pareils préceptes, qui proposent à nos désirs
ce qu'on envisagea toujours avec crainte: mendier, pleurer, subir la
persécution et l'insulte. Il l'a dit néanmoins, il l'a persuadé, non à deux, à
dix, à vingt, à cent, à mille personnes, mais au monde entier. Et les foules
restaient muettes d'étonnement en écoutant des choses si terribles, si
contraires aux usages reçus; tant était grande la puissance de celui qui leur
parlait.

Il ne faudrait pas croire que ce bonheur consiste à recevoir simplement des
injures; il faut à cela deux conditions que le Christ a posées: que ces
injures soient souffertes par rapport à lui et qu'elles soient mensongères.
Hors de là, non seulement on n'est pas heureux, mais encore on est à
plaindre quand on les subit. Voici maintenant encore quel est ce bonheur:
"Car votre récompense sera grande dans les cieux."

Si vous n'entendez pas que le royaume soit promis à chaque béatitude,
n'en soyez pas alarmés bien que les récompense portent différents noms,
elles ont toutes pour effet de conduire au royaume. Lorsqu'il promet la
consolation à ceux qui pleurent, la miséricorde aux miséricordieux, la
vision divine à ceux dont le coeur est pur, aux pacifiques, le titre d'enfant
de Dieu, il n'indique pas autre chose par là que le royaume céleste; car les
premiers biens sont le gage assuré de ce dernier. Ne pensez donc pas qu'il
doive seulement être le partage des pauvres en esprit, il appartient aussi à
ceux qui sont affamés de justice, aux hommes doux, à tous les autres sans
exception. Chacun a droit à la béatitude, vous l'avez entendu, ce qui ne
saurait s'appliquer à des objets sensibles; car on n'est pas heureux par la
possession de ce qui s'évanouit avec la vie présente et passe avec plus de
rapidité que l'ombre.

À cette promesse pour l'avenir: "Votre récompense est grande", le Seigneur
ajoute encore une précieuse consolation: "C'est ainsi qu'ils ont persécuté
les prophètes qui vécurent avant vous." Comme le royaume ne devait leur
être accordé que plus tard et n'existait pour eux qu'en espérance, il les
console en leur disant que leur sort est le même que celui des justes
persécutés avant eux. "N'allez pas croire, leur dit-il, que vous éprouverez
ces mauvais traitements parce que vous enseignerez aux hommes une
doctrine nouvelle et de nouvelles lois; qu'ils vous banniront comme leur
ayant enseigné des choses iniques. Non, les embûches et les périls ne
proviendront pas de la nature de vos paroles, mais bien de la perversité de
vos auditeurs. Aussi les malédictions ne seront pas pour les victimes, elles
seront pour les auteurs de vos maux. Contre eux s'élèveront en témoignage
tous les siècles écoulés. Leurs devanciers n'accusaient pas les prophètes de
transgresser la loi ou d'attaquer Dieu, lorsqu'ils lapidaient les uns,
chassaient les autres, les accablaient de mille outrages. Que cela ne vous
trouble donc pas; car leur conduite est aujourd'hui la même et s'inspire de
la même pensée."

Voyez-vous comme il relève le courage de ses disciples en les plaçât à côté
de Moïse et d'Élie? C'est dans le même sens que Paul écrivait aux
thessaloniciens: "Vous êtes devenus les imitateurs des Églises de Dieu qui
sont dans la Judée; car vous avez souffert de la part des Juifs, qui ont mis à
mort le Seigneur Jésus et leurs propres prophètes, qui de plus nous ont
persécutés, toujours en opposition avec Dieu, en lutte avec tous les
hommes (I Thess., II, 14-15) Voilà ce que fait ici le Christ.

Ajoutez que dans les autres béatitudes, il parle d'une manière indéterminée:
"Heureux les pauvres, heureux les miséricordieux"; tandis que dans cette
dernière, il parle directement à ses disciples: "Heureux serez-vous lorsque
les hommes vous outrageront, vous percuteront, diront de vous toute
sorte de mauvaises paroles." Il ne veut pas leur laisser ignorer que cela doit
surtout se réaliser en eux, et regarde les docteurs beaucoup plus que les
simples fidèles. De plus, il manifeste sa grandeur et son égalité avec le Père.
"Ce que les prophètes ont souffert pour le Père, leur dit-il, vous le
souffrirez pour moi." en disant: "Les prophètes qui vécurent avant vous", Il
déclare qu'eux-mêmes ont été déjà faits prophètes.

Pour leur bien faire voir ensuite que les persécutions seront pour eux une
source de bonheur et de gloire, il ne leur dit pas: "On se déchaînera contre
vous par les paroles et par les actes; mais je l'empêcherai". Non, il ne
l'empêchera pas; car ce n'est pas dans l'exemption des épreuves, et dans
une généreuse conduite qui soit la leçon des tyrans: ceci l'emporte de
beaucoup sur cela, tout comme recevoir des coups et n'en être pas ébranlé
est une chose plus glorieuse que de n'avoir jamais reçu de coup.

En cet endroit, il dit: "Votre récompense est grande dans les cieux"; dit
saint Luc, il s'exprime avec plus de force, les consolations qu'il donne sont
plus abondantes. Il ne se contente pas, en effet, de proclamer heureux ceux
qui pour Dieu sont accablés d'injures; il déclare malheureux ceux que le
monde comble de louanges: "Malheur à vous lorsque tous les hommes
vous loueront". (Luc, VI, 26) Les hommes cependant louaient les apôtres:
mais tous ne les louaient pas. Aussi le maître a-t-il dit: "Tous les hommes",
et non: Les hommes simplement. Il n'est pas possible, en effet, que les
amis sincères de la vertu reçoivent des louanges universelles.

Il dit de plus: "Quand ils rejetteront votre nom comme indigne,
réjouissez-vous et tressaillez". La grand récompense qu'il leur a promise
s'attache non seulement aux périls, mais encore aux outrages qu'ils auront
encourus. De là vient qu'au lieu de leur dire: "Quand vous aurez subi l'exil
de la mort", il leur dit: "Quand les hommes vous outrageront et diront de
vous toute sorte de mauvaises paroles". Les paroles outrageuses blessent
plus cruellement que les actions mêmes. Dans les périls, bien des
circonstances allègent notre peine: ainsi, les encouragements qu'on nous
donne de tous les côtés, les applaudissements, les couronnes qu'on nous
décerne. Dans les outrages, cette consolation nous est refusée; car on ne
regarde pas comme une grande vertu de les subir avec patience, bien que
l'athlète y soit plus éprouvé que dans les périls.

Beaucoup en sont venus à se donner la mort, ne pouvant supporter leur
mauvaise réputation. Pourquoi vous étonner de tels exemples? Voyez ce
traître impudent et abominable, qui ne rougissait de rien, et qui se pendit
néanmoins à cause de cela. Et Job, cette âme de diamant, ce coeur plus
ferme qu'un rocher, quand il perdait toutes ses richesses et se trouvait
accablé de malheurs, quand il était privé tout à coup de ses enfants, quand
il voyait son corps fourmilier de vermine, quand sa femme elle-même
aggrave le poids de ses maux, il supportait tout avec un courage admirable;
mais, lorsque ses amis vinrent lui faire des reproches, l'insulter, lui
manifester leurs odieux soupçons, lui déclarer qu'il souffrit tout cela par
suite de ses péchés, qu'il expiait ses iniquités; il tomba dans le trouble, cet
homme si généreux et si grand.

Oubliant toutes les autres choses qu'il avait souffertes, David ne demandait
à Dieu que la récompense des malédictions lancées contre lui. "Laisse-le
maudire David, parce que le Seigneur le veut ainsi; et le Seigneur verra
mon humiliation, il me rendra le bien pour les malédictions que je subis en
ce jour." (Héb., XVI, 11-12) Paul ne se borne pas non plus à louer ceux qui
courent des dangers ou qui sont dépouillés de leur fortune; il loue ceux
dont nous parlons ici. "Souvenez-vous des premiers jours, dit-il, alors que
récemment illuminés, vous avez supporté de si grands combats de la part
des passions: d'un côté, vous avez été donnés en spectacle par les
opprobres et les tribulations; de l'autre, vous entriez en participation des
épreuves de vos frères persécutés." (Héb., X, 32-33)

Voilà comment s'explique la grandeur de la récompense promise par le
Christ. Et, pour qu'on ne puisse pas dire: "Vous n'exercez donc pas là votre
vengeance, vous ne fermez pas la bouche aux calomniateurs, et vous ne
faites que récompenser les victimes"; il invoque le souvenir des anciens
prophètes, en montrant également que Dieu n'avait pas voulu les venger.
Or, s'il les encourageait par l'espérance des rémunérations futures, dans un
temps où le bien était immédiatement rémunéré; ne le peut-il pas encore
mieux maintenant que cette espérance brille d'un plus vif éclat, et que
règne une plus belle philosophie?

Remarquez après quel préceptes il pose une telle sanction. Ce n'est pas
sans besoin et sans but; il veut nous apprendre qu'on ne saurait aborder les
combats de la vertu sans s'être disposé d'avance à toutes ces tribulations. Il
y prépare notre esprit en le conduisant d'un précepte à l'autre, si bien qu'ils
forment une chaîne d'or. Quand on est humble, on sait aussi pleurer ses
péchés; quand on pleure on est doux, modeste, compatissant; quand on
est miséricordieux, on est juste, contrit, pur de coeur; et l'homme au coeur
pur ne saurait manquer d'être pacifique. Enfin, toutes ces vertus acquises,
on sera prêt à braver tous les dangers, on ne se laissera pas troubler par les
injures, on ne reculera pas devant des maux sans nombres.

Après leur avoir adressé de semblables exhortations, il les fortifie de
nouveau par ses louanges. Comme il leur imposait des préceptes ardus,
sublimes, et bien supérieurs à ceux de l'ancienne loi, il prévient chez eux la
surprise et le découragement; il ne veut pas qu'ils puissent dire: "Comment
pourrons-nous les accomplir?" Écoutez donc comment il leur parle: "Vous
êtes le sel de la terre". (Matth., V, 13) C'est leur montrer qu'il doit
nécessairement leur imposer de tels préceptes. Ma parole vous est confiée
non pour votre vie seule, mais dans l'intérêt du monde entier. Je ne vous
envoie pas à deux villages, à dix ou même à vingt, votre mission n'est pas
limitée comme celle des anciens prophètes; elle embrasse la terre, la mer,
tous les peuples de l'univers sans exception, en dépit de l'opposition que
vous y rencontrerez.

En leur disant, en effet: "Vous êtes le sel de la terre", il leur déclare que la
nature humaine est entièrement affadie, qu'elle est corrompue par le péché.
Aussi leur demande-t-il surtout les vertus que suppose la sollicitude pour le
salut du prochain. Celui qui pratique la douceur, la modestie, la
miséricorde et la justice, ne renferme pas en lui-même les bonnes oeuvres
qu'il accomplit; il a soin que ces sources pures coulent aussi pour
l'avantage et le bien des autres. Quiconque également a le coeur pur,
l'homme pacifique et celui qui souffre persécution pour la vérité, dirige sa
vie d'une manière utile à tous.

Ne pensez pas, semble-t-il leur dire, que je vous appelle à des combats
sans importance, que je vous charge de médiocres intérêts: "Vous êtes le
sel de la terre". Quoi donc? rétablirent-ils les chairs gangrenés? Non certes;
car le sel ne fait plus rien à ce qui déjà tombe en pourriture. Leur puissance
n'allait pas jusque-là; mais, ce que le Seigneur avait renouvelé, délivré de la
corruption, et puis remis à leur dévouement, ils y répandirent le sel, afin de
tout conserver dans cet état de rénovation, oeuvre directe de la puissance
divine. Affranchir les hommes de la puanteur du péché, ce fut le prodige
opéré par le Christ; les empêcher de la contracter de nouveau, c'était le
devoir que les disciples avaient à remplir par leur zèle et leurs fatigues.

Vous voyez comme il leur découvre par degrés qu'ils ont une mission
supérieure à celle des prophètes. Il ne les établit pas les docteurs de la
Palestine, il leur confie toutes les contrées de l'univers; et cette doctrine, ils
doivent l'enseigner en inspirant une crainte salutaire. Chose admirable, ce
n'est pas en flattant, ce n'est pas en ménageant qu'ils gagnent l'affection des
hommes, c'est en agissant d'une manière vive et forte comme le sel. "Ne
soyez donc pas étonnés, semble-t-il dire encore, que je m'adresse à vous,
de préférence aux autres lorsqu'il s'agit d'aborder de si grands dangers.
Songez à combien de cités et de peuples, à quelles nations diverses je vais
vous envoyer et vous préposer. Aussi ne faut-il que vous soyez seuls
sages, je veux que vous rendiez les autres tels. Ils doivent avoir une grande
prudence, ceux qui reçoivent une pareille mission, puisque le salut des
autres périclite en eux, et de plus une vertu surabondante, qui puisse
dérober sur le prochain. Si vous n'étiez pas ainsi disposés, vous ne vous
suffiriez pas à vous-mêmes."

"Ne vous attristez pas comme si je vous disais des choses trop pénibles. En
voici la raison: Quand les autres sont tombés dans l'affadissement, vous
pouvez les relever par votre ministère; mais vous, si la même chose vous
arrive, vous exposez les autres à périr avec vous. Par conséquent, plus ont
d'importance les intérêts qui vous sont confiés, plus vous devez déployer
de zèle". C'est pour cela que le Christ ajoute: "Si le sel vient à perdre sa
saveur, avec quoi salera-t-on? Il ne vaut plus pour rien, si ce n'est pour être
jeté dehors et foulé aux pieds". (Matth., V, 13) Les autres, tomberaient-ils
mille fois, peuvent aisément obtenir pardon; mais celui dont le devoir est
d'enseigner n'a pas d'excuse dans ses chutes et subira le dernier châtiment.

De peur qu'en entendant ces paroles: "Quand les hommes vous
outrageront, vous persécuteront, diront de vous toute espèce de mal", ils
n'osent pas aborder leur ministère, le Sauveur leur dit ceci: "Si vous n'êtes
pas prêts à supporter tous ces mauvais traitements, votre élection est
inutile. Vous n'avez pas à craindre les malédictions, c'est l'apparence de
l'hypocrisie que vous avez à craindre; car la dissimulation vous affadit et
vous jette sous les pieds des hommes. Si vous persistez à remplir envers
eux votre devoir dans toute sa rigueur, et s'ils vous récompensent par des
injures, c'est alors que vous devez vous réjouir; il est dans la nature du sel
de stimuler la mollesse et de la mordre au cœur. Il ne faut donc pas
s'étonner si vous soulevez les malédictions; mais elles ne sauraient vous
nuire, elles attestent même votre fermeté. Si la crainte d'en être assaillis
vous enlève l'énergie de votre ministère, vous tombez dans un bien plus
grand mal, vous encourez le blâme et le mépris de tous les hommes. C'est
ce que l'Évangile appelle être foulé aux pieds.

Il prend ensuite un terme de comparaison plus élevé: "Vous êtes la lumière
du monde". (Matth., V, 15) Du monde, encore ici, du monde entier, et non
d'une nation seule ou de vingt cités; il s'agit d'une lumière intellectuelle,
dont les rayons du soleil sont loin d'égaler la beauté, tout comme il
s'agissait d'un sel spirituel. D'abord donc le sel, puis la lumière, pour que
vous compreniez quel bien résulte d'une parole vive et sévère, l'utilité d'un
grave enseignement. En l'entendant, les âmes se raffermissent, résistent à la
tentation, et s'acheminent vers la vertu sous la conduite d'un tel guide,
contractent la force de voir.

"La cité ne peut pas rester cachée quand elle est placée sur une montagne:
on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau." (Matth., V,
14-15) Il ne pouvait pas mieux les exciter à mener une conduite
irréprochable, à veiller constamment sur eux, qu'en leur représentant ainsi
qu'ils sont placés sous les yeux de tous les hommes, qu'ils combattent dans
une lice aperçue de tout l'univers. Ne vous bercez pas de cette idée que
vous pouvez désormais vous asseoir immobiles, que vous êtes cachés dans
un petit recoin du monde; non, vous paraîtrez à tous les yeux, comme
paraît une ville placée sur le sommet d'une montagne, comme brille dans la
maison, une lumière qu'on a mise sur le chandelier...

Dans les paroles qui nous occupent, il me paraît surtout vouloir leur
inspirer une noble confiance. En disant, en effet: "Elle ne peut pas se
dérober aux regards, la ville placée sur une montagne", c'est sa puissance
qu'il entend leur manifester; la prédication de sa doctrine ne pourra pas
plus être tenue dans le silence que cette ville ne saurait demeurer cachée.
Comme il leur avait d'abord parlé de persécutions, d'injures, de pièges et de
guerres, ne voulant pas qu'ils aient la pensée que ces tribulations leur
fermeront la bouche, il leur annonce, afin de relever leur courage, non
seulement que la prédication ne sera pas étouffée, mais encore qu'elle
illuminera l'univers entier. Et de là viendront leur éclat et leur gloire.

Il leur montre donc ainsi sa puissance; et par ce qui suit il leur fait un
devoir d'agir avec confiance et fermeté: "On n'allume pas une lampe pour
la mettre sous le boisseau; on la place sur un chandelier, afin qu'elle éclaire
tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière brille ainsi devant
tous les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres, et qu'ils glorifient
votre Père qui est dans les cieux". (Matth., V, 15-16) Pour moi, dit-il, je
vous ai porté la lumière; il appartient maintenant à votre zèle de la
conserver dans tout son éclat, non seulement pour vous-mêmes, mais
encore pour le bien de ceux qui l'apercevront et seront ainsi conduits à la
vérité. Les injures ne porteront aucune atteinte à votre honneur, si vous
exercez sur vous une infatigable vigilance, si vous vivez comme étant
appelés à convertir l'univers. Que votre vie soit donc à la hauteur d'une telle
grâce, afin qu'elle concoure à son action, quand cette grâce est partout
annoncée. Le salut du genre humain n'est pas le seul avantage qu'il leur
propose; il en est un autre bien capable de stimuler et d'enflammer leur
ardeur; en donnant à votre vie cette sage direction, non seulement vous
ramènerez au bien le monde, mais encore vous ferez que Dieu soit glorifié;
par une conduite opposée, vous perdrez les hommes et vous ferez
blasphémer Dieu.

Et comment, m'objecterez-vous, procurerons-nous la gloire du Christ, si
nous devons être injuriés par les hommes? Tous ne vous traiteront pas
ainsi, et ceux-là même dont telle sera la conduite, y seront poussés par
l'envie; mais ces envieux eux-mêmes seront forcer de vous estimer dans
leur conscience et de vous admirer, tout comme les adulateurs des
méchants les méprisent en leur âme. Que nous ordonnez-vous donc? que
nous vivions pour capter l'approbation des hommes et leurs
applaudissements? Gardez-vous bien de le croire; je ne dis pas cela. Je ne
vous ai pas tenu ce langage: "Faites en sorte d'étaler vos bonnes oeuvres à
tous les yeux; faites-en parade". Je vous ai dit: "Que votre lumière brille;
pratiquez de grandes vertus, qu'il s'en dégage une chaleur abondante, une
vive et merveilleuse clarté. Quand la vertu dépasse certaines limites, il n'est
pas possible qu'elle reste cachée, celui dont elle est le partage voudrait-il la
couvrir des voiles les plus épais.

Menez devant eux une conduite irréprochable, ne leur laissez aucun motif
sérieux de vous accuser, et les accusateurs seraient-ils sans nombre qu'ils
ne réussiraient pas à vous tenir dans l'obscurité. Ce mot de lumière est
admirable ici. Rien, en effet, ne met un homme en lumière, malgré tous les
efforts de son humilité, comme la splendeur de la vertu. Il brillerait moins
s'il était revêtu des rayons même du soleil; car ses rayons à lui ne se
projettent pas seulement sur la terre, ils s'élancent par-dessus les cieux.
Pouvait-il mieux les consoler? Si les injures vous affligent, beaucoup vous
admireront par amour pour Dieu. Vous aurez une double récompense, et
parce que Dieu sera glorifié par rapport à vous, et parce que vous serez
outragés par rapport à Dieu.

De peur, néanmoins, qu'on ne recherchât les injures, en voyant qu'elles
peuvent être l'occasion d'une récompense, le Christ ne dit pas cela d'une
manière absolue, il y met deux conditions: que les mauvais discours dirigés
contre nous soient sans fondement, et que nous les souffrions pour la
gloire de Dieu. Il n e s'en tient pas là; mais il déclare que les louanges aussi
nous méritent une grande rémunération, pourvu que la gloire en revienne à
Dieu. Il les soutient donc par les meilleures espérances. Non, les invectives
des méchants n'auront jamais la force d'aveugler les autres au point qu'ils
ne voient plus votre lumière. Affadis, c'est alors seulement que vous serez
foulés aux pieds, et non quand on vous accusera tandis que vous ferez le
bien. Au contraire, vous serez dans ce cas un objet d'admiration pour
beaucoup, et non seulement vous-mêmes, mais encore votre Père à cause
de vous.

Remarquez ce nom de père, mis à la place de celui de Dieu: c'est le premier
germe de cette noblesse qu'il doit leur communiquer. Voyez encore
l'égalité qu'il établit entre le Père et lui. Il avait dit plus haut: "Ne vous
attristez pas lorsque vous recevrez des injures; il suffit que vous les
receviez à cause de moi". C'est à cause du Père maintenant. Partout, donc
l'égalité se montre. Sachant désormais quel bien résulte de notre zèle, et
quels dangers entraînent l'apathie, celui de notre perte d'abord, puis celui
tout autrement grave de l'offense de Dieu, évitons de donner le scandale
aux Juifs, aux Gentils, à l'Église elle-même, menons une vie pure et plus
éclatante que la lumière du jour, et ne nous affligeons pas du mal qu'on
pourra dire de nous, si ce n'est que nous l'avons mérité.

Vivons-nous dans la corruption, nous sommes les plus misérables des
hommes, alors même que personne en dira de nous aucun mal:
marchons-nous dans les voies de la vertu, notre sort est le plus digne
d'envie, quand même l'univers conspirerait à nous maudire, et nous attirons
à nous quiconque a le désir de se sauver; car celui-là ne s'arrêtera pas aux
accusations des méchants et ne considérera que les vertus dont nous
donnons l'exemple. Les bonnes oeuvres retentissent plus haut que la voix
de la tempête; une vie pure, je l'ai dit, a plus d'éclat que la lumière du jour,
quelque nombreux que puissent être ceux qui s'efforcent de la ternir.

Si nous possédons les vertus énumérées tout à l'heure, si nous sommes
doux, humbles, miséricordieux, purs et pacifiques; si de plus, bien loin de
repousser l'injure par l'injure, nous nous en réjouissons, nous exercerons
sur ceux qui nous regardent un attrait aussi puissant que nous l'exercerions
par les miracles: tous viendront à nous avec bonheur, celui-là même qui
serait une bête féroce, un démon, tout ce qu'il nous plaira d'imaginer.
Qu'on vous calomnie, ne vous inquiétez pas, seriez-vous même insulté
publiquement en face; fouillez dans la conscience des insulteurs, et vous
les verrez vous applaudir en secret, vous admirer et vous combler de
louanges.

Souvenez-vous de celles que Nabuchodonosor décernait aux enfants dans
la fournaise, bien qu'il se fût déclarer leur adversaire et leur ennemi; il vit
leur courage inébranlable, et dès lors il les loua, il les couronna, pour cette
raison seule qu'ils avaient méconnu sa volonté pour obéir à la loi de Dieu.
Le diable, voyant qu'il ne gagne rien, finit par s'éloigner dans la crainte de
nous fournir l'occasion de mériter un plus grand nombre de couronnes. Or,
quand celui-là s'est retiré, le nuage se dissipe, et l'homme le plus vil et le
plus dégradé reconnaît la vertu. Et, lors même que tous les hommes
tomberaient dans l'injustice et la déraison, vous n'en obtiendrez que mieux
l'approbation et la louange divines.

Pas de tristesse donc, pas d'abattement; les apôtres eux-mêmes, s'ils étaient
une odeur de vie pour les uns, étaient une odeur de mort pour les autres.
Pourvu que vous ne donniez aucune prise à la calomnie, vous êtes à l'abri
de tout reproche; bien plus, la calomnie concourt à votre bonheur. Veillez à
la pureté de votre vie, et ne songez même pas aux paroles injurieuses. Il ne
se peut pas, il est absolument impossible que le fervent ami de la vertu n'ait
pas beaucoup d'ennemis. Mais toutes ces hostilités, je le répète, bien loin
de l'amoindrir, rendent sa gloire plus éclatante. Avec de telles pensées dans
l'esprit, ne nous proposons qu'une chose, de veiller avec soin à la bonne
direction de notre vie; car de la sorte nous conduiront à la vie céleste ceux
qui sont assis dans les ténèbres de la mort.

La force de cette lumière est si grande qu'elle ne brille pas seulement sur un
point, et qu'elle entraîne à sa suite ceux qui ne l'aperçoivent que de loin.
Quand on nous verra mépriser les choses présentes et rechercher
uniquement les biens à venir, on se laissera persuader par les actes
beaucoup plus que par toutes les paroles. Quel est l'homme assez dénué de
sens pour voir quelqu'un qui hier était plongé dans l'opulence et les délices,
puis tout à coup se dépouille de tout, prend des ailes pour voler à la faim, à
la pauvreté, aux mortifications de tout genre, aux périls, aux occasions de
donner son sang. à la mort, à tout ce qu'il y a de plus repoussant et de plus
terrible; et ne verrait pas en cela un argument frappant de la future
béatitude? Si l'on nous voit, au contraire embarrassés et comme enveloppés
dans les objets de la vie présente, comment pourra-t-on penser que nous
marchons vers une autre patrie?...

N'avez-vous pas entendu quels sublimes préceptes le Christ nous a
donnés? Comment pouvez-vous en accomplir un seul, lorsque vous laissez
de côté toute sa doctrine pour vous en aller spolier le prochain, exercer
l'usure, manipuler l'argent, acheter des troupeaux d'esclaves, des vases
précieux, des champs et des maisons, mille objets aussi dispendieux
qu'inutiles. Et plût à Dieu que ce fût là tout! Mais, lorsque vous avez ajouté
l'injustice à ces occupations absorbantes, étendant vos terres au détriment
des voisins, ruinant les familles, écrasant les malheureux, vous faisant le
complice de la famine, comment osiez-vous franchir ce seuil sacré?

Parfois, cependant vous avez pitié des pauvres. Je ne l'ignore pas; mais
c'est une nouvelle plaie qui vient aggraver les autres: ou bien vous agissez
avec un superbe dédain, ou bien vous cherchez la vaine gloire, et dès lors
vos bonnes oeuvres elles-mêmes sont frappées de stérilité. Que peut-on
concevoir de plus déplorable? N'est-ce pas faire naufrage au port?

Voulez-vous qu'il n'en soit pas ainsi, ne mendiez pas mon approbation,
lorsqu'il vous arrive de faire un bien, et vous aurez Dieu pour débiteur,
puisqu'il a dit: "Prêtez à ceux de qui vous n'espérez rien recevoir". (Luc, VI,
35) Ayant un tel garant, vous l'abandonneriez pour venir réclamer la
garantie d'un homme indigent et misérable! Est-ce qu'il s'irrite, lui, quand
on va lui réclamer une dette? Ne peut-il pas ou ne veut-il pas payer? Ne
savez-vous pas qu'il a des trésors inépuisables et que sa générosité ne l'est
pas moins? Allez à lui, demandez, exigez. De telles prières lui sont
agréables. S'il voit qu'on réclame auprès d'un autre ce que lui-même doit, il
prend cela pour un outrage, et, loin de vous rien donner, il vous traduira
devant sa justice. "M'as-tu donc surpris, vous dira-t-il, manquant de
reconnaissance? M'as-tu jugé tellement pauvre, qu'il fallût recourir à
d'autres qu'à moi? C'est à celui-ci que tu prêtes, et tu demandes le paiement
à celui-là?" Vous avez donné sans doute à l'homme, mais c'est sur l'ordre
de Dieu; le Seigneur est donc votre premier débiteur et votre caution, il
vous fournit mille occasions de réclamer ce qui vous est dû.

Ne laissez donc pas de côté cette richesse et cette munificence pour vous
adresser à moi qui n'ai rien. Pourquoi voulez-vous attirer mes regards
quand vous donnez du pauvre. Est-ce moi qui vous ai dit: Donne?
M'avez-vous entendu dire cette parole pour que vous puissiez y fonder un
droit? C'est lui qui a dit: "Quand on a pitié du pauvre, on prête avec usure à
Dieu". (Prov. XIX, 17) C'est à Dieu que vous avez prêté, demandez à Dieu.
Mais il ne rend pas tout en ce monde? Sans doute, et c'est pour votre bien.
Il n'est pas comme ces créanciers qui se hâtent de rendre; il veut mettre en
sûreté ce que vous avez remis en ses mains. Il vous rend donc actuellement
ce qui vous est dû sur la terre; mais il réserve ce qui ne vous sera payé
qu'au ciel.

Formés par de telles leçons, exerçons largement la miséricorde, montrons
sans relâche notre amour pour le prochain, et par nos largesses et par nos
oeuvres. Voyons-nous quelqu'un injustement rançonné et maltraité sur la
place publique, si nous pouvons donner de l'argent, donnons-le; et, si nous
pouvons arrêter l'affaire par nos raisonnements, n'hésitons pas à prendre
cette peine. La parole sera récompensée; bien plus, les gémissements
eux-mêmes, comme le disait le bienheureux Job: "Je gémissais sur tout
homme faible, et quiconque était dans la nécessité m'arrachait des soupirs"
(Job, XXX, 25). Si les larmes et la compassion ne demeurent pas sans
récompense, pensez comment seront rémunérées la sollicitude et les
paroles, toutes les autres marques de charité qu'on peut donner.

Nous étions nous aussi ennemis de Dieu; et son Fils unique est intervenu
pour amener la réconciliation, en recevant les coups, en souffrant même la
mort à notre place. Efforçons-nous, à son exemple, de délivrer de leurs
maux ceux qui s'en trouvent accablés, au lieu de les y plonger davantage
comme nous le faisons maintenant: quand nous voyons deux hommes se
précipiter l'un sur l'autre avec fureur, nous restons immobiles, nous
réjouissant de leur déshonneur, repaissant nos yeux de ce spectacle
diabolique. Que peut-on concevoir de plus inhumain?

Maintenant, je m'adresse à vous-mêmes qui déshonorez sur la place
publique, à vous qui frappez avec tant de violence et d'injustice. Vous usez
donc de vos mains, de vos pieds, de vos dents, pour meurtrir et déchirer un
homme? Êtes-vous un sanglier ou bien un onagre? Et vous ne rougissez
pas, et vous n'êtes pas confus de vous mettre ainsi hors de vous-même,
d'abdiquer votre dignité? Si vous êtes pauvre, vous avez du moins la
liberté; vous exercez un travail manuel peut-être, mais vous êtes chrétiens.
C'est précisément parce que vous êtes pauvre que vous devez vous
modérer. Il appartient aux riches de se disputer; ils ont tant de sujets de
querelles que les pauvres n'ont pas...

Souvenez-vous de ce serviteur qui devait dix milles talents, et qui, après
que sa dette lui fut remise, suffoquait un autre serviteur du même maître,
parce qu'il ne pouvait pas en obtenir cent deniers: ne savez-vous pas quel
fut son malheureux sort et comment il fut livré à d'éternels supplices? Cet
exemple ne vous effraie pas? vous ne craignez pas de subir la même peine?
Et nous aussi, nous avons envers le Seigneur de grandes et nombreuses
dettes; il nous attend cependant, il ne nous presse pas comme nous
pressons nos frères, n'appesantit pas sa mais sur nous; et certes, s'il avait
voulu réclamer la plus légère partie de ce que nous lui devons, il y a
longtemps que nous aurions péri.

Devant de telles réflexions, mes bien-aimés, humilions-nous, traitons nos
débiteurs avec patience, ayons même de la reconnaissance pour eux; car si
nous raisonnons bien, ils sont pour nous l'occasion d'une grande
indulgence, nous recevrons beaucoup après avoir peu donné. Pourquoi
donc réclamez-vous si violemment ce dont votre frère vous est redevable,
quand vous devriez plutôt le lui abandonner, s'il voulait vous satisfaire,
pour que Dieu vous abandonnât tout à son tour? Au lieu de tenir cette
conduite, vous avez recours à tous les moyens, sans en excepter la
contrainte et les voies de fait, afin de ne rien perdre de ce qui vous
appartient. Vous croyez agir contre votre prochain; c'est contre vous-même
que vous tournez le glaive, et vous aggravez le supplice qui vous attend
dans l'enfer.

Avec un peu de sagesse et de réflexion, vous allégeriez au contraire le
compte que vous aurez à rendre un jour. Dieu veut que nous prenions
l'initiative d'une semblable générosité, pour avoir un motif de nous
accorder une plus grande récompense. Quiconque donc s'est constitué
votre débiteur, soit pas ses emprunts, soit par ses offenses, déliez-le de son
obligation, renvoyez-le livre, et puis allez sans crainte recevoir de Dieu le
prix de cette magnanimité.

Tant que vous tiendrez les hommes pour débiteurs, vous n'aurez pas Dieu
pour caution; il le devient, et vous pourrez lui réclamer votre dette entière,
si vous la remettez aux premiers. Un homme en passant vous voit retenir
un débiteur, il vous prie de le laisser aller en vous disant qu'il prend sur lui
la dette; pourrait-il ensuite ne pas vous en savoir gré, par la raison qu'il a
tout pris à sa charge? Comment Dieu ne nous récompenserait-il pas de la
manière la plus généreuse, lorsque nous avons, sur son ordre, renvoyés
libres nos débiteurs, ne leur réclamant pas même la plus légère partie de
leur dette?

Ne faisons pas attention à ce plaisir passager que nous éprouvons en
repenant notre bien; songeons à cette ruine irréparable, qui nous attend
dans l'avenir, quand nous portons atteinte à nos intérêts éternels. Nous
mettant donc au-dessus de tout, remettons les dettes et pardonnons les
offenses, afin d'alléger d'autant le compte que nous aurons à rendre.
Gagnant ainsi par l'oubli des injures ce que nous n'avons pas mérité par les
autres vertus, puissions-nous acquérir les biens de l'éternité par la grâce et
l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui sont dus gloire et puissance,
maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.