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Saint Jean Chrysostome
Commentaire sur l'Evangile selon Saint Matthieu

COMMENTAIRE SUR
L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU.
SAINT JEAN CHRYSOSTOME, OEUVRES COMPLÈTES TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS SOUS LA DIRECTION DE M. JEANNIN, licencié ès-lettres professeur de rhétorique au collège de l'Immaculée-Conception de Saint-Dizier. Bar-le-Duc, L. Guérin & Cie, éditeurs, 1865, Tome VII - Tome VIII, p. 1-91

 

 

 

COMMENTAIRE SUR *

L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU. *

HOMÉLIE LXXV. *

HOMÉLIE LXXVI. *

HOMÉLIE LXXVII. *

HOMÉLIE LXXVIII *

HOMÉLIE LXXIX. *

HOMÉLIE LXXX *

HOMÉLIE LXXXI *

HOMÉLIE LXXXII. *

HOMÉLIE LXXXIII. *

HOMÉLIE LXXXIV. *

HOMÉLIE LXXXV. *

HOMÉLIE LXXXVI. *

HOMÉLIE LXXXVII. *

HOMÉLIE LXXXVIII. *

HOMÉLIE LXXXIX. *

HOMÉLIE XC. *
 

 

 

 

HOMÉLIE LXXV.
ET COMME JÉSUS SORTAIT DU TEMPLE POUR S’EN ALLER, SES DISCIPLES VINRENT A LUI POUR LUI FAIRE REMARQUER LA GRANDEUR DE CET ÉDIFICE. MAIS JÉSUS LEUR DIT : VOUS VOYEZ TOUS CES BÂTIMENTS: JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’ILS SERONT TELLEMENT DÉTRUITS QU’IL N’Y RESTERA PAS PIERRE SUR PIERRE ". (CHAP. XXIV, 1, 2, JUSQU’AU VERSET 16.)

ANALYSE

1. Prédiction de la destruction du temple.

2. Signes avant-coureurs de la ruine le Jérusalem et de la fin du monde.

3. Prédiction du triomphe de l’Evangile t’accomplissant malgré tous les obstacles.

4 et 5. Contre l’astrologie judiciaire. — Pourquoi le démon prédit tant de choses qui se trouvent vraies dans la suite — Combien il est avantageux d’ignorer plusieurs choses qu’il ne faut point désapprendre. — Pourquoi Dieu permet qu’il y ait des riches et des pauvres. — Que les riches qui ne se servent pas de leurs richesses selon les règles de Dieu , seront punis un jour. — Qu’il y a des péchés qui, par leurs circonstances, sont plus énormes que les autres. — Combien Dieu aura égard dans bien son jugement à tontes ces circonstances.
 
 

1. Après que Jésus-Christ eut prédit aux Juifs que leurs maisons demeureraient désertes, et qu’il les eut menacés de plusieurs maux pour l’avenir, les apôtres, surpris de ces prédictions étonnantes, s’approchèrent de lui et lui firent considérer la beauté du temple. Il semble qu’ils doutaient si des ouvrages si admirables et par le prix de la matière, et par la beauté du travail, pourraient un jour être entièrement détruits. Mais Jésus-Christ ne se contente plus de dire que ces édifices demeureraient déserts. Il déclare qu’ils seraient tellement ruinés, qu’il n’y resterait pas pierre sur pierre : " Vous voyez tous ces bâtiments ", leur dit-il, "je vous dis en vérité qu’ils seront tellement détruits, qu’il n’y restera pas pierre sur pierre ". Vous me demanderez peut-être si cela est arrivé, ou pourquoi Jésus-Christ use d’une expression si forte. C’était pour marquer ainsi une désolation extraordinaire, ou parce qu’en effet ce qu’il prédisait devait arriver à ce temple que les apôtres lui montraient alors, parce qu’une partie du temple fut détruite jusqu’aux fondements. Mais, quoi qu’il en soit, les plus opiniâtres et les plus incrédules doivent se rendre à la vérité en voyant l’état où cette ville a été réduite.

" Et comme il était assis sur la montagne des Oliviers, ses disciples le vinrent trouver en particulier et lui dirent: Dites-nous quand cela arrivera, et quel signe il y aura de votre avènement et de la fin du monde (3) ". Ses disciples le viennent trouver " en particulier ", parce qu’ils veulent l’interroger sur des choses fort secrètes. Ils désiraient avec ardeur le jour de l’avènement du Sauveur, parce qu’ils souhaitaient de voir cette gloire qu’ils croyaient devoir être pour eux le comble des biens. Ils lui font deux questions différentes; la première: "Dites-nous quand cela arrivera "? C’est-à-dire, cette ruine du temple dont il leur parlait : "Quel signe y aura-t-il de votre avènement "? Saint Luc ne rapporte qu’une seule question qui regarde la destruction de Jérusalem, parce que les apôtres croyaient que le Fils de Dieu viendrait aussitôt après cette ruine. Mais saint Marc rapporte ceci avec plus d’exactitude; il nous apprend que ce ne furent pas tous les apôtres qui s’informèrent de la désolation de cette ville, mais seulement saint Pierre et saint Jean, c’est-à-dire, ceux qui avaient plus d’accès et plus de liberté auprès du Sauveur. Jésus-Christ répond à cela :

" Prenez garde que personne ne vous séduise (4). Car plusieurs viendront en mon nom et diront : Je suis le Christ, et ils en séduiront (581) plusieurs (5). Vous entendrez aussi parler de guerres et de bruits de guerres. Mais gardez-vous bien de vous troubler, parce qu’il faut que cela arrive, et ce ne sera pas encore la fin (6) ". Comme les apôtres écoutaient avec indifférence la prédiction de la ruine de Jérusalem, et qu’ils la regardaient comme une chose qui leur était étrangère et qui ne les touchait pas, parce qu’ils espéraient être hors de ces malheurs et de ces tumultes, et qu’ils ne se proposaient au contraire pour l’avenir que des biens dont ils espéraient jouir bientôt, Jésus-Christ leur prédit ici des maux qui leur seraient propres, afin de les y préparer et de les tenir toujours dans la crainte. Il les avertit de prendre garde à deux choses, à ne se point laisser séduire par ceux qui tâcheraient de les tromper, et à ne point céder à la violence des maux dont ils se verront accablés. Il les prépare et les encourage à une double guerre, l’une contre des séducteurs, et l’autre contre des ennemis déclarés; et il leur marque que cette dernière serait bien plus à craindre que l’autre, parce qu’elle serait accompagnée d’un trouble et d’une consternation générale de tout l’univers.

Les conquêtes des Romains jetaient la terreur et l’effroi dé toutes parts, et la prise de tant de villes et de tant de provinces qui ne leur pouvaient résister répandait l’épouvante dans tous les coeurs. C’est de ces " guerres et de ces troubles " qui regardaient particulièrement la Judée que Jésus-Christ parle ici. Car il eut été inutile de leur parler des autres guerres qui ruinaient les autres parties du monde, puisqu’elles ne les regardaient pas. D’ailleurs c’eût été ne leur apprendre rien de nouveau que de leur prédire qu’il y aurait des guerres dans toute la terre, puisqu’il y en a toujours. Il y avait même avant cette prédiction de grandes guerres et de grands troubles dans le monde; il est donc visible qu’il ne leur parlait que des guerres de Judée qui ne devaient pas tarder à s’allumer. Car déjà les rapports des Juifs avec Rome commençaient à leur donner de l’inquiétude. Comme ces guerres auraient pu troubler un jour ses disciples, Jésus-Christ les leur prédit pour les prémunir contre ce trouble.

Mais pour montrer encore plus clairement que ce serait le Fils de Dieu qui s’armerait alors lui-même contre les Juifs pour les combattre et pour leur déclarer la guerre, après avoir parlé de la terreur des armées romaines, il leur annonce encore beaucoup d’autres plaies qui leur viendraient du ciel, comme la peste, la famine et des tremblements de terre, montrant par ces derniers maux que ce serait lui qui conduirait ces guerres, et qu’elles n’arriveraient pas tant alors, comme elles arrivent d’ordinaire, par le caprice ou par la passion des hommes, que par un ordre particulier de Dieu et par un effet prémédité de sa colère. C’est pourquoi il dit que, ces maux arriveront, non pas d’une manière commune et ordinaire, ni tout d’un coup, mais avec beaucoup de signes prodigieux.

Il leur a marqué à la fin du chapitre précédent la cause de tant de malheurs, afin que les Juifs ne la rejetassent point sur ceux qui croiraient alors en Jésus-Christ : " Je vous dis en vérité ", a-t-il dit, " que tout ceci arrivera à cette génération ", et le reste. Mais, voulant en même temps empêcher que ses disciples ne crussent que tant de maux seraient un obstacle à la prédication de l’Evangile, il ajoute: "Gardez-vous bien de vous troubler, parce qu’il faut que cela arrive ". Tout ce que j’ai dit arrivera, mais ces malheurs, qui accableront la Judée de toutes parts, n’empêcheront point le succès de mon ouvrage, et ce grand trouble du monde entier n’arrêtera point la vérité de mes paroles.

Jésus-Christ avait dit un peu auparavant aux Juifs : " Vous ne me verrez plus désormais jusqu’à ce que vous disiez: Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ", et les disciples avaient pris de ces paroles sujet de croire que la fin du monde arriverait dans le même temps que la ruine de Jérusalem. Le Sauveur réfute cette pensée et les retire de cette erreur, en leur disant : " Mais ce ne sera pas encore la fin". Et pour ne plus douter que c’était là leur pensée, il ne faut que considérer ce qu’ils disent: " Quand cela arrivera-t-il ", c’est-à-dire " quand arrivera la destruction de Jérusalem, et quel signe y aura-t-il de votre avènement et de la fin du monde "? Mais Jésus-Christ ne répond pas d’abord à cette question; il passe de suite au plus urgent, à ce qu’il convenait d’apprendre en premier; il ne parle donc pas immédiatement de la ruine de Jérusalem ni de son second avènement, mais il parle des maux qui s’avançaient et grondaient déjà sur leurs têtes, et par là il excite leur inquiétude : " Prenez garde ", leur dit-il, (582) " qu’on ne vous séduise, parce que plusieurs viendront en mon nom et diront : Je suis le Christ, et en séduiront plusieurs ". Et après ces avis importants, il leur parle enfin de la destruction de cette ville, se servant toujours du passé pour confirmer l’avenir, afin de persuader et de convaincre ainsi les personnes les plus grossières. Il entend par ces mots " de guerres et de bruits de guerre ", les premiers mouvements et les premiers troubles. Et il ne veut pas qu’ils croient que le monde finirait aussitôt après. C’est pourquoi il ajoute, comme je l’ai déjà fait remarquer: " Mais ce ne sera pas encore la fin ".

2. " Car on verra se soulever peuple contre peuple, et royaume contre royaume (7) ", ce qu’il appelle le commencement des maux des Juifs. " Et tout cela ne sera que le commencement des douleurs (8) ", c’est-à-dire des malheurs dont ils seront affligés. " Alors ils vous livreront aux magistrats pour être tourmentés, et ils vous feront mourir (9) ". C’est avec une grande sagesse que Jésus-Christ entremêle en parlant les maux que souffriraient ses disciples avec ceux que souffriront le reste des hommes, afin que la vue des malheurs publics leur adoucît leurs maux particuliers. Mais il ne se contente pas de leur donner cette consolation. Il en ajoute encore une autre, lorsqu’il dit que cela leur arriverait " à cause de lui et de son nom. Et vous serez haïs de toutes les nations à cause de mon nom (9). En même temps plusieurs trouveront des sujets de scandale et de chute, et se trahiront, et se haïront les uns les autres (10). Il s’élèvera plusieurs faux prophètes qui en séduiront plusieurs (11). Et parce que l’iniquité se sera accrue, la charité de plusieurs se refroidira (12). Mais celui qui persévérera jusques à la fin, sera sauvé (13)" .Ce mal, que Jésus-Christ leur prédit en disant " qu’ils se trahiront et se haïront les uns les autres ", est sans doute le plus grand des maux, puisque c’est une guerre intestine et domestique. Et il se mêla en effet avec les Juifs plusieurs faux frères. Remarquez donc ici trois sortes de différents maux : l’un de la part des séducteurs, l’autre de la part des ennemis, et le troisième de la part des faux frères. Voyez ce que saint Paul dit de ce dernier, et comment il déplore ce malheur: " Ce ne sont ", dit-il, " que combats au dehors et que frayeurs au dedans ". (II Cor. VII, 5.) Et il gémit en un autre endroit des dangers qu’il avait à souffrir "des faux frères. Ce sont", dit-il, " de faux apôtres, des ouvriers trompeurs, qui se transforment en apôtres de Jésus-Christ". (II Cor. XI, 13.)

Mais le Fils de Dieu les menace ensuite du plus sensible de tous les maux, lorsqu’il leur prédit que la charité des fidèles ne les consolerait point dans les maux qu’ils souffriraient en leur annonçant l’Evangile. Et pour leur apprendre encore que cette considération même ne peut nuire à une âme ferme en Dieu et qui est courageuse, il leur dit de ne rien craindre et de ne se troubler de rien. Car si vous avez, leur dit-il, de la patience, ces maux ne vous abattront pas. Et une preuve de ce que je vous dis, c’est que malgré tous ces maux " l’Evangile du royaume sera prêché par toute la terre pour servir de témoignage à toutes les nations, et c’est alors que la fin doit arriver (14) ". Il semble que, pour les prévenir et pour les empêcher de lui dire : Comment pourrons-nous même vivre au milieu de tant de troubles? il les assure que non-seulement ils vivront, mais même qu’ils prêcheront son Evangile par toute la terre: " Cet Evangile du royaume sera prêché par toute la terre, pour servir de témoignage à toutes les nations, et c’est alors que la fin doit arriver". C’est-à-dire la fin de Jérusalem. Car saint Paul marque assez que l’Evangile avait déjà couru dans tout le monde avant même la destruction de cette ville : " Leur voix ", dit-il, " s’est répandue dans toute la terre". (Rom. X, 10.) Et ailleurs : " L’Evangile que vous avez entendu a été prêché à toute créature qui est sous le ciel". (Col. I, 6.) C’est ainsi qu’on voit cet apôtre passer de Jérusalem dans l’Espagne pour y prêcher l’Evangile. Et si saint Paul a lui seul porté la foi dans une si grande étendue de provinces, jugez de ce que tous les autres Apôtres auront pu faire. Aussi le même saint Paul écrit-il ailleurs " que l’Evangile fructifie et a été prêché à toutes les créatures qui sont sous le ciel ". (Ib. 6.)

Cette parole du Sauveur: " Pour servir de témoignage à toutes les nations ", marque que l’Evangile sera prêché à tous, mais que tous n’y croiront pas, et qu’il sera annoncé aux infidèles pour être un jour leur condamnation. Ceux qui auront cru s’élèveront contre les autres, et ils porteront témoignage contre eux. Et c’est pour ce sujet que Jérusalem ne sera détruite qu’après que L’Evangile aura été (583) prêché dans tout le monde, afin que ces incrédules et ces ingrats ne puissent plus avoir de prétextes pour excuser leur infidélité. Car quel pourrait être ce prétexte, lorsqu’ils verront la puissance de Jésus-Christ éclater en un moment comme un éclair, et paraître jusqu’aux extrémités de la terre?

J’ai déjà tait voir que saint Paul témoigne clairement que l’Evangile avait été annoncé, lorsqu’il dit : " L’Evangile que vous avez ouï a été prêché à toute créature qui est sous le ciel ". C’est là la plus grande preuve de la toute-puissance et de la divinité de Jésus-Christ, de voir en vingt ou trente ans au plus l’Evangile répandu dans tout le monde. Après cela donc la destruction do Jérusalem arrivera. C’est ce que Jésus-Christ marque dans la suite. Car il rapporte la prophétie de Daniel pour leur faire mieux croire qu’infailliblement leur ville serait détruite.

" Quand donc vous verrez l’abomination de la désolation qui a été prédite par le prophète Daniel, établie dans le lieu saint : Que celui qui lit entende bien ce qu’il lit (15) ". Il entend par cette abomination la statue de celui qui assiégea leur ville, et qui l’ayant prise et ruinée mit sa statue au dedans du temple. Il ajoute " de désolation " , parce que cela ne se fit qu’après que Jérusalem fut désolée. Il marque que cela arriverait encore du vivant de quelques-uns de ceux à qui il parlait, lorsqu’il dit : " Quand vous verrez l’abomination, etc. ". Et c’est ce qui fait voir la puissance souveraine de Jésus-Christ et la force des apôtres qui prêchaient dans tout le monde en même temps que les Juifs étaient chassés de tout le monde, que toute la terre les persécutait comme des rebelles, et que César même les bannissait de tout son empire.

3. C’est pourquoi il me semble qu’on peut comparer l’état des apôtres dans ce temps fâcheux à l’état de navigateurs qui se trouveraient sur mer dans une grande tempête, lorsque le ciel par ses foudres, l’air par ses ténèbres et la mer par ses flots, répandent l’épouvante de toutes parts, lorsque tous les vaisseaux sont menacés du naufrage, que les passagers mêmes sont divisés, que des monstres sortent des abîmes de la mer et entrent confusément avec les flots dans les navires, et que, la division étant au dedans, les pirates menacent encore au dehors. Les apôtres, dis-je, étaient comme des hommes que l’on obligerait alors de prendre le gouvernail de ces vaisseaux sans avoir aucun art ni aucune intelligence pour les conduire, et d’aller combattre sans aucune apparence de pouvoir échapper d’un si grand péril, et néanmoins avec une espérance très certaine de la victoire. Car les gentils d’un côté avaient pour eux cette haine générale qu’ils portaient à tous les Juifs. Les Juifs d’ailleurs les haïssaient comme les violateurs de leur loi. Ainsi tout leur était contraire. Ils voyaient partout des écueils et des précipices de tous côtés et des bancs de sable. Les provinces, les villes, les maisons, tout le monde en général et chaque. homme en particulier, leur faisait une guerre acharnée. Les empereurs et les princes, les magistrats et les particuliers, les villes, les provinces et les peuples entiers les persécutaient, et l’état où ils se trouvaient réduits était au-dessus de tout ce qu’on en peut dire. Les Romains avaient une haine mortelle contre tout le peuple juif, parce qu’il leur suscitait mille embarras. Et cependant tout cela n’arrêta point le cours de la prédication des apôtres. Après la prise et l’embrasement de Jérusalem, après tant de maux qu’y souffrirent ceux qui s’y trouvèrent enfermés, les apôtres, qui en étaient sortis, vont imposer aux Romains, malgré eux, de nouvelles lois et de nouveaux règlements de vie.

Qui n’admirera ce prodige, mes frères? Les Romains peuvent défaire des troupes sans nombre et des armées entières de Juifs, et ils né peuvent se défendre de douze hommes pauvres, nus, ignorants, qui viennent les combattre sans armes. Quelle langue pourrait assez relever une si grande merveille? Il y a deux choses qui sont principalement nécessaires à celui qui enseigne les autres. Il faut qu’il ait de l’autorité et qu’il soit aimé de ses disciples, et il faut aussi que les choses qu’il leur enseigne soient faciles à admettre, qu’elles leur plaisent, et qu’il les annonce dans un temps de paix et non de guerre et de trouble. Les apôtres étaient dans des circonstances toutes contraires, Car non-seulement ils n’avaient nulle autorité par eux-mêmes, mais de plus ceux qui en avaient ne s’en servaient que pour séduire les hommes et pour les porter à les haïr, au lieu de les favoriser et de les aimer. Que s’ils s’acquéraient l’estime et l’amour de quelques-uns, ces persécuteurs les tourmentaient tellement qu’ils ne leur permettaient de demeurer en aucun lieu, voulant qu’ils fussent bannis de toutes les (584) villes, repoussés de tous les peuples et privés des avantages de toutes les lois.

D’ailleurs la vie nouvelle que les apôtres introduisaient dans le monde était dure et pénible, et celle au contraire qu’ils tâchaient de détruire était agréable et voluptueuse. On voyait tous les jours que leurs disciples étaient exposés à mille périls, et qu’on inventait des supplices tout nouveaux pour leur faire souffrir une mort cruelle. De plus, le temps durant lequel ils ont prêché l’Evangile était plein de guerres, de troubles et de tumultes, et ce seul obstacle pouvait suffire pour en empêcher l’établissement.

Ne faut-il donc pas s’écrier ici avec le Prophète: " Qui pourra raconter la puissance du Seigneur et faire entendre toutes ses merveilles "? Si Moïse a eu tant de peine, avec tous ses miracles, à persuader ses frères les Israélites de quitter un pays où ils étaient opprimés et réduits à l’état d’esclaves travaillant à faire des briques, qui a pu persuader aux disciples des apôtres de se laisser tous les jours déchirer par les fouets, de souffrir des maux insupportables et de renoncer à une vie délicieuse, pour en embrasser une autre austère et pénible, et cela lorsqu’ils n’avaient pour maîtres que des étrangers, que des hommes inconnus et regardés de tout le monde comme des ennemis de l’Etat et comme des pestes publiques? Que dirait-on aujourd’hui si un seul individu détesté de tous les hommes allait non dans des royaumes, ni dans des provinces et des villes entières, mais dans une seule maison pour y mettre la division, pour séparer les amis d’avec les amis, pour soulever le père et la mère contre les enfants, et le mari contre la femme? Ne l’aurait-on pas mis en pièces avant même qu’il ouvrît la bouche?

De plus, si on ne voyait rien en lui que de méprisable, et qu’en menant une vie austère il la voulût imposer aux autres et persuader aux riches d’abandonner leurs richesses, voulant lui seul s’opposer au torrent de la coutume et de la vie ordinaire des hommes, n’est-il pas certain qu’on le lapiderait et qu’il aurait autant d’ennemis qu’il voudrait se faire de disciples? Cependant, mes frères, ce qui paraîtrait impossible dans une seule maison s’est fait dans toute la terre. Jésus-Christ a envoyé douze hommes comme autant de médecins du ciel, qui ont changé toute la face du monde en courant les terres et les mers, au milieu des montagnes et des précipices, des écueils et des rochers, et parmi les guerres, les séditions et les tumultes. Que si vous voulez savoir les famines, les tremblements de terre et les malheurs différents dont tout le monde était alors agité, lisez l’histoire de Josèphe.

Mais, sans en chercher d’autres témoignages, il suffit d’entendre ce que Jésus-Christ dit ici : "Ne vous laissez point troubler, il faut que tout cela arrive ". Et " Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé ". Et " L’on prêchera cet Evangile dans le monde entier ". Il dit même que ces maux ne seraient que " comme des commencements ". Comme les apôtres paraissaient étonnés et abattus de ce qu’il disait, il les rassure en leur disant que quand il arriverait beaucoup d’autres malheurs encore plus grands, il fallait nécessairement que son Evangile fût prêché dans tout le monde, et qu’alors la fin arriverait.

4. Considérez donc, mes frères, dans quel état se trouvait alors l’Eglise, lorsqu’elle n’était encore que comme dans le berceau, où elle avait besoin d’une paix profonde, combien elle était tourmentée par les divisions, par les persécutions et parles armes. Je ne me lasse point, mes frères, de vous représenter l’image affreuse de ces temps. Les séducteurs y faisaient la première guerre. " Il viendra ", dit Jésus-Christ, " de faux christs et de faux prophètes ". Les Romains faisaient la seconde. " Car vous entendrez ", dit le Sauveur, " parler de guerre et de bruits de guerre ". La troisième fut excitée par la famine. La quatrième par la peste et par les tremblements de terre. La cinquième par la persécution des apôtres. " Ils vous feront", leur dit Jésus-Christ, " souffrir de grands maux ". La sixième, par la haine générale de tous les peuples. La septième, par les discordes intestines qui feraient qu’oit se trahirait l’un l’autre. La huitième, par les faux-frères, et enfin par la ruine de la charité, le plus grand et le plus déplorable de tous ces maux, et la source même dont tous les autres sortaient. Vous êtes surpris sans doute lorsque vous voyez tant dé guerres différentes, si nouvelles et si effroyables, que les apôtres ont eu à soutenir. Cependant la prédication de l’Evangile s’est élevée au-dessus de tous ces obstacles et s’est enfin répandue dans toute la terre, par la force de celui qui avait dit : " Cet Evangile sera prêché partout l’univers ".

Où sont donc maintenant ceux qui s’arrêtent (585) à considérer le moment de la naissance des hommes, comme ayant un pouvoir fatal sus toute leur vie, et qui osent opposer je ne sais quelle révolution de temps aux dogmes et aux vérités de l’Eglise? Car, qui a jamais entendu dire que, par suite de cette révolution, on ait déjà vu un autre Christ et une autre prédication de l’Evangile? Ces rêveurs n’ont pas encore osé avancer cette extravagance, quoiqu’ils assurent que depuis la création du monde il s’est passé cent mille ans, et d’autres fables semblables, Quelle est donc cette révolution dont ils parlent? Quand donc a-t-on vu , dans un si grand nombre d’années, revenir les embrasements de Sodome et de Gomorre, ou les inondations d’un second déluge? Jusqu’à quand vous jouerez-vous de la crédulité des hommes, avec cette révolution imaginaire que vous dites être le principe de toutes choses?

Vous me demanderez peut-être: D’où vient donc qu’il arrive beaucoup de choses de celles que le démon a prédites? Je vous réponds que cela vient de ce que vous vous rendez indigne du secours de Dieu, que vous sortez du giron de sa providence pour vous abandonner aux impressions du démon, qui vous mène et vous manie alors comme Il lui plaît, et qu’ainsi il prédit que vous ferez ce qu’il prévoit qu’il vous fera faire. Mais il n’a pas le même pouvoir sur les saints, ni même sur nous autres, quelque pécheurs que nous soyons, parce que nous n’avons pour lui qu’un profond mépris. Car, bien que notre vie soit à peine supportable, néanmoins lorsqu’avec la grâce de Dieu nous nous tenons attachés à sa vérité, nous nous mettons au-dessus de cette erreur que les démons veulent établir.

Mais enfin, qu’est-ce que cette renaissance imaginaire que vous inventez, sinon une confusion générale qui jette tout dans le désordre et qui fait que tout arrive au hasard, et non-seulement au hasard, mais même contre la raison.

Vous me direz peut-être : Si tout ne se conduisait par le hasard, d’où pourrait venir que l’un serait riche et l’autre pauvre? Je vous réponds que je ne le sais pus; car j’ai résolu d vous répondre ainsi, pour vous apprendre à n’être plus si curieux, et à ne pas croire témérairement qu’il n’y a rien de réglé dans le cours du monde. Il y a bien de la différence entre ignorer les véritables raisons des choses, ou en inventer de fausses. Une ignorance humble vaut beaucoup mieux qu’une science erronée et présomptueuse. Celui qui reconnaît qu’il ne sait pas une chose, se laisse aisément instruire. Mais celui qui, ne connaissant point la vérité, invente des faussetés, est d’autant plus éloigné de la connaître que, pour s’en rendre susceptible, il faut, auparavant, qu’il travaille à effacer de son esprit ces impressions fausses dont il est prévenu.

On écrit sans -peine sur un papier blanc tout ce que l’on veut; mais lorsqu’il est déjà écrit, on a beaucoup plus de peine, et il faut auparavant effacer tout ce qu’on y avait mis. Un médecin qui ne donne aucun remède, vaut bien mieux qu’un autre qui en donne de mauvais. Un architecte dont tous les bâtiments tombent par terre, est bien plus à craindre que celui qui n’ose point bâtir. Il est bien plus facile de cultiver une terre qui est simplement en friche, qu’une autre qui est toute pleine d’épines.

Ne soyons donc point si ardents pour tout savoir. Souffrons durant quelque temps notre ignorance , afin que, lorsque nous trouverons un maître capable de nous instruire, nous ne lui donnions pas la double peine de nous retirer de l’erreur, et de nous faire entrer dans la vérité. On a vu souvent des personnes tomber dans un état qui était sans remède, pour s’être laissé aller ainsi dans l’égarement. Il y a bien plus de peine à arracher de vieilles racines d’une terre pour la semer ensuite, que de semer dans un champ où il n’y a rien, li faut de même que ces faux savants arrachent beaucoup de mauvaises maximes de leur esprit, avant que de pouvoir recevoir les bonnes; au lieu que les autres qui sont plus humbles et moins impatients, ont toujours le coeur disposé à écouter ce qu’on leur enseigne.

Je réponds maintenant à votre question: d’où vient que, de deux hommes, l’un est riche et l’autre est pauvre? Il est aisé de vous dire pourquoi l’un est riche. C’est parce que Dieu lui a donné ces richesses, ou qu’il a permis qu’il les eût. Cette raison est, comme vous le voyez, fort courte et fort simple. Vous me demandez encore si Dieu rend riches des méchants, des impudiques, des abominables, enfin des gens qui usent si mal de leurs richesses? Je vous réponds qu’il ne les rend pas riches par lui-même, mais qu’il souffre qu’ils le soient. Car il y a bien de la différence entre (586) rendre une personne riche, et souffrir seulement qu’elle le soit.

Mais pourquoi le permet-il, dites-vous C’est parce que le temps du jugement n’est pas encore arrivé, et que c’est alors que Dieu rendra à chacun ce qu’il mérite. Quel crime fut jamais plus odieux que celui de ce riche, qu ne voulait pas même donner de ses miettes au pauvre Lazare? N’en reçut-il pas aussi d Dieu le châtiment qu’il méritait , puisque la dureté qu’il eut pour les pauvres fut punie avec une justice si exacte que, soupirant lui-même pour avoir une goutte d’eau au milieu des flammes, il ne la put jamais obtenir? Lorsque deux personnes sont également méchantes, et que l’une des deux est pauvre et l’autre riche, elles ne seront pas également punies dans l’enfer, et le riche, sans doute, y souffrira beaucoup plus que l’autre. C’est ce que nous voyons dans ce mauvais riche, qui fut puni d’autant plus rigoureusement en l’autre vie, qu’il avait été plus heureux dans celle-ci.

5, Lors donc que vous voyez quelqu’un s’enrichir par ses injustices, et jouir de- toutes sortes de biens, déplorez son sort et sa misère, puisque cette prospérité apparente attirera sur lui un plus grand supplice. Comme ceux qui offensent Dieu tous les jours sans en faire pénitence , "s’amassent ", selon saint Paul, "un trésor de colère (Rom. II, 5)", de même ceux qui jouissent ici de toutes sortes de biens, sans y ressentir la moindre incommodité, en seront un jour beaucoup plus punis.

Je vous ferai voir, si vous le voulez, combien ce que je vous dis est vrai, non-seulement par ce qui nous arrivera dans l’autre monde, mais par ce qui arrive tous les jours dans celui-ci. Ne savez-vous pas qu’après que le bienheureux David eut commis avec Bersabée ce crime si connu de tout le monde, Dieu ne lui reprocha rien avec tant de force, que l’ingratitude qu’il lui avait témoignée après les grâces signalées dont il l’avait comblé? Ecoutez le reproche que Dieu lui en fait: " Je vous ai sacré roi, je vous ai délivré des mains de Saül: Je vous ai donné tout ce qui appartenait à votre maître, et toute la maison de Judas et d’Israël; et si cela était peu, j’y en eusse ajouté encore davantage. Pourquoi donc avez-vous commis ce crime en ma présence " ? (II Rois, XII.) Dieu, mes frères, ne tire pas une même vengeance de tous les crimes. Il les punit différemment selon les différentes circonstances des temps, de l’âge, des conditions, des dignités, de l’éducation, de l’esprit, de l’expérience et de plusieurs choses semblables.

Pour faire mieux voir ce que je dis; examinons quelque péché. Prenons, par exemple, celui de l’impureté, et considérez combien, non pas moi, mais l’Ecriture, nous assure qu’il sera différemment puni de Dieu. Si un homme a commis ce péché honteux avant la Loi, saint Paul dit qu’il en sera châtié : " Ceux ", dit-il, " qui auront péché sans la Loi, périront aussi sans loi". (Rom.II,) Si un autre a commis ce crime après la Loi, il en sera puni davantage, " parce que ceux qui ont péché dans la Loi, seront jugés par la Loi ". (Ibid.)

Si un prêtre s’est laissé tomber dans cette faute, sa dignité l’aggravera beaucoup : et c’est pour cette raison qu’autrefois les autres femmes, coupables d’impudicité, étaient seulement condamnées à la mort, au lieu que les filles des prêtres, qui se laissaient corrompre, étaient condamnées au feu; Moïse laissait ainsi au prêtre à juger ce qu’il devait attendre s’il tombait dans ce même crime. Car s’il témoigne tant de sévérité contre une personne, seulement parce qu’elle est fille du prêtre, que fera-t-il contre le prêtre même? Si quelque femme commet un crime, y étant contrainte et comme forcée par une violence étrangère, la Loi ne lui impute point. Elle met aussi uni grande différence entre deux femmes qui commettraient la même action d’impureté dont l’une serait riche et l’autre pauvre : on le voit par ce que nous avons déjà rapporté de David.

Que si quelqu’un tombe dans ce crime, après que Jésus-Christ est venu au monde, il est constant que quand il serait mort sans avoir encore participé aux mystères, il en sera beaucoup plus puni que ceux qui ont péché avant l’Evangile. Que si quelqu’un viole la grâce du saint baptême, et commet un crime après l’avoir reçue, il ne reste plus, selon saint Paul, aucune consolation à cet homme : " Si quelqu’un ", dit-il, " a méprisé la Loi de Moïse, il meurt sans miséricorde à la déposition de deux ou trois témoins; combien donc celui-là sera-t-il jugé digne d’un plus grand supplice, qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour une chose vile et profane le sang de l’alliance par lequel il avait été sanctifié, et qui aura fait outrage à l’Esprit de grâce"? (Héb. X, 28.) Enfin, si (587) une personne, consacrée à Dieu, commet un crime contre la pureté , le péché alors est monté à son comble.

Vous voyez donc combien il se trouve dans un seul péché de degrés différents, puisqu’il change lorsqu’on le considère ou avant la Loi, ou après la Loi, ou dans une personne consacrée à Dieu, ou dans un laïque, ou dans un riche, ou dans un pauvre, ou dans un catéchumène, ou dans un fidèle. On doit aussi beaucoup considérer la lumière et l’instruction de celui qui 1e commet : " Car, celui qui connaît la volonté de son maître et ne la fait pas, sera beaucoup châtié ". (Luc, XII, 47.) Et celui qui pèche après tant d’exemples, s’attire une bien plus grande punition. C’est pourquoi Dieu dit: " Et vous-mêmes qui avez vu ces exemples, vous n’avez point fait pénitence, quoique vous ayez reçu tant de grâces ". (Sag. IV.) Aussi, entre les reproches que Jésus-Christ fait à Jérusalem, il lui dit " Combien de fois ai-je voulu rassembler vos enfants et vous ne l’avez pas voulu" ?

C’est encore un bien plus grand crime de pécher lorsqu’on est dans le plaisir et dans les délices, comme on le voit par l’exemple du mauvais riche et du Lazare. Le lieu quelquefois change le crime qui est commis, et Jésus-Christ marque lui-même cette circonstance, lorsqu’il dit aux Juifs: " Vous avez tué Zacharie entre le temple et l’autel ". La qualité des péchés par elle-même leur donne aussi quelque différence : " Vous avez ", dit Dieu, " tué vos fils et vos filles : et ce crime est plus insupportable que toutes les fornications et que toutes les abominations que vous avez faites ". Et encore : " Il n’est pas étonnant que quelqu’un soit surpris à voler, lorsqu’il vole pour soutenir sa vie épuisée par la faim ". (Prov. VI, 30.)

Le péché change aussi selon les personnes contre qui on l’a commis : " Si quelqu’un pèche contre un homme ", dit l’Ecriture " on priera pour lui ; mais si c’est contre Dieu même qu’il pèche , qui osera offrir pour lui prières " ? ( I Rois, II ) Le péché s’augmente encore lorsqu’on devient plus méchant que ceux qui s’étaient signalés par leurs excès comme Dieu le reproche dans Ezéchiel: " Vous n’avez pas même gardé la justice d’un païen et d’un infidèle (Ezéch. XVI, 20) " ; ou lorsque l’exemple des autres ne nous sert pas : " Elle a vu sa soeur " , dit Dieu, " et elle a paru juste lorsqu’on l’a comparée avec elle ". (Ibid.)

Le crime devient encore plus grand lorsqu’on le commet après avoir reçu de plus grandes grâces de Dieu. C’est ce que Jésus-Christ dit lui-même : " Si on avait fait dans Tyr et dans Sidon les mêmes miracles, il y a longtemps qu’elles auraient fait pénitence. C’est pourquoi Tyr et Sidon seront traitées moins rigoureusement un jour " (Sup. XI, 23.) Remarquez-donc, mes frères, avec quelle exactitude Dieu examine nos péchés, et que tous ceux qui commettent le même crime n’en sont pas punis également : lorsque nous avons une fois abusé de la miséricorde de Dieu, et que nous nous sommes rendus inutiles à nous-mêmes cette bonté qu’il avait pour nous, nous nous attirons un bien plus grand supplice. Saint Paul le marque clairement, lorsqu’il dit : " Mais vous, au contraire, par votre dureté et par l’impénitence de votre coeur, vous vous amassez un trésor de colère". (Rom. II, 5.)

Comprenons ces vérités, mes frères, et ne nous scandalisons de rien de ce qui arrive dans ce monde. Que l’un soit riche et l’autre pauvre; que l’un soit heureux, l’autre malheureux, abandonnons tout à la providence, à la sagesse incompréhensible de Dieu, et ne nous exposons point sur cette mer périlleuse des raisonnements humains, où nous ne trouverons que des tempêtes et des écueils. Appliquons-nous avec soin à la vertu, fuyons le vice avec horreur pour jouir un jour des biens que Dieu nous promet par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (588)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXVI.
"ALORS, QUE CEUX QUI SERONT DANS LA JUDÉE S’EN VIENT SUR LES MONTAGNES. QUE CELUI QUI SERA AU HAUT DU TOIT, NE DESCENDE POINT POUR EMPORTER QUELQUE CHOSE DE SA MAISON. ET QUE CELUI QUI SERA DANS LE CHAMP. NE RETOURNE POINT EN ARRIÈRE POUR PRENDRE SES VÊTEMENTS". (CHAP. XXIV, 16, 17, 18, JUSQU’AU VERSET 32.)

ANALYSE

1. Que la ruine des Juifs n’a eu d’autre cause que le déicide commis par eux

2. Jésus-Christ prédit son second avènement.

3. De l’apparition de la croix au dernier jour.

4 et 5. Le Saint représente de quelle crainte il est saisi, lorsqu’il pense au jugement de Dieu. — Que la douceur du joug de Jésus-Christ ôtera toute excuse de ceux qui n’auront pas voulu s’y soumettre. — Contre les riches qui ne veulent pas mettre leurs biens en dépôt entre les mains de Dieu. — De l’extrême bonté de Jésus-Christ envers les hommes, et quelle est l’ingratitude de ceux qui n’en sont pas touchés. — A quoi se termine enfin toute la vanité des hommes.
 
 

1. Après que Jésus-Christ a parlé des malheurs de Jérusalem et de la persécution de ses disciples, et qu’il leur a prédit qu’ils demeureraient invincibles au milieu de tant de maux , et qu’ils porteraient la lumière de l’Evangile par toute la terre, il leur parle encore des misères extrêmes où les Juifs seraient réduits, et il leur annonce que lorsqu’ils auraient, eux ses apôtres, éclairé tout le monde par leurs prédications, ce peuple alors tomberait dans le malheur prédit. Mais remarquez comment le Sauveur nous représente une guerre terrible , par des circonstances qui pourraient d’abord paraître peu remarquables : " Alors ", dit-il, " que ceux qui seront dans la " Judée s’enfuient sur les montagnes. Alors", c’est-à-dire, quand ce que je viens de marquer arrivera, quand l’abomination de la désolation sera dans le Temple, et que de grandes armées assiégeront Jérusalem de toutes parts; comme vous ne devez plus alors espérer de salut, fuyez sur les montagnes. Les Juifs s’étaient souvent tirés avec avantage des plus grandes guerres. Ils avaient échappé à la fureur de Sennacherib, à la rage de l’impie Antiochus. Le courage des Machabées avait rétabli leur Etat, après même que les ennemis s’en étaient rendus les maîtres, et qu’ils avaient profané et pillé le temple. Mais Jésus-Christ ne leur permet pas ici de se promettre un bon-beur semblable, lorsque Tite assiégerait leur ville. Il leur ôte d’abord toute espérance, et il leur déclare qu’ils seraient heureux s’ils pouvaient, en quittant tout, se sauver promptement sur les montagnes.

" Que celui qui sera au haut du toit ne descende point pour emporter quelque chose de sa maison (17) ". Jésus-Christ ne permet pas même à ceux qui se trouveront alors sur le toit de leur maison, d’y descendre pour en emporter quelque chose; pour marquer qu’alors la ruine sera inévitable, et qu’elle enveloppera tous ceux qui se trouveront dans la ville.

" Et que celui qui sera dans la campagne ne retourne point en arrière pour prendre ses vêtements (18)". Si ceux même qui seront alors dans la ville doivent en sortir, combien plus ceux qui n’y seront pas, devront-ils craindre d’y rentrer? " Mais malheur aux femmes qui seront grosses, et qui allaiteront en ce temps-là (19) ". " Malheur aux femmes qui seront grosses ", parce que le poids qui les chargera les rendra moins disposées à se sauver par la fuite : " Malheur aux femmes qui allaiteront ", parce que, retenues dans la ville par l’affection de leurs enfants nouveau-nés, et (589) que, ne pouvant les sauver d’une si grande misère, elles seront contraintes de périr aussi avec eux. II est aisé de mépriser son argent ou ses habits, comme Jésus-Christ le commande à ces deux sortes de personnes dont il vient de parler, parce qu’on peut en retrouver d’autres dans la suite; mais ici comment peut-on renoncer à des affections que la nature même grave dans nos coeurs? Comment une nourrice peut-elle mépriser l’enfant qu’elle nourrit de son lait? Jésus-Christ montre ensuite la grandeur de ce malheur, lorsqu’il dit : " Priez Dieu que votre fuite ne se fasse point durant l’hiver ni au jour du sabbat (20) ". Il est visible, par ces paroles, que Jésus-Christ parle des Juifs et des maux dont ils seront affligés, puisque les apôtres ne devaient point observer le " sabbat", ni se trouver dans la Judée, lorsque Vespasien la réduirait à de si grandes extrémités. Car la plupart d’entre eux étaient déjà morts, et s’il en restait encore quelqu’un, il vivait dans d’autres contrées. Cette fuite était donc à éviter en hiver, à cause du froid et du mauvais temps, et au jour du sabbat, à cause du commandement de la Loi, et comme on ne pouvait se sauver que par une prompte fuite, ces deux sortes de temps auraient été très-incommodes. C’est pourquoi Jésus-Christ les avertit de prier Dieu.

" Car les misères de ce temps-là ", dit-il, " seront si grandes qu’il n’y en a point eu depuis le commencement du monde jusques à présent, et qu’il n’y en aura jamais de semblables (21) ". Ceci ne doit point être pris pour une exagération, et l’histoire de Josèphe en justifie assez la vérité. On ne peut pas dire non plus que cet auteur, étant chrétien, n pris plaisir à exagérer ces malheurs pour faire voir la vérité de ce que Jésus-Christ prédit ici, puisque Josèphe était juif, et des plus zélés d’entre les Juifs qui sont venus après la naissance du Sauveur. Cependant il dit que ces malheurs ont passé tout ce que l’on peut s’imaginer de plus tragique , et il assure que les Juifs ne se sont jamais trouvés réduits à de si étranges extrémités. Car la rage de la faim fut si excessive, qu’elle fit oublier aux mères toute la tendresse de la nature, en sorte que deux s’étant accordées ensemble à manger leurs enfants, se querellèrent ensuite parce que l’une , après avoir mangé l’enfant de l’autre, ne voulut pas lui donner aussi le sien à manger. Il marque même que la nécessité forçait les hommes jusqu’à ouvrir le ventre des morts pour leur arracher les entrailles.

Je voudrais donc savoir des Juifs pourquoi Dieu a voulu les affliger d’une guerre à laquelle on n’a jamais rien vu de semblable, non-seulement dans la Judée, mais dans tout le reste du monde, et s’il n’est pas visible que c’est pour les punir de l’injuste condamnation du Sauveur du inonde qu’ils ont fait mourir sur la croix. Il n’y a pas un homme tant soit peu éclairé qui ne reconnut cette vérité; ou plutôt le seul événement des choses la publierait au lieu de nous. Car, lorsqu’on considère l’excès de ces maux, ils paraissent au-dessus de toute croyance, en les comparant non-seulement avec ceux qui sont déjà arrivés, mais avec tous ceux qui arriveront jamais. Qu’on lise toutes les histoires, on n’y trouvera point de malheurs semblables. Et certes les Juifs avaient bien mérité un traitement si inouï, puisque jamais peuple ne s’était porté à de tels excès: " Les misères " donc " de ce temps-là seront si grandes qu’il n’y en a point eu depuis le commencement du monde jusqu’à présent, et qu’il n’y en aura jamais de semblables ".

" Que si ces jours n’avaient été abrégés, nul homme n’aurait été sauvé : mais ces jours seront abrégés en faveur des élus (22) ". Jésus-Christ témoigne par ces paroles que les Juifs méritaient encore plus de tourments qu’ils n’en ont souffert. Il entend par ce mot " de jours " le temps de la guerre et du siége de Jérusalem, et il déclare que si ce siége et cette guerre eussent encore duré quelque temps, il ne serait pas resté un seul Juif. Par ce mot de " nul homme ", il n’entend que ce peuple; et il y comprend également les Juifs qui seraient alors dans leurs pays, et ceux qui seraient dispersés par tout le monde. Car ce n’était pas seulement dans la Judée que les Romains persécutaient les Juifs: ils les haïssaient partout où ils les trouvaient; et l’aversion qu’ils avaient pour eux les leur faisaient proscrire et bannir dans tout l’univers.

2. Ces " élus " dont il parle sont les chrétiens qui devaient se trouver engagés au milieu des Juifs durant ce siège. Il empêchait par ces paroles qu’on ne rejetât un jour la cause de tant de maux sur ses fidèles, et il déclare que bien loin d’avoir souffert ces extrémités à cause des chrétiens qui étaient mêlés parmi eux, les Juifs en auraient au contraire souffert beaucoup davantage sans la considération de (590) ses élus. Si Dieu avait permis que cette guerre durât encore un peu, il ne serait pas resté un Juif. Mais il la fit cesser, parce qu’il ne voulut pas que ceux d’entre eux qui étaient fidèles périssent avec ceux qui demeurèrent incrédules et endurcis dans leur opiniâtreté. C’est pour ce sujet qu’il prédit que " ces jours seront abrégés à cause des élus ", pour donner quelque consolation à ses fidèles qui seraient surpris dans ce siège, et pour les faire respirer dans l’assurance qu’il leur donnait par avance qu’ils ne périraient pas dans cette extrême misère.

Si donc Dieu, dans sa providence, veille avec tant de soin sur ses élus en ce monde, que, pour les délivrer de leurs maux, il veut bien, en leur faveur, en délivrer en même temps les plus méchants et les plus impies; si la considération de ses fidèles et de ses élus le porte à ne pas perdre la race des Juifs, jugez, mes frères, ce que ses élus doivent attendre de lui au jour des récompenses.

Et remarquez que Jésus-Christ représente toutes ces choses à ses disciples pour les encourager et pour les rendre plus fermes dans les périls dont ils se verraient environnés. Et c’est dans ce dessein qu’il leur fait voir par avance un peuple accablé de maux dont il ne pourrait attendre comme eux aucune récompense à l’avenir, et qui seraient au contraire le commencement d’une éternelle misère. Mais il ne leur dit pas ceci seulement pour les consoler ou pour les encourager. Il le fait encore pour les retirer insensiblement des moeurs et des coutumes des Juifs. Car s’il n’y a plus rien à espérer pour les Juifs, et si leur temple ne doit plus être rebâti, n’est-il pas visible que leur Loi doit aussi cesser?

Mais le Fils de Dieu ne s’explique pas si clairement aux Juifs sur tous ces malheurs à venir, afin qu’ils ne s’abattent pas avant le temps. Il n’aborde pas ce discours comme de lui-même. Il pleure d’abord sur cette ville, lorsqu’il la regarde, et il oblige ainsi ses apôtres à lui en faire remarquer les grands édifices, pour prendre occasion-de leur prédire l’avenir, en répondant seulement aux questions qu’ils lui avaient faites.

Il y a sujet d’admirer ici la sagesse de l’Esprit de Dieu qui n’a pas permis que saint Jean écrivît ces choses; comme il a survécu longtemps à la ruine de Jérusalem, on eût pu croire qu’il n’en parlait qu’après en avoir vu l’événement, et seulement parce qu’il avait vu ces choses. Mais cette guerre et ces malheurs ont été rapportés par les autres évangélistes qui sont morts longtemps avant qu’ils arrivassent, et qu’ils en eussent rien pu voir, afin qu’on remarquât mieux la force de la prédiction de Jésus-Christ.

" Que si quelqu’un vous dit alors : Le Christ est ici, ou, il est là, ne le croyez point (23) ". Après que Jésus-Christ a achevé de parler de ce qui regarde Jérusalem, il passe à son dernier avènement, et il marque quels seront les signes qui le devaient précéder, et qui seraient très-utiles non-seulement à ceux à qui il parlait alors, mais encore à nous. Ce mot " d’alors ", comme je l’ai souvent fait remarquer, ne marque pas une suite, puisque, dans ce cas, l’Evangéliste se sert du mot " Aussitôt après "; comme lorsqu’il dit : " Aussitôt après ces jours d’affliction "; mais ce mot n’a rapport qu’au temps auquel les choses prédites arriveront : c’est ainsi que nous avons vu au commencement de cet évangile, que cette expression : " En ces jours-là Jean-Baptiste vint", ne marquait pas un temps qui suivit immédiatement ce qui venait d’être rapporté, mais un autre qui n’arriva que longtemps après. C’est la coutume de l’Ecriture d’user de ces manières de parler. Elle passe donc ici tout cet intervalle de temps qui doit être compris depuis la prise de Jérusalem jusqu’à la fin du monde.

" Que si quelqu’un vous dit alors: Le Christ e est ici, ou, il est là, ne le croyez point". " Parce qu’il s’élèvera de faux christs et de " faux prophètes qui feront des prodiges et des " choses étonnantes jusqu’à séduire, s’il était " possible, les élus mêmes (24) ". "Vous voyez que je vous en avertis auparavant (25) ". Il commence à les avertir de se défier du lieu, en leur exposant les signes de son second avènement et les marques par lesquelles .ils pourraient reconnaître ceux qui les voudraient tromper: " Si quelqu’un vous dit alors: Le Christ est ici, ou, il est là, ne le croyez point". Carie second avènement du Sauveur ne sera pas, comme le premier, renfermé dans un coin du monde ou dans l’obscurité de Bethléem. II ne demeurera point inconnu aux hommes. Il sera, au contraire, si visible, qu’il n’aura besoin d’être annoncé par personne. Ce sera alors un miracle très-considérable de la part du Sauveur, de paraître de telle sorte que personne ne puisse douter que c’est lui. (591)

Il est à remarquer que Jésus-Christ ne parle plus ici de guerre, mais de " séducteurs ". Il est vrai que ces sortes de gens ont commencé à paraître dans l’Eglise dès le temps même des apôtres : " Ils viendront", dit Jésus-Christ, " et en séduiront plusieurs "; mais ceux qui précéderont le second avènement de- Jésus-Christ seront beaucoup plus dangereux, puisqu’ils feront de si grands miracles qu’ils pourraient séduire les élus même, si cela était possible. Le Fils de Dieu marque ici l’Antéchrist, et montre que quelques-uns se dévoueront aveuglément à lui pour lui servir de ministres. Saint Paul, parlant de l’Antéchrist, l’appelle " un homme de péché, un enfant de perdition". Et il ajoute ensuite: " Cet impie doit venir accompagné de la force de Satan, avec toute sorte de prodiges, de signes et de miracles trompeurs, et avec toutes les illusions qui peuvent porter à l’iniquité pour séduire ceux qui sont destinés à la perdition ".(II Thess. II, 9.) Mais pesez bien, mes frères, jusqu’où doit aller la vigilance que Jésus-Christ nous oblige d’avoir sur nous-mêmes.

" Si donc on vous dit : Le voici dans le désert, ne sortez point pour y aller : Le voici dans un lieu caché de la maison, ne le croyez point (26) ". Il ne dit point : Allez-y , mais ne les croyez pas, mais n’y allez pas même, et n’y entrez point. Car ils doivent tromper beaucoup de inonde, parce qu’ils feront même des miracles pour séduire plus aisément. Après avoir ainsi parlé de l’Antéchrist, et nous avoir représenté de quelle manière il viendra, et en quel lieu il seras le Sauveur commence ensuite à parler de lui-même et à nous décrire de quelle manière se fera son second avènement.

3. " Comme un éclair qui sort de l’Orient paraît tout d’un coup jusqu’à l’Occident; ainsi paraîtra l’avènement du Fils de l’homme (27) ". Vous savez, mes frères, comment paraît un éclair. II n’a besoin ni de précurseur ni de héraut pour annoncer sa venue. il paraît en un moment à tout le monde sans qu’on en puisse douter. C’est ainsi que le Sauveur paraîtra tout d’un coup par toute la terre dans l’éclat de la gloire dont il sera accompagné. il ajoute à cela un autre signe. e Partout où le corps se trouvera, les " aigles s’y assembleront (28) ", marquant par ce mot " d’aigles ", une multitude d’anges, de martyrs et d’autres saints. Il parle ensuite de signes pleins de terreur et d’épouvante.

" Mais aussitôt après ces jours d’affliction, le soleil sera obscurci, et la lune ne communiquera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les vertus des cieux seront " ébranlées (29) ". Il marque qu’ aussitôt " après ces jours", c’est-à-dire après les jours de l’Antéchrist et des faux prophètes, il arrivera de grandes afflictions, à cause du grand nombre des séducteurs, quoique cela ne doive pas durer longtemps. Car si la bonté de Dieu envers ses élus a abrégé la guerre des Juifs, combien doit-on plus croire qu’il ne souffrira pas que cette dernière tentation soit longue? C’est pourquoi il dit précisément : " Aussitôt après : ces jours d’affliction, etc." Il promet le remède presque aussitôt que le mal commence, et d’assister ses élus de son secours, lorsque de faux prophètes et de faux christs tâcheront de les tromper. Car le monde se trouvera réduit alors à d’étranges extrémités.

Mais comment lé Fils de-Dieu- fera-t-il remarquer son avènement? Ce sera par le changement qui se fera dans toutes les créatures. Car " le soleil sera obscurci " ; non parce que sa lumière sera détruite et anéantie, mais parce qu’elle sera effacée par l’éclat encore plus grand de Jésus-Christ qui viendra juger les hommes : "Les étoiles tomberont du ciel " . Car à quel usage pourraient-elles encore servir, puisqu’il n’y aura plus de nuit? " Les vertus du ciel seront ébranlées ", et avec raison, parce qu’elles verront cette révolution générale de toute la nature. Car si lorsque les astres ont été créés, les mêmes vertus ont été frappées d’étonnement, selon cette parole de Job : " Quand les astres ont été créés, tous mes anges ont élevé leurs voix pour me louer (Job. XXXVIII, 2): elles seront alors bien plus justement surprises, lorsqu’elles verront tous ces astres éclipsés, toute la terre dans l’épouvante, tous les hommes saisis de crainte en présence de leur Juge; tout le monde rassemblé devant ce tribunal terrible, et chaque homme en particulier depuis Adam, y rendre compte de ses actions.

" Et le signe du Fils de l’homme paraîtra " alors dans le ciel (30) ". C’est-à-dire, sa croix qui paraîtra alors plus éclatante que le soleil, dont la lumière est souvent offusquée par un nuage, au lieu que celle de la croix brillera alors plus que les rayons de cet astre, sans que rien la puisse obscurcir. Mais pourquoi Jésus-Christ fera-t-il paraître alors ce signe, sinon (592) pour confondre l’orgueil et l’insolence des Juifs, et pour rendre sa croix même la marque de sa justification et le trophée de son innocence? Il ne se contentera pas de montrer seulement ses plaies, mais il fera voir encore ce bois sacré sur lequel on l’a fait mourir si cruellement et si honteusement, tout couvert des rayons de sa majesté et de sa gloire.

" Et alors toutes les tribus de la terre se e frapperont la poitrine (30) ". Les hommes n’auront plus besoin de témoin ni d’accusateur pour les convaincre de leur crime. La seule vue de la croix les remplira de confusion. Ils " se frapperont la poitrine " parce qu’ils n’auront tiré aucun avantage d’une mort si salutaire, et qu’ils auront méprisé Celui qu’ils devaient adorer attaché à cette croix. Considérez, mes frères, de quelle manière Jésus-Christ représente la terreur de son dernier avènement, et comme pour relever le courage de ses disciples, il doit d’abord ce qui se verra de plus triste, et rapporte ensuite ce qui doit être plus consolant. Il les fait souvenir de sa passion et de sa résurrection en leur parlant de l’éclat de sa croix; et il les encourage par ce souvenir à n’en point rougir durant cette vie, puisqu’il la fera paraître alors devant lui dans une si grande gloire, comme un signe qui marquera son prochain avènement. Un autre évangéliste dit : " Ils verront quel est celui qu’ils ont percé ". (Jean, XIX, 37.) C’est ce qui fera soupirer alors toutes les tribus de la terre, lorsqu’elles verront que leur Juge sera celui même qu’elles auront crucifié.

" Et ils verront le Fils de l’homme qui viendra sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande gloire. Parce que le Sauveur avait parlé de sa croix, il marque ici qu’on le verra non sur la croix, " mais sur " les nuées du ciel avec une grande puissance " et une grande gloire". Car il ne faut pas que cette " croix ", qui paraîtra alors au milieu de l’air, nous fasse craindre encore quelque chose de triste pour le Sauveur, Il ne faut point douter qu’il ne paraisse alors revêtu de gloire. Il ne fera voir sa croix que pour condamner le crime de ceux qui i’y ont attaché sans être obligé de les en accuser lui-même. Il fera comme quelqu’un qui, ayant été frappé d’une pierre, porterait la pierre même, ou ferait voir ses habits ensanglantés pour prouver le mauvais traitement qu’il a souffert. Il descendra du ciel sur " une nuée " de même qu’il y est monté. " Toutes les tribus " voyant ces choses " pleureront ", mais leur malheur ne se bornera pas à pleurer. Ces coupables pleureront seulement pour se condamner eux-mêmes, pour que leurs larmes témoignent de leurs, péchés.

" Mais il enverra ses anges qui feront entendre la voix éclatante de leur trompette, et qui rassembleront ses élus des quatre vents et des quatre coins du monde, depuis une extrémité du ciel jusqu’à l’autre (31) ". Lorsque vous entendez ces choses, mes frères, représentez-vous quel sera le regret de ceux qui ne seront point rassemblés avec les élus. Jésus-Christ déclare qu’ils ne seront pas seulement punis eu cette vie, mais aussi dans l’autre. Et comme il assurait auparavant qu’ils diraient " Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ", il assure ici de moine qu’ils se frapperont la poitrine.

Après avoir prédit des guerres et des maux qui seraient sans nombre, il ne veut pas que l’on croie que le malheur des méchants se terminerait à cette vie. Il déclare qu’ils passeront de la terre dans les enfers, et des misères de l’une dans les supplices de l’autre. Il prédit qu’il les séparera de ses élus, qu’il les condamnera à demeurer avec les démons, " et qu’ils se frapperont la poitrine ". Et lorsqu’il menace ainsi les Juifs, il console ses disciples en leur faisant voir de combien de maux sa grâce les délivrera, et de quels biens elle les comblera un jour.

4. Mais puisque le Sauveur viendra si manifestement lui-même, pourquoi appellera-t-il ses élus par ses anges, sinon pour honorer " encore ses élus par le ministère de ces bienheureux esprits "? Saint Paul semble être contraire à ce que dit l’Evangéliste. Car il dit que les élus "seront emportés dans les nuées". Lorsqu’il parle de la résurrection, il dit : " Le Seigneur descendra du ciel aussitôt que le signal aura été donné par la voix de l‘archange ". (I Thess. IV, 16.) Mais il faut répondre à cela, mes frères, que les anges d’abord rassembleront les élus, et qu’après qu’ils les auront ainsi rassemblés, ils seront emportés dans les nuées. Et tout ceci se passera en un moment. Car il n’appellera pas ses élus en demeurant lui-même au haut des cieux. Il viendra au milieu des airs au signal de la trompette. Vous me demanderez peut-être pourquoi on entendra ces " trompettes " et (593) ces " sons " ? Ce sera pour réveiller les esprits, pour les animer et pour leur inspirer de la joie, pour imprimer la terreur de ce jugement, et pour représenter les regrets de ceux que ce Juge irrité rejettera, et qu’il bannira éternellement de son royaume.

Je ne puis, mes frères, m’empêcher de déplorer notre malheur, lorsque je pense à ce jour terrible. Au lieu que nous devrions être dans la joie quand on nous en parle, nous sommes au contraire saisis de frayeur et abattus de tristesse. Mais peut-être qu’il n’y a que moi qui me trouve dans cette disposition, et que pendant que je suis frappé de crainte vous n’avez que de la joie. Car pour moi, je vous avoue que lorsque je me retrace l’image de ce jugement futur, je suis pénétré de crainte, et que la douleur dont je suis percé me fait fondre en larmes.

Comme je n’ose espérer aucune part à ce bonheur que Jésus-Christ vient de promettre à ses apôtres, il me semble que je me vois dépeint dans ce qui est dit ensuite de ces vierges insensées et de ce méchant serviteur qui ne fit pas profiter le talent qu’il avait reçu de son maître. Ces exemples m’épouvantent et m’arrachent les larmes des yeux, lorsqu’ils me représentent dans quelle confusion nous serons alors, de quelle gloire nous serons privés, de quel bonheur nous serons exclus, non pour un temps qui ait ses bornes et ses limites, mais pour une éternité, et tout cela parce que nous n’aurons pas voulu endurer ici un peu de travail.

Si le joug que Jésus-Christ nous impose était pesant, et si sa loi était pénible, quoiqu’on dût encore s’y soumettre, les lâches néanmoins et les négligents pourraient- alors se couvrir de quelque excuse apparente. Ils représenteraient la difficulté des préceptes, la longueur des travaux et la pesanteur de ce joug qu’on leur aurait imposé. Mais maintenant tous ces prétextes même nous sont ôtés. Nous n’avons point de travaux ni de peines dont nous nous puissions couvrir. C’est là sans doute, mes frères, ce qui nous sera plus insupportable que l’enfer même, lorsque nous reconnaîtrons que. pour avoir voulu nous épargner un travail si léger, nous nous serons attirés une éternité de peines. Le temps de cette vie est court. Le travail n’est rien, et nous nous laissons aller au relâchement et à la mollesse. C’est sur la terre que vous combattez, et c’est dans le ciel que sera votre couronne. Ce sont les hommes qui vous affligent et qui vous outragent, et ce sera Dieu qui vous consolera et qui vous couronnera de sa gloire. Vous n’avez à courir qu’un moment, et au bout de votre carrière il vous offre un prix et un repos qui ne finira Jamais. Vous combattez dans un corps corruptible, et vous serez récompensé dans un corps incorruptible.

Mais nous devons considérer, mes frères, avec grande attention, que quelque répugnance que nous ayons à souffrir pour Jésus-Christ, nous souffrirons néanmoins beaucoup sur la terre. Refusez tant que vous voudrez de mourir pour celui qui est mort pour vous, vous n’en deviendrez pas pour cela immortels. Et quelque passionnés que vous soyez pour vos richesses, elles vous quitteront un jour malgré voilas, et vous ne les emporterez pas en sortant du monde. Jésus-Christ ne vous demande que des choses que vous seriez contraints de quitter bientôt, et la mort au moins vous arrachera ce que vous aurez refusé de donner à Jésus-Christ. Je vous exhorte à prévenir cette nécessité par un renoncement volontaire, et de faire de’ bon gré ce que vous ferez enfin malgré vous.

Dieu ne vous demande qu’une chose, qu’en faisant ce que vous ferez pour l’amour de lui, vous le fassiez de bon coeur, et non par contrainte. Peut-on rien trouver de plus aisé et de plus facile? Souffrez pour moi, nous dit-il, ce qu’il vous faudrait nécessairement souffrir, Ayez seulement cette intention, et cela me suffira. Vous voulez donner votre argent à un homme pour le faire profiter, donnez-le-moi à moi-même. Il profitera davantage et sera plus assuré. Vous voulez porter les armes pour un prince de la terre, faites la guerre sous mes étendards, et je vous récompenserai d’une gloire que tous les princes ensemble n’ont pas le pouvoir de vous donner.

Lorsque vous voulez vendre quelque chose, vous le donnez à celui qui vous en offre davantage, et vous rejetez le Fils de Dieu lorsqu’il vous offre sans comparaison plus que tout le monde ne peut vous donner. D’où vient cette aversion que vous avez pour lui? D’où vient cette guerre que vous lui faites? Comment vous excuserez-vous un jour de n’avoir pas préféré Dieu à un homme pour les mêmes raisons pour lesquelles vous avez coutume de préférer un homme à un homme?

Pourquoi, vous dit-il, voulez-vous mettre en (594) dépôt votre trésor dans la terre? Que ne m’en rendez-vous le dépositaire? Le maître de la terre ne vous paraît-il pas plus propre pour assurer votre bien, que la terre ? La terre ne vous peut rendre que ce que vous lui avez prêté. Elle en perd même, et elle en gâte souvent quelque chose. Mais Jésus-Christ ne vous ôte rien de tout ce que vous lui avez confié. Il a pour vous une bonté infinie: Si vous voulez lui donner votre argent à usure, il est toujours prêt à l’accepter. Si vous voulez semer, vous dit-il, je vous donnerai un champ où vous recueillerez au centuple; et si vous voulez bâtir, je vous donnerai un fonds où tous bâtirez pour l’éternité. Pourquoi voulez-vous traiter avec des hommes qui sont si pauvres, qui ne vous rendront point votre argent ou qui ne vous, le rendront qu’en partie. Traitez plutôt avec Dieu, qui s’engage à vous donner beaucoup pour peu que vous lui aurez prêté.

5. Mais rien de tout cela ne bous touche, et nous aimons mieux un commerce bas et honteux qui est pour nous une semence de procès et une source de querelles et de calomnies. N’est-il donc pas bien juste qu’il nous punisse très-sévèrement, puisque quand il nous fait de si grandes offres nous noue opiniâtrons toujours à les rejeter? Il nous prévient et il nous dit lui-même : Je m’offre à vous pour faire ce que vous voudrez. Soit que vous désiriez d’être paré des mêmes ornements que moi, soit que vous vouliez être revêtu des mêmes armes, soit que vous souhaitiez d’être à la même table que moi, ou de marcher par le chemin où je marche, ou de régner dans la ville dont je suis moi-même l’ouvrier et l’architecte, ou de vous bâtir une maison sur un fonds qui est à moi: vous pouvez faire tout ce que vous voudrez. Non-seulement je n’en exigerai aucune récompense de vous, mais je croirai même vous en être redevable. Que pouvez-vous trouver qui égale ma bonté? Je suis moi seul votre père, votre nourricier et votre époux. Je suis la maison où vous habitez, la racine qui vous soutient, le fondement qui vous porte et le vêtement qui vous couvre. Je suis tout ce que vous voulez que je vous sois. Vous ne pouvez manquer avec moi d’aucune chose. Je serai même celui qui vous servira : puisque je suis venu au monde non pour y être servi, mais pour y servir les autres. Je suis votre ami, je suis la tête et le chef du corps dont vous êtes les membres; je suis votre frère, je suis votre soeur, je suis votre mère, je suis votre tout. Ayez soin seulement de vous unir à moi très-étroitement. Je suis devenu pauvre pour vous enrichir. J’ai souffert la croix pour vous racheter. J’ai voulu mourir et être enseveli pour vous tirer de la mort et du tombeau, et après être descendu pour vous au fond des enfers, je prie maintenant mon Père pour vous au plus haut des cieux. Vous me tenez lieu de tout. Vous êtes mon frère, vous êtes mon ami, vous êtes mon cohéritier et l’un de mes membres. Que désirez-vous davantage? Pourquoi fuyez-vous celui qui vous aime tant? Que faites-vous dans le monde par tous vos empressements, sinon de travailler à vous rendre misérable, de verser de L’eau dans un vase percé, de tirer l’épée contre le feu et de lutter contre l’air? Pourquoi courez-vous tant sans avoir un but où vous tendiez? Chaque art a le sien; mais quel est le vôtre, sinon le vide et le néant, selon la parole du Sage: " Vanité des vanités, et tout n’est que vanité ".

Allons ensemble aux tombeaux des morts. Venez me montrer votre père ou votre femme. Faites-m’y voir ceux qui étaient ici revêtus de pourpre, qui étaient superbement traînés dans des chars de triomphe, qui conduisaient les armées, qui étaient environnés de gardes et. accompagnés d’une foule d’officiers; ceux qui frappaient insolemment les uns, qui mettaient les autres en prison, qui tuaient ou sauvaient de la mort ceux qu’ils voulaient. Montrez-moi, dis-je, ces personnes. Je ne vois maintenant que des os secs et pourris, que des vers, que des araignées; qu’un peu de poussière et de pourriture. Toutes ces grandeurs sont évanouies comme une ombre, comme un songe, comme une fable et comme un tableau, si l’on peut dire, néanmoins qu’il s’y trouve même la réalité d’une image. Et plût à Dieu que tout se terminât à ce néant. Mais si d’un côté toutes ces grandeurs, tous ces honneurs et tous ces plaisirs se sont évanouis comme une ombre, ils ont produit de l’autre une misère stable et réelle, qui subsistera éternellement. Les violences, les injustices, les impuretés, les adultères et tous les autres crimes ne se réduisent point en cendres comme nos corps. Toutes nos oeuvres suivent nos âmes dans l’autre vie, et nos actions aussi bien que nos paroles y sont écrites sur la pierre et le diamant.

De quels yeux donc contemplerons-nous alors Jésus-Christ?Si nous n’avons pas assez (595) de hardiesse pour oser regarder notre Père, lorsque nous l’avons offensé, comment oserons-nous alors jeter les yeux sur celui qui a plus de tendresse pour nous que les pères de la terre n’en peuvent avoir pour leurs enfants ? Com ment pourrons-nous supporter ses regards lorsque nous serons au pied de son tribunal, et qu’on examinera avec tant de sévérité toutes les actions de notre vie?

Que s’il se trouve quelqu’un, mes frères, qui ne croie point ce jugement dont Jésus-Christ nous menace, qu’il considère ce qui se passe en ce monde. Qu’il voie tant de misérables dont les uns gémissent dans les prisons, les autres sont condamnés aux métaux, les autres pourrissent sur un fumier, les autres sont tourmentés par les démons, les autres tombent dans l’égarement d’esprit, les autres souffrent des maladies incurables, les autres sont accablés de la pauvreté, les autres endurent la faim et les dernières extrémités, et les autres enfin soupirent dans une très-dure servitude. Représentez-vous, dis-je, tous ces maux, et dites-vous à vous-même que Dieu ne permettrait point que tous ces hommes souffrissent tant, s’il ne devait, punir de même ceux qui ne sont pas moins coupables qu’eux. Que si vous voyez quelquefois des méchants qui ne souffrent rien en ce monde, c’est une marque que Dieu réserve leur punition pour un autre temps. Etant juste comme il est, et le commun Seigneur de tous, il ne laisserait pas les uns, impunis pendant qu’il traite si sévèrement les autres, s’il ne leur réservait ailleurs un très-grand supplice.

Considérons donc, mes frères, ces vérités terribles. Humilions-nous .profondément devant Dieu. Que ceux qui jusqu’ici n’avaient point cru le jugement à venir, commencent maintenant à le croire et à le craindre, afin que, vivant tous ici d’une manière digne du ciel, nous évitions les supplices de l’enfer et nous méritions de posséder les biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (596)
 

 

 

HOMÉLIE LXXVII.
" COMPRENEZ CECI PAR UNE PARABOLE TIRÉE DU FIGUIER. LORSQUE SES BRANCHES SONT DÉJÀ TENDRES ET QU’IL POUSSE SES FEUILLES, VOUS SAVEZ QUE L’ÉTÉ EST PROCHE. DE MÊME LORSQUE VOUS VERREZ TOUTES CES CHOSES ARRIVER, SACREZ QUE LE FILS DE L’HOMME EST PROCHE, QU’IL EST A LA PORTE ". (CHAP. XXIV, 32, 33, JUSQU’À LA FIN DU CHAP.)

ANALYSE.

1. Parabole du figuier qui annonce l’été par ses feuilles qui commencent à pousser.— Qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre ces mots : que le Père seul connaît le dernier jour, à l’exclusion du Fils.

2. Que le dernier avènement du Christ sera aussi éclatant qu’inattendu. — Puissance éphémère de l’Antéchrist.

3. Pourquoi Jésus-Christ a voulu que chacun de nous ignorât sa dernière heure.— Comment il convient d’entendre en général certaines expressions de forme dubitative dont Dieu se sert dans l’Ecriture.

4.-6. Contre les riches qui ne font point part de leurs biens aux pauvres.— Qu’ils doivent se considérer comme les dispensateurs de leurs richesses, et non comme en étant les propriétaires et les maîtres. — Que ce ne leur est pas assez de ne point voler le bien des autres; qu’ils doivent donner du leur.— Contre dépenses de la table.— Contre ceux qui sont indifférents pour le salut de leur prochain. — Combien le soin qu’on a du salut ses frères, plaît à Dieu. — Excellente instruction aux personnes mariées pour la conduite de leurs familles.
 
 

1. Cette parole que le Fils de Dieu avait dite à ses apôtres : " Aussitôt après ces jours d’affliction ", leur ayant fait désirer avec ardeur de savoir quand viendrait ce temps, et particulièrement le jour du jugement dernier, Jésus-Christ leur propose à dessein cette (596) parabole du figuier, pour leur faire voir que le temps qui se passerait entre ces jours d’affliction e1 celui de son avènement, ne serait pas long. Il leur apprend cette vérité non-seulement par la parabole qu’il leur propose, mais encore plus par ces paroles suivantes: " Sachez " qu’il est à la porte ".

Mais il faut remarquer dans cet exemple du figuier, qu’il prédit à ses élus que ce jour leur sera comme le commencement d’un printemps et d’un été spirituel qui succédera à l’hiver si pénible de ce monde, et qu’il menace au contraire les réprouvés de toutes les horreurs d’un hiver dont l’éternité malheureuse suivra la beauté si courte et si trompeuse de l’été de cette vie.

Mais le Fils de Dieu n’apporte pas cette comparaison du figuier seulement pour marquer cet intervalle qui se passerait entre les maux qu’il prédit et le jour de son jugement, il pouvait le Faire d’une autre manière. Il veut encore nous faire voir combien ce qu’il dit était véritable, en marquant qu’il arriverait aussi infailliblement que l’été arrive quand le figuier commence à fleurir. Nous l’avons déjà vu ailleurs, lorsqu’il veut nous assurer qu’une chose doit certainement arriver, il se sert toujours des comparaisons prises de la nature dont le cours est réglé par un ordre stable qui ne manque jamais.

L’apôtre saint Paul a souvent imité cette conduite. Et comme Jésus-Christ en parlant de la résurrection use de cette comparaison : " Si le grain de froment ne meurt après qu’il est tombé dans terre, il demeure seul; mais s’il meurt, il apporte beaucoup de fruits ". (Jean, XII, 24.) Saint Paul aussi écrivant aux Corinthiens se sert du même exemple : " Insensés que vous êtes, ce que vous semez ne reçoit point de vie s’il ne meurt ". (I Cor. XV, 36.) Mais pour empêcher ses disciples de lui demander quand ces choses arriveraient, il les prévient de la sorte.

" Je vous dis en vérité que cette génération ne passera point que toutes ces choses ne soient accomplies (34) ". Il rappelle dans leur mémoire tout ce qu’il vient de leur dire. Car qu’entend-il par " toutes ces choses ", sinon les guerres de Jérusalem, la famine, la peste, les tremblements de terre, les faux christs et les faux prophètes, la prédication de l’Evangile dans tout le monde, les séditions, les troubles et toutes les autres choses qui doivent arriver avant que Jésus-Christ vienne juger le monde. Par " cette génération " il n’entend pas ceux qui vivaient alors, mais les fidèles qui croyaient en lui. Car on voit dans l’Ecriture qu’on donne ce nom de " génération " non-seulement à une certaine durée de temps, mais encore à une certaine forme de vie. C’est en ce sens qu’il est dit: " C’est là la génération de ceux qui cherchent le Seigneur ". (Ps. XIV, 7.) Comme donc Jésus-Christ avait dit auparavant : " Il faut que tout cela arrive, et néanmoins cet Evangile sera prêché partout ", il confirme encore cela par ce qu’il dit maintenant, savoir que toutes ces choses arriveront, et que néanmoins " la génération " de ses fidèles ne passera pas, parce qu’elle ne pourra être ébranlée par aucun des maux qu’il a prédits. Jérusalem sera ruinée de fond en comble, presque toute la nation des Juifs sera éteinte; mais rien ne pourra nuire aux élus. Ni la faim, ni la peste, ni les tremblements de terre, ni le trouble et les mouvements de la guerre, ni les faux christs, ni les faux prophètes, ni les séducteurs, ni les trompeurs, ni les personnes scandaleuses, ni les faux frères, ni aucun autre mal semblable ne pourra les surmonter. Et pour les encourager encore davantage, il ajoute :

" Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point (35) ". Quelque solidité qui paraisse dans ces éléments, ils seront plutôt détruits que mes paroles ne passeront. Si quelqu’un, unes frères, ne croit pas cette parole du Sauveur, qu’il considère tout le reste de ce qu’il a dit, et s’il le trouve véritable, qu’il juge de l’avenir par le passé. Qu’il examine ce que Jésus-Christ a prédit, et l’événement des moindres circonstances qu’il a marquées l’assurera de la vérité de cette dernière prédiction.

Il nomme particulièrement " le ciel et la terre " pour marquer que son Eglise serait plus stable que ces deux éléments, et pour montrer en même temps qu’il était le créateur de l’univers. Comme il parlait si affirmativement de la consommation de toutes choses, et qu’il était assez difficile de croire ces prophéties, il rappelle à la pensée de ses disciples le ciel et la terre, afin que se souvenant de la puissance infinie avec laquelle il les avait créés autrefois, ils fussent plus aisément persuadés de la vérité de ses paroles.

" Or, nul autre que mon Père ne sait ce jour (597) et cette heure, pas même les anges du ciel (36) ". Il ajoute à dessein que les anges ne savaient rien de ce jour, afin d’ôter à ses disciples le désir d’apprendre une chose que les anges même ne savaient pas; mais en disant que le Fils même ne le savait pas, non-seulement, il leur ôte le désir de le connaître, mais la volonté même de s’en informer. Et pour confirmer ce que je dis, il ne faut que considérer ce qu’il dit à ses disciples après sa résurrection, et de quelle manière il arrête leur curiosité lorsqu’ils s’informaient trop curieusement de l’avenir. Car il prédit ici beaucoup de signes; mais il leur dit alors clairement: " Ce n’est pas à vous à savoir les temps et les " moments ". (Act. I, 7). Et pour qu’ils ne regardent point ce refus comme une marque de mépris, et qu’ils ne s’imaginent pas que le Sauveur les jugeait indignes de cette connaissance, il ajoute aussitôt : " Que le Père a mis dans sa puissance ". Car il a toujours au contraire témoigné avec grand soin à ses apôtres qu’il les traitait avec honneur, et qu’il ne leur voulait rien cacher. C’est pourquoi il attribue cette connaissance au " Père ", et il la fait passer dans leur esprit pour une chose trop élevée au-dessus d’eux.

Si cela n’était de la sorte, et si ce que Jésus-Christ dit eût été vrai à la lettre, que le Fils de l’homme ne connaissait pas ce jour; quand commencerait-il à le connaître? Ne sera-ce que lorsque nous le connaîtrons nous-mêmes? Qui oserait prononcer ce blasphème? Le Fils connaît le Père, il le connaît aussi clairement et aussi distinctement qu’il est lui-même connu du Père, et il pourrait ignorer ce jour? L’Esprit de Dieu peut pénétrer les plus grands secrets de Dieu, et le Fils de Dieu ne pourrait connaître le jour de ce jugement dernier? Il sait quel jugement il doit porter de tous les hommes, il peut découvrir ce qu’il y a de plus caché dans les coeurs, et il. ne saurait pas le jour auquel il les doit juger? Comment ce jour pourrait-il être inconnu à celui " par qui tout a été fait et sans qui rien n’a été fait " ? Celui qui a fait les siècles n’a-t-il pas aussi créé les temps, et celui qui a créé les temps n’a-t-il pas aussi fait ce jour qui en fait une partie? Comment pourrait-il ignorer ce qu’il a fait lui-même?

2. Quoique vous ne soyez qu’un homme et qu’un peu de poudre, vous osez dire néanmoins que vous connaissez l’essence divine, et vous niez que Jésus-Christ connaisse quand le jour du jugement arrivera, lui qui est le Fils du Père éternel et qui demeure éternellement dans: son sein? L’une de ces connaissances n’est-elle pas infiniment élevée au-dessus de l’autre? Comment donc vous en attribuez-vous une qui est si excellente, lorsque vous en refuser une beaucoup moindre au Fils de Dieu, " en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science "? Mais quoique fous croyiez connaître l’essence de Dieu ; je vous soutiens néanmoins que vous ne la connaissez pas, au lieu que le Fils de Dieu ne peut ignorer ce jour, et qu’il le connaît très-distinctement.

Après donc que Jésus-Christ nous a marqué tout ce qui doit précéder ce jour, et qu’il nous a montré ces temps comme tout proches , jusqu’à dire " qu’il était déjà aux portes ", il ne veut pas nous déclarer le moment précis auquel arrivera ce jour, pour arrêter notre curiosité. Il semble qu’il nous dise : Si vous êtes assez curieux pour désirer de savoir quand viendra ce jour, je vous déclare par avance que je ne vous le dirai pas; mais si vous ne me demandez que les signes qui le préviendront, je ne vous les célerai pas, et je vous les marquerai même dans toutes leurs circonstances. Je vous ai assez fait voir que ce jour ne m’était pas inconnu. Je vous ai assez marqué les temps et particularisé les choses qui arriveront alors. Je vous ai laissé concevoir par la parabole du figuier, combien il y aurait d’intervalle depuis ce temps que je vous marque jusqu’à ce dernier des jours. Enfin, je vous ai conduits jusqu’aux portes, et si je ne veux pas vous les ouvrir, c’est pour votre bien. Mais pour leur donner encore une autre preuve que ce n’est point par. ignorance qu’il refuse de leur déclarer ce jour, il ajouta encore un autre signe à celui qu’il vient de dire.

" Comme un peu avant le déluge les hommes mangeaient et buvaient , épousaient des femmes, et mariaient leurs filles jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche (38). Et qu’ils n’eurent aucune connaissance du déluge jusqu’à ce qu’il fut arrivé, et qu’il eut emporté tout le monde, il en sera de même à l’avènement du Fils de l’homme (39)". Il (598) témoigne, par ces paroles, que, lorsqu’il viendra, il surprendra les hommes dans leurs plaisirs, et qu’ils ne s’attendront point à le voir. Saint Paul dit la même chose : " Lorsqu’ils se diront : Nous sommes en paix et en sûreté, ils seront surpris tout d’un coup par une ruine soudaine (I Thess. V, 3)"; et pour montrer encore mieux combien cette ruine serait inespérée, l’Apôtre ajoute: "Comme une femme grosse est surprise par les douleurs de l’enfantement". Mais comment peut-on allier ces deux choses si contraires, et comment Jésus-Christ dit-il - " Aussitôt après ces jours d’affliction ", puisque saint Paul, au contraire, dit que ce seront des jours de divertissements et de réjouissance ! Comment peut-on accorder la paix et la sûreté avec les afflictions et les maux? Je réponds que les insensés regarderont ces temps comme des temps de paix et de toutes sortes de biens. C’est pourquoi saint Paul ne dit pas : " Lorsqu’ils seront en paix et en sûreté ", mais " lorsqu’ils diront: Nous sommes en paix et en sûreté ", se servant à dessein de cette expression pour nous marquer leur insensibilité, qui sera semblable à celle des hommes qui vivaient du temps de Noé, lesquels ne laissaient pas de passer leur vie dans les délices, quoique menacés de tant de maux. Mais les justes n’auront rien de cette dureté si insensible et de cette étrange frénésie, puisqu’ils passeront alors toute leur vie dans la douleur. et dans l’amertume.

Jésus-Christ nous apprend ici que lorsque l’Antéchrist viendra, les pécheurs et tous ceux qui auront désespéré de leur saint, s’abandonner6nt à toutes sortes de plaisirs. Tout le monde sera plongé dans le luxe, dans les festins et la bonne chère. Et il cite un exemple qui a beaucoup rapport au sujet. Comme au temps de Noé, la vue même de l’arche qu’on bâtissait ne pouvait persuader les hommes que le déluge arriverait, et qu’ils ne laissaient pas de vivre toujours dans les délices, comme si Dieu ne les eût point menacés; de même lorsque l’Antéchrist viendra, et qu’il traînera avec lui l’horreur et l’effroi par une infinité de maux dont sa venue sera accompagnée, les hommes néanmoins n’en auront aucune crainte. Ils vivront dans une entière assurance, parce qu’ils seront possédés de leurs plaisirs comme d’une ivresse profonde qui leur ôtera tout le sentiment et toute l’appréhension de l’avenir. C’est ce qui fait dire à saint Paul que les hommes seront aussi surpris de ces malheurs, " que l’est une femme grosse par les douleurs de l’enfantement".

Mais pourquoi Jésus-Christ ne rapporte-t-il pas plutôt l’exemple des Sodomites que celui de Noé? C’est parce qu’il aimait mieux rapporter l’exemple d’un malheur général et universel, afin que les coeurs les plus endurcis et les plus incrédules en fussent étonnés, et qu’ils jugeassent par le passé de ce qu’ils devaient craindre pour l’avenir. il marque aussi, en rapportant cet exemple, qu’il est l’auteur de l’Ancien Testament et qu’il a fait tout ce qui est écrit, et il dit ensuite des choses qui font assez voir qu’il n’ignore pas quand viendrait ce jour.

" Alors de deux qui seront dans un champ, l’un sera pris et l’autre laissé (40). De deux femmes qui moudront dans un moulin, l’une sera prise et l’autre laissée (41) ".

Toutes ces circonstances, comme j’ai dit, font voir que Jésus-Christ n’ignorait pas quand viendrait le jour dont il parle, mais qu’il veut ôter aux apôtres le désir de s’en informer. Il connaît ce temps puisqu’il le compare aux jours de Noé; il le connaît puisqu’il dit " que de deux qui seront dans la campagne, l’un sera pris et l’autre laissé "; montrant en outre par ces paroles qu’il surprendrait indubitablement le monde; et qu’il viendrait lorsque tous les hommes seraient dans la paix et dans le repos. Il dit aussi qu’il y en aurait deux dans " le moulin", pour montrer encore le peu. de crainte qu’on aurait de son dernier avènement. Enfin, il fait voir, par ces divers exemples-, qu’il prendra et qu’il laissera indifféremment les esclaves et les maîtres : ceux qui vivent dans une pleine paix, ou dans le travail ; ceux qui. sont dans les dignités ou dans les emplois les plus vils; et comme il est dit dans l’Ancien Testament : " depuis celui qui est assis sur le trône jusqu’à la dernière esclave qui travaille dans un moulin ". (Exod. XI,15.)

Comme Jésus-Christ avait déjà marqué avec quelle difficulté les riches se sauveraient, il montre au contraire ici qu’ils ne périraient pas tous, et que les pauvres ne seraient pas tous sauvés. Il assure qu’il s’en sauverait et qu’il en périrait de part et d’autre. Je crois qu’on peut encore conclure des paroles de Jésus-Christ qu’il viendra durant la nuit, et il (599) semble que saint Luc autorise ce sentiment: " Je vous dis qu’en cette nuit", dit cet évangéliste, " deux seront dans le lit, et que l’un sera pris et l’autre laissé " (Luc, XVII, 35.) Tout ceci, mes frères, ne fait-il pas voir combien Jésus-Christ pénétrait dans l’avenir? Enfin, pour prévenir toutes les questions-superflues de ses disciples, il dit : " Veillez donc parce que vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur doit venir (42) ". Il ne dit pas qu’il ne le sait point, mais que ses apôtres ne le savent pas : " Vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur doit venir ". Après les avoir insensiblement conduits jusqu’à l’heure et comme au moment auquel son avènement doit arriver, et qu’il leur en a parlé avec tant d’étendue, il quitte aussitôt ce sujet, et il-les entretient d’autres choses, afin qu’ils se préparent et qu’ils s’encouragent au combat. "Veillez ", leur dit-il, leur montrant que ce n’est que pour ce sujet qu’il leur cèle ce jour dont il leur parle.

3. " Car sachez que si le père de famille était averti à quelle heure le voleur doit venir, il est certain qu’il veillerait, et qu’il ne laisserait pas percer sa maison (43). Vous donc aussi soyez toujours prêts, parce que le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas (44) ". C’est donc pour cela même qu’il les avertit de veiller et de se tenir toujours prêts, " parce qu’il viendra à l’heure qu’on ne l’attendra pas" , afin qu’étant toujours comme en suspens et dans l’attente de ce jour, ils s’appliquent à la pratique des vertus. Il semble qu’il leur dise : Si les hommes savaient précisément le jour de leur mort, ils s’y prépareraient sans doute avec grand soin, mais pour les tenir continuellement dans une appréhension qui leur est si utile, je ne veux point les avertir de ce jour, afin qu’en l’attendant à toute heure, ils soient dans une perpétuelle vigilance. Il s’appelle ici " Maître" et " Seigneur ", aussi visiblement qu’en aucun autre endroit de l’Evangile. Ce qu’il fait, à ce qu’il me semble, pour confondre notre lâcheté et notre extrême indifférence. Les hommes du monde, leur dit-il, sont plus vigilants pour garder leur or, que vous ne l’êtes pour travailler à votre salut. Ils sont sur leurs gardes contre les voleurs et veillent pour n’être pas pillés ;et-vous, lorsque vous êtes assurés que votre Seigneur même doit venir, vous ne pouvez veiller pour l’attendre, afin de n’être pas surpris lorsqu’il viendra et qu’il vous fera paraître en sa présence. Pourquoi un père de famille, qui est averti que les voleurs veulent le surprendre, veille-t-il pour se défendre de leurs efforts, et que vous, qui êtes avertis aussi par moi-même que je dois venir, vous ne veillez pas afin que je ne puisse vous surprendre? Ce sommeil alors sera mortel, et tous ceux qui sont dans l’assoupissement tomberont indubitablement dans les maux que je vous prédis.

Après avoir parlé avec beaucoup d’étendue du jugement à venir, il adresse maintenant la parole aux docteurs et aux pasteurs de l’Eglise, et il leur marque quels supplices ils doivent craindre, ou quelle récompense ils doivent attendre. Il parle premièrement des bons, et il finit son discours en menaçant les méchants. " Qui est le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur tous ses serviteurs, afin qu’il leur distribue la. nourriture au temps qu’il faut (45) ? Heureux ce serviteur si son maître à son arrivée le trouve agissant ainsi (46) " Croyez-vous, mes frères, qu’en parlant ainsi : " Qui est le serviteur "? Jésus-Christ ignore en effet quel il est? Tout à l’heure en entendant cette parole : " Nul ne le sait ", pas même le Fils, vous prétendiez pouvoir conclure que le Fils de Dieu ignorait littéralement le dernier jour du monde; de cette parole-ci : " Qui est n le serviteur, on pourrait tout aussi bien conclure que Jésus-Christ ignore quel est le bon serviteur. Direz-vous donc aussi que Jésus-Christ ne connaît pas qui est le serviteur prudent et fidèle? Je ne crois pas qu’il y ait personne d’assez déraisonnable pour oser le dire. On pouvait au moins se couvrir de quelque prétexte dans cette autre parole, mais dans celle-ci on ne le peut plus. Quoi donc! lorsque Jésus-Christ demandait à saint Pierre : " Pierre, m’aimez-vous {Jean, XXI, 15) " ? ignorait-il en effet que cet apôtre l’aimait? Ou lorsqu’il disait de Lazare: " Où l’avez-vous mis (Ibid. XI, 34) "? ne savait-il pas le lieu dans lequel on l’avait enseveli? Ne voit-on pas que le Père même parle aussi de cette manière? N’est-ce pas lui qui disait à Adam : " Adam, où êtes-vous "

(Gen. III, 9.) Et ailleurs: " Le cri de Sodome et de Gomorrhe s’est multiplié devant moi. Je descendrai donc pour voir s’ils agissent en effet selon le cri qui vient à moi, ou si cela n’est pas, afin que je le sache ", (600) (Gen. XVIII, 20.) Et ailleurs : Peut-être qu’ils m’écouteront, peut-être qu’ils deviendront sages"? (Ezéch. XXIV, 6.) Et dans l’Evangile : " Peut-être qu’ils auront quelque respect pour mon Fils ". (Luc, XX, 13.)

Quoique toutes ces expressions semblent témoigner quelque ignorance, néanmoins, lorsque Dieu s’en sert, ce n’est pas qu’il manque quelque chose à sa lumière, mais seulement qu’il descend jusqu’à nous et qu’il s’accommode à notre faiblesse. Ainsi, lorsqu’il demandait à Adam où il était, c’était pour lui faire connaître à lui-même ce dérèglement de son coeur, qui le porta à excuser plutôt son péché qu’à le réparer. Lorsqu’il témoigne vouloir s’informer plus exactement du péché des Sodomites, c’est pour nous apprendre à ne point précipiter nos jugements, et à ne rien affirmer dont nous ne soyons très assurés. Lorsqu’il parle ainsi par Ezéchiel comme quelqu’un qui doute : " s’ils écoutent, s’ils deviennent sages ", c’est pour empêcher qu’une prophétie plus claire, et qu’une assurance entière qu’ils ne l’écouteraient pas, ne fût à des âmes faibles comme un prétexte et une occasion de désobéissance, en croyant qu’après cet oracle de Dieu la désobéissance était devenue nécessaire et inévitable. Ainsi, cette parole de l’Evangile : " Peut-être qu’ils auront quelque respect pour mon Fils ", n’est dite que pour témoigner à ses serviteurs ingrats qu’ils devaient au moins respecter ce Fils. Ce qu’il dit de même en ces deux endroits: "qu’il ne connaît pas ce jour", et " qui est le serviteur fidèle " ; il ne le dit que pour empêcher d’un côté ses disciples de s’informer de ce jour, et que pour montrer de l’autre que " ce serviteur fidèle " était quelque chose d’extrêmement rare, et d’infiniment précieux.

Et jugez, mes frères, quelle ignorance ces paroles supposeraient dans le Fils de Dieu, si on les prenait à la lettre; puisqu’il ignorerait même celui qu’il " établirait sur toute sa famille ". Il appelle ce serviteur " heureux ", et il ne saurait pas quel il est? " Qui est, " dit-il, " ce serviteur que le maître établira sur sa maison? Heureux le serviteur que son maître à son arrivée trouvera agissant de la sorte". Cette " fidélité " dont Jésus-Christ parle ici; ne regarde pas seulement celle qu’on doit apporter dans la dispensation de l’argent; mais encore celle qu’on doit garder dans la dispensation de la parole, de la puissance des miracles et de tous les autres dons qu’on aurait reçu de Dieu.

On peut appliquer cette parabole aux princes et à tous ceux qui gouvernent les Etats. Car elle leur apprend à tous à contribuer au bien public autant qu’ils le peuvent, soit par leur sagesse, soit par leur autorité, soit par leurs richesses, soit par tous les autres avantages qu’ils possèdent, et non pas à en abuser pour perdre leurs sujets et pour se perdre eux-mêmes.

Jésus-Christ demande deux conditions principales et essentielles dans ce serviteur : la "fidélité " et la " prudence ", car tout péché vient de quelque principe d’imprudence et de folie. Il l’appelle " fidèle ", parce qu’il ne s’attribue rien de tout ce qui appartient à son maître, et qu’il ne dissipe point indiscrètement son bien. Et il l’appelle " prudent ", parce qu’il sait dispenser à propos ce qu’on lui a confié. Nous avons nécessairement besoin de ces deux qualités pour être de bons serviteurs: l’une, de ne point usurper ce qui est à notre maître, et l’autre, de dispenser sagement tout ce qu’il nous donne comme en dépôt. Si l’une de ces deux qualités nous manque, le défaut de l’une rend l’autre imparfaite. Car si la fidélité de ce serviteur se bornait à ne rien voler, et qu’il consumât cependant le bien de son maître dans des dépenses inutiles, il serait sans doute très-coupable. Que si, au contraire, il ménageait cet argent, mais seulement à son avantage, et pour son propre intérêt, il mériterait encore d’être condamné.

Ecoutez donc ceci, vous tous qui êtes riches. Cette parabole ne regarde pas seulement les pasteurs et les docteurs de l’Eglise. Elle regarde aussi les riches du monde, puisque c’est entre les mains de ces deux sortes de personnes que Dieu met en dépôt toutes ses richesses, Il donne aux premiers celles qui sont les plus importantes, et il en donne d’autres aux derniers, qui, quoique moindres, ne laissent pas d’être encore fort considérables. Si donc, lorsque les pasteurs de l’Eglise vous dispensent avec une sage libéralité les richesses si précieuses de leur maître, vous ne témoignez cependant de votre côté dans l’administration d’autres richesses moins considérables que de l’ingratitude, en usant si mal d’un bien qui proprement n’est pas à vous, mais à votre maître , quelle excuse aurez-vous , lorsqu’il vous reprochera une infidélité si honteuse? (601)

Mais avant que de parler de la punition que doit attendre ce serviteur ingrat et infidèle, parlons de la récompense de celui que son maître trouve dans le devoir, et qu’il honore de ses louanges.

" Je vous dis en vérité qu’il lui donnera la charge de tous ses biens (47 ". Quelle plus grande gloire, mes frères, pouvons-nous nous figurer, et qui pourrait assez exprimer le bonheur de ce serviteur qui sera établi de Dieu même, le Créateur de toutes choses, et à qui tout obéit, " sur tous les biens qu’il possède "? C’est avec grande raison que Jésus-Christ appelle ce serviteur " prudent", parce qu’il a su qu’il ne devait pas perdre de si grands avantages en voulant s’en conserver de petits; et parce qu’en vivant parmi les hommes avec une modération si sage, il a mérité de gagner le ciel. Jésus-Christ agit ensuite selon sa coutume, et après avoir encouragé ses disciples par la récompense qu’il promet aux bons, il les excite encore par la punition dont il menace les méchants.

4. " Mais si ce serviteur, méchant au contraire, dit en son coeur: Mon maître n’est pas près de venir (48). Et qu’il commence à battre ses compagnons, et à manger et à boire avec des ivrognes (49). Le maître de ce serviteur viendra au jour où il ne l’attend pas, et à l’heure qu’il ne sait pas (50). Et il le séparera et lui donnera pour partage d’être puni avec les hypocrites : C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (54) ". Si quelqu’un voulait ici rejeter sur Dieu la faute de ce serviteur, et dire que cette pensée ne lui est venue que parce qu’il ignorait le jour et l’heure où son maître devait venir: Nous lui répondrons au contraire qu’il tombe dans ce désordre, non parce qu’il ne connaissait pas ce jour, mais parce qu’il se servait de cette ignorance pour satisfaire sa passion et sa malice. Car pourquoi la même pensée ne venait-elle pas au serviteur " prudent " et " fidèle " ? C’est donc à vous que je m’adresse, ô homme coupable, ô serviteur ingrat et méchant! Qu’importe que votre maître ne soit pas près devenir? Pourquoi vous imaginez-vous même qu’il ne viendra point? Et puisqu’il est certain qu’il doit venir, pourquoi ne vous préparez-vous pas à le recevoir?

Aussi nous voyons dans son malheur, qui suit sa faute de bien près, que ce n’est point le Seigneur qui est lent à venir, et que cette longueur n’est que dans l’imagination de ce serviteur infidèle. Saint Paul nous montre clairement que le Seigneur ne sera pas longtemps à venir, lorsqu’il dit : " Le Seigneur est proche, ne vous mettez en peine de rien ". Et: " Celui qui viendra, viendra, et il ne différera pas". (Philip. IV, 5.) Mais écoutez ce qui suit, et remarquez avec quel soin Jésus-Christ rappelle à la mémoire de ses disciples ce jour qui leur est inconnu, témoignant ainsi que ce souvenir leur était très-avantageux, et qu’il était capable de les réveiller de leur assoupissement. Et on ne doit point s’arrêter à considérer si plusieurs n’ont retiré aucun avantage de ces pensées si salutaires, puisque bien d’autres considérations qui servent beaucoup à plusieurs, leur sont devenues entièrement inutiles. Dieu fait toujours ce qu’il doit, quoique nous ne fassions pas ce que nous devons.

Qu’ajoute donc Jésus-Christ dans la suite? " Il viendra au jour qu’il ne l’attend pas, et à l’heure qu’il ne sait pas"; et il lui fera souffrir ce qu’il mérite. Considérez combien de fois Jésus-Christ représente l’incertitude et l’ignorance de ce jour; pour faire mieux comprendre à ses disciples l’utilité qu’ils devaient retirer de ce secret, et pour les tenir toujours dans la crainte. Car il paraît que le but principal de Jésus-Christ est de nous tenir toujours dans la vigilance; et comme les prospérités nous relâchent, et que les afflictions nous réveillent, il prédit toujours qu’il viendrait lorsque tout serait dans le. calme et dans la paix. Il a exprimé cette vérité en rapportant l’exemple du temps de Noé, auquel il compare le temps de son dernier avènement, et il la confirme encore ici en assurant qu’aussitôt que ce serviteur s’abandonnera à la débauche et aux excès du vin, il tombera dans un malheur irréparable.

Mais ne nous arrêtons point, mes frères, à considérer seulement la peine dont Dieu punit ce serviteur infidèle. Rentrons plutôt en nous-mêmes pour voir si nous ne sommes point en danger de tomber dans ce malheur. Car je ne fais point de distinction entre ce méchant serviteur et ceux qui, étant riches, ne font point part de leurs-biens aux pauvres. Vous n’êtes pas plus maître de votre argent que celui qui dispense les biens de l’Eglise. Vous n’en êtes que le dispensateur. Et comme il n’est pas permis à l’économe et au dispensateur de ces biens sacrés, de prodiguer ce que vous avez donné (602) pour les pauvres, ou de les détourner pour d’autres usages que ceux auxquels ils ont été destinés, il ne vous est pas permis de même d’abuser indiscrètement de vos richesses. A la vérité, vous avez reçu votre bien de la succession de votre père; vous êtes entré légitimement dans l’héritage de votre famille, tout ce que vous avez vous appartient, mais tout cela néanmoins est avant tout la propriété de Dieu. Si donc vous voulez vous-même que l’argent que vous donnez soit dispensé avec tant de soin, croyez-vous que Dieu n’exige pas de vous autant de fidélité que vous en exigez des hommes, et qu’il ne veuille pas au contraire que .vous soyez encore plus exact? Croyez-vous qu’il permette que vous dissipiez ces biens qu’il vous a donnés? Il a voulu vous rendre le dépositaire de grandes richesses, afin que vous en fassiez part charitablement aux pauvres selon leurs besoins. Comme donc vous donnez de l’argent à un autre homme, afin qu’il le dépense avec sagesse, Dieu de même vous en a donné afin que vous le distribuiez avec discrétion. Quoiqu’il pût vous l’ôter, il a mieux aimé vous le laisser, afin que vous eussiez toujours des occasions de pratiquer cette vertu; en rendant ainsi tous les hommes dépendants les uns des autres, il a voulu les lier ensemble par une charité très-étroite.

5. Cependant, bien loin de donner de vos biens aux autres selon le dessein de Dieu, vous les frappez même et vous les traitez avec rigueur. Si c’est un crime que de ne les pas secourir, quel crime sera-ce que de les outrager? C’est pourquoi il me semble que Jésus-Christ s’élève ici contre ceux qui traitent injurieusement leurs frères, et qui leur ravissent leur bien; il leur reproche leur cruauté lorsqu’ils s’emportent contre ceux qu’ils devraient assister, et pour qui ils devraient n’avoir que de la tendresse.

Vous avez vu aussi comment Jésus-Christ censure ceux qui se plongent dans les débauches et dans l’excès des festins. " Il mange ", dit-il, " et il boit avec des ivrognes "; il parle ainsi de l’intempérance qui doit être un jour effroyablement punie. Serviteur ingrat, vous dit-il, vous n’avez pas reçu ces biens pour les consumer dans vos excès, mais pour les distribuer en faisant l’aumône. Le bien que vous avez n’est pas à vous. C’est le bien des pauvres qui vous a été confié, quoique vous l’ayez reçu de la succession de vos pères, ou que vous l’ayez acquis par de très-justes travaux. Dieu pouvait vous ôter cet argent avec justice. Cependant il ne le fait pas pour vous rendre comme le maître de la charité que vous voulez exercer envers les pauvres.

Considérez, mes frères, combien Jésus-Christ témoigne dans toutes ses paraboles que seront punis ceux qui n’auront pas usé légitimement de leurs biens. Car on voit que les vierges folles, dont il parle ensuite, ne ravirent point le bien des autres, mais seulement qu’elles ne donnèrent point du leur à ceux qui en avaient besoin. Celui dont il parle après, qui cacha le talent de son maître, ne déroba le bien de personne. Il fut condamné néanmoins. Tout son mal fut qu’il n’avait pas fait profiter celui de son maître. Ainsi, ceux qui verront le pauvre sans le soulager seront punis de Dieu, non comme des voleurs, mais comme des personnes dures et impitoyables qui auront laissé périr leurs frères sans leur faire part du bien qu’elles avaient.

Ecoutez ceci, vous tous qui aimez les festins, et qui consumez dans ces malheureuses dépenses l’argent qui est plus aux pauvres qu’il n’est à vous. Ne croyez pas que ces biens vous appartiennent en propre, quoique Dieu soit si bon qu’il vous exhorte à les donner, comme s’ils étaient effectivement à. vous. Il vous les a prêtés pour vous donner un moyen de mieux pratiquer la vertu et de devenir plus justes. Ne regardez donc plus comme étant à vous ces biens que vous possédez. Donnez à Dieu ce qui est à Dieu. Si vous aviez prêté une grande somme à un homme afin qu’il s’en servît pour gagner quelque chose, dirait-on que cet argent serait à lui? C’est ainsi que Dieu vous a donné votre bien, afin que vous vous en serviez pour gagner le ciel. N’employez donc pas, pour vous perdre, ce que vous avez reçu pour vous sauver; et ne ruinez pas les desseins de la bonté de Dieu sur vous par un excès de malice et d’ingratitude. Considérez combien il est avantageux à l’homme, après le baptême, de trouver dans l’aumône un autre moyen pour obtenir de Dieu le pardon de ses offenses. Si Dieu ne nous avait donné ce moyen pour effacer nos péchés, combien diraient Oh ! que nous serions heureux si nous pouvions, par nos richesses, nous délivrer des maux à venir ! Que nous donnerions de bon coeur tout notre bien pour nous mettre à couvert de la peine que nos offenses ont si justement (603) méritée! Mais parce que Dieu nous a accordé de lui-même ce que nous aurions si fort désiré de lui, si sa bonté ne nous avait prévenus, nous négligeons de nous prévaloir de cet avantage, et de nous servir d’un si grand remède. Vous me répondez que vous donnez l’aumône. Mais que donnez-vous? Avez-vous jamais autant donné que cette pauvre femme de l’Evangile qui donna deux oboles? Elle donna à Dieu tout ce qu’elle avait, et vous ne lui donnez rien de tout ce que vous ayez, mais vous le prodiguez en des dépenses criminelles. Tout votre bien s’en va en luxe et en festins. Vous traitez aujourd’hui, et on vous traite demain. Vous vous ruinez, et vous apprenez aux autres à se ruiner. Et ainsi vous êtes doublement coupables, et du crime que vous commettez , et de celui que vous leur faites commettre.

Remarquez ce que Jésus-Christ condamne en ce méchant serviteur " Il boit ", dit-il, " et il mange avec les ivrognes". Dieu punit non-seulement " les ivrognes ", mais ceux même qui leur tiennent compagnie. Et c’est certainement avec une grande justice, puisqu’en se corrompant eux-mêmes., ils corrompent aussi leurs frères. Rien n’irrite Dieu davantage que cette indifférence avec laquelle on voit périr son prochain sans s’en mettre en peine. Et Jésus-Christ voulant marquer ici quelle est sa colère contre ce serviteur qui avait blessé la charité de la sorte, dit : " qu’il sera séparé et mis au rang des hypocrites ". Il a déclaré aussi dans l’Evangile que l’aumône et la charité seraient la marque éternelle par laquelle on reconnaîtrait ses disciples, parce qu’il faut nécessairement que celui qui a de l’amour, soit sensible à tout ce qui regarde le bien de celui qu’il aime.

Suivons, mes frères, cette voie de la charité, puisque c’est elle principalement qui nous conduit dans le ciel, qui rend les Chrétiens de parfaits imitateurs de leur maître, et qui fait que les hommes deviennent semblables à Dieu autant qu’ils le peuvent être en cette vie. Aussi tout le monde sait que les vertus qui approchent de plus près de celle-ci, et qui lui sont le plus étroitement unies, sont celles qui nous sont le plus nécessaires. Nous approfondirons aujourd’hui cette matière, et nous écouterons ce que Dieu même nous en a dit.

Je suppose donc qu’il y a deux voies pour bien vivre: que dans l’une on ne travaille que pour soi, et que dans l’autre, au contraire, on s’intéresse pour son prochain. Voyons laquelle de ces deux voies nous relève davantage devant Dieu et nous conduit à une plus haute vertu. Ne voyons-nous pas que saint Paul blâme souvent celui qui ne pense qu’à soi, et qu’il loue au contraire celui qui travaille pour son prochain? " Que personne ", dit cet apôtre, " ne cherche ses intérêts, mais que chacun cherche les intérêts de ses frères (I Cor. X, 24) ", s’efforçant ainsi de bannir de soi cet amour-propre, et d’introduire à sa place une charité catholique et universelle. Il dit ailleurs : " Que chacun de nous tâche de plaire à son prochain dans ce qui est bon et qui le peut édifier". Et il ajoute à cette pratique une louange incomparable: " Car Jésus-Christ ne s’est pas plu à lui-même. " (Rom. XV, 2.)

Pouvons-nous douter après cela lequel des deux saint Paul approuve le plus? Mais pour le faire encore mieux voir, considérons les vertus qui tic sont avantageuses qu’à celui qui les pratique, et celles qui se répandent encore sur les autres. Nous reconnaîtrons que les jeûnes, par exemple, les austérités du corps, le célibat, la vie réglée, sobre et tempérante, sont des vertus qui certainement servent à celui qui les possède; mais que ces autres qui se communiquent au prochain, sont beaucoup plus relevées, comme l’aumône , la doctrine et la charité, dont saint Paul dit : " Quand je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, et que j’abandonnerais mon corps aux flammes, si je n’avais la charité, tout cela ne me servirait de rien ". (I Cor. XIII, 3.)

6. Voyez-vous la charité louée et couronnée pour elle-même. Mais examinons encore ce sujet. Qu’un homme jeûne, qu’il soit tempérant, qu’il soit martyr même, et qu’il brûle dans les feux; et qu’un autre diffère ou évite même tout à fait de souffrir le martyre, parce qu’il aime ses frères, et qu’il s’efforce de les servir et de les édifier, lequel des deux sera le plus grand après sa mort? Il n’y a pas à délibérer longtemps sur ce point, puisque saint Paul dit clairement: " Je souhaite de mourir et d’être avec Jésus-Christ ; car c’est ce qui m’est le plus avantageux, mais il est encore nécessaire à cause de vous, que je demeure en ce monde ". (Philip. I, 23.) Ainsi, il préfère l’édification du prochain au bonheur d’être uni à Jésus-Christ dans le ciel. Car le (604) meilleur moyen d’être bien uni à Jésus-Christ, c’est de faire ce qu’il nous commande; et son grand commandement c’est celui par-lequel il nous ordonne de nous aimer les uns les autres.

Ne voyons-nous pas aussi que Jésus-Christ dit à saint Pierre: " Si vous m’aimez, paissez mes brebis (Jean, XV) ", et que par trois diverses fois, il lui dit que ce sera là la marque par laquelle il témoignera qu’il l’aime. On ne doit pas regarder ces paroles comme étant dites seulement pour les pasteurs de l’Eglise. Elles le sont pour chacun de nous, à qui Jésus-Christ n’a commis qu’un petit troupeau, mais qui pour être petit ne doit pas être négligé, puisque Jésus-Christ dit lui-même que son Père céleste y trouve son plaisir et ses délices. Chacun de vous dans sa famille a quelques-brebis. Qu’il ait soin de les conduire et de les nourrir. Aussitôt qu’un père est levé du lit, qu’il ne pense à autre chose jusqu’au soir qu’à faire et à dire ce qui peut contribuer au bien et à l’avancement de sa famille. Qu’une femme ait le même soin. Il est bon qu’elle pense à son ménage, mais qu’elle s’applique encore davantage au salut de toute sa maison, et qu’elle ait soin que chacun se sauve et travaille à gagner le ciel.

Si dans les choses séculières nous avons soin de nous acquitter d’abord des droits publics et des taxes imposées par le prince, avant que de penser aux affaires domestiques et particulières, de peur qu’en négligeant ces premiers devoirs nous n’encourrions les sévérités de la loi avec la honte d’être tramé sur la place publique et mis en prison. Combien est-il plus raisonnable, dans les choses spirituelles, de nous acquitter d’abord de celles- qui regardent Dieu notre Créateur et le Roi commun de tous, de peur que le mépris que nous aurions pour ce qui le regarde, ne le porte à nous jeter dans ces lieux horribles, où il n’y aura que des pleurs et des grincements de dents?

Appliquons-nous donc toujours à ces vertus qui nous sont si salutaires à nous-mêmes, et qui sont en même temps si avantageuses à nos frères. Pratiquons l’aumône , et ensuite la prière. Nous voyons même dans l’Ecriture que la prière tire sa force de l’aumône, et qu’elle lui donne comme des ailes : " Vos aumônes ", dit l’Ange dans les Actes, " et vos prières sont montées devant le trône de Dieu". (Act. X, 4.) L’aumône ne donne pas seulement de la force à la prière , elle en donne même au jeûne. Si vous jeûnez sans faire l’aumône, Dieu n’agréera pas votre jeûne. Il le regardera avec plus d’horreur que les excès de ceux qui s’enivrent et qui se remplissent de viandes, et il en aura d’autant plus d’aversion, que la cruauté est encore plus détestable à ses yeux que les débauches.

Mais que dis-je, que le jeûne prend sa force de l’aumône, puisque la virginité même en tire tout son éclat, et que sans elle, les vierges les plus irréprochables sont chassées de la chambre nuptiale de l’Epoux céleste? Considérez, mes frères, ce que je vous dis. Quoi de comparable à la virginité, cette vertu si rare et si excellente que Jésus-Christ n’a pas voulu, dans le Nouveau Testament même, en faire une loi pour les Chrétiens? Et néanmoins la virginité n’est rien sans l’aumône, et si une vierge n’est charitable, elle sera rejetée de son Epoux. Que si cela est ainsi, comme on n’en peut pas douter, qui peut espérer de se sauver en négligeant de faire l’aumône? Ne faut-il pas que celui qui ne la fait point en cette vie, périsse nécessairement dans l’autre ? Nous voyons dans la conduite du monde que nul ne vit pour lui-même. Les artisans, les laboureurs, les marchands et les gens de guerre, contribuent tous généralement au bien et à l’avantage des autres. Combien plus devons-nous faire la même chose dans ce qui regarde les âmes et les biens spirituels? Celui-là vit proprement qui vit pour les autres. Celui qui ne vit que pour lui, sans se mettre en peine des autres, est un homme inutile au monde, ou plutôt ce n’est pas un homme, puisqu’il ne prend aucune part au bien général de tous les hommes.

Vous me direz peut-être : Me conseillez-vous donc d’abandonner mes propres affaires, pour me charger de celles des autres? Ne vous trompez point, mes frères : Celui qui prend soin des intérêts de son prochain, ne néglige point ses intérêts propres. En servant les autres il est utile à lui-même. Celui qui a soin des intérêts des autres, bien loin de blesser personne, a, au contraire, compassion de tous ceux qui souffrent; il les assiste en tout ce qu’il peut, il n’est point voleur, il ne désire rien de ce qui appartient aux autres; il ne porte point de faux témoignage; il s’abstient de tous les vices, et il embrasse toutes les vertus. Il prie pour ses ennemis: il fait du bien à (606) ceux qui tâchent de le surprendre, et qui lui dressent des piéges. Il ne blesse jamais l’honneur de personne, et jamais une parole de médisance ne sort de sa bouche, quoiqu’on le déchire par toute sorte d’outrages. Enfin ce sentiment de l’Apôtre est gravé dans son coeur:" Qui est faible sans que je sois faible? Qui est scandalisé sans que je brûle"? (II Cor. XI, 29.) Mais comme nous ne pouvons travailler pour le bien des autres, que nous ne travaillions pour nous-mêmes, il ne s’ensuit pas qu’en nous appliquant à notre intérêt, nous procurions en même temps l’intérêt des autres.

Pensons. à ces vérités, mes frères, et soyons persuadés que nous ne pouvons être sauvés qu’en contribuant autant que nous pouvons au bien de nos frères. Tremblons en considérant l’exemple de ce serviteur infidèle que Dieu " met au rang des hypocrites"; et de cet autre, " qui cache son talent en terre ". Marchons par une voie toute contraire, afin de jouir du bonheur éternel que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (606)
 

 

 

 

HOMÉLIE LXXVIII
" ALORS LE ROYAUME DES CIEUX SERA SEMBLABLE A DIX VIERGES, LESQUELLES AYANT PRIS LEURS LAMPES S’EN ALLÈRENT AU DEVANT DE L’ÉPOUX. OR, IL Y EN AVAIT CINQ FOLLES ET CINQ SAGES.- CELLES QUI ÉTAIENT FOLLES, AYANT PPRIS LEURS LAMPES, NE SE POURVURENT POINT D’HUILE. LES SAGES, AU CONTRALRE, PRIRENT DE L’HUILE DANS LEURS VASES AVEC LEURS LAMPES ". ( CHAP. XXV, 1, 2, 3, 4, JUSQU’AU VERSET 34.)

ANALYSE.

1. Parabole des dix vierges. — Ce que signifie l’huile dont il est question dans cette parabole.

2. Combien il est avantageux que nous ignorions l’heure de notre mort, parabole des talents ; comparaison de cette parabole avec celle qui est rapportée au chapitre XIXe de saint Luc.

3. et 4. Combien nous devons ménager le temps de cette vie pour notre salut. — Du compte exact que Dieu nous fera rendre à son jugement. — Que chacun a reçu quelque talent qu’il doit faire profiter. — Du zèle que nous devons avoir pour le salut des autres. — Quelle vigilance nous devons avoir sur nos paroles et à quel usage Dieu nous adonné une langue. — Que nous devons travailler à nous rendre semblables à Jésus-Christ. — Par quels moyens nous le pouvons faire.
 
 

1. Ces paraboles, mes frères, que le Sauveur nous propose dans ce chapitre, sont fort semblables à celles qu’il nous a proposées dans le chapitre précédent du serviteur prudent et fidèle, et de cet autre qui dissipa le bien de son maître avec des ivrognes, et qui traita outrageusement ceux qui lui étaient soumis. Ces quatre paraboles n’ont toutes que le même but, quoiqu’elles y tendent par des voies différentes. Elles nous portent toutes à pratiquer l’aumône et à. aider nos frères en tout ce qui nous est possible, parce qu’il n’y a point d’autre moyen pour faire notre salut. Il y a cette différence que, dans ces paraboles que nous avons expliquées, Jésus-Christ parle généralement de toutes sortes de secours que nous pouvons et que nous devons donner à nos frères, au lieu que dans celle de ces vierges il marque (1) particulièrement le soin que nous devons avoir de les assister de nos biens. C’est pourquoi cette parabole des vierges a quelque chose de bien plus étonnant que les autres. Car il ne parle dans les autres que de la punition encourue par celui qui frappait et qui outrageait les serviteurs de son maître, et qui dissipait son bien par son intempérance et ses excès; mais dans celle de ces vierges il déclare qu’il punit même celui qui manque, de charité pour ses frères, et qui n’est point libéral envers les pauvres. Car ces vierges avaient toutes de l’huile, mais toutes n’en avaient pas avec cette abondance que Dieu demandait d’elles, et c’est ce qui en fait tomber cinq dans une condamnation si effroyable.

Mais pourquoi, mes frères, Jésus-Christ ne nomme-t-il pas ici d’autres personnes moins considérables? Pourquoi choisit-il particulièrement des vierges? Il avait déjà assez relevé cette vertu lorsqu’il avait dit : " Qu’il y avait des eunuques qui s’étaient rendus tels à cause du royaume des cieux", ajoutant aussitôt : " Que celui qui peut le comprendre le comprenne". (Matth. XIX, 12.) Il n’ignorait pas que les hommes estimaient beaucoup cette vertu, parce qu’elle a de l’éclat par elle-même. Sa grandeur paraît assez en ce que les saints de l’Ancien Testament, qui d’ailleurs étaient si admirables, ne gardaient pas néanmoins cette vertu, et que Jésus-Christ même dans la loi nouvelle ne l’impose point comme nous venons de dire, comme une loi nécessaire et indispensable. Car le Fils de Dieu ne la prescrit point à ses disciples; il se contente seulement de les y porter et de la leur conseiller. C’est pourquoi saint Paul dit: " Pour ce qui regarde les vierges, je n’ai point de précepte exprès du Seigneur ". (I Cor. VII, 25.) Je puis bien louer celui qui veut embrasser cet état, mais je n’y puis contraindre personne ni en faire un commandement exprès.

Comme donc cette vertu était en effet très-éclatante, et qu’elle devait être en grande estime dans l’esprit des hommes, Jésus-Christ empêche ici qu’on ne croie qu’elle pouvait suffire elle seule, et qu’en la possédant on pouvait ensuite se relâcher dans là pratique des autres vertus. C’est pour ce sujet qu’il rapporte cette parabole étonnante , afin d’apprendre aux vierges que, quand d’ailleurs elles accompagneraient leur virginité de tout ce qu’il y a de plus louable, si elles manquent à témoigner leur charité par les aumônes, elles seront rejetées de Jésus-Christ et reléguées avec les impudiques.

Et certes c’est avec grande raison que Dieu exercera un jugement si sévère contre ces vierges. Car les impudiques sont emportés par l’amour charnel, au lieu que les autres le sont par leur passion pour les richesses. Or, il est visible que la première de ces passions est beaucoup plus violente que la seconde. Plus donc l’ennemi qui attaquait ces vierges était faible, plus elles étaient coupables en y succombant. C’est pour cette raison que Jésus-Christ les appelle " folles ", parce qu’ayant vaincu un ennemi beaucoup plus fort, elles se laissent vaincre à un plus faible. " Les lampes " marquent le don même de la virginité qui se conserve par la pureté du corps, et " l’huile "signifie la miséricorde, la charité et le soin qu’on a d’assister les pauvres.

" Comme l’Epoux était longtemps à venir, elles s’assoupirent toutes et s’endormirent (5) ". Jésus-Christ donne ici à entendre que l’intervalle entre son premier et son second avènement ne serait pas si court que ses disciples le croyaient, et il réfute par ces paroles la pensée que ses apôtres avaient que le règne de Jésus-Christ viendrait bientôt. On voit que souvent il les détrompe de cette attente. Il marque aussi en même temps que la mort n’est qu’un sommeil : "Elles s’assoupirent ", dit-il, " et s’endormirent toutes ".

" Mais sur le minuit on entendit un grand cri (6) ". Jésus-Christ rapporte cette circonstance ou pour continuer la parabole, ou pour montrer que la résurrection générale se ferait durant la nuit. Saint Paul marque aussi ce cri, lorsqu’il dit: " Aussitôt que le signal aura été donné par la voix de l’archange et le son de la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel ". (I Thess. IV, 16.) Mais que diront ces trompettes et ce grand bruit dont l’Evangile parle? " Voici l’Epoux qui vient, allez au devant de lui. Toutes ces vierges se levèrent aussitôt et préparèrent leurs lampes (7). Mais les folles dirent aux sages: Donnez-nous de votre huile, parce que nos lampes s’éteignent (8) ". Il leur donne encore une fois le mot de " folles", pour montrer qu’il n’y a rien de plus insensé que d’amasser beaucoup d’argent en cette vie dont nous devons bientôt sortir sans rien emporter avec nous, au lieu que nous n’y devrions (2) travailler qu’à faire l’aumône et à exercer la charité. Mais ces vierges témoignent encore leur folie en ce qu’elles espèrent de trouver alors ce qui leur manque, et qu’elles demandent à contre-temps ce qu’elles ne peuvent obtenir. Leurs propres soeurs les, rebutent. Quoique ces vierges sages fussent très-charitables, quoique ce fût principalement par leur charité qu’elles s’étaient rendues agréables aux yeux de Dieu, et quoiqu’enfin ces vierges insensées ne leur demandassent qu’une partie de leur huile, et non pas tout, et qu’elles leur représentassent leur nécessité d’une manière si touchante, " nos lampes s’éteignent, donnez-nous de votre huile ", ces vierges sages néanmoins demeurent sourdes à leurs prières, et elles ne les écoutent point. Ni leur propre inclination à faire l’aumône, ni la facilité de donner ce que leurs soeurs moins sages qu’elles leur demandaient, ni l’extrême besoin où elles les voyaient réduites, rien ne les put porter à leur accorder leur demande.

Que nous apprend, mes frères, un exemple si terrible, sinon que si nous nous perdons une fois nous-mêmes par nos mauvaises oeuvres, nul de nos frères ne pourra nous secourir, non parce qu’il ne le .voudra pas, mais parce qu’il ne le pourra. " Les sages leur répondirent: De peur que ce pie nous avons ne " suffise pas pour nous et pour vous, etc. (9)". Ainsi ces vierges sages s’excusent sur leur impossibilité. C’est ce qu’Abraham marque dans l’évangile de saint Luc : " Il y a ", dit-il, " un " grand abîme entre nous et vous, de sorte que ceux qui voudraient passer de nous à vous ne le peuvent faire. (Luc, XVI, 26.) Allez " plutôt à ceux qui en vendent, et achetez-vous-en ce qu’il vous en faut (9) ". Qui, sont, mes frères, ceux qui vendent cette huile, sinon les pauvres? Et où trouve-t-on ces pauvres ailleurs que dans cette vie? C’est donc en ce monde qu’on doit aller, chercher ces vendeurs et non plus en l’autre. Nous trafiquons heureusement avec eux pendant que dure cette vie, et si l’on nous en ôtait les pauvres, on nous ôterait en même temps un des plus grands moyens de notre salut et une des plus .fermes espérances de gagner le ciel. C’est donc ici qu’il nous faut préparer cette huile, afin que nous la trouvions prête dans nos vases, lorsque nous en aurons besoin. il n’est plus temps d’y penser après notre mort. Il le faut faire dans cette vie. Ne consumez donc plus, mes frères, si inutilement vos biens dans les délices, dans le luxe ou dans le vain amour de la gloire, puisqu’ils vous sont si nécessaires pour en acheter de l’huile.

2. Ces vierges insensées ayant écouté les sages, suivirent le conseil qu’elles leur avaient donné, mais ce fut inutilement. Et l’Evangile rapporte cette circonstance, ou pour suivre simplement l’ordre. de l’histoire, ou pour nous apprendre que, quand nous deviendrions charitables et compatissants après notre mort, cette charité ne nous servirait, plus de rien pour éviter les maux que notre dureté passée nous a mérité. Car nous voyons que ce désir de faire l’aumône ne sert plus de rien à ces vierges folles, parce qu’elles cherchaient ceux qui vendent l’huile, non en ce monde où on les trouve, mais dans l’autre où on ne les trouve plus.

Nous voyons de même qu’il ne servit de rien au mauvais riche d’avoir après sa mort tant de tendresse pour ses frères. Après qu’il eut témoigné durant toute sa vie une dureté si extrême à l’égard d’un pauvre qu’il voyait, couché à sa porte, il témoigne tout d’un coup comme un’ excès de charité pour ceux. qu’il ne voyait pas. Il veut s’efforcer de leur faire éviter les supplices et les flammes où il se voyait plongé. Il prie qu’on les avertisse afin qu’ils prennent garde de ne point tomber " dans ce lieu de peines et de tourments ". Mais comme cette miséricorde fut inutile à ce mauvais riche, elle, le fut de même à ces vierges folles.

" Car pendant qu’elles étaient allées acheter de l’huile l’Epoux vint, et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée (10). Enfin les autres vierges vinrent aussi, et lui dirent : Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous (11). Mais il leur, répondit: Je vous dis en vérité que je ne vous connais point (12) ". Ainsi, après tant de travaux et, tant de peines, après tant de triomphes remportés sur la faiblesse de la nature et sur la violence de ses mouvements déréglés, elles se retirent toutes confuses et voient avec douleur, que leurs lampes s’éteignent d’elles-mêmes. Car il n’y a rien de plus sombre et de plus ténébreux, pour parler ainsi, que la virginité qui n’est point accompagnée de charités et d’aumônes. On appelle même assez souvent ceux qui sont sans compassion et sans charité, des âmes noires et ténébreuses.

Que devint donc alors la gloire de leur (3) virginité, lorsque leur Epoux les rejeta de sa présence et qu’elles ne purent le fléchir en frappant à sa porte et en l’appelant par tant de cris redoublés? Que leur servit d’avoir été vierges, lorsqu’elles ouïrent cette parole de tonnerre: " Retirez-vous, je ne vous connais point". Quand cet Epoux irrité a parlé de la sorte, que reste-t-il à ces vierges autre chose que l’enfer, et tous les tourments que l’on y souffre? Ne peut-on pas dire même que cette parole est plus insupportable que l’enfer? Cependant, mes frères, c’est ce que Jésus-Christ répondra à ces vierges folles. Et c’est ce qu’il témoigne encore ailleurs qu’il dira à tous les " ouvriers d’iniquité ". (Matth. VII, 42.)

" Veillez donc parce que vous ne savez ni le jour ni l’heure où le Fils de l’homme doit venir (13) ". Jésus-Christ a soin de redire souvent ces paroles , pour nous apprendre combien il nous est utile d’ignorer le moment de notre mort. Où sont donc ceux qui passent toute leur vie dans la lâcheté et dans la mollesse, et qui ne rougissent pas du nous répondre, lorsque nous les exhortons à faire l’aumône, qu’en mourant ils laisseront leurs biens aux pauvres. Qu’ils écoutent ces paroles et qu’ils se corrigent. On en a souvent vu attendre à leur mort à faire du bien, et mourir si soudainement qu’ils n’ont pu donner aucun ordre pour disposer de leurs biens.

Cette parabole donc regarde la charité qui se fait par les aumônes; mais celle qui suit regarde généralement tous ceux qui ne veulent en rien contribuer au bien de leurs frères, ni de leurs biens, ni de leurs avis, ni de leur autorité, ni de quelque autre manière que ce soit, et qui se tiennent tout renfermés en eux-mêmes.

" Car Dieu agit avec les hommes comme un maître qui, devant faire un long voyage hors de son pays, appela ses serviteurs et leur mit son bien entre les mains (14). Et ayant donné cinq talents à l’un, deux à l’autre, et un à l’autre, à chacun selon son industrie, il partit aussitôt (15). Celui donc qui avait reçu cinq talents s’en alla, les fit valoir, et il en gagna cinq autres (46). Celui qui en avait reçu deux, en gagna de même encore deux autres (17). Mais celui qui n’en avait reçu qu’un alla faire un trou dans la terre, et y cacha l’argent de son maître (18). Longtemps après le maître de ces serviteurs étant revenu, leur fit rendre compte (19). Et celui qui avait reçu cinq talents, vint lui en présenter cinq autres en lui disant: Seigneur, vous m’aviez mis cinq talents entre les mains, " en voici cinq autres que j’ai gagnés par-dessus (20). Son maître lui répondit: Bien ! serviteur bon et fidèle, parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup, entrez dans la joie de votre Seigneur (21). Celui qui avait reçu deux talents vint aussi se présenter et dit: Seigneur, vous m’avez mis deux talents entre les mains, en " voici deux autres que j’ai gagnés par-dessus " (22). Son maître lui répondit: Bien! serviteur bon et fidèle, parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup. Entrez dans la joie de votre Seigneur (23). " Pourquoi cette parabole nous représente-t-elle Dieu comme un maître, après que celle des vierges, qui précède, parle de lui comme d’un époux? C’est pour nous apprendre par cette qualité d’époux, l’union très-étroite que Jésus-Christ veut avoir avec les vierges qui quittent tout pour son amour. Car c’est en cela proprement que consiste la virginité. C’est pourquoi saint Paul en parle de la sorte:

" La vierge ", dit-il, " qui n’est point mariée, a soin de ce qui regarde le Seigneur, afin qu’elle soit sainte de corps et d’esprit ". (I Cor. VII, 32.) Si l’on objecte que dans saint Luc la parabole est rapportée tout différemment, on pourra répondre que les deux évangélistes ne racontent pas la même parabole. Dans la parabole de saint Luc; un capital égal produit des revenus inégaux. Une mine en rend cinq entre les mains d’un serviteur et dix entre les mains d’un autre. Aussi ces serviteurs ne reçoivent-ils pas des récompenses égales. Dans notre évangéliste, au contraire, le rapport est en proportion de l’argent confié, c’est pourquoi la couronne est égale; elle est inégale chez saint Luc, parce que, je le répète, un même argent a rendu ici plus et là moins.

Mais remarquez, mes frères, dans l’une et dans l’autre des paraboles, que Dieu ne revient pas tout de suite redemander compte de l’argent qu’il avait donné en dépôt, mais qu’il laisse passer beaucoup de temps. On voit aussi dans la parabole de la vigne, qu’après l’avoir donnée aux vignerons, il va faire un grand voyage; voulant nous faire comprendre par toutes ces circonstances avec quelle patience il nous supporte. Il me semble aussi voir dans (4) ces paroles une allusion à la résurrection générale.

Il est remarquable encore que dans cette parabole des talents il n’y a ni vignerons ni vigne, mais que tous sont ouvriers; car il ne parle pas ici seulement aux princes des Juifs, ou au peuple, mais généralement à tous. Et considérez, mes frères, que lorsque ces serviteurs s’approchent de leur maître pour lui offrir ce qu’ils ont gagné dans leur trafic, ils reconnaissent tous avec une grande franchise, et ce qui vient d’eux, et ce qui vient de leur maître. L’un lui dit humblement qu’il a reçu cinq talents, et l’autre deux, et ils avouent tous deux par cette humble reconnaissance que c’est de lui qu’ils ont reçu le moyen d’agir. Ils lui témoignent tous qu’ils ne sont pas ingrats, et ils lui attribuent ce qu’ils ont comme venant uniquement de lui.

Que leur répond donc leur maître : " Bien! serviteur bon et fidèle ". Car c’est être " bon que d’être attentif et appliqué à faire du bien à ses frères: " Bien ! serviteur bon et fidèle, parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup. Entrez dans la joie de votre Seigneur " : Ce seul mot renferme tout le bonheur de l’autre vie. Mais ce serviteur paresseux et lâche ne lui parle pas comme les deux autres.

" Celui qui n’avait reçu qu’un talent vint ensuite et dit : Seigneur, je sais que vous êtes un homme rude et sévère, que vous moissonnez où vous n’avez point semé, et que vous recueillez où vous n’avez rien mis (24). C’est pourquoi, comme je vous appréhendais, j’ai été cacher votre talent dans la terre. Le voici.: Je vous rends ce qui est à vous (25). Son maître lui répondit : Serviteur méchant et paresseux : Vous saviez que je moissonne où je n’ai point semé, et que je recueille où je n’ai rien mis (26). Vous deviez donc mettre mon argent entre les mains des banquiers, afin qu’à mon arrivée je retirasse avec usure ce qui est à moi (27) ". C’est-à-dire : Ne deviez-vous pas parler, avertir et conseiller vos frères? Ils .ne me croient pas, dites-vous. Mais que vous importe qu’ils vous croient ou qu’ils ne vous croient pas? Peut-on rien voir de plus doux que cette conduite? Il n’en est pas ainsi chez les hommes, mais celui qui a été chargé de prêter l’argent est obligé aussi d’en exiger l’intérêt.

3. Dieu exige moins de ses serviteurs : " Vous deviez ", dit-il, " mettre mon argent entre les mains des banquiers ", et me laisser à moi seul le soin de l’exiger avec usure, comme j’eusse fait à mon arrivée. Ce mot " d’usure " se doit prendre pour la pratique des bonnes oeuvres. Vous deviez donc faire ce qui était le plus aisé, et vous reposer sur moi du plus difficile. Mais puisque vous ne l’avez pas fait "Qu’on lui ôte le talent qu’il a, et qu’on le donne à celui qui a dix talents (28). Car on donnera à tous ceux qui ont déjà, et ils seront comblés de richesses, mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a (29) ". C’est-à-dire, celui qui a reçu de Dieu le don de science pour l’utilité des autres, et qui ne s’en sert pas, le perdra entièrement. Au lieu que celui qui dispense sagement et avec soin ce qu’il sait, fera croître encore ce don que l’autre étouffe et détruit par sa paresse. Mais le malheur de ce serviteur paresseux et négligent ne se termine pas là et cette première parole est aussitôt suivie d’une sentence terrible.

" Qu’on précipite donc dans les ténèbres extérieures ce serviteur inutile : C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (30) ". Remarquez donc ici, mes frères, que ce ne sont pas seulement les voleurs et les usurpateurs du bien d’autrui, ni ceux qui commettent des violences, qui seront condamnés par Jésus-Christ aux flammes éternelles de l’enfer, mais encore ceux qui sont lâches pour faire le bien.

Ecoutons, mes frères, ces paroles effrayantes, et pendant que nous en avons encore le temps, travaillons sérieusement à notre salut. Prenons de l’huile dans nos lampes, et faisons fructifier le talent que Dieu nous a donné en dépôt: Si nous vivons ici dans la paresse et dans la .négligence , personne n’aura alors compassion de notre misère ni de nos larmes. Nous voyons que celui qui osa se présenter à ces noces saintes de l’Evangile avec un vêtement sale, se condamna lui-même par son silence, et que néanmoins cet arrêt qu’il porta contre lui-même ne lui servit de rien, et qu’il n’empêcha pas qu’on ne le jetât dans les ténèbres extérieures. Nous venons encore de le voir, le serviteur paresseux a beau rendre tout l’argent qu’il avait reçu, il n’évite pas néanmoins la juste colère de son maître. On voit aussi que les vierges folles viennent frapper à la porte de l’Epoux, et qu’on ne leur ouvre pas. (6)

Il faut donc que la vue et que la méditation de ces vérités terribles nous porte à assister nos frères de nos biens, de nos soins, de notre autorité et de tout ce qui nous sera possible. Car il faut par ce mot de " talent " entendre tout ce par quoi chacun peut contribuer à l’avantage de son frère, soit en le soutenant de son autorité, soit en l’aidant de son argent, soit en l’assistant de ses conseils, soit en lui rendant tous Les au,tres services qu’il est capable de lui rendre.

Et que personne ne dise en lui-même: Que puis-je faire n’ayant reçu qu’un seul talent? Un seul talent peut vous suffire pour témoigner votre fidélité envers votre maître, et pour vous rendre agréable aux yeux de Dieu. Vous n’êtes pas plus pauvre que cette veuve de l’Evangile qui n’avait que deux petites pièces de monnaie. Vous n’êtes pas plus grossier que ne l’était saint Pierre ou que saint Jean, qui étaient des hommes sans lettres et qui sont devenus néanmoins les princes du ciel, par cette charité catholique et universelle qu’ils ont eue pour toute la terre.

Rien n’est si agréable à Dieu que de sacrifier sa vie à l’utilité publique de tous ses frères. C’est pour cela que Dieu nous a honorés de la raison, qu’il nous a donné l-a parole, qu’il nous a inspiré une âme, qu’il a formé nos pieds et nos mains, qu’il a répandu la force dans tout notre corps, afin que nous pussions user de toutes ces choses pour le bien de tous les hommes. Car la parole ne nous sert pas seulement pour chanter à Dieu des cantiques de louanges, et pour lui rendre grâces de ces dons : elle nous sert encore pour instruire nos frères, et pour leur donner de saints avis. Si nous sommes fidèles en ce point, nous imiterons Jésus-Christ notre maître, en ne disant aux hommes que ce que Dieu lui-même nous dit dans le coeur. Si au contraire nous y sommes infidèles, nous imiterons le démon.

Saint Pierre ayant autrefois confessé que Jésus était le Christ, il fut appelé " heureux ", parce qu’il n’avait dit que ce que le Père céleste lui avait appris: mais lorsqu’il parla avec tant de force contre les souffrances et contré la croix, il en fut repris du Sauveur, parce que les sentiments qu’il témoignait au dehors ne pouvaient lui être inspirés que du démon. Si cet apôtre mérita une si sévère réprimande pour avoir seulement dit une parole d’ignorance, quelle excuse pouvons-nous prétendre nous autres en péchant si volontairement, et avec une connaissance si claire de tout le mal que nous faisons?

Ne disons donc, mes frères, que des paroles qui paraissent être visiblement des paroles de Jésus-Christ. Car je parle comme Jésus-Christ, non-seulement lorsque je dis en guérissant un malade: " Levez-vous et marchez ", mais encore lorsque je bénis ceux qui me maudissent et que je prie pour ceux qui m’outragent. Je me souviens de vous avoir déjà dit que notre langue est comme une main qui va jusqu’au trône de Dieu. Mais je passe encore plus avant aujourd’hui, et je dis que notre langue est la langue même de Jésus-Christ. Car nous serons comme sa langue et sa bouche, lorsque toutes nos paroles seront réglées par la circonspection et par la sagesse.

Faisons donc, mes frères, que notre langue ne dise que ce que Jésus-Christ veut qu’elle dise. C’est-à-dire des paroles pleines de douceur, d’humilité et de charité. C’est ainsi qu’il répondait lui-même à ceux qui le déchiraient par les injures les plus atroces, lorsqu’il disait : " Je ne suis point possédé du démon ". (Jean, VIII, 19.) Et ailleurs: " Si j’ai mal parlé faites-le-moi voir". (Ibid. XVIII, 23.) Si vous gardez cette modération dans vos réponses, si vous avez pour but dans toutes vos paroles l’édification du prochain, votre langue deviendra semblable à celle de Jésus-Christ. Ce n’est pas de moi-même que je parle de la sorte, c’est Dieu qui nous l’assure par ses prophètes: " Celui ", dit-il, " qui élève le pauvre, et qui le met en honneur, deviendra ma langue et ma bouche ". (Jérém. XV, 19.)

Quelle plus grande gloire vous peut-il donc arriver, mes frères, que de ,voir votre bouche devenir la ,bouche de Dieu; votre langue la langue de Jésus-Christ, et votre âme le temple de l’Esprit-Saint? Si on rendait votre bouche d’un or très-pur, et qu’on l’enrichît d’un grand nombre de diamants de grand prix, que Serait-ce que cet ornement en comparaison de ce qu’elle est, lorsque l’humilité et la douceur forment et tempèrent toutes vos paroles? Qu’y a-t-il de plus aimable qu’une bouche qui est éternellement fermée aux malédictions et aux injures, et qui est toujours ouvert pour bénir ceux même qui nous outragent?

4. Que si vous n’avez pas assez de force pour (6) bénir celui qui vous maudit, gardez au moins le silence, et pratiquez ce bien en attendant que vous puissiez faire davantage. Ce premier degré vous conduira plus loin, et ce silence si chrétien vous accoutumera peu à peu à parler dans ces rencontres, comme Jésus-Christ a fait en de semblables occasions. Mais ne croyez point que j’exige trop de vous. Le maître que nous servons est un Dieu de grâce, et cette douceur dont je parle est un don de sa bonté. Ce qui m’est pénible et ce que je ne puis souffrir, c’est de voir des personnes qui ont une bouche et une langue de démons, et qui ne se plaisent qu’à la déshonorer par des discours infâmes, après qu’elle a été consacrée par la participation de nos saints mystères, et par l’attouchement de la chair si sainte et si pure du Sauveur.

Pensez donc à ces vérités, mes frères. Travaillez à vous rendre semblables à Jésus-Christ. Quand vous serez en cet état, il ne sera plus possible à l’ennemi de vous nuire, ni d’oser même vous regarder. Il reconnaît trop dans vous les marques et les caractères de son Roi; et il tremble devant ces armes qui l’ont percé et l’ont renversé par terre. Ces armes sont l’humilité et la douceur. C’est par elles qu’il a été confondu sur cette .montagne, où il osa transporter le Sauveur pour reconnaître s’il était le Christ. La modération du Fils de Dieu le terrassa, sa douceur le foudroya, et son humilité divine triompha de l’orgueil et de l’insolence de cet imposteur.

Servez-vous donc de ces mêmes armes. Lorsque vous verrez les hommes imiter le démon, et vous attaquer comme lui, tâchez de le vaincre de la même manière que Jésus-Christ l’a vaincu. Le Fils de Dieu vous a donné la grâce et la force de l’aimer dans ses actions, et de lui devenir semblables. Que ce que je vous dis ne vous fasse point trembler : tremblez plutôt si vous avez négligé de vous rendre conformes au Fils de Dieu. Parlez comme lui, et vous deviendrez semblables à lui, autant qu’un homme le peut devenir. C’est pourquoi j’ose assurer que celui qui parle humblement et avec modestie, fait plus que celui qui prophétiserait et qui prédirait l’avenir; puisque ce dernier don est tout extérieur, et que notre vertu n’y a point de part, au lieu que l’autre vient du règlement et de la pureté de notre coeur. Appliquez-vous donc à régler et à former votre bouche de telle sorte qu’elle devienne semblable à celle de Jésus-Christ. Le Sauveur est assez puissant pour faire cette merveille si vous le voulez. Il en sait le moyen, et il l’exécutera si vous ne vous y opposez point par votre mollesse.

Vous me demanderez peut-être comment on peut orner ainsi sa bouche, avec quelles couleurs on peut l’embellir. Il n’est point besoin pour cela, mes frères, de blanc ou de rouge. La seule vertu, la douceur, l’humilité, lui donnent tous ces ornements et tout cet éclat dont nous parIons. Le démon aussi a sa manière d’orner la bouche de ceux qu’il anime. Et il est bon de connaître ses marques afin de les éviter. Quelles sont ces noires couleurs dont il pare ceux qu’il possède? Ce sont les malédictions, les blasphèmes, les injures, les contradictions et les parjures. Car celui qui parle en démon est la bouche du démon.

Quelle espérance donc pouvons-nous avoir que Dieu nous pardonne, ou plutôt quels tourments n’avons-nous pas sujet de craindre, si nous souffrons que notre bouche devienne l’organe du démon, après qu’elle a été sanctifiée parla chair même du Sauveur du monde? Ne commettons pas un crime si détestable, et tâchons de conduire notre langue de telle sorte qu’elle soit toujours prête à imiter le langage de Jésus-Christ.. C’est alors que nous serons aimés de lui, et que nous nous présenterons devant son tribunal terrible avec une entière confiance. Si nous n’apprenons ici ce langage d’humilité, Jésus-Christ ne vous entendra point alors. Comme un juge romain n’écouterait point votre cause si vous ne lui parliez latin; Jésus-Christ de même ne vous écoutera point lorsqu’il sera assis sur son tribunal, si vous ne parlez sa langue.

Apprenons, mes frères, ce langage si divin. Que le monde parle comme le monde. Parlons comme notre Roi. Parlons nous autres comme Dieu même a parlé. Si la mort de quelque personne vous afflige, prenez garde que la violence de la douleur ne vous arrache des paroles indignes d’un chrétien. Pleurez alors comme Jésus-Christ, puisqu’il a pleuré lui-même la mort de Lazare, et le crime de Judas. Si vous êtes menacé de quelques grands maux, et que la crainte vous saisisse, étudiez-vous alors à parler comme Jésus-Christ: car il a été lui-même dans la frayeur et dans le trouble, ayant pris sur lui volontairement ce qui nous arrive malgré nous. Dites comme lui : (7)

" Toutefois, mon Père, que tout ce que vous " voulez soit fait, et non pas ce que je veux n. (Matth. XXVI, 39.) Si vous pleurez, pleurez avec modération comme Jésus-Christ. Si vos ennemis ont conjuré votre perte, et que la tristesse vous abatte, imitez Jésus-Christ qui a bien voulu souffrir que ses adversaires conspirassent contre sa vie , et qui a dit dans un excès d’ennui

" Mon âme est triste jusqu’à mourir ". (Matth. XXVI, 35.) lI a voulu vous donner en sa personne un parfait modèle pour tous les états et tous les événements de cette vie, afin que vous vous teniez toujours dans les bornes qu’il vous a marquées, et que vous suiviez les règles qu’il vous a prescrites.

C’est ainsi que vous deviendrez la bouche du Fils de Dieu. C’est ainsi que vivant encore sur la terre, vous parlerez la langue du ciel, et que dans vos tristesses, dans vos émotions, et dans vos douleurs, vous marcherez sur ses pas, et vous vous conduirez par l’exemple de Jésus-Christ. Combien y en a-t-il d’entre nous qui désireraient d’être assez heureux pour voir le visage du Sauveur du monde? Et cependant nous pouvons si nous le voulons, non-seulement le voir, mais même le devenir.

Ne différons donc pas davantage un si grand bien. Jésus-Christ honorera plutôt d’un baiser adorable de sa bouche, ceux qui auront été humbles et doux, que les prophètes mêmes, puisqu’il a dit : " Que plusieurs lui diraient " en ce jour terrible: Seigneur, n’avons-nous " pas prophétisé en votre nom "? (Matth. VII, 22); et qu’il leur répondra : " Je ne vous connais point". (Num. XI, 3.) Il aimait au contraire tellement la bouche de Moïse, qui était le plus humble et le plus doux de tous les hommes, qu’il lui parlait familièrement comme un ami parle à son ami. Si donc votre bouche est semblable à celle de Jésus-Christ, vous ne commanderez pas seulement comme lui aux démons, mais vous commanderez encore aux flammes de l’enfer, et vous direz à cet abîme de feu ce qu’il dit à la mer agitée : " Tais-toi, calme-toi ". Vous passerez ainsi avec une grande confiance de la terre au ciel, pour y jouir éternellement des biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et la force dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il (8)
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXIX.
" MAIS QUAND LE FILS DE L’HOMME VIENDRA DANS SA GLOIRE ACCOMPAGNÉ DE TOUS SES SAINTS ANGES, ALORS IL S’ASSIÉRA SUR LE TRÔNE DE SA GLOIRE. ET TOUTES LES NATIONS DE LA TERRE SERONT RASSEMBLÉES DEVANT LUI, ET, IL SÉPARERA LES UNS D’AVEC LES AUTRES, COMME UN BERGER SÉPARE LES BREBIS D’AVEC LES BOUCS ". (CHAP. XXV, 31, 32, JUSQU’AU VERSET 6 DU CHAP. XXVI.)

ANALYSE

1. Le jugement dernier. Combien les oeuvres de miséricorde sont nécessaires.

2. Récompense accordée aux bons; châtiment infligé aux méchants.

3. Les princes des prêtres délibèrent sur les moyens à prendre pour se défaire de Jésus-Christ. — Ce qu’on désignait par ce nom de prince des prêtres.

4. et 5. L’Orateur exhorte ses auditeurs à n’avoir point de haine contre leurs ennemis.— Excellent modèle que Jésus-Christ nous a donné de cette vertu. — Que pour adoucir le mal que les autres nous ont fait, nous devons penser au mal que nous avons fait aux autres. — Que Dieu veut que nous compatissions même aux. souffrances des méchants qu’il punit dans sa justice. — De la joie que laisse dans l’âme une réconciliation chrétienne.
 
 

1. Je vous conjure, mes frères, d’écouter avec toute l’application et toute la componction de coeur qui vous sera possible, cet endroit de l’Evangile que nous vous allons expliquer; ce n’est pas sans raison que Jésus-Christ le réserve pour couronner son discours : il montre excellemment toute l’estime que Dieu fait de la miséricorde et de la charité. Il a déjà, dans ce qui précède, parlé de cette vertu de diverses manières; mais ici il s’en explique avec plus de clarté et plus de force que nulle part ailleurs. Il ne se contente plus ici d’en parler sous la parabole de deux, ou de trois, ou de cinq personnes. Il adresse son discours généralement à tous les hommes. Il est vrai .que lorsqu’il exprime en particulier un certain nombre dans les autres paraboles, ce n’est point pour nous marquer qu’il ne parle qu’à deux hommes, mais à deux sortes de personnes différentes : celles qui lui obéissent et celles qui lui sont rebelles. Mais il traite ici au long ce même sujet avec plus de clarté, et d’une manière qui nous frappe davantage. Il ne dit plus ici, comme ailleurs : " Le royaume des cieux est semblable, etc. " Il se désigne clairement lui-même, et il se découvre en disant: "Quand le Fils de l’homme viendra dans sa " gloire, etc. " Il est déjà venu une fois non pour éclater dans sa gloire, mais pour souffrir les injures et les outrages. Et remarquez, mes frères, qu’il parle souvent de " sa gloire "; parce que le temps de sa croix était proche. Il prépare ses auditeurs, et il les relève. Il leur représente le jugement général qu’il exercera sur tous les hommes. Il leur fait voir comment il rassemblera devant lui toute la terre, et il leur dit même, pour leur inspirer encore plus de terreur, qu’il fera descendre tous les anges du ciel pour venir avec lui rendre témoignage devant le monde entier, combien ses envoyés ont fait de choses par son ordre pour le salut de tous les hommes. C’est pourquoi ce jour sera épouvantable en toutes manières.

" Toutes les nations de la terre seront rassemblées devant lui, et il séparera les uns d’avec les autres, comme un berger sépare les brebis d’avec les boucs (32). Et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche (33) ". Il n’y a rien de séparé en ce monde. Les bons sont mêlés confusément avec les méchants; mais il s’en fera alors un discernement très-exact, et ils seront tellement séparés les uns des autres, qu’on ne pourra douter duquel des deux partis chacun sera. Il montre encore par ces deux noms différents (9) dont il se sert pour les distinguer, quelles sont les moeurs des uns et des autres. Il appelle les uns " boucs " pour marquer leur stérilité, parce qu’il n’y a rien de moins fertile que cet animal, et il appelle les autres " brebis", pour marquer leur fécondité; car on sait combien les brebis sont fertiles en lait, en laine et en agneaux. Mais il y a ici cette différence que cette fécondité et cette stérilité des animaux est un effet de la nature; au lieu que les hommes sont féconds ou stériles en bonnes oeuvres par le choix de leur volonté; et qu’ainsi c’est très-justement que Dieu punit les uns, et qu’il couronne les autres.

" Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous, les bénis de mon Père: possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde (34). Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire; j’ai eu besoin de logement et vous m’avez logé (35). J’ai été nu et vous m’avez vêtu ; j’ai été malade et vous m’avez visité; j’ai été en prison et vous m’ê" tes venu voir (36). Sur quoi les justes lui diront: Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim, et que nous vous avons donné à manger; ou avoir soif, et que nous vous avons donné à boire (37).? Quand est-ce que nous vous avons vu sans logement, et que nous vous avons logé; ou sans vêtements, et que nous vous avons vêtu (38)? Et quand est-ce que nous vous avons vu malade ou en prison, et que nous sommes allés vous visiter (39) ? Et le Roi leur répondra : Je vous dis en vérité que chaque fois que vous l’avez fait aux moindres de mes frères, c’est à moi- même que vous l’avez fait (40) ". Il est à remarquer que cet équitable Juge ne condamnera point les méchants avant que de les avoir accusés. Il les fait donc venir devant son Tribunal, et il leur dit les justes sujets pour lesquels il les accuse.

" Il dira ensuite à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges (41). Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire (42). J’ai eu besoin de logement, et vous ne m’avez pas logé; j’ai été nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j’ai été malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité (43) ". Les méchants répondront alors à ces reproches avec modestie et avec soumission; mais cette soumission leur sera entièrement inutile.

" Ils lui diront: Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim ou soif, ou sans logement, ou sans vêtements, ou malade, ou prisonnier, et que nous avons manqué à vous assister (44) ? Mais il leur répondra : Je vous dis en vérité qu’autant de fois vous avez manqué de le faire aux moindres de ces petits, autant de fois vous avez manqué à me le faire à moi-même (45). Et alors ceux-ci s’en iront au supplice éternel, et les justes à la vie éternelle (46) ". Ne sera-ce pas avec justice que les méchants souffriront ces reproches de Jésus-Christ irrité, puisqu’ils auront négligé durant toute leur vie une chose qui lui est si précieuse et si agréable? Car les prophètes disaient clairement au nom de Dieu même " Je veux la miséricorde et non pas le sacrifice ". Jésus-Christ le législateur le disait aussi continuellement, et par ses paroles et encore plus par ses actions, et la nature même imprime déjà ces enseignements dans l’âme des hommes. Mais remarquez, mes frères, que ces méchants, que Dieu condamne, n’avaient pas seulement manqué à la charité dans quelques points, mais qu’ils en avaient négligé généralement tous les devoirs. Car, non-seulement ils ne lui ont pas donné à manger lorsqu’il avait faim, et ils ne l’ont pas vêtu lorsqu’il était nu; mais ils n’ont pas fait même une chose aussi facileS que celle d’aller visiter un malade. Et considérez, mes frères, combien tout ce que Jésus-Christ commande est facile. Car il ne dit pas : "J’étais on prison ", et vous ne m’avez pas délivré : " J’étais malade ", et vous ne m’avez pas guéri; mais " vous ne m’avez point visité, vous ne m’êtes point venus voir". Il n’était pas aussi difficile de le soulager dans la faim qu’il endurait. Car il ne demande pas des tables somptueuses, il ne veut que ce qui est purement nécessaire. Il ne demande pas même ce secours sous la forme et sous l’apparence d’un prince, mais sous celle d’un pauvre et d’un humble esclave.

Considérez donc toutes ces circonstances, dont chacune aurait suffi pour condamner ces ingrats; le peu qu’il leur demandait, puisque ce n’était que du pain; la misère de celui qui leur demandait qui était si pauvre; la compassion dont ils devaient être touchés , (10) puisque c’était un homme; la grandeur de la récompense promise, puisque c’était la gloire du ciel; la crainte des peines réservées, puisqu’on les menaçait de l’enfer; la dignité de celui à qui ils faisaient part de leur bien , puisque c’était Dieu même qui le recevait par les mains des pauvres; l’honneur qu’il avait bien voulu leur faire, puisqu’il abaissait sa grandeur jusqu’à implorer leur assistance; enfin la justice qui les obligeait de ne pas le refuser, puisqu’il leur avait donné ce qu’il leur demandait, ce qui était plus à lui qu’à eux. Mais l’avarice les a aveuglés, et ils ont fermé les yeux à toutes ces considérations si pressantes. Ils n’ont point appréhendé les peines terribles dont Jésus-Christ menaçait les coeurs durs et impitoyables, jusqu’à leur déclarer qu’il leur ferait souffrir de plus grands supplices qu’à ceux de Sodome et de Gomorrhe. Et ils ont oublié que Jésus-Christ dit ici : " Quand vous avez refusé cette charité à un de ces petits, vous me l’avez refusée à moi-même ".

Mais comment Jésus-Christ, en les appelant " ses frères", dit-il en même temps qu’ils sont "petits "? C’est précisément pour marquer qu’ils ne sont " ses frères " que parce qu’ils sont "petits ", c’est-à-dire humbles, pauvres et méprisables. Car Jésus-Christ ne veut avoir pour frères que les humbles. Ce que je n’entends pas seulement des religieux et des solitaires qui habitent les déserts et les montagnes; mais encore de chacun des fidèles qui vit dans l’Eglise. Quand vous voyez un chrétien qui, engagé dans le monde, y vit dans la pauvreté, et dans un entier dénûment de toutes choses, Jésus-Christ veut que vous le regardiez comme " son frère ", et que vous ayez autant de soin de lui que vous en auriez pour votre Sauveur. Ces personnes, quelque viles et abjectes qu’elles paraissent, deviennent ses frères par le baptême, et par la participation de ses mystères.

2. Mais le Fils de Dieu voulant encore nous faire mieux voir avec quelle justice il condamnera ceux qui omettront ces devoirs de charité, commence par louer et par récompenser ceux qui les ont pratiqués : " Venez ", dit-il, " vous, les bénis de mon Père, possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, etc. " Il semble que, pour. ôter toute excuse à ces coeurs endurcis, et pour les empêcher de dire qu’ils n’ont point trouvé l’occasion de pratiquer la charité, il ait voulu d’abord les confondre par la comparaison de leur conduite avec la conduite de ceux qui, dans les mêmes conditions qu’eux, ont su néanmoins la pratiquer.

C’est ainsi que, dans les paraboles précédentes, il confond les vierges folles en leur opposant les sages ; qu’il couvre de honte ce serviteur ivrogne et gourmand par la comparaison des autres qui étaient plus sobres et plus modérés que lui, et qu’il condamne ce lâche serviteur qui avait caché son talent en terre par l’exemple de ceux qui avaient si heureusement multiplié l’argent qui leur avait été confié. Il confondra de même un jour tous les pécheurs de la terre, en les comparant avec les justes.

Ces comparaisons concluent tantôt d’égal à égal, comme ici, comme dans la parabole des dix vierges; tantôt du moins grand au plus grand; par exemple: " Les hommes de Ninive s’élèveront au jour du jugement contre ce peuple, et ils le condamneront parce qu’ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas: et cependant celui qui est ici est plus grand que Jonas. La reine du midi s’élèvera au jour du jugement contre ce peuple, et elle le condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon; et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon ". (Sup. XII, 41.) Un autre exemple où l’on conclut d’égal à égal, c’est lorsque le Sauveur dit : " C’est pourquoi vos enfants seront vos juges " (Luc. XI, 19.) Voici tin exemple où la comparaison conclut du plus au moins, c’est lorsque saint Paul dit: " Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges, combien donc plus jugerons-nous le siècle"? (1 Cor. II, 6.) Et lorsque Jésus-Christ parle ici de son jugement, il fait des comparaisons d’égal à égal, puisqu’il compare le pauvre avec le pauvre, et le riche avec. le riche, et qu’il confond ceux qui n’ont pas fait l’aumône par l’exemple de ceux qui l’ont faite. Mais il ne justifie pas seulement l’arrêt qu’il portera contre ces coeurs sans pitié et sans miséricorde, en leur faisant voir d’autres hommes qui, dans le même état qu’eux, auront pratiqué tous les devoirs de la charité chrétienne. Il le justifie encore beaucoup plus eu leur représentant avec quelle indifférence ils ont négligé d’obéir à toutes ses règles, et dans (11) des rencontres où le prétexte de leur peu de bien ne pouvait ni leur être un obstacle, ni leur servir d’excuse, comme lorsqu’il s’agit de donner un verre d’eau froide à un pauvre qui a soit, d’aller consoler un prisonnier, et de visiter un malade.

Mais je vous prie de remarquer, mes frères, que lorsque Jésus-Christ veut donner des louanges aux bons, il commence par leur représenter l’amour éternel que Dieu a toujours eu pour eux: "Venez ", dit-il, " vous que mon Père a bénis, possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ". Quel bonheur peut être comparable à celui d’être " bénis " et d’être bénis par le Père même? D’où peut venir un si grand bonheur à un homme, et comment peut-il mériter une telle gloire?

" Car j’ai eu faim ", dit-il, " et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ". O paroles pleines de joie, de consolation et d’honneur pour ceux qui mériteront de les entendre ! Il ne leur dit pas: Recevez le royaume, mais " possédez-le comme votre héritage"; comme un bien qui est à vous, que vous avez reçu de votre Père, et .qui vous est dû de tout temps. Car je vous l’ai préparé avant même que vous fussiez nés, parce que je savais que vous seriez ce que vous êtes. Quelles sont donc les actions que Jésus-Christ récompense dans ses saints d’une manière si divine? C’est, mes frères, parce qu’ils ont retiré chez eux un étranger, c’est parce qu’ils ont revêtu un pauvre, c’est parce qu’ils ont donné du pain à celui qui avait faim, et de l’eau à celui qui avait soif, enfin c’est parce qu’ils ont visité un malade ou un prisonnier. Car Dieu a principalement égard au secours que nous donnons à ceux qui en ont besoin.

Il y a même des cas où il ne considère pas si nous les avons retirés de leur misère. Et, en effet, comme je l’ai déjà dit, un malade et un prisonnier ne désirent pas seulement d’être visités. L’un veut être guéri de son mal, et l’autre veut sortir de prison. Mais Dieu étant aussi doux et aussi bon qu’il l’est, se contente du peu que nous donnons quand nous ne pouvons davantage. Il n’exige pas même tout ce que nous pourrions donner. Il laisse à notre liberté de faire plus si nous le voulons, afin d’avoir la gloire de passer volontairement au delà de ce que nous étions obligés de faire.

Mais Jésus-Christ parle à ceux qui seront à sa gauche d’une manière bien différente. Il dit aux uns : " Venez, bénis "; il dit aux autres " Allez, maudits ", et il n’ajoute pas " de mon Père "; parce que ce n’est que leur malignité propre, et leurs actions criminelles qui leur ont attiré cette malédiction si effroyable " Allez au feu éternel qui a été préparé ", non pour vous, "mais pour le diable et pour ses anges ". Quand il parle de ce royaume bienheureux, il dit expressément qu’il a été préparé pour ceux qu’il y fait entrer; mais lorsqu’il parle des flammes qui ne s’éteindront jamais, il ne dit pas qu’elles ont été préparées pour les damnés, mais "pour le démon et pour ses anges". Ce n’est point moi, dit-il, qui vous ai préparé ces feux. Je vous ai bien préparé un royaume, mais ces flammes n’étaient destinées par moi que pour le démon et pour ses anges. C’est vous seuls que vous devez accuser de votre malheur, et vous vous êtes précipités volontairement dans ces abîmes.

C’est donc pour se justifier en quelque sorte qu’il dit ces paroles. " Qui a été préparé au diable, aussi bien que celles qui suivent: " Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger". Quand j’aurais été votre ennemi, ne suffisait-il pas pour toucher les coeurs les plus durs de voir tant de maux joints ensemble, la faim, la soif, la nudité, la captivité, la maladie? Tant de maux ensemble n’adoucissent-ils pas d’ordinaire les coeurs les plus impitoyables et les plus envenimés? Cependant c’est dans cet état même que vous n’avez pas secouru votre Dieu et votre Seigneur, qui vous fait tant de grâces, et qui vous aimait si tendrement.

Si vous voyiez un chien, ou une bête sauvage mourir de faim, vous seriez touché de compassion. Vous voyez Dieu même pressé de la faim, qui vous demande du pain par la voix du pauvre, et vous n’en avez point de pitié. Qui peut excuser cette barbarie? Quand vous n’auriez point d’autre récompense à attendre de la charité que vous lui faites, que l’action même de cette charité et l’honneur de pouvoir rendre ce service à votre maître, cela seul, sans parler de la reconnaissance qu’il vous en témoignera à la face de toute la terre, cela seul , dis-je, ne devrait-il pas vous (12) porter à aimer les pauvres? Cependant vous voyez qu’outre cet honneur, il vous promet encore, lorsqu’il sera assis sur le trône de son Père, et que tous les hommes seront au pied de son tribunal, de vous louer devant toute la terre , et de publier que c’est vous qui l’avez nourri, qui l’avez logé, et qui l’avez revêtu lorsqu’il était pauvre. Il ne rougit point de se rabaisser dans sa gloire, afin de contribuer à la vôtre.

Si les uns sont punis si rigoureusement, c’est par une grande justice, et ce sont leurs péchés qui les condamnent : Et si les autres sont si glorieusement récompensés, c’est par une grande miséricorde, et c’est la grâce qui les couronne qui les a prévenus de sa bonté. Quand ils auraient fait mille actions de vertu; ce ne peut être que l’ouvrage de la grâce de rendre de si grands biens pour des choses si petites, et de récompenser des actions si légères et d’un moment, d’un poids éternel de gloire et de tout le bonheur du paradis.

3. Jésus, ayant achevé tous ces discours, dit à ses disciples : " Vous savez que la Pâque se fait dans deux jours, et que le Fils de l’homme sera livré pour être crucifié ". (XXIV, 1, 2.) Vous voyez, mes frères, que Jésus-Christ prend encore l’occasion de parler de ses souffrances aussitôt qu’il a parlé du royaume éternel des bienheureux et des peines infinies des réprouvés. Il semble que par là il dise à ses apôtres: Pourquoi craignez-vous les maux si courts de cette vie, puisque vous savez qu’on vous a préparé des biens qui ne finiront jamais?

Mais considérez de quelle adroite précaution il enveloppe, pour en adoucir le coup, cette nouvelle qu’il savait leur devoir être si affligeante. Car il ne dit pas ici tout simplement qu’il sera livré dans deux jours, mais " que la Pâque se fera dans deux jours, et que le Fils de l’homme sera livré ensuite pour être crucifié ", pour montrer que ce qui allait se passer était un grand mystère, et une fête que toute la terre célébrerait dans tous les siècles. Il voulait encore, par là, faire connaître qu’il savait tout, et que l’avenir lui était présent. C’est pourquoi, croyant que cela leur suffisait pour leur consolation, il ne leur parle point ensuite de sa résurrection, comme il faisait dans toutes les autres occasions. Il était superflu de leur en parler encore ici après l’avoir fait tant de fois. D’ailleurs, comme la Pâque des Juifs rappelait dans leur mémoire tant de miracles que Dieu avait faits autrefois en leur faveur, il leur découvre de même que sa passion délivrerait les hommes d’une infinité de maux, et qu’elle deviendrait la source de tous les biens.

" En même temps les princes des prêtres, les docteurs de la Loi, et les sénateurs du peuple Juif s’assemblèrent dans la salle du grand prêtre appelé Caïphe (3); et tinrent conseil ensemble pour trouver moyen de se saisir de Jésus avec adresse, et de le faire mourir (4). Et ils disaient : Il ne faut point que ce soit pendant la fête, de peur qu’il ne s’excite quelque tumulte parmi le peuple (5) ". Considérez, mes frères, l’iniquité déplorable de la conduite et du gouvernement des Juifs. Lorsqu’ils entreprennent de faire l’action la plus détestable qui fut jamais, ils commencent par consulter le grand Prêtre, afin que le crime fût autorisé par celui-là même qui aurait dû l’empêcher.

Vous me demanderez peut-être combien il y avait de ces grands prêtres? La Loi défendait qu’il y en eût plus d’un. Cependant il y en avait plusieurs alors, ce qui fait assez voir dans quelle dissolution et vers quelle ruine se précipitaient les affaires des Juifs. Car Moïse avait expressément ordonné qu’il n’y eût qu’un grand prêtre, et que, lorsqu’il serait mort, on en choisirait un autre en sa place. Et c’était comme vous savez au temps de cette élection que finissait l’exil de ceux qui avaient été bannis pour avoir tué quelqu’un sans y penser, et contre leur volonté. Comment donc y avait-il tant de grands prêtres alors? sinon parce qu’ils n’étaient en charge que durant un an; comme saint Luc le marque en disant de Zacharie qu’ " il était de la famille d’Abia, l’une des familles sacerdotales qui servaient tour à tour dans le temple". L’Evangile donc appelle ici " grands prêtres " ceux qui l’avaient été autrefois, quoiqu’ils eussent cessé de l’être.

Mais quel est le conseil qu’ils prennent ensemble? De se saisir de Jésus, et de le faire mourir secrètement, parce qu’ils craignaient le peuple. C’est pourquoi ils avaient résolu de laisser passer la fête , et ils disaient entre " eux : Il ne faut point que ce soit pendant " la fête " : Le démon, et les Juifs étaient unis dans ce dessein : le démon, afin de ne point rendre la passion de Jésus-Christ publique et manifeste, et les Juifs, afin qu’ " il ne (13) s’excitât aucun tumulte parmi le peuple ". Remarquez en toute rencontre comme ils ont peu de crainte de Dieu, et combien en même temps ils craignent les hommes. Ils n’appréhendent point que la sainteté du jour de Pâque ne rende leur sacrilège encore plus énorme et plus odieux, mais seulement que le concours du peuple n’excite quelque trouble. Cependant leur colère les transportait avec tant de violence, qu’aussitôt qu’ils ont trouvé un traître ils changent d’avis , et que, ne pouvant attendre que la fête soit passée, ils sont résolus enfin contre leur première pensée de le faire mourir en un jour si saint. Leur passion également aveugle et furieuse les pressait de telle sorte qu’aussitôt qu’ils trouvèrent une occasion favorable pour la satisfaire, il leur fut impossible de différer plus longtemps.

A la vérité, Dieu par sa sagesse toute-puissante avait ménagé cet emportement pour le faire servir à ses desseins et pour tirer le bien d’un si grand mal; il ne faut pas douter néanmoins que les Juifs ne se soient rendus dignes d’une effroyable punition, en traitant si cruellement celui qui leur avait fait tant de biens, et qui avait pu négliger les autres peuples pour se donner tout entier à eux, et en faisant mourir Celui qui était l’innocence même, en ce jour si saint, jour où ils avaient coutume de délivrer les plus criminels.

Mais qui n’admirera la douceur et la miséricorde de Jésus-Christ? Après avoir été traité si outrageusement par les Juifs, il leur a néanmoins envoyé ses apôtres après sa résurrection, et il a exposé ses amis à la fureur de ces barbares pour sauver un peuple si digne de haine. Saint Paul les a conjurés en son nom de se convertir, ou plutôt lui-même parlant par la bouche de saint Paul les a conjurés de se réconcilier avec lui, en leur disant : " Nous faisons " la charge d’ambassadeurs pour Jésus-Christ, " et Dieu même vous exhortant par nous, " nous vous conjurons au nom de Jésus-Christ " de vous réconcilier avec Dieu ". (II Cor. V, 20.)

Puis donc, mes frères, que nous avons dam le Sauveur le modèle d’une charité si divine, je vous exhorte non pas à mourir comme lui pour vos ennemis, quoique cela serait à souhaiter mais au moins, puisque cette vertu est encore au-dessus de votre faiblesse, je vous conjure de n’avoir point d’envie contre ceux qui vous aiment et que vous aimez. Je ne vous dis point encore que vous cherchiez tous les moyens dé faire du bien à vos ennemis, quoique je le souhaite avec ardeur; mais, puisque vous êtes trop lâches pour aspirer à une si haute perfection, je me contente que vous étouffiez au moins en vous tous les mouvements de la vengeance.

Croyez-vous que ce lieu où je vous parle soit un théâtre , .et que l’Eglise soit un lieu de fables et de fictions? Pourquoi résistez-vous avec tant d’opiniâtreté aux avis que je vous donne et aux vérités que je vous prêche ? Ce n’est pas sans raison que Jésus-Christ a fait écrire toutes les parties de son Evangile, et particulièrement tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a dit aux approches de sa croix. Il a voulu que vous eussiez en sa personne un modèle de douceur, et que sa charité infinie vous servit d’exemple pour vous apprendre à aimer vos frères. Lorsque ses ennemis viennent se saisir de lui, il les renverse tous avec une seule parole; il fait en même temps un miracle pour guérir l’un de ceux qui, le venaient prendre il épouvante, la femme de son juge par des visions et des songes; il prédit ce qui devait arriver longtemps après, et il parle à son juge avec une douceur et une humilité admirable qui le devait plus toucher encore que les miracles Etant sur la croix il agit en Dieu, et il obscurcit le soleil; il fait fendre les pierres, il ouvre les sépulcres, et il ressuscite les morts; et en même temps il jette un grand cri, et il conjure son Père de pardonner sa mort à ses bourreaux. Sa charité envers les Juifs ne finit point avec sa vie. Aussitôt qu’il est ressuscité, il leur envoie ses apôtres. Il les appelle à la foi; il leur pardonne leurs péchés, et il les comble de grâces. Qui n’admirera cette bonté? Il choisit ceux qui l’ont crucifié pour les rendre enfants de Dieu, et il prend pour frères ses meurtriers.

Rougissons donc, mes frères, et soyons couverts de confusion, en voyant combien nous sommes éloignés de celui qui s’est rendu notre modèle, et qui nous commande de l’imiter. Considérant cette disproportion infinie, qui est entre lui et nous, afin qu’en nous accusant nous-mêmes, et en condamnant nos fautes, nous soyons plus disposés à entrer dans des sentiments de pénitence, et qu’au moins nous n’offensions pas ceux pour qui Jésus-Christ même adonné sa vie. Quelle honte de ne (14) vouloir pas se réconcilier avec ceux dont Jésus-Christ a acheté la réconciliation avec son Père au prix de son sang?

4. Vous pouvez faire ce que je vous demande sans dépenser votre argent, que vous avez tant de soin d’épargner lorsqu’on vous exhorte à donner aux pauvres. Souvenez-vous combien vous êtes redevables à Dieu, et je m’assure que vous n’attendrez plus que votre ennemi vienne vous demander pardon, et que vous le préviendrez et lui pardonnerez de bon coeur, afin que Dieu vous traite comme vous avez traité ce frère, et qu’il guérisse les blessures de votre âme.

On a vu souvent que les gentils qui n’avaient aucune connaissance ni aucune espérance des biens que nous attendons, ont pardonné par une générosité toute humaine les plus grands excès qu’on avait commis contre eux, et vous, qui espérez des récompenses infinies, vous différez de faire avec la grâce de Jésus-Christ ce que des hommes comme vous n’ont fait que par le seul instinct de la nature? Votre passion ne durera pas toujours. Elle s’amortira peu à peu. Prévenez donc ce temps, et étouffez-la par la crainte de Dieu, et-vous en recevrez une grande récompense: Que si vous n’en usez pas de la sorte, vous serez punis très-sévèrement pour n’avoir pas~ voulu sacrifier à Dieu ce ressentiment qui devait enfin s’éteindre de lui-même.

Si vous dites que vous vous sentez tout ému, lorsque l’injure que l’on vous a faite vous revient dans la pensée, jetez plutôt les yeux sur le bien que vous a peut-être fait autrefois celui dont vous vous plaignez, et sur le mal ‘que vous avez fait vous-même si souvent aux autres. Si l’on a médit de vous, considérez si vous n’avez jamais médit de personne. Comment osez-vous espérer que Dieu vous pardonne, vous qui ne voulez point pardonner aux autres?

Vous me dites que vous n’avez jamais dit de personne des calomnies aussi noires que celles qu’on dit contre vous. Mais peut-être que vous avez trop facilement prêté l’oreille à celles que les autres ont répandues devant vous; et qu’ainsi vous vous êtes rendu coupable de ce même crime. Si vous voulez donc comprendre quelle vertu c’est que d’oublier et de pardonner les injures, et combien cette disposition de coeur est agréable aux yeux de Dieu, jugez en par les peines rigoureuses dont il punit ceux qui se réjouissent de la vengeance qu’il exerce sur les méchants. Quoiqu’il ne les traite avec cette sévérité qu’avec justice, il ne vous est pas permis néanmoins de vous en réjouir. C’est pourquoi, après que le prophète a fait plusieurs reproches aux Juifs, il leur dit enfin ces paroles : " Ils n’ont point été touchés de compassion dans l’affliction de Joseph. Il n’est point sorti de sa maison., pour aller pleurer les malheurs de la maison qui lui était jointe". (Amos. VI, 6.) Ainsi, quoique Joseph, c’est-à-dire les tribus qui en étaient sorties, eussent senti les justes effets de sa vengeance, Dieu veut néanmoins que nous soyons sensibles à leurs maux, et que nous compatissions à leurs misères.

Que si, malgré notre dureté, nous ne laissons pas néanmoins de nous irriter contre un serviteur qui rit, lorsque nous en punissons un autre; si la méchanceté de cet homme insensible à ce que son compagnon souffre, nous offense alors, et si elle attire sur lui-même notre colère, combien Dieu, étant aussi doux et aussi bon qu’il est, doit-il s’aigrir davantage, lorsque nous trouvons notre joie dans les afflictions des autres?

Si donc, au lieu de nous réjouir dans ces occasions, nous avons au contraire de la compassion dans les maux dont Dieu frappe les hommes, nous devons compatir bien davantage à ceux qui nous ont offensés; puisque ce sentiment est l’effet et la preuve de notre charité que Dieu préfère à toutes nos autres vertus. Comme dans les fleurs et dans les couleurs, il n’y en a point de plus précieuses que celles dont on se sert pour teindre la pourpre des rois; on peut dire de même que, de toutes les vertus, il n’y en a point de plus précieuses que celles où paraît la charité qui n’éclate jamais plus que lorsque nous pardonnons les injures qu’on nous a faites.

Mais, quoi! me direz-vous, Dieu n’a-t-il donc songé qu’à celui qui a reçu l’injure, et a-t-il oublié celui qui l’a faite? Nullement. Car ne lui a-t-il pas commandé d’aller trouver celui qu’il a offensé pour se réconcilier avec lui ? Ne l’a-t-il pas comme arraché du pied de l’autel pour le porter à satisfaire premièrement son frère, afin de revenir ensuite achever son sacrifice? Mais pour vous, mes frères, n’attendez pas que vos ennemis vous viennent trouver de la sorte. Ce serait perdre votre avantage. Dieu vous promet une récompense infinie, afin que vous (15) préveniez celui qui vous a maltraités. Si vous ne vous réconciliez que parce que votre ennemi vous est venu demander pardon, et parce que Dieu vous le commande, ce n’est plus vous qui méritez le prix de la victoire ; vous le laissez remporter par celui que vous appelez votre ennemi.

Mais osez-vous bien dire que vous avez un ennemi, et le pouvez-vous dire sans rougir? Ne vous suffit-il pas d’avoir le démon pour ennemi, faut-il que les hommes le soient encore? Et plût à Dieu même que cet ange rebelle ne fût jamais devenu démon. Nous ne serions point ses ennemis, s’il ne nous avait déclaré une guerre si cruelle. Vous ne sauriez comprendre, mes frères, si vous ne l’éprouvez vous-mêmes, quelle douceur on ressent dans l’âme après une réconciliation si chrétienne. Mais quel moyen de l’éprouver, lorsque l’on a l’esprit plein d’aversion et de haine? Ce n’est qu’après avoir étouffé les inimitiés que l’on reconnaît combien il est plus doux d’aimer son frère que de le haïr. Pourquoi imitons-nous ces furieux qui se déchirent avec les dents, et qui satisfont leur rage en se dévorant l’un l’autre?

5. Souvenez-vous combien la Loi ancienne même s’opposait à ces désordres: " Toutes les voies", dit le Sages " de ceux qui se souviennent des injures, tendent à la mort. L’homme conserve sa colère contre un autre homme, et il attend que Dieu le guérisse "?(Eccl. VIII.) — Mais Dieu, dites-vous, n’a-t-il pas fait lui-même cette ordonnance dans sa loi : " Oeil pour oeil, et dent pour dent "? Comment donc après cette parole peut-il condamner ceux qui l’exécutent? — Il faut bien remarquer, mes frères, que Dieu n’a pas fait cette loi pour permettre aux hommes de se traiter cruellement les uns les autres; mais pour que la crainte de souffrir nous-mêmes nous empêchât de faire souffrir les autres. D’ailleurs cette colère dont il est parlé dans la loi, est une passion violente qui surprend l’âme par un mouvement prompt et impétueux; au lieu que le souvenir des injures est la marque d’une âme noire qui se nourrit de la haine et de la vengeance.

Vous me direz peut-être que cet homme vous a maltraité. Et moi je vous dis qu’il ne peut vous avoir fait autant de mal que vous vous en faites à vous-même par ce ressentiment que Dieu vous défend. Je dis même qu’il n’est pas possible qu’un homme de bien souffre quelque mal. Car supposons d’un côté qu’un homme vive chrétiennement avec sa femme et ses enfants, qu’il soit riche, et par conséquent exposé aux accidents ordinaires de la vie, qu’il ait beaucoup d’amis et beaucoup de charges, qu’il soit élevé en honneur, et que néanmoins il ait sans comparaison plus d’attache pour pieu et pour sa Loi sainte que pour tous ces avantages extérieurs: supposons aussi de l’autre qu’un méchant homme se déclare son ennemi, et qu’il entreprenne de le perdre. En quoi lui nuira-t-il par tous ses efforts? Il lui ôtera une partie de son bien. Il fera mourir ses enfants. Mais l’homme de bien sait qu’il les reverra après sa mort, et cette espérance l’occupe sans cesse. Peut-être même qu’on tuera sa femme? Mais il est persuadé qu’on ne doit point pleurer ceux de qui la mort n’est qu’un sommeil. L’ennemi ne sera pas satisfait encore, il le déchirera par ses calomnies. Mais celui qui regarde tous les hommes, comme l’herbe qui naît et se sèche en même temps, ne s’arrête point à leurs paroles. Enfin, cet ennemi l’enfermera dans une prison, et il le fera beaucoup souffrir. Mais quelle impression pourra-t-il faire sur l’esprit de celui qui a appris de saint Paul que, quand même l’homme extérieur se corrompt, l’intérieur se renouvelle, et que l’affliction produit la patience?

Il me semble que j’ai plus fait que je n’ai promis. Je voulais vous montrer que tous les maux ne peuvent nuire à un homme qui est tout à Dieu; et il se trouve qu’ils lui servent, bien loin de lui nuire. Ne vous emportez donc plus à l’avenir contre les autres. Epargnez-vous en les épargnant et n’affaiblissez point en vous la vigueur de vos âmes et de votre foi. La douleur que vous ressentez, lorsqu’on vous fait tort en quelque chose, vient plutôt de votre propre faiblesse, que du pouvoir de celui qui vous offense. Si on vous dit une injure, vous en versez des larmes. Si on vous dérobe, vous en pleurez aussi. Nous sommes comme des petits enfants qui, se trouvant parmi leurs compagnons, pleurent pour la moindre chose qu’on leur fait. Si ceux qui sont les plus hardis les voient, si tendres à pleurer, ils les tourmentent encore davantage. Mais s’ils s’aperçoivent qu’ils ne font que rire de ce qu’on leur dit, ils les laissent en paix. Nous sommes encore plus faibles et plus (16) insensés que ces enfants, lorsque nous pleurons pour mille choses qui ne nous devraient être qu’un sujet de rire.

Je vous conjuré donc, mes frères, de quitter toutes ces pensées d’enfants, et de travailler à vous rendre dignes du ciel où vous aspirez. Jésus-Christ veut que nous soyons des hommes parfaits. C’est à quoi saint Paul nous exhorte aussi, lorsqu’il dit : " Mes frères, n’ayez point un esprit d’enfants, mais soyez sans malice comme des enfants, et ayez un esprit d’hommes ". (I Cor. XXXIV, 20.) Allions donc la simplicité des enfants avec la sagesse des hommes de Dieu. Fuyons les inimitiés , et soyons ardents à aimer nos frères pour jouir un jour de la gloire du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. à qui est la gloire et la puissance dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

HOMÉLIE LXXX
" OR, JÉSUS ÉTANT A BÉTHANIE DANS LA MAISON DE SIMON LE LÉREUX, UNE FEMME VINT A LUI AVEC UN VASE D’ALBÂTRE PLEIN D’UN PARFUM DE GRAND PRIX, QU’ELLE RÉPANDIT SUR LA TÊTE DE JÉSUS, COMME IL ÉTAIT A TABLE ". (CHAP. XXVI, 6, 7, JUSQU’AU VERSET 17.)

ANALYSE

1. Jésus-Christ défend contre les murmures de ses apôtres, la femme qui avait répandu sur sa tête un vase de parfum.

2. L’action que fit alors cette femme est maintenant connue et louée dans tout l’univers, pendant que les exploits de beaucoup de grands hommes sont maintenant tombés dans l’oubli.

3 et 4. Trahison de Judas. — De l’ardeur que nous devons témoigner pour convertir ceux d’entre nos frères qui se perdent . — Que leur endurcissement ne nous doit point décourager. — De l’exemple de Judas . — Contre les avares . — Description de leur bassesse. — Du bonheur de la pauvreté. — Qu’il ne sert de rien à l’homme d’être riche au dehors, s’il est pauvre dans son coeur. — Comparaison sur ce sujet.
 
 

1. Il semble, mes frères, que cette femme est la même dont parlent tous les évangélistes. Pour moi, je crois que celle dont les trois premiers parlent est la même; mais celle dont parle saint Jean me paraît différente, et, selon moi , n’est autre que l’admirable soeur de Lazare. Ce n’est pas sans sujet que l’Evangéliste parle de la lèpre de ce Simon. Il le fait pour montrer par là ce qui pouvait donner à cette femme la confiance d’approcher de Jésus-Christ. Comme la lèpre était une maladie contagieuse, dont cette femme voyait que ce Simon avait été miraculeusement guéri par le Sauveur, puisqu’autrement il ne serait pas entré chez lui, elle espérait fermement que Jésus-Christ pouvait de même la guérir des impuretés, et comme de la lèpre de son âme. Ce n’est pas non plus sans mystère que l’Evangile nomme la ville de " Béthanie ". Il vient nous marquer par cette circonstance, que Jésus-Christ s’offrait volontairement à la mort, et qu’après s’être jusque-là tant de fois dérobé à la violence des Juifs, il voulait maintenant comme se présenter à eux , et se jeter lui-même entre leurs mains, lorsqu’ils étaient le plus envenimés et le plus irrités contre lui. Il approche à deux milles de Jérusalem , et il fait voir qu’il ne s’en était éloigné auparavant que pour de grandes raisons.

Cette femme donc voyant Jésus-Christ chez Simon le lépreux, prit de là un sujet de confiance, et résolut d’entrer dans cette maison. Car si celle dont il est parlé ailleurs, et qui était malade d’une perte de sang, quoiqu’elle fût (17) très-innocente, ne pût s’empêcher néanmoins, à cause de cette seule impureté naturelle, (le trembler lorsqu’elle approcha de Jésus-Christ, combien devait craindre davantage celle qui voyait avec horreur l’impureté de son âme?

Elle n’approcha même de Jésus-Christ qu’après que beaucoup d’autres femmes l’y avaient encouragée par leur exemple, comme la Samaritaine, la Chananéenne, cette Hémorroïsse dont je parle, et plusieurs autres. Sa conscience, le remords de ses crimes l’avaient toujours retenue. Elle n’est pas même guérie en public : elle reçoit cette grâce en particulier, et dans le secret d’une maison. Toutes ces autres femmes n’étaient allées trouver Jésus-Christ que pour la guérison du corps. Celle-ci seule le vient trouver dans cette maison, pour lui faire plus d’honneur et pour obtenir de lui la guérison de son âme. Car elle n’avait aucune maladie corporelle, et c’est ce qui doit faire admirer son zèle envers Jésus-Christ dans ces honneurs qu’elle lui rend, non comme à un pur homme, niais comme à quelqu’un d’infiniment élevé au-dessus de l’homme par sa nature. C’est dans cette considération qu’essuyant de ses cheveux les pieds du Sauveur, elle abaisse sous ses pieds sacrés le plus noble de ses membres, c’est-à-dire sa tête.

" Ce que voyant, ses disciples se fâchèrent et dirent: A quoi bon cette perte (8)? On aurait pu vendre ce parfum bien cher, et en donner l’argent aux pauvres (9)". D’où pouvait venir cette pensée aux disciples, sinon de ce qu’ils avaient ouï dire à leur Maître : " J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice " : et qu’ils lui avaient entendu reprocher aux Pharisiens de " négliger les choses les plus importantes de la loi, c’est-à-dire la justice, la miséricorde et la foi? " Ils se souvenaient de lui avoir encore entendu dire beaucoup de choses sur la montagne touchant la miséricorde et l’aumône, et ils concluaient de là que si Dieu n’avait pas pour agréables les holocaustes et les sacrifices de l’ancienne Loi, il prendrait encore bien moins de plaisir à voir répandre ce parfum.

Mais pendant qu’ils s’occupaient de ces pensées, Jésus-Christ avait bien d’autres sentiments; et comme il pénétrait dans le fond du coeur de cette femme, et qu’il connaissait avec quel zèle, quel amour, et quelle foi elle lui offrait ce sacrifice, il condescendait à son zèle, et il souffrait qu’elle répandît ce parfum sur sa tête. S’il n’a pas dédaigné de se revêtir de notre chair, de s’enfermer dans le sein d’une lemme, et de se nourrir de lait, doit-on s’étonner qu’il ait souffert qu’une femme lui témoignât sa piété par l’effusion d’un parfum? Il imitait la conduite de son Père, qui semblait prendre plaisir dans l’Ancien Testament à la fumée des holocaustes et à l’odeur des parfums, comme on le voit par cette pierre mystérieuse que Jacob consacra à Dieu en y faisant couler l’huile, par l’huile qu’on offrait dans les sacrifices, et par ces parfums dont usaient les prêtres. Jésus-Christ prend ici le même plaisir dans les parfums de cette femme, parce qu’il connaissait son coeur, et qu’il voyait avec quelle foi elle lui offrait ce sacrifice. Les disciples qui ne pouvaient porter leur connaissance ausSi loin que Jésus-Christ, ni pénétrer comme lui dans le coeur de cette femme, l’accusent et la blâment de cette profusion, et ils ne font autre chose par leurs accusations que nous faire mieux connaître la magnificence de son zèle, en disant qu’on aurait pu vendre ce parfum trois cents pièces d’argent. Mais Jésus-Christ étouffe leurs injustes plaintes, en leur disant:

" Pourquoi tourmentez-vous cette femme? Ce qu’elle vient de me faire est une bonne oeuvre (10). Car vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’aurez pas toujours (11) ". Et il leur apporte aussitôt pour la justifier une raison qui leur rappelait encore dans l’esprit le souvenir de ses souffrances. " Et lorsqu’elle a répandu ce parfum sur mon corps, elle l’a fait pour m’ensevelir ". Raison qu’il fait précéder de celle-ci : " Vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’avez pas toujours (12). Je vous dis en vérité que partout où sera prêché cet Evangile, qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce qu’elle vient de me faire (13) ". Remarquez, mes frères, comment Jésus-Christ prédit encore ici la prédication de son Evangile parmi les gentils, et comment il donne par là un sujet de consolation à ses apôtres, en leur faisant voir que, même après sa croix et après sa mort, il aurait tant de puissance que la prédication de son Evangile se répandrait dans toute la terre. Qui serait donc assez malheureux pour s’opposer à cette vérité se répandant par le monde? Car ce que Jésus-Christ a prédit est arrivé, et en quelque endroit de la terre qu’on puisse aller aujourd’hui, on y voit relever la (18) foi et l’action de cette femme dont nous parlons. Cependant ce n’était pas quelqu’un d’illustre. Elle n’eut pas alors beaucoup de témoins de ce qu’elle fit; puisque cette action se passa dans une maison particulière, chez Simon le lépreux, où il n’y avait alors que les disciples. Qui a donc pu relever l’action de cette femme, et la faire entendre à tous les peuples et à tous les siècles, sinon la force et la toute-puissance de celui qui l’avait prédit?

2. Nous voyons tous les jours que le peu de traces qui nous restent des actions éclatantes des héros et des empereurs des siècles passés s’évanouissent de jour en jour, qu’elles s’effacent de notre mémoire, et qu’elles s’ensevelissent dans le silence. Nous voyons que la plupart de ceux qui ont bâti des villes, qui ont publié des ordonnances et des lois, qui ont gagné de grandes victoires, qui se sont assujetti des peu-pies entiers, qui se sont fait dresser des trophées et des statues, et qui ont porté la terreur de leurs armes par toute la terre, sont tombés peu à peu dans l’oubli des hommes, et que, bien loin d’être maintenant en honneur, on ne connaît pas même presque leurs noms. On sait au contraire par toute la terre, et on le dit encore tous les jours après la révolution de tant de siècles, qu’une femme pécheresse est venue dans la maison d’un lépreux répandre, en présence de douze hommes, un parfum de grand prix sur la tête d’un autre homme. La mémoire de cette action ne s’est jamais effacée. Les Perses, les Indiens, les Scythes, les Thraces, la race des Maures, et les habitants des îles Britanniques ont appris et racontent partout ce que cette femme fait aujourd’hui en secret dans la maison d’un pharisien. O bonté ineffable du Sauveur, qui veut bien souffrir qu’une pécheresse lui baise les pieds, qu’elle les parfume et les essuie de ses cheveux ! qui non-seulement le veut bien souffrir, mais qui fait taire même ceux qui la blâment, parce que son zèle ardent et son humble piété ne méritaient pas ces reproches.

On peut remarquer ici, mes frères, que les apôtres étaient déjà tendres envers les pauvres, et qu’ils étaient portés à faire l’aumône.

Mais pourquoi Jésus-Christ, au lieu de dire tout d’abord qu’elle avait fait une bonne action, dit-il auparavant ces paroles: " Pourquoi tourmentez-vous cette femme , " sinon pour nous apprendre qu’il ne faut pas exiger d’abord des actions relevées des personnes faibles? Il nie dit pas simplement : " Pourquoi la tourmentez-vous? " mais il a soin de marquer que c’était " une femme ". Ce qu’il n’eût pas fait sans doute, s’il n’eût voulu nous montrer que c’était uniquement en faveur de cette femme qu’il parlait ainsi , et qu’il voulait empêcher que ses disciples n’étouffassent sa foi, lorsqu’elle commençait comme à germer, au lieu qu’ils devaient l’arroser plutôt et la faire croître. Jésus~Christ nous apprend donc ici une vérité très-importante, savoir : que lorsque nous voyons une personne faire le bien encore imparfaitement, il nous défend de la blâmer. Il veut au contraire que nous l’aidions, que nous la favorisions, et que nous tâchions de la porter à un état plus parfait. Car il faut condescendre dans les commencements, et n’exiger pas toute chose à la rigueur.

Jésus-Christ nous a fait voir clairement par son exemple, combien il désirait de nous que nous fussions dans ce sentiment. Quoiqu’il mît sa gloire à pouvoir dire qu’il n’avait aucun lieu où il pût reposer sa tête, il voulut néanmoins user de condescendance jusqu’à commander à ses apôtres d’avoir une bourse pour y recevoir l’argent qu’on lui donnerait.

De plus, ce n’était pas alors le temps de blâmer l’action de cette femme, mais seulement de la louer. Si, avant cette action, quelqu’un lui eût demandé s’il consentirait que cette femme répandît ainsi ces parfums , il eût sans doute répondu que non, et il l’eût empêchée : mais dès lors que c’était une chose faite, Jésus-Christ ne pensa plus qu’à dissiper le trouble où le murmure des disciples aurait pu jeter cette femme. Il la renvoie pleine d’une consolation ineffable et d’une nouvelle ferveur dont cette action de piété l’avait remplie. Car ce n’était plus le temps de se plaindre de cette perte lorsque le parfum était déjà répandu.

C’est pourquoi je vous prie, mes frères, lorsque vous voyez quelqu’un fournir des vases précieux à l’Eglise, lui donner quelque belle tapisserie, ou la faire paver magnifiquement., n’improuvez pas cette action, et ne dites pas qu’il vaudrait mieux vendre ces ornements pour les donner aux pauvres, de peur de troubler l’esprit de celui qui fait ces offrandes. Mais si, avant que de faire ce présent à l’Eglise, il vous consulte s’il le fera, conseillez-lui alors de convertir plutôt cet argent en aumônes et d’en revêtir les temples vivants. (19)

Jésus-Christ pratique ici lui-même cette modération et cette sagesse envers ceux qui agissent par ce zèle et qui font ces profusions saintes. Il ne veut point attrister la charité de cette femme ; il prend sa défense, et il la console. Et comme il y avait quelque sujet de craindre qu’en entendant parler de la mort et de la sépulture du Sauveur, elle n’en fût troublée, il a soin de relever aussitôt sa foi en ajoutant : " Que partout où sera prêché l’Evangile qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce qu’elle vient de faire". Ces paroles étaient des paroles de consolation pour ses disciples, et de consolation et de louange tout ensemble pour cette femme, puisqu’elle allait être louée par toute la terre d’une action par laquelle elle prédisait la mort de celui sur lequel elle avait répandu ces parfums. Que personne donc, dit le Sauveur, ne la blâme; que personne ne la tourmente, puisque je suis moi-même si éloigné de condamner cette action, que je la veux au contraire rendre célèbre par toute la terre, et faire publier partout ce qu’elle vient de faire avec une piété si pure, avec une foi si ardente, avec une âme si fervente, et avec un coeur si contrit et si humilié.

Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ ne promet rien de spirituel à cette femme, mais seulement qu’on se souviendrait de cette action dans toute la terre. Je vous réponds que cette promesse même était la plus grande assurance et le plus grand gage que le Sauveur lui pouvait donner d’une récompense invisible et spirituelle. Car si elle "a fait une bonne oeuvre", comme Jésus-Christ nous en assure, il n’est pas douteux qu’elle en recevra la récompense.

" Alors l’un des douze, appelé Judas Iscariote, s’en alla trouver les princes des prêtres ", et leur dit: " Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains (14) ? " Alors, dit l’Evangile, Judas s’en alla trouver les prêtres, c’est-à-dire, lorsque Jésus-Christ leur eut parlé de sa sépulture; cependant cette parole ne le toucha point, il ne trembla point non plus en entendant dire que cet Evangile serait prêché par toute la terre, ce qui marquait cependant la puissance infinie de celui qu’il trahissait. C’est au moment même où Jésus-Christ recevait un tel honneur d’une femme, et d’une femme qui avait été dans le vice, qu’un de ses disciples devenait le ministre des desseins et de la fureur du démon.

Les évangélistes marquent à dessein le surnom de Judas qui allait trahir son maître, parce qu’il y avait encore un autre Judas parmi les apôtres. Ils ne rougissent point de dire qu’il était " un d’entre les douze ", parce qu’ils n’ont point de confusion de publier les choses qui leur étaient le moins avantageuses. Ils pouvaient dire simplement qu’il était un des disciples, parce qu’on sait que Jésus-Christ avait d’autres disciples que les apôtres , mais ils marquent sans rien déguiser: " qu’il était un des douze ", que ce traître était un de ceux-que Jésus-Christ avait choisis entre tous, comme les principaux d’entre eux, c’est-à-dire qu’il était du même rang que saint Pierre et saint Jean. Les évangélistes n’avaient qu’un souci : exposer simplement la vérité et ne rien déguiser. Ils sont si éloignés de vouloir exagérer qu’ils passent beaucoup de miracles et d’événements éclatants, qu’ils ne dissimulent rien, ni dans les actions, ni dans les paroles, de ce qui semble désavantageux. Et non-seulement les trois premiers évangélistes gardent cette coutume, mais saint Jean même, qui s’est le plus élevé, l’observe comme les autres, et il n’y en a point qui ait rapporté plus exactement que lui les opprobres et les insultes qu’on a fait souffrir à son maître.

3. Mais qui pourrait assez s’étonner de la malignité de Judas qui va de lui-même trouver les Juifs pour leur vendre son Maître, et qui le leur vend à si vil prix? Saint Luc marque ceci plus clairement, lorsqu’il dit qu’il fit " un contrat " avec les magistrats de la ville. Les Romains avaient établi des surveillants pour empêcher les séditions qui étaient assez ordinaires au peuple juif. Car la principauté de leur pays était déjà passée à des étrangers, comme les prophètes l’avaient prédit. Judas va donc trouver ces magistrats, et leur dit: " Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains ?Et ils demeurèrent d’accord de lui donner trente pièces d’argent (15). Et depuis ce temps-là, il ne faisait que chercher une occasion propre pour le livrer entre leurs mains (16)". Comme il craignait le peuple, il cherchait une occasion favorable où il le pût trouver seul. Qui n’admirera le renversement d’esprit de ce disciple? Comment son avarice avait-elle pu l’aveugler à ce point? Comment celui qui avait tant de preuves (20) de la toute-puissance de Jésus-Christ, et qui l’avait vu tant de fois passer au milieu de ses ennemis sans qu’ils pussent le retenir, peut-il s’imaginer ici qu’il réussirait, lui, à le prendre? Comment peut-il former un dessein si détestable, surtout lorsque Jésus lui dit tant de choses capables de l’effrayer ou de l’attendrir, et de le détourner d’une entreprise si barbare et si criminelle? Jésus-Christ en effet témoigna pour ce disciple un soin particulier dans la cène même, et il lui parla pour le toucher jusqu’à la dernière heure de sa vie. Et quoique cette grande charité lui fût inutile, Jésus-Christ néanmoins ne laissa pas de la lui témoigner jusques au bout.

Imitons cette conduite, mes frères, et appliquons tous nos soins à rappeler les pécheurs de leur égarement et de leurs crimes. Réveillons-les de leur assoupissement, en les avertissant, en les enseignant, en les exhortant, en les conjurant, en les consolant, et ne cessons point de travailler à leur salut, quelque inutiles que soient nos travaux. Quoique Jésus-Christ prévît l’impénitence et la dureté de Judas, il n’a point cessé néanmoins de faire tout ce qui dépendait de-lui par, ses avertissements, par ses menaces, par ses larmes, et par cette grande retenue qu’il gardait en parlant de lui. Il souffrit son baiser au moment même qu’il le trahissait, sans qu’une douceur si excessive fît aucune impression sur ce coeur barbare, tant il était possédé de cette avarice, qui le rendait le traître de son maître, et d’un tel maître, et qui lui fit commettre un sacrilège qui devait être en horreur à toute la terre.

Ecoutez ceci, âmes avares, vous qui êtes frappés de la même maladie que cet apostat; écoutez ce que nous disons, et, reconnaissant dans ce disciple infidèle le funeste effet d’une passion si furieuse, pensez sérieusement à vous en guérir. Si celui-là même qui avait le bonheur de-vivre continuellement dans la compagnie de Jésus-Christ, qui écoutait sans cesse ses divines instructions et qui faisait des miracles comme le reste des apôtres, a néanmoins été précipité par cet amour de l’argent dans un abîme de maux; combien vous autres qui n’écoutez et qui ne lisez jamais l’Ecriture, et qui êtes plongés dans les affaires du siècle, serez-vous en danger d’y tomber vous-mêmes, et de succomber sous l’effort d’une passion si violente, si vous ne la prévenez par une sainte frayeur et par une humble circonspection?

Judas était tous les jours dans la compagnie du Sauveur qui n’avait pas où reposer sa tête. Il avait continuellement devant les yeux l’exemple de ses actions; il écoutait à toute heure les avis qu’il donnait à tout le monde de renoncer à l’amour des richesses, et néanmoins il ne retira aucun avantage de toutes ces choses. Qui pourrait espérer après cela de se délivrer d’une passion si furieuse, à moins que de s’y appliquer avec un soin très-particulier? Car il est certain, mes frères, que l’avarice est un monstre. bien terrible. Cependant si vous êtes résolus de le combattre, vous en deviendrez les maîtres.

Cette passion ne vient point de la nature, comme on peut en juger par ceux qui échappent à s~ tyrannie. Ce qui est naturel est commun à tous les hommes. Ainsi tous les hommes n’étant pas universellement avares, il est clair que ceux qui le sont, ne le sont que par leur faute et par leur propre négligence. C’est leur paresse seule qui donne la naissance, l’accroissement et la vigueur à cette honteuse passion. Aussitôt qu’elle s’est rendue maîtresse d’une âme, et qu’elle la tient assujétie comme son esclave, elle la force de suivre ses lois barbares., et de vivre d’une manière entièrement opposée à la nature et à la raison. N’est-ce pas vivre en effet contre toutes les règles de la raison et de la nature, que de ne connaître plus ni ses concitoyens, ni ses amis, ni ses proches, ni ses frères, ni soi-même? Faut-il d’autres preuves pour nous faire juger que cette maladie est une peste qui combat et qui détruit la nature , que de la voir s’emparer de l’âme de Judas et faire d’un apôtre de Jésus-Christ le traître et le meurtrier de son maître?

Vous me demanderez peut-être comment un homme que Jésus-Christ même avait appelé à l’apostolat, a pu tomber dans un crime si horrible. Je vous réponds que la vocation de lieu ne contraint personne, qu’elle ne fait point violence sur l’esprit de ceux qui veulent quitter le bien pour suivre le mal, qu’elle les exhorte, qu’elle les avertit, et qu’elle les porte à la vertu. Mais lorsqu’ils lui résistent, elle ne leur impose point de nécessité, et elle n’use point de contrainte. Si vous voulez voir quelle a été la source du malheur de cet apôtre, vous trouverez que c’est sa passion pour l’argent qui l’a perdu.

Vous me demanderez encore comment cette passion a eu sur lui tant de pouvoir. Je vous (21) réponds que cela est venu de sa lâcheté. C’est cette paresse et cette négligence qui est le principe de tant de changements funestes que nous déplorons, comme c’est au contraire la ferveur, la vigilance qui change heureusement les hommes, et qui les rend bons de mauvais qu’ils étaient auparavant. Combien a-t-on vu de personnes furieuses et emportées devenir enfin douces comme des agneaux? Combien en a-t-on vu d’impures devenir chastes? Combien a-t-on vu d’avares renoncer tellement à l’avarice qu’elles ont donné même avec profusion de leurs propres biens?

Mais aussi combien a-t-on vu de changements contraires par le relâchement de ceux qui se sont laissé corrompre? Giezzi n’était-il pas avec un homme de Dieu qui était très-saint? Cependant il se laissa surprendre par cette passion, et son avarice le changea et le rendit plus lépreux dans l’âme qu’il ne le devint dans le corps. On ne peut assez exprimer jusqu’où nous emporte cette fureur. Elle attaque les morts comme les vivants, et elle n’épargne pas même la sainteté des sépulcres. Elle excite les divisions et les querelles; elle allume les guerres, et elle remplit le monde de meurtre et de sang.

Un avare est un homme inutile à tout. Il n’est propre ni à conduire des armées, ni à gouverner des peuples. Il ne peut rien faire utilement, ni dans les charges publiques, ni dans ses affaires particulières; s’il veut choisir une femme, il ne se met pas en peine d’en chercher une qui soit réglée, qui soit sage et modeste. Il ne demande autre chose, sinon qu’elle soit riche. S’il a une maison à acheter, il n’en prend pas une qui soit propre à un homme honorable; mais il choisit celle qui donnera le plus de revenus. S’il a besoin de serviteurs, il prend toujours ceux qui lui coûtent moins.

Pourquoi m’arrêtai-je à ces choses? Quand il serait roi du monde, il deviendrait la ruine de tous les peuples, et après cela il demeurerait encore le plus pauvre et le plus misérable de tous les hommes. Car au lieu d’avoir des pensées de roi, et de croire que les richesses de tous ses sujets seraient les siennes, il n’aurait que des pensées des hommes du peuple il voudrait s’enrichir comme font les particuliers, et, après avoir ravi le bien de tout le monde, il croirait encore n’en avoir jamais assez.

4. C’est pourquoi le Sage a dit qu’il n’y a rien de plus injuste qu’un avare. Car l’avare est son ennemi à lui-même, et il est l’ennemi commun de tous les hommes. Il voit avec peine que la terre ne porte pas des épis d’or; que l’or ne coule pas dans les rivières, et que les montagnes ne produisent pas des rochers d’or. Quand les saisons sont bonnes, il les croit mauvaises, et la prospérité publique fait son affliction particulière. Lorsqu’il se présente une occasion d’agir, qui ne lui doit rien valoir, il est tout de glace ; mais lorsqu’il y a deux oboles à gagner, il court et il vole, et il est infatigable dans le travail. Il hait tous les hommes, soit pauvres ou riches: les pauvres, de peur qu’ils ne lui demandent quelque chose de ce qu’il a, et les riches, parce qu’il ne possède pas tout ce qu’ils ont. Il croit que tout ce qui est aux autres devrait être à lui. Ainsi il hait tous les hommes, comme s’ils lui ravissaient tout ce qu’ils ont et ce qu’il n’a pas. Il amasse toujours, et il n’est jamais content. Il s’enrichit toujours, et il est toujours pauvre et misérable, comme celui qui aime Dieu et qui n’aime point l’argent est toujours heureux. Car rien n’est comparable au bonheur d’un homme juste, qu’il soit esclave ou qu’il soit libre. Il n’y a personne sur la terre qui lui puisse nuire. Quand tous les peuples s’armeraient contre lui, il. demeurerait inaccessible et inviolable à tous leurs efforts. L’avare au contraire n’est jamais en sécurité. Quand il serait roi, quand il porterait cent couronnes, ce qu’il aime est toujours exposé aux insultes et à la violence du dernier des hommes. Tant il est vrai que la malice est toujours faible, et que la vertu est toute-puissante.

Pourquoi donc vous affligez-vous d’être pauvre? Pourquoi faites-vous votre malheur de ce qui devrait vous être un sujet de joie? Pourquoi vous laissez-vous abattre lorsque vous devriez vous réjouir comme dans une fête solennelle? Car la pauvreté, lorsqu’on la ménage sagement, est véritablement comme un jour de fête. Pourquoi pleurez-vous comme de petits enfants, puisqu’on ne peut mieux appeler ceux qui s’affligent d’être pauvres? Quelqu’un vous a-t-il maltraité? En quoi consiste l’injure qu’il vous a faite, puisqu’il vous a donné moyen au contraire de vous rendre plus fort que vous n’étiez? Vous a-t-il ravi votre bien? Il a fait en cela la même chose que s’il vous avait déchargé d’un fardeau dont la pesanteur vous (22) accablait. Vous a-t-il noirci de calomnies? Les païens mêmes vous apprendront que ce mal n’est que dans la pensée, et que si votre esprit le repousse, vous n’en recevrez aucune atteinte.

Peut-être vous a-t-on pris une maison magnifique avec les vastes jardins qui l’entourent. Mais ne jouissez-vous pas de toutes les beautés de la terre et de la nature? N’avez-vous pas des édifices publics qui peuvent satisfaire tout ensemble et la nécessité et le divertissement honnête? Qu’y a-t-il de plus beau que de voir le ciel, avec le soleil et les étoiles? Jusqu’à quand voulons-nous demeurer dans notre bassesse et dans notre indigence ordinaire? On ne peut être riche, quand on est pauvre au dedans de soi: comme on ne peut être pauvre lorsqu’on est riche dans le fond du coeur. Si l’âme est la plus excellente partie de l’homme, c’est d’elle-même que son bonheur doit venir, et non de ce qui est au-dessous d’elle. Il faut que ce qui est le principal dans l’homme, gouverne souverainement tout le reste comme lui étant assujetti. Quand le coeur est attaqué, tout le corps en souffre; et la langueur de cette partie principale produit dans tout le reste des membres une indisposition universelle. Lorsqu’au contraire le coeur est sain, sa santé se communique à tout le corps, et elle le rétablit aisément quand quelqu’un de ses membres serait malade.

Mais, pour m’expliquer par une comparaison encore plus sensible, je vous demande ce que peut servir à un arbre d’avoir des .branches vertes, lorsque la racine est gâtée? ou en quoi peut lui nuire d’avoir ses branches toutes sèches comme elles sont en hiver, lorsque la racine est forte et vigoureuse? Je vous dis de même : Que vous servira votre or et votre argent, si vous êtes pauvre au dedans de vous? et en quoi vous nuira d’être pauvre, si vous avez un trésor dans le fond du coeur? Ce sera alors au contraire que vous serez vraiment riche. Car si la vraie marque d’un homme riche, comme nous avons déjà dit souvent, c’est de mépriser l’argent et de n’avoir besoin de rien; la marque au contraire d’un homme pauvre est de chercher toujours du bien, et de n’être jamais content. Or, il est certain qu’étant pauvre, on méprise plus aisément les richesses, et que ce sont les riches au contraire qui cherchent et qui amassent toujours, et qui ne mettent point de bornes à leur avidité insatiable. Ainsi un homme tempérant se contente de boire peu, mais celui qui aime le vin boit sans cesse, et ne peut étancher sa soif.

Car cette passion pour l’argent ne s’éteint pas en la contentant. Au contraire, elle s’irrite encore davantage, comme le feu s’enflamme de plus en plus à mesure qu’on y met du bois. Puis donc que celui qui cherche et qui désire toujours est le plus pauvre; puisque le riche est dans cet état, c’est lui sans doute qui est vraiment pauvre. Ainsi vous voyez, mes frères, qu’il y a des richesses de nom qui sont une véritable pauvreté : comme il y a une pauvreté de nom qui renferme les vraies richesses.

Mais considérons, et supposons deux hommes, dont l’un a mille talents, et l’autre dix, qui perdent tous deux ce qu’ils ont par une injustice et une violence étrangère; lequel des deux sera le plus affligé de la perte qu’il a faite? Tout le monde ne voit-il pas que c’est celui qui a perdu dix mille talents? N’est-il pas vrai aussi qu’il ne s’affligerait pas plus que l’autre de cette perte, s’il n’aimait plus l’argent que lui? Ce grand amour marque en même temps qu’il avait plus de désir pour l’argent que l’autre; et que, par une suite nécessaire, il était aussi plus pauvre; puisque nous ne désirons les choses que selon le besoin que nous en avons. Tout désir tire son principe du besoin et de l’indigence. Lorsque nous sommes contents, nous n’avons plus de désirs. Ainsi un homme sent la soif avant que de boire, et il ne la sent plus lorsqu’il a bu.

Je vous ai dit ceci, mes frères, pour vous faire voir que si nous veillons sur nous, personne ne nous pourra nuire, et que ce n’est point en effet la pauvreté, mais notre peu de vertu qui nous nuit, et qui est la seule cause de notre perte. C’est pourquoi je vous conjure de combattre de toute votre force contre l’avarice, et de la bannir de votre coeur, afin que vous puissiez être vraiment riches, et dans ce monde et dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (23)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXXI
" OR, LE PREMIER JOUR DES AZYMES, LES DISCIPLES VINRENT TROUVER JÉSUS, ET LUI DIRENT : OU VOULEZ-VOUS QUE NOUS VOUS PRÉPARIONS A MANGER LA PAQUE? JÉSUS LEUR RÉPONDIT : ALLEZ-VOUS-EN DANS LA VILLE, CHEZ UN TEL, ET LUI DITES: NOTRE MAÎTRE VOUS ENVOIE DIRE : MON TEMPS EST PROCHE JE VIENS FAIRE LA PAQUE CHEZ VOUS AVEC MES DISCIPLES. LES DISCIPLES FIRENT CE QUE JÉSUS-CHRIST LEUR AVAIT COMMANDÉ, ET PRÉPARÈRENT LA PÂQUE ". (CHAP. XXVI 17, 18, 19, JUSQU’AU VERSET 26.)

ANALYSE

1. Détermination précise du jour désigné dans I’Evangile par ces mots: Le premier des azymes.

2. La douceur que Jésus témoigne envers celui qui le trahit doit être pour nous une leçon qui nous apprenne à apaiser les mouvements de notre colère. — Enormité du crime de Judas. — Que personne n’est mauvais par nécessité.

3 -5. Détestable influence que l’amour de l’argent exerce sur l’âme qu’il possède. — Excellente description de l’avarice. — Le Saint compare l’avare avec un possédé. — De quelle importance il est d’étouffer d’abord toutes les passions qui sont propres à chaque âge.

1. L’Evangéliste appelle " le premier jour des azymes ", celui qui précédait cette fête. Car les Juifs avaient coutume de compter les jours à partir du soir. C’est ainsi que l’Evangile commence à compter celui-ci dès le soir précédent, auquel on devait immoler la Pâque.

Les disciples viennent donc trouver Jésus-Christ le cinquième jour de la semaine, que l’un des évangélistes appelle le premier avant les jours sans levain, marquant par là le jour auquel les disciples vinrent parler à Jésus-Christ, de ce qu’il tiendrait prêt pour faire la Pâque. Un autre évangéliste dit: " Le jour des e azymes était venu, auquel il fallait immoler la Pâque " (Luc. XXII, 1); nous faisant voir par ce terme, " était venu ", que ce jour était proche, c’est-à-dire qu’on était au soir de la veille de ce jour. Et c’était alors que la fête commençait. C’est pourquoi tous les évangélistes ajoutent : " auquel il fallait immoler la Pâque ". Les disciples s’approchent donc de Jésus-Christ et lui disent: " Où voulez-vous que nous vous préparions à manger la Pâque "?

Il paraît, par ces paroles, que Jésus n’avait aucune maison ni aucun lieu où il pût se retirer, et je crois même que ses disciples n’en avaient point, puisqu’apparemment s’ils en avaient eu, ils l’auraient prié d’y venir. Mais ils avaient tout quitté pour suivre Jésus-Christ leur maître. Mais pourquoi le Sauveur célébrait-il la Pâque? Pour nous faire voir, jusqu’au dernier jour de sa vie, qu’il n’était point contraire à la Loi. Il les envoie chez un inconnu pour faire voir à ses disciples, par cette action d’autorité, qu’il lui eût été facile d’éviter tous les tourments qu’il allait souffrir. Car s’il avait assez de puissance pour persuader d’une parole à un homme qui ne le connaissait pas de le recevoir chez lui, que n’eût-il point fait à l’égard de ceux qui le crucifiaient, s’il n’eût désiré lui-même de souffrir la mort?

Il use ici de la même conduite qu’il avait gardée à l’égard du maître de l’ânesse, dont il se servit pour son entrée à Jérusalem : " Si quelqu’un vous dit quelque chose, dites que le Maître en a besoin". Et il fait dire ici : " Le Maître vous envoie dire : Je viens faire la Pâque chez vous avec mes disciples ". C’est pourquoi je vous avoue que j’admire cet homme, non-seulement parce qu’il fit cette action de charité à l’égard d’un inconnu, mais encore beaucoup plus parce qu’il voyait à quoi (24) cette charité l’exposait, et que, prévoyant qu’il allait être en butte à la haine et à une guerre sans trêve, il méprisa néanmoins ces suites si dangereuses pour obéir à la parole de Jésus-Christ.

Le Sauveur donne à ses disciples une marque pour connaître cet homme, et cette marque est presque la même que celle que Samuel donna autrefois à Saul : " Vous trouverez ", lui dit-il, " un homme qui montera et qui aura un vase " (I Rois, XIX, 3): Et Jésus-Christ dit ici que cet homme " porterait une cruche d’eau ".

Il faut encore remarquer combien Jésus-Christ fait paraître ici sa puissance. Il ne dit pas seulement: " Je fais la Pâque chez-vous " ; mais il ajoute ces autres paroles : " Mon temps est proche". Il dit ce mot à dessein, parce qu’il voulait parler souvent de ses souffrances en présence de ses disciples, afin qu’ils méditassent longtemps à l’avance sur ce sujet, et que cette longue préméditation les empéchât d’en être troublés. Il voulait encore témoigner à tous ses disciples, et à cet homme même qui allait le recevoir chez lui, et généralement à tous les Juifs, que c’était volontairement qu’il s’offrait à la mort. Il dit qu’" il veut faire la Pâque avec ses disciples ", afin qu’on préparât avec plus de soin tout ce qui était nécessaire, et que personne ne s’imaginât qu’il cherchait à se cacher.

" Le soir donc étant venu, il était à table avec ses douze disciples (20) ". Qui ne s’étonnera, mes frères, de l’impudence de Judas? Il ose se mettre à table avec les autres; il participe aux mêmes mystères. Et il ne rentre point en lui-même, quoique Jésus-Christ lui fasse un reproche secret, d’une manière si douce et si modérée, que tout autre que lui, qu’une brute même en eût été touchée. L’évangéliste marque à dessein que ce fut " lorsqu’ils étaient à table " que Jésus-Christ parla de celui qui allait le trahir, afin que le temps de la célébration de ces grands mystères, et la participation d’une même table, fissent voir avec plus d’horreur quelle était la malice de ce traître.

" Et comme ils mangeaient, il leur dit : Je vous dis en vérité que l’un de vous me trahira (21)". Avant même que de se mettre à table, Jésus avait lavé les pieds à Judas aussi bien qu’aux autres. Mais admirez la douceur de Jésus-Christ, et jusques à quel point il épargne ce disciple. Il ne dit pas un tel en particulier, mais en général : " Un d’entre vous me trahira ", afin qu’en se voyant découvert par son maître, et espérant encore de pouvoir demeurer caché aux apôtres, il fût touché de pénitence. Jésus aime mieux effrayer tous les autres, et les frapper de crainte, que de ne pas donner encore à ce coupable cette ouverture pour le porter à se repentir de son crime : " Un d’entre vous ", dit-il, d’entre vous qui êtes mes douze disciples, qui avez toujours été avec moi, dont je viens de laver les pieds, et à qui j’ai promis de si grandes choses; un d’entre vous, dis-je, " me trahira ". Une douleur profonde saisit alors tous les apôtres. Saint Jean marque " qu’ils se regardaient l’un l’autre ", et que bien qu’ils ne se sentissent point coupables, ils se défièrent d’eux néanmoins, et demandèrent en tremblant: " Seigneur, est-ce moi "? C’est ce que marque notre Evangéliste, lorsqu’il dit: " Et pleins d’une grande tristesse, ils commencèrent chacun à lui demander: Seigneur, est-ce moi (22)? Il leur répondit : Celui qui met la main avec moi dans le plat me trahira (23) ". Remarquez, mes frères, quand le Sauveur déclare enfin celui qui le trahissait, c’est lorsqu’enfin il est obligé de le faire pour délivrer les autres d’une tristesse insupportable qui les rendait à demi-morts. La crainte les avait pénétrés jusqu’au fond du coeur : et c’était cette disposition qui les forçait tous de faire cette demande : " Seigneur, est-ce moi "?

On peut dire néanmoins que ce ne fut pas là la seule cause pour laquelle le Sauveur voulut désigner quel serait celui d’entre eux qui le trahirait, mais qu’il voulait encore étonner Judas, et le faire rentrer en lui-même. Comme le traître n’avait point été touché des paroles obscures dont Jésus-Christ s’était servi pour le désigner, Jésus l’accuse plus clairement pour ébranler ce coeur endurci: " Lors donc", qu’ils eurent tous fait cette demande à Jésus-Christ, et qu’il leur eut répondu : " Celui qui met la main avec moi dans le plat, me doit trahir", il ajouta: "Pour ce qui est du Fils de l’homme il s’en va selon ce qui a été écrit de lui; mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi. Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né (24) ". Quelques-uns disent que l’impudence de Judas allait si loin que, pour marquer davantage quel mépris il faisait de son Maître, il mit avec lui la main (25) dans le plat. Mais, pour moi , je crois que Jésus-Christ ménagea cette rencontre pour faire plus d’impression dans l’esprit de ce disciple, par cette action qui témoignait plus d’amitié et de familiarité, et qui était plus capable de le toucher.

2. Ne passons point légèrement de si grandes choses : arrêtons-nous à les considérer, afin de les graver plus profondément dans notre coeur. Une fois qu’elles y seront bien établies, elles n’y laisseront plus entrer la colère. Car si nous nous représentons bien cette dernière cène, où Judas est assis à la même table que tous les apôtres, où Jésus-Christ qui voyait la trahison dans le coeur de ce disciple, le traite avec une bonté et une charité incompréhensible, pourrons-nous nous abandonner aux mouvements de notre aigreur, et nourrir dans notre âme le poison de la colère? Et considérez, je vous prie, la douceur avec laquelle le Fils de Dieu parle: " Pour ce qui est du Fils de l’homme, il s’en va selon ce qui a été écrit de lui ". Il veut soutenir ses apôtres par ces paroles, en les empêchant de croire que ce fût par faiblesse ou par impuissance qu’il allait mourir, et il tâche même de changer le coeur de celui qui le trahissait.

" Mais malheur ", ajoute-t-il, " à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi : il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né". Ces paroles font bien voir encore l’ineffable douceur de Jésus-Christ. Car elles ne renferment pas le reproche et l’invective, mais elles sont l’expression d’un sentiment de compassion, expression toujours contenue, adoucie et voilée. Mais ce qui me surprend le plus, c’est que le Fils de Dieu conserve cette douceur, lors même que Judas, ajoutant l’impudence à la perfidie, eut la hardiesse de lui dire : " Seigneur, est-ce moi? Judas qui le trahit, commença alors à lui dire : Seigneur, est-ce moi (25) "? Qui peut comprendre cet aveuglement? Il demande si c’est lui qui doit commettre un crime qu’il a déjà formé dans son coeur. L’évangéliste ne rapporte cette parole qu’en s’étonnant de cette insolence. Cependant que répond à cela le Sauveur? " Il lui répondit : Vous l’avez dit ". Il pouvait dire: Méchant, scélérat, traître, vous cachez ce dessein depuis tant de temps dans le fond de votre coeur; vous avez fait un traité diabolique : vous m’avez vendu, et vous en allez recevoir le prix et lorsque je vous reproche votre crime, vous me répondez comme si vous étiez le plus innocent de tous les hommes. Il ne lui parle point de cette manière, il lui dit simplement: " Vous l’avez dit". C’est ainsi qu’il nous apprend à oublier les injures et à conserver une patience qui n’ait point de bornes.

Mais, direz-vous, puisqu’il était écrit que le Christ devait souffrir ces choses, pourquoi accuser Judas? Il n’a fait qu’accomplir ce qui était écrit. — Je réponds que nous l’accusons très-justement de son crime, puisque ce n’est point dans cette disposition qu’il a résolu de livrer son Maître, mais par sa méchanceté et par son avarice. Si l’on ne considérait pas l’intention de celui qui agit, on pourrait excuser le démon même, et l’absoudre comme innocent de tous les crimes qu’il commet. Mais il n’en faut pas juger de la sorte. Le démon comme Judas méritent des supplices infinis, quoique leur action si détestable ait été suivie du salut du monde. Ce n’est point la trahison de Judas qui nous a sauvés. C’est la toute-puissance de Jésus-Christ, qui, par un artifice admirable de sa sagesse , a usé si divinement d’un si grand désordre, et a fait servir un crime pour la rédemption de tous les coupables.

Quelqu’un me dira peut-être: Si donc Judas n’eût point trahi Jésus-Christ, un autre l’aurait-il trahi? — Mais à quoi bon cette question? — Puisqu’il fallait, dites-vous, que le Christ fût mis en croix, il était nécessaire qu’il le fût par quelqu’un ; s’il était nécessaire qu’il le fût par quelqu’un, il est évident qu’il le devait être par un homme quelconque. — Quoi donc! si tout- le monde eût été juste, Jésus-Christ n’eût-il pu trouver le moyen de nous faire les grâces qu’il nous a faites? Dieu nous garde de cette pensée. La sagesse infinie du Fils de Dieu n’aurait pas manqué d’autres moyens, si celui-là ne se fût trouvé dans le cours ordinaire du monde. Mais le Fils de Dieu nous empêche lui-même de regarder Judas comme un ministre de notre salut, lorsqu’il le plaint comme malheureux : " Malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi, il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né ".

On me dira encore : S’il eût mieux valu pour Judas qu’il ne fût jamais venu au monde, pourquoi Dieu l’a-t-il fait naître, aussi bien que tous les méchants qui lui ressemblent? Quoi ! lorsque vous devriez accuser les méchants de leur malice, et leur reprocher les (26) crimes où ils se plongent volontairement, c’est contre Dieu que vous portez votre accusation, et vous voulez pénétrer ses secrets, et sonder la profondeur de ses mystères, quoique vous soyez très-persuadé que les méchants font le mal sans aucune contrainte, et que leur malice n’est que trop volontaire?

Mais, dira-t-on, les bons seuls devraient venir au monde; et alors on n’aurait pas besoin ni d’enfer, ni de châtiments, ni de supplices, puisqu’il n’y aurait pas même trace de mal nulle part. Quant aux méchants, ils devraient ou ne pas naître ou mourir aussitôt qu’ils sont nés. Nous ne croyons pas pouvoir mieux répondre d’abord à cette pensée que par ces paroles de saint Paul : " O homme! qui êtes vous, pour oser disputer avec Dieu? Un vase d’argile, dit-il à celui qui l’a fait : Pourquoi m’avez-vous fait ainsi " ? (Rom. IX, 20.) Mais puisque vous voulez des raisons, je vous dirai en un mot que Dieu permet ce mélange et cette confusion des méchants avec les bons, pour rendre plus éclatante la vertu de ceux qui le servent. Pourquoi donc leur enviez-vous le combat qui leur doit produire une si riche couronne?

Quoi donc! direz-vous encore, faut-il que les uns soient punis pour que les autres aient l’occasion de briller et d’acquérir de la gloire? — A Dieu ne plaise. Personne n’est puni que pour sa méchanceté propre. Les méchants ne sont pas tels par le seul fait de leur naissance ils le deviennent librement par le vice de leur volonté, et c’est pourquoi ils sont châtiés. Car de quels supplices ne sont pas dignes ceux qui n’ont pas voulu suivre la vertu dont ils ont sous les yeux de si beaux modèles? Car, comme les bons méritent une double récompense, et parce qu’ils ont été bons, et parce qu’ils ne se sont point laissé corrompre par la malice des méchants; ainsi, les méchants méritent d’être doublement punis, et parce qu’ils ont été méchants, et parce qu’ils se sont rendu inutile l’exemple des bons.

3. Mais considérons ce que Judas répond, lorsque le Sauveur le reprend de son crime "Seigneur ", dit-il, " est-ce moi " ? Pourquoi ne fit-il pas tout d’abord cette demande à Jésus-Christ avec les autres? parce le Sauveur n’avait dit qu’en général : " Un d’entre vous me trahira ", et Judas crut que dans cette confusion il pourrait facilement n’être pas connu. Mais quand il se vit désigné en particulier, l’extrême douceur de Jésus-Christ lui fit espérer qu’il l’épargnerait encore : ce fut dans cette espérance qu’il lui fit cette question, et qu’il l’appela " Rabbi ", c’est-à-dire maître. O aveuglement du coeur! où pousses-tu les hommes quand tu les possèdes? C’est là, mes frères, l’effet de l’avarice. Elle rend les hommes stupides et sans jugement. Elle les change en bêtes ou plutôt en démons. C’est cette passion furieuse qui a persuadé à Judas de s’abandonner au démon qui le voulait perdre, et de trahir Jésus-Christ qui le voulait sauver, Judas qui était lui-même un démon par la disposition de son coeur. C’est l’état où l’avarice réduit encore aujourd’hui ceux qui s’en rendent les esclaves! Ils sont insensés , ils sont fous, ils sont tout entiers au gain ils sont comme Judas.

Mais comment saint Matthieu et deux autres évangélistes disent-ils que le démon entra dans Judas aussitôt qu’il eût traité avec les Juifs; au lieu que selon saint Jean ce ne fut qu’après que Jésus-Christ lui eut donné ce morceau de pain trempé? Saint Jean, mes frères, ne dit que ce que disent les autres évangélistes: " Après le souper ", dit-il, " lorsque le diable avait déjà mis dans le coeur de Judas le dessein de trahir son maître ". (Jean, XIII, 27.) Mais comment donc dit-il ensuite: "Après ce morceau de pain le diable entra en lui " ? C’est, mes frères, parce que le démon ne se rend pas tout d’un coup maître du coeur de l’homme. Il n’y entre que peu à peu. C’est de cette manière qu’il se conduit ici envers Judas. Il le tente, il le sonde , jusqu’à ce qu’ayant reconnu qu’il s’abandonnait à lui, il se répand dans le fond de son coeur, et il se l’assujétit entièrement.

On peut faire ici encore une autre question: D’où vient que les disciples mangeant la Pâque " étaient assis ", contrairement à l’ordonnance de la Loi ? Je réponds qu’ils mangèrent la Pâque sans s’asseoir, mais après qu’ils l’eurent mangée, et que cette cérémonie légale fut achevée, ils se mirent à table à l’ordinaire pour souper. Un autre évangéliste marque que ce soir-là Jésus-Christ, non-seulement mangea la Pâque, mais qu’il dit même en la mangeant : " J’ai désiré avec ardeur de manger cette Pâque avec vous " (Luc, XXII); c’est-à-dire cette année. Quelle était la cause de ce grand désir? Parce que l’heure était venue pour lui de sauver le monde, parce qu’il (27) allait établir ses mystères et détruire, par sa mort, la tyrannie de la mort. C’est dans cette pensée qu’il dit qu’il avait désiré avec ardeur de manger cette Pâque. Tant il est vrai qu’il allait volontairement à la croix!

Mais rien ne put adoucir cette bête cruelle, ni la fléchir, ni la détourner; Jésus-Christ déplore donc le sort de ce misérable: " Malheur à cet homme ". Il l’épouvante en ajoutant " Il aurait mieux valu pour cet homme qu’il ne fût jamais venu au monde ". Mais ces paroles n’ayant fait aucune impression sur son esprit, le bon Maître le désigne enfin en disant: " C’est celui à qui je présenterai un morceau trempé ". Cependant il demeure toujours dans sa dureté. Il est inflexible et pire qu’un furieux. Car que peut produire la fureur qui égale ce qu’il fait? Il ne jette pas l’écume par la bouche, mais il parle pour trahir son maître. Il n’a point de convulsions dans les bras et les mains , mais il les étend pour vendre ce sang précieux, et pour en recevoir le prix. Ainsi sa fureur n’a point d’égale.

Il ne disait point d’extravagance, dites-vous: Mais quelle extravagance fut jamais pareille à celle-ci: " Que voulez-vous me donner, et je " vous promets de vous le livre "n? Est-ce un homme qui parle, et n’est-ce pas plutôt un démon? Mais il ne s’agitait point comme font les insensés. Hélas! il vaut bien mieux faire ce que fait un homme qui a perdu l’esprit, que de paraître sage et d’être un Judas. Il ne se meurtrissait pas, dites-vous, avec des pierres, comme font les furieux. Plût à Dieu qu’il l’eût fait, et qu’il eût été plutôt possédé par la frénésie que par l’avarice.

Voulez-vous, mes frères, que nous vous représentions ici un homme possédé du démon et un avare, et que nous les comparions ensemble? Je vous prie de ne point croire que je dise ceci pour blesser personne. Ce n’est point la nature que j’accuse, c’est le crime seul. Que fait un homme que le démon possède? Nous le voyons dans l’Evangile. Il ne porte point d’habits, il se frappe cruellement avec des pierres, il va par des précipices et par des rochers, enfin partout où le pousse celui qui l’agite. Il est vrai que cet état est horrible. Mais si je vous prouve qu’un avare traite plus cruellement son âme qu’un possédé ne traite son corps, et que tous les excès des possédés ne paraissent qu’un jeu, en comparaison de ce que font les avares; me promettez-vous alors de renoncer pour jamais à l’avarice? Car n’est-il pas vrai que l’infamie des avares est pire que la nudité des possédés, et qu’il vaut bien mieux n’avoir point d’habits que de se vêtir superbement de ce qu’on a volé aux autres? Ceux qui sont ainsi vêtus, je les regarde comme des bacchants qui s’affublent de masques et se travestissent pour paraître en public comme des fous. C’est la même frénésie qui habille les avares et qui met à nu les possédés.

Les uns et les autres sont dignes de compassion, et les avares encore plus. Car enfin lequel des deux est le plus furieux et le plus dangereux dans sa fureur, de celui qui ne se fait du mal qu’à lui-même, ou de celui qui en fait aussi à ceux qu’il rencontre? N’est-il pas visible que c’est ce dernier? Les possédés se contentent de se tourmenter eux-mêmes, et les avares tourmentent tous ceux qu’ils peuvent.

Vous me direz que les possédés déchirent quelquefois les habits de ceux qu’ils rencontrent. Mais combien souhaiteraient ceux qui sont ruinés par les avares, qu’ils leur déchirassent plutôt leurs habits que de leur ravir leurs biens? Les avares, dites-vous, ne frappent personne au visage comme font les furieux? Quoi donc! ne voyez-vous point paraître sur le visage de ceux qu’ils oppriment, les marques de leur cruauté? N’y voyez-vous point cet abattement et cette pâleur qui le couvre? Et cette pauvreté extrême dans laquelle ils les réduisent, ne leur cause-t-elle pas une douleur qui pénètre jusque dans le fond des entrailles?

Mais on ne voit, dites-vous, les avares déchirer personne avec les dents. Plût à Dieu qu’ils n’eussent que des dents pour mordre et pour déchirer. Ils ont des flèches qui percent jusques au vif: " Leurs dents ", dit David, " sont des dards et des flèches ". (Ps. LVII, 6.) Je vous demande lequel des deux souffre davantage, ou celui qui après avoir été mordu d’un homme court aussitôt aux remèdes et qui se guérit, on celui qui est toujours déchiré par la pauvreté qui le tourmente sans relâche? Car la pauvreté forcée et involontaire n’est-elle pas plus cruelle que les bêtes les plus farouches, et plus ardente qu’une fournaise?

Les avares, me direz-vous, ne cherchent pas l’obscurité et la solitude des déserts comme font les possédés. Plût à Dieu, mes frères, qu’ils n’exerçassent leurs violences que dans les (28) déserts et non dans les villes, et que tous les peuples fussent en repos étant à couvert de leur tyrannie. Mais voilà précisément ce qui les rend plus insupportables que les possédés; ils font dans les villes même ce que les autres ne font que dans les déserts, et ils les pillent avec autant d’assurance que s’ils étaient dans une profonde solitude, emportant tout sans que personne les en empêche. Il est vrai qu’ils ne frappent pas à coups de pierres ceux qu’ils rencontrent, mais n’est-il pas plus aisé de se défendre des pierres que des chicanes et des artifices détestables, dont ces riches cruels oppriment les pauvres?

4. Voyons maintenant le mal que les avares se font à eux-mêmes. N’est-il pas vrai de dire qu’ils marchent nus dans la ville, puisqu’ils n’ont pas le vêtement de la vertu? S’ils ne rougissent pas de cette nudité infâme, n’est-ce pas une preuve visible de leur folie? Ils rougiraient de la nudité du corps, et ils se glorifient de celle de l’âme, bien loin d’en rougir. Voulez-vous savoir la cause de cette impudence? C’est qu’ayant une infinité de compagnons de leur avarice et de leur nudité, ils rougissent aussi peu l’un de l’autre que ceux qui se baignent ensemble. S’il y avait moins d’avarice et plus de vertu parmi les hommes, on verrait mieux combien cette passion est infâme. Mais ce qu’on ne peut assez déplorer en nos jours, c’est qu’on ne rougit plus du vice, parce que les méchants sont en très-grand nombre. C’est là l’artifIce du démon, et une des plus grandes plaies dont il frappe les pécheurs. Il leur ôte donc le sentiment de leur péché, parce qu’il l’a tellement multiplié dans le monde, qu’il en a effacé toute la honte. Si un avare se trouvait seul au milieu d’une troupe de vrais chrétiens, il ne pourrait se souffrir lui-même. Il tremblerait en considérant sa laideur, parce qu’il la connaîtrait mieux en se comparant aux autres.

Je crois donc vous avoir assez fait voir que les avares sont en effet dans une nudité plus honteuse que les possédés. Personne ne peut nier non plus qu’ils ne passent toute leur vie comme dans les déserts et dans les lieux les plus retirés. La voie large et spacieuse où ils marchent est pire que ces solitudes affreuses. Quoiqu’elle soit fort peuplée et que l’on s’y presse, ce ne sont pas néanmoins des hommes qui y marchent Elle n’est pleine que de serpents, que de scorpions, que de loups, que de vipères et de toutes sortes de bêtes semblables. Ainsi, la voie dans laquelle les avares marchent, n’est pas seulement un désert. Elle est pire que les déserts. Elle est pleine de pierres et d’épines, et elle déchire plus les âmes que toutes les pointes de roches ne percent les corps.

Les avares demeurent aussi dans les sépulcres comme les possédés, ou plutôt ils sont des sépulcres eux-mêmes. Car qu’est-ce qu’un sépulcre, sinon une pierre qui renferme un corps mort? Les avares sont bien des sépulcres d’une antre manière. Ce ne sont point des pierres qui renferment des corps morte. Ce sont des corps et des coeurs plus durs que la pierre qui enferment des âmes mortes. C’est Jésus-Christ même qui appelle ainsi les Juifs à cause de leur avarice. Ce sont, dit-il, des sépulcres blanchis au dehors, qui " sont au dedans pleins de rapine et d’avarice ".

Voulez-vous maintenant que nous vous montrions encore comment les avares imitent encore les possédés, en se frappant ta tête à coups de pierres? Par où voulez-vous que nous commencions? Par les choses présentes ou par celles qui ne sont pas encore? Comme les avares font moins d’état de l’avenir que de ce qu’ils voient devant eux, commençons par le présent. Car je vous prie, mes frères, de me dire s’il y a des pierres aussi pesantes que le sont les soins dont les avares chargent non leur tête mais leur âme. Lorsqu’ils craignent que la justice des lois ne les chasse d’une maison qui leur plaît, et qu’ils ont usurpé très injustement, de combien d’inquiétudes sont-ils agités alors? de quelle frayeur sont-ils saisis? de quelle colère sont-ils transportés? Quelles tempêtes la fureur et la rage n’excitent-elles point dans leur coeur? Ils fulminent aujourd’hui contre leurs domestiques, demain contre les étrangers. Tantôt la tristesse, tantôt la crainte, tantôt la colère les emporte. Ils vont de précipice en précipice. Ils sont toujours dans l’agitation, et leur âme n’a point de repos.

L’empressement qu’ils ont d’acquérir ce qu’ils ne possèdent pas encore, fait qu’ils estiment comme rien ce qu’ils ont déjà. Ils tremblent d’un côté dans l’appréhension de perdre ce qu’ils ont amassé; et ils travaillent de l’autre pour se faire de nouvelles acquisitions, c’est-à-dire de nouveaux sujets de crainte. Ce sont des malades altérés qui se gorgent d’eau, (29)et qui ne se désaltèrent jamais. Mettez-les au milieu des sources, ils boiront sans cesse, et ils brillent toujours de soif. Leur ardeur pour la richesse n’est point apaisée par tout ce qu’ils ont amassé, comme leur avidité n’a point de bornes; tout ce qu’ils ont ne la satisfait pas, mais l’irrite davantage.

Voilà, mes frères, l’état des avares. Voilà ce qu’ils sont présentement; mais voyons ce qu’ils seront à l’avenir. Il ne faut qu’ouvrir l’Evangile pourvoir les supplices que Dieu leur prépare. Car c’est aux avares que Jésus-Christ fait ce reproche dans son jugement: " J’ai eu faim et vous ne m’avez point donné à manger; j’ai eu soif et vous ne m’avez point donné à boire " (Sup. XXV, 30); et qu’il dit ensuite : "Allez au feu éternel qui a été préparé au diable ". C’est aux avares qu’il propose l’exemple de ce serviteur infidèle qui ne distribuait pas le bien de son maître. Ce sont les avares qu’il effraie par le malheur de cet autre qui avait caché son talent en terre, et par la fin déplorable de ces cinq vierges folles qui n’avaient point l’huile de la charité et de l’aumône.

De quelque côté qu’on jette les yeux dans l’Evangile, on y voit une rigueur effroyable pour les avares. Tantôt Abraham leur crie du haut du ciel qu’il y a entre eux et les bienheureux un grand abîme qu’il est lin possible de passer, Tantôt Dieu leur prononce cet arrêt: "Retirez-vous de moi, maudits; allez dans le feu qui a été préparé au diable ". Tantôt il les menace de les diviser et de les jeter en un lieu " où il y aura des pleurs et des grincements de dents". Ainsi, se trouvant chassés de partout, et ne pouvant avoir de repos en aucun lieu, il ne leur reste que le feu de l’enfer.

5. Quel avantage donc, ô chrétien, retirez-vous de votre foi, si vous êtes après votre mort jeté dans ce lieu "de pleurs et de grincements de dents " : et si, durant celte vie même, vous êtes toujours agité de soins, environné de piéges, haï de tous les hommes et de ceux mêmes qui paraissent vous flatter le plus? Car comme les bons sont aimés non-seulement des bons, mais encore des méchants, les méchants de même sont haïs des bons, et de ceux même qui leur ressemblent. Cela est si vrai que je ne craindrais pas d’en prendre les avares même pour juges. Ils sont insupportables les uns pour les autres. Ils s’incommodent et s’embarrassent entre eux comme ils se nuisent les uns aux autres, ils se haïssent mortellement. Ils se condamnent et s’accusent réciproquement. Ils tiennent à injure et à outrage qu’on les appelle ce qu’ils sont; et en cela ils ne se trompent pas. Car l’avarice est le comble de la corruption et de l’infamie,

Aussi, comment celui qui s’abandonne à ce vice si honteux pourrait-il vaincre ou la vaine gloire, ou la colère, ou les dérèglements de la chair, puisque toutes ces passions sont bien plus difficiles à surmonter que l’avarice, ayant leur principe et comme leur racine dans la nature? Il y a beaucoup de personnes qui croient que la complexion du corps contribue à rendre les hommes ou tristes ou colères, ou peu chastes. Les médecins reconnaissent que le tempérament agit beaucoup eu ce point; que ceux qui sont ardents et bilieux sont plus sujets à l’impureté, et que ceux qui sont d’un tempérament sec sont plus sujets à la colère. Mais jamais personne n’a rien dit de semblable de l’avarice, et cette passion n’a point d’autre source que la corruption de notre esprit et de notre coeur.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de vous opposer à ce vice dangereux, et de le combattre de toutes vos forces. Appliquez-vous avec soin à détruire tous ces désirs déréglés qui naissent en nous dans toute la suite de notre vie. Si nous négligeons de dompter nos passions dans chaque âge où nous nous trouvons, nous nous trouverons à notre mort comme un vaisseau battu de la tempête qui a perdu toutes ses richesses. Car cette-vie est comme une mer d’une vaste étendue. Comme la mer est en divers lieux différemment agitée et dangereuse, la mer Egée à cause des vents, la mer Thyrrénienne à cause des détroits qui la resserrent; cet endroit vers la Lybie qu’on appelle Charybde, à cause des bancs de sables, la Propontide et le Pont-Euxin à cause de la violence de leurs flots, la mer d’Espagne à cause du peu de connaissance qu’on a de ses routes, et les autres de même pour des causes particulières. Ainsi, tous les âges de notre vie ont leurs mouvements et leurs tempêtes.

L’enfance est d’abord agitée par des mouvements très-fréquents, à cause de la violence de cet âge qui n’a point d’arrêt ni de fixité, et qui se laisse aller où la passion l’emporte. C’est pourquoi nous donnons aux enfants des maîtres et des précepteurs, afin que leur (30) direction supplée au défaut de cet âge, et qu’ils imitent les sages pilotes qui, par leur adresse et par le maniement du gouvernail savent régler l’inconstance et l’agitation des flots.

Les transports impétueux de la jeunesse succèdent à ceux de l’enfance. Cet âge ressemble à la mer Egée, et est sujet à des vents furieux que la concupiscence y excite de toutes parts. Tout le monde aussi sait dans quels périls se trouvent les jeunes gens; et combien ils sont plus exposés que les autres, parce que leurs passions sont plus fortes, et qu’ils ne sont plus ni assez dociles pour se laisser conduire par un maître, ni encore assez sages pour se conduire. Lors donc que les vents soufflent avec plus de violence, que le pilote se retire, et qu’un autre sans expérience prend le gouvernail sans être aidé ni soutenu de personne , jugez ce qu’on doit craindre pour le vaisseau.

L’âge d’homme suit la jeunesse. C’est alors qu’on se trouve comme inondé de soins et d’affaires; c’est alors qu’on pense à chercher une femme, à pourvoir des enfants et à gouverner toute une famille. C’est alors que les inquiétudes viennent en foule; que l’envie et que l’avarice règnent dans l’âme. Si donc nous éprouvons toutes ces agitations différentes dans les différents âges de la vie, comment pourrons-nous vivre heureusement en ce monde, et éviter les maux de l’autre, à moins d’avoir été élevés d’abord dans la crainte de Dieu et dans la piété? Car si nous n’apprenons à vivre chrétiennement dès l’enfance, et si nous ne fuyons point l’avarice dans l’âge d’homme, nous tomberons dans une malheureuse vieillesse qui sera le comble de tous les déréglements de notre vie. Notre âme sera comme un vaisseau tout brisé, chargé non de marchandises précieuses, mais de corruption et de boue. Cet état alors sera au démon un sujet de joie, et à nous un sujet de larmes, lorsque nous verrons les supplices qui noue seront préparés.

Evitons ce malheur, mes frères : travaillons de toutes nos forces à combattre nos passions. Détruisons en nous cette passion de l’avarice, afin d’être heureux en ce monde et en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (31)
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXXII.
" ET COMME ILS MANGEAIENT, JÉSUS PRIT DU PAIN ET L’AYANT BÉNI, LE ROMPIT, ET LE DONNA A SES DISCIPLES, EN DISANT : PRENEZ, MANGEZ, CECI EST MON CORPS. ET PRENANT LE CALICE, AYANT RENDU GRÂCES, IL LE LEUR DONNA EN DISANT: BUVEZ- EN TOUS. CAR CECI EST MON SANG, LE SANG DE LA NOUVELLE ALLIANCE QUI EST RÉPANDU POUR PLUSIEURS POUR LA RÉMISSION DES PÉCHÉS ". (CHAP. XXVI, 26, 27, 28, JUSQU’AU VEBSET 36.)

ANALYSE

1. La sainte Cène, institution du sacrement adorable de l’Eucharistie.

2. Réfutation de Marcion, Valentin et Manès, qui niaient la réalité de la mort de Jésus-Christ. — Contre certains hérétiques qui employaient l’eau dans le saint sacrifice.

3. Présomption de saint Pierre corrigée.

4-6. De la foi en Jésus-Christ dans l’Eucharistie. — Pourquoi Jésus-Christ a voulu renfermer ses sacrements sous des figures visibles et extérieures — Qu’il ne faut point approcher de la table de Jésus-Christ avec dégoût ou avec indifférence. — Quelle pureté on y doit apporter. — Que c’est un grand crime d’être indifférent à la grâce que Jésus-Christ nous fait en se donnant à nous dans son Sacrement. — Qu’on doit chasser de cette table sainte ceux qui s’en rendent indignes par leur mauvaise vie, quelque rang qu’ils aient dans le monde.
 
 

1. Quel est donc l’aveuglement de ce traître qui ne change point pour être assis à cette table divine, et qui demeure toujours le même après avoir participé à de si redoutables mystères? C’est ce que veut montrer saint Luc, lorsqu’il dit : " Qu’après cela le démon entra en lui "; il y entre non pour insulter au corps du Sauveur, mais pour punir l’insolence du traître. Deux circonstances aggravaient le crime de Judas; d’abord il avait osé approcher d’une table si sainte avec une disposition si criminelle; ensuite, bien loin de tirer aucun fruit d’une telle grâce et d’un tel honneur, il en avait abusé sans aucune crainte. Le Fils de Dieu n’éloigna point cet homme, bien qu’il pénétrât le fond de son coeur, pour nous faire voir qu’il ne voulait rien omettre de tout ce qui pouvait servir à le corriger. Nous avons déjà vu, et on le pourra voir encore dans la suite, qu’il lui représentait continuellement son crime, et qu’il cherchait à l’en détourner par ses paroles et par ses actions, par la crainte et par les menaces, par les honneurs et par les services qu’il lui rend. Mais rien ne put le fléchir. C’est pourquoi le Sauveur le laisse enfin à lui-même, et donnant toutes ses pensées au soin de ses autres disciples, il les avertit encore par ces mystères sacrés de sa mort qui s’approchait. Il les entretient de sa croix pendant la cène, et il veut prévenir leur trouble et leur abattement, en leur prédisant si souvent ces choses. Si, après tant de prédictions en actions et en paroles, ils ne laissent pas que de se troubler, qu’auraient-ils donc éprouvés, s’ils n’avaient point été avertis d’avance ? " Et comme ils mangeaient, Jésus prit du pain et le rompit".

Pourquoi Jésus-Christ a-t-il institué ce mystère au temps de la Pâque? C’est pour nous montrer par toutes ces actions que c’est lui-même qui a établi l’ancienne Loi, et que tout ce qu’elle. contient n’était que des figures et des ombres qui avaient rapport à la Loi nouvelle. C’est pour cette raison qu’il a joint la vérité à la figure. Cette heure u du soir " qu’il choisit pour faire la Pâque nous marquait que les temps étaient accomplis, et que les choses étaient sur le point d’avoir bientôt leur dernière fin.

Il rendit grâce à Dieu son Père, afin de nous enseigner comment nous devons célébrer ce saint mystère , et tout ensemble pour nous (32) faire voir qu’il allait volontairement à la mort. Il le fit aussi pour nous apprendre à recevoir avec action de grâces tous les maux que nous souffrons, et pour fortifier et affermir notre espérance. Car si la figure a eu tant de force que de délivrer tout un peuple d’une dure captivité, combien plus la vérité aura-t-elle le pouvoir de tirer tout l’univers de la servitude, et de combler de biens tous les hommes?

C’est pourquoi il n’avait point voulu leur faire part de ces mystères avant le moment où la Loi devait cesser. Il abolit la première et la principale de leurs fêtes, et les fait passer à une autre Pâque pleine d’une sainte frayeur. " Prenez ", leur dit-il, " et mangez. Ceci est mon corps qui est livré pour vous ".

Comment n’ont-ils point été troublés en entendant ces paroles? Parce que déjà auparavant il leur avait dit plusieurs grandes choses de ce mystère. Voilà pourquoi il leur dit ici cette parole sans aucun préambule, les jugeant assez préparés à l’entendre. Il leur découvre la cause de sa passion, c’est-à-dire " la rémission des péchés ". Il appelle ce sang, " le sang de la nouvelle alliance ", c’est-à-dire de la promesse de la Loi nouvelle. Car c’est ce qu’il a promis de nouveau, et c’est par ce sang que la nouvelle alliance est confirmée. Et comme l’ancienne avait pour son partage le sang des bêtes qu’elle immolait, de même la nouvelle a pour le sien le sang du Seigneur.

Il témoigne encore par ces paroles qu’il s’en va mourir, et c’est pour cela qu’il parle de "Testament ", et qu’il nous remet en mémoire cet Ancien Testament qui avait été aussi scellé et consacré avec le sang. Puis il déclare la cause de sa mort en disant: " Que ce sang sera répandu pour plusieurs, afin d’effacer leurs péchés ".

Il dit ensuite: " Faites ceci en mémoire de " moi ". On voit par ces paroles comment il veut nous retirer de l’observation des coutumes judaïques. Car, comme vous faisiez autrefois la Pâque en mémoire des miracles que vos pères avaient vu faire en leur faveur dans l’Egypte, de même vous ferez ceci en mémoire de ce que je fais maintenant pour vous. Le sang dont les portes des Israélites furent alors teintes, n’était que pour sauver les premiers nés; mais celui-ci est répandu pour la rémission des péchés du monde entier. " Car ceci", dit-il, " est mon sang qui sera répandu pour la rémission des péchés".

Or, il voulait faire connaître à ses disciples que sa passion et sa croix était un mystère, et apporter ainsi quelque consolation à leur douleur; et comme Moïse avait dit : " Ceci vous servira d’une mémoire éternelle "; de même Jésus-Christ dit à ses disciples : " Faites ceci en mémoire de moi, jusqu’à ce que je vienne". Et c’est pour cette raison qu’il ajoute : " J’ai désiré d’un grand désir de manger cette Pâque avec vous ", c’est-à-dire, de vous donner des choses nouvelles et de vous faire part d’une Pâque qui vous rendra spirituels. Il en but aussi lui-même de peur que les disciples, ayant ouï ces paroles, ne disent: Quoi ! buvons-nous du sang et mangeons-nous de la chair? et qu’ainsi ils ne se troublassent comme plusieurs Juifs avaient déjà fait, lorsqu’il avait seulement parlé de ce mystère. Il leur montre donc l’exemple, afin de les faire approcher avec un esprit tranquille de la communion de ses mystères.

Mais faut-il donc, direz-vous, célébrer aussi l’ancienne Pâque? Point du tout, puisque Jésus-Christ ne nous a dit : " Faites ceci ", que pour nous retirer de la Pâque ancienne. Et s’il opère en celle-ci la rémission des péchés, comme il le fait en vérité, n’est-il pas superflu de célébrer cette ancienne cérémonie légale? Comme il avait donc voulu que la première Pâque servît aux Juifs d’un monument éternel des grâces qu’il leur avait faites; il veut ici de même que cette nouvelle Pâque serve aux chrétiens pour leur rappeler éternellement dans la mémoire le souvenir des dons infinis de leur Sauveur. Il veut par cette conduite fermer la bouche aux hérétiques, parce que, lorsqu’ils demandent où est la preuve certaine qu’il a été immolé, nous les réduisons au silence en leur alléguant entre plusieurs autres raisons les saints mystères. Car si Jésus-Christ n’est pas mort, de qui ce sacrifice que nous célébrons est-il le symbole?

2. Voyez-vous, mes frères, combien Jésus-Christ a désiré que nous eussions toujours présente la mémoire de la mort qu’il a soufferte pour nous? Comme il devait s’élever des hérétiques impies, Marcion , Manès, Valentinien, et leurs disciples, qui nieraient le mystère de la mort du Sauveur, c’est pourquoi il fait mention de sa passion, même au milieu de l’institution de cet autre mystère de son (33) corps et de son sang adorable; en sorte qu’il n’y a point d’homme raisonnable qui puisse être trompé en ce point. Ainsi, le Seigneur nous sauve et nous instruit tout ensemble par cette même table sacrée qui est le plus grand de tous les biens; c’est ce qui fait que saint Paul en parle avec tant d’étendue. Après la célébration de ce mystère , Jésus-Christ dit " Je ne boirai plus désormais de ce fruit de vigne, jusqu’au jour auquel je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père (29) ". Comme il avait déjà parlé de sa passion et de sa croix, il parle maintenant de la résurrection qu’il appelle le " Royaume de son Père ".

Mais pourquoi a-t-il voulu boire et manger après sa résurrection? C’était pour ne point passer pour un fantôme dans l’esprit des plus grossiers qui regardent cette marque comme la plus certaine et la plus infaillible de la résurrection. De là vient que les apôtres, pour convaincre les peuples. de la résurrection de Jésus-Christ, disent: " Nous avons bu et mangé avec lui depuis qu’il est ressuscité des morts". C’est donc pour leur marquer clairement qu’ils le verront après sa résurrection et qu’ils le verront de telle sorte que ses paroles et ses actions les convaincraient de la vérité de sa nouvelle vie, qu’il leur. dit ces paroles : " Jusqu’au jour auquel je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père ". Car vous devez être les témoins de ma résurrection dans le monde entier. C’est pourquoi vous me verrez quand je serai ressuscité.

Il appelle ce vin, " nouveau ", c’est-à-dire, qu’il le boirait d’une manière nouvelle, inouïe et tout à fait admirable. Car il est ressuscité avec un corps impassible, immortel, incorruptible, et qui n’avait aucun besoin de nourriture. Et s’il a voulu boire et manger après sa résurrection, lorsqu’il n’avait aucun besoin de nourriture, ce n’était que pour certifier davantage la vérité de sa résurrection. Pourquoi, me direz-vous, a-t-il voulu, après sa résurrection, boire non de l’eau, mais du vin? C’était pour ruiner, jusque dans la racine, l’hérésie pernicieuse de ceux qui veulent se servir d’eau dans la célébration des mystères, et pour montrer que quand il a institué ce mystère, c’était avec du vin, et qu’après sa résurrection il a usé encore de vin dans un repas commun qui ne renfermait point de mystère. " Je ne boirai point ", dit-il " de ce fruit de la vigne ", or la vigne produit non de l’eau, mais du vin.

" Et ayant chanté le Cantique, ils s’en allèrent sur la montagne des oliviers (30) ". J’appelle ici tous ces mangeurs brutaux qui, après s’être gorgés à table, en sortent comme des pourceaux au lieu de rendre à Dieu les actions de grâces qu’il mérite. J’appelle encore tous ceux qui, dans la célébration des mystères, n’attendent pas les dernières oraisons qui figurent celle que fait ici le Sauveur. Il rend grâces à Dieu son Père avant que de donner à manger à ses disciples, afin de nous apprendre à commencer nos repas par les actions de grâces; il rend grâces aussi après, et il chante un cantique afin de nous avertir de l’imiter dans cette pratique

Mais pourquoi va-t-il sur cette montagne qui était un lieu si connu à Judas qui le trahissait, sinon pour montrer qu’il ne fuyait point la mort, et qu’il ne voulait point se cacher? Après qu’il y fut arrivé, il dit à ses disciples " Je vous serai à tous en cette nuit une occasion de scandale et de chute. Car il est écrit: Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées (31)". Il leur rapporte cette prophétie pour leur faire voir qu’ils devaient s’appliquer continuellement à la méditation de l’Ecriture, et pour leur marquer en même temps que c’était par un ordre exprès de la volonté de Dieu son Père, qu’il allait être crucifié. Il voulait encore témoigner dans toutes les rencontres, qu’il n’était point opposé à l’ancienne Loi, ni à Dieu qui l’avait établie; que tout ce qui était marqué dans les anciennes Ecritures avait rapport à l’avenir; et que les prophètes avaient longtemps auparavant prophétisé ce qui lui allait arriver, afin que la vue de toutes ces choses relevât leur espérance.

Il veut encore nous apprendre quels étaient ses disciples avant sa mort, et quels ils devinrent ensuite. Ceux qui n’avaient pu même le voir attacher en croix, et qui s’enfuirent aussitôt qu’il fut pris, demeurèrent enfin plus fermes que le diamant. Mais cette fuite des disciples nous est encore une preuve convaincante de la vérité de la mort de Jésus-Christ. Car si, après tant de marques indubitables, de paroles et d’actions, quelques-uns néanmoins sont encore assez hardis pour dire que le Fils de Dieu n’a point été crucifié; que n’oseraient-ils point soutenir, s’il ne fût arrivé alors aucune de ces (34) circonstances? Ainsi, il a voulu prouver invinciblement sa mort, non-seulement par sa passion et par ses souffrances, mais encore par la conduite de ses disciples, par les mystères, enfin par tous les moyens, afin de ruiner entièrement l’hérésie de Marcion. C’est aussi pour cela qu’il a permis que le chef même de ses disciples le renonçât. Car si Jésus-Christ n’a pas été véritablement pris , s’il n’a pas été lié et crucifié, pourquoi saint Pierre et les autres apôtres on t-ils été si saisis de crainte? Cependant il ne les abandonne pas dans ce trouble, et il leur dit: " Mais après que je serai ressuscité, j’irai devant vous en Galilée (32) ".

Il ne voulut pas leur paraître comme descendant tout à coup du ciel, ni s’en aller dans un pays fort éloigné; mais il voulut se faire voir à eux dans le lieu même où ils étaient avant sa mort, et se montrer dans l’endroit presque où on l’avait crucifié, afin de nous mieux assurer par cette circonstance que celui qui ressuscitait était le même qui venait d’être crucifié. C’est donc par cette promesse qu’il tâche d’apaiser leur douleur. Il dit qu’il irait devant eux " en Galilée ", afin qu’étant délivrés de cette grande crainte des Juifs qui les saisissait, ils pussent écouter ses paroles avec un esprit plus calme, et les croire avec une foi plus ferme. C’est le véritable sujet pourquoi il-choisit ce pays de Galilée.

" Pierre lui répondit: Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais (33) ". Que dites-vous apôtre? Le prophète dit: " Que les brebis du troupeau seraient dispersées ". Jésus- Christ confirme lui-même ce que le prophète a dit; et cependant vous assurez le contraire? Ne vous suffit. il pas que votre maître vous ait fait ces sévères réprimandes, lorsque vous lui disiez : " Seigneur, ayez pitié de vous : Cela ne sera point "? Mais Dieu permet ceci, afin que ce disciple, tombant ensuite, apprit à obéir en tout à son maître, et à croire plutôt la vérité de ses paroles, que le témoignage de sa propre conscience. Mais les autres retirèrent aussi un grand avantage de ce triple renoncement de saint Pierre, en y voyant un si grand exemple de l’infirmité humaine, et une si grande preuve de la vérité de Dieu. Quand Dieu a une fois prédit qu’une chose arrivera, il ne faut plus penser à la combattre par de vaines subtilités, ni à lui résister par des efforts superflus; il ne faut point non plus, en s’élevant contre les autres, se préférer à eux; " car , dit saint Paul, c’est en vous-mêmes et non dans les autres que vous trouverez votre gloire ". (Gal. VI.)

Au lieu de dire humblement à Jésus-Christ: Seigneur, soutenez-nous par votre force toute-puissante, afin que rien ne puisse nous faire tomber dans le scandale, Pierre s’élève au contraire, et dit dans un esprit de présomption : "Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais". Ces paroles témoignaient une présomption que Jésus-Christ voulut rabaisser en permettant le renoncement. Puisque Pierre ne se laissait persuader ni par la parole de son maître, ni par celle du prophète que le Sauveur avait même cité à dessein pour que l’apôtre n’osât y contredire, Jésus-Christ, voyant que les paroles n’étaient pas assez fortes pour instruire son disciple, l’instruit par les choses mêmes.

Et pour montrer que ce n’était que pour ce sujet, et pour abattre son orgueil, qu’il permit ce renoncement, voyez ce qu’il lui dit : " J’ai prié pour vous, afin que vous ne perdiez pas la foi " : ce qu’il lui dit pour le toucher davantage, en lui faisant voir que sa faute serait plus grande que celle de tous les autres disciples, et qu’il avait besoin d’un plus grand secours, et d’une prière toute particulière pour en obtenir le pardon. Car il avait commis un double crime dans ces paroles si hardies; le premier de résister à la parole expresse de son maître; et le second de se préférer aux autres disciples : et j’en ajouterais même un troisième, par lequel il s’attribuait tout comme venant de lui-même et de ses seules forces. Jésus-Christ voulant donc remédier à tant de plaies le laissa tomber, et c’est pour ce sujet que, sans parler aux autres, il s’adresse à lui en disant : " Simon, Simon, Satan vous a demandé afin de vous cribler comme on crible le blé ", c’est-à-dire, " afin de vous tenter, de vous troubler, de vous effrayer; mais moi j’ai prié pour toi, afin que tu ne perdes point la foi ".

Pourquoi, si le démon a demandé permission de tenter tous les disciples, Jésus-Christ ne dit-il pas qu’il a prié son Père pour eux tous? Il est évident, comme je l’ai déjà dit, qu’il voulait le toucher plus vivement par des paroles si sensibles, et qu’il lui parlait cri particulier, pour lui faire reconnaître que sa faute était plus grande que celle de tous les autres. (35)

Pourquoi Jésus-Christ ne dit-il pas: Mais je ne l’ai pas permis au démon, et qu’il dit : " Et moi j’ai prié ", sinon parce qu’allant à sa passion il voulait parler plus humblement, et témoigner davantage la vérité de la nature humaine dont il était revêtu ? Et comment serait-il possible, qu’après avoir établi si solidement et si puissamment son Eglise sur la confession de foi que lit cet apôtre, qu’après lui avoir promis qu’elle serait invincible à tous les dangers, et à la mort même; qu’après lui avoir donné les clefs du Royaume des cieux, et l’avoir affermi dans une si grande puissance, sans qu’il eût besoin de, faire aucune prière, comment, dis-je, serait-il possible qu’il eût besoin de prier en cette rencontre? Car il lui parlait avec une autorité toute divine, lorsqu’il disait : " J’édifierai mon Eglise sur toi, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux ". Comment après cela devait-il avoir recours à la prière pour calmer le trouble d’un seul homme? Pourquoi donc use-t-il de ces termes, sinon pour la raison que je viens d’indiquer, et pour condescendre à la faiblesse de ses disciples qui n’avaient pas encore de lui l’opinion qu’ils devaient en avoir.

Vous me demanderez peut-être comment, après cette prière, saint Pierre a pu renoncer son maître. Jésus-Christ n’a pas dit qu’il prierait son Père d’empêcher que Pierre ne le renonçât; mais qu’il, ne perdît la foi. Car c’est pas ses prières et par sa grâce que la foi de cet apôtre ne s’est pas tout à fait éteinte. Saint Pierre craignit beaucoup, parce que Dieu l’avait beaucoup laissé à lui, et il l’avait beaucoup laissé à lui en retirant de lui son secours, parce que la présomption avait blessé son âme jusqu’à le faire contredire son divin Maître. Celui-ci permit donc qu’il tombât dans ce triple renoncement, afin de détruite en lui son orgueil jusqu’à la racine, car ce mal funeste était si profondément enraciné dans son coeur, que, n’étant pas content d’avoir contredit le prophète et Jésus-Christ même, il eut encore la hardiesse, après que Jésus-Christ lui eut dit : " Je vous dis en vérité, qu’en cette " même nuit, avant que le coq chante, vous me renoncerez trois fois (34) ", de lui répondre: " Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai point (35) ". Et saint Luc remarque que plus Jésus-Christ lui disait qu’il tomberait dans ce scandale, plus l’apôtre soutenait le contraire. A quoi pensez-vous, apôtre? Lorsque votre maître disait en général à ses disciples : " Un de vous me trahira", vous craigniez d’être ce traître, et quoique vous ne vous sentissiez point coupable de ce dessein parricide, vous ne laissiez pas de vous défier de vous-même; et vous exhortiez un autre disciple à prier le Sauveur de vous marquer quel, serait ce traître. Et lorsqu’il déclare nettement ici qu’il sera pour tous ses disciples un sujet de chute et de scandale, vous osez lui résister et le contredire ?.Vous ne commettez pas même cette faute une seule fois et dans la première surprise d’une chaleur précipitée; mais vous lui répétez plusieurs fois ces mêmes paroles. D’où vient donc un si grand excès?

La faute de saint Pierre, mes frères, vint du grand amour qu’il avait pour Jésus-Christ, et du grand plaisir qu’il ressentait en lui-même, lorsqu’il fut délivré de l’appréhension d’être peut-être celui qui trahirait Jésus-Christ. Lorsqu’il se vit dégagé de cette crainte, il conçut une joie profonde et une confiance extraordinaire en lui-même, qui fit que, s’élevant au-dessus de tous les autres disciples, il dit hardiment en leur présence : " Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais ". Je crois, sans doute qu’il dit ces paroles par un mouvement de vanité et d’orgueil. Car on voit que même dans ce dernier souper ils disputaient pour savoir qui était le plus grand d’entre eux, tant l’amour de la vaine gloire était enraciné dans leurs esprits. Jésus-Christ donc voulant guérir son disciple d’une maladie si, mortelle, et de tant de maux ensemble, ne le poussa pas à la vérité à le renoncer, Dieu nous garde de cette pensée; mais il retira sa grâce de lui, et fit voir jusqu’où allait la faiblesse de notre nature.

Et remarquez, mes frères, combien il témoigna dans la suite que sa chute l’avait instruit, et que cette faute lui avait été utile. Voyez avec quelle modestie il parle toujours après la résurrection de son Maître. L’Evangile nous rapporte que lorsqu’il eut dit à Jésus-Christ dans une certaine occasion: " Seigneur, que deviendra ce disciple "? (Jean, XXI) et que Jésus-Christ lui eut fermé la bouche et arrêté sa curiosité, il n’osa plus rien répliquer. Quand le Fils de Dieu eut dit de même à tous ses disciples que ce " n’était pas à eux à connaître les temps ni les moments " (Act. I), il demeura aussitôt dans le silence sans dire une (36) seule parole. On voit de même que, lorsqu’une voix du ciel lui eut dit : " N’appelez plus impur ce que Dieu a purifié " (Act. X), il lui céda aussitôt , quoiqu’il n’en comprît pas encore bien le mystère. Ce fut cette chute dont nous parlons ici qui fut comme le principe et la source de son humilité dans toute la suite de sa vie. Jusque-là, c’était à ses propres forces qu’il attribuait tout ce qu’il était, comme lorsqu’il disait : " Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais. Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai point ". Au lieu qu’il devait prier le Sauveur de l’assister de sa grâce, et reconnaître que sans son secours il ne pourrait rien. On voit après qu’il agit d’une manière toute contraire : " Pourquoi nous regardez-vous ", dit-il, " comme si nous avions fait marcher cet homme par notre propre force, et par notre propre puissance "? (Act. III.)

4. Nous apprenons par là cette grande vérité, que la bonne volonté de l’homme ne lui suffit pas pour le bien, si elle n’est soutenue et animée par le secours de la grâce; et que, de même, ce secours du ciel ne nous peut servir de rien, lorsque la bonne volonté nous manque. Judas et. saint Pierre sont deux preuves de l’une et de l’autre de ces vérités. Le premier ayant reçu tant de secours de Jésus-Christ n’en a tiré aucun avantage, parce qu’il n’a pas voulu s’en servir et y correspondre; et saint Pierre, au contraire, quoiqu’il eût cette bonne volonté, tomba néanmoins parce qu’il n’avait point ce secours. Toute la vertu est établie sur ces deux principes.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de ne point tellement rejeter tout sur Dieu, que vous demeuriez dans l’assoupissement et dans la langueur; et de ne point croire non plus en travaillant avec ardeur, que tout dépende de votre travail. Dieu ne veut point que nous soyons lâches, ainsi il demande que nous travaillions : il ne veut point non plus que nous soyons superbes; c’est pourquoi il ne veut pas que tout dépende de notre travail. Ainsi il sépare de ces deux choses ce qui nous nuirait, et il en laisse ce qui peut nous être utile. C’est pour cette raison qu’il a laissé tomber le prince des apôtres, afin de se servir de sa chute pour le rendre plus humble et plus ardent dans son amour: " Car celui à qui on pardonne plus, aime davantage ".

Croyons donc toujours à ce que Dieu dit, et ne lui résistons jamais, quoique notre esprit, notre jugement ait peine à se rendre à ce qu’il nous dit, et que sa parole soit au-dessus de notre sens et de foutes nos lumières. Faisons en toutes ces rencontres ce que nous faisons dans nos mystères sacrés. Ne regardons pas seulement ce qui se présente à nos yeux, mais attachons-nous surtout à la parole qu’il a dite. Nos sens nous peuvent, tromper; mais sa parole ne le peut jamais. Notre vue est aisément séduite, et tombe souvent dans l’erreur; mais la parole et la vérité de Dieu ne peuvent errer.

Puisque le Verbe a dit : " Ceci est mon corps ", soyons persuadés de la vérité de ses paroles, soumettons-y notre croyance, regardons-le dans ce Sacrement avec les yeux de l’esprit. Car Jésus-Christ ne nous y arien donné de sensible, mais ce qu’il nous y a donné sous des objets sensibles , est élevé au-dessus des sens, et ne se voit que par l’esprit. Il en est ainsi dans le baptême, où, par l’entremise d’une chose terrestre et sensible qui est l’eau, nous recevons un don spirituel, savoir : la régénération et le renouvellement de nos âmes. Si vous n’aviez point de corps, il n’y aurait rien de corporel dans les dons que Dieu vous fait : mais parce que votre âme est jointe à un corps, il vous communique des dons spirituels sous des choses sensibles et corporelles.

Combien y en a-t-il maintenant qui disent: Je voudrais bien voir Notre-Seigneur revêtu de ce même corps dans lequel il a vécu sur la terre. Je serais ravi de voir son visage, toute la figure de son corps, ses habits et jusqu’à sa chaussure. Et moi je vous dis que c’est lui-même que vous voyez; que c’est lui-même que vous touchez, que c’est lui-même que vous mangez. Vous désirez de voir ses habits, et le voici lui-même qui vous permet, non-seulement de le voir, mais encore de le toucher, de le manger, et de le recevoir au dedans de vous.

Mais que personne ne s’approche de cette table sacrée avec dégoût, avec négligence, et avec froideur. Que tous s’en approchent avec avidité, avec ferveur et avec amour. Car puisque les Juifs, en mangeant l’Agneau Pascal, avaient accoutumé de se tenir debout, d’être chaussés, d’avoir un bâton à la main, et de manger en diligence; avec combien plus d’ardeur et d’activité devez-vous manger le divin (37) Agneau de la Loi nouvelle? Les Juifs étaient alors sur le point de passer de l’Egypte dans la Palestine; c’est pourquoi ils étaient en posture de voyageurs: niais quant à vous, vous devez faire un plus grand voyage, puisque vous devez passer de la terre au ciel.

5. Vous devez donc sans cesse veiller sur toutes vos actions, sachant que ceux qui reçoivent avec indignité le corps du Seigneur, sont menacés d’un grand châtiment. Si vous ne pouvez considérer sans une indignation extrême la trahison de Judas qui vendit son maître, et l’ingratitude des Juifs qui crucifièrent leur roi, prenez garde de vous rendre aussi vous-mêmes coupables de la profanation de son corps et de son sang. Ces malheureux firent souffrir la mort au très-saint corps du Seigneur, et vous, vous le recevez avec une âme toute impure et toute souillée après en avoir reçu tant de biens. Car il ne s’est pas contenté de se faire homme, de s’exposer aux ignominies et aux outrages des Juifs, et d’endurer la mort de la croix; il a voulu , outre cela, se mêler et s’unir à nous d’une telle sorte que nous devenons un même corps avec lui, non-seulement par la foi, mais effectivement et réellement.

Qui donc doit être plus pur que celui qui’ est participant d’un tel sacrifice? Quel rayon de soleil ne doit point céder en splendeur à la main qui distribue cette chair, à la bouche qui est remplie de ce feu spirituel, à la langue qui est empourprée de ce redoutable sang? Représentez-vous l’honneur que vous recevez, et à quelle table vous êtes assis. Celui que les anges ne regardent qu’avec tremblement, qu’avec frayeur, ou plutôt qu’ils n’osent regarder à cause de la splendeur et de l’éclat de sa majesté qui les éblouit, est celui-là même qui nous sert de nourriture, qui s’unit à nous, et avec qui nous ne faisons plus qu’une même chair et qu’un même corps.

Qui sera capable de parler assez dignement de la toute-puissance du Seigneur, et de publier par toute la terre les louanges qui lui sont dues? Quel est le pasteur qui ait jamais donné son sang pour la nourriture de ses brebis? Mais que dis-je un pasteur? Ne voyons-nous pas plusieurs mères qui ont si peu de tendresse pour leurs enfants, qu’après les avoir mis au monde, elles ne leur donnent pas même de leur lait. les mettant entre les mains d’autres femmes qui les nourrissent? Mais Jésus-Christ ne peut souffrir que ses enfants reçoivent leur nourriture d’autres que de lui. Il nous nourrit lui-même de son propre sang, et en toutes façons nous incorpore avec lui.

Considérez, mes frères, que le Sauveur est né de notre propre substance; et ne dites pas que cela ne regarde point tous les hommes; puisque s’il est venu pour prendre notre nature, cet honneur regarde généralement tous les hommes. Que s’il est venu pour tous, il est aussi venu pour chacun en particulier. Pourquoi donc, dites-vous, tous en particulier n’ont-ils pas reçu le fruit qu’ils devaient de cette venue? Il ne faut point en accuser celui qui le désire avec tant d’ardeur: il en faut rejeter toute la faute sur ceux qui, par une négligence et une ingratitude insupportable, ne le veulent point recevoir. Car Jésus-Christ, s’unissant et se mêlant par lé mystère de l’Eucharistie avec chacun des fidèles qu’il a fait renaître, et se donnant soi-même à eux pour être leur nourriture, nous persuade par là de nouveau qu’il s’est véritablement revêtu de notre chair.

Né demeurons donc pas dans l’insensibilité après avoir reçu des marques d’un si grand honneur et d’un si prodigieux amour. Vous voyez avec quelle impétuosité les petits enfants se jettent au sein de leurs nourrices, et avec quelle avidité ils sucent le lait de leurs mamelles. Imitons-les, mes frères, en nous approchant avec joie de cette table sacrée, et suçant, pour le dire ainsi, le lait spirituel de ces mamelles divines : mais courons-y avec encore plus d’ardeur et d’empressement, pour attirer dans nos coeurs, comme des enfants de Dieu, la grâce de son Esprit-Saint, et que la plus sensible de nos douleurs soit d’être privés de cette nourriture céleste.

Ce n’est point la puissance des hommes qui agit sur ces choses que l’on offre sur le saint autel. Jésus-Christ, qui opéra autrefois ces merveilles dans la cène qu’il fit avec ses apôtres, est le même qui les opère encore maintenant. Nous tenons ici la place de ses ministres, mais c’est lui qui sanctifie ces offrandes, et qui les change en son corps et en son sang. Que nul Judas, que nul avare n’ait la hardiesse d’y assister. Il n’y a pas à cette table de place pour eux. Mais que les véritables disciples de Jésus-Christ s’en approchent, puisqu’il a dit que c’était avec ses disciples qu’il faisait la Pâque. Ce banquet sacré où vous (38) assistez est le même que celui où assistèrent les apôtres, et il n’y a rien de moins en celui-ci qu’en celui-là, puisqu’il n’est pas vrai de dire que c’est un homme qui fait celui-ci, au lieu que ce fut Jésus-Christ qui fit celui-là, mais que c’est véritablement lui-même qui fait celui-ci comme il a fait l’autre.

C’est ici ce cénacle où Jésus-Christ entra alors avec ses disciples, et d’où il sortit pour aller à la montagne des oliviers. Sortons d’ici de même pour aller trouver les mains des pauvres, où nous trouverons véritablement la montagne des olives. Car la multitude des pauvres est comme un plant d’oliviers, qui sont plantés dans la ‘maison du Seigneur. C’est de là que nous découle peu à peu cette huile qui nous sera si nécessaire à notre mort; cette huile dont les vierges sages eurent soin d’emplir leurs vases, et que les vierges folles ayant négligée furent justement rejetées de la chambre nuptiale. Munissons-nous, mes frères, de cette huile, et allons avec des lampes très-éclatantes au-devant de notre Epoux. Que tous ceux qui sont cruels et inhumains, qui sont durs et impitoyables, qui sont impurs et corrompus, ne s’approchent point de cette table qui est toute sainte.

6. Ce n’est pas seulement à vous qui êtes participants des sacrés mystères, mais c’est aussi à vous autres qui en êtes les dispensateurs et les ministres que j’adresse mon discours, puisque la dispensation de ces dons divins vous étant commise, il est important de vous avertir de la faire avec beaucoup de circonspection et de soin. Car vous êtes menacés d’un grand châtiment, si, sachant qu’un homme est pécheur, vous ne laissez pas de le recevoir à cette table, et Jésus-Christ vous demandera compte de son sang, si vous le faites boire à des indignes. S’il s’en présente donc quelqu’un, quand ce serait un général d’armée, quand ce serait un grand magistrat de l’empire, quand ce serait l’empereur même, empêchez-le de s’approcher de l’autel. Car vous avez une plus grande puissance que lui. Or, ce n’est pas pour que vous paraissiez revêtu d’une tunique blanche et éclatante, que Dieu vous a honorés du ministère des autels, mais afin que vous fassiez le discernement de ceux qui sont dignes ou indignes de la participation des saints mystères. C’est en cela que consiste la dignité de votre charge.

Si l’on vous avait commis le soin de garder pour un troupeau de brebis l’eau claire et paisible d’une fontaine très-pure, souffririez-vous qu’une brebis, dont la bouche serait toute souillée de boue, s’en approchât pour la troubler? Et lorsqu’on vous a confié la source et la fontaine sacrée, non d’une eau, mais du sang et de l’esprit, pouvez-vous, lorsque vous voyez des personnes noircies de crimes, en approcher pour la corrompre, ne pas entrer dans une juste indignation , et ne les en pas repousser? Quel pardon mériteriez-vous pour une indifférence criminelle?

Vous me demandez comment il est possible que vous connaissiez en détail et en particulier la vie de chacun de votre peuple. Je ne vous parle point ici des personnes qui vous sont inconnues; mais de celles que vous connaissez. Il faut que je vous dise une chose tout à fait étonnante et effroyable : c’est lin moindre mal de laisser entrer des démoniaques dans l’Eglise pour participer aux sacrifices, que d’y admettre ceux dont saint Paul dit: " Qu’ils foulent aux pieds Jésus-Christ, qu’ils tiennent pour impur le sang de son alliance, et qu’ils font injure à la grâce de son Esprit-Saint ". (Hébr. V.) C’est qu’en effet celui qui se reconnaissant coupable de péché s’approche de l’Eucharistie, est bien pire qu’un possédé. Car les possédés ne seront pas punis de Dieu pour avoir été tourmentés par les démons; mais ceux qui communient indignement seront précipités dans les tourments éternels.

Chassons donc sans aucune considération de personne, nous qui sommes les dispensateurs des saints mystères, tous ceux que nous verrons être indignes de s’en approcher. Que personne n’y participe qui ne soit des disciples de Jésus-Christ. Que personne ne reçoive cette nourriture sacrée avec un esprit impur comme Judas, de peur qu’il ne tombe dans les mêmes peines que lui. Cette multitude des fidèles est aussi le corps de Jésus-Christ. C’est pourquoi vous qui avez la charge de dispenser les sacrés mystères, n’irritez pas la colère du Seigneur en manquant à purger ce corps, ainsi que vous le devez, et ne présentez pas une épée tranchante au lieu d’une viande salutaire. Si donc quelqu’un a perdu le sens jusques au point de s’approcher avec indignité dé la sainte table, rejetez-le hardiment sans vous laisser ébranler par aucune crainte. Craignez Dieu et non pas les hommes. Car si vous craignez les hommes, les hommes mêmes que, vous craindrez (39) se joueront de vous: mais si vous ne craignez que Dieu seul, les hommes mêmes vous révéreront.

Que si vous n’osez chasser les indignes de l’autel sacré, dites-le moi, et je ne permettrai pas qu’ils s’en approchent. Car je perdrai plutôt la vie que de donner le corps du Seigneur à celui qui en est indigne, et je souffrirai plutôt que l’on répande mon sang, que de présenter un sang si saint et si vénérable à celui qui n’est pas en état de le recevoir. Si quelqu’un s’approche indignement de cette table sans que vous le sachiez, ce n’est plus votre faute, pourvu que vous ayez auparavant appliqué tous vos soins à reconnaître ceux qui en sont dignes ou ne le sont pas. Je ne parle ici que des personnes que l’on connaît publiquement, et qui sont manifestement scandaleuses.

Quand nous aurons accompli notre devoir à l’égard de ces personnes, Dieu nous fera connaître ensuite aisément les autres. Mais si nous admettons à la participation des saints mystères des personnes que nous savons être dans le crime, à quoi servirait que Dieu nous découvrît celles qui sont dans des crimes cachés?

Je dis ceci, mes frères, non afin que nous bornions tout notre zèle à retrancher seulement et séparer de la communion ceux qui n’en sont pas dignes; mais afin que nous travaillions encore à les corriger, à les rappeler dans leur devoir, et à prendre un soin particulier pour tout le monde. Car c’est ainsi que nous nous rendrons Dieu favorable, que nous multiplierons le nombre de ceux qui pourront communier dignement, et que nous recevrons les récompenses que Dieu rendra à notre vertu particulière, et au soin si charitable que nous aurons eu de nos frères. C’est ce que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (40)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXXIII.
" APRÈS CELA JÉSUS S’EN VINT EN UN LIEU APPELÉ GETHSEMANI, ET DIT A SES DISCIPLES: ASSEYEZ-VOUS ICI PENDANT QUE J’IRAI LA POUR PRIER. PUIS PRENANT AVEC LUI PIERRE ET LES DEUX FILS DE ZÉBÉDÉE, IL COMMENÇA D’ÊTRE DANS LA TRISTESSE ET DANS L’ABATTEMENT; ET ALORS IL LEUR DIT : MON ÂME EST TRISTE JUSQU’À LA MORT, DEMEUREZ ICI ET VEILLEZ AVEC MOI ". (CHAP. XXVI, 36, 37, 38, JUSQU’AU VERSET 51.)

ANA LYSE.

1. Jardin de Gethsemani, prière, agonie du Sauveur. — Sommeil des disciples.

2. Judas accomplit son crime.

3 et 4. Contre les avares — À quels excès de cruauté l’avarice porte les âmes qu’elle possède. — Que c’est inutilement que les riches cherchent de beaux ameublements. — Combien les maisons des pauvres sont préférables à celles des grands. — Que nous devons imiter Jésus-Christ dans l’amour qu’il a témoigné de la pauvreté.
 
 

1.Comme ces trois disciples étaient plus attachés à Jésus-Christ que tous les autres, il les prend avec lui, et il leur dit : " Asseyez-vous ici pendant que j’irai là pour prier ". C’était son habitude de se retirer à l’écart pour prier: il le faisait pour nous apprendre à chercher, par son exemple, le repos et la tranquillité, lorsque nous nous appliquons à la prière. li choisit donc ces trois disciples pour être près de lui, et il leur dit: " Mon âme est triste (40) "jusqu’à la mort ". Pourquoi ne mène-t-il pas aussi tous les autres? C’est parce qu’il craignait qu’ils ne tombassent dans l’abattement en le voyant dans une si grande tristesse. Il ne voulut en rendre témoins que ceux qui avaient vu sa gloire sur la montagne , et alors même il les laissa un peu loin de lui.

" Et s’en allant un peu plus loin, il se prosterna le visage contre terre, priant et disant: Mon Père, s’il est possible que ce calice passe "loin de moi; toutefois, non ma volonté, mais la vôtre (39). Ensuite étant venu vers ses disciples, et les ayant trouvés qui dormaient, il dit à Pierre : Quoi! vous n’avez pu veiller une heure avec moi (40)? Veillez et priez, afIn que vous ne tombiez point dans la tentation : l’esprit est prompt, mais la chair est faible (44) ". Ce n’est pas sans sujet qu’il s’adresse particulièrement à saint Pierre, quoique les autres fussent aussi endormis que lui. Il voulut le piquer ainsi par la raison que nous avons déjà rapportée, et lui reprocher sa tiédeur après tant de protestations qu’il avait faites de mourir pour lui. Mais comme tous les autres disciples avaient dit aussi bien que saint Pierre qu’ils mourraient plutôt que de le renoncer : " Tous ses disciples ", dit l’Evangile, " dirent la même chose "; après avoir fait ce reproche en particulier à saint Pierre, il leur parle à tous pour leur représenter leur faiblesse, à eux qui, après avoir promis de mourir même avec lui, ne peuvent pas veiller durant une heure pour prendre part à la profonde tristesse de leur maître. Ils se laissent abattre de sommeil pendant que Jésus-Christ était dans une agonie qui faisait sortir une sueur de sang de tout son corps.

Le Fils de Dieu, mes frères, permit cette sueur si extraordinaire, afin qu’on reconnût visiblement que cette tristesse n’était point une fiction , et que les hérétiques ne pussent dire qu’il n’était triste qu’en apparence. Ce fut pour la même raison qu’un ange lui apparut pour le fortifier, et qu’il donna d’autres preuves si convaincantes de la crainte dont il était saisi, qu’il n’y a point de personne raisonnable qui les puisse faire passer pour un jeu et pour une feinte. Sa prière s’explique encore par les mêmes principes. Cette parole : " Que ce calice, s’il se peut, s’éloigne de moi ", montre l’humanité; mais celle-ci : " Néanmoins, non ma volonté, mais la vôtre ", fait voir la résignation d’une âme forte et vertueuse et nous apprend à obéir à Dieu en dépit des répugnances de la nature.

Comme il n’eût pas suffi pour instruire des esprits peu intelligents, de leur montrer seulement un visage empreint de tristesse, Jésus-Christ y joint des paroles. D’un autre côté, comme une démonstration en paroles eût été insuffisante aussi, si elle n’eût été appuyée d’une démonstration par les faits, Jésus-Christ unit les faits aux paroles afin de convaincre les plus opiniâtres qu’il s’est fait homme et qu’il est mort réellement. Si, malgré tant de preuves convaincantes, l’incrédulité de quelques-uns subsiste encore sur ce point, quelle n’est pas été cette incrédulité en l’absence de ces preuves ! Ainsi remarquez, mes frères, en combien de manières Jésus-Christ prouve, et par ses paroles et par ses actions, la vérité de la chair et de l’humanité qu’il a prise.

" Il vient donc à Pierre ", et lui dit: " Quoi! vous n’avez pu veiller une heure avec moi"? Ils dormaient tous, et il ne reprend que Pierre, pour lui reprocher sans doute cette présomption avec laquelle il venait de protester qu’il mourrait plutôt que de le renoncer jamais. Ce mot "avec moi " n’est pas mis non plus au hasard et il a bien aussi sa portée. C’est comme si le Sauveur disait: Vous n’avez pu veiller une heure avec moi, et vous pourriez mourir pour moi? On trouve encore la même intention et la même allusion dans ce qui suit : " Veillez et priez afin que vous ne tombiez point dans " la tentation ". Il s’efforce par cet avis de les délivrer de la vanité, et de leur ôter cette enflure d’une vaine présomption pour leur inspirer l’humilité et la contrition du coeur, en leur apprenant qu’ils doivent rendre grâces à Dieu de tout, et lui attribuer le bien qu’ils font.

Cet avertissement, tantôt il l’adresse à saint Pierre, tantôt aux autres en général. Il dit à saint Pierre: " Simon, Simon, Satan a demandé à vous cribler tous comme on crible le froment, mais j’ai prié pour vous ". Et il dit en général aux autres : " Priez afin que vous " n’entriez point dans la tentation ". Ainsi il a soin partout de réprimer leur orgueil, et de les tenir dans la crainte. Mais afin qu’il ne parût pas trop sévère, il adoucit ce qu’il avait dit par cette parole qu’il ajoute : " L’esprit est prompt, mais la chair est faible". Car, encore une vous désiriez mépriser la mort, la (41) chair néanmoins en a tant d’horreur, que vous ne le pourrez faire , si Dieu ne vous assiste de son Saint-Esprit. La même pensée se retrouve encore exprimée plus loin.

" Il s’en alla donc prier encore une seconde fois en disant : " Mon Père , si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite(42) ". Il fait voir, dans cette prière, combien il était attaché à la volonté de Dieu, et combien nous devions travailler à nous y rendre conformes. "Il retourna ensuite vers eux, et il les trouva dormant (43) ". Car, outre qu’ils étaient en pleine nuit, " leurs yeux étaient encore appesantis par la tristesse ".

" Et les quittant, il s’en alla encore prier pour la troisième fois, usant des mêmes paroles (44)". Il prie par deux ou trois fois pour prouver qu’il était homme par cette triple prière; car dans l’usage de 1’Ecriture, ces sortes de répétitions sont une marque de vérité. C’est ainsi que Joseph dit à Pharaon : " Pour cet autre second songe qui vous est apparu, ce n’est que pour vous confirmer la vérité du premier ". (Gen, XLI, 32.) Dieu n’a permis cela qu’afin qu’il ne vous restât plus aucun doute. C’est pour cette raison que Jésus-Christ fait ici deux et trois fois la même prière, afin qu’on ne pût douter de la vérité de sa chair.

Mais pourquoi retourne-t-il encore la seconde fois à ses disciples? Pour les reprendre de ce qu’ils étaient tellement plongés dans la tristesse qu’ils ne s’apercevaient même plus de sa présence. Il ne leur fait plus néanmoins de reproche, mais il se retire un peu; montrant quelle était leur faiblesse, puisque même après la réprimande qu’il leur avait faite, ils n’en étaient pas plus vigilants. Et il est à remarquer qu’à la troisième fois il ne les réveille point, et qu’il ne les reprend plus, de peur de les troubler encore davantage : il se retire sans leur parler, et va prier encore, puis retournant à eux, il leur dit : " Dormez maintenant et reposez-vous (45) ". Quoiqu’ils eussent alors plus besoin de veiller que jamais, il leur commande néanmoins de dormir pour leur témoigner qu’ils n’avaient pas même la force d’envisager les maux, et qu’ils fuyaient aussitôt qu’ils en sentaient les approches. Il leur marque encore, en leur ordonnant de dormir alors , qu’il n’avait aucun besoin de leurs secours, pour se délivrer des Juifs, et que de toute nécessité il devait être livré.

" Dormez maintenant et reposez-vous. Voici l’heure qui est proche, et le Fils de l’homme va être livré entre les mains des pécheurs ". Il montre encore par ces paroles qu’il ne lui arrivait rien dans cette rencontre que par une conduite admirable de sa sagesse. Car en disant " qu’il sera livré entre les mains des pécheurs ", il montre que sa mort n’était que l’effet de leurs crimes; et qu’ainsi c’était son Père même qui l’abandonnait à la fureur des méchants, quoiqu’il fût l’innocence même.

2. " Levez-vous, allons : Celui qui me doit trahir est bien près d’ici (46) ". Toutes ses paroles ne tendent qu’à faire comprendre à ses disciples que sa passion, sa croix et sa mort ne seraient point un effet de sa faiblesse ou de quelque nécessité dont il ne se pouvait dispenser s’il l’eût voulu; mais seulement l’accomplissement d’un ordre établi de son Père par une providence admirable et auquel il s’était volontairement soumis. Car sachant que celui qui le devait trahir était proche, non-seulement il ne fuit pas, mais il va même au devant de lui. " Il parlait encore, lorsque Judas, un des douze, arriva, et avec lui une grande troupe de gens armés d’épées et de bâtons, qui avaient été envoyés par les princes des prêtres, et par les sénateurs du peuple juif (47) ". Les honorables instruments pour des prêtres! vous l’entendez, ils viennent avec des épées et des bâtons. Et avec eux, dit l’évangéliste, se trouvait Judas, l’un des douze. Il l’appelle encore une fois l’un des douze, la honte ne peut l’empêcher de l’appeler ainsi.

" Or, celui qui le trahissait leur avait donné ce signal. Celui que je baiserai est celui que vous cherchez : Saisissez-vous-en (48) ". Considérez, mes frères, combien ce disciple devait avoir l’âme noire et corrompue pour agir de la sorte. De quels yeux put-il alors regarder son maître? ou de quelle bouche l’osa-t-il baiser? Disciples malheureux, quels sont vos desseins? quelles sont vos pensées? qu’osez-vous entreprendre? Et, quel signal donnez-vous pour livrer votre maître? " Or, celui qui le trahit leur avait donné ce signal : Celui que " je baiserai ", dit- il, " est celui que vous cherchez : Saisissez-vous-en (48). Aussitôt, venant à Jésus, il lui dit: Je vous salue, mon maître, et il le baisa (49) ". Il se fiait en la douceur de Jésus-Christ, et il prenait pour marque de sa trahison un signal qui suffisait (42) lui seul pour le confondre et pour le rendre indigne de tout pardon, puisqu’il trahissait un maître qu’il savait lui-même être si bon et si doux. Mais pourquoi donnait-il ce signal aux Juifs? Parce qu’il avait souvent vu que Jésus- Christ était passé sans être reconnu au milieu de ceux qui venaient pour le prendre. Ce qui néanmoins serait encore arrivé cette fois, s’il n’eut voulu se laisser prendre. C’est pour faire comprendre ceci à Judas, qu’il frappa d’aveuglement tous ces hommes. " Qui cherchez-vous " ? leur demanda-t-il; ils ne le connaissaient pas, et cependant ils avaient des lanternes et des flambeaux, et Judas avec eux. Lorsqu’ils eurent répondu " Jésus ", il leur dit : " Je suis celui que vous cherchez ". Mais il dit à Judas: " Mon ami, qu’êtes-vous venu faire ici (50)? " Après qu’il a fait voir quelle était sa force et sa puissance, il permet alors qu’on le prenne. Mais saint Luc marque que jusqu’au moment même où Judas commettait une action si noire, Jésus-Christ ne cessait point de l’avertir: " Judas ", lui dit-il, " vous trahissez le Fils de l’homme par un baiser "? Et vous ne rougissez point de vous servir de ce signal pour accomplir votre perfidie? Cependant ce reproche si modéré ne peut retenir ce coeur de pierre. Il le baise, et Jésus-Christ de son côté souffre ce baiser parricide, pour s’abandonner lui-même entre les mains des pécheurs.

" En même temps ils s’avancèrent, ils mirent la main sur Jésus, et se saisirent de lui (50) ". Ils le prirent la nuit même où ils avaient mangé la Pâque, tant ils étaient bouillants d’impatience et de fureur. Toute cette rage néanmoins eût été inutile et sans aucun effet, si Jésus-Christ n’eût permis qu’elle agît sur sa personne : mais cette condescendance du Sauveur n’excuse point la perfidie de Judas. Elle l’augmente au contraire et la redouble, puisque ce traître, ayant tant de preuves de la bonté de son maître, ne laissait pas de le traiter avec une dureté si inhumaine.

Que cet exemple, mes frères, nous inspire de l’horreur pour l’avarice, puisqu’elle inspire cette fureur à Judas, et qu’elle rend cruelles et impitoyables toutes les âmes qu’elle possède. Si l’avare n’épargne pas sa propre vie, comment pourrait-il épargner celle des autres? On le voit tous les jours, cette passion est si furieuse, qu’elle va même au delà de cette rage que l’amour brutal inspire aux âmes dont il se rend maître. Rougissons, mes frères, lorsque nous voyons que tant de gens renoncent aux plaisirs infâmes plutôt par le mouvement de leur avarice, que par l’amour de Jésus-Christ, et par le désir d’être chastes.

Je ne cesserai jamais de parler contre ce vice. Car enfin dans quel dessein amassez-vous tant de richesses? Pourquoi voulez-vous ainsi appesantir votre fardeau? Pourquoi voulez-vous vous rétrécir vos liens, et vous resserrer vos chaînes? Pourquoi voulez-vous vous accabler de nouveaux soins? Croyez si vous voulez que l’or de toutes les mines du monde, et que tout l’argent qui est dans le sein de la terre est à vous. Regardez tout ce qu’il y a dans les trésors publics comme s’il vous appartenait; si tout cela était à vous, qu’en auriez-vous autre chose que l’inquiétude de le garder? Si vous craignez de telle sorte de toucher à ce que vous possédez déjà; si vous le conservez aussi religieusement que s’il appartenait à des étrangers, combien seriez-vous plus avare si vous étiez encore plus riche? Car plus un avare a de bien, plus il le ménage.

Mais je sais, me direz-vous, que je suis riche, et que tous ces biens sont à moi. Vous ne cherchez donc les richesses que pour satisfaire votre esprit, et non pour en user? Les hommes, me direz-vous, m’en honorent davantage, et j’en suis plus craint. Dites plutôt que vous en êtes plus en butte aux riches et aux pauvres, aux voleurs et aux calomniateurs. Voulez-vous véritablement qu’on vous craigne, et qu’on tremble devant vous? Retranchez d’abord tout ce qui peut donner prise aux hommes sur vous, et dont ceux qui s’efforcent de vous nuire peuvent se servir pour vous faire tort.

3. N’avez-vous jamais entendu ce proverbe: Que cent hommes ensemble ne peuvent dépouiller un seul homme nu? Sa pauvreté est comme un rempart qui le défend contre toutes leurs violences; et il n’y a point de roi, ni d’empereur qui le puisse vaincre. Tout le monde, au contraire, peut aisément nuire à l’avare, et non-seulement les hommes, mais les vers. Que dis-je, les vers? le temps seul lui enlève ses trésors, et les consume par la rouille. Après cela, où est le plaisir et le repos d’esprit qu’on trouve dans les richesses? Pour moi, je vous avoue que je n’y vois que des sujets d’affliction et de misère, des soins, des divisions, (43) des querelles, des piéges, des haines, des craintes, une avidité continuelle et insatiable, et un chagrin qui ne donne point de relâche. Un avare au milieu des richesses est, selon l’expression de l’Ecriture, comme un eunuque auprès d’une vierge, il brûle d’un feu qu’il ne peut éteindre. (Eccl. XX, 2.)

Qui pourrait dire tous les maux que ce vice entraîne, et qui sont comme sa suite inséparable? Combien l’avare est-il à charge à tout le monde? Combien ses domestiques le haïssent-ils? Combien ses voisins en ont-ils d’horreur? Combien les magistrats, combien les ministres, combien les riches et les pauvres, combien les fermiers et les laboureurs, combien sa femme même et ses enfants qu’il traite comme des esclaves, enfin combien tout le monde ensemble le déteste-t-il? Il se rend le jouet et la fable de tous les hommes. Il est le sujet de l’entretien et du divertissement de toutes les compagnies. On le raille et on le déchire partout.

Voilà l’état où se jette un avare; ou plutôt voilà un faible crayon et une ombre du véritable malheur dans lequel il se précipite, puisqu’il n’y a point de paroles qui le puissent égaler. Comparez avec cela les déplorables satisfactions qu’il retire de ses richesses. Je passe, dit-il, pour riche dans l’esprit du monde. Quel est ce misérable plaisir de passer pour riche, et de devenir en même temps l’objet de l’envie? Cette réputation n’est-elle pas un nom vain et une pure chimère qui n’a rien de, réel et de véritable?

Vous me direz peut-être qu’il suffit que l’avare se contente, et qu’il se satisfasse dans cette pensée. Et moi je vous demande s’il lui est avantageux de se réjouir de ce qui le devrait faire pleurer, puisque ses richesses ne servent qu’à le rendre lâche, efféminé, et inutile à toute chose. Il n’ose entreprendre un voyage, il craint la mort infiniment plus que tous les autres. Il aime plus l’argent que la vie; il ne se plait pas même à voir la lumière du soleil, ni la beauté de cet astre, parce qu’il ne devient pas plus riche en le regardant, et que ses rayons ne sont pas de l’or qu’il puisse serrer dans ses coffres.

Mais vous m’objecterez qu’on ne peut pas nier qu’il n’y en ait au moins plusieurs qui jouissent fort longtemps de leurs richesses, qui en usent avec plaisir, qui sont toujours dans les délices et dans les festins, et qui tâchent de satisfaire leur sensualité en toute chose. Ce sont certainement ceux qu’on doit regarder comme les plus misérables, et je les plains encore plus que ces avares qui se contentent de posséder leurs richesses sans en user. Ces derniers s’abstiennent au moins de tous les autres vices, et ils ne s’attachent qu’au seul amour de l’argent qui les dominent, au lieu que les autres, outre cet amour insatiable pour l’argent dont ils brûlent, sont encore les esclaves de beaucoup de vices qui sont autant de tyrans auxquels ils sont forcés d’obéir.

" Ils servent leur ventre ", comme dit saint Paul, et ils s’en font un Dieu; ils se plongent dans les plaisirs, et ils s’abandonnent à toutes sortes d’excès. Ils donnent leur bien à des infâmes et à des prostituées. Le soin d’avoir une table magnifique est la plus grande de leurs affaires. Ils se font suivre partout d’une troupe de flatteurs. Ils s’abandonnent à toutes sortes de passions, dont le déréglement ruine la nature et remplit leur corps et leur âme d’une infinité de maladies. Ils ne se servent jamais des choses pour la seule nécessité, ils en passent toujours les bornes, et ils ne travaillent par ce luxe et par ces superfluités qu’à se perdre sans ressource, et pour ce monde et pour l’autre. Ils tombent par cette recherche si raffinée de leurs délices dont ils croient ne pouvoir se passer, dans la même erreur où tombent ces personnes qui font de grandes dépenses pour s’embellir, et qui croient que ces profusions sont nécessaires.

Mais celui-là seul, mes frères, est véritablement dans le plaisir et est véritablement riche, qui est le maître de ses richesses, et qui en sait user’ sagement. Les autres ne sont que les esclaves de leurs biens, et ils ne s’en servent que pour nourrir leurs passions, et pour multiplier leurs maux et leurs maladies. Où sera donc la paix et le repos dans cette âme toujours troublée, toujours tourmentée de ses passions? Si les richesses trouvent un homme peu sensé et peu solide, elles lui gâtent tout à fait l’esprit; et si elles le trouvent un peu déréglé, elles le rendent entièrement vicieux.

Vous me direz peut-être : A quoi sert la sagesse, lorsqu’on n’a rien? Que sert au pauvre d’être prudent puisqu’il est pauvre? Je ne m’étonne pas de cette demande. Je sais que ceux qui n’ont point d’yeux ne peuvent voir la beauté de la lumière. Salomon dit que " le Sage a autant d’avantage sur l’insensé que (44) la lumière en a sur les ténèbres ". (Ecclé. II, 43.) Comment peut-on instruire quelqu’un qui est dans un si profond aveuglement? Car l’avarice est une sorte de nuit qui obscurcit toutes choses, ou plutôt qui les fait voir autrement qu’elles ne sont en elles-mêmes. Un. homme qui serait dans des ténèbres épaisses, ne pourrait discerner .la beauté d’un vase très-précieux, ou le prix des diamants ou des étoffes de pourpre qu’on lui montrerait. L’avare de même ne peut comprendre la beauté des choses spirituelles. Renoncez donc à cette passion, et vous commencerez alors à juger équitablement des choses ,et selon ce qu’elles sont en elles-mêmes. C’est ce qu’on ne peut bien faire que lorsqu’on est pauvre. Ce qui paraît être quelque chose et n’est rien en effet, ne trahira son néant en aucun autre état aussi bien que dans celui d’une vertueuse pauvreté.

4. Mais quelle est cette frénésie qui fait que vous avez horreur des pauvres, et qui vous fait dire que leur pauvreté est la honte et de leur vie et de leur maison? Dites-nous donc, je vous prie, quelle est cette infamie que la pauvreté apporte avec elle, et en quoi la maison du pauvre est déshonorée. Ses lits à la vérité ne sont pas d’ivoire , ses vases ne sont pas d’argent ni d’une matière précieuse. Tout y est de terre ou de bois. Mais c’est en cela même que consiste la gloire de sa maison. Le mépris de tout cet ornement extérieur fait que l’âme s’applique tout entière à elle-même, et qu’elle met tous ses soins à devenir belle et précieuse aux yeux de Dieu. Lorsqu’un homme au contraire est tout occupé des choses de ce monde, il témoigne dès-là une bassesse dont tout homme sage devrait rougir.

C’est au contraire dans les maisons des riches qu’on ne voit rien de beau ni rien d’honnête aux yeux de la foi. Car, à quoi ressemblent ces tapisseries relevées d’or et de soie, ces lits d’argent et ces autres ornements si précieux, sinon à la magnificence et aux décorations des théâtres? Qu’y a-t-il donc de plus indigne d’un chrétien, que de rendre sa maison semblable à une salle de bal et de comédie? Ainsi, les maisons des riches ressemblent à des théâtres, et celles des pauvres sont semblables à celle de l’apôtre Paul ou du patriarche Abraham. Après cela, peut-on douter lesquelles de ces maisons nous doivent paraître plus belles et mieux parées?

Pour mieux comprendre ceci, je vous prie d’entrer en esprit, et par la pensée dans la maison de Zachée, et de considérer de quelle manière il l’orna lorsque Jésus-Christ y devait entrer. Il n’alla point emprunter de ses voisins leurs plus magnifiques meubles. Il ne s’empressa point de tirer de ses coffres de riches tapisseries. Il ne voulut point d’autres ornements pour recevoir Jésus-Christ, que ceux qui plaisent à Jésus-Christ: " Je donne", dit-il, " la moitié de mes biens aux pauvres; et je rends au quadruple tout ce que j’ai pris ". (Luc, XIX, 7.) Parons de cette manière nos maisons, mes frères, pour mériter d’y recevoir le Sauveur. Nous ne pouvons lui rien préparer qui lui plaise davantage. Ces ornements, dont je vous parle, ne se font que dans le ciel. C’est de là qu’ils descendent sur la terre; et partout où ils se trouvent, là se trouve aussi le Roi du ciel. Si vous pensez à quelque autre magnificence, et à ce luxe qui ne satisfait que les yeux, c’est le démon et ses anges que vous recevez dans votre coeur.

Lorsque le même Sauveur alla chez Matthieu, qui était encore publicain, que fit celui-ci pour se préparer à le recevoir, sinon de commencer à s’orner au dedans de lui-même par une charité ardente, qui le porta à quitter tout pour suivre le divin Maître? (Matth. IX, 10.) Ainsi, Corneille le Centenier orna sa maison, non par les pierres précieuses, mais par les prières et par les aumônes: et ces ornements lui ont mérité un palais dans le ciel, où il habite éternellement. (Act. X, 4.) Une maison n’est point méprisable parce qu’on y voit des vases pauvres, des meubles mal arrangés, des lits en désordre, des murailles nues et toutes noircies de fumée. Mais ce qui la déshonore véritablement, c’est le déréglement de ceux qui l’habitent. Jésus-Christ nous a assez persuadés de cette vérité, lorsqu’il n’a pas dédaigné d’entrer dans de pauvres cabanes, et dans des maisons de boue, quand ceux qui y demeuraient étaient riches en vertus; au lieu qu’il fuit les maisons des méchants et des impies, quand elles seraient toutes pleines d’or. Peut-on nier donc que le lieu où Dieu même habite ne soit préférable à tous les palais du monde? et que les maisons des méchants, quelque magnifiques qu’elles soient, sont au contraire devant Dieu comme des amas de boue et des lieux d’ordure et d’infection?

Je dis ceci, mes frères, non pas des riches qui usent bien de leurs richesses, mais de ces (45) riches avares qui volent et qui pillent tout le monde. On ne travaille jamais dans ces maisons à satisfaire simplement le nécessaire. On donne tout au luxe et aux plaisirs. Mais ceux d’entre les riches qui sont sages ne font point ces dépenses superflues. C’est pour ce sujet, mes frères, qu’il n’est point marqué que Jésus-Christ soit entré dans les palais des princes. Il a fui ces maisons superbes des rois de la terre, et il a été chercher des maisons de publicains, et des cabanes de pécheurs.

Si vous voulez donc attirer Jésus-Christ chez vous, travaillez à orner votre maison par l’aumône, par la prière, par les supplications, et par les veilles. Ce sont là les ornements qui plaisent au Roi que nous servons. Les autres ne plaisent qu’au démon qui est l’ennemi de Jésus-Christ. Ainsi, que les chrétiens ne rougissent plus de voir leurs murailles nues, puisque lorsque leurs maisons sont sans ces ornements extérieurs , ils les parent beaucoup mieux lar la sainteté de leur vie. Que les riches au contraire ne se glorifient point de leurs meubles somptueux, mais qu’ils en rougissent plutôt, et qu’ils préfèrent à leurs bâtiments magnifiques une petite cabane, puisque c’est là qu’ils mériteront de recevoir Jésus-Christ en cette vie, et d’être reçus de lui dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde du même Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui est la gloire et t’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (46)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXXIV.
" ALORS UN DE CEUX QUI ÉTAIENT AVEC JÉSUS, METTANT LA MAIN A L’ÉPÉE, ET FRAPPANT UN DES GENS DU GRAND PRÊTRE, LUI COUPA L’OREILLE. JÉSUS LUI DIT : REMETTEZ VOTRE ÉPÉE EN SON LIEU; CAR TOUS CEUX QUI PRENDRONT L’ÉPÉE, PÉRIRONT PAR L’ÉPÉE ". (CHAP. XXVI, 51, 52, JUSQU’AU VERSET 67.)

ANALYSE

1. Ce que signifient ces deux glaives dont il est question dans le XXVIe chapitre de saint Matthieu et dans les autres évangélistes; comment ils se trouvaient là et pourquoi Jésus-Christ permet à ses disciples de les prendre.

2. Dans leur préoccupation à chercher le moyen de se défaire de Jésus-Christ en le mettant à mort, Caïphe et les autres prêtres juifs avaient oublié de manger la Pâque au temps présent.

3 et 4. Caïphe, dans un mouvement d’indignation feinte, déchire ses vêtements et obtient du conseil la condamnation de Jésus-Christ. — Combien il est avantageux à un chrétien de céder à celui qui lui fait violence , et de souffrir d’être vaincu.— Que la patience est la plus grande de toutes les victoires. — Exemple du patriarche Joseph.
 
 

1. Quel est, mes frères, ce disciple qui frappa un des gens du grand prêtre, et qui lui coupa l’oreille? Saint Jean le nomme, et nous dit que ce fut saint Pierre, car cette action était l’effet de son zèle et de sa chaleur ordinaire. On peut se demander ici pourquoi les disciples avaient des épées, puisqu’on ne peut douter qu’ils n’en eussent, tant par la circonstance de ce serviteur blessé, que par la réponse qu’ils firent à Jésus-Christ, lorsqu’étant interrogés s’ils avaient avec eux quelque épée, ils lui répondirent qu’ils en avaient deux. Mais pourquoi Jésus-Christ leur permettait-il d’en porter? Car saint Luc marque qu’il dit à ses disciples : " Quand je vous ai envoyés sans bourse, sans sac, sans souliers, avez -vous manqué de quelque chose "? Et lorsqu’ils lui eurent répondu que non, il leur dit : " Que celui maintenant qui a une bourse, ou un sac , les prenne; et que celui qui n’en a point, vende son manteau pour acheter une épée ". (Luc, XXII, 36.)

Ils répondirent à cela qu’ils en avaient deux, (46) à quoi le Fils de Dieu répliqua : " Cela suffit".

Pourquoi leur parlait-il alors d’épées, sinon pour leur faire mieux comprendre qu’il allait être bientôt livré? Ce n’était que pour les assurer que son heure était proche, qu’il leur commanda de prendre avec eux une épée, et non pour les exhorter à s’en servir. Pourquoi voulait-il aussi qu’ils eussent alors une bourse? C’était pour leur témoigner qu’ils devaient à l’avenir prendre soin d’eux-mêmes. Il les soutenait lui seul dans les commencements, parce qu’ils étaient faibles, mais il les traite maintenant comme de petits oiseaux que la mère fait sortir du nid, lorsqu’ils commencent à avoir des ailes, afin qu’ils s’en servent à l’avenir, et qu’ils cherchent eux-mêmes leur nourriture. Et pour leur faire voir plus clairement que ce n’était point par faiblesse ou par impuissance qu’il se déchargeait de ce soin pour les en charger eux-mêmes, il rappelle à leur mémoire tout ce qui s’était passé : " Quand je " vous ai envoyés ", dit-il, " sans sac, sans " bourse et sans souliers, avez-vous manqué de " quelque chose "? Il veut qu’ils demeurent persuadés de son amour envers eux, et qu’ils reconnaissent, dans ce changement de sa conduite, sa tendresse et sa puissance; en ce que d’abord il les a soutenus comme il a fait en prévenant tous leurs besoins; et en ce que dans la suite, il les a peu à peu rendus capables de se soutenir eux-mêmes.

Mais comment ces épées se trouvaient-elles là? C’est parce qu’ils sortaient de la cène, où, à cause de la cérémonie de l’Agneau, ils devaient avoir des glaives. Et comme ils avaient ouï dire que l’on conspirait contre leur maître, ils les prirent avec eux comme pour s’en servit’ au besoin, et pour le défendre. C’était la seule raison pour laquelle ils étaient armés alors de ces épées. C’est pourquoi Jésus-Christ fit un sévère reproche à saint Pierre, lorsqu’il s’en servit en frappant un des gens du grand prêtre, quoiqu’il, n’eût point d’autre dessein en le frappant que de défendre son maître qu’il aimait avec ardeur.

Jésus-Christ ne put souffrir qu’on eût ainsi blessé ce serviteur du grand prêtre, il le guérit à l’heure même par un grand miracle, qui suffisait seul pour témoigner d’un côté quelle était la douceur et la puissance de ce divin Maître, et pour nous donner lieu de l’autre de connaître quel était l’amour et l’humilité de ce disciple. Car comme il n’avait tiré l’épée que par l’amour extrême qu’il avait pour le Sauveur, il la remit dans le fourreau par soumission dès que Jésus-Christ lui eut dit " Remettez votre épée en son lieu " (Luc, XXII, 49). Saint Luc dit que les apôtres demandèrent à Jésus-Christ s’ils tireraient l’épée pour frapper, mais que Jésus-Christ les empêcha de le faire, et qu’il guérit celui qui était déjà blessé; faisant en même temps une réprimande sévère à saint Pierre, afin que les autres ne pensassent point à l’imiter: " Tous ceux ", dit-il, " qui frapperont de l’épée, mourront par l’épée ". Il donne ensuite la raison de cette défense qu’il leur fait:

" Pensez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’anges (53)? Comment donc s’accompliront les Ecritures, où il est dit qu’il en doit être ainsi (54)"? Il arrête par ces paroles la passion de ces disciples, en leur faisant voir qu’il ne se faisait rien alors qui n’eût été prédit par les Ecritures. C’est pour la même raison qu’il avait auparavant prié par trois fois, afin que ses disciples reconnaissant si visiblement la volonté de Dieu dans ce qui lui arrivait, ils s’y soumissent avec moins de peine. Ainsi, il les console par une double considération, en leur faisant voir d’un côté les maux que souffriraient un jour ceux qui lui tendaient ce piége : " Tous ceux ", dit-il, " qui " prendront l’épée périront par l’épée " : et en leur montrant de l’autre, combien il acceptait volontairement ces souffrances si rudes auxquelles il s’offrait lui-même, puisque s’il ne les eût pas voulu souffrir, il n’avait qu’à s’adresser à son Père, pour rendre inutile toute la fureur de ses ennemis : " Pensez-vous que " je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions " d’Anges " ?

Pourquoi ne dit-il pas plutôt : Croyez-vous que je ne puisse perdre moi-même tous mes ennemis? C’est parce que ses apôtres n’avaient pas encore une idée assez haute de sa puissance. Ils étaient bien plus disposés à croire que ce secours dont il parlait lui pourrait venir de son Père, surtout après ces paroles qu’ils venaient d’entendre : " Mon âme est triste jus-" qu’à la mort: Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi "; en outre il avait été vu dans une agonie qui lui fit répandre une sueur de sang , et dans laquelle un ange le vint (47) soutenir. Comme donc en ce moment ce qu’il faisait, laissait plus voir en lui, l’homme que le Dieu, s’il eût dit à ses apôtres qu’il pouvait perdre ces troupes qui le venaient prendre, ceux-ci ne l’eussent pas pu croire.

C’est pourquoi il leur dit modestement : " Pensez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’Anges "? (IV Rois, XIX, 35.) Si un seul ange autrefois eut la force de tuer cent quatre-vingt-cinq mille hommes armés, était-il besoin de douze. légions d’anges contre un millier d’hommes? Nullement; mais il parle ainsi pour s’accommoder à la frayeur de ses disciples et à leur faiblesse; car ils étaient à demi-morts de frayeur. Il s’appuie même sur l’autorité des Ecritures, en disant: " Comment donc s’accompliront les Ecritures, où il est " dit qu’il en doit être ainsi "? Il ne pouvait leur dire rien de plus puissant pour leur ôter la pensée de le défendre : Puisque cela, leur dit-il, est ordonné et marqué même dans l’Ecriture, pourquoi voulez-vous vous y opposer? Mais, pendant qu’il parle de la sorte à ses apôtres, voyons ce qu’il dit à ces troupes qui le prennent.

2. " Vous êtes venus à moi comme à un voleur avec des épées et des bâtons pour me prendre : j’étais tous les jours assis au milieu de vous, enseignant dans le Temple, et vous, ne m’avez point pris (55) ". Voyez en combien de manières il tâche de les faire rentrer en eux-mêmes. II les renverse tous par terre, il guérit la plaie de ce serviteur. Il les menace de les faire périr par l’épée, et accompagne cette menace d’un miracle, afin qu’ils en doutent moins. Ainsi, il leur fait voir par ce qu’il fait sur-le-champ, et par ce qu’il leur prédit de l’avenir, quelle est sa puissance, afin qu’ils n’attribuent point sa prise à leur propre force. C’est pourquoi il ajoute : " J’étais tous les jours au milieu de vous, enseignant dans le temple, et vous ne m’avez point pris"; pour leur faire remarquer dans ces paroles qu’ils ne l’avaient pris dans ce moment que parce que lui-même le leur avait permis.

Il ne leur parle que de ses prédications, et non point de ses miracles, de peur qu’ils ne crussent qu’il leur parlait de ces choses par vanité. Vous ne m’avez point pris, leur dit-i1, lorsque je vous enseignais, et vous venez m’attaquer lorsque je suis dans le silence, J’étais tous les jours dans le temple sans que personne m’arrêtât : et vous me venez chercher maintenant au milieu de la nuit, dans un lieu secret et solitaire. Qu’aviez-vous besoin d’armes pour prendre quelqu’un qui était tous les jours au milieu de vous? Il prouve par toutes ces paroles que s’il ne se fût offert volontairement à la mort, ses ennemis n’auraient jamais eu de pouvoir sur lui. Car si lorsqu’ils l’avaient entre leurs mains, et qu~ils le tenaient au milieu d’eux, ils ne pouvaient néanmoins le prendre; n’est-il pas visible qu’ils n’eussent pas eu alors plus de pouvoir sur sa personne, s’ils ne l’avaient reçu de lui-même? Enfin l’évangéliste fait voir clairement pourquoi les choses se passaient de la sorte, et lève toute ambiguïté lorsqu’il dit "Tout cela s’est " fait afin que l’Ecriture et les prophéties fussent accomplies (56) ". Considérez, mes frères, qu’au moment même où l’on prenait le Fils de Dieu, il n’avait point d’autre pensée que de faire du bien à ceux même qui l’outrageaient. Il les guérit, il leur prédit des choses terribles, il les menace de l’épée, il leur montre combien il s’offrait volontairement à la mort. Et il fait voir qu’il n’avait qu’une même volonté avec son Père, en disant qu’il fallait accomplir les Ecritures.

Mais d’où vient qu’ils ne le prirent pas dans le Temple? C’était parce qu’ils craignaient le peuple. C’est pour cette raison que Jésus-Christ se retire de lui-même, qu’il va dans un lieu plus propre pour sa prise, et qu’il leur donne un temps et une heure favorable, afin de leur ôter jusqu’au dernier moment de sa vie tout prétexte de s’excuser à l’avenir. Car comment celui qui s’offrait lui-même pour être pris, afin d’accomplir les Ecritures, eût-il pu être contraire à Dieu en aucune chose?

" Alors ses, disciples l’abandonnant s’enfuirent tous (56). Mais ceux qui s’étaient saisis " de Jésus l’emmenèrent chez Caïphe qui était " grand prêtre, où les docteurs de la Loi et les sénateurs étaient assemblés (57) ". Lorsque les Juifs prenaient Jésus-Christ, et qu’ils le liaient, ses disciples ne s’enfuyaient point encore; mais lorsqu’ils voient le Sauveur parler ainsi à ces troupes, et que, sans rien faire pour se défendre, il s’offre de lui-même pour être pris, et pour accomplir les Ecritures; c’est alors qu’ils s’enfuient tous pendant que les soldats mènent Jésus chez Caïphe.

" Or, Pierre le suivait de loin jusqu’à la u cour de la maison du grand prêtre, et y étant (48) entré il était assis avec les gens pour voir la fin de tout ceci (58) ". Il faut reconnaître ici que l’amour de ce disciple pour son maître était grand, puisqu’il n’était point épouvanté lorsque les autres fuyaient , et qu’il suivait Jésus-Christ jusqu’en la maison du grand prêtre. Saint Jean en fit autant, il est vrai, mais il faut remarquer qu’il était connu du Pontife. Ces troupes donc mènent Jésus-Christ au lieu où les prêtres étaient assemblés, afin de ne rien faire que par leur avis. C’est pour ce sujet qu’ils s’étaient trouvés chez Caïphe, qui était le grand prêtre cette année-là. Ils passèrent cette nuit chez lui sans se mettre beaucoup en peine de la célébration de la Pâque : "Et lorsque le matin fut venu, ils n’entrèrent point dans le prétoire ", comme dit saint Jean, " afin qu’ils ne fussent point impurs, et qu’ils pussent manger la Pâque ".

Ceci nous peut donner lieu de croire qu’ils violèrent peut-être la Loi à cause, de la passion ardente qu’ils avaient de faire mourir Jésus-Christ, et qu’ils différèrent la Pâque à un autre jour. Car Jésus-Christ certainement n’avait point violé les ordonnances de la Loi dans la célébration de cette cérémonie légale, mais ces hommes hardis et accoutumés à violer les lois de Dieu en mille rencontres, après avoir tenté inutilement tant de fois de faire cette prise, voyant tout d’un coup une occasion favorable pour ce détestable dessein qu’ils souhaitaient tant de pouvoir faire réussir, ne firent point peut-être de difficulté de remettre la Pâque à un autre jour, pour trouver moyen de satisfaire ainsi leur cruauté.

Ils s’assemblent tous plutôt pour exécuter que pour prendre cette résolution qui était déjà formée. Ils font quelques informations à la hâte, et quelques recherches pour sauver les apparences, et pour couvrir au moins leur homicide de quelque prétexte, et de quelques formalités de justice. Les faux témoins qu’on faisait paraître, se contredisaient et se combattaient l’un l’autre , et tout était si plein de trouble et de tumulte, qu’il était visible, même pour les moins intelligents, que tout ce qui se faisait alors n’était qu’un fantôme et une fiction de jugement.

" Cependant les premiers des prêtres, les sénateurs, et tout le conseil, cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire mourir (59). Et ils n’en trouvaient point, quoique plusieurs faux témoins se fussent présentés. Enfin il vint deux faux témoins qui dirent (60) : Celui-ci a dit : Je puis détruire le temple de Dieu, et le rebâtir trois jours après (61) ". Il est vrai que le Sauveur avait dit qu’il le rétablirait en trois jours; mais il n’avait pas dit qu’il le détruirait, mais " détruisez-le ". Et il ne parlait pas du temple matériel, mais " de son corps ". Que fait à cela le grand prêtre? Il veut engager Jésus-Christ à répondre et à donner prise sur lui par ses paroles : " Alors le grand prêtre se levant lui dit : Vous ne répondez rien à ce que ceux-ci déposent contre vous (62)? Mais Jésus se taisait (63) ". Il était inutile de répondre, puisqu’il n’y avait personne qui voulut écouter. Il n’y avait qu’un simulacre de jugement. Et ce concile n’était en effet qu’une assemblée d’homicides et de voleurs.

" Et le grand prêtre lui dit: Je vous conjure par le Dieu vivant de nous dire si vous êtes le Christ Fils de Dieu (63). Jésus lui répondit: Vous l’avez dit: Mais je vous déclare que vous verrez un jour le Fils de l’homme assis à la droite de la Majesté de Dieu, et venant dans les nuées du ciel (64). Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, en disant : Il a blasphémé. Qu’avons-nous besoin de témoins? Vous venez d’entendre son blasphème (65) ". Il fait ce geste pour donner plus de force à ce qu’il dit et pour joindre l’action à la parole. Cette parole de Jésus-Christ les ayant remplis de terreur, ils firent envers lui ce qu’ils firent ensuite envers son premier martyr Etienne, lorsqu’ils se bouchèrent les oreilles pour ne le point écouter. Ce grand prêtre agit ici de même. Mais quel était le blasphème dont il l’accuse? Jésus-Christ leur avait dit ailleurs cri pleine assemblée ces paroles du psaume : " Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Asseyez-vous à ma droite " (Ps. CIX) : et. l’explication qu’il leur donna les remplit d’une telle confusion qu’ils n’osèrent plus l’interroger ni le contredire.

3. Pourquoi donc disaient-ils ici "qu’il blasphémait " ? Et pourquoi Jésus-Christ leur fit-il cette réponse, sinon pour leur ôter toute excuse? C’est pour cette raison que jusqu’au dernier jour de sa vie il disait ouvertement qu’il était le Christ, qu’il était assis à la droite de son Père, et qu’il devait venir encore pour juger le monde, montrant par toutes ces circonstances l’union parfaite qu’il avait avec son Père. Le grand prêtre, ayant donc déchiré (49) ses vêtements, interroge les autres, et leur dit:

"Que vous en semble? Ils répondirent : Il a " mérité la mort. (66) ". Il ne veut pas prononcer de lui-même l’arrêt de mort contre Jésus-Christ, mais il veut adroitement le faire prononcer par les autres, en essayant de leur montrer qu’il était manifestement coupable, et qu’il était tombé dans un blasphème visible. Il ne doutait pas que si l’on examinait l’affaire à fond, et dans les formes ordinaires de la justice, son innocence ne fût bientôt reconnue. C’est pourquoi il veut qu’il soit condamné entre eux, et il prévient même leur jugement, en disant: " Vous avez vous-mêmes ouï le blasphème qu’il a dit " : Il veut les presser, et arracher d’eux ce cruel arrêt qu’il en attendait. Et, en effet, ils répondent tous : " Il est coupable de mort". Ainsi, ils étaient eux-mêmes les accusateurs, les témoins, les examinateurs et les juges: eux seuls tenaient lieu de tout.

Mais comment ne s’avisaient-ils pas ici de l’accuser d’avoir violé le sabbat? C’est parce qu’il leur avait fermé la bouche une infinité de fois sur ce sujet, outre qu’ils voulaient le condamner sur ce qu’il leur disait à l’heure même qu’on lui faisait son procès. Le pontife anime tous les esprits en déchirant ses vêtements, li excite leur colère et leur animosité, et quand il a réuni tous les suffrages contre ce prétendu coupable, il le renvoie à Pilate, comme ayant été condamné légitimement. Tant il est vrai qu’ils n’oubliaient rien pour colorer leur injustice, et pour mêler l’adresse à la violence. Lorsqu’ils sont au contraire devant Pilate, ils ne disent rien de semblable " Si ce n’était un méchant homme s, disent-ils, " nous ne vous l’aurions pas livré " : voulant ainsi le faire punir comme s’il était coupable de crimes publics et scandaleux.

Mais pourquoi ne le faisaient-ils pas plutôt assassiner en secret que de chercher tant de détours pour le perdre? C’est parce qu’ils voulaient le, décrier publiquement , et noircir éternellement sa mémoire. Et comme tout le peuple le révérait extraordinairement, et qu’il avait été ravi d’admiration par sa doctrine et par ses miracles, ces implacables ennemis voulaient qu’il mourût comme un criminel pour lui faire perdre en même temps l’honneur et la vie. Jésus-Christ ne s’opposa point à leur dessein, et il se servit au contraire de leur malice pour établir la vérité de sa mort. Car sa passion et sa croix étant devenues manifestes à tout le monde, il en a tiré un autre effet que celui auquel ils s’étaient attendus. Ils voulurent le faire mourir publiquement pour le couvrir d’infamie; il a rendu au contraire sa mort le principe de sa gloire. Et comme après avoir dit: " Tuons-le, de peur que les Romains ne viennent et ne détruisent notre ville "(Jean, II, 48), ils l’ont tué, et leur ville a été détruite: ainsi, après l’avoir crucifié pour le déshonorer, sa croix n’a servi qu’à le faire adorer dans toute la terre.

Pilate leur déclare qu’ils avaient la puissance de faire mourir Jésus-Christ par eux-mêmes : " Prenez-le, vous autres ", dit-il, " et jugez-le selon votre loi ". (Jean, XVIII, 31.) Mais ils voulaient qu’il mourût comme tin méchant, comme un criminel d’Etat, comme un tyran et un usurpateur, et comme un factieux et un rebelle. Ils veulent rendre sa mort la plus honteuse qu’ils peuvent. Ils affectent de le mettre entre deux voleurs. Ils disent à Pilate : " N’écrivez point qu’il est le roi des Juifs; mais qu’il a dit qu’il était le roi des Juifs ". Tout cela se fit pour prouver mieux la vérité de sa mort, de sorte qu’il ne reste plus aux Juifs la moindre excuse ni le moindre prétexte pour se couvrir. Cette garde même si soigneuse du sépulcre, et ces sceaux qu’ils y firent mettre, n’étaient-ils pas une preuve suffisante pour faire paraître la vérité avec éclat? Ne font-ils pas aussi le même effet par leurs outrages et par leurs insultes? Tant il est vrai que rien n’est plus faible que l’imposture, qu’en voulant s’établir elle se détruit, et qu’elle se perd par ses propres armes. C’est ce qui est arrivé aux Juifs. Ils croyaient avoir vaincu Jésus-Christ, et ils n’ont trouvé après sa mort que leur malheur, leur ruine, et une éternelle confusion. Jésus-Christ, au contraire, paraîtra vainqueur, et sa croix est devenue le trophée de son innocence, la marque de son pouvoir et la source de sa gloire.

Ne cherchons donc point, mes frères, à vaincre toujours, et ne craignons point quelquefois d’être obligés de céder. Il y a des rencontres dans lesquelles il est dangereux d’avoir l’avantage, il y en a d’autres tians lesquelles il est même utile d’être vaincu. Celui qui , dans un transport de colère, outrage impitoyable. ment un homme, paraît alors avoir le dessus, mais c’est en effet lui-même qui est vaincu t par sa propre passion, et qui se blesse (50) lui-même à mort. C’est celui qui souffre courageusement cette injure, et qui garde la patience dans. ces outrages qui demeure véritablement victorieux. L’un n’a pu vaincre sa passion, et l’autre a vaincu son ennemi. L’un a cédé à sa propre faiblesse, et l’autre a guéri celle de son frère. Non-seulement il n’a point brûlé lui-même, mais il a encore éteint le feu qui brûlait les autres. Que s’il eût été jaloux de cette victoire apparente, au lieu de rechercher celle qui est solide et véritable, il eût succombé sans doute, et en résistant à la passion de son ennemi, il l’eût rendue plus forte et plus invincible. Ainsi ils auraient été renversés tous deux comme des femmes ou des enfants qui se querellent et qui se battent. Mais celui qui agit chrétiennement dans ces occasions, ne tombe point dans ce désordre; il se dresse et s’érige à lui-même et à son frère un riche trophée sur les ruines de la colère.

4. Vous voyez donc qu’il ne faut pas. toujours désirer d’avoir l’avantage sur un autre. Celui qui offense un autre homme paraît avoir le dessus sur lui; mais cette victoire lui est funeste. Si, au contraire, celui qui a été offensé souffre l’injure avec patience, sa patience sera sa couronne. C’est pourquoi il est souvent plus glorieux d’être vaincu que de vaincre, et alors c’est gagner la victoire que de la céder. Quand nous souffrons qu’on nous ravisse notre bien, qu’on nous frappe, qu’on nous porte envie, et que nous ne cherchons point à nous venger de ces injures, nous pouvons dire alors que nous sommes véritablement victorieux de notre ennemi. Mais pourquoi parler ici de la victoire qu’on remporte sur l’avarice et sur l’envie, puisque celui qui est livré au martyre, que l’on bat de verges, que l’on déchire avec les ongles de fer, et que l’on fait mourir cruellement, est le vainqueur de ceux mêmes qui lui font souffrir ces violences.

Dans les guerres des hommes, celui qui succombe sous son ennemi en est vaincu; mais parmi les chrétiens, celui qui cède de bon coeur à son ennemi, et qui souffre son injustice est véritablement victorieux. Notre gloire est de ne faire de mal à personne, et de souffrir celui qu’on nous fait. La plus grande de toutes les victoires est celle qui se gagne par la patience. Cette disposition est l’ouvrage de Dieu seul, et plus elle est contraire à la nature et à l’inclination humaine, plus elle témoigne la malignité de celui qui veut vaincre de cette manière. C’est ainsi que les rochers brisent les flots qui viennent tondre sur eux. C’est ainsi que les plus grands saints se sont le plus signalés par leur courage, et ont triomphé par leur douceur de la victoire de leurs ennemis.

Vous n’avez point besoin pour cela d’un grand effort, ni d’un grand travail. Dieu met lui-même la victoire entre vos mains, et il veut que vous la remportiez non par la difficulté d’un combat, mais par la facilité de la patience. Ne vous préparez donc point à résister à votre ennemi, et cela seul vous fera gagner la victoire. Ne combattez point contre ceux qui vous attaquent, et vous en serez vainqueur. C’e st là sans doute le moyen le plus facile et le plus assuré, pour vous mettre au-dessus de vos adversaires. Pourquoi vous déshonorez-vous vous-même, en donnant lieu à votre ennemi de dire que vous ne l’avez vaincu qu’avec grand’peine? Qu’il admire plutôt votre vertu, qu’il soit surpris de votre courage, que votre constance l’étonne , et qu’il dise à tout le monde que vous l’avez vaincu sans le combattre.

C’est ainsi que Joseph, ce grand patriarche, qui a toujours souffert avec constance les injures qu’on lui faisait, a été loué comme étant toujours demeuré victorieux. Il n’opposa à l’envie de ses frères, et aux impostures de cette malheureuse Egyptienne, que la fermeté de sa patience. Et ne nie dites point qu’on le vit traîner une vie misérable dans une prison, pendant que son accusatrice demeurait dans un palais. Voyons plutôt lequel des deux a l’avantage, et lequel des deux a été renversé ou est demeuré ferme. Cette femme est vaincue premièrement par son impudicité, et ensuite par la chasteté de ce saint homme; et Joseph est victorieux, et de cette infâme, et de cette passion si dangereuse qu’elle s’efforçait d’allumer en lui.

Considérez ce que dit cette Egyptienne, et jugez vous-même si ses paroles ne font pas voir clairement qu’elle est vaincue : : " Vous nous avez fait venir", dit-elle, " un scélérat pour nous insulter ". (Gen. XXXIX, 14.) insensée que vous êtes! Ce n’est point Joseph, c’est le démon qui vous insulte, lorsqu’il vous a fait croire que vous pourriez corrompre Joseph et fléchir la fermeté de son coeur. Ce n’est point votre mari qui vous a amené ce jeune homme pour vous tendre un piège, c’est le (51) démon qui se joue de vous par ses artifices, et qui vous inspire ce détestable dessein.

Que fait donc Joseph, mes frères, dans ce tumulte et dans ces accusations? lise tait; il demeure dans le silence, et se laisse con damner comme fait ici Jésus-Christ dont il était la figure. Mais cependant, dites-vous, vous ne pouvez pas nier que Joseph ne soit dans une prison, et cette femme dans une maison magnifique. Qu’importe où soit l’un et l’autre; puisque Joseph est couronné de gloire dans la prison, et que cette femme est plus malheureuse dans une maison superbe que ceux qui languissent au fond d’un cachot?

Mais ne jugeons pas par cela seul de leur victoire. Jugeons-en par l’événement des choses. Qui des deux a réussi dans son dessein? N’est-ce pas celui qui est dans les fers, et non celle qui est dans cette magnificence et dans ce luxe? L’un a désiré de garder sa chasteté; l’autre s’est efforcée de la corrompre. Qui des deux a fait ce qu’il désirait? Est-ce celui qui a souffert si généreusement l’injure, ou celle qui l’a faite si injustement ? C’est donc Joseph, mes frères, qui est demeuré le vainqueur.

Ayons du zèle pour ces heureuses victoires; et mettons notre gloire à souffrir avec courage. Fuyons avec horreur ces avantages, qui sont le fruit de l’injustice et le prix de la violence. C’est ainsi que nous trouverons en ce monde la paix, et la gloire en l’autre, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (52)
 

 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXXV.
" AUSSITÔT ON LUI CRACHA AU VISAGE, ON LE FRAPPA A COUPS DE POING, ET D’AUTRES LUI DONNÈRENT DES SOUFFLETS. EN DISANT : CHRIST, PROPHÉTISE-NOUS QUI T’A FRAPPÉ ". (CHAp. XXVI, 67, 68, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XXVII.)

ANALYSE

1. Admirable véracité des évangélistes.

2. Saint Marc, disciple de saint Pierre, raconte avec de plus grands détails que les autres évangélistes, le triple reniement de son Maître. — Désespoir de Judas. — Quelle leçon pour les avares !

3 et 4. Contre ceux qui font des présents à l’Eglise du bien qu’ils ont pris aux autres. — Exhortation à faire l’aumône aux pauvres. — Combien les Juifs doivent en ce point faire rougir les chrétiens. — Que c’est l’avarice des peuples qui oblige les évêques d’avoir le maniement de quelques biens pour en assister les pauvres. — Qu’il n’y aurait point de pauvres dans le monde, si on y voulait donner quelque ordre.
 
 

1. Pourquoi, mes frères, les Juifs traitaient-ils avec ces outrages un homme qu’ils allaient tuer? Pourquoi lui font-ils souffrir ces sanglantes railleries, sinon parce qu’ils ne suivaient à son égard que les mouvements de leur cruauté et non les règles de la justice? Ils ont enfin trouvé la proie qu’ils cherchaient, et ils assouvissent sur elle la fureur et la rage dont ils sont transportés et enivrés; c’est pour eux une fête à laquelle ils courent avec joie; ils laissent voir combien ils étaient altérés de sang

Mais considérez, mes frères, quelle est la sincérité des évangélistes qui marquent si particulièrement toutes ces circonstances, quoiqu’elles soient si ignominieuses en apparence pour leur maître et qui nous font voir ainsi combien ils aimaient la vérité. Ils ne cachent rien de ces traitements si humiliants Ils rapportent avec soin toutes ces particularités (52) Car ils regardaient tous ces excès comme étant très-glorieux à leur maître. Et on peut dire en effet, mes frères, que la plus grande gloire de Jésus-Christ est que, étant maître de toute la terre, il ait bien voulu se rabaisser jusqu’à être si cruellement méprisé par les derniers de tous les hommes. Il ne faut point d’autres preuves pour nous faire comprendre quelle était la charité que Jésus-Christ nous portait, et l’impardonnable méchanceté des Juifs, puisqu’ils traitaient avec tant de barbarie cet agneau si doux et si paisible, qui souffrait leurs violences sans parler, ou qui ne parlait que pour leur dire des choses capables de changer les lions mêmes en agneaux. Sa douceur et leur cruauté sont toutes deux montées à leur comble; leur impiété se répand dans toutes leurs actions et dans toutes leurs paroles, et ils ne pensent qu’à satisfaire leur fureur.

Le prophète Isaïe avait prédit ces emportements et les avait renfermés dans ce peu de paroles : " Les hommes ", dit-il, " seront surpris en vous voyant, tant vous paraîtrez sans gloire et sans honneur parmi les hommes ". (Is. LIII, 3.) En effet, y a-t-il rien de si effroyable que ces insultes qu’on fait souffrir au Sauveur? Cette face que la mer avait respectée en la voyant, que le soleil ne put voir sur la croix sans voiler ses rayons, ces misérables la conspuaient, la soufflettaient. Ils traitent leur Dieu avec une fureur plus que brutale; ils se jouent de lui comme d’un roi de théâtre, ils lui donnent des coups sur la tête, ils ajoutent à l’outrage des soufflets l’infamie honteuse des crachats et les railleries les plus cruelles et les, plus sanglantes. " Prophétise s, lui disent-ils, " qui " est celui qui t’a frappé s? Ils lui parlent de la sorte, parce que la plupart des Juifs le regardaient comme un prophète. Un autre évangéliste marque qu’en le traitant ainsi ils lui voilaient le visage, comme s’il eût été le dernier des hommes, bon à servir de jouet non-seulement aux grands du monde, mais même aux esclaves.

Lisons ceci, je vous prie, mes frères, avec les yeux de la foi. Ecoutons les souffrances de Jésus-Christ avec une attention digne de lui, et gravons dans nos cœurs ce que nous lisons. Rien n’est pins glorieux au Sauveur du monde qu’un abaissement si prodigieux. Je trouve toute ma gloire dans ces souffrances. Et je n’admire pas moins Jésus-Christ lorsqu’il s’élève au-dessus de toutes les insultes et de toutes les douleurs, que lorsqu’il commande à la nature et qu’il ressuscite mille morts.

Saint Paul s’occupait toujours l’esprit de ce grand objet. Il portait toujours présente l’idée de la croix du Fils de Dieu, de ses souffrances, de ses insultes, de ses outrages et de sa mort. C’est lui qui dit: "Allons à Jésus-Christ en portant toutes ses ignominies ". (Hébr. XIII, 13.) Et il nous fait ressouvenir : " Que Jésus-Christ, au lieu de la vie tranquille et heureuse dont il pouvait jouir, s’est offert volontairement à souffrir les derniers mépris, et à mourir sur la croix ". (Hébr. XII, 2).

" Pierre cependant était assis dehors dans la cour. Et une servante s’approchant lui dit:Vous étiez aussi avec Jésus de Gaulée (69). Mais il le nia devant tout le monde en disant: Je ne sais ce que vous me dites (70). Et comme il sortait hors la porte, une autre servante l’ayant vu dit à ceux qui se trouvèrent là : Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth (74). Et lui le nia une seconde fois, en disant avec serment : Je ne connais point cet homme (72). Peu à peu ceux qui étaient là s’avançant, dirent à Pierre : Vous êtes certainement de ces gens-là, car votre parler

" vous fait assez connaître (73). Il commença alors à détester et à jurer en disant : Je ne connais point cet homme, et aussitôt le coq chanta (74). Et alors Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite : avant que le coq chante vous me renoncerez trois fois. Et étant sorti dehors il pleura amèrement (75). " Voici, mes frères, une chose bien surprenante. Quand on vient prendre Jésus-Christ, ce disciple témoigne un zèle si ardent qu’il tire l’épée et en frappe un des serviteurs du grand prêtre; et lorsqu’il devait entrer dans une plus grande indignation pour les outrages sanglants dont on déshonorait son maître en sa présence, il s’abat au contraire jusqu’à le renoncer par trois fois. Qui eut pu n’être point saisi d’indignation en voyant ces traitements si injurieux et ces insultes si outrageuses? Cependant ce disciple, interdit par la crainte, non-seulement n’éprouve point ce zèle qui paraissait si raisonnable; mais il tremble de peur et ne peut supporter la voix d’une servante qui lui parle. Il renonce son maître jusqu’à trois fois, et il le renonce ainsi devant des servantes et des gens de rien, et non pas devant les juges qui l’eussent (53) peut-être intimidé, puisqu’il est marqué qu’il était dehors. Car il " était assis dehors dans la cour". C’est lorsqu’il fut sorti qu’on lui demanda s’il n’était pas disciple de Jésus-Christ.

Saint Luc dit que cet apôtre ne s’aperçut point de sa faute et qu’il ne rentra en lui-même que lorsque Jésus-Christ le regarda. Ainsi non-seulement il renonça Jésus-Christ, mais il fut encore si éloigné de reconnaître ce crime, nonobstant le chant du coq, que si Jésus-Christ ne l’eût fait rentrer en lui-même, il n’y eût pas fait de réflexion. Il eut donc besoin, du secours de la grâce du Sauveur. Ce regard fut comme une voix puissante qui lui parla, et sans laquelle la peur dont il était saisi l’eût fait demeurer toujours dans sa faute. Saint Marc dit que dès le premier renoncement de saint Pierre, le coq chanta pour la première fois; et qu’au troisième renoncement, le coq chanta pour la seconde fois. Il est le seul qui ait marqué si en détail et avec tant d’exactitude le soin que Jésus-Christ témoigna alors pour son disciple, et la faiblesse prodigieuse dont saint Pierre se laissa saisir. Comme saint Marc était le disciple de cet apôtre, il a pu savoir de lui plus particulièrement cette circonstance, et nous ne pouvons assez admirer que non-seulement il n’ait point omis cette faute d’un homme qui lui était si vénérable, mais qu’il l’ait même décrite avec plus de circonstance que les autres.

2. Comment donc, puisque saint Matthieu dit: " Avant que le coq chante vous me renoncerez trois fois " , saint Marc peut-il dire qu’après le triple renoncement de saint Pierre le coq chanta pour la seconde fois? Ces deux évangélistes s’accordent fort bien; comme le coq a coutume de chanter trois ou quatre fois à chaque reprise, saint Marc s’exprime comme il fait pour montrer que le chant répété du coq n’arrêtait pas saint Pierre, ne le faisait pas rentrer en lui-même. Les deux versions sont donc vraies, car le coq n’avait pas encore achevé sa première reprise, lorsque Pierre renonça pour la troisième fois son maître. Et lorsque Jésus-Christ l’eut averti de son crime il n’osa même encore pleurer devant tout ce monde, de peur que ses larmes ne le fîssent reconnaître; mais " il sortit dehors, et pleura amèrement ".

" Le matin étant venu, tous les princes des prêtres et les sénateurs du peuple juif tinrent conseil contre Jésus pour le faire mourir. (Chap. XXVII, 4.) Et l’ayant lié, ils l’emmenèrent devant Ponce Pilate le gouverneur (2) ". Comme ils avaient résolu sa mort, et qu’ils ne le pouvaient faire mourir à cause de la fête de Pâques, ils le mènent à Pilate. Remarquez, mes frères, ils sont amenés à le faire mourir le jour même de cette fête, qui n’avait été autrefois établie parmi les Juifs que comme une figure de la vérité.

" Alors Judas qui l’avait trahi, voyant qu’il était condamné, se repentit de ce qu’il avait fait, et rapporta les trente pièces d’argent aux princes des prêtres (3) ". Cette circonstance redouble la faute de Judas et celle des prêtres. Elle augmente le crime de Judas, non parce qu’il se repentit de sa trahison; mais parce qu’il le fit trop tard, et qu’il le fit mourir par un détestable désespoir; se déclarant ainsi coupable de perfidie à la face de toute la terre. Elle redouble aussi le péché des prêtres, parce qu’au lieu d’être touchés de l’exemple de Judas, cl de condamner comme lui leurs cruels desseins, ils aimèrent mieux y demeurer opiniâtrement que d’en faire pénitence. Mais considérez que Judas ne se repent de son crime que lorsqu’il n’y peut plus remédier. C’est ainsi que le démon se conduit envers les hommes. Il ne leur laisse comprendre dans quels excès ils se sont laissés emporter que lorsque le mal est fait, et qu’il est irréparable, de peur qu’ils ne soient touchés de quelque sentiment de douleur, et qu’ils n’abandonnent leurs mauvais desseins. Judas, qui était jusque-là demeuré sourd à tant d’avertissements de Jésus-Christ, commence enfin lorsqu’il voit son crime achevé d’en concevoir du regret, mais un regret bien Superflu et bien inutile. C’est une action très-juste, et même louable que celle qu’il fait en se condamnant lui-même, en rejetant cet argent qui n’était que le prix de son crime, et en montrant qu’il n’était point retenu par la crainte ou par le respect des Juifs, mais on ne peut excuser la fureur avec laquelle il se fait mourir. Ce dessein ne peut être que l’ouvrage du démon. Le démon le soustrait d’avance à la pénitence de peur qu’il n’en recueille les salutaires fruits, et il le fait périr d’une mort la plus honteuse et publiquement connue, en lui persuadant de se tuer lui-même.

Considérez, je vous prie, comment la vérité s’établit, et s’appuie de toutes parts, par tout ce que font et ce que souffrent les ennemis déclarés de Jésus-Christ. Car cette mort funeste (54) à laquelle Judas se condamna lui-même est l’arrêt des Juifs qui condamnèrent Jésus-Christ; et elle ne leur laisse pas la moindre excuse. Que peuvent-ils dire de cette mort, après que Judas s’en est puni lui-même si sévèrement? Car remarquez ces paroles dont il se sert pour exprimer son regret: " J’ai péché parce que j’ai trahi le sang innocent. Mais ils lui répondirent: Que nous importe? C’est à vous à y penser (4). Et ayant jeté cet argent dans le temple, il se retira; et s’en étant allé, il s’étrangla (5) ", parce qu’il ne put souffrir les remords qui déchiraient sa conscience. Mais qui peut assez admirer jusqu’où va l’endurcissement des Juifs, qui, au lieu d’être touchés de cet exemple, demeurent au contraire opiniâtres dans leur péché, jusqu’à ce qu’ils l’aient porté à son comble? Car le crime de Judas, c’est-à-dire sa trahison, était déjà accompli, mais celui des Juifs, c’est-à-dire la mort de Jésus-Christ, ne l’était pas encore. On voit néanmoins qu’aussitôt qu’ils l’eurent achevé, ils entrèrent dans la confusion et dans le trouble. Tantôt ils disent : " N’écrivez point qu’il est le Roi des Juifs ". Que pouvaient- ils encore craindre en le voyant déjà en croix? Tantôt ils donnent ordre qu’on garde son tombeau avec des soldats : " De peur ", disent-ils, " que ses disciples ne le dérobent, et qu’ils ne disent qu’il est ressuscité des morts, et cette dernière erreur serait pire que la première ". Mais quand les disciples le diraient, si cela n’était pas vrai en effet, ne serait-il pas aisé de les convaincre de faux? Et comment le pourraient-ils dérober, puisqu’ils n’osent pas même demeurer au lieu dans lequel on l’avait pris, et que saint Pierre, qui était leur chef, succombant à la seule voix d’une servante, le renonce par trois fois?

Mais, comme je viens de le dire, un grand trouble s’était emparé d’eux; car ils savaient assez l’excès du péché qu’ils commettaient, comme on peut le voir par ces paroles qu’ils répondirent à Judas : " Que nous importe? "C’est à vous à y penser ". Avares, je vous appelle encore ici, et vous conjure de voir dans quel abîme de maux Judas se précipite lui-même; car il se trouve enfin qu’il commet le plus grand de tous les crimes, et qu’en ayant rejeté le prix, il perd en même temps son argent, sa vie et son âme. Tel est enfin le succès de l’avarice. Elle fait perdre à celui qu’elle tyrannise, et l’argent dont elle lui inspirait une si curieuse passion, et le bonheur de cette vie, et les biens de l’autre.

Elle jette ici Judas dans une confusion épouvantable, et, après l’avoir rendu méprisable devant ceux même à qui il avait livré son Maître, elle le fait mourir de la mort la plus infâme. C’est ce qui confirme ce que j’ai dit: que quelques-uns mie reconnaissent leurs cri-mes qu’après qu’ils les ont commis. Car je vous prie de considérer combien ces Juifs appréhendent de trop approfondir ce qu’ils font et de voir trop clairement l’énormité de leur attentat : " C’est à vous à y penser ", disent-ils. Et ceci rend leur faute encore plus grande. Transportés et comme enivrés parleur passion et par leur audace, ils ne pensent qu’à venir à bout de leur entreprise diabolique, et ils tâchent de se la dissimuler à eux-mêmes, par une ignorance affectée, et par de vains prétextes dont ils veulent se couvrir.

S’ils ne parlaient de la sorte qu’après avoir déjà fait mourir le Sauveur, et lorsque le mal serait sans remède, quoique cette parole ne les justifiât pas, au moins ne les condamnerait-elle pas autant qu’elle le fait maintenant. Mais lorsqu’il est encore en leur pouvoir de ne pas commettre un si grand crime, et de s’abstenir de tremper leurs mains dans le sang de cet innocent, comment peuvent-ils dire: " C’est à vous à y penser " ? Cette excuse les accuse encore davantage. Ils rejettent toute la faute sur Judas. C’est sur lui qu’ils veulent faire retomber le crime de ce sang répandu, lorsqu’ils peuvent encore s’en rendre innocents eux-mêmes, en ne le répandant pas.

Mais ils vont encore pins loin que Judas. Judas a trahi Jésus-Christ, et les Juifs le crucifient. Il les empêchait d’aller plus loin, d’al1er jusqu’à la mort, et ils passent outre. Pourquoi leur fureur continue-t-elle? Pourquoi le font-ils mourir avec une précipitation inouïe, et avec une malice si noire que la justice des supplices qu’ils s’attirèrent et qu’ils souffrirent depuis, paraît visible à tout le monde? Nous allons voir que Pilate même leur donnant le choix de Jésus ou de Barabas, ils préfèrent un voleur insigne au Sauveur du monde. Ils sauvent un détestable meurtrier, et ils mettent en croix Jésus-Christ, qui, bien loin de leur avoir jamais fait le moindre mal, les avait comblés de tous biens. Mais retournons encore à Judas. Voyant qu’il travaillait en vain, et que les Juifs ne voulaient point reprendre cet (55) argent, " il le jeta dans le temple, et s’en étant allé, il s’étrangla ".

3. " Mais les princes des prêtres ayant pris l’argent dirent: il ne nous est pas permis de le mettre dans le trésor, parce que c’est le prix du sang (6). Et ayant délibéré là-dessus ils en achetèrent le champ d’un potier pour y ensevelir les étrangers (7). C’est pourquoi ce même champ est appelé encore aujourd’hui Haceldama, c’est-à-dire le champ du sang (8). Alors cette parole du prophète Jérémie fut accomplie : Ils ont reçu les trente pièces d’argent qui étaient le prix de celui qui a été mis à prix, mis à prix par les enfants d’Israël (9). Et ils les ont donnés pour en acheter le champ d’un potier, comme le Seigneur me l’a ordonné (10) ". Remarquez qu’ils se condamnent encore ici eux-mêmes. Comme ils n’ignoraient pas qu’ils avaient acheté injustement la mort d’un homme innocent, ils ne voulurent point mettre cet argent dans le trésor; mais ils en achetèrent un champ pour la sépulture des étrangers, qui devait être une preuve manifeste et un monument éternel de leur trahison. Car le nom seul de ce champ est comme une voix éclatante qui publie partout le crime qu’ils ont commis. Et ils ne font point cette action sans en délibérer entre eux. Ils assemblent tout le conseil. Ce qu’ils font afin qu’il n’y eût personne d’entre les princes des prêtres qui fût innocent, et qu’ils fussent tous coupables d’un si grand crime.

Le prophète Jérémie avait décrit toutes ces particularités plusieurs siècles auparavant. Et nous pouvons remarquer que ce ne sont pas seulement les apôtres et les évangélistes mais encore les prophètes gui ont marqué en particulier, tous les outrages dont on a couvert Jésus-Christ, et qui ont parlé pleinement des circonstances de sa mort. Les Juifs ne se conduisirent de la sorte que par le mouvement de cette fureur aveugle qui les transportait. S’ils eussent mis cet argent dans le trésor, ils eussent moins signalé leur injustice, mais l’ayant employé pour en acheter un champ, ils ont rendu toute la postérité témoin de leur cruauté et de leur crime.

Ecoutez ceci, vous tous qui faites gémir par votre avarice le pauvre et l’orphelin. Lorsque vous donnez en aumône un bien qui est le prix de quelque violence, ou qui vous vient du sang et de la substance des pauvres; vous imitez Judas qui alla donner au temple l’argent qui était le prix du sang de Jésus-Christ, et vos aumônes sont plutôt diaboliques que chrétiennes. Il y en a encore aujourd’hui qui, après s’être enrichis du bien d’autrui, se croient excusés de tous crimes s’ils en donnent quelque partie aux pauvres. C’est de ceux-là que le prophète parle, lorsqu’il dit: " Vous couvrez mon autel de larmes ". (Malach. II, 13.) Jésus-Christ ne veut point être nourri de rapines. Cette nourriture lui est odieuse. Comment méprisez-vous le Seigneur jusqu’au point d’oser lui offrir des choses impures? Ne vaut-il pas encore mieux qu’il sèche de faim, que de le soulager par ces sortes d’aliments? On n’est que cruel en le laissant mourir de faim; mais on joint l’outrage et l’insulte à la cruauté, lorsqu’on lui offre une si horrible nourriture. Il vaut mieux ne rien donner du tout, que de donner aux uns le bien des autres.

Dites-moi, je vous prie, si vous voyiez deux hommes, l’un nu et l’autre vêtu, ne feriez-vous pas une injustice et une injure à celui qui est vêtu, si vous le dépouilliez afin de revêtir celui qui est nu? Il est certain que vous en feriez une, et une très-grande. Si donc, lorsque vous donneriez à l’un tout ce que vous auriez pris à l’autre, il est vrai que vous n’exerceriez pas une charité, mais plutôt que vous commettriez une injustice; de quel supplice ne serez-vous point châtié, lorsque vous ne donnez pas la trentième partie de ce que vous avez ravi, et que vous ne laissez pas de l’appeler une aumône?

Si Dieu condamnait autrefois ceux qui lui offraient en sacrifice une victime boiteuse, comment vous excuserez-vous en le traitant avec encore plus de mépris? Et si un larron, après avoir restitué au légitime maître ce qu’il avait dérobé, était encore coupable d’injustice, et ne pouvait, durant l’ancienne Loi même, expier son crime qu’en rendant le quadruple du larcin; quels feux n’attire point sur sa tête celui qui ne dérobe pas seulement en cachette, mais qui ravit avec violence, qui ne rend pas ce qu’il a pris à celui à qui il l’a pris, mais qui le donne à un autre; qui ne rend pas au quadruple, mais qui ne donne pas même la moitié; et qui ne vit pas sous l’ancienne Loi de Moïse, mais sous la nouvelle Loi de la grâce?

Que s’il n’en est pas encore puni en ce monde, 41 n’en est que plus à plaindre, parce qu’il s’amasse un trésor de plus grands châtiments et (56) de plus sévères peines, s’il ne fait pénitence de son crime : " Quoi donc ", dit Jésus-Christ dans 1’Evangile, " vous imaginez-vous que ces dix-huit hommes sur lesquels la tour de Siloé est tombée, et qu’elle a tués, fussent plus redevables à la justice de Dieu que tous les habitants de Jérusalem? Non, je vous en assure, mais si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière ". (Luc, XIII,4.) Faisons donc pénitence, mes frères ; faisons des aumônes qui soient pures et exemptes de toute avarice. Donnons, non pas avec retenue, mais avec profusion.

Souvenez-vous que les Juifs nourrissaient autrefois tous les jours huit mille lévites, et avec eux les veuves et les orphelins, sans parler des autres taxes pour la guerre auxquelles ils étaient obligés. L’Eglise, au contraire, possède des terres, des maisons, des logements qu’elle loue, des chariots, des chevaux, des mulets, et plusieurs autres choses semblables, qu’elle ne. possède qu’à cause de vous, et de votre cruauté. car l’ordre eût voulu que ce trésor de l’Eglise fût demeuré entre vos mains, et que l’Eglise reçût de grands fruits de votre charité. Or, cette possession des biens ecclésiastiques a produit en. même temps deux grands maux : l’un que vous restez sans produire aucun fruit de charité; et l’autre que les pontifes de Dieu et les ministres de Jésus- Christ sont mêlés dans le commerce des choses profanes.

4. L’Eglise ne pouvait-elle pas autrefois posséder des terres et des maisons? Et pourquoi les apôtres vendaient-ils celles qu’on leur offrait pour en donner l’argent aux pauvres, sinon parce que cette conduite était plus excellente et plus avantageuse au bien de l’Eglise? Mais nos pères ensuite ayant vu que vous étiez embrasés de l’amour des choses temporelles et séculières, ils sont entrés dans une juste crainte, que, lorsque vous ne travailleriez qu’à recueillir sans rien semer, toute la troupe des veuves, des orphelins et des vierges ne mourût de faim; et c’est dans cette appréhension qu’ils ont été contraints d’acquérir d~s biens et des revenus assurés. Ce n’est qu’avec peine et avec violence qu’ils se sont laissés aller à cette acquisition qui leur était peu honorable, et leur plus grand désir était de recevoir de tels fruits de votre piété et de votre dévotion, qu’ils n’eussent point d’autre soin que de s’appliquer à la prière. Mais maintenant vous les avez forcés d’imiter le soin et le procédé de ceux qui manient les affaires séculières: ce qui cause une confusion et un trouble universel.

Car lorsque nous sommes, comme vous, occupés des choses de la terre, quel est demi d’entre nous qui peut rendre Dieu favorable aux autres? Nous n’avons plus aujourd’hui la liberté d’ouvrir la bouche pour nous rendre médiateurs entre lui et les hommes, ni pour reprendre les excès du siècle, parce que l’Eglise n’est pas mieux gouvernée que le sont les choses du monde. Ne savez-vous pas que les apôtres ne crurent pas devoir eux-mêmes distribuer ces sommes d’argent qui avaient été recueillies sans peine? Et aujourd’hui les évêques qui leur succèdent sont devenus comme des intendants ou des économes, des receveurs, dés dispensateurs, des trafiqueurs, à cause du soin et de l’occupation que leur donnent les biens temporels. Au lieu de veiller sur leur troupeau, et sur les âmes que Dieu leur a confiées, ils s’appliquent avec ardeur au ménagement des revenus des terres et du profit de l’argent, comme feraient des publicains et des financiers. Ils pensent tout le jour à ces affaires, et pour elles seules ils sont actifs et vigilants.

Je ne déplore pas ce malheur en vain, mais par le désir que j’ai qu’il se fasse quelque changement en mieux; afin que nous, qui souffrons cette dure servitude, nous obtenions miséricorde, et que vous procuriez, vous, des fruits et des revenus à l’Eglise. Que si vous ne voulez pas faire cela, vous voyez les pauvres devant vos yeux, nous ne négligerons pas de nourrir tous ceux que nous pourrons, mais nous vous enverrons les autres, auxquels je vous prie de donner avec soin de quoi vivre, de peur qu’au jour terrible du jugement vous n’entendiez ces paroles qui seront dites contre les avares: " Vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ".

Il est certain que cette inhumanité nous rend dignes de risée aussi bien que vous. Car, de ce que les ecclésiastiques quittent le soin de la prédication, de la prière et le reste du service de l’Eglise, il s’en suit que les uns ont des différends à démêler avec des vendeurs de vin, les autres avec des vendeurs de blé , les autres avec d’autres marchands qui gâtent et allèrent les marchandises. De là viennent des disputes, des querelles, des injures, et ces (57) diffamations, et ces noms encore que l’on a donnés à chacun des prêtres, comme étant propres aux affaires séculières qu’ils gouvernent. Or, il faudrait qu’ils ne reçussent point d’autres noms que des choses pour lesquelles les apôtres ont établi des lois et des règles; savoir: de la nourriture des pauvres, de la protection des faibles, de la réception des voyageurs et des passants, de la défense de ceux qui sont opprimés, du secours des orphelins, de l’assistance des veuves, et de la garde soigneuse et charitable des vierges.

Ce serait ces offices qu’on devrait distribuer entre les prêtres, au lieu des métairies et des maisons dont ils ont soin. Ce sont là les ornements de l’Eglise; ce sont les pulls riches trésors qui nous peuvent rendre la vie plus douce, et vous apporter plus de douceur à vous-mêmes, avec plus d’utilité et plus de fruit. Car, par la grâce de Dieu, je crois qu’il s’assemble bien cent mille chrétiens dans cette Eglise, et si chacun d’eux donnait tous les jours un pain à un pauvre, tous les pauvres auraient abondamment de quoi vivre. Si même chacun d’eux donnait seulement une obole, nul ne manquerait de rien, et nous ne serions pas exposés au blâme et aux reproches qu’on nous fait d’être attachés aux biens temporels.

II est vrai qu’on pourrait dire maintenant aux prélats de l’Eglise, avec quelque sorte de justice, ce que Notre-Seigneur dit dans l’Evangile : " Allez, vendez tout ce que vous avez, et le donnez aux pauvres, et venez me suivre ", à cause des grands biens et des grands domaines que leurs églises possèdent. Car il n’est pas aisé de suivre parfaitement Jésus-Christ, si nous ne sommes dégagés des occupations terrestres et des soins du siècle. N’est-ce pas une chose pitoyable que des prêtres de Dieu assistent aux vendanges et à la moisson, et soient présents à toutes les ventes, et à tous les achats des biens de la terre?

Les prêtres juifs qui n’avaient que les ombres et les figures du véritable culte de Dieu, quoique leur administration et leurs exercices fussent grossiers et corporels, étaient néanmoins exempts de tous ces soins; et nous qui sommes appelés au plus secret sanctuaire du ciel, et qui entrons dans le véritable Saint des saints, nous faisons une vie de marchands et de trafiqueurs. Et c’est de là que vient notre grande négligence dans l’étude des Ecritures divines, notre grande paresse dans la prière, et ce mépris où nous sommes tombés pour toutes les choses spirituelles. Car il est impossible que l’homme qui est partagé par ce double soin, s’applique suffisamment à l’un et à l’autre.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, d’ouvrir de toutes parts les sources de votre charité, afin que les pauvres soient plus facilement nourris, que Dieu soit glorifié; et que la grandeur de vos oeuvres de miséricorde, et l’abondance de vos aumônes vous procurent les biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXXVI.
" OR, JÉSUS FUT PRESENTA DEVANT LE GOUVERNEUR ET LE GOUVERNEUR L’INTERROGEA EN CES TERMES: ÊTES-VOUS LE ROI DES JUIFS? JÉSUS LUI RÉPONDIT : VOUS LE DITES. ET ÉTANT ACCUSÉ PAR LES PRINCES DES PRÊTRES ET LES SÉNATEURS, IL NE RÉPONDIT RIEN ". (CHAP. XXVII, 11, 12, JUSQU’AU VERSET 2)

ANALYSE

1. Dans quel sens Jésus-Christ se dit roi. — Jésus devant Pilate.

2. Pilate cherche à délivrer Jésus. Ce juge tombe par faiblesse dans une prévarication très-grave. Il fallait qu’il fit son devoir comme le tribun dont il est parlé dans les actes, lequel sauva saint Paul de la fureur des Juifs.

3 et 4. Combien il faut craindre les moindres fautes, puisque c’est par elles que le démon tâche de nous faire tomber dans les plus grandes. — Exemple sur ce sujet. — Que les plus grands désordres dont on gémit dans le monde, viennent d’avoir négligé d’abord les péchés les plus légers. — Contre le désespoir. — Des mauvais effets d’un zèle indiscret.

1. Remarquez. mes frères, que ce juge commence à interroger Jésus-Christ sur un fait dont les Juifs l’accusaient sans cesse. Comme ils voyaient que ce Romain était fort indifférent aux accusations des crimes qui ne regardaient que leur Loi , ils lui allèguent des crimes d’Etat. C’est ainsi qu’ils agirent ensuite envers les apôtres. Ils les accusaient continuellement de prêcher un certain Jésus, et de le vouloir faire passer pour roi, quoique ce ne fût qu’un particulier et un homme fort ordinaire, pour les rendre ainsi odieux comme des rebelles à l’empire, et comme des partisans d’un usurpateur et d’un tyran. C’est ce qui nous fait voir que le déchirement de la tunique et l’indignation du grand prêtre n’étaient qu’une feinte. Ces gens voulaient faire mourir Jésus, et pour atteindre ce but ils usaient de tous les moyens, tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là.

C’est donc la première demande que Pilate fait à Jésus-Christ, à quoi le Sauveur répond : " Vous le dites ". Il avoue qu’il est roi mais il déclare en même temps que son royaume vient du ciel, comme il est marqué plus nettement dans saint Jean: "Mon royaume n’est pas de ce monde " (Jean, XVIII, 36); il disait cela pour ôter toute excuse à Pilate et à tous les Juifs. La preuve qu’il donne de la vérité de cette déclaration est sans réplique: " Si mon royaume ", dit-il, " était de ce monde, mes sujets feraient la guerre, pour empêcher que je ne fusse livré ". C’était pour repousser ce soupçon qu’il avait voulu payer le tribut, et avait commandé aux autres de le payer, afin qu’en ce point on n’eût aucune prise sur lui. Ce fut encore pour ce même motif qu’il s’enfuit, lorsque tout le peuple venait pour le faire roi.

Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ n’alléguait point toute sa conduite passée pour se défendre de ce crime qu’on lui objectait. Je vous réponds que les Juifs avaient mille preuves de la modération du Sauveur, et du soin qu’il avait toujours eu de tempérer et de couvrir sa souveraine puissance. Mais ils s’aveuglaient volontairement eux-mêmes pour satisfaire leur fureur; il voulut demeurer ici dans le silence sans se mettre en peine de se justifier, parce que tout était corrompu dans ces assemblées, et qu’on ne gardait envers lui aucune règle, ni aucune forme de justice.

Voilà quelle était la raison de ce silence qu’il ne rompait que de temps en temps et seulement par de courtes réponses, de peur qu’un silence complet ne passât pour un effet de l’orgueil. Ainsi, il répondit au grand prêtre, lorsqu’il le conjura de lui parler, et il fit quelques réponses courtes à Pilate : mais il ne se mit point eu peine de se justifier des accusations dont on le chargeait, et comme il était très-assuré qu’il ne les persuaderait jamais de son innocence, il ne dit pas un mot pour la leur (59) prouver. C’est ce que le prophète avait marqué longtemps auparavant par ces paroles: " Il a été jugé et condamné dans son humilité". (Is. LIII, 8.) Pilate était étrangement surpris de cette conduite. Et en effet c’était une chose surprenante de voir demeurer dans un silence si profond un homme qui avait tant de preuves si certaines de son innocence, que ceux mêmes qui l’accusaient ne trouvaient aucun crime à lui reprocher, et qu’il était visible que l’envie. seule les faisait agir. C’est pourquoi voyant que tous les faux témoins qu’ils avaient sollicités n’avaient rien pu dire de sérieux, ils voulurent accabler l’innocent de leur seule autorité. Ils ne sont touchés ni de la mort de Judas, ni de la résistance de Pilate qui se lave les mains pour ne point tremper dans cette mort. Après même qu’il fut livré à Pilate, Jésus fit beaucoup de choses qui pouvaient les faire rentrer en eux-mêmes; mais leur opiniâtreté fut inflexible, et rien ne les toucha.

Pilate donc voyant la fermeté de Jésus-Christ, lui dit: " N’entendez-vous pas de combien de choses ils vous accusent (13) " ? Il lui parlait de la sorte, afin qu’il se défendit lui-même, parce qu’il le voulait sauver. " Et il ne lui répondit pas un seul mot, de sorte que le gouverneur en était tout étonné (14) ". Mais comme Jésus-Christ ne répondait rien, Pilate s’avisa d’une autre invention. "Le gouverneur avait coutume, à toutes les fêtes de Pâques, de remettre au peuple un prisonnier, celui qu’ils voulaient (15). Or, il y avait alors dans la prison un insigne voleur nommé Barabas (16). Comme ils étaient donc tous assemblés, Pilate leur dit: Lequel voulez-vous que je vous délivre de Barabas ou de Jésus qui est appelé Christ (17)? Car il savait bien que c’était par envie qu’ils l’avaient livré (18) ". il souhaite de délivrer Jésus par cette voie, afin que si les Juifs ne le voulaient pas absoudre comme innocent, ils le sauvassent au moins comme coupable par la considération d’une fête si solennelle. Considérez, mes frères, ce renversement des choses. Le peuple avait coutume de demander au gouverneur la grâce de quelque criminel. Et c’est ici le gouverneur même qui demande la grâce de Jésus-Christ, et cependant les Juifs n’en sont point touchés. Leur cruauté ne s’adoucit point, et leur envie redouble. Car ils ne pouvaient le convaincre d’aucun crime, alors même qu’il ne leur répondait pas. Son innocence et sa vie sans tache était une voix qui, dans son silence même, leur reprochait leur cruauté et leur injustice.

" Et comme Pilate était assis sur son tribunal, sa femme lui envoya dire : Ne vous embarrassez point dans l’affaire de ce Juste. Car j’ai été aujourd’hui étrangement tourmentée dans un songe à cause de Lui (19) ". Remarquez encore combien cet événement devait être capable de les détourner de leur attentat. Car ce n’était pas une chose de peu d’importance que ce songe qui venait après tant d’autres preuves témoigner en faveur de l’innocence de Jésus-Christ.

Mais pourquoi, mes frères, n’est-ce point Pilate lui-même qui est tourmenté de ce songe? C’est ou parce qu’il ne le méritait pas autant que sa femme, ou parce qu’on ne l’aurait pas cru s’il eût dit qu’il avait eu un songe, ou parce que l’ayant eu il n’aurait point voulu en parler. C’était donc par une providence particulière de Dieu que cette femme eut plutôt ce songe, afin que cet incident fût connu de tout le monde, et que son mari, touché de sa peine, fût plus réservé à condamner l’innocent. La rencontre du temps était bien remarquable; puisqu’elle eut ce songe la nuit même où Jésus fut traîné devant le sanhédrin.

Vous me direz peut-être qu’il n’était pas sûr à Pilate de Sauver Jésus-Christ, puisqu’il était accusé d’un crime d’Etat; et d’avoir voulu usurper la royauté. Mais il fallait donc prouver ce crime; il fallait en convaincre l’accusé; il fallait produire quelques marques de ces desseins imaginaires qu’il aurait formés sur l’Etat. li fallait faire voir quels soldats il avait levés; où étaient ses armées, ses trésors, et tous les préparatifs qu’il aurait dû faire pour exciter des troubles, et pour soutenir une guerre. C’est pourquoi Jésus-Christ ne l’excuse point de s’être laissé si grossièrement surprendre. Il lui dit à lui-même : " Celui qui m’a livré à vous est encore plus coupable " que vous ne l’êtes ". C’est sa seule mollesse qui le laisse aller à condamner Jésus-Christ au fouet, et après le fouet, à la mort et à la Croix. Pilate a été un homme faible et sans coeur; mais les prêtres étaient malicieux et cruels. Ce furent eux qui, après que Pilate eut imaginé, pour sauver Jésus, de profiter de la coutume qui existait de délivrer un criminel à la fête de Pâques, sollicitèrent le peuple à demander plutôt Barabas. (60)

2. " Mais les princes des prêtres et les sénateurs persuadèrent au peuple de demander Barabas et de perdre Jésus (20) ". Ainsi, pendant que Pilate faisait tous ses efforts pour leur épargner ce crime, ils faisaient de leur côté tout ce qu’ils pouvaient pour y tomber sans qu’il leur restât aucun prétexte pour excuser un si grand excès. Car enfin pouvait-on raisonnablement douter lequel des deux il fallait plutôt délivrer; celui qui était manifestement coupable, ou celui dont au moins le crime était encore douteux? Si un criminel pouvait, après même que son arrêt était prononcé, être arraché de la mort et du supplice qu’il était près de souffrir, combien pouvait-on davantage sauver celui dont le procès n’était pas encore instruit, et envers qui on n’avait gardé aucune forme? Car sans doute Jésus-Christ ne leur paraissait pas plus coupable que les meurtriers et les homicides. C’est pourquoi l’évangéliste dit que Barabas n’était pas seulement un voleur, mais que c’était " un voleur insigne ", qui avait commis plusieurs meurtres. Cependant ils le préférèrent au Sauveur du monde, sans avoir aucun égard ni à la sainteté du jour " qui devait être inviolable " ni aux lois de l’humanité, ni à la justice, ni à la raison: leur envie et leur fureur les aveuglent entièrement; n’étant pas contents de leur propre corruption, ils sollicitent encore le peuple de se joindre à eux, ce que Dieu permit sans doute, afin qu’ils lui répondissent un jour de l’aveuglement de ce peuple, et qu’il se vengeât sur eux de la malignité qu’ils lui ont inspirée.

" Le gouverneur donc leur dit: Lequel des deux voulez-vous que je vous délivre? Ils lui répondirent: Barabas (21). Pilate leur dit : " Que ferai-je donc de Jésus qu’on appelle le Christ (22) "? Il s’efforce de les toucher encore de quelque honte; et il leur laisse la liberté de choisir, afin que par pudeur du moins ils choisissent le Sauveur, et qu’on puisse attribuer sa délivrance à leur douceur et à leur miséricorde. Car il voyait que plus il soutenait son innocence devant eux, plus ils s’opiniâtraient à le faire condamner ; et il crut qu’il viendrait plus aisément à bout d’eux, s’il les prenait par la douceur et par la générosité. Mais, bien loin d’entrer dans ces sentiments, " ils répondirent tous : Qu’il soit crucifié! Le gouverneur dit : Mais quel mal a-t-il fait? Et ils commencèrent à crier encore plus fort: Qu’il soit crucifié (23)! Pilate donc voyant qu’il ne gagnait rien, mais que le tumulte s’excitait toujours de plus en plus, se fit apporter de l’eau, et, lavant ses mains devant tout le peuple, leur dit : Je suis innocent du sang de ce Juste. Ce sera à vous à en répondre (24) ". O Pilate, si vous croyez Jésus innocent, pourquoi donc le livrez-vous à la fureur de ce peuple? Que ne l’arrachez-vous d’entre leurs mains, comme le tribun sauva depuis saint Paul d’entre les mains des Juifs, quoiqu’il sût combien il les aurait obligés, s’il avait voulu leur abandonner cet apôtre? Il s’était excité une grande sédition, et toute la ville était en trouble à son sujet; et néanmoins ce tribun nè laissa pas de résister courageusement au peuple, et de s’opposer à ses demandes injustes. Pilate, au contraire, ne fait rien paraître de cette générosité, ni de cette fermeté si digne d’un juge, et il ne témoigne que de la faiblesse. Il n’y avait donc là que des hommes corrompus. Pilate ne résiste point au peuple, ni le peuple aux prêtres. Ils se rendent tous inexcusables, puisque, après toutes les raisons que leur représente ce juge, ils élèvent encore leurs voix pour crier plus haut: "Qu’il soit crucifié! " Ils ne se contentent plus que le Sauveur meure d’une simple mort, ils veulent malgré la résistance du juge qu’il soit condamné à la croix.

Considérez encore une fois, mes frères, combien Jésus-Christ a fait de choses pour les tirer de leur aveuglement. Car comme on voit qu’en plusieurs rencontres il s’efforçait de rappeler Judas à lui et de lui faire quitter son détestable dessein; on voit de même qu’il s’efforce durant tout le temps de sa prédication et au moment de sa mort, d’apaiser la cruauté des prêtres et du peuple juif. Car ne devaient-us pas être touchés de voir Pilate se laver les mains, protester publiquement qu’il était innocent du sang de ce juste, leur demander lui-même la grâce de Jésus-Christ, et les prier de le délivrer à cause de la fête? Si Judas même, quoiqu’il l’eût trahi, fut ensuite saisi de désespoir jusqu’à se pendre, et à condamner ainsi lui-même son action; si le juge est si ferme à rejeter tous les faux crimes dont on voulait charger le Sauveur; si la femme de Pilate est si inquiétée durant la nuit au sujet de cet innocent; si Pilate demande sa grâce pour le sauver quand même il aurait été criminel, que leur pourra-t-il rester pour s’excuser de (61) leur crime? S’ils étaient résolus de ne plus le regarder comme innocent, devaient-ils lui préférer un scélérat ? Mais , bien loin de s’adoucir, nous voyons au contraire que lorsque Pilate se lava les mains, et qu’il protesta hautement qu’il était innocent du sang de ce juste, ils crièrent tous : " Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants (25) ". Quand ils ont prononcé cette sentence contre eux-mêmes, Pilate leur permet ensuite tout ce qu’ils veulent. Mais je ne puis m’empêcher d’admirer ici leur aveuglement, et de considérer comment la cupidité aveugle l’esprit, jusqu’à ne plus lui laisser la liberté de reconnaître ce qui est juste et raisonnable. Car si vous consentez, ô Juifs, à ce que cette malédiction tombe sur vous, pourquoi voulez-vous encore qu’elle tombe sur vos enfants? Cependant Jésus-Christ, qu’ils traitent avec tant d’outrage, fut trop bon pour les traiter avec autant de sévérité qu’ils témoignaient en avoir contre eux-mêmes et contre leurs propres enfants, et c’est au contraire d’eux et de leurs enfants qu’il choisit ce grand nombre de personnes qu’il appela à la pénitence, et qu’il combla de tant de grâces. Saint Paul était de ce peuple, ainsi que ces milliers de personnes qui crurent à Jérusalem : " Vous voyez, mon frère ", dit saint Jacques, " combien de milliers de Juifs croient maintenant en Jésus-Christ " (Act. XXI, 10), et ces Juifs sans doute descendaient de ceux qui faisaient ici des imprécations si cruelles. Que si quelques-uns ont résisté à sa bonté, et ont rejeté ses grâces, c’est à leur opiniâtreté seule qu’ils doivent attribuer leur malheur.

" Alors Pilate leur délivra Barabas, et ayant fait fouetter Jésus, il le leur mit entre les mains pour être crucifié (26) ". Pourquoi le fait-il fouetter, sinon pour le traiter comme un condamné; ou pour garder quelque forme de justice, ou pour satisfaire la cruauté des Juifs? Il devait au moins résister avec plus de fermeté, principalement après leur avoir dit: " Prenez-le, vous autres, et jugez-le selon votre loi ". Car il y avait plusieurs considérations qui devaient détourner Pilate et les Juifs de ce détestable jugement. Tant de miracles si inouïs et si surprenants qu’il avait faits; cette douceur incroyable d’un innocent avec laquelle il souffrait des injures si atroces; ce silence si profond dans une rencontre si extraordinaire; tant d’autres circonstances semblables, ne devaient-elles pas leur ouvrir les yeux, et leur frapper l’esprit et le coeur? Car après avoir fait voir qu’il était homme par cette prière qu’il venait de faire à son Père dans le jardin des Oliviers, il montre ensuite qu’il était plus qu’un homme par ce silence qu’il garde, et par ce mépris qu’il témoigna de tout ce qu’on disait de lui. Ce silence seul était capable de le faire respecter de ses ennemis même, s’ils n’eussent été dans un tel état que rien ne pouvait plus les toucher.

3. C’est ainsi, mes frères, que lorsque la raison est une fois étouffée ou par l’ivresse de l’esprit, ou par l’emportement de la fureur, il est très-difficile qu’un homme même en revienne, à moins que ce ne soit une âme généreuse et capable de quelque chose de grand. Il est très-dangereux, oui, je le redis encore une fois, il est très-dangereux d’ouvrir la porte à des passions si violentes. On ne peut apporter assez de soin pour les rejeter loin de soi et pour leur fermer l’entrée dans son coeur. Si elles peuvent une fois s’en rendre les maîtresses et devenir les plus fortes, elles y font ensuite ce que fait un feu ardent dans une forêt.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de vous faire comme des retranchements et comme de fortes murailles pour vous défendre de ces passions et pour leur fermer l’entrée de vos âmes. Que personne n’ait recours à cette excuse qui est la source ordinaire de tous les désordres du monde. Qu’on ne dise plus : qu’importe telle ou telle chose? Ce sont ces sortes de discours qui ouvrent la porte à toutes espèces de dérèglements. Le démon, étant aussi artificieux qu’il est, emploie toutes ses adresses et toute sa malice pour perdre les hommes. li ne commence d’abord que par des choses fort légères et peu importantes. On peut le voir dans cet exemple que je vais rapporter.

Il avait résolu autrefois de faire tomber Saül dans les enchantements de cette femme qui avait l’esprit de Python. Ce crime était grossier, et s’il l’eût sollicité tout d’abord de le commettre, il ne lui aurait pu persuader. Car comment celui qui chassait avec tant de sévérité ces sortes de personnes de toute l’étendue de son royaume, eût-il pu se résoudre tout à coup à avoir quelque communication avec elles? C’est pourquoi le démon ne le poussa dans cet excès que peu à peu et par degrés. Il (62) commença par Je porter à désobéir à Samuel, à offrir lui-même à Dieu en l’absence du prophète les victimes et les holocaustes. Lorsque Samuel l’accusa de ce crime, il répondit qu’il y avait été engagé par les ennemis qui le pressaient, et, au lieu d’être dans la douleur de son péché, il n’en fut pas plus touché que s’il ne l’eût point commis. Dieu lui ordonna ensuite d’exterminer entièrement les Amalécites, et il conserva le roi et une partie du peuple et du butin contre l’ordre divin. Il s’emporta encore de fureur contre David et il fit tout ce qu’il put pour le perdre, et ainsi tombant de jour en jour dans de nouvelles fautes, il se trouva enfin dans le fond de cet abîme où le démon avait résolu de l’entraîner.

C’est ainsi que ce même esprit de malice se conduisit autrefois envers Caïn. Il ne lui persuada pas d’abord de tuer son frère. L’horreur d’un si grand crime l’aurait frappé et lui en aurait fait perdre la pensée pour jamais. Il commence par le porter à n’offrir à Dieu que ce qu’il avait de moins bon dans ses troupeaux, il lui fait croire qu’en cela il ne commettait aucun mal. Il lui empoisonne ensuite le coeur par une secrète envie, et il lui représente encore ce crime comme une chose de peu d’importance. Ainsi s’étant emparé peu à peu du fond de son âme, il le pousse enfin dans le parricide, et après lui avoir inspiré une assez grande barbarie pour le commettre, il lui donne ensuite assez d’impudence pour le nier.

li faut donc veiller avec grand soin contre le niai dans ses premières approches. Quand le péché dont nous sommes tentés ne devrait attirer après lui aucune autre fâcheuse suite, nous ne devrions pas laisser de le fuir de toutes nos forces; mais étant assurés d’ailleurs qu’un premier mal est bientôt suivi d’un autre et qu’il croît dans l’âme par des degrés insensibles, nous ne pouvons veiller assez pour l’étouffer dès sa naissance. Il ne faut pas s’arrêter à considérer la qualité du premier péché dont nous nous sentons tentés, ni à juger s’il est peu ou beaucoup considérable. Nous devons être persuadés que si nous n’arrachons cette racine, quelque petite qu’elle soit d’abord, elle produira dans la suite des fruits de mort.

Ce que je vais dire vous surprendra. Il me semble que nous devons moins veiller contre les grands crimes que contre les fautes qui nous paraissent légères et que nous méprisons aisément. L’horreur des premiers peut assez nous en défendre, mais la petitesse des autres nous surprend, et comme elle trouve notre âme dans une certaine indifférence et comme dans une sorte de mépris, cette insensibilité même fait qu’elle ne peut plus s’élever contre ces péchés pour les combattre et pour les vaincre. C’est ce qui fait qu’en très-peu de temps ils croissent par notre faute et que de petits qu’ils étaient ils deviennent grands.

Nous voyons tous les jours une image de ce que je dis dans ce qui arrive dans le corps. Car souvent de petits maux qu’on négligeait au commencement s’augmentent de telle sorte qu’enfin ils deviennent incurables. C’est ainsi que dans l’âme de Judas le niai grandit jusqu’à devenir crime de trahison. Si d’abord il n’eût pas regardé comme une faute légère le sacrilège qu’il commettait en volant un bien qui était destiné aux pauvres, il rie serait pas tombé dans une si noire perfidie. Si les Juifs de même n’eussent pas considéré d’abord l’orgueil dont ils étaient possédés comme une faute bien légère, ils n’en seraient pas venus jusqu’à cet excès de faire mourir en croix le Sauveur du monde.

Les plus grands crimes ne se sont jamais commis que de cette manière. Personne ne passe tout d’un coup de ta vertu au comble du vice. Il y a un reste de pudeur et de retenue qui est encore naturel à l’âme, qu’elle ne peut étouffer que peu à peu et par un long enchaînement de désordres et de crimes. C’est ainsi que le culte des idoles s’est introduit dans le monde, par suite de ce que les hommes ont eu trop de respect et des complaisances excessives pour d’autres hommes qui étaient morts ou pour d’autres qui étaient encore vivants. C’est ainsi qu’on s’est laissé aller jusqu’à adorer des images et des statues. C’est ainsi enfin que la fornication et tous les autres vices se sont répandus comme un déluge qui a inondé toute la terre.

Prenons un exemple: quelqu’un a ri mal à propos; une personne sage l’en reprend:

une autre au contraire lui lève tout ce scrupule en disant que ce n’est rien, qu’il n’y a point de mal à rire, que le ris est une chose innocente et qui ne produit aucun mal. Cependant c’est de cette source et de ces ris immodérés que sortent toutes les bouffonneries, toutes les railleries, toutes les paroles et toutes les actions déshonnêtes. Qu’on blâme de même (63) une personne de ce qu’elle dit des paroles offensantes à ses frères, ne répondra-t-elle pas que cela n’est rien et qu’il n’y a point de mal à user librement de ces termes entre des frères? Et cependant ce sont ces paroles qui sont la source des querelles, des dissensions, des haines et des inimitiés mortelles qui éclatent enfin ouvertement et qui se terminent souvent à une mort tragique et sanglante.

4. Ainsi, vous voyez que le démon commence toujours par de petites choses, et qu’il conduit insensiblement les hommes jusqu’aux plus grands crimes, d’où il les jette ensuite dans le désespoir qui est le comble de tous les autres. Car celui qui désespère après son crime, sera plus damné pour son désespoir que pour son crime qui en est la cause. Lorsqu’un homme a commis un grand péché, il peut le guérir s’il a recours à la pénitence; mais si, après avoir péché, au lieu de se repentir, il désespère du pardon, il rend son mal incurable, parce qu’il fuit le remède qui le doit guérir. Le démon a encore un troisième piége pour surprendre les personnes de piété et pour les faire tomber dans le crime. Car quelquefois il leur déguise tellement le vice sous une apparence de vertu, qu’il les fait pécher en croyant bien faire. Est-il possible, me direz-vous, que le démon ait une si grande puissance ? Je m’en vais vous le faire voir. Apprenez ses artifices pour les craindre et pour les éviter en les craignant.

Nous savons par exemple que Jésus-Christ a commandé par saint Paul que l’homme ne se sépare point de sa femme, et qu’ils ne se refusent point le devoir l’un à l’autre sans un mutuel consentement. Cependant on a vu des femmes comme emportées par un amour ardent pour la chasteté, se séparer indiscrètement de leurs maris et prétendre même faire une action d’une haute vertu, lorsqu’elles les contraignaient; par cette séparation illégitime, à commettre des adultères, Pleurez, mes frères, Je malheur de ces personnes aveuglées, puis. qu’après avoir souffert tous les travaux de la chasteté, elles n’en peuvent enfin attendre d’autre fruit que la punition des adultères où leur zèle indiscret a fait tomber leurs maris On en a vu d’autres qui, s’abstenant de l’usage de la viande selon la loi du jeûne, se son enfin laissées aller jusqu’à la détester avec horreur par un excès qui les a rendues criminelles aux yeux de Dieu.

Ces maux, mes frères, arrivent lorsque des personnes ont assez de présomption pour préférer leurs sens et leurs lumières particulières aux règles de l’Ecriture. Ce fut par ce désordre que quelques Corinthiens crurent que c’était être fort parfait que de manger indifféremment de tout, et des choses mêmes qui étaient expressément défendues. Cependant cette licence, bien loin d’être une perfection, était au contraire une très-grande faute. Saint Paul s’emporte contre elle avec beaucoup de force, et il menace ceux qui en sont coupables d’un supplice éternel, s’ils ne s’en corrigent et ne s’en repentent.. (1 Cor. VIII, 4.)

D’autres croient faire une action de grande vertu, en laissant croître leurs cheveux. Cependant c’est une chose défendue et qui est déshonorante. D’autres louent ces excès de douleur, et ces abattements de tristesse où l’on tombe après ses péchés, comme si ces tristesses immodérées étaient fort avantageuses; au lieu que nous voyons, par l’exemple de Judas, que c’est le démon qui par ses artifices jette les âmes dans ces pensées noires qui les accablent, et qui les empêchent de trouver leur paix dans un véritable repentir. C’est pourquoi saint Paul craignit très-justement pour ce Corinthien qui était tombé dans un inceste. Sa sagesse lui fit appréhender qu’il ne tombât dans le désespoir, et il avertit les Corinthiens de hâter sa réconciliation, de peur qu’il ne s’abimât dans l’excès de sa douleur; il montre ensuite que c’était le démon seul qui était l’auteur de cette profonde tristesse, lorsqu’il ajoute: " Afin que Satan n’emporte rien sur " nous. Car nous n’ignorons pas ses pensées " et ses artifices ". (II Cor. II, 6.)

Si le démon nous faisait une guerre ouverte, il nous serait plus aisé de lé vaincre; et j’ose dire même que, si nous veillions sur nous, nous ne trouverions rien de difficile dans cette guerre. Car Dieu nous a assez instruits contre tous ses pièges, et armés contre toutes ses violences, lorsqu’il nous a conseillé de ne point mépriser les petites choses : " Celui ", dit Jésus-Christ, " qui appelle son frère fou, méritera le feu d’enfer " : Et celui " qui aura regardé une femme avec un mauvais désir, a commis un adultère dans son cœur ". (Matth. V, 22, 28.) Il déplore de même le malheur de ceux qui rient; il les appelle " malheureux "; et on voit que partout il s’efforce d’arracher les premières racines du mal, en nous menaçant de nous faire rendre compte de toutes nos paroles inutiles. (Matth. XII, 36.) Aussi nous voyons dans l’Ecriture que Job avait soin d’offrir à Dieu des sacrifices pour expier les fautes que ses enfants avaient peut-être commises, non-seulement dans leurs actions, mais même dans leurs paroles. (Job. 1,5) Mais voici de quelle manière l’Ecriture parle contre le désespoir : " Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas? Celui qui s’en est allé, ne reviendra-t-il pas " ? (Jérem. VIII, 4.) Et ailleurs: " Je ne veux point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse, et qu’il vive ". (Ezéch. XVIII, 23.) Et ailleurs: " Aujourd’hui si vous entendez sa voix ". (Ps. XCIV, 8.) Et enfin l’Evangile nous assure que ((les anges se réjouissent dans le ciel pour un " pécheur qui fait pénitence ". (Luc, XV, 9.) Nous voyons dans toute l’Ecriture plusieurs exemples semblables. Et afin que le prétexte d’une fausse piété ne nous surprenne point en ces occasions, il faut se souvenir continuellement de cette parole de saint Paul : " De peur qu’il ne soit accablé d’une tristesse excessive ". (II Cor. II, 7.)

Méditons ces vérités, mes frères, et opposons la force de 1’Ecriture aux artifices dont le démon se sert pour surprendre les faibles. Ne dites point : Quel mal ferai-je, si je regarde curieusement cette femme? Celui qui a déjà commis le crime dans le fond de son coeur, ne se fera guère de scrupule de le commettre au dehors. Ne dites point: Quel mal ai-je fait de passer devant œ pauvre sans lui rien donner? Le mépris que vous avez fait de ce pauvre vous en fera mépriser encore un autre, et ensuite vous les mépriserez tous. Ne dites point : Quel niai fais-je, de désirer le bien de mon prochain? C’est ce qui a perdu le roi Achab. Quoique ce prince offrît à Naboth de lui donner tout ce que valait sa terre, ce seul péché de vouloir acheter ce que l’autre ne voulait pas vendre, fut un crime qui le jeta dans cet abîme de maux que nous savons. Celui qui veut acheter un bien ne doit pas contraindre celui qui en est le juste maître de le vendre, mais seulement lui en donner le prix lorsqu’il s’en défait volontairement. Mais si Achab a été justement puni de Dieu, quoiqu’il offrît à Naboth le prix de sa vigne, que deviendront ceux qui n’achètent pas, mais qui ravissent le bien d’autrui par une pure violence, principalement dans le temps de la loi nouvelle, et de la grâce de l’Evangile?

Pour éviter donc ces justes peines, mes frères, fuyons de tout notre coeur toutes les violences et les rapines. Conservons-nous purs non-seulement de tout péché, mais des commencements même du péché. Vivons en chrétiens pour régner un jour avec Dieu, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (65)
 

 

 

 

HOMÉLIE LXXXVII.
" LES SOLDATS DU GOUVERNEUR MENÈRENT JÉSUS DANS LE PRÉTOIRE, ET TOUTE LA COHORTE S’ASSEMBLA AUTOUR DE LUI. ET LUI AYANT ÔTÉ SES HABITS, ILS LE REVÊTIRENT D’UN MANTEAU D’ÉCARLATE. ET TRES SANT UNE COURONNE D’ÉPINES, ILS LA LUI MIRENT SUR LA TÊTE AVEC UN ROSEAU DANS SA MAIN DROITE, ET S’AGENOUILLANT DEVANT LUI, ILS SE MOQUAIENT DE LUI, EN DISANT : SALUT, ROI DES JUIFS. ET LUI CRACHANT AU VISAGE, ILS PRENAIENT LE ROSEAU, ET LUI ET LUI EN FRAPPAIENT LA TÊTE ". (CHAP. XXVII, 27, 28, 29, 30, JUSQU’AU VERSET 45.)

ANALYSE

1 et 2. Jésus-Christ, après avoir essuyé tout ce que la cruauté des plus féroces ennemis a pu inventer de tourments, meurt sur la croix en montrant qu’il est Dieu.

3 et 4. De la force du signe de la croix imprimé avec foi sur le front. — Combien un chrétien doit avoir présente dans son esprit la patience que le Sauveur a témoignée en mourant. — Que ce n’est point être patient que de ne se mettre point en colère, lorsque personne ne nous irrite. — Qu’un chrétien ne doit pas haïr ceux qui le déshonorent, mais ceux qui le louent. — Que la bonne vie est au-dessus de la médisance.
 
 

1. Il semble que le démon alors avait comme donné un signal pour faire conspirer tout le monde contre Jésus-Christ. Soit, l’envie et la jalousie dont les Juifs étaient consumés, les portait à se déchaîner contre lui ; mais les soldats, quelle raison pouvaient-ils avoir de l’insulter ? N’est-ce pas visiblement le démon qui les animait? Ils trouvaient leur plaisir dans ces outrages sanglants, et ils faisaient un jeu de leur cruauté. Au lieu de répandre des larmes et d’être touchés de regret, comme fit ensuite le peuple, ils se conduisirent tout différemment. Ils ajoutèrent injure sur injure, et outrage sur outrage ; soit peut-être pour plaire eux aussi aux Juifs, ou pour satisfaire leur humeur qui d’elle-même était brutale et cruelle. Ils lui insultèrent en cent manières différentes : tantôt ils frappaient sa tête sacrée d’un roseau; tantôt ils lui donnaient des soufflets; tantôt ils le perçaient d’une couronne d’épines, faisant une raillerie de ce traitement si barbare.

Quelle excuse pouvons-nous avoir lorsque nous trouvons les moindres mépris insupportables, après un si grand exemple que nous donne le Sauveur du monde? Car l’insulte et la violence peuvent-elles aller au delà de ce qu’il souffre, et non-seulement dans un de ses membres, mais dans tout son corps? Sa tête est percée d’épines, frappée d’un roseau, et meurtrie de coups de poing. Son visage est couvert de crachats, ses joues de soufflets, tout son corps déchiré par la flagellation, déshonoré par la nudité, et encore plus par ce manteau d’écarlate dont on le couvre, pour lui insulter par de cruelles adorations, comme à un roi de théâtre. Sa main porte un roseau au lieu de sceptre. On ne pardonne pas même à sa bouche et à sa langue, à laquelle on fait sentir l’âpreté du fiel et du vinaigre.

Que peut-on s’imaginer de plus insupportable que tous ces traitements? ne sont-ils pas au-dessus de nos paroles et de nos pensées. Il semble que ces cruels Juifs avaient peur d’oublier quelque genre de cruauté dont ils ne fissent l’essai sur le Sauveur. Après s’être accoutumés à répandre le sang des prophètes, ils répandent enfin celui du Fils de Dieu même. Ils le condamnent eux-mêmes à la mort, quoiqu’ils se couvrent du nom de Pilate. Ils veulent " que son sang retombe sur eux et sur leurs enfants ". Ce sont eux seuls qui lui font toutes ces insultes, qui le lient, qui le mènent à Pilate, et qui le font traiter si outrageusement et si cruellement par les soldats. Pilate n’avait rien ordonné de tout ceci: (66) Ce sont eux qui ont été ses accusateurs, ses juges et ses bourreaux.

Nous lisons ceci publiquement dans l’assemblée de toute l’Eglise, pour empêcher que les païens ne disent que nous vous annonçons les actions miraculeuses de Jésus-Christ, mais que nous vous cachons ses souffrances et ses opprobres. Le Saint-Esprit a tellement conduit les choses, qu’il fait lire cette histoire dans l’Eglise au temps de Pâques, et dans une solennité où tout le monde, jusqu’aux femmes et aux petits enfants, s’y rassemblent. Nous ne cachons rien de ces outrages du Sauveur, au milieu de cette grande assemblée et cependant personne ne doute que Jésus-Christ ne soit Dieu. Nous l’adorons tous, non-seulement à cause de tant de grâces dont il nous a comblés, mais particulièrement pour cet amour si rare qu’il nous témoigne à sa passion; puisqu’il fait voir qu’il a bien voulu se rabaisser pour nous, jusqu’à ce dernier degré d’humiliation, pour nous donner dans sa personne un parfait modèle de la plus haute vertu.

Lisons donc ceci, mes frères, puisque cette lecture nous peut être si avantageuse. Lorsque nous voyons le Sauveur traité avec tant de mépris; outragé par les derniers des hommes; adoré d’une manière si offensante, si cruellement tourmenté dans toutes les parties de son corps, et enfin terminant sa vie par un supplice si infâme : il est impossible, quand nous serions de roche, que nous ne nous amollissions comme la cire, et que nous n’abaissions l’enflure de notre coeur en le perçant d’une componction sainte, et que nous ne soyons pas dans un profond anéantissement. Mais écoutons la suite d’une si tragique histoire:

" Après s’être ainsi joués de lui, ils lui ôtèrent ce manteau d’écarlate, et lui ayant remis ses habits ils l’emmenèrent pour le crucifier (31). Et comme ils sortaient, ils rencontrèrent un homme de Cyrène, nommé Simon, qu’ils contraignirent de porter la croix de Jésus (32). Et ils vinrent au lieu appelé Golgotha, c’est-à-dire, le lieu du Calvaire (33). Et ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel, et en ayant goûté il ne voulut point en boire (34). Mais après qu’ils l’eurent crucifié, ils partagèrent entre eux ses vêtements, les tirant au sort (34). Afin que cette parole du prophète fût accomplie : Ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort (35) ". Ils firent alors, à l’égard du Sauveur, ce qui ne se faisait qu’à l’égard des hommes tes plus méprisables, et qui étaient abandonnés de tout le monde. Ils partagèrent entre eux ses vêtements sacrés qui avaient fait tant de miracles; mais qui n’en firent point alors, parce que Jésus-Christ arrêta toute leur vertu. Ils traitent le Sauveur avec tant de mépris, qu’ils épargnent même davantage les deux voleurs qui furent crucifiés avec lui.

" Et s’étant assis près de lui, ils le gardaient (36). Ils mirent aussi au-dessus de sa tête le titre de sa condamnation ainsi écrit : C’est Jésus le roi des Juifs (37). En même temps on crucifia avec lui deux voleurs, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche (38) ". Ils le crucifièrent ainsi au milieu de deux larrons, afin qu’il passât comme eux pour un scélérat. Ils lui donnèrent du vinaigre à boire par une dérision cruelle , mais il n’en voulut point boire; et un autre évangéliste, dit que lorsqu’il en eut goûté, il dit " Tout est consommé ".

Que veulent dire ces paroles : " Tout est consommé ", sinon que cette prophétie a été accomplie? Ils m’ont donné du fiel pour ma nourriture; et ils m’ont abreuvé de vinaigre dans ma soif". (Ps. LXVIII, 26.) Saint Jean ne dit pas non plus que Jésus-Christ ait bu de ce vinaigre, et il s’accorde fort bien avec saint Matthieu, puisqu’il n’y a point de différence entre goûter fort légèrement quelque chose, ou n’en point boire du tout. Leur fureur ne se termina point encore là. Après cette nudité si honteuse en apparence où ils le réduisirent, après le crucifiement, après le fiel et le vinaigre, ils ne purent encore satisfaire leur cruauté, et lorsqu’ils le virent attaché en croix, ils lui dirent des injures, et ils lui insultèrent de mille manières; ce qui me paraît encore plus cruel que tout le reste.

" Et ceux qui passaient par là le blasphémaient en branlant la tête (39), et en disant: Toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même : Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix (40). Les princes des prêtres se moquaient aussi de lui avec les docteurs de la loi et les sénateurs, en disant (41) : Il a sauvé les autres, et il ne saurait se sauver lui-même. S’il est le roi d’Israël, qu’il descende présentement de la croix, et nous croirons en lui (42). Il met sa confiance en Dieu : Si donc Dieu l’aime (67) qu’il le délivre, puisqu’il a dit : Je suis le Fils de Dieu (43) ". Ils agissaient de la sorte afin de te faire passer pour un séducteur, pour un superbe, pour un homme vain qui n’avait point eu d’autre but que de tromper les hommes. lis voulaient qu’il finît sa vie dans une infamie publique. C’est pourquoi ils avaient voulu qu’il fût condamné à la croix, et qu’il y mourût devant tout le monde. Ils l’avaient même livré à dessein entre les mains des soldats, afin que leur insolence augmentât encore les outrages dont ils voulaient le combler.

2. Certes, la désolation et les larmes de la foule qui suivait Jésus-Christ eussent pu toucher les pierres elles-mêmes; néanmoins, elles ne firent aucune impression sur ces bêtes féroces. C’est pour cela que le Sauveur adresse la parole aux personnes qui le suivaient en pleurant; mais il ne dit pas un mot à ces furieux, qui, non contents d’exercer sur sa personne sacrée toutes les cruautés qu’ils désiraient, voulurent encore, comme s’ils avaient craint sa résurrection, noircir sa gloire par ces outrages dont ils le déshonorèrent publiquement, en le confondant avec les voleurs et les scélérats, et en le traitant de " séducteur " et d’imposteur ", après sa mort même.

" Va ", lui disent-ils lorsqu’il mourait : " Toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rebâtis en trois jours, descends de la croix " Et comme ils ne pouvaient effacer ce titre que Pilate avait écrit : " Le Roi des Juifs ", parce qu’il leur résista en disant : " Ce qui est écrit est écrit ", ils faisaient au moins ce qu’ils pouvaient pour montrer que Jésus-Christ n’était point leur roi : " Si c’est le roi d’Israël ", disaient-ils, " qu’il descende maintenant de la croix. Il a sauvé les autres, et il ne peut se " sauver lui-même ". ils s’efforçaient par ces paroles d’obscurcir et de rendre suspects et douteux tous les miracles que Jésus avait faits jusqu’alors : " S’il est le Fils de Dieu ",disaient- ils encore; " et si Dieu l’aime, qu’il le sauve".

Âmes scélérates, âmes exécrables, tant de prophètes, dont vous avez répandu le sang, ont-ils cessé d’être prophètes, ou tant de saints d’être saints, parce que Dieu ne les a pas sauvés de vos mains ? Votre barbarie leur a-t-elle ravi leur sainteté, et ont-ils cessé d’être justes après l’injustice de vos violences? Va-t-il donc un renversement d’esprit, et un aveuglement égal au vôtre? Car si vous êtes contraints d’avouer que les prophètes n’ont point cessé d’être ce qu’ils étaient, au milieu des supplices dont vous les avez tourmentés, ne deviez-vous pas à plus forte raison croire la même chose du Sauveur, qui avait tant de fois prédit sa mort, et qui, prévoyant cette fausse accusation que vous en pourriez concevoir, l’avait souvent détruite par ses actions et par ses paroles?

Aussi tous leurs artifices n’ont pu blesser en la moindre chose l’honneur et la réputation de Jésus-Christ. Ce fut alors même qu’un de ces deux voleurs, qui était crucifié avec le Sauveur, après avoir passé sa vie dans toutes sortes de crimes, mourut saintement en croyant en lui. Il publie sa gloire, lorsque les princes des prêtres s’efforcent de l’obscurcir, et il le reconnaît pour roi lorsqu’on le traite en esclave. Tout le peuple aussi pleure Jésus-Christ, et est touché de ses souffrances. Cependant on n’apercevait alors dans le Sauveur que des marques de faiblesse. Tout ce qui se passait alors ne pouvait former qu’une impression de son impuissance dans l’esprit de ceux qui ne pénétraient pas tes desseins de Dieu dans ce grand mystère. Et néanmoins Jésus-Christ a fait voir qu’il était Dieu, en mourant comme le dernier des hommes, et il a établi cette vérité par les choses mêmes qui paraissaient la devoir détruire.

Gravez, mes frères, dans le fond de votre coeur cette image de la patience de Jésus-Christ, afin qu’elle y étouffe tous les mouvements de la colère. Si vous sentez que vous commenciez à vous troubler, imprimez aussitôt sur vous le signe de cette croix du Sauveur. Repassez dans votre mémoire tout ce qu’il a souffert pour vous, et votre colère sera bientôt dissipée. Souvenez-vous des injures dont on a outragé le Fils de Dieu, et de tant de cruelles circonstances de son supplice. Pensez à ce qu’il est, et à ce que vous êtes, qu’il est votre Seigneur, et vous son esclave. Souvenez-vous que le Sauveur ne souffrait que pour les autres, et que vous souffrez pour vous-même. Qu’il souffrait de la part de ceux qu’il avait comblés de biens, et vous de ceux que vous avez peut-être maltraités. Qu’il souffrait des traitements si indignes à la vue de toute une ville, devant les Juifs et les étrangers, parlant à tous avec une douceur extrême; et que vous ne pouvez endurer la moindre insulte, dont il y aura deux ou trois témoins.

Les disciples mêmes du Sauveur (68) l’abandonnent, ce qui me paraît le plus grand de ses outrages. Ses amis le fuyaient, ses ennemis l’entouraient pendant son supplice, l’insultaient, l’injuriaient, se riaient, se moquaient, se raillaient de lui, les Juifs ét les soldats d’en haut et d’en bas et les voleurs de chaque côté. Car il est marqué que d’abord ils lui dirent tous deux des injures, mais que l’un ensuite l’adora comme Dieu, pendant que l’autre le blasphémait. Il semble que Dieu ait voulu encore ici prévenir la malice des hommes, et que les voulant empêcher de dire que ce qui est rapporté de ces deux hommes avait été inventé, et que ce voleur n’était point un véritable voleur, il ait permis que le bon larron blasphémât d’abord Jésus-Christ pour faire admirer davantage la manière si soudaine et si puissante dont Dieu lui toucha le coeur.

3. Que la pensée donc d’une si admirable patience excite en vous le désir de l’imiter. Car que pouvez-vous souffrir d’aussi cruel et d’aussi ignominieux que ce que votre maître a souffert pour vous? Quelqu’un vous a-t-il dit publiquement des injures? Elles ne peuvent être aussi horribles que celles qu’on a dites contre Jésus-Christ. Vous a-t-on outragé avec des fouets et des verges? Vous ne le pouvez être comme il l’a été, et on ne vous réduira point dans une nudité si honteuse. Vous a-ton donné un soufflet? Ce ne peut être avec des circonstances si outrageantes que celles que vous voyez ici. Considérez de plus, comme je viens de vous le dire, qui était celui qui souffrait ces choses, pour qui il les souffrait, et en quel temps il les souffrait.

Ce qui était encore plus insupportable, c’est que personne ne se plaignait d’une violence si extrême; personne n’ouvrait la bouche pour défendre son innocence, et pour blâmer ces injustices. Tout le monde conspirait à l’outrager, les bourreaux et les soldats, le peuple et les prêtres. On regardait Jésus-Christ comme un imposteur et un séducteur, et on se raillait de lui comme d’un homme qui ne pouvait se défendre, ni soutenir ses paroles par ses actions. Jésus-Christ n’opposait que son silence à tous ces outrages. Il souffrait tout avec une constance infatigable, pour nous apprendre jusqu’où doit aller notre patience.

Cependant un si grand exemple nous est inutile. Qu’un serviteur ait fait une chose qui nous déplaise, nous entrons en fureur. Nous sommes inexorables et sans pitié, lorsqu’on fait quelque chose contre nous, et nous sommes insensibles à tout ce qui se fait contre Dieu. Nous n’épargnons pas même nos propres amis. Que l’un d’eux nous blesse en quelque chose, nous ne le pouvons souffrir; qu’il nous méprise, nous devenons furieux. Il ne nous sert de rien de lire ou d’écouter la passion du Sauveur, de voir qu’un de ses disciples le trahit, que les autres l’abandonnent; que les Juifs à qui il avait fait tant de bien se déclarent contre lui; qu’on lui crache au visage, qu’un serviteur lui donne un soufflet, que les soldats l’outragent; que les prêtres l’insultent; que les voleurs le blasphèment, et que cependant il ne dit aucune parole d’aigreur, et qu’étant environné de tant de gens qui l’attaquent si cruellement, il ne les veut vaincre que par son silence.

Ceci nous apprend, mes frères, que plus nous aurons de douceur et de patience dans l’affliction, plus nous serons invincibles, et plus nous nous rendrons vénérables à tous les hommes. Qui n’admirerait cette paix où nous serons parmi les injures de ceux qui nous oppriment? Que si nous nous laissons aller à l’impatience, tout le monde au contraire nous méprisera. Car comme celui qui souffre avec constance paraît innocent, lors même qu’il est coupable, de même celui qui étant innocent témoigne de l’impatience dans ce qu’il souffre, semble justifier les maux qu’il endure, et ou le regarde comme un esclave de la colère, qui assujétit la noblesse de son âme à la tyrannie de sa passion. Celui qui est dans cet état a beau être libre; dès lors qu’il s’asservit à la colère, il est esclave, quand il aurait d’ailleurs mille serviteurs qui le regarderaient comme leur maître.

Vous me répondrez peut-être que celui contre qui vous vous emportez vous a offensé cruellement. Qu’importe? N’est-ce pas alors qu’il faut témoigner plus de vertu? Ne voyons-nous pas que les bêtes les plus furieuses ne nous font point de mal, lorsque nous ne les aigrissons pas, et qu’elles ne témoignent leur furie que contre ceux qui les attaquent et qui les irritent? Que si ‘vous vous trouvez dans la même disposition, ne pouvant retenir votre colère lorsqu’on vous a irrité, quel avantage avez-vous donc sur des bêtes? On peut dire même qu’elles en ont sur vous. Car d’ordinaire les hommes les attaquent les premiers, et leur colère n’est pas en leur pouvoir, parce qu’elles (69) sont emportées par leur instinct destitué de raison, et par l’impétuosité de la nature. Mais quelle excuse vous reste-t-il à vous qui, étant homme, agissez en bête?

Car quel mal vous a-t-on fait? vous a-t-on ravi votre bien? C’est ce qui devrait vous donner de la joie, puisqu’en souffrant cette perte elle vous sera très-avantageuse et que vous en recevrez plus de bien qu’on ne vous en ôte. Vous a-t-on méprisé? A quoi se réduit ce mépris? En êtes-vous moins que vous n’étiez si vous avez un peu de vertu pour le souffrir? Si vous ne souffrez donc en cela aucun mal qui soit véritable, pourquoi vous fâchez-vous contre une personne qui, bien loin de vous nuite, vous a fait du bien? Ne savez-vous pas que l’honneur et l’estime rendent encore plus faibles ceux qui sont lâches, et que le mépris rend encore plus forts ceux qui sont forts? Les traitements injurieux abattent les tièdes et les négligents, mais les louanges leur nuisent. Car si nous pesons les choses dans une juste balance, nous trouverons que ceux qui nous blâment ne servent qu’à accroître notre vertu et notre mérite, et qu’au contraire ceux qui nous louent ne peuvent nourrir que notre complaisance et notre orgueil, qui est la source de tous les maux.

Nous pouvons remarquer la vérité de ce que je dis dans la manière dont les pères se conduisent envers leurs enfants. lis craignent de les louer, et ils leur font souvent des réprimandes, de peur qu’ils ne s’affaiblissent et qu’ils ne se relâchent par les louanges qu’ils leur donneraient. Les maîtres agissent aussi tous les jours de la même manière à l’égard de leurs disciples. C’est pourquoi s’il était permis à un chrétien d’avoir de l’aversion pour quelqu’un, il en devrait plutôt avoir pour ceux qui le louent et qui le flattent, que pour Ceux qui l’offensent et le décrient. Les flatteries sont bleu plus dangereuses que les injures, et si nous ne veillons bien sur nous, il est beaucoup plus aisé de nous y laisser surprendre. C’est pourquoi il faut que celui qui ne se laisse point toucher par l’honneur et par les louanges, ait une grandeur d’âme et de piété tout à fait rare, et il doit attendre de Dieu une récompense toute extraordinaire.

C’est un miracle bien plus grand de voir un homme qui ne se trouble point lorsqu’on le blesse dans son honneur, que d’en voir un autre qui ne tombe point lorsqu’on le frappe dans son corps. Mais le moyen, dites-vous, que je sois insensible à l’outrage? Vous le ferez si, lorsqu’on vous offense, vous avez aussitôt recours au signe de la croix et si vous l’imprimez sur votre coeur; si vous êtes chrétien, vous ne pouvez vous souvenir de ce que Jésus-Christ a souffert pour vous, sans oublier ce que vous souffrez. Ne vous arrêtez pas aux injures que vous fait cet homme; pensez aux biens que vous en recevrez. C’est ainsi que vous cesserez bientôt de vous fâcher contre lui, et que vous passerez à des sentiments de douceur et de bonté. Je dis plus, mes frères, craignez Dieu, que sa crainte vous soit toujours présente, qu’elle soit gravée dans le fond de votre coeur et elle vous rendra doux et paisibles.

4. Que l’exemple aussi de vos domestiques vous avertisse continuellement de votre devoir. Considérez, lorsque, vous leur faites quelque-fols des réprimandes, quel silence ils gardent alors, et que cela vous apprenne que ce n’est pas une chose qui vous soit si difficile que de vous taire lorsque les autres vous offensent. Vous apprendrez ainsi à condamner vos emportements, vous reconnaîtrez avec douleur dans la plus grande chaleur de votre colère que vous faites mal, et vous vous accoutumerez peu à peu à devenir comme insensible lorsqu’on vous outrage et qu’on vous fait des insultes. Souvenez-vous que celui qui s’emporte contre vous n’est plus maître de lui-même; qu’il est comme un homme qui a perdu l’esprit et vous n’aurez plus de peine à souffrir toutes ses injures.

Combien de fois les possédés nous frappent-ils? Et cependant, bien loin de nous en fâcher, nous n’avons pour eux que de la compassion et de la tendresse. Faites de même, mes frères, ayez pitié de celui qui vous dit des injures. Il est dévoré par la colère comme par une bête furieuse et déchiré par un monstre terrible qui est le démon. Hâtez-vous de délier un homme qui est si misérablement tourmenté et qui par une passion si courte se cause une mort qui ne finira jamais. Cette maladie est si violente, qu’en un moment elle perd celui qu’elle possède. De là vient celte parole : Le moment de sa fureur est le moment de sa chute. Car c’est ce qu’il y a de particulier et d’épouvantable dans cette passion. Elle ne peut pas durer longtemps. Et cependant dans le peu qu’elle dure elle cause des maux presque irréparables. Si sa durée (70) égalait sa violence, personne n’y pourrait résister. Je voudrais vous pouvoir représenter l’état

d’un homme qui dans la colère en offense un autre, et l’état de celui qui souffre en paix cette injure, et vous faire voir à nu le coeur de l’un et de l’autre. Vous verriez que l’âme du premier est comme une nuée au milieu de la tempête et que celle du dernier est comme un port toujours calme et toujours tranquille. Les esprits de malice et les princes de l’air ne troublent jamais la paix de son âme. Comme celui qui fait une injure n’a point d’autre but que d’irriter celui qu’il offense, lorsqu’il s’aperçoit qu’il est hors d’atteinte et hors de prise, il quitte bientôt sa mauvaise humeur pour rentrer dans la douceur et dans la paix.

Il est impossible que, tôt ou tard, celui qui s’est mis en colère ne se repente de son emportement et de ses excès. Quand même sa colère serait juste, il faudrait nécessairement qu’il témoignât son mécontentement contre quelqu’un; n’est-il pas plus aisé et plus sûr de le faire sans passion et sans chaleur et d’une manière dont on puisse se repentir? Hélas! si nous voulons nous conserver dans nous-mêmes un trésor de biens, il ne tiendra qu’à nous avec la grâce de Dieu de le posséder avec assurance et d’y trouver notre véritable gloire. Notre malheur est que nous cherchons la gloire des hommes. Si nous avions soin de nous honorer nous-mêmes, personne ne pourrait nous déshonorer; mais si nous nous déshonorons nous-mêmes, quand tout le monde nous accablerait de louanges, nous n’en serions pas plus estimables. Comme nul ne nous peut rendre vicieux, si de nous-mêmes nous ne nous portons point au vice; ainsi nul ne nous peut déshonorer à moins que nous nous déshonorions nous-mêmes.

Supposons qu’un homme d’une piété admirable soit regardé de tout le monde comme un méchant, comme un voleur, comme un scélérat plongé dans les plus grands crimes, sans qu’il soit touché de ces impostures, quel mal recevra-t-il de tous ces faux bruits? Mais, dites-vous, tout le monde parle mal de lui. — Il est vrai, mais toutes ces paroles mie peuvent atteindre jusqu’à lui. Ce sont ceux qui sèment ces faux bruits, qui se déshonorent eux-mêmes, en jugeant si mal d’un homme si parfait. Si quelqu’un publiait que le soleil n’est pas une source de lumière, à qui ferait-il tort, à soi-même ou au soleil? Croirait-on sur sa parole que le soleil ne serait plus lumineux, et ne croirait-on pas plutôt que lui-même ne serait pas sage? Ainsi, lorsque les méchants accusent les bons, leurs calomnies sont leur propre condamnation et la gloire de ceux qu’ils condamnent.

Faisons donc tous nos efforts, mes frères, pour purifier notre vie de telle sorte que nous ne donnions aucune prise sur nous à la médisance et à l’imposture. Mais si, nonobstant toutes ces précautions, l’envie et la passion déchirent notre innocence, ne nous laissons point aller à la tristesse, et tâchons de n’en être point touchés. Que le juste soit tant décrié que l’on voudra, il sera toujours juste, et il ne cessera point d’être ce qu’il est. Mais ceux qui se laissent aisément engager dans ces faux soupçons, se percent le coeur d’une plaie mortelle. Que le méchant au contraire soit tant loué que l’on voudra, toute cette estime ne servira qu’à le confirmer dans sa méchanceté, et qu’à attirer’ sur lui de plus grands supplices. Car lorsqu’un méchant homme passe dans le monde pour ce qu’il est, cette diffamation publique peut quelquefois l’humilier et le faire rentrer en lui-même : mais lorsque son péché demeure couvert, il l’oublie lui-même, et il tombe dans l’endurcissement. Car si ceux qui sont dans le crime sont touchés à peine lorsque tout le monde les condamne, comment reviendront-ils de leur égarement, lorsque, bien loin d’être blâmés, ils trouveront des approbateurs de leurs injustices et de leurs excès? Ne savez-vous pas que c’est ce que saint Paul blâmait daims les Corinthiens? Ne voyez-vous pas avec quelle force il les reprend non-seulement de ce qu’ils ne permettaient pas que l’incestueux reconnût son crime, mais même de ce qu’en le soutenant et en l’honorant, ils le poussaient encore en de plus grands maux?

C’est pourquoi, mes frères, je vous conjure de vous élever également au-dessus des louanges et des injures, et de n’avoir nul égard aux faux rapports et aux vains soupçons. Travaillons seulement à faire en sorte que notre conscience nous rende un bon témoignage devant Dieu, et que notre vie soit pure à ses yeux. Car ce sera ainsi que nous pourrons mériter, et dans ce monde et dans l’autre, une gloire solide et véritable, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (71)
 

 

 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXXVIII.
" OR, DEPUIS LA SIXIÈME HEURE DU JOUR JUSQU’A LA NEUVIÈME, TOUTE LA TERRE FUT COUVERTE DE TÉNÈBRES. ET SUR LA NEUVIÈME HEURE JÉSUS POUSSA UN GRAND CRI EN DISANT : ÉLI, ÈLI, LAMMA SABATHANI. C’EST-A-DIRE, MON DIEU, MON DIEU, POURQUOI M’AVEZ-VOUS ABANDONNÉ? " (CHAP. XXVII, 45, 46, JUSQU’AU VERSET 62.)

ANALYSE

1. Des ténèbres qui couvrirent le monde à la mort de Jésus-Christ , qu’elles étaient miraculeuses. — Qu’il y eut une éclipse de soleil à peu près à l’époque où fut prêchée cette homélie, et un peu auparavant.

2. Les corps des saints qui ressuscitèrent alors sont une preuve de la résurrection future. — Le centurion qui assista au crucifiement de Jésus-Christ se convertit, dit-on, et devint martyr.

3 et. 4. Que Jésus-Christ récompensera plus ceux qui auront fait du bien aux pauvres , que ceux qui lui en auront fait à lui-même en personne. — Qu’un chrétien ne doit point rougir lorsqu’il entend dire que Jésus-Christ est pauvre. — Combien les pasteurs sont obligés de recommander souvent à leurs peuples l’aumône et la charité envers les pauvres. — Que la douleur de l’Eglise est que la vie des chrétiens soit si disproportionnée aux grandes grâces que Dieu leur a faites.

1. C’est ici le signe que Jésus-Christ promit autrefois aux Juifs, lorsque, lui demandant un signe du ciel, il leur dit : " Cette race corrompue et adultère demande un signe, et on ne lui en donnera point d’autre que celui du prophète Jonas ". (Matth. XII, 39; Luc. XI, 29.) Ce qu’il entendait de sa croix, de sa mort, de sa sépulture et de sa résurrection. Et pour marquer encore ailleurs, d’une autre manière, la vertu toute-puissante de sa croix, il dit : " Lorsque vous aurez élevé en haut le Fils de l’homme, "vous connaîtrez alors qui je suis " (Jean, VIII, 28) ; comme s’il leur disait: Lorsque vous m’aurez crucifié, et que vous croirez m’avoir vaincu, c’est alors que vous saurez quel est mon pouvoir. Car en effet sa mort a été suivie de la destruction de leur ville, de l’anéantissement de leur loi, de l’embrasement de leur temple; de la ruine de leur état, et de la perte de leur liberté. L’Evangile au contraire commença dès lors à fleurir de toutes parts, la prédication s’étendit jusques aux extrémités de la terre; et l’on voit maintenant la terre et la mer, les lieux peuplés et les plus déserts, retentir du nom et des louanges de Jésus-Christ.

Voilà de quels événements, il veut parler, sans oublier ceux qui arrivèrent au temps de sa passion et de son crucifiement. C’était un bien plus grand miracle qu’il fit toutes ces merveilles , lorsqu’il était crucifié et qu’il allait expirer, que s’il les eût faites durant sa vie. Mais ce qui augmentait ces prodiges, c’est qu’ils étaient du ciel, c’est-à-dire dans l’air, tels que les Juifs le demandaient, ce qui n’était encore arrivé que dans l’Egypte, aux approches de la Pâque et de la délivrance de ce peuple. Car tout était alors une figure de ce qui devait arriver.

Mais remarquez à quelle heure ces ténèbres arrivent, c’est-à-dire en plein midi, afin que tous les hommes qui étaient alors sur la terre pussent en être les témoins. Ce seul miracle si grand de soi-même, et arrivant dans le moment qu’il arriva, devait suffire pour convertir tous les Juifs. Car Dieu ne le permit que lorsqu’ils avaient déjà satisfait toute leur rage, et que le feu de leur colère commençait à s’éteindre, après qu’ils se furent enfin lassés d’outrager le Sauveur et d’insulter à ses maux. Car après qu’ils eurent fait et qu’ils eurent dit tout ce qu’ils voulaient, les ténèbres commencèrent à paraître, afin que leur âme n’étant plus si possédée de cette fureur qui i’animait, ils fussent plus disposés à retirer quelque fruit d’un (72) si grand miracle. Il était sans doute bien plus glorieux au Sauveur de faire ces prodiges en mourant sur la croix, que de descendre même de la croix. Car, soit qu’ils les attribuassent à Jésus-Christ, ils devaient le craindre et croire en lui; soit qu’ils les attribuassent au Père, ils devaient encore être touchés, de regret et se convertir, puisque ces ténèbres étaient une marque visible de la colère de Dieu sur eux.

Car pour montrer que cette éclipse n’était point une éclipse naturelle, mais seulement un effet extraordinaire de l’indignation de Dieu, il ne faut que considérer cet espace de trois heures pendant lesquelles elle dura, au lieu que tout le monde sait que les éclipses naturelles que nous voyons tous les jours passent bien plus vite. Vous me demanderez peut-être comment tout le monde alors ne fut point frappé d’un si grand prodige, et ne reconnut point la divinité de celui qui était attaché à la croix. A quoi je réponds que les hommes étaient alors dans un étrange assoupissement à l’égard de Dieu; que ce miracle n’ayant duré que trois heures, et n’ayant point de suite, les hommes négligèrent aisément d’en reconnaître la cause; et que la longue habitude de leurs impuretés et de leurs crimes, les avait jetés dans un si profond aveuglement, qu’ils étaient incapables d’attribuer ces ténèbres à une autre cause qu’à une cause ordinaire et toute naturelle.

Après cela pouvez-vous vous étonner de l’indifférence qui parut alors chez les païens qui n’avaient aucune connaissance de Dieu, et s’ils négligèrent de s’informer de la cause de ces ténèbres, puisque les Juifs mêmes, après tant de grands miracles du Fils de Dieu, s’élevèrent encore contre lui, quoiqu’ils ne pussent pas ignorer qu’il fût la cause de ce prodige? C’est pour cette raison qu’il jeta un grand cri vers la fin de ces ténèbres, pour faire connaître à tout le monde qu’il était encore envie, et qu’il avait répandu cette nuit épaisse sur ses ennemis pour les toucher et pour leur donner lieu de se convertir.

Il dit: " Eli, Eli, lama Sabacthani ", c’est-à-dire: " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné "? afin qu’on sût que, jusqu’au dernier moment de sa vie, il honorait son Père, et qu’il ne lui était point opposé. Il choisit à dessein une parole des prophètes pour montrer qu’il approuvait l’Ancien Testament, et il la dit en hébreu, afin que tout le monde connût qu’il n’avait qu’une même volonté avec son Père. Mais admirez encore ici l’aveuglement de ce peuple.

" Quelques-uns de ceux qui étaient là, entendant ce cri, dirent : il appelle Elie (47). " Et aussitôt l’un d’eux courut emplir une éponge de vinaigre, et la mettant au bout d’un roseau, lui présentait à boire (48). Les autres disaient : Attendez : Voyons si Elie ne viendra point pour le délivrer (49). Jésus jetant un grand cri polir la seconde fois rendit l’esprit ", pour accomplir ce qu’il avait dit auparavant : " J’ai le pouvoir de quitter ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre ". (Jean, X, 17.) C’était pour marquer ce souverain pouvoir qu’il criait avec tant de force un moment avant qu’il mourût. Saint Marc dit que Pilate s’étonna de ce qu’il était sitôt mort. (Marc, XV, 44; Luc, XXXIII, 47.) Mais le centenier le fut d’autant plus que, voyant un homme mourant jeter un si grand cri, il crut qu’il n’était point mort par faiblesse, mais parce qu’il l’avait voulu.

"Mais Jésus jetant un grand cri pour la seconde fois, rendit l’esprit (50). En même temps le voile du temple fut déchiré en deux, depuis le haut jusqu’en bas; la terre trembla, les pierres se fendirent (51). Les sépulcres s’ouvrirent : Et plusieurs corps de saints qui étaient dans le sommeil de la mort ressuscitèrent (52). Et sortant de leurs tombeaux après sa résurrection, vinrent en la ville sainte, et apparurent à plusieurs (53). Or, le centenier et ceux qui étaient avec lui pour garder Jésus, ayant vu le tremblement de terre et tout ce qui se passait, furent saisis d’une extrême crainte et dirent : Cet homme était vraiment le Fils de Dieu (54) ". Cette voix de Jésus-Christ déchira donc le voile du temple, ouvrit les tombeaux, et elle a causé depuis la ruine du temple. Ce n’est pas qu’il méprisât ce lieu saint, lui qui avait dit avec indignation : " Ne faites point de la maison de mon Père une maison de trafic (Jean, II, 16.) " ; mais il montrait que les Juifs n’étaient pas dignes de le conserver, pas plus que lorsqu’il l’avait autrefois livré aux Babyloniens. Ces prodiges de plus ont marqué, outre la ruine du temple qui devait arriver quarante ans après, le changement du monde et le renouvellement de toutes choses en un état plus parfait et plus heureux, et la souveraine puissance de Celui qui mourait en croix. (73)

Les morts mêmes ressuscitèrent alors : ce qui était sans doute la plus grande marque de la divinité de Celui qui avait voulu mourir sur une croix. Elisée ayant autrefois touché un mort, le fit ressusciter; mais ici un corps attaché en croix, d’un seul cri en ressuscite plusieurs. L’un n’était que la figure de l’autre, et n’arriva qu’afin de rendre ce dernier miracle plus aisé à croire.

2. Mais ces prodiges ne se terminèrent pas à la résurrection de quelques morts. On vit encore les pierres se fendre et la terre s’ébran1er: ce que Dieu permit alors, afin qu’on reconnût que Celui qui était si puissant, aurait bien pu perdre ses bourreaux. Car la même main qui faisait trembler la terre, et qui obscurcissait le soleil aurait pu exterminer sans peine ces hommes de sang. Mais il ne le voulut pas. Il se contenta de témoigner sa puissance sur les éléments, et il voulut épargner ces âmes si criminelles pour leur donner lieu de se sauver. Cependant rien ne put fléchir leur esprit ni amollir leur dureté. Ils firent voir en ce point jusqu’où va l’excès de l’envie, que rien ne peut arrêter, et qui porte tout aux extrémités. Ils osèrent résister encore à des miracles si éclatants, et nous voyons même que Jésus-Christ étant ressuscité malgré tous ces gardes qui l’environnaient, ils corrompirent les soldats, afin d’étouffer par leur imposture la vérité de sa résurrection. Il ne faut donc pas s’étonner de cette indifférence qu’ils témoignent ici, puisque leur endurcissement les rendait capables de tout.

Considérons plutôt quels étaient ces miracles que Jésus-Christ fit lorsqu’il était attaché en croix. Les uns se font dans le ciel, les autres dans la terre, et les autres dans le temple. Il voulait témoigner par ces différents prodiges, ou que son indignation était extrême, ou que sa bonté nous allait bientôt découvrir ce qui jusque-là nous avait été caché, c’est-à-dire, que les cieux seraient ouverts aux hommes, et qu’il les allait introduire dans le véritable sanctuaire. Les Juifs disent : " S’il est roi d’Israël, qu’il descende de la croix "; et lui témoigne par ses miracles qu’il est le Roi de tout l’univers. Ils disent : " Va, toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rétablis en trois jours"; et lui leur témoigne par des preuves certaines qu’il allait bientôt être ruiné, Ils disent : " Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même " ; et lui fait voir sensiblement le contraire de ce qu’ils disent; puisque celui qui ressuscitait tant de morts aurait bien pu se sauver lui-même. Car si la résurrection de Lazare, quatre jours après sa mort, était un si grand miracle, quel ne fut pas celui qui a fait revivre des personnes mortes depuis tant de temps par une résurrection qui était tout ensemble une preuve et une figure de la résurrection générale? " Car plusieurs corps de saints qui étaient dans le sommeil de la mort ressuscitèrent; et, sortant de leurs tombeaux " après sa résurrection, vinrent en la ville sainte et apparurent à plusieurs ". Afin que ce que dit l’Evangile ne passât point pour une illusion, il est marqué que ces morts ressuscités apparurent à plusieurs dans la ville.

" Mais le centenier rendit gloire à Dieu, en disant : Cet homme était vraiment le Fils de Dieu; et le peuple qui était venu voir ce spectacle fut saisi de crainte et s’en retourna en se frappant la poitrine ". La puissance de Jésus-Christ crucifié fut telle qu’après tant d’outrages et tant d’insultes, après la mort même qu’il avait souffert, tout le peuple ne laissa pas d’être touché de regret, et que le centenier reconnut que celui qui avait été crucifié était Fils de Dieu. Quelques-uns disent que ce centenier fut ensuite tellement fortifié dans la foi et dans la vertu, qu’il endura le martyre.

" Il y avait là aussi plusieurs femmes qui le regardaient de loin, lesquelles avaient suivi Jésus depuis la Galilée, ayant soin de l’assister (55). Entre lesquelles était Marie Madeleine, Marie mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée (56)". Comme les femmes sont naturellement plus tendres et plus compatissantes que les hommes, celles-ci répandaient des larmes en voyant des événements si douloureux. Et considérez cette constance qu’elles témoignent. Elles assistent Jésus-Christ et le suivent jusque dans les plus grands périls. Elles sont présentes à son supplice, et elles en voient toutes les circonstances. Elles t’entendent pousser son dernier cri, elles le voient expirer, elles voient les pierres se fendre et toutes les autres choses que l’Evangile rapporte. C’est pourquoi elles furent aussi les premières qui virent le Fils de Dieu ressuscité; et le sexe qui avait le premier péché et qui avait été ensuite le premier condamné de Dieu, fut le premier qui jouit des biens de la nouvelle vie que Jésus-Christ apporta aux (74) hommes. Ce qui nous doit faire admirer encore davantage la force de ces femmes, c’est que les disciples mêmes avaient quitté Jésus et s’étaient enfuis.

Mais quelles étaient ces femmes, sinon sa mère que l’Evangile appelle " la mère de Jacques, " et quelques autres qui l’avaient suivie durant sa vie? Saint Luc dit que " plusieurs d’entre le peuple se frappaient la poitrine en voyant toutes ces choses " ; ce qui montre jusqu’où allait la cruauté des Juifs, puisqu’ils se glorifiaient et qu’ils se réjouissaient de ce qui causait une douleur si générale. Quoique tous les signes qui accompagnèrent cette mort fussent autant de marques de la colère, ou plutôt de la fureur de Dieu, ils n’en furent point touchés. Ces ténèbres si terribles, ces pierres qui se fendent, ce voile qui se rompt, et tous ces tremblements de terre ne font aucune impression sur eux.

" Sur le soir, un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph, qui était aussi disciple de Jésus (57), vint trouver Pilate et lui demanda le corps de Jésus, et Pilate commanda qu’on le lui donnât (58). Joseph donc ayant pris le corps, l’enveloppa dans un linceul blanc (59). Et il le mit dans un sépulcre qui n’avait point encore servi et qu’il avait fait tailler dans le roc; et ayant fermé l’entrée du sépulcre avec une grande pierre, il s’en alla (60) ". Cet homme, qui était en secret disciple de Jésus-Christ, osa après la mort du Sauveur entreprendre une chose assez hardie. Car ce n’était point un homme du commun qui fût peu considérable, mais un magistrat et un homme d’autorité. Ce qui nous fait voir davantage la force et le courage qu’il lui fallait pour s’exposer si généreusement à la mort et à la haine de tout le monde, Car il va demander " hardiment " le corps, et il ne cesse point de le demander qu’il ne l’ait obtenu de Pilate. On voit qu’elle était l’ardeur de l’amour que cet homme avait pour le Sauveur, non-seulement en ce qu’il va demander son corps et qu’il l’ensevelit avec tant de magnificence, mais encore en ce qu’il le met dans, son sépulcre qui n’avait point encore servi ce que Dieu disposa ainsi par une admirable sagesse, afin que personne mie crût que ce fût quelque autre qui fût ressuscité au lieu du Sauveur.

"Et Marie Madeleine et l’autre Marie étaient là, se tenant assises auprès du sépulcre (61)". Pourquoi ces femmes demeuraient-elles en ce lieu, sinon parce qu’elles n’avaient pas encore une assez haute idée de la divinité de Jésus-Christ? C’est pourquoi elles portent des parfums, et elles demeurent auprès du tombeau, afin qu’aussitôt que la fureur des Juifs le leur permettrait, elles eussent la consolation de les répandre sur son corps sacré. Considérez donc, mes frères, le courage de ces femmes; considérez l’ardeur de leur charité envers Jésus-Christ; considérez leur sainte profusion pour acheter des parfums ; considérez ces coeurs intrépides dans les périls et préparés à la mort.

3. Imitons, nous autres qui sommes hommes, imitons au moins ces femmes. N’abandonnons point Jésus-Christ dans ses tentations et dans ses maux. Ces femmes, pour parfumer son corps mort, dépensent beaucoup d’argent, et s’exposent même au danger de perdre la vie; et nous, comme je m’en plains si souvent, nous négligeons de l’assister dans sa faim et de le vêtir lorsqu’il est nu. Et lorsqu’il nous tend la main pour nous demander l’aumône, nous passons outre sans l’écouter. Il n’y a personne, si dur qu’on le suppose, dans cette assemblée, qui ne donnât tout son bien à Jésus-Christ s’il le voyait ici en personne; et maintenant nous ne lui donnons rien, quoique ce soit lui-même qui se présente à nous, et qu’il nous ait assuré qu’il regardait cette aumône comme si nous la lui avions faite à lui-même : " Ce que vous faites ", dit-il " à un de ces plus petits, vous me le faites à moi-même".

Pourquoi donc ne donnez-vous pas l’aumône à ce pauvre, puisqu’il n’y a point de différence entre donner à ce pauvre ou à Jésus-Christ? Vous ne serez pas moins récompensé que ces femmes qui nourrissaient Jésus-Christ durant sa vie, et, si je l’ose dire, que personne mie se trouble de cette parole, vous le serez beaucoup davantage. Car il faut moins de vertu pour donner à manger au Sauveur lorsqu’il est présent, et que sa présence est capable d’amollir un coeur de pierre, que pour nourrir et assister les pauvres, les mendiants et les malades par le seul respect que l’on porte à ses paroles. Dans le premier cas, le visage et la dignité d’un Dieu homme, vivant et parlant, a beaucoup de part à la bonne action; mais dans l’autre, le mérite de votre libéralité et de votre charité est tout à vous. Et de plus, c’est une très-grande marque de la révérence que (75) l’on porte à Jésus-Christ que de se résoudre, sur une seule de ses paroles, à prendre tout le soin possible de ceux qui ne sont que serviteurs comme nous.

Ayez donc soin des pauvres, .mes frères. Nourrissez-les de vos aumônes, et confiez-vous en Celui qui reçoit de vous cette aumône et qui vous dit: " C’est à moi que vous la donnez. " Car si ce n’était véritablement à lui que vous la donnez, il ne récompenserait pas votre don de la gloire de son royaume. Et si ce n’était aussi sur lui-même que retombe le mépris que vous faites de ses pauvres, il ne vous condamnerait pas aux feux éternels, lorsque vous renvoyez une personne abjecte et misérable sans assistance. Mais parce que c’est Jésus-Christ lui-même que l’on méprise en la personne de ce pauvre, ce mépris est un grand crime. C’est ainsi que saint Paul le persécutait, lorsqu’il croyait ne persécuter que ses disciples, et ce fut pour ce sujet que Jésus lui cria du ciel: " Pourquoi me persécutez-vous?" (Act. ix, 43).

Lors donc, mes frères, que nous donnons l’aumône à un pauvre, donnons-la-lui comme à Jésus-Christ même, puisque nous devons plus croire ses paroles que nos yeux. Et quand nous voyons un pauvre, souvenons-nous de ses paroles, par lesquelles il déclare que c’est à lui que l’on donne. Quoique tout ce qui paraît à nos yeux ne soit point Jésus-Christ, c’est lui néanmoins qui reçoit et qui demande du pain sous l’habit et sous la figure de ce pauvre.

Vous rougissez peut-être, lorsque vous entendez dire que Jésus-Christ est pauvre, et qu’il vous demande du pain. Que ne rougissez-vous plutôt de ce que vous lui refusez du pain, lors même qu’il vous en demande? L’un peut causer quelque honte et quelque pudeur, mais l’autre est digne de peine et de supplice. Car c’est sa bonté qui le porte à nous demander du pain, et une action de sa bonté ne nous peut être qu’un sujet de gloire; au lieu que c’est notre propre cruauté qui nous porte à lui refuser ce qu’il nous demande. Que si vous ne croyez pas maintenant que c’est Jésus-Christ même à qui vous refusez, lorsque vous refusez à un pauvre qui vous demande l’aumône, au moins est-il certain que vous le croirez, lorsqu’il vous amènera devant tous les hommes au dernier jour, et qu’il dira : " C’est à moi-même que vous n’avez pas fait ce que vous n’avez pas fait aux moindres de mes serviteurs ". Que Dieu ne permette pas que nous apprenions jamais de sa bouche cette vérité funeste, mais que, la croyant dès cette heure sur sa parole, nous écoutions plutôt cette heureuse voix qui nous appelle à la félicité de son royaume: " Venez, vous que mon Père a bénis, etc. "

Vous me direz peut-être que je vous parle toujours de la charité et de l’aumône, et que je ne vous recommande autre chose que les pauvres. Je répondrai que j’ai bien raison de le faire, et que je ne cesserai jamais de vous exhorter à pratiquer cette vertu. Et quand même vous exécuteriez parfaitement ce que je désire de vous, je ne devrais pas laisser de vous encourager de nouveau, de peur de vous laisser retomber dans votre négligence; toute. fois je serais moins pressant dans mes instances; mais puisque vous ne faites pas encore la moitié de ce que je vous demande, ce n’est plus moi que vous devez accuser de ces redites, et c’est à vous-mêmes que vous devez faire ces reproches, non pas à moi. Votre plainte est semblable à celle que ferait un enfant qui, par négligence ou par stupidité, ne pourrait qu’avec peine apprendre à lire, et se plaindrait de ce que son maître ne lui parlerait que de lettres et de syllabes.

Car je vous demande, qui d’entre vous est devenu par mes exhortations plus prompt et plus ardent à donner l’aumône? Qui donne son bien avec plus de profusion aux pauvres? Qui de vous en a donné la moitié? Qui en a donné le tiers? Ne serait-il donc pas étrange, lorsque vous n’avez encore rien appris de nous en ce point, de vouloir que nous cessions de vous instruire? Vous devriez faire le contraire, et si nous nous lassions de vous exhorter à donner l’aumône, vous devriez nous conjurer de continuer toujours. Si quelqu’un de vous avait mal aux yeux, et que je fusse médecin, et qu’après quelques remèdes, voyant tout mon art inutile, je cessasse de le traiter, ne viendrait-il pas à ma porte, pour me reprocher, mon indifférence, et ne m’accuserait-il pas de discontinuer cette cure, lorsque son mal est encore dans toute sa force? Que si pour me justifier je lui disais qu’il lui doit suffire que je lui aie donné tel et tel remède, se contenterait-il de ma réponse, et me laisserait-il en paix? Ne me représenterait-il pas plutôt le peu d’avantage qu’il aurait tiré de mes remèdes, puisque son mal est encore aussi violent? (76) Agissez donc ainsi, mes frères, à l’égard de vos maladies spirituelles.

Si de même vous aviez une main sèche et sans mouvement, et qu’après quelques remèdes je cessasse cette cure en vous laissant dans le même état, ne vous plaindriez-vous pas de moi? C’est là véritablement le mal dont je tâche depuis si longtemps de vous guérir. Vous avez la main sèche et resserrée. Je fais tout ce que je puis pour lui donner le mouvement afin qu’elle s’ouvre sans peine, et je ne cesserai point jusqu’à ce que je voie que vous l’étendez autant que je le désire. Plût à Dieu que vous voulussiez m’imiter, et qu’à mon exemple vous ne parlassiez d’autre chose que de l’aumône; que chez vous, dans vos mai-sons, dans les assemblées publiques et à vos tables, vous n’eussiez que l’aumône dans la bouche: que vous vous y occupassiez durant tout le jour, et qu’elle ne sortît point de votre pensée durant la nuit; puisque si nous y pensions comme il faut durant le jour, elle occuperait aussi notre esprit durant la nuit.

4. Après cela, ne vous plaignez plus de ce que je vous parle si souvent de l’aumône. Je souhaiterais de tout mon coeur que vous n’eussiez plus besoin de mes conseils et de mes exhortations touchant ce point, et que je n’eusse qu’à vous instruire et à vous fortifier contre les erreurs des Juifs, des païens et des hérétiques. Mais qui peut armer ceux qui ne sont pas encore guéris, et doit-on mener au combat des hommes qui sont retenus au lit par leurs maladies et par leurs blessures? Si je vous voyais en pleine santé, je vous animerais à cette guerre, et j’espère que, par la grâce de Dieu, vous y verriez nos ennemis confondus. Nous avons été contraints de les combattre par nos livres; mais la joie que nous avons de cette victoire est étouffée par votre négligence; et votre vie relâchée empêche même que nous ne les surmontions tout à fait. Lorsque nous les réduisons au silence par la force de nos paroles et par la solidité de nos raisons, ils nous objectent votre conduite déréglée, et les excès de ceux qui vivent dans le sein de l’Eglise.

Que pourrions-nous nous promettre de vous avec cette faiblesse, si nous vous exposions au combat, puisque vous ne pourriez que nous être incommodes en vous laissant abattre aux premiers coups de nos ennemis? La plupart d’entre vous ont, comme j’ai dit, la main desséchée, et ne peuvent l’ouvrir pour faire l’aumône. Comment pourraient-ils donc l’étendre pour prendre les armes et pour porter le bouclier, afin de se défendre contre la dureté et l’insensibilité du coeur? Quelques autres d’entre vous sont boiteux, et vont sans cesse au théâtre ou à d’autres lieux de débauche. Comment pourraient-ils donc demeurer fermes dans le combat, et n’être point blessés par l’intempérance? Les autres ont les yeux malsains, et la vue mauvaise. Ils ne voient rien d’un oeil pur, ils considèrent curieusement tous les visages avec de mauvais desseins; comment ces malades pourraient-ils regarder les ennemis, et les percer de leurs dards, puisqu’ils ne peuvent éviter eux-mêmes les flèches qui les percent de tous côtés?

Il y en a d’autres encore qui ont de grands maux dans les entrailles, et qui les ont aussi étendues et aussi enflées que les hydropiques par l’excès des viandes dont ils se remplissent. Comment pourrais-je mener à la guerre des gens qui sont toujours dans le luxe des festins et dans les excès du vin? Les autres ont la bouche gâtée et l’haleine insupportable, comme les colères , les blasphémateurs et les médisants : comment ceux-là pourraient-ils chanter après la victoire, comment pourraient-ils être courageux dans la guerre, puisqu’ils ne peuvent être qu’un sujet de raillerie à nos ennemis?

C’est ce qui m’oblige avec douleur de faire tous les jours comme la ronde autour de cette armée, afin de refermer les plaies de ceux qui sont blessés, ou de guérir les ulcères de ceux qui sont malades. Si je vois qu’enfin mes travaux réussissent, et que vous deveniez capables de combattre les ennemis , je vous dresserai à cette guerre, et je vous formerai à ces exercices militaires. Je vous apprendrai à manier les armes. Vos armes seront vos propres oeuvres, et vous surmonterez tous vos ennemis par votre charité, par votre douceur, par votre modestie, par votre patience, et par vos autres vertus. Si quelqu’un alors ose nous résister, nous irons le combattre ensemble, et nous vous mènerons avec nous dans cette guerre; mais jusqu’ici vous n’auriez pu que nous être un empêchement.

Car jugez, je vous prie, quel est notre état. Nous disons tous les jours que Jésus-Christ nous a fait des grâces sans nombre en rendant les hommes comme des anges; et lorsque (77) l’on nous presse, et qu’on nous contraint de faire paraître chacun de vous en particulier pour examiner si sa vie répond à cette grandeur dont nous parlons, nous demeurons dans le silence, et nous craignons que ceux que nous produirions pour soutenir la dignité du christianisme, ne paraissent plus semblables à des bêtes qu’à des anges.

Je sais que ce que je dis vous est sensible; mais je ne le dis pas de tout le monde, et je ne parle que contre ceux qui sont coupables de ces crimes, ou plutôt je ne parle pas contre eux, mais pour eux. On voit assez combien l’état présent de l’Eglise est déplorable, et combien tout y est dans la confusion et dans le désordre. L’Eglise aujourd’hui n’est en rien différente d’une étable de boeufs, d’ânes ou de chameaux, et lorsque j’y cherche des brebis, je n’en puis trouver. Je ne vois partout que des gens qui regimbent comme des chevaux et des ânes sauvages et qui jettent partout la houe et l’ordure : telle est l’image de leurs propos, de leurs entretiens. Si je pouvais vous faire voir tout ce qui se dit dans les compagnies soit d’hommes ou de femmes, vous avoueriez qu’il n’y a rien dans toute la nature qui égale l’infamie et la puanteur de ces paroles.

Je vous conjure, mes frères, de faire enfin cesser cette honte de l’Eglise, et de faire en sorte à l’avenir qu’elle devienne la bonne odeur de Jésus-Christ par la sainteté de votre vie. Quel avantage serait-ce d’avoir soin comme nous faisons, de brûler ici de l’encens et des parfums, et de ne point travailler à chasser la mauvaise odeur qui sort de vos âmes? A quoi servent ces parfums et cet encens , lorsqu’on néglige ce que Dieu demande? Je rougis de dire ceci, mais je le dirai néanmoins. Nous ne déshonorerions pas tant l’Eglise en y déposant des ordures, du fumier, que nous la déshonorons par tous ces entretiens d’intérêts, d’avarice, d’intrigues et de bagatelles. Cependant on ne voit rien de plus ordinaire dans l’Eglise, où l’on ne devrait voir au contraire que des choeurs d’anges, où l’on ne devrait parler que pour louer Dieu, où l’on ne devrait écouter que sa parole, et où dans tout le reste on devrait garder un silence plein de respect et de piété. Vivons ainsi à l’avenir, mes frères, pour nous rendre dignes des biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (78)
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXXIX.
" MAIS LE LENDEMAIN, QUI ÉTAIT LE JOUR D’APRÈS CELUI QUI EST APPELÉ LA PRÉPARATION DU SABBAT, LES PRINCES DES PRÊTRES ET LES PHARISIENS S’ÉTANT ASSEMBLÉS VINRENT TROUVER PILATE, ET LUI DIRENT : SEIGNEUR, NOUS NOUS SOMMES SOUVENUS QUE CET IMPOSTEUR A DIT LORSQU’IL ÉTAIT ENCORE EN VIE : JE RESSUSCITERAI TROIS JOURS APRÈS MA MORT. COMMANDEZ DONC, S’IL VOUS PLAÎT, QUE LE SÉPULCRE SOIT GARDÉ JUSQUES AU TROISIÈME JOUR POUR QUE SES DISCIPLES NE VIENNENT LA NUIT DÉROBER SON CORPS ET NE DISENT : IL EST RESSUSCITÉ D’ENTRE LES MORTS, ET AINSI LA DERNIÈRE ERREUR SERA PIRE QUE LA PREMIÈRE ". (CHAP. XVII, 62, 63, 64, JUSQU’AU V. 11, DU CHAP. XXVII.)

ANALYSE.

1 et 2. Résurrection de Jésus-Christ; elle est démontrée vraie.

3 et 4. Les femmes sont les premières à voir Jésus-Christ après sa résurrection. — Contre le luxe et la vanité des femmes. — Que les âmes qui se plaisent à ces puérilités, ne peuvent s’appliquer à rien de grand, et sont toujours dans une bassesse et dans une servitude honteuse. — Qu’on doit particulièrement éviter ces magnifiques habits, lorsqu’on va à l’église, où les chrétiens n’en ont que de l’horreur. — Que la gloire des femmes est leur modestie. — Combien il est rare de voir une femme qui veuille vendre un seul de ses diamants pour nourrir les pauvres.
 
 

1. L’erreur et l’imposture tombe toujours d’elle-même, et elle sert enfin malgré elle à établir la vérité. Voyez en effet: il fallait que toute la terre crût que Jésus-Christ avait souffert, qu’il était mort, qu’il avait été enseveli et qu’ensuite il était ressuscité. Or, tout cela s’établit par l’artifice et par la malice de ses propres ennemis. Pesez toutes leurs paroles, et considérez avec étonnement le témoignage qu’elles rendent à la vérité de nos mystères : " Nous nous sommes souvenus, disent-ils, que cet imposteur a dit lorsqu’il était encore en vie, " il n’était donc plus alors en vie, et il était mort : " Je ressusciterai trois jours après ma mort. Commandez donc que le sépulcre soit gardé. " Il était donc dans le sépulcre : "De peur que ses disciples ne viennent la nuit dérober son corps " Puisque le sépulcre du Sauveur est gardé avec tant de soin, n’est-il pas visible qu’il n’y a plus lieu de craindre aucune illusion de la part de ses disciples? Ainsi vos précautions font qu’on ne doit plus douter de la vérité de cette résurrection. Car le sépulcre du Fils de Dieu ayant été scellé et gardé avec tant de vigilance quelle tromperie pourrait-on craindre? Que s’il n’y en a aucune, et que le sépulcre néanmoins se soit trouvé vide, n’est-il pas certain que cela n’a pu se faire que par la résurrection véritable de Celui qui y était enseveli?

Vous voyez comment ils établissent la vérité qu’ils veulent détruire. Mais considérez, je vous prie, la sincérité des évangélistes, et combien ils sont exacts à ne rien cacher de ce que les ennemis de Jésus-Christ disaient de plus honteux et de plus injurieux à sa grandeur, puisqu’ils ne cèlent point qu’ils l’appelaient "séducteur et imposteur. " Cet outrage nous fait voir également la cruauté des Juifs, qui ne pouvaient encore pardonner à un homme mort, et la sincérité des disciples à rapporter fidèlement toutes choses.

Mais il est bon maintenant de rechercher quand est-ce que le Sauveur a dit aux Juifs qu’il ressusciterait trois jours après sa mort.

Nous voyons souvent dans l’Evangile qu’il avait dit à ses apôtres qu’il ressusciterait après trois jours : mais nous n’y voyons point qu’il l’ait dit aux Juifs , autrement que dans l’exemple de Jonas. Ils avaient donc bien compris ce qu’on leur disait ; et ce n’était que par un excès de malice, et par une abondance de (79) mauvaise volonté qu’ils se conduisaient, de cette manière. Que leur répond donc Pilate?

" Vous avez des gardes, allez, faites-le garder comme vous l’entendrez (65). Ils s’en allèrent donc; et pour s’assurer du sépulcre , ils en scellèrent la pierre et y mirent des gardes (66) ". Il ne veut pas que ce soit ses soldats qui gardent le sépulcre. Comme il était parfaitement informé de toute cette affaire, il ne s’en veut plus mêler ; mais pour se défaire d’eux, il leur dit d’aller garder eux-mêmes le tombeau comme ils l’entendraient, afin qu’ensuite ils ne rejetassent point leurs accusations sur personne. Si les soldats de Pilate eussent gardé ce sépulcre, les Juifs eussent pu dire qu’ils se seraient accordés avec les disciples du Sauveur, et qu’ils leur auraient donné son corps. La fausseté et l’invraisemblance de cette supposition n’eût pas empêché ces imposteurs hardis et sans honte de l’avancer, et ils eussent aisément fait croire que cet accommodement des disciples avec les soldats aurait donné lieu à ce bruit de la résurrection. Mais Pilate les ayant chargés eux-mêmes de ce soin, ils ne pouvaient plus raisonnablement faire retomber cette accusation sur les autres.

Ainsi on ne peut assez admirer comment malgré eux ils travaillent à établir la vérité, puisqu’ils vont eux-mêmes trouver Pilate qu’ils lui demandent eux-mêmes le corps, qu’ils scellent eux-mêmes le sépulcre, y posent eux-mêmes des gardes, et se réduisent eux-mêmes par tant de précautions dans l’impuissance de donner quelque couleur à l’imposture qu’ils ont depuis publiée. Car enfin quand les disciples du Fils de Dieu auraient-ils dérobé son corps? Serait-ce le jour du Sabbat? Mais comment l’auraient-ils pu, puisqu’il n’était pas permis en ce jour d’aller même au sépulcre? Mais quand ils auraient pu transgresser la loi qui leur défendait cela, comment étant aussi intimidés qu’ils l’étaient alors, auraient-ils osé approcher seulement de ce tombeau pour dérober le corps de leur maître? Comment auraient-ils pu faire croire ensuite à tout un peuple qu’il serait véritablement ressuscité ! Qu’auraient-ils dit? qu’auraient-ils fait? quel courage auraient-ils eu en défendant le parti d’un homme qu’ils eussent su être véritablement mort? Quelle récompense en auraient-ils pu attendre? Lorsqu’il était encore vivant entre les mains des Juifs qui l’avaient pris, ils s’enfuyaient tous et ils l’abandonnaient; comment donc auraient-ils pu après sa mort parler si courageusement pour lui, s’ils n’eussent su d’une manière certaine qu’il était ressuscité?

Mais pour montrer qu’ils n’eussent jamais ni pu ni voulu feindre cette résurrection si elle n’eût été véritable, il ne faut que considérer que Jésus-Christ leur avait souvent parlé de sa résurrection; qu’il les en avait souvent assurés; jusque-là même que les Juifs témoignent ici qu’il leur avait dit: " Je ressusciterai dans trois jours ". Si donc il ne fût pas ressuscité véritablement, n’est-il pas clair que ses disciples se voyant trompés par lui, en butte aux attaques de toute une nation, sans refuge, sans patrie à cause de lui, l’auraient nécessairement renoncé, et qu’ils n’auraient jamais voulu travailler à établir dans le monde la gloire d’un homme qui les aurait indignement trompés encore une fois et exposés aux plus affreux dangers?

Il est inutile de s’arrêter davantage à prouver que si la résurrection de Jésus-Christ eût été fausse, il eût été impossible aux apôtres de la feindre. Car sur quoi auraient-ils pu s’appuyer pour établir un mensonge si visible? Auraient-ils tâché de le confirmer par la foi-ce de leurs paroles? Ils étaient tous ignorants; se seraient-ils appuyés sur leurs richesses? ils n’avaient rien ; sur leur naissance? ils étaient les derniers du peuple; sur la grandeur de leur ville?ils étaient d’un lieu peu connu; sur leur grand nombre ? ils n’étaient que onze, et la peur les avait même dispersés en divers lieux.

Pouvaient-ils se fonder sur les promesses de leur maître? Quelle impression eussent-elles pu faire sur leurs esprits, s’il ne fût pas ressuscité lui-même comme il l’avait si souvent promis? Mais comment au raient-ils pu soutenir la fureur de tout un peuple? Car si leur chef même n’avait pu résister à la voix d’une servante, si tous les autres voyant Jésus-Christ pris et lié se dispersèrent aussitôt, comment auraient-ils pu se persuader qu’ils eussent pu parcourir toute la terre et établir partout la croyance de cette fausse résurrection? Si saint Pierre trembla devant une portière, si tous les autres craignirent si fort le peuple, comment auraient-ils pu témoigner de la fermeté devant les rois, devant les princes, devant les peuples, lorsqu’ils avaient à craindre les tourments, le (80) fer, le feu et mille sortes de morts qu’on leur préparait à tout moment, si la force de Jésus-Christ ressuscité ne les eût soutenus dans ces rencontres? Les Juifs, après tant de miracles de Jésus-Christ, qu’ils avaient vus de leurs yeux, ne laissent pas d’en perdre le souvenir et de crucifier Celui qui les avait faits; et on pourrait croire que lorsque les apôtres leur prêcheraient la résurrection de ce même Jésus-Christ, ils se laisseraient persuader par eux? Qui pourrait avoir cette pensée? Ce n’est donc point de cette manière que toutes ces choses se sont faites. C’est la seule force de Jésus-Christ ressuscité qui a agi dans ses apôtres.

2. Mais considérez la malignité de ces prêtres juifs: " Nous nous sommes souvenus", disent-ils, " que cet imposteur a dit, lorsqu’il était encore en vie : Je ressusciterai dans trois jours ". Si c’est un imposteur qui ne disait que des choses vaines, pourquoi les craignez-vous? pourquoi tremblez-vous? pourquoi témoignez-vous tant d’inquiétude? pourquoi employez-vous tant de ressorts? " Nous craignons " , disent-ils, " que ses disciples ne viennent dérober son corps et qu’ils ne trompent ensuite le peuple ". Nous venons de faire voir que cela était impossible. Cependant comme la malice des hommes est opiniâtre dans ses desseins, ils ne se rendent point et ils agissent contre toute la lumière de la prudence. Ils commandent qu’on garde exactement le sépulcre jusqu’au troisième jour, sous prétexte de soutenir leur loi contre un imposteur; ils ont surtout si fort à coeur de montrer que Jésus-Christ était un séducteur, qu’ils étendent leur envie et leur malignité contre lui jusqu’après sa mort.

C’est pour cela que le Fils de Dieu se hâte de ressusciter de bonne heure, afin de ne leur point donner lieu de dire qu’il n’avait pas tenu sa parole, et qu’on était venu l’enlever.

Car on ne pouvait trouver à redire qu’il ressuscitât un peu plus tôt qu’il n’avait dit, tandis que le faire un peu plus tard eût donné lieu à beaucoup de soupçons. En effet, si Jésus-Christ ne fût ressuscité lorsque ces soldats environnaient encore son sépulcre pour le garder, et qu’il ne l’eût fait que lorsqu’ils se seraient retirés après le troisième jour, les Juifs auraient eu quelques raisons, sinon fondées, du moins spécieuses à alléguer, pour justifier leur refus de croire à la résurrection. Il se hâta donc de ressusciter pour ôter à ses ennemis jusqu’au moindre prétexte. Car il raflait qu’il ressuscitât, lorsque son sépulcre était encore environné de ses gardes. Il ne devait pas attendre que les trois jours fussent entièrement accomplis, puisque sa résurrection eût pu être trop suspecte. C’est pourquoi il permit que les Juifs prissent toutes les précautions qu’ils voulaient, qu’ils scellassent son tombeau, et qu’ils y missent des gardes. Et lorsqu’ils agissaient de la sorte, ils ne se mettaient guère en peine du jour du sabbat, mais ils n’avaient point d’autre but que de satisfaire leur passion. Ils crurent qu’ils auraient ainsi l’avantage sur le Sauveur par un aveuglement incompréhensible, et par une crainte tout à fait à contre-temps, puisqu’ils témoignaient appréhender un homme mort, à qui ils avaient fait tout ce qu’ils avaient voulu pendant sa vie. Car ne devaient-ils pas, si Jésus-Christ n’était qu’un homme comme les autres, faire alors cesser toutes leurs craintes, et être dans un plein repos pour l’avenir?

Mais enfin Jésus-Christ voulant leur montrer qu’il n’avait rien souffert de leur part que ce qu’il avait bien voulu souffrir, leur fait voir ici qu’avec cette pierre si bien scellée et ces gardes, ils ne pouvaient le retenir. Tout ce qu’ils ont gagné par leurs artifices, c’est qu’ils ont rendu sa résurrection plus célèbre et plus constante; de sorte qu’on ne peut en douter raisonnablement, puisqu’il ressuscita en présence des Juifs mêmes et des soldats.

" Le soir du sabbat, à la première lueur du jour qui suit le sabbat, Marie-Madeleine et l’autre Marie vinrent pour voir le sépulcre. (Chap. XXVIII, 1). Et voilà qu’il se fit un grand tremblement de terre : car un ange du Seigneur descendit du ciel, et vint renverser la pierre qui était devant la porte du sépulcre et s’assit dessus (2). Son visage était brillant comme un éclair, et ses vêtements blancs comme la neige (3)". L’ange parut aussitôt après la résurrection du Fils de Dieu. Pourquoi parut-il et enleva-t-il la pierre de dessus le sépulcre, sinon à cause de ces femmes qui avaient vu le Sauveur dans le tombeau? Afin donc qu’elles crussent qu’il était véritablement ressuscité, on leur fit voir que le corps n’était plus dans le sépulcre. Voilà pourquoi l’ange ôta la pierre, pourquoi le tremblement de terre eut lieu, c’était afin de les avertir de se lever et de se réveiller. Comme elles étaient (81) venues pour oindre le corps de parfums, et qu’il était encore nuit, il est vraisemblable que quelques-unes d’entre elles pouvaient être assoupies.

" Et les gardes en furent tellement saisis de frayeur, qu’ils devinrent comme morts (4). Mais l’ange s’adressant aux femmes leur dit: Pour vous, ne craignez point; car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié (5)". Pourquoi l’ange leur dit-il: " Pour vous, ne craignez point", sinon parce que tout d’abord il voulait les délivrer de la frayeur où elles étaient avant de leur parler de la résurrection? Ce mot, " pour vous autres ", est bien honorable pour ces femmes, et montre en même temps que si ceux qui avaient osé commettre un attentat si étrange, ne rentraient en eux-mêmes, ils devaient s’attendre à une horrible vengeance. Car ce n’est pas à vous à craindre, dit-il à ces femmes; c’est à ceux qui ont crucifié le Sauveur. Après les avoir ainsi délivrées de cette frayeur, et par ses paroles, et par la joie qui était peinte sur son visage, dont l’expression était d’accord avec l’heureuse nouvelle qu’il apportait, il continue de leur parler : " Je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié ". Il ne rougit point de dire que Jésus-Christ a été crucifié, parce qu’il savait que sa croix était la source de tous nos biens. " Il n’est point ici, il est ressuscité ". Et pour le prouver, il ajoute, " comme il l’avait dit lui-même (6) ". Si vous vous défiez de mes paroles, souvenez-vous de la sienne, et vous me croirez. Et pour leur en donner encore une autre preuve, il leur dit: " Venez voir le lieu où le Seigneur avait été mis". Ainsi l’ange avait détourné la pierre, afin que les femmes fussent convaincues par leurs propres yeux. " Et hâtez-vous d’aller dire à ses disciples qu’il est ressuscité d’entre les morts: Il va devant vous en Galilée, c’est là que vous le verrez : je vous en avertis auparavant (7) ". Il veut qu’elles annoncent ensuite aux autres ce qu’il leur a fait croire avec tant de certitude, Il marque à dessein la " Galilée " comme un lieu paisible éloigné des périls, et où leur foi ne devait être mêlée d’aucune crainte.

" Et sortant aussitôt du sépulcre avec crainte et avec beaucoup de joie, elles coururent pour annoncer ceci aux disciples (8) ". Elles sont saisies d’une extrême joie mêlée de crainte, parce qu’elles avaient vu une chose tout à fait étonnante et bien consolante tout ensemble; elles avaient vu ouvert et vide ce même sépulcre, où elles avaient vu peu auparavant ensevelir Jésus-Christ. L’ange les avait fait approcher, afin que cette vue même du tombeau les persuadât que le Sauveur était. véritablement ressuscité. Car elles pouvaient bien s’assurer que le sépulcre étant gardé par tant d’hommes armés, nul n’aurait pu enlever son corps, à moins que lui-même ne l’eût rejoint à son âme en ressuscitant. Ainsi, dans l’admiration où elles se trouvent, elles sont ravies de joie, et elles reçoivent enfin le prix de leur persévérance, ayant été jugées dignes de voir les premières Jésus-Christ ressuscité, et d’annoncer ensuite aux apôtres non-seulement ce que les anges leur avaient dit, mais ce qu’elles avaient vu de leurs propres yeux.

3. " Et comme elles allaient porter cette nouvelle aux disciples, Jésus se présenta devant elles, et leur dit : Salut! Elles s’approchèrent, lui embrassèrent les pieds et l’adorèrent (9) ". Et après s’être ainsi approchées de lui avec ce transport de joie, et avoir, par l’attouchement de ses pieds, connu la vérité de sa résurrection, " elles l’adorèrent ". Mais que leur dit Jésus-Christ?

" Alors Jésus leur dit : Ne craignez point (10) ". Il bannit encore toute crainte de leur esprit, afin que cette paix prépare dans leur coeur l’entrée à la foi. " Allez dire à mes frères qu’ils s’en aillent en Galilée, c’est là qu’ils me verront". Considérez encore une fois, mes frères, comment Jésus-Christ se sert de ces femmes, pour annoncer ses mystères à ses disciples. Il veut relever ainsi l’honneur de ce sexe qui était tombé dans le mépris, par l’a chute d’Eve, il anime sa confiance et il le guérit de ses faiblesses.

Je ne doute point, mes frères, qu’il n’y eu ait parmi vous qui souhaiteraient d’avoir été avec ces saintes femmes pour embrasser avec elles les pieds du Sauveur. Mais si ce désir est sincère dans votre coeur, vous pouvez encore aujourd’hui embrasser non-seulement ses pieds ou ses mains, mais même sa tête sacrée, lorsque vous participez à nos redoutables mystères avec une conscience pure et sainte. Car vous le verrez non-seulement ici, mais encore au jour de sa gloire, lorsqu’il viendra accompagné de tous ses anges, si vous êtes charitables envers les pauvres. Il ne vous dira pas seulement ces paroles : " Je vous salue "; mais celles-ci : (82)

" Venez vous que mon Père a bénis, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ".

Devenons donc, mes frères, reconnaissants envers Dieu et charitables envers nos frères. Ayons de l’amour pour toutes sortes de personnes. Et vous, mes soeurs, qui étant chrétiennes, avez tant de soin d’employer l’or et l’argent pour vous parer, considérez ces femmes de notre Evangile, et renoncez enfin à la vanité et à l’avarice. Si vous avez quelque zèle pour imiter ces saintes femmes, vendez ces ornements superflus dont vous êtes inutilement chargées, et revêtez-vous d-e la compassion et de la miséricorde comme d’un vêtement précieux. Dites-moi, je vous prie, quelle utilité vous pouvez tirer de ces pierres de si grand prix, et de ces habits si magnifiques? Vous me dites que l’esprit s’y satisfait, et qu’il trouve du plaisir dans cette magnificence. Mais, hélas! je vous demande quelle utilité vous retirez de vos vanités, et vous ne .me dites que les maux qu’elles vous causent. Il n’y a rien de plus déplorable que de se plaire dans ces vains ajustements, d’y trouver de la satisfaction, et de s’y attacher. Cette servitude si basse et si honteuse devient encore plus horrible lorsqu’on y trouve du plaisir.

Comment une femme chrétienne pourra-telle s’appliquer comme elle le doit aux exercices d’une piété solide, et mépriser les folies du siècle, lorsqu’elle trouve de la joie à se parer d’or et de pierreries? N’est-il pas vrai que celui qui trouve son repos dans la prison, ne désirera jamais d’en sortir; et que cette personne qui s’est volontairement liée de ces chaînes, ne pourra, jamais se résoudre à les quitter? Elle sera comme la victime d’une passion si basse, et elle, trouvera tant de dégoût aux oeuvres de piété, qu’elle n’en pourra pas même souffrir le nom.

Je vous demande donc encore : A quoi vous servent tous ces ornements d’un si grand prix et si inutiles? Car si vous me dites que vous y trouvez votre satisfaction, je vous ai déjà fait voir que ce n’est pas là un avantage, mais un très-grand mal. Vous me répondrez peut-être que vous vous faites ainsi admirer de tous ceux qui vous regardent. Mais n’est-ce pas encore là un autre mal, que ces ornements magnifiques soient la pâture de votre orgueil? Puis donc que vous ne pouvez me dire quel avantage vous retirez de ce luxe, permettez que je vous énumère les maux qui vous en reviennent. Premièrement, vous savez vous-mêmes que vous en avez plus d’inquiétude que de plaisir. Et j’ose dire que la plupart de ceux qui vous voient, et particulièrement les esprits les plus stupides, ont plus de satisfaction de toute cette vaine magnificence que vous n’en avez vous-même. Là vôtre est mêlée de chagrin, la leur est toute pure, et vous prenez bien de la peine pour leur donner de quoi contenter leurs yeux. De plus, ces préoccupations de votre vanité vous tiennent l’esprit sans cesse attaché à de basses pensées et vous exposent aux atteintes de l’envie. Les femmes qui demeurent auprès de vous, brûlant du désir d’être aussi parées que vous, s’arment ensuite contre leurs maris, et leur font une guerre furieuse.

N’est-ce pas encore un mal bien considérable que d’être livrée tout entière à des soins si vains et si inquiets; de négliger la beauté de son âme, et l’amour de son salut, de se remplir d’orgueil, de vanité et de folie, d’être comme enivrée de l’amour du siècle, de quitter volontairement ces ailes saintes qui vous élèvent à Dieu, que de se rendre semblable, non pas à l’aigle comme cela devrait être, mais aux chiens et aux pourceaux? Car au lieu de tendre toujours au ciel, vous allez comme ces animaux chercher dans la terre ce qui peut plaire à vos sens, sans craindre de prostituer la dignité de votre âme, et de l’asservir à des choses si basses et si indignes de vous.

Vous me répondrez peut-être encore que, lorsque vous paraissez dans les rues ou dans les assemblées, tout le monde vous regarde et tient les yeux arrêtés sur vous. C’est pour cela-même que vous devriez fuir ces ornements, afin de ne point attirer ainsi sur vous les regards de tous les hommes, et de ne point donner lieu à la médisance. Nul de ceux qui vous regardent ne vous estime autant que vous vous l’imaginez. Tout le monde se rit de vous, comme d’une femme vaine et ambitieuse, qui désire de se faire voir, et qui est toute plongée dans l’amour et dans la vanité du siècle.

Que si, après cela, vous entrez dans nos églises, vous n’y trouverez que des personnes qui auront de l’horreur de ces vains ajustements. Ce ne seront pas seulement les spectateurs de votre luxe qui vous détesteront de la sorte, les prophètes mêmes le feront : Isaïe, (83) celui de tous qui a la plus grande voix, dira de vous dès que vous entrerez ici : " Voici ce que dit le Seigneur aux princesses, filles de Sion: Parce qu’elles ont marché avec pompe, la tête levée, les yeux volages et égarés, qu’elles ont traîné après elles ces longues queues de leurs robes, le Seigneur les dépouillera avec honte de tous ces vains ornements, et la boue succédera aux parfums, et les liens de cordes aux ceintures de perles et de diamants ". (Is. III, 16.)

C’est là, mes très-chères soeurs, la récompense que vous devez attendre de vos vanités. Mais ce n’est point seulement contre les filles de Sion que le Prophète parle. Ces menaces sont contre toutes celles qui les imitent. Saint Paul parle de même qu’Isaïe, lorsqu’il commande à Timothée " d’avertir les femmes de ne se parer ni avec des cheveux frisés, ni avec des ornements d’or ou de perles, ni des habits somptueux". (I Tim, II, 9.) C’est donc toujours un mal de se parer avec l’or; mais c’est un mal encore bien plus grand, lorsqu’on vient ainsi parée à l’église, et qu’on passe en cet état parmi tant de pauvres. Si vous aviez dessein de soulever tout le monde contre vous, vous n’en pourriez pas trouver un meilleur moyen, que de sacrifier ainsi les biens que vous avez reçus de Dieu à la cruelle satisfaction de votre luxe. Considérez cette troupe de pauvres, parmi lesquels vous passez. Votre magnificence les irrite au milieu de la faim qui les presse et qui les dévore, et leur nudité crie vengeance contre ces vêtements superbes et cet appareil diabolique. Ne vaudrait-il pas mieux donner du pain à ceux qui n’en ont point, que de se percer l’oreille pour y suspendre la nourriture des pauvres et la vie d’une infinité de misérables?

4. Mettez-vous donc votre gloire à être riches, ou à vous parer avec l’or et les diamants? Quand votre bien serait acquis le plus justement qu’il pourrait être, vous seriez néanmoins très-coupables de le prodiguer en ces folies. Mais comme il est souvent le fruit des rapines et de l’injustice, que sera-ce que d’user si mal d’un bien mal acquis? Si vous aimez l’honneur solide, quittez tout ce faste, et le monde vous admirera, votre modestie fera votre gloire et vous comblera de joie. Mais maintenant votre vanité est votre honte, et elle est encore votre supplice. Car outre la perte que cause tout ce luxe, quel désordre est-ce dans une maison, lorsqu’une perle ou une pierre précieuse vient à s’égarer? On maltraite les femmes de service; on tourmente les hommes. On chasse les uns et on emprisonne les autres. On soupçonne, on accuse, on plaide; le mari querelle la femme et la femme le mari, ils se brouillent même avec leurs amis; ils font de la peine à tout le monde, et encore plus à eux-mêmes.

Mais supposons que vous ne perdiez rien, ce qui néanmoins est très-difficile : N’est-ce pas toujours une peine bien grande, que de garder avec tant de soin des meubles si inutiles que ces objets de toilette? Car ils ne servent ni à votre maison ni à votre personne. Ils incommodent l’une et la tiennent dans l’inquiétude, et ils déshonorent l’autre.

Comment pourriez-vous, étant ainsi parée, embrasser et baiser les pieds de Jésus-Christ, comme ces saintes femmes de notre Evangile, puisqu’il a ce faste en horreur? C’est pour cette raison qu’il a voulu naître dans la maison d’un charpentier, et non pas même dans sa maison, mais dans une étable. Comment oseriez-vous donc vous présenter à lui, n’ayant aucun des ornements qui lui sont chers et précieux, mais en ayant d’autres qui lui sont insupportables? Celui qui veut s’approcher de lui, doit se parer non d’or et de perles, mais de vertus.

Car enfin qu’est-ce que cet or que vous aimez tant, sinon un peu de terre qui, mêlée avec de l’eau, serait de la boue? C’est donc cette terre qui est votre idole; c’est de cette boue que vous vous faites un Dieu que vous portez partout, comme s’il était votre félicité et votre gloire. Vous n’épargnez pas même le temple de Dieu, dont la sainteté ne devrait pas être violée par votre luxe. Car l’Eglise n’a pas été bâtie afin que vous y veniez étaler vos vanités. On y doit paraître riche, mais en grâce et en vertu, et non en or et en diamants. Cependant vous vous parez pour y venir, comme si vous alliez au bal, ou comme les comédiennes qui vont paraître sur le théâtre, tant vous avez soin que tout conspire à vous faire regarder, c’est-à-dire, à vous faire moquer de ceux qui vous voient. C’est pourquoi j’ose vous dire que vous êtes ici comme une peste publique, qui tue non les corps mais les âmes. Quand cette sainte assemblée est finie, et que chacun retourne chez soi, on ne s’entretient que de vos vanités et de vos folies. On oublie les (84) instructions importantes que saint Paul ou les prophètes nous y ont données; on ne s’entretient que du prix de vos belles étoffes et de l’éclat de vos pierreries.

C’est l’attachement à ces vanités qui vous rend aujourd’hui si froides à faire l’aumône. Il est bien rare de trouver aujourd’hui une femme qui veuille se résoudre à vendre quelque chaîne d’or ou quelqu’une de ses pierreries pour nourrir un pauvre. Et comment pourraient-elles renoncer au moindre de ces ornements pour en assister les misérables, puisqu’elles aimeraient mieux souffrir elles-mêmes les dernières extrémités que de s’en priver? On en voit de si passionnées pour tous ces ajustements, qu’elles ne les aiment pas moins que leurs propres enfants. Si vous dites que cela n’est pas, témoignez-le donc par vos actions, puisqu’elles m’assurent du contraire de ce que vous dites.

Qui d’entre toutes ces femmes qui sont attachées à ces folies, a donné jamais une perle pour sauver son fils de la mort? Mais que dis-je pour sauver son fils? Quelle est celle qui a donné quelque chose pour se sauver elle-même? On les voit perdre les journées entières pour étudier ces ajustements. Lorsqu’elles ressentent la moindre maladie du corps, elles font tout pour s’en délivrer; et lorsqu’elles ont l’âme percée de plaies, elles ne veulent rien faire pour la guérir. Elles voient périr leurs âmes et leurs enfants, et elles ne s’en mettent point en peine, pourvu qu’elles conservent cet or et cet ornement que le temps gâte peu à peu. Vous donnez mille talents pour être toute vêtue d’or, et les membres de Jésus-Christ n’ont pas même du pain à manger. Dieu, qui est le maître du pauvre comme du riche, a préparé également le ciel à l’un et à l’autre, et il leur fait part à tous deux indifféremment des richesses de sa table spirituelle. Et cependant vous ne voulez pas que le pauvre ait aucune part, ni à votre bien, ni à votre table. Vous êtes esclaves de ce que vous possédez, et vous ne pensez qu’à appesantir vos chaînes.

C’est là la source d’une infinité de maux, de ces jalousies cruelles, et de ces adultères qui déshonorent la fidélité du mariage, lorsqu’au lieu de porter les hommes par votre exemple à l’amour de la chasteté et de la modestie, vous leur apprenez au contraire à aimer toutes ces choses dont se parent les femmes prostituées. C’est là ce qui les fait tomber si facilement. Si vous leur appreniez à mépriser tout ce luxe et à se plaire dans la modestie, dans l’humilité et dans toutes les vertus, ils ne seraient pas si susceptibles de ces passions qui perdent leurs âmes; et vous vous distingueriez ainsi des comédiennes et des femmes débauchées, qui peuvent bien se parer de l’éclat des diamants, mais non de celui des vertus.

Vous donc, ô femme chrétienne, accoutumez votre mari à aimer en vous ce qu’il ne saurait jamais trouver dans ces courtisanes. Et comment l’y accoutumerez-vous, sinon en renonçant vous-même à ces ornements criminels, et eu vous rendant digne de respect et d’amour par votre modestie et votre sagesse? Ainsi le bonheur de votre mariage sera en sûreté, votre mari, dans la joie, et vous, en honneur. Dieu vous bénira, et les hommes vous admireront, et vous passerez de cette vie à celle du ciel, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (85)
 

 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE XC.
" APRÈS QU’ELLES FURENT PARTIES, QUELQUES-UNS DES GARDES VINRENT DANS LA VILLE ET RAPPORTÈRENT TOUT CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ AUX PRINCES DES PRÊTRES. CEUX-CI SE RÉUNIRENT AVEC LES ANCIENS ET AYANT TENU CONSEIL, ILS DONNÈRENT UNE GRANDE SOMME D’ARGENT AUX SOLDATS, EN LEUR DISANT: DITES QUE SES DISCIPLES SONT VENUS DURANT LA NUIT LORSQUE VOUS DORMIEZ, ET ONT DÉROBÉ SON CORPS". (CHAP. XXVIII, 11, 12, 13, JUSQU’A LA FIN.)

ANALYSE

1 et 2. La nouvelle de la résurrection de Jésus-Christ est apportée aux princes des prêtres et aux anciens. — Moyens qu’ils emploient pour tromper encore une fois le peuple. — Dernières paroles de Jésus-Christ à ses apôtres ; il les envoie évangéliser le monde.

3 et 4. Combien tout ce que Dieu nous commande est facile à exécuter. — Que c’est cette facilité qui sera cause que nous serons plus châtiés au jour de son jugement. — Que l’avarice corrompt tout. — Du martyre des riches et de la vanité des richesses. — Que le christianisme inspire l’amour de la pauvreté.
 
 

1. Ces grands tremblements de terre ne se firent que pour étonner les soldats, afin qu’ils rendissent témoignage de ce qu’ils avaient vu, comme ils le firent en effet. Rien n’était moins suspect que cette sorte de témoignage que les gardes mêmes rendaient à la vérité de la résurrection du Sauveur. Car une partie de ces prodiges se faisaient alors à la vue de toute la terre; et les autres se passent en particulier en présence d’un petit nombre de personnes. Les miracles qui se firent devant tout le monde furent les ténèbres et l’obscurcissement du soleil; les autres plus particuliers furent le tremblement de terre auprès du sépulcre et tout ce qui fut fait ou qui fut dit par les anges.

Lors donc que les gardes furent venus dans la ville, et qu’ils eurent rapporté aux princes des prêtres tout ce qui s’était passé au sépulcre du Sauveur (grande gloire pour la vérité, puisqu’elle eut pour témoins ses ennemis mêmes), ces prêtres leur donnèrent encore une grande somme d’argent, afin qu’ils publiassent partout que ses disciples étaient venus, et qu’ils avaient dérobé son corps. Mais, aveugles et insensés que vous êtes, comment les disciples ont-ils pu faire ce larcin? Comment osez-vous opposer une opiniâtreté si stupide et si grossière à une vérité si évidente, sans qu’il vous reste le moindre prétexte pour colorer tant soit peu vos mensonges et vos impostures? Car comment les disciples ont-ils pu dérober le corps de leur Maître? Comment serait-il possible que des hommes sans science, sans nom, sans appui , qui étaient alors si frappés de crainte qu’ils n’osaient pas même paraître, eussent jamais pensé à former une entreprise si hardie? Ce tombeau n’était-il pas scellé? N’était-il pas environné des gardes, des soldats et des Juifs, qui se défiaient de cela même, qui n’étaient là que pour empêcher cet accident, qui veillaient avec soin, et qui n’oubliaient rien pour se défendre de cette surprise?

Mais par quel motif ces disciples auraient-ils voulu dérober ce corps? Aurait-ce été afin d’établir par cet artifice la croyance de la résurrection de leur Maître dans toute la terre? Comment ce dessein aurait-il pu tomber dans l’esprit de pauvres gens qui se trouvaient trop heureux de pouvoir vivre dans un lieu secret et de demeurer inconnus à tous les hommes? Comment auraient-ils pu exécuter ce dessein quand ils l’auraient eu, sans être découverts? Quand ils auraient été assez résolus pour mépriser la mort, comment auraient-ils osé entre. prendre de forcer tant de gardes et de gens armés? Mais ce qui était arrivé un peu auparavant, nous assure beaucoup plus de leur (86) timidité que de leur hardiesse. Car ils ne virent pas plutôt leur Maître pris qu’ils s’enfuirent tous. Si donc lorsqu’il était encore en vie ils tremblent de peur et l’abandonnent, comment oseront-ils après sa mort attaquer tant de gardes pour se saisir de son corps? Il ne s’agissait pas seulement d’avoir quelque adresse pour ouvrir et pour faire entrer secrètement un homme dans le tombeau. Car l’entrée en était bouchée par une grosse pierre, qui n’aurait pu être remuée que par un grand nombre d’hommes.

Les princes des prêtres avaient donc bien raison de dire " que cette dernière erreur serait pire que la première ", et ils le disaient contre eux-mêmes, puisque, au lieu de devenir plus sages après tant de crimes, ils en ajoutaient un qui était le couronnement des autres. Ils ajoutent malice sur malice. Ils ont acheté le sang de Jésus-Christ avec de l’argent. Ils veulent acheter de même avec de l’argent l’imposture qui doit combattre et étouffer s’il se peut la vérité de la résurrection.

Considérez, je vous prie, comment ils tombent partout dans leurs propres piéges. Car s’ils ne s’étaient adressés à Pilate, s’ils n’avaient demandé des gardes, ils auraient pu avec plus de vraisemblance faire courir dans le monde tous ces faux bruits. Mais, après tant de précautions qu’ils ont prises, ils ne le pouvaient plus. Ainsi donc, ils ont eu soin de faire eux-mêmes tout ce qu’il fallait pour se fermer la bouche à eux-mêmes et pour rendre leur imposture sans effet et sans vraisemblance. Car si les plus fidèles et les plus ardents de ses disciples n’ont pas pu même veiller avec lui lorsqu’il les y exhortait et qu’il les reprenait de leur négligence, comment ces mêmes hommes auraient-ils pu être si vigilants et si résolus, après l’avoir vu mourir sur une croix? Que s’ils avaient pu avoir le dessein de dérober ce corps, pourquoi ne le firent-ils pas lorsqu’il n’y avait point encore de gardes auprès du sépulcre, et qu’ils pouvaient le faire sans s’exposer? Car les prêtres ne s’adressèrent à Pilate pour lui demander des gardes que le jour du sabbat, et le sépulcre était demeuré seul toute la nuit précédente.

2. Mais que direz-vous de ces suaires qui étaient pleins de parfums, que saint Pierre vit dans le sépulcre? Si les apôtres avaient dérobé le corps, ne l’auraient-ils pas fait emporter avec tous ces linges, non-seulement par le respect qui les aurait empêchés de le mettre à nu, mais encore par l’appréhension d’être trop longtemps à les défaire et de donner lieu aux soldats de se réveiller; et d’autant plus que ce parfum de myrrhe, dont on avait oint le corps mort, s’attache très fortement aux corps et à toutes les choses où on l’applique. Ainsi les apôtres auraient dû être longtemps à défaire ces linges et à les séparer du saint corps. Il est donc de la plus claire évidence que toute cette fable de l’enlèvement du corps n’a pas la moindre ombre de vraisemblance. De plus, les apôtres ne savaient-ils pas jusqu’où allait la fureur des Juifs et qu’après avoir tué leur Maître ils eussent tourné contre eux toute leur rage? Et enfin que pouvaient-ils gagner à cette feinté, si leur Maître n’avait été véritablement ressuscité?

Les Juifs donc qui avaient concerté entre eux toute cette intrigue et cette imposture, donnèrent une grande somme d’argent aux soldats, afin qu’ils ne les démentissent pas: " Publiez", leur disent-ils, " que ses disciples sont venus durant la nuit comme vous dormiez et ont dérobé son corps ".

" Et si le gouverneur vient à le savoir, nous l’apaiserons et nous vous tirerons de peine (44) ". Ils voulaient donc qu’on répandît ce bruit partout, et ils s’imaginaient qu’ils étoufferaient ainsi la vérité de la résurrection de Jésus-Christ. Mais ils l’autorisent au contraire malgré eux, et ils l’affermissent sans le savoir. Car ce faux bruit qu’ils font courir que les disciples du Sauveur sont venus enlever son corps, est ce qui prouve péremptoirement qu’il est véritablement ressuscité, puisqu’ils déclarent eux-mêmes que son corps ne se trouve plus dans le sépulcre. Car la pierre si bien scellée, la présence des gardes et la timidité des apôtres font assez voir que cet enlèvement n’est qu’une fable, et que la résurrection qu’on veut étouffer est très-constante et très-assurée. Cependant ils ne rougissent de rien, et quoique tant de preuves différentes les convainquent d’imposture, ils ne laissent pas de dire à ces gardes : " Publiez partout que ses disciples sont venus durant la nuit lorsque vous dormiez, et qu’ils ont " enlevé son corps; et si le gouverneur vient à le savoir, nous l’apaiserons et nous vous " tirerons de peine ". Ainsi vous voyez que tous ces hommes étaient des imposteurs et des gens sans conscience, Pilate lui-même, (8) puisqu’il se laissa persuader, les soldats et tous les Juifs. Mais il ne faut pas s’étonner que des soldats se soient laissé gagner par de l’argent, puisqu’un des disciples du Sauveur l’a vendu pour un peu d’argent.

" Les soldats ayant reçu l’argent firent ce qu’on leur avait dit; et ce bruit qu’ils firent courir est commun encore aujourd’hui parmi les Juifs (15) ". J’admire encore ici la sincérité des évangélistes qui ne rougissent point de dire cela, et d’avouer que ce faux bruit a prévalu contre toutes leurs prédications et s’est confirmé de plus en plus par la succession des temps parmi les Juifs.

" Or, les onze disciples s’en allèrent en Galilée sur la montagne où Jésus leur avait commandé de se trouver. Et le voyant ils l’adorèrent. Quelques-uns aussi furent dans le doute (16) ". Il me semble que ce fut ici la dernière apparition de Jésus-Christ qui arriva en Galilée, lorsque Jésus-Christ envoya ses apôtres dans tout l’univers pour convertir et pour baptiser les hommes. Et je vous prie encore d’admirer ici la véracité des évangélistes qui ne cachent rien de tous les défauts que les apôtres firent paraître jusqu’au dernier jour. Mais si quelques-uns étaient dans le doute, cette dernière apparition les rassura et les confirma entièrement.

Que leur dit donc Jésus-Christ, lorsqu’il les vit assemblés? " Et Jésus s’approchant leur dit: Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre (17) ". Il leur parle encore en quelque sorte humainement, parce qu’ils n’avaient pas reçu le Saint-Esprit qui devait élever leurs âmes : " Allez donc et instruisez tous les " peuples, les baptisant au nom du Père, du e Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à" observer toutes les choses que je vous ai commandées (18) ". Ce qu’il entend et des maximes de la foi et des règles de la morale. Il ne leur dit pas un seul mot des Juifs, et il ne leur parle point de tout ce que ce peuple venait de faire contre sa personne. Il ne reproche point non plus à saint Pierre son triple renoncement; il ne se plaint point de la fuite et de l’abandonnement des autres. Il leur commande seulement d’aller dans tout le monde, et il leur donne en abrégé toute la doctrine qu’ils doivent prêcher, en baptisant les hommes, en leur disant : " Qu’ils leur apprennent à observer toutes les choses qu’il leur a commandées ", et pour rassurer leurs esprits dans la frayeur que ces grands commandements leur pouvaient causer, il ajoute ces paroles: " Et voilà, je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles (19) ". Considérez encore ici, mes frères, la grandeur et la souveraine puissance du Fils de Dieu. Voyez aussi comment, en parlant à ses apôtres, il continue de condescendre à leur faiblesse. Il proteste qu’il sera lui-même toujours non-seulement avec eux, mais encore avec tous ceux qui doivent croire un jour en lui. Les apôtres ne devaient pas vivre jusques à la fin du monde, et c’est visiblement à tous les fidèles qu’il parle, qu’il regarde comme un seul corps. Ne m’objectez donc point, leur dit-il, la difficulté des choses que je vous ordonne, parce que je suis avec vous, et que je vous rendrai tout facile. C’est la parole et la promesse dont il rassurait aussi autrefois ses prophètes, et on voit qu’il dit à Jérémie, qui lui représentait son enfance, à Moïse et à Ezéchiel, qui hésitaient à suivre ses ordres : " Je vous assure que je suis avec vous ".

Mais quelle différence voyons-nous ici entre les apôtres et les prophètes? Les prophètes s’excusent, lorsqu’on ne les envoie prêcher qu’à un seul peuple, et les apôtres, ne font point ces difficultés, lorsqu’on les envoie dans tout l’univers. Il leur parle, et il les fait à dessein souvenir de la fin du monde et " de la " consommation des siècles ", afin de les attirer à lui, et de les empêcher de considérer seulement les maux qu’ils souffriraient sur la terre, mais de penser encore aux biens du ciel. Il semble qu’il leur dise par cette parole:

Les maux dont vous serez affligés se termineront dans cette vie, puisque le monde même verra sa fin; mais les biens dont je vous ferai jouir ensuite seront éternels, comme je vous l’ai déjà souvent promis. Ainsi, après les avoir fortifiés et rassurés par cette promesse, et leur avoir rappelé dans l’esprit ce dernier jour, il les quitte et il se retire dans le ciel. Ce jour est sans doute l’objet des voeux de tous les bons, comme il est le sujet de la crainte et de la terreur de tous les méchants, parce qu’ils y entendront l’arrêt éternel et irrévocable de leur condamnation. Mais ne nous contentons pas, mes frères, de regarder ce jour avec frayeur. Préparons-nous-y pendant que nous en avons le temps, en réglant toute notre vie, et en renonçant à tous nos désordres. Nous le pouvons si nous le voulons. Car si tant de personnes l’ont fait avant la grâce du Sauveur et (88) de l’Evangile, combien plus le peut-on faire après un si grand secours?

3. Et enfin, qu’est-ce que Dieu nous commande de si pénible? Nous ordonne-t-il de couper les montagnes, de voler dans l’air, et de traverser les mers’? Il nous ordonne au contraire des choses si faciles, que nous n’aurons point besoin pour les exécuter d’aucune chose qui soit hors de nous; mais seulement d’une volonté pleine et d’une affection sincère. Qu’avaient les apôtres de tous les biens extérieurs, lorsqu’ils faisaient de si grandes choses? Avaient-ils plus d’un habit? N’avaient-ils pas les pieds nus, lorsqu’ils parcouraient toute la terre, et n’étaient-ils pas en cet état plus forts que tous les hommes et tous les démons?

Qu’y a-t-il de si difficile dans ces préceptes de Jésus-Christ? N’ayez point d’ennemis, ne haïssez personne, ne parlez point mal de votre frère, puisqu’au contraire ce sont les choses opposées à ces préceptes qui sont pénibles et laborieuses. Mais il a commandé aussi, dites-vous, de renoncer à nos biens. Trouvez-vous donc cela fort pénible? Je vous réponds même qu’il ne l’a pas commandé absolument : il ne l’a que conseillé. Mais quand il en aurait fait une loi expresse, est-ce une chose fort difficile de ne se point charger d’un fardeau, de ne le point porter partout avec soi, et de se débarrasser de tous les soins et de toutes les inquiétudes qui l’accompagnent?

Mais, ô détestable enchantement de l’avarice! l’argent aujourd’hui tient lieu de tout. De là vient cette corruption et cette confusion générale qui est dans le monde. Sion dit qu’un homme est heureux, on parle aussitôt de son bien. Si on en pleure un autre comme malheureux, on le plaint tout d’abord de ce qu’il est pauvre. Toutes nos conversations se passent à dire de quelle manière un tel s’est enrichi, et qu’un autre s’est appauvri. Si un homme pense à prendre l’épée ou à se marier, ou à s’engager dans un emploi, il considère d’abord s’il y trouvera son intérêt et s’il pourra s’y enrichir. Puis donc, mes frères, que nous nous trouvons ici assemblés dans le temple de Dieu, tâchons de trouver quelques remèdes pour guérir une maladie si dangereuse.

Ne rougissons-nous point, lorsque nous pensons à la vertu de nos pères, de cès premiers chrétiens, dont il est parlé dans les Actes? Lorsque trois mille eurent été convertis en une seule prédication, et cinq mille en une autre, ils vivaient ensemble, et ils possédaient tout en commun. Quel avantage pouvons-nous véritablement tirer de cette vie passagère, si nous ne nous en servons pour acquérir celle qui ne finira jamais? Jusqu’à quand serez-vous misérables, et n’étoufferez-vous point enfin ce monstre de l’avarice qui vous a dominés jusqu’à cette heure? Jusqu’à quand ne soupirerez-vous point après votre liberté, et ne ferez-vous point cesser tous ces commerces honteux? Si vous étiez devenus les esclaves d’un homme, il n’y aurait rien que vous ne fissiez s’il vous promettait la liberté; et lorsque vous êtes les esclaves de l’avarice, vous ne pensez pas même à vous en délivrer. Et cependant, si l’on pèse ces deux sortes de servitude, la première n’est rien en comparaison de la seconde.

Considérez à quel prix Jésus-Christ vous a rachetés. il a répandu tout son sang, il a donné sa propre vie : et après cela vous rampez à terre, vous ne respirez que la terre, vous êtes esclaves, et ce qui est encore plus insupportable, vous faites vanité de votre servitude; vous révérez vos chaînes, et vous faites les délices de votre coeur de ce qui devrait être l’objet de votre aversion et de votre haine. Mais puisqu’il ne suffit pas de condamner un vice, si on n’en propose aussi le remède, considérons, je vous prie, d’où vient que vous avez tant d’ardeur pour acquérir de l’argent. N’est-ce pas parce que le bien procure l’honneur et la sécurité? Mais quelle est cette sécurité? Est-ce parce que nous serons assurés de n’avoir jamais faim ni froid, et de ne tomber point dans le mépris? Si donc je vous promets tout cela sans être riche, cesserez-vous d’aimer les richesses? Car si vous trouviez sans avoir de bien tout ce que vous pourriez espérer en en possédant, quel sujet ,vous resterait-il d’en rechercher?

Vous me demanderez peut-être comment il pourra se faire que vous ayez ce que vous désirez, sans néanmoins être riche. Et moi je vous demande, au contraire, comment un riche peut avoir cette paix et cette sécurité que vous cherchez. Car il faut nécessairement qu’il flatte les grands et les petits, qu’il dépende d’une infinité de personnes, qu’il s’assujétisse honteusement à ceux dont il a affaire, qu’il soit agité de soins, d’inquiétudes et de soupçons, et qu’il appréhende sans cesse l’oeil des envieux, la langue des médisants et les (89) entreprises des avares. La pauvreté n’est point exposée à toutes ces peines et à tous ces périls. C’est un asile inviolable; c’est un port assuré, c’est l’épreuve de la vertu et de la sagesse, c’est une imitation de la vie des anges.

Ecoutez donc, mes frères, ce que je m’en vais vous dire. Ce n’est point un mal que de .n’être pas pauvre, mais c’est un mal que de ne vouloir pas être pauvre. Ne considérez plus la pauvreté comme un mal, et elle ne sera plus un mal pour vous. Car tout le mal qu’on y trouve ne vient pas de ce qu’elle est naturellement, mais de la faiblesse et de l’imagination des hommes lâches, Quand je dis que la pauvreté n’est point un mal, je dis trop peu, et j’ai honte moi-même d’en parler si bassement. Car si vous avancez un peu dans la vertu et dans la sagesse chrétienne, vous trouverez que non-seulement la pauvreté n’est pas un mal, mais qu’elle est la source de tous les biens. Que si quelqu’un vous offrait d’un côté l’empire, les grandes charges, les richesses et toutes les délices du monde, et de l’autre la pauvreté, et qu’il vous obligeât de choisir l’un ou l’autre, je ne doute point que vous ne fussiez prêts à embrasser la pauvreté de tout votre coeur, si vous aviez une fois connu les trésors et les plaisirs célestes qu’elle renferme.

4. Je sais que plusieurs se moquent de moi, en m’entendant parler de la sorte; mais je ne m’en étonne pas : je vous conjure seulement de m’écouter avec patience, et je m’assure que vous serez bientôt de mon sentiment. Je ne puis mieux comparer la pauvreté qu’à une vierge extrêmement modeste et d’une admirable beauté, et l’avarice à quelqu’une de ces femmes monstrueuses comme Scylla, ou bien à l’hydre, ou bien à ces autres monstres qui sont dans les poètes. Ne m’alléguez point ici ceux qui accusent et qui détestent leur pauvreté, mais plutôt ceux qui en l’honorant se sont honorés eux-mêmes. C’est elle qui a toujours été aimée du saint prophète Elie, qui l’a nourri par un corbeau, et qui l’a fait enfin monter dans le ciel dans un char de feu. C’est elle qui a rendu son disciple Elisée non moins illustre que lui. C’est elle qui a fait admirer saint, Jeun-Baptiste de tous les Juifs, et qui a été la gloire de tous les apôtres. Achab, au contraire, Jézabel, Giesi, Judas, Néron et Caïphe, ont été idolâtres des richesses, et leur avarice sera pour jamais leur condamnation et leur honte.

Mais ne relevons pas seulement ceux qui se sont signalés par l’amour de la pauvreté , jetons les yeux sur la pauvreté même, et considérons l’excellente beauté de cette vierge. L’oeil de l’avarice n’est jamais tranquille. Ou l’intempérance l’altère, ou l’envie le trouble, ou la fureur l’agite. Mais l’oeil de la pauvreté est toujours pur, toujours agréable, et toujours paisible ; il n’a d’aversion pour personne, il est doux, Il est accessible, il est favorable à tout le monde. L’avarice au contraire est toujours inquiète. Car partout où est l’amour de l’argent, là se trouve aussi la source de la haine et de l’inimitié , des guerres et des querelles. La bouche de l’avarice est pleine d’injures et de médisances; son coeur est rempli d’orgueil et de fiel, et son esprit d’artifices et de fourberies. Au contraire la langue de la pauvreté est toujours chaste et toujours modeste. Elle n’ouvre la bouche que pour rendre à Dieu des actions de grâces, que pour bénir les hommes, et pour leur parler avec une douceur humble, avec une estime respectueuse, avec une complaisance discrète, et avec une affection tendre et charitable. Si vous considérez tout le reste de son corps, vous y verrez une admirable proportion, et vous conclurez que la pauvreté est une vierge d’une pureté admirable et d’une parfaite beauté, et que l’avarice au contraire est un monstre par sa difformité et par sa laideur. Que si après tous ces avantages de la pauvreté, le monde néanmoins en a tant d’aversion, il ne faut pas s’en étonner, puisque les insensés ont la même horreur de toutes les autres vertus.

Mais vous m’objectez que le pauvre tous les jours est outragé par le riche. Et moi je vous réponds que c’est là un des grands avantages de la pauvreté. Car lequel des deux est le plus heureux de celui qui fait une injure ou de, celui qui la souffre? N’est-il pas visible que c’est celui qui la souffre courageusement? C’est donc l’avarice qui porte les hommes à outrager leurs frères, et c’est la pauvreté qui les porte à souffrir chrétiennement ces outrages. Cependant, me direz-vous, on voit le pauvre endurer la faim. Il est vrai; saint Paul l’a soufferte aussi. Il ne trouve point, ajoutez-vous, un lieu de retraite. Avez-vous oublié que Jésus-Christ lui-même n’avait pas non plus où reposer sa tête? Considérez jusqu’où s’élève la gloire de la pauvreté, jusqu’où elle vous fait monter. Elle vous associe à Jésus-Christ, elle vous rend l’imitateur de Dieu même. (90)

Si l’or était une bonne chose, Jésus-Christ en aurait fait avoir à ses disciples qu’il a voulu enrichir du plus excellent de tous les dons. Mais nous voyons au contraire que, bien loin de leur en donner , il leur a défendu d’en avoir. C’est pourquoi nous voyons que saint Pierre, non-seulement ne rougit pas de sa pauvreté, mais qu’il en fait toute sa gloire, lorsqu’il dit hardiment : " Je n’ai ni or ni argent; mais je vous donne ce que j’ai". (Act. III, 4.) Qui de vous, mes frères, ne souhaiterait de pouvoir dire une semblable parole? Je crois qu’il n’y en a pas un qui ne le désirât avec ardeur. Jetez donc cet or, renoncez à ces richesses.

Mais quand j’aurai fait cela, me direz-vous, aurai-je la même puissance que saint Pierre? Je vous prie de me dire ce qui a rendu saint Pierre heureux : Est-ce parce qu’il a fait marcher droit un boiteux? Nullement, mais c’est parce qu’en foulant aux pieds tout le monde, il s’est acquis la gloire que Dieu nous promet.

Ne savons-nous pas que plusieurs ont fait aussi bien que lui des miracles, et qu’ils sont néanmoins tombés dans l’enfer; mais que ceux qui ont été comme lui pauvres sur la terre, sont devenus comme lui des rois dans le ciel?

C’est ce que nous apprenons des paroles mêmes de saint Pierre que nous venons de rapporter. Car il dit deux choses : " Je n’ai ni or ni argent; et, au nom de Jésus-Christ, levez-vous et marchez ". Laquelle de ces deux choses a rendu cet apôtre si heureux? Est-ce de faire marcher droit un boiteux, ou d’avoir renoncé à tout? Consultons Jésus-Christ, et qu’il soit lui-même notre juge. Il ne commanda point à celui qui lui demandait le moyen d’acquérir la vie éternelle, de faire marcher droit les boiteux, mais il lui dit : " Vendez ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et venez me suivre; et vous aurez un trésor dans les cieux ". Et saint Pierre ne dit pas non plus à Jésus-Christ, quoiqu’il le pût : Nous avons chassé les démons en votre nom, mais : " Nous avons tout quitté, et nous vous avons suivi, quelle récompense donc en aurons-nous "? Et Jésus-Christ ne lui répond pas: Celui qui fera marcher droit les boiteux, mais : "Celui qui à cause de moi et de l’Evangile quittera ses maisons et ses terres, recevra le centuple dans ce monde, et la vie éternelle dans l’autre ".

Imitons donc ce saint apôtre, mes frères, afin que nous ne soyons point confondus au dernier jour, que nous puissions nous tenir avec confiance devant le tribunal du souverain Juge : et que Jésus-Christ " demeure toujours avec nous ", comme il est toujours demeuré avec les apôtres, selon la promesse qu’il leur en a fait dans l’Evangile. Il sera assurément avec nous si nous voulons imiter ces saints qui l’ont imité, et prendre leur vie pour le modèle de la nôtre. C’est pour cela que le Sauveur vous donnera des louanges; c’est pour cela qu’il vous récompensera : et il ne vous demandera point compte de ce que vous n’aurez ni redressé les boiteux, ni ressuscité les morts. Ce ne seront point ces miracles, mais ce sera le renoncement à tous les biens de ce monde, qui vous rendra semblable à saint Pierre.

Mais vous me direz que vous ne pouvez pas quitter votre bien. Je n’exige point cela de vous : Je ne vous fais point de violence sur ce point. Tout ce que je vous demande, c’est que vous en fassiez part aux pauvres, que vous le leur donniez peu à peu, et que vous n’en reteniez pour vous que ce qui vous est absolu-ment nécessaire. C’est ainsi que vous jouirez d’une grande paix dans cette vie, et de la gloire dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, appartient la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

FIN DU COMMENTAIRE SUR L’EVANGILE DE SAINT MATTHIEU.
 
 

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