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Saint Jean Chrysostome
Commentaire sur l'Evangile selon Saint Matthieu

COMMENTAIRE SUR
L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU.
SAINT JEAN CHRYSOSTOME, OEUVRES COMPLÈTES TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS SOUS LA DIRECTION DE M. JEANNIN, licencié ès-lettres professeur de rhétorique au collège de l'Immaculée-Conception de Saint-Dizier. Bar-le-Duc, L. Guérin & Cie, éditeurs, 1865, Tome VII - Tome VIII, p. 1-91

 

 

 

 

 

COMMENTAIRE SUR *

L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU. *

HOMÉLIE LVII *

HOMÉLIE LVIII *

HOMÉLIE LIX. *

HOMÉLIE LX *

HOMÉLIE LXI *

HOMÉLIE LXII *

HOMÉLIE LXIII *

HOMÉLIE LXIV. *

HOMÉLIE LXV. *

HOMÉLIE LXVI *

HOMÉLIE LXVII. *

HOMÉLIE LXVIII *

HOMÉLIE LXIX. *

HOMÉLIE LXX. *

HOMÉLIE LXXI. *

HOMÉLIE LXXII. *

HOMÉLIE LXXIII. *

HOMÉLIE LXXIV. *
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LVII
" ET SES DISCIPLES L’INTERROGÈRENT EN LUI DISANT : POURQUOI DONC LES DOCTEURS DE LA LOI DISENT-ILS QU’IL FAUT QU’ÉLIE VIENNE AUPARAVANT" (CHAP. XVII, 10, JUSQU’AU VERSET 22.)

ANALYSE

1. Saint Jean-Baptiste est appelé Elie parce qu’il a été le précurseur du premier avènement comme Elie sera celui du second.

2. Il se conservait depuis longtemps dans le peuple juif des traditions touchant le Christ et Elie.

3. Guérison d’un lunatique ; explication et origine de cette appellation.

4 et 5 Que le jeûne et l’oraison sont nécessaires l’un et l’autre pour chasser les démons. — Effets de ces deux vertus jointes ensemble. — Que l’abstinence de toutes sortes de plaisirs est un jeûne agréable à Dieu, et dont les personnes les plus faibles ne se peuvent dispenser. — Les mauvais effets de l’intempérance en particulier chez les femmes. — Comparaison des intempérants avec les bêtes.
 
 

1. Il est visible, mes frères, que les apôtres n’avaient point appris de l’Ecriture ce qu’ils disent ici d’Elie; mais seulement des docteurs de la loi, et que c’était un bruit commun parmi le peuple. C’est ainsi qu’il s’était répandu des traditions touchant Jésus-Christ. Ce qui fit dire à la Samaritaine: " Le Messie viendra, et lorsqu’il sera venu, il nous annoncera toutes ces choses ". (Jean, IV, 25.) C’est pourquoi les Juifs firent cette demande à saint Jean: " Etes-vous Elie ou le Prophète"? (Jean, I, 21.) Car, comme je viens de le dire, ce bruit s’était fort répandu parmi les Juifs touchant Jésus-Christ et touchant Elie, mais ils ne lui donnaient pas un bon sens.

L’Ecriture nous marque deux avènements de Jésus-Christ. L’un est déjà passé, et l’autre est encore à venir. Saint Paul nous en parle, lorsqu’il dit: " La grâce salutaire de Dieu s’est manifestée à tous les hommes pour nous apprendre à renoncer à l’impiété et aux désirs du siècle, afin de vivre avec modestie, avec piété et avec justice. " (Tit. II, 11.) Cet apôtre décrit ainsi le premier de ces deux avènements, puis il passe ensuite au second, lorsqu’il ajoute: " Dans l’attente d’une bienheureuse espérance, et de l’avènement du grand Dieu Notre-Sauveur Jésus-Christ. " (Tit. II.) Les prophètes même ont parlé de l’un et de l’autre de ces deux avènements, et ils ont dit qu’Elie serait le précurseur du second, comme saint Jean l’était du premier. C’est ce qui fait que Jésus-Christ lui donne le nom d’Elie; non parce qu’il était en effet Elie, mais parce qu’il en accomplissait le ministère, puisque saint Jean a été le précurseur du premier avènement comme Elie le doit être du second. Mais les scribes confondaient ces deux choses, et pour mieux corrompre le peuple, ils ne lui parlaient que du second avènement. Si ce Jésus, disaient-ils, était le véritable Christ, Elie serait déjà venu. Et c’est dans cette pensée que les apôtres disent ici au Fils de Dieu, " qu’il fallait qu’Elie vînt auparavant"; c’était aussi la pensée des pharisiens, lorsqu’ils envoyèrent demander à Jean s’il était Elie. Mais voyons ce que Jésus-Christ répond à cette difficulté.

" Jésus leur répondit: Il est vrai qu’Elie doit venir auparavant, et qu’il rétablira toutes choses. " (Matth. XVII, 11) Il dit qu’Elie viendrait en effet avant son second avènement; mais il ajoute qu’il était déjà venu, désignant par là son précurseur Jean-Baptiste. C’est là cet Elie qui est déjà venu; car pour le prophète Elie: " Il viendra et rétablira toutes choses " , c’est-à-dire toutes les choses que le prophète Malachie a marquées. "Le Seigneur dit: je vous enverrai Elie le Thesbite, qui réunira les coeurs des pères avec leurs enfants, afin que lorsque je viendrai je ne frappe point la terre d’une plaie (447) " qui soit incurable". (Mal. IV ,5.) Remarquez, mes frères, l’exactitude des paroles de ce prophète. Comme la ressemblance du même ministère pouvait faire donner à saint Jean le nom d’Elie, il a soin, pour éviter cette confusion, de marquer le pays de l’un, et il l’appelle " Thesbite ", pour le distinguer de saint Jean qui n’était pas de cette ville. Il les distingue encore l’un de l’autre par cette seconde marque, "afin", dit-il, " que lorsque je viendrai, " je ne frappe point la terre d’une plaie qui soit " incurable " : paroles qui nous font voir quelle sera la terreur du second avènement. Car il n’est pas venu la première fois. Pour " frapper la terre ". Il dit lui-même: " Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver ". (Jean, III, 16.) Le prophète Malachie marque donc cette circonstance, pour faire voir qu’Elie ne précéderait que le dernier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il viendrait juger le monde.

Il exprime en même temps le sujet pour lequel Elie lui servirait de précurseur. Il dit que ce serait pour persuader aux Juifs de croire en Jésus-Christ, et de ne s’exposer pas au danger de périr tous lorsqu’il viendrait. C’est ce que Jésus:Christ leur rappelle lorsqu’il dit : "Quand Elie viendra, il rétablira toutes choses ", c’est-à-dire qu’il rétablira la foi des Juifs qui seront alors, et qu’il les amènera de leur incrédulité passée à une foi humble et fervente. Et il faut encore remarquer l’exactitude de ce prophète. Il ne dit pas: " Il réunira les coeurs des enfants avec leurs pères ", mais "le coeur des pères avec leurs enfants ". Comme les Juifs étaient les pères des apôtres, l’Ecriture marque qu’Elie réunirait les coeurs des pères, c’est-à-dire les sentiments des Juifs avec leurs enfants, c’est-à-dire avec les apôtres, et qu’il leur ferait embrasser leur doctrine sainte.

" Mais je vous déclare qu’Elie est déjà venu, " et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu; ils feront souffrir de même le Fils de l’homme (12). Alors ses disciples, reconnurent que c’était de Jean-Baptiste qu’il leur avait parlé (13) ". Les apôtres comprennent cela d’eux-mêmes. Les docteurs de la loi, ni l’Ecriture rie leur en disaient rien. Mais comme ils devenaient plus éclairés, et plus attentifs à ce que Jésus-Christ leur disait, ils le comprennent sans difficulté, surtout après ce que Jésus-Christ leur avait déjà dit dans une autre rencontre:, " Que Jean était Elie qui doit venir ". (Matth. XI, 27.) Et il ne faut pas s’étonner si, après avoir dit " qu’Elie est déjà venu ", il dit néanmoins qu’il doit venir encore pour rétablir toutes choses. L’un et l’autre était véritable. Quand il dit " qu’Elie viendrait pour rétablir tout ", il marque, comme j’ai dit, le véritable Elie et la conversion des Juifs; et lorsqu’il dit " qu’il est déjà venu", il marque saint Jean qu’il appelle Elie, parce qu’il remplissait la mission que remplissait Elie. Les prophètes usent de cette manière de parler, lorsqu’ils donnent en beaucoup d’endroits le nom de "David " aux rois qui ont imité la piété et le zèle du véritable David; et lorsqu’ils appellent les, Juifs " princes de Sodome et enfants d’Ethiopie (Isaïe 1, 13)", à cause de la corruption et du dérèglement de leurs moeurs. Ainsi, parce que saint Jean avait été le précurseur du premier avènement comme Elie le devait être du second, Jésus-Christ lui donne le nom d’Elie.

2. Il le fait encore pour montrer qu’il ne combattait point les Ecritures, et qu’il s’accordait parfaitement avec les prophètes. C’est pourquoi il ajoute " Je vous déclare qu’Elie est déjà venu, et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu ". C’est-à-dire, qu’ils l’ont mis en prison, Qu’ils l’ont outragé; qu’ils l’ont fait mourir, et qu’ils ont mis sa tête dans un bassin pour être le prix de la danse d’une fille. C’est ainsi que le Fils de l’homme sera traité par eux. Vous voyez, mes frères, que Jésus-Christ fait naître l’occasion de parler encore ici de sa mort et de ses souffrances, et qu’il console la douleur que ses disciples en ressentaient, par le souvenir de ce qu’avait souffert saint Jean, et par les miracles qu’il fit aussitôt qu’il leur en eut parlé.

Car presque toutes les fois qu’il entretient ses apôtres de ce sujet, il fait quelque miracle en leur présence pour les rassurer. Lorsque l’Evangile dit : " Alors il commença à leur déclarer qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrit beaucoup de choses"; il marquait par ce terme "alors ", le moment que les apôtres venaient de connaître et de confesser, publiquement que Jésus-Christ était le " Fils de Dieu " : de même, lorsqu’il leur a fait voir cette vision admirable sur la montagne, et que les prophètes ont dit beaucoup de choses touchant sa gloire, il leur parle aussitôt de sa passion, et après avoir rapporté (448) la mort funeste de saint Jean il conclut: "C’est ainsi que le Fils de l’homme doit bientôt être traité par eux " . Ainsi, lorsqu’il eut chassé un démon que ses disciples n’avaient pu chasser, l’Evangile dit : " Jésus-Christ étant en Galilée dit à ses apôtres: Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le feront mourir, et il ressuscitera le troisième jour ". Il usait de cette conduite pour diminuer, par l’éclat de ses miracles, l’excès de la douleur que cette prédiction causait à ses disciples. C’est ce qu’il tâche de faire en cet endroit de notre Evangile, lorsqu’il rappelle en leur mémoire le traitement qu’on avait fait souffrir à saint Jean.

Que si quelqu’un me demande ici pourquoi, puisqu’Elie doit faire tant de biens lorsqu’il viendra, Dieu différait tant de l’envoyer? Je réponds que les Juifs étaient si inconvertibles alors, que prenant Jésus-Christ pour Elie, ils n’en étaient pas plus portés à croire en lui. Car nous voyons que les Juifs croyaient que Jésus-Christ était ce prophète : " Quelques-uns ", disaient les apôtres, " croient que vous êtes Elie, et d’autres que vous êtes Jérémie ". D’ailleurs il n’y avait point d’autre différence entre saint Jean et Elie que celle du temps. Si cela est, me direz-vous, comment croiront-ils alors? Car l’Evangile dit formellement " qu’il rétablira toutes choses ". Je réponds premièrement qu’ils croiront alors ce prophète, parce qu’ils le connaîtront mieux; mais principalement, parce que la gloire de Jésus-Christ sera répandue alors dans toute la terre et qu’elle sera plus brillante que le soleil. Mais lorsqu’à ces raisons Dieu ajoutera encore la prédication de ce grand prophète qui publiera hardiment que Jésus est le Fils de Dieu, il ne faut point douter que les Juifs ne le reçoivent et qu’ils ne l’écoutent avec beaucoup de docilité.

Quand Jésus-Christ dit ici: " Et ils ne l’ont point connu ", il fait comme leur apologie, et il excuse en quelque sorte la grandeur de leur crime. Jésus-Christ donc, mes frères, console ses apôtres dans la douleur qu’ils ressentaient de sa passion future , en leur témoignant que tous les cruels traitements qu’il souffrira des Juifs seront injustes, et en enfermant ce souvenir si triste entre deux miracles : l’un qui s’est déjà fait sur le haut du Thabor, et l’autre qu’il va faire au pied de cette montagne.

Après que Jésus-Christ eut parlé de la sorte à ses apôtres, ils ne lui demandent point quand Elie viendrait. Ils étaient trop abattus par le souvenir de la passion, et ils étaient en même temps saisis d’un trop profond respect et d’une frayeur trop sainte à cause de cette gloire qu’ils venaient de voir. On peut remarquer assez souvent dans l’Evangile que, lorsqu’ils s’apercevaient que Jésus-Christ ne voulait pas s’expliquer clairement, ils ne le pressaient pas et demeuraient dans le silence. Lors donc qu’étant dans la Galilée il leur dit: " Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le tueront " , l’évangéliste ajoute : " Cette parole les affligea extrêmement ", et saint Marc dit: " Qu’ils ne savaient ce que voulait dire cette parole, et qu’ils n’osaient lui en demander l’éclaircissement".

(Marc, IX, 31) Saint Luc dit de même: " Que cette parole leur était cachée, afin qu’ils n’en eussent aucune connaissance, et qu’ils appréhendaient de l’interroger. " (Luc, IX, 22.) "Après qu’il fut venu vers le peuple, un homme s’approcha de lui, et s’étant jeté à genoux à ses pieds, lui dit : Seigneur, ayez pitié de mon fils qui est lunatique, et est tourmenté misérablement. Car il tombe souvent dans le feu et souvent dans l’eau (14). Je l’ai présenté à vos disciples et ils ne l’ont pu guérir (15) ". L’Evangile marque ici beaucoup de circonstances qui nous font voir que la foi de cet homme était très-faible. Premièrement, Jésus-Christ lui dit lui-même, " que tout est possible à celui qui croit ", comme pour lui dire que jusque là il n’avait pas cru. Cet homme lui dit ensuite: " Seigneur, aidez mon peu de foi. " Il lui dit encore: " Si vous pouvez " (Marc, IX, 22, 23), comme doutant qu’il le pût. Si c’était donc l’incrédulité de cet homme qui empêchait la guérison de son fils, pourquoi Jésus-Christ en rejette-t-il la cause sur ses disciples, sinon pour montrer qu’ils pouvaient faire ces sortes de miracles sans y être aidés par la foi de ceux qui imploraient leur assistance? Car si souvent la foi de ceux qui demandent ces grâces, est assez grande pour les mériter de Dieu sans la foi de ceux mêmes qui les font; quelquefois aussi la grande foi de ceux à qui l’on s’adresse suffit seule pour les faire. On en voit des exemples dans l’Ecriture. (Act. 10.) Corneille, par la seule force de sa foi, attira sur lui la grâce du Saint-Esprit; et Elisée ressuscita un mort, sans que personne (449) y contribuât, puisque ceux qui le jetèrent devant lui, ne le firent que par un transport de crainte, et non par le mouvement de leur foi. (IV Rois, 43.) L’appréhension qu’eurent les voleurs leur fit seule jeter ce corps mort auprès du sépulcre du prophète qui lui rendit aussitôt la vie par le seul attouchement de ses os. Nous devons donc conclure que les apôtres ne purent guérir ce possédé, parce qu’ils hésitèrent dans la foi, non pas tous, puisque les plus fermes colonnes n’étaient pas là.

3. Mais je vous prie, mes frères, de considérer quelle est la malignité de cet homme, qui vient devant tout un peuple accuser les apôtres de faiblesse et d’impuissance : " Je l’ai présenté ", dit-il, " à vos disciples, et ils ne l’ont pu guérir " Mais Jésus-Christ, pour excuser ses apôtres, attribue à cet homme la plus grande part de la faute et dit : " O race incrédule et dépravée, jusques à quand serai-je avec-vous? jusques à quand vous souffrirai-je "(16)"? Il n’adresse pas seulement ces paroles à cet homme qui le priait, mais généralement à tous les Juifs. Car il est vraisemblable que plusieurs d’entre eux furent scandalisés de l’impuissance des apôtres, et qu’ils les méprisèrent en eux-mêmes. Lorsqu’il dit,: " Jusqu’à quand serai-je avec vous "? il fait voir le grand désir qu’il avait de mourir, et avec quelle ardeur il souhaitait de retourner à son Père. Il montre assez que ce qui lui était pénible en ce monde, c’était, non de souffrir la croix, mais de demeurer avec ces Juifs incrédules.

Il ne termine pas là son discours, il ajoute encore: " Amenez-le-moi ici ". Il lui demande combien il y avait de temps que ce possédé souffrait de ce mal; afin d’excuser en quelque sorte ses disciples, et de faire aussi concevoir à ce père quelque espérance de la guérison de son fils, en lui persuadant qu’il lui était facile de le délivrer de cet état. Il souffre néanmoins sur l’heure que le démon le tourmente et qu’il le déchire. Ce qu’il permit, non par un vain désir de gloire, en faisant voir son autorité par le reproche qu’il fit au démon devant tout le peuple; mais pour consoler le père, afin, qu’en voyant le démon trembler .à sa seule parole, il fût plus disposé à croire le miracle qu’il allait voir.

Cet homme, ayant donc répondu que son fils souffrait ce tourment depuis son enfance, et ayant ajouté aussitôt: " Mais si vous pouvez " quelque chose, aidez-nous et ayez pitié de " notre état " , Jésus-Christ lui répond sur l’heure : " tout est possible à ceux qui " croient ", faisant encore retomber sur son peu de foi le délai de la guérison de son fils. Quand le lépreux dit à Jésus-Christ : " Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir " (Matth. VIII, 3); et qu’il rendait par ces paroles témoignage à sa souveraine puissance, Jésus-Christ loua ce qu’il avait dit, et le confirma même en disant : " Je le veux, soyez guéri ". Mais parce que cet homme, en disant,: " Si vous pouvez, aidez-nous ", parlait d’une manière indigne de la toute-puissance du Sauveur, il lui en fait un reproche: " Tout est possible ", dit-il, " à celui qui croit", comme s’il lui disait : Ma force est si infinie, qu’elle peut même communiquer aux autres la puissance de faire des miracles. Si vous croyez donc comme il faut, vous pourrez guérir sans peine, non-seulement votre fils, mais même les autres; et aussitôt après cette parole, il chasse, le démon.

Mais il faut admirer la providence et la bonté de Dieu sur ce possédé, non-seulement en ce qu’il le délivra enfin du démon; mais encore plus, en ce qu’il le conserva durant une si longue possession. Car, sans une protection toute particulière,. il n’est pas douteux qu’il serait mort longtemps auparavant. Le démon, qui le jetait tantôt dans le feu et tantôt dans l’eau, l’eût tué sans doute, si Dieu n’eût donné un frein à sa fureur, et s’il n’eût mis des bornes â la violence de sa rage. C’est ce qui fût aussi arrivé à ces démoniaques, qui couraient nus dans les, déserts, qui se frappaient eux-mêmes, et qui se déchiraient avec des pierres.

Que si l’Evangile appelle ce possédé " lunatique ", il ne s’en faut pas étonner, puisque c’est le nom que son propre père lui donnait. Vous direz peut-être que 1’Evangile use encore aussitôt de ce terme, puisqu’il est dit ensuite que Jésus-Christ guérit " plusieurs lunatiques "? Il ne parle en cela que selon l’usage commun. Car le démon, par sa malice, voulant décrier cet astre, tourmentait plus ou moins les possédés, selon le cours et le décours de la lune; non pas, certes, que la lune exerçât aucune action sur eux; mais, encore une fois, c’était un effet de la malice du démon, qui voulait faire attribuer à la lune ce qu’il faisait lui-même. Il a réussi à faire admettre cette opinion fausse par beaucoup d’esprits, et, de (450) là, est venu le mot de " lunatique ", appliqué à certains démoniaques.

" Les disciples vinrent après trouver Jésus en particulier, et lui dirent: Pourquoi nous autres ne l’avons-nous pu chasser (19) " ? Il me semble qu’ils craignaient d’avoir déjà perdu la grâce des miracles que Jésus-Christ leur avait donnée, et la puissance qu’ils avaient reçue sur les esprits impurs. C’est pour cela qu’ils viennent interroger Jésus-Christ " en particulier ". Ce n’était point par un mouvement de honte qu’ils affectaient ce " secret". S’ils eussent cru n’avoir plus cette puissance, il leur eût été inutile de craindre que le peuple le sût de la bouche du Sauveur, lorsque les faits l’eussent dit assez d’eux-mêmes, mais ils interrogent Jésus-Christ " en particulier ", parce qu’ils avaient à lui parler d’une chose grande et secrète. Que leur répond donc le Fils de Dieu?

" Jésus leur répondit: C’est à cause de votre incrédulité. Car je vous dis en vérité : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne: Transportez-vous d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous-serait impossible (20) ". Si vous demandez ici quand on a vu les apôtres faire ce que dit ici Jésus-Christ, et transporter les montagnes d’un lieu en un autre, je vous répondrai qu’ils ont fait bien davantage en ressuscitant une infinité de morts. Car c’est l’effet d’une bien plus grande puissance de rappeler une âme dans un corps mort, que de transporter une montagne. On dit qu’on a vu dans la suite quelques saints bien moins considérables que les apôtres faire ces sortes de miracles, et transporter les montagnes selon les besoins. Que s’il ne s’est point trouvé d’occasion semblable du temps des apôtres, il serait injuste de les en blâmer. Et il faut remarquer que Jésus-Christ ne leur dit pas en général : vous transporterez les montagnes, mais vous pourriez les transporter. S’ils ne l’ont pas tait, ce n’est point par impuissance et par faiblesse, puisqu’ils ont fait d’autres choses incomparablement plus grandes; c’est seulement parce que l’occasion ne s’en est pas présentée, et qu’ils n’ont pas jugé cela nécessaire. Peut-être même qu’ils ont fait cette sorte de miracle, et que l’on n’en a rien marqué. Car on n’a pas écrit toutes les merveilles que les apôtres ont faites.

Mais nous pouvons dire encore qu’une des raisons pour lesquelles les disciples ne purent guérir ce possédé, c’est qu’en-ce moment ils étaient dans un état d’imperfection et de faiblesse. Car ils n’avaient pas toujours une foi égale et ils n’étaient pas toujours dans la même disposition. Nous avons vu que saint Pierre est appelé par Jésus-Christ même, tantôt " heureux " et tantôt " satan ", et que le Sauveur les reprend tous en général, de ce qu’ils ne comprenaient pas le mystère du " levain ". Il est donc assez vraisemblable que les apôtres étaient alors dans cette disposition de faiblesse, qui leur était assez ordinaire avant la croix du Sauveur.

La " foi " dont Jésus-Christ parle ici, est la foi des miracles, et il la compare à un grain de sénevé, pour montrer sa vigueur et sa grande force. Car encore. que cette graine paraisse la plus petite. de toutes, elle surpasse néanmoins toutes les autres par sa vertu et par sa puissance. Et Jésus-Christ, pour montrer qu’un peu d’une véritable foi produisait des effets prodigieux, la compare à cette graine. Mais le Fils de Dieu ne s’arrête pas encore là, et après avoir fait voir que la foi pouvait agir sur les montagnes même, il dit: " Enfin rien ne vous sera impossible ".

4. Je vous prie, mes frères, d’admirer ici deux choses; la vertu des apôtres, et la force du Saint-Esprit. La vertu des apôtres parait en ce qu’ils ne rougissent point d’avouer leur impuissance ; et la force du Saint-Esprit se fait voir en ce que trouvant des âmes qui selon Jésus-Christ n’avaient pas même un grain de foi, il les a néanmoins élevées peu à peu jusqu’à une telle perfection qu’il a répandu la foi en elles comme une source très-abondante.

" Cette sorte de démons ne se chasse que par " la prière et par le jeûne (21) ". Jésus-Christ comprend dans ce mot " de démons " non-seulement tous les lunatiques, mais en général toutes sortes de possédés. Il commence peu à peu à former ses disciples, et à les porter au jeûne. Car il ne faut point objecter ici ce qui arrive quelquefois, quoique rarement, qu’on a vu des personnes chasser des démons sans le jeûne; Si cela est arrivé à un ou à deux, il n’en faut pas faire une loi : mais on peut dire en général que si l’on peut quelquefois sans le jeûne guérir ceux qui sont possédés, il est entièrement, impossible que celui qui est possédé, et qui vit dans le plaisir et dans les dé lices, soit jamais délivré du démon qui le (451) possède. Car le jeûne est le remède le plus efficace et le plus nécessaire à cette sorte de maladie.

Vous me direz peut-être, mes frères: S’il faut avoir la foi pour guérir ces sortes de démons, pourquoi ne suffit-elle pas elle seule? pourquoi y faut-il joindre le jeûne ? Je vous réponds que c’est parce que. le jeûne joint à la foi redouble encore le mérite de celle-ci. Car le jeûne a une force toute particulière. Il fait que nous excellons dans toutes les autres vertus. Il change les hommes en anges et les rend capables de combattre dans une chair fragile, contre les esprits de malice et contre les princes des ténèbres. Mais il ne faut pas que nous nous contentions de jeûner, il faut encore que la prière accompagne notre jeûne, et qu’elle tienne même le premier rang.

Les biens que produisent en nous ces deux vertus, lorsqu’elles sont jointes ensemble sont tout à fait admirables. Celui qui prie et qui jeûne comme nous disons, n’a plus besoin de tous les faux biens dola terre, et celui qui n’a plus besoin de ces biens en est d’ordinaire fort détaché, et est toujours prêt à faire l’aumône. Celui qui jeûne a l’esprit fervent, toujours élevé au ciel. Il prie avec application. Il éteint en lui les mauvais désirs. Il fléchit Dieu et apaise sa colère. Il humilie son âme et réprime son orgueil. C’est pourquoi les apôtres jeûnèrent presque toute leur vie. Celui qui joint la prière au jeûne, se fait comme deux ailes pour aller à Dieu, qui sont plus légères et plus vites que les vents. Il ne prie point avec tiédeur; il ne baille point, il ne s’étend point, il ne sommeille point en priant. Il est plus ardent que le feu; il s’élève au-dessus de toute la terre.

Ce sont ces âmes, mes frères, qui sont terribles au démon, et qu’il craint comme ses ennemis qui lui font la plus rude guerre. Car en effet, il n’y a rien de si puissant que le juste qui prie bien. Si une femme, au rapport de l’Evangile, eut le pouvoir de fléchir un juge brutal qui ne craignait ni Dieu ni les hommes combien plus fléchirons-nous Dieu, lorsque nous le prierons sans cesse, et que nous accompagnerons cette prière continuelle du jeûne et de l’abstinence de toutes les voluptés? Que si vous dites que vous êtes d’un complexion trop faible pour souffrir la sévérité du jeûne, serez-vous trop faible au moins pour prier et pour renoncer à tous les plaisirs?

Si vous ne pouvez jeûner, vous pouvez vous abstenir des plaisirs. Et cette seconde abstinence est une vertu que je ne distingue guère du jeûne. Elle suffit pour réprimer la violence du démon, qui n’aime rien tant que l’intempérance et la bonne chère, parce qu’elle est la source, et comme la mère des autres vices. C’est par elle qu’autrefois il jeta les Juifs dans l’idolâtrie, et qu’il embrasa les Sodomites d’une passion détestable: " L’iniquité des Sodomites, " dit l’Ecriture, " est venue de l’intempérance; ils ont été ce qu’ils étaient, parce qu’ils se sont trop remplis de viandes". (Ezéch. XVI, 47.) C’est par elle enfin qu’il a perdu une infinité d’âmes et qu’il les a livrées aux flammes éternelles. Car quel mal ne fait point l’intempérance, puisqu’elle change l’homme en pourceau, et le rend même plus impur aux yeux de Dieu? Le pourceau se contente de se plonger dans la fange, et de se nourrir dans les ordures les plus infâmes; mais l’intempérant va plus loin. Il se fait à lui-même d’autres plaisirs abominables; et il se remplit l’esprit d’objets criminels dont il se repaît.

J’ose dire même qu’il n’y a point de différence entre un intempérant et un démoniaque. Ils sont tous deux également furieux, tous deux emportés, sans retenue et sans pudeur, par une même violence. La différence que j’y trouve, c’est qu’on plaint le démoniaque, au lieu qu’on n’a que de l’horreur du voluptueux. On le hait et on le déteste, parce qu’il se jette volontairement lui-même dans cet état misérable; parce qu’il se plait dans son malheur, et qu’il trouve ses délices à faire de sa bouche, de ses yeux, de ses narines, et de tous ses sens, des amas de saletés que l’on ne saurait souffrir. Que si l’on passe plus avant pour considérer l’état de son âme, on la verra si défigurée, si languissante, et saisie d’un froid si mortel, qu’elle n’est presque plus capable d’animer le corps.

Je rougis de m’étendre davantage sur les maux que l’intempérance cause dans les hommes et dans les femmes. Je laisse cela à la conscience de ceux qui le savent mieux que moi. Quoi de plus hideux qu’une femme qui s’enivre jusqu’à ne pouvoir marcher qu’en chancelant? Plus le vaisseau est frêle, plus terrible aussi est le naufrage. Je ne distingue pas ici la femme libre de l’esclave. La femme libre, la maîtresse de maison, se déshonore (452) elle-même devant ses propres domestiques, par ce vice si infâme, et l’esclave qui y est sujette devient encore plus méprisable devant ses autres compagnes. Elles sont cause par leurs excès que les gens peu sages blasphèment contre Dieu, et qu’ils l’accusent de ses dons.

Car j’ai souvent entendu des gens qui, voyant ces excès de vin, et l’effet funeste qu’ils avaient produit, disaient hautement : Plût à Dieu qu’il n’y eût jamais eu de vin dans le monde. Qui peut souffrir cet aveuglement? Qui peut ne point condamner cette extravagance? L’homme pèche, et vous rejetez sa faute sur les dons de Dieu. Est-ce le vin qui a causé ces dérèglements, ou l’intempérance de relui qui en abuse? Que ne dites-vous plutôt : Plût à Dieu que jamais on n’eût abusé du vin ! Plût à Dieu qu’on ne vît jamais d’intempérants dans le monde? Si vous continuez de rejeter cette faute sur le vin, et de souhaiter qu’il n’y en ait jamais eu dans le monde, vous pourrez désirer de même qu’il n’y ait jamais eu de fer sur la terre, parce qu’on en abuse pour tuer les hommes. Vous souhaiterez qu’il n’y ait jamais de nuit, afin qu’il n’y ait plus de voleurs; vous désirerez qu’il n’y ait jamais de jour, afin que les médisants ne puissent rien voir. Et vous pourrez dire comme du vin: Plût à Dieu qu’il n’y eût point de femmes dans le monde; afin qu’il n’y eût point d’adultère ! N’irait-on pas ainsi jusqu’à détruire toutes les créatures de Dieu, parce qu’on en peut abuser et s’en servir contre le dessein de Dieu qui nous les a données?

5. Quittez donc ces pensées dont le diable seul est l’auteur. Ne condamnez point le vin, mais l’abus que l’on fait du vin. Quand cette personne qui vous fait horreur sera sortie de son ivresse, représentez-lui avec force l’état infâme d’où elle sort. Dites-lui que le vin nous est donné de Dieu pour renouveler notre vigueur et non pour nous rendre l’opprobre du monde et l’horreur de tous les hommes. Que Dieu nous a fait ce don pour guérir nos maladies, et non pour nous les attirer, pour soutenir la faiblesse de nos corps, et non pour affaiblir nos âmes. Dieu vous a honoré de ce don, pourquoi vous déshonorez-vous par l’abus que vous en faites?

Ne savez-vous pas que saint Paul dit à Timothée: " Usez d’un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies ". (1 Timoth. V, 23.) Si un si saint homme accablé de maladies, et qui passait toute sa vie dans une suite d’infirmités continuelles, n’use point de vin avant que son maître le lui conseille, quelle excuse nous peut-il rester d’en prendre avec tant d’excès lorsque notre santé est excellente? Saint Paul disait à Timothée: " Usez d’un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies ", et il dirait à ces personnes intempérantes :Usez de peu de vin à cause de ces crimes honteux où vous tombez, et de ces adultères que produisent vos débauches.

Que si cette considération n’est pas assez puissante tour vous rendre tempérants, devenez sobres au moins par la considération des maux qui naissent de ces excès. Dieu n’a pas donné le vin à l’homme pour l’affliger, et pour lui causer du chagrin par le dérangement de la santé qui suit d’ordinaire les débauches. II le lui a donné au contraire pour le remplir de joie. " Le vin ", dit le Prophète, " réjouit le coeur de l’homme ". (Psal. CIII, 29.) Cependant vous lui ôtez cet effet, et vous lui en donnez un autre tout opposé. Car quelle joie peut avoir celui qui est toujours hors de lui-même, qui ressent mille douleurs, qui vit dans une agitation continuelle, qui est dans un aveuglement profond, et qui sent toujours comme les transports d’une fièvre violente.

Je ne parle pas ici de tous, mais je parle à tous. Je sais que tous ne sont pas sujets aux excès du vin. Dieu nous garde de ce malheur, mais je vois avec douleur que ceux qui sont sobres, n’ont pas assez de soin de corriger les intempérants. C’est pourquoi je m’adresse plutôt à vous qui avez horreur de ces excès, et j’imite les médecins qui ne s’arrêtent point à parler aux malades, et qui prescrivent leurs ordonnances seulement aux personnes qui les environnent. C’est donc à vous autres qui êtes sobres que je parle maintenant. Je vous conjure en premier lieu, de ne vous laisser jamais tomber dans une passion si brutale, et je vous exhorte ensuite à travailler pour en retirer les autres, et pour les empêcher de se réduire dans un état pire que l’état des bêtes. Car les bêtes se contentent de ce qui leur suffit pour vivre; elles ne désirent rien de plus. Mais les personnes intempérantes sont plus brutales, et passent au delà des bornes de la nature.

Je rougis de dire que les chiens et que les ânes sont préférables aux personnes dont nous (453) parlons. Ces animaux se contentent de manger et de boire autant qu’ils en ont besoin. Ils ont des bornes qu’ils ne passent point, quelque ‘violence qu’on leur puisse faire. N’êtes-vous donc pas pire que ces animaux? Je vous en prends pour juge vous-même. Car toutes les personnes raisonnables n’en doutent pas. N’est-il pas visible que vous vous ravalez plus bas que ces bêtes, et que vous vous conduisez plus brutalement? Vous évitez de forcer ces animaux à passer les bornes de la nécessité dans la nourriture qu’ils prennent, et vous craindriez que ce superflu ne leur fît tort: cependant vous n’avez pas le même soin de vous-même. Tant il est vrai que vous vous regardez comme étant au-dessous de ces bêtes, et que vous devenez plus brutal qu’elles, en ne craignant point les maladies où votre intempérance vous jette. Car ce n’est pas au moment que vous êtes dans ces débauches, que vous en ressentez les fâcheuses suites. Elles ne se font sentir que longtemps après. Et comme lorsque, la fièvre est passée, il en reste des humeurs malignes qui perdent le corps si on ne les purge; de même lorsque vos excès sont passés, il en reste un feu dans le corps qui le perd, et qui perd en même temps l’âme. Le corps en devient languissant. Il est sans vigueur, et tout brisé comme un vaisseau battu de la tempête. L’âme en est encore plus misérable. Elle sent en elle-même un feu qui la dévore, et qu’elle ne peut supporter. Lorsqu’elle paraît revenir à elle-même, et sortir de cet assoupissement’ brutal, c’est alors qu’elle paraît plus transportée et plus agitée de fureur; elle ne respire que le vin qui vient de la perdre, et elle ne souhaite que de se replonger dans ses excès, où sa raison vient d’être ensevelie.

Lorsqu’une tempête cesse, les pertes qu’elle avait causées ne cessent pas avec elle. Ce qu’on a jeté dans la mer y demeure et ne se peut plus réparer. Il en est ainsi des intempérants. Il faut nécessairement que leurs excès leur fassent perdre pour jamais toutes leurs vertus. S’ils avaient auparavant quelque modestie, quelque pudeur, quelque sagesse, quelque patience, ou quelqu’humilité, ils sont obligés d’abandonner toutes ces vertus si rares, comme on jette dans la mer durant la tempête ce que l’on a de pins précieux. Mais le vaisseau qui s’est ainsi déchargé, n’en est que plus léger pour achever son voyage, au lieu que l’âme qui perd toutes ses vertus en devient beaucoup plus pesante. Elle n’a plus cet or précieux, et ces diamants sans prix dont elle était si heureusement chargée. Elle est misérablement appesantie par un sable qui l’accable, et par une eau bourbeuse et infecte, qui perd tout ensemble le vaisseau et le pilote qui le conduit.

Pour éviter ce malheur, mes frères, fuyons avec horreur l’intempérance ,de la bouche. Souvenons-nous toujours que jamais les ivrognes n’entreront dans le royaume des cieux:

" Ne vous trompez pas", dit saint Paul, " les ivrognes et les médisants ne seront point les héritiers du royaume des cieux ". Que dis-je du royaume des cieux? Ils ne jouissent plus même avec plaisir de ce qu’ils ont sur la terre. Leurs excès leur en ôtent le sentiment. Ils leur changent les jours en nuits, et la lumière en ténèbres. Ils ont les yeux ouverts, et ils ne voient pas. Ils souffrent des maux sans nombre. Ils tombent dans des tristesses et dans des ennuis déraisonnables. Ils deviennent comme insensés, et ressentent des faiblesses ridicules qui les rendent la fable du monde, sans qu’on puisse plaindre leur état, ou excuser des personnes qui se précipitent d’elles-mêmes dans de si grands maux. Fuyons donc, mes frères, ces excès infâmes, fuyons une maladie si dangereuse, afin que nous jouissions, et dans ce monde et dans l’autre, des biens que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (454)
 

 

 

 

HOMÉLIE LVIII
" OR, COMME ILS ÉTAIENT EN GALILÉE, JÉSUS LEUR DIT : LE FILS DE L’HOMME DOIT ÊTRE LIVRÉ ENTRE LES MAINS DES HOMMES. ET ILS LE FERONT MOURIR, ET ILS RESSUSCITERA LE TROISIÈME JOUR : CE QUI LES AFFLIGEA EXTRÊMEMENT ". (CHAP. XVII, 21, 22, JUSQU’AU VERSET 7, DU CHAP. XVIII.)

ANALYSE

1. Qu’était-ce que le didrachme.

2. Pierre était du nombre des premiers-nés. — Il faut que l’humilité précède celui qui veut entrer dans le royaume des cieux.

3. Jésus-Christ dans ses instructions, emprunte souvent des exemples à la nature; les manichéens ont donc tort de condamner la nature comme mauvaise en elle-même.

4 et 5. Qu’il ne faut pas tirer vanité de sa naissance. — Combien ce qu’on appelle noblesse dans le monde se réduit à peu de choses. — A combien de maux sont sujets les riches. — Que la vraie liberté ne se trouve point dans les personnes du monde, mais dans celles qui sont en Dieu. — Combien les favoris des rois sont esclaves. — Que les biens du monde sont des maux; et que les maux des justes sont des biens.
 
 

1. Jésus-Christ, mes frères, entretient ses apôtres de sa croix et de sa passion pour les empêcher de s’ennuyer en Gaulée et de dire : Que faisons-nous si longtemps en ce pays ? Le Sauveur savait que ce discours leur ôterait jusqu’à la pensée de revoir Jérusalem. Mais admirez comment, après les reproches que Jésus-Christ fit à saint Pierre, après les entretiens de Moïse et d’E1ie, qui appelaient la passion de Jésus-Christ son triomphe et " sa gloire", après la voix que le Père fit entendre sur le Thabor, après tant de différents miracles, enfin après l’assurance de sa résurrection qui ne devait être différée que de trois jours, les disciples néanmoins ne peuvent souffrir que Jésus-Christ leur parle de sa passion, et " qu’ils s’affligent aussitôt " qu’il leur en parle. C’est sans doute parce qu’ils ne comprenaient pas toute la force des paroles de Jésus-Christ, comme le marquent saint Luc (chap. IX) et saint Marc (chap. IX), qui disent clairement " qu’ils ignoraient cette parole, qu’elle leur était cachée, et qu’ils craignaient de l’interroger ". Mais ne peut-on pas demander, puisqu’ils ignoraient cet paroles, comment ils pouvaient, s’en affliger. Il est visible qu’ils ne les pouvaient ignorer entièrement et qu’ils comprenaient assez par de si fréquentes redites que leur Maître devait mourir. Mais ils ne comprenaient pas qu’il dût ressusciter, ensuite, ni quand ni comment il le ferait. Ils ne prévoyaient point les grands biens que sa mort devait apporter au monde, ni la gloire infinie qui la devait suivre. C’était cette ignorance qui causait leur douleur, parce qu’ils étaient fort attachés à leur Maître.

" Mais lorsqu’ils furent venus à Capharnaüm, ceux qui recevaient le tribut des deux drachmes vinrent dire à Pierre: Votre Maître ne paye-t-il pas le tribut (23) " ? Quel était, mes frères, ce tribut des deux drachmes? Voici en un mot ce qui, y avait donné lieu. Quand Dieu frappa l’Egypte de la plaie épouvantable par laquelle il fit mourir, ses premiers-nés, il voulut, en souvenir de ce miracle, se réserver la tribu entière de Lévi, au lieu des premiers-nés de toutes les autres tribus. Mais comme dans la suite le nombre des premiers- nés de toutes les tribus surpassait celui des hommes de la tribu de Lévi, Dieu commanda que pour y suppléer le premier-né de chaque maison lui offrît deux drachmes. Ce qui se fit dans la suite et se pratiqua très-exactement. Comme donc Jésus-Christ était du nombre des premiers-nés et que Pierre paraissait le premier de tous les apôtres, les juifs s’adressent à celui-ci pour exiger ce tribut. Je soupçonne que chacun payait cet impôt dans (455) sa ville ; c’est pourquoi les Juifs saisissent l’occasion de ce que Jésus-Christ était à Capharnaüm, qui passait pour sa patrie, pour le lui demander. Ils n’osent pas s’adresser à Jésus-Christ même. Ils s’adressent seulement à saint Pierre, et même sans violence, mais avec douceur, Car ils ne parlent pas sur le ton de la récrimination; ils interrogent simplement: " Votre Maître ", dirent-ils, " ne paye-t-il pas " le tribut? " Quoique ces gens n’eussent pas encore du Sauveur toute l’estime qu’ils en devaient avoir, et qu’ils ne le regardassent que comme un simple homme, les miracles néanmoins qu’ils lui voyaient faire ne laissaient pas de leur imprimer du respect pour sa personne.

" Il leur répondit: Oui, il le paye (24) ". L’apôtre répond à ces gens que son Maître payait le tribut; cependant il n’en parle pas à son Maître, peut-être parce qu’il rougissait de le faire; mais Celui qui est la douceur même et qui voit tout le prévient ainsi lui-même " Et étant entrés dans la maison, Jésus le prévint et lui dit: Que vous en semble, Simon? De qui les rois de la terre reçoivent-ils les tributs et les impôts? Est-ce de leurs propres enfants ou des étrangers? — Des étrangers, répondit Pierre. Jésus lui dit : Les enfants en sont donc exempts (25) "? Jésus-Christ parle d’abord à saint Pierre afin qu’il ne crût pas qu’il eût ouï parler de ce tribut à ceux qui avaient charge de l’exiger. Il semble vouloir donner à son disciple une ouverture pour lui parler librement d’une chose dont celui-ci craignait de l’importuner. Voici le sens de ce que dit le Sauveur: Je suis libre et je ne dois point payer le tribut. Car si les rois de la terre n’exigent rien de leurs enfants, mais seulement des étrangers, il est bien plus raisonnable que je sois exempt de tout tribut, puisque je ne suis pas seulement le fils d’un roi de la terre, mais le fils du roi et le roi même du ciel.

Remarquez, mes frères, comme il distingue ceux qui sont fils de ceux qui ne le sont pas. S’il n’eût pas été véritablement Fils de Dieu, c’eût été en vain qu’il eût rapporté l’exemple des enfants des rois de la terre. Que nul impie ne vienne dire: Je reconnais que Jésus est le Fils de Dieu, mais il n’est pas son véritable fils. Car alors il est étranger, et s’il est étranger, cet exemple n’a plus de force. Car Jésus-Christ ne parle pas simplement des enfants, mais des enfants véritables, des enfants légitimes qui ont part à l’héritage et au royaume de leur père. C’est pourquoi il marque cette différence en appelant " étrangers " ceux qui ne sont pas nés de ces rois, et " enfants " ceux qui sont sortis de leur sang. Et remarquez, mes frères, lue Jésus-Christ confirme encore la révélation que Dieu avait faite à saint Pierre, en lui découvrant que Jésus-Christ était véritablement son Fils. Cependant le Sauveur ne s’arrête pas à cela. Et par une condescendance merveilleuse il consent à payer, mais d’une manière qui montre une fois de plus qui il était. Car il ajoute aussitôt : " Mais afin que nous ne les scandalisions point, allez-vous-en à la mer, et jetant votre ligue, prenez le premier poisson qui se présentera, et dans sa bouche vous trouverez une pièce d’argent de quatre drachmes, que vous prendrez, et la leur donnerez pour moi et pour vous (26) ". Admirez, mes frères, comment Jésus-Christ allie ensemble deux choses si différentes, et comment il trouve le moyen de ne point refuser le tribut, et de ne le point donner non plus en esclave et en tributaire. Il évite également de scandaliser d’un côté ses disciples, et de l’autre ceux qui reçoivent ces tributs. Car il ne le donne pas comme étant sujet à cette loi, mais seulement pour épargner la faiblesse de ces hommes. Nous avons vu ailleurs qu’il ne tient pas compte des scandales, comme lorsqu’il parlait du discernement des viandes, et nous voyons ici qu’il les évite, pour nous apprendre les temps et les rencontres où nous devons négliger ou apaiser ceux qui se scandalisent de notre conduite.

2. Mais il fait encore mieux voir ce qu’il est par la manière dont il s’acquitte de ce tribut. Car pourquoi affecte-t-il de le payer non de l’argent que ses disciples pouvaient avoir, mais de celui qui leur fait trouver d’une manière si surprenante, sinon pour faire voir qu’il était Dieu et le souverain maître de toutes choses, et que toute l’étendue des mers était assujétie à sa puissance? Il avait déjà fait sentir son empire à cet élément, en lui commandant si souverainement de se calmer, en foulant aux pieds ses flots, et les faisant fouler à son disciple; mais il montre encore ici qu’il en est le maître d’une manière qui nous étonne davantage. Car quel prodige, mes frères, de prédire que le premier poisson que le disciple pêchera dans, ces vastes abîmes d’eaux, aurait dans sa bouche l’argent qu’il (456) fallait payer, et de témoigner ainsi que ses commandements secrets, et ses ordres invisibles étaient comme un filet qui tirerait de la mer le poisson dont il avait besoin et qui lui apporterait cette pièce de quatre drachmes? Il n’y avait qu’un Dieu qui pût ainsi commander à la mer de payer tribut, qui pût se faire obéir d’elle. jusqu’à la forcer, par sa seule parole, de se taire et de se calmer, et de s’affermir sous les pieds d’un homme qui était comme elle la créature du même maître. "Donnez-le n, dit Jésus-Christ, " pour moi et pour vous ". Vous venez de voir la gloire de Jésus-Christ dans cette rencontre. Voyez maintenant la grande vertu de Saint Pierre. Il semble que saint Marc son disciple ait évité de parler de cette action, parce qu’elle était trop glorieuse pour son maître. Il rapporte avec soin son renoncement, et il passe sous silence ce qui le pouvait relever. Peut-être que saint Pierre lui-même l’avait prié de ne rien dire de lui, qui lui fût trop avantageux. Jésus-Christ dit à saint Pierre " Pour moi et pour vous ", parce que cet apôtre était aussi du nombre des premiers-nés. Admirez donc la puissance de Jésus-Christ en cette rencontre, mais admirez en même temps la grande foi de ce disciple, qui obéit si promptement à un commandement si extraordinaire. Aussi, pour récompense de sa foi Jésus-Christ lui fait l’honneur de le joindre à lui dans le paiement du tribut.

" En ce même temps les disciples s’approchèrent de Jésus, et lui dirent : Quel est le plus grand dans le royaume des cieux (XVIII, 1)"? Apparemment les disciples avaient ressenti contre saint Pierre quelque atteinte de cette jalousie si naturelle aux hommes. L’évangéliste semble le marquer en disant : " En ce même temps ", c’est-à-dire, lorsque Jésus-Christ préférait saint Pierre aux autres disciples, et même à ces deux frères, saint Jacques et saint Jean qu’il favorisait si fort. Car quoiqu’il y en eût un des deux qui fût premier-né, aussi bien que saint Pierre, Jésus-Christ néanmoins ne se met point en peine de lui. C’est ce qui leur donne occasion de faire à Jésus-Christ cette question. Mais comme ils rougissaient de découvrir ce qu’ils ressentaient en eux-mêmes, ils n’osent lui dire clairement : Pourquoi honorez-vous plus Pierre que nous? Est-il le plus grand de nous tous.? Ils cachent leur secrète jalousie. Ils disent seulement en général : " Qui est le plus grand dans le royaume des cieux "? Quand ils ont vu trois d’entre eux plus favorisés que les autres, ils n’en ont point témoigné d’aigreur; mais quand ils voient qu’un seul reçoit toutes ces préférences, c’est alors qu’ils en conçoivent de l’envie. Mais outre cette raison particulière, ils en rassemblaient encore plusieurs autres qui étaient passées, dont leur envie s’envenimait davantage. Ils se souvenaient que Jésus-Christ lui avait dit, il y avait fort peu de temps:

" Je vous donnerai les clefs du royaume des cieux. Vous êtes bienheureux, Simon, fils de Jean " et ils venaient de lui entendre dire en cette dernière rencontre : " Donnez cet argent pour moi et pour vous ". Enfin ils voyaient qu’il parlait toujours à Jésus-Christ avec une liberté et une confiance particulière.

Que si saint Marc ne dit pas que les apôtres interrogèrent Jésus-Christ, mais seulement "qu’ils pensaient en eux-mêmes, quel était le plus grand d’entre eux, " cela ne le met point en contradiction avec saint Matthieu. Et il est vraisemblable que d’abord les disciples ressentirent en eux-mêmes ces mouvements de jalousie, et qu’enfin ils en parlèrent à Jésus-Christ. Mais il serait injuste de s’arrêter à considérer cette légère faute des disciples, et de ne pas admirer la grande vertu qu’ils font paraître. D’abord ils ne demandent rien de terrestre. Nous les voyons ensuite se défaire plus tard de ce sentiment de jalousie, et se céder volontiers entre eux le premier rang. Pour nous autres, nous ne pouvons même arriver à l’état de leur imperfection. Nous ne demandons point comme eux : " Quel est 1e plus grand dans le royaume des cieux ? " Mais quel est le plus grand dans le royaume de la terre? quel est le plus riche? quel est le plus puissant? Voyons maintenant comment Jésus-Christ répond à cette demande. Il découvre ce qu’ils avaient de plus caché dans le coeur, et il répond plutôt à leurs pensées qu’à leurs paroles.

" Et Jésus ayant appelé un petit enfant, le mit au milieu d’eux et leur dit (2) : Je vous dis en vérité que si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux (3). C’est pourquoi quiconque s’humiliera soi-même et se rendra petit comme, cet enfant, sera le plus grand dans le royaume des cieux (4) ". Je vois, mes disciples, que vous êtes fort en peine de savoir (457) quel est le plus grand dans le ciel et vous disputez pour savoir qui de vous sera le premier, et moi je vous dis au contraire que celui qui ne se rend pas le dernier de tous, n’est pas digne d’y entrer. Il met au milieu d’eux tous, un modèle de l’humilité qu’il exige, pour les instruire par les yeux, et pour leur donner un exemple sensible de la simplicité et de la douceur à laquelle il les exhortait. Car un enfant est exempt d’envie et de vaine gloire il ne désire point l’honneur ni la préférence ; mais il possède souverainement la simplicité qui est comme la reine des vertus. Il faut donc que nous soyons non-seulement sages et courageux comme des hommes parfaits, mais encore simples et humbles comme des enfants. Notre salut est en danger sans cette vertu, et tout nous manque quand nous manquons d’humilité. Qu’on offense et qu’on injurie un enfant, qu’on le frappe et qu’on le punisse, il n’en ressent point d’aigreur ni d’aversion. Il ne s’enorgueillit point non plus lorsqu’on le loue ou qu’on le caresse.

3. Ainsi Jésus-Christ nous instruit par la considération des ouvrages de la nature, et il nous montre que nous pouvons revenir par la vertu à l’état des petits enfants. Jésus-Christ confondait par cette conduite l’impiété détestable des manichéens qui accusent la nature en elle-même. Car si la nature était mauvaise, comme ils osent le soutenir, comment Jésus-Christ en tirerait-il des exemples pour nous porter à la vertu? On doit croire que l’enfant qu’il leur proposait était fort petit et incapable de passion. Car les plus petits enfants ne sentent aucun mouvement d’orgueil ni d’envie, ni des autres passions semblables; et quoiqu’ils possèdent les plus grandes des vertus, l’humilité ,la simplicité et l’innocence, ils ne peuvent en concevoir d’orgueil. C’est le double. avantage de ces petits enfants de posséder de si grands biens et de n’en point avoir de vanité. C’est pourquoi Jésus-Christ met cet enfant au milieu de ses disciples, et ne se contentant pas de ce qu’il a dit, il ajoute:

" Et quiconque reçoit en mon nom un petit enfant tel que je viens de dire, me reçoit moi-même (5)". Comme s’il leur disait : Vous devez attendre de moi une grande récompense, non-seulement si vous devenez semblables à cet enfant, mais si à cause de moi vous honorez ceux qui leur ressernb1ent ; et je récompenserai d’un royaume l’honneur que vous leur rendrez. Il en va même plus loin, en disant:

" Il me reçoit moi-même ". Il ne pouvait mieux témoigner combien l’humilité lui plaît qu’en parlant ainsi. Car il marque ici par ces enfants, les personnes humbles, simples et méprisées de tout le monde; mais pour imprimer davantage ces paroles dans l’esprit des hommes, après qu’il les a portés à respecter ces petits enfants par la promesse de ses récompenses, il les y porte encore par la terreur de ses menaces.

" Que si quelqu’un est un sujet de chute et de scandale à un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui, que l’on pendît à son cou une de ces meules qu’un âne tourne et qu’on le jetât au fond de la mer (6) ". Si ceux qui honoreront ces petits à cause de moi posséderont le ciel e la gloire infinie que je leur prépare; ceux au contraire qui les mépriseront, en seront cruellement punis. Car par ce mot de "scandaliser ", il entend ceux qui les méprisent. Que si Jésus-Christ donne à ce mépris le nom de " scandale ", il ne s’en faut pas étonner, puisque plusieurs sont scandalisés en effet, lorsqu’ils se voient méprisés à cause de leur simplicité. Il montre donc toute la grièveté de cette faute par la peine dont il nous menace de la punir. Et pour exprimer la grandeur du supplice qui devait la venger, il se sert d’une comparaison qui nous est connue et que nous voyons de nos yeux. C’est ainsi que lorsque Jésus-Christ veut exciter les personnes les plus incultes, il se sert toujours de comparaisons sensibles: ainsi, pour nous tracer ici l’image de la peine dont il châtierait ceux qui mépriseraient ces petits, il se sert de l’exemple de quelqu’un qui se noie une meule au cou.

La suite de son discours le porta naturellement à. dire: " Celui qui ne reçoit point un de ces petits, ne me reçoit point moi-même ", ce qui était plus terrible que tout ce qu’il eût pu dire; mais parce que les esprits grossiers n’en auraient pas été touchés, il aime mieux les menacer de cette " meule " et du péril d’être précipités au fond de la mer. Il ne dit pas formellement qu’on leur attacherait en effet celte meule au cou et qu’on les jetterait dans la mer; mais "qu’il vaudrait mieux pour eux " qu’on le fit, montrant assez par ces paroles qu’ils devaient s’attendre à souffrir un terrible tourment. Que si ce seul supplice qu’il rapporte pour exemple, est déjà si (458) épouvantable, combien le doit être davantage l’autre dont celui-là n’est que comme l’ombre et la peinture? Il rend donc cette menace doublement terrible; premièrement par le supplice qu’il rapporte seulement pour exemple, et ensuite par la grandeur de l’autre auquel il nous fait songer.

C’est donc ainsi, mes frères, que Jésus-Christ s’efforce de déraciner en nous l’orgueil et la vaine gloire, et qu’il tâche de guérir une plaie qui est si profonde dans nos coeurs. C’est ainsi qu’il nous exhorte à n’aimer jamais les premières places, et qu’il apprend aux personnes ambitieuses à se faire violence, et à ne chercher jamais que le dernier rang. Car il n’y a rien de si pernicieux que l’orgueil. Ce vice éteint de telle sorte toutes les lumières de la nature, qu’il semble que ceux qu’il domine aient perdu le sens et la raison. Nous regarderions comme un fou celui qui n’étant haut que de trois coudées, se croirait aussi grand qu’une montagne; qui en serait très-persuadé, et qui lèverait même sa tête en haut, s’imaginant que les plus hautes montagnes seraient au-dessous de lui. Après cette extravagante pensée, nous ne demanderions point d’autre preuve de sa folie. Ainsi, lorsque vous voyez un homme qui s’estime plus que tous les autres, et qui se croit offensé d’être obligé de vivre avec le commun des hommes, ne cherchez point d’autre marque de sa folie. Il est plus ridicule que ceux qui ont perdu l’usage de la raison, d’autant plus qu’il se réduit volontairement lui-même à cette folie et à cette. extravagance, et qu’étant infiniment misérable, il n’a aucun sentiment de la misère où il se plonge. Car quel est le superbe qui ait de ses péchés le regret qu’il eu doit avoir? Quel est celui qui les puisse même connaître? Le démon ne le traite-t-il pas comme un esclave qu’il tourne et qu’il manie comme il lui plaît, de qui il fait tout ce qu’il veut, et dont il dispose souverainement? Il le traite avec insultes et avec outrages. Il en jette quelquefois dans un tel aveuglement de folie qu’il leur persuade de s’élever insolemment au-dessus de leurs ancêtres, et de mépriser leurs propres femmes et leurs enfants. Il en porte au contraire d’autres à tirer de ces mêmes personnes des sujets de vanité. Et peut-il y avoir rien de moins raisonnable que de tirer un même sujet de gloire de deux choses si opposées: les uns d’avoir des aïeux inconnus et méprisables, les autres d’en avoir d’illustres et de glorieux?

4. Par quel moyen, mes frères, réprimerons- nous la vanité de ces deux sortes de gens? Il faut que nous disions à ceux qui s’élèvent de la grandeur de leurs aïeux, que souvent si, sans trop approfondir leur généalogie, ils passaient seulement au delà de leur grand-père, ils trouveraient peut-être que ceux qui l’auraient précédé étaient des personnes de basse condition, des cuisiniers, des meuniers, des cabaretiers. Il faut au contraire que nous disions aux autres qui s’élèvent au-dessus de leurs pères, que s’ils examinaient leur race qui paraît déchues et que s’ils remontaient jusqu’à la troisième ou à la quatrième génération, ils y trouveraient des personnes qui leur sont préférables en toutes manières. Il est aisé de prouver par l’Ecriture combien ce que je dis a été ordinaire dans les familles. Salomon était fils de David, un roi très-illustre comme tout le monde le sait, mais qui était né d’un père fort inconnu. Il avait aussi un grand-père maternel si peu considéré dans le monde, qu’il ne pouvait pas donner sa fille en mariage à un des derniers soldats; mais si l’on remontait plus haut, on trouverait peut-être que ces aïeux si peu considérables, descendaient eux-mêmes d’une très-noble famille. On peut dire la même chose de Saül et de beaucoup d’autres.

Ne nous élevons donc jamais, mes frères, pour des sujets qui le méritent si peu.. Qu’est-ce donc en réalité que la noblesse? rien, rien, qu’un mot vide de chose. Vous comprendrez combien ce que nous vous disons est véritable, lorsque le dernier jour arrivera, où chaque chose paraîtra à nu, et selon ce qu’elle est aux veux de Dieu. Je souhaiterais, mes frères, de prévenir par mes raisons, ce que ce jour nous découvrira trop tard, et je voudrais de tout mon coeur vous, persuader aujourd’hui que ce que vous appeler noblesse n’est qu’un vain fantôme. Car sans m’arrêter aux autres raisons, représentez-vous seulement, lorsqu’il arrive une guerre, ou une famine, ou une peste, ou quelque autre affliction publique, combien tous ces titres de noblesse disparaissent, combien le pauvre et lé riche, le noble, et le roturier, le souverain et le sujet, sont alors confondus ensemble. Enfin la maladie et la mort les égalent tous, et ces différentes classes souffrent alors les mêmes maux. On peut dire même que les grands sont plus tourmentés que les autres. Comme ils sont moins accoutumés à (459) ces événements fâcheux, et qu’ils y pensent moins durant la vie, ils en sont beaucoup plus surpris à la mort.

Ne voit-on pas aussi que la crainte déchire davantage ceux qui sont riches que les pauvres? Ne craignent-ils pas leurs souverains, et n’appréhendent-ils pas encore le peuple, plus même qu’ils ne font les rois ? Car on a vu souvent les maisons des riches renversées, tantôt par la fureur d’une populace mutinée, et tantôt par la colère d’un souverain irrité: le pauvre est à couvert également de ces deux fléaux. Ne me parlez donc plus de cette noblesse, et si vous me voulez prouver que vous êtes noble, faites-moi voir que vous êtes libre. J’entends cette liberté chrétienne et héroïque que le bien heureux Précurseur alliait avec une extrême pauvreté, et qui lui faisait dire hardiment à Hérode : " Il ne vous est pas permis d’avoir la femme de votre frère Philippe ". (Matth. III.) Cette liberté, dis-je, que possédait le prophète Elie, à qui le saint dont nous parions était si semblable, et qui disait si généreusement au roi Achab : " Ce n’est pas moi qui trouble Israël, mais vous et la maison de votre père". (III Rois, XVIII, 18.) Enfin, cette liberté dont ont usé tous les prophètes, et ensuite tous les apôtres.

Les âmes timides des riches et des avares sont bien éloignées de cette fermeté. Ceux-là tremblent toujours, et sont aussi saisis de peur que des enfants environnés de maîtres fâcheux et sévères, ils n’osent pas même élever leur pensée, ni leurs yeux pour entreprendre quelque action de vertu. L’amour des richesses, de la gloire et des autres passions, les tient dans une servitude honteuse, et l’es rend également lâches et flatteurs. Rien n’ôte tant à l’âme sa liberté et sa générosité naturelle, que l’embarras des choses du monde, et l’amour de ce qui y paraît de plus éclatant. Ceux qui sont possédés de ces passions, ne sont pas seulement assujétis à un ou deux maîtres, mais ils sont les esclaves d’une infinité de tyrans.

Pour en juger, mes frères, il ne faut que voir un d’entre les favoris du souverain, qui ait des richesses infinies, une puissance absolue, une noblesse éclatante, et qui s’attire par tant de qualités les yeux et l’admiration de tout le monde. Croyez-vous qu’il nous soit impossible de vous montrer qu’un homme en cet état, soit le dernier des esclaves? Pour le faire avec plus d’ordre, comparons-le, non simplement avec un serviteur, mais avec l’esclave de quelque autre serviteur. Cela arrive tous les jours dans les maisons des grands, ils ont leurs officiers, et ces officiers ont d’autres personnes sous eux. Ce sont ces derniers que je considère. Je regarde un homme dans cet état le plus rabaissé de tous. Il a au moins cet avantage, qu’il n’a qu’un maître, et il lui est fort indifférent, si ce maître est libre ou s’il ne l’est pas. Il n’a que lui à contenter, et c’est le seul à qui il doive tâcher de plaire. Et s’il peut être assez heureux pour gagner son amitié, il est comme assuré de passer toute sa vie dans le plus grand repos du monde.

Ce favori, au contraire, dont vous admirez le bonheur, n’est pas assujéti seulement à un ou deux maîtres. Il en a une infinité, et qui sont tous très-pénibles et très-fâcheux. Son prince est celui de tous qui l’inquiète le plus. Car, qui ne sait quelle différence il y a entre servir un maître particulier, ou servir un souverain qui écoute toutes sortes de personnes, et qui se déclare l’ami, tantôt d’un de ses sujets, et tantôt de l’autre. C’est pourquoi, bien que ce favori ne se sente coupable de rien, il ne laisse pas de craindre tout. Il a tout le monde pour suspect, ses égaux et ses inférieurs, ses amis et ses ennemis.

Vous me direz, peut-être, que l’esclave de cet autre serviteur tremble aussi devant son maître. Cela peut être, mais je vous ai déjà dit qu’il y a bien de la différence entre craindre un seul homme, ou en craindre un si grand nombre. Au contraire, si l’on examine les choses selon la vérité, on trouvera que ce dernier ne craint personne, parce que personne ne lui porte envie. Personne ne fait des intrigues et des cabales pour le chasser de sa place, et pour 1’occuper. Ce favori, dont nous parlons, est en butte à tout le monde, et tous ne s’appliquent qu’à le mettre mal auprès du prince. Ces appréhensions le forcent, malgré lui-même, à se rendre complaisant envers toutes sortes de gens. Il est contraint de ménager fous les esprits, de caresser et de flatter les grands et les petits, ses égaux et ses inférieurs. Je dis flatter, et non pas aimer. Car l’ambitieux n’aime personne, et le désir de la gloire, dont il est brûlé, ne peut subsister avec une amitié véritable. Deux hommes possédés de cette passion, ressemblent à ces artisans qui gagnent leur vie du’ même art. Tout le monde sait qu’ils ne peuvent être unis, ni (460) avoir entre eux un amour sincère. Il en est de même de ceux qui sont dans les mêmes honneurs et les mêmes ambitions. Comme ils désirent tous la même chose, il est impossible qu’ils s’entr’aiment, et qu’il n’y ait continuellement de la jalousie entre eux.

5. Mais, après avoir vu le grand nombre de maîtres importuns que ce favori est obligé de servir, voyons maintenant les autres peines qu’il souffre. Tous ceux qui sont au-dessous de lui tâchent de prendre le dessus, et ceux qui l’ont déjà pris, craignant qu’il ne les devance, se déclarent ses ennemis. Mais n’admirez-vous point, mes frères, qu’après vous avoir promis de vous faire voir de combien de maîtres ce favori était l’esclave, je trouve enfin que j’ai fait plus que je n’avais promis? Nous trouvons que cet homme a des ennemis au lieu de maîtres, ou plutôt, qu’il est environné de personnes qui sont en même temps ses maîtres et ses ennemis; puisqu’il est contraint de les honorer extérieurement comme ses maîtres, et de les craindre comme ses ennemis, évitant, ou leur fureur ouverte, ou leurs piéges secrets, selon les différents mouvements de la haine qu’ils ont contre lui.

Y a-t-il rien, mes frères, de plus déplorable que d’avoir les mêmes personnes tout ‘ensemble pour maîtres et pour ennemis? Lorsque les serviteurs ordinaires obéissent à leurs maîtres, ils sont aimés d’eux. Ceux-ci au contraire obéissent à cent maîtres divers, et ils sont haïs de tous. Après qu’ils les ont traités en esclaves, ils les traitent en ennemis, et ils payent la bassesse de leurs services d’une inimitié mortelle; inimitié qui est d’autant plus dangereuse qu’elle est pins cachée, et que, feignant d’être leurs amis lorsqu’ils les haïssent à mort, ils ne trouvent leur bonheur que dans leur malheur, et leur satisfaction que dans leur perte.

Ce n’est pas ainsi, mes frères, que les chrétiens vivent. Si l’un d’eux souffre, les autres compatissent et souffrent avec lui : si l’un est dans la joie, tous les autres y prennent part. Saint Paul le dit clairement : " Quand un membre souffre, tous les autres membres souffrent avec lui, et quand un membre "est dans la gloire, tous les autres membres " s’en réjouissent " (I Cor. XII, 26.) C’est pourquoi lorsqu’il recommande aux chrétiens d’entrer dans cette disposition, il dit de lui-même:

" Quelle est mon espérance ou quelle est ma joie? n’est-ce pas vous"? (I Thessal. II, 19.) Il dit aussi ailleurs : " Nous vivons si vous demeurez fermes dans le Seigneur ". (II Cor. II, 4.) Et ailleurs: " Je vous ai écrit dans une grande douleur et affliction de coeur ". Et ailleurs : " Qui est faible sans que je sois aussi faible? Qui est scandalisé sans que je sois brûlé moi-même " ? (II Cor. XI, 29.)

Pourquoi donc souffrons-nous volontairement tant d’agitations dans le monde ? Pourquoi ne courons-nous pas avec ardeur dans ce port heureux et tranquille, où nous pouvons vivre dans un parfait contentement? Que ne quittons-nous ces faux biens qui n’en ont que le nom et l’apparence, pour-embrasser les solides et les véritables? La gloire, la puissance, les richesses, la réputation, et les autres choses semblables, ne sont dans les gens du monde que des noms vides et stériles, mais ce sont des effets et des choses réelles parmi nous; comme au contraire, les maux, le mépris, la pauvreté et la mort ne sont que des noms parmi nous, mais des choses réelles et véritables dans le monde.

Jugez de ce que je dis en exprimant quelle est la vanité de cette gloire qu’on estime dans le monde, et qu’on y désire avec tant de passion. Je ne m’arrête point à dire qu’elle ne dure qu’un moment, et qu’elle passe aussitôt. Voyons lors même qu’elle est dans son plus grand éclat, ce que c’est dans la vérité. Ne lui ôtons point le fard dont elle tâche de couvrir sa laideur, et cet ornement emprunté dont elle se pare. Faisons-la paraître dans toute sa magnificence, et voyons ensuite combien elle est laide et difforme. Parons-la donc d’abord de toute sa beauté, je veux dire de ce nombre d’officiers, de gardes, de flatteurs, de hérauts et de trompettes qui marchent devant elle, de ces honneurs, de ces soumissions, de ce silence, de cette admiration des hommes, de cette fierté avec laquelle on traite ceux qui ne font pas place, et qui ne se pressent pas pour laisser passer au large ces personnes sur qui tout le monde jette les yeux. Cela sans doute vous paraît fort magnifique : mais voyons-en la vanité, et considérez si ce n’est pas en effet la seule imagination des hommes qui donne à cette bassesse le nom de grandeur. Car quel avantage retire de ces honneurs le corps ou l’âme de celui qui les reçoit? En sera-t-il de plus grande taille? en deviendra-t-il plus robuste, plus sain ou plus (461) vigoureux ? En aura-t-il les sens plus pénétrants et plus vifs? Je ne crois pas qu’il y ait personne qui puisse avoir ces pensées.

Venons maintenant à l’âme. Cette déférence des hommes la rend-elle ou plus modeste, ou plus humble, ou plus sage qu’elle n’était? Ne produit-elle pas au contraire en elle des effets tout opposés? Car il n’arrive pas ici à l’âme seulement ce qui arrive dans le corps. Le corps n’a point d’autre mal que de ne tirer aucun bien de cette gloire imaginaire; l’âme au contraire non seulement n’en retire aucun avantage, mais elle en reçoit de grands maux. Elle en devient plus insolente, plus insensée, plus colère et plus esclave des passions.

Vous me répondez qu’on voit toujours ces grands du monde dans la joie et dans les plaisirs. Mais c’est là le comble de leurs maux. C’est ce qui rend, leurs maladies incurables; puisque lorsqu’ils s’en réjouissent, ils ne cherchent pas à s’en guérir, et que le plaisir qu’ils y trouvent, leur ferme l’accès aux remèdes. Ainsi, ce qui achève leur ruine c’est cette complaisance dont ils se flattent dans leurs maux. La joie n’est pas toujours, bonne et louable, puisque les voleurs se réjouissent tous les jours de leurs larcins; les adultères de leurs crimes, les meurtriers de leurs violences, et les avares de leurs usures.

Il ne faut pas considérer si celui dont nous parlons se réjouit, mais si le sujet pour lequel il se réjouit est raisonnable, si sa joie n’est pas aussi criminelle que celle des adultères, des homicides et des voleurs. Car je vous prie de me dire pour quel sujet il se réjouit. Est-ce parce qu’il est honoré de tout le monde? Y a-t-il rien de plus puéril que cette joie? Si cette passion n’est pas un mal, pourquoi tous les jours blâmons-nous ceux qui en sont frappés, pourquoi les couvrons-nous de confusion et d’infamie? Cessons donc à l’avenir de détester les orgueilleux, et d’avoir en horreur ceux qui n’ont que du mépris pour les autres hommes. Que si vous ne pouvez résister à une loi que la nature même a gravée en vous, n’avouerez-vous pas que ces hommes que vous estimez sont dignes de l’aversion commune de tout le monde, de quelque grand nombre de gardes qu’ils se fassent environner? Je ne parle ici que de ceux qui usent avec modération de leur dignité et de leur puissance : car je sais que ceux qui en abusent, commettent souvent plus d’excès que les plus détestables voleurs, que les adultères les plus infâmes, et que les plus grands meurtriers. Ils volent le bien d’autrui plus effrontément. Ils tuent les hommes avec plus de cruauté. lis tombent dans des impuretés plus sales. Ils ne volent pas une maison, mais plusieurs. Ils font servir leur puis,sance à leur malice, et changent leur autorité en tyrannie. Jamais ils ne sont plus esclaves que lorsqu’étant asservis à leurs passions, ils ne respectent et ne craignent plus personne.

Reconnaissons donc que les personnes véritablement nobles et libres, et qui méritent plus légitimement le titre de rois; sont celles qui sont libres de leurs passions. C’est cette liberté, mes frères, que je vous recommande d’acquérir, et c’est cette servitude que je vous exhorte à fuir. N’estimons point les grandeurs ni la puissance. Fuyons les richesses comme un fardeau insupportable. Ne croyons point qu’il y ait d’autre bonheur que celui qui se trouve dans la vertu, afin que nous puissions passer paisiblement notre vie dans ce monde, et jouir ensuite dans l’autre d’une plus heureuse paix, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (462)
 

 

 

HOMÉLIE LIX.
" MALHEUR AU MONDE A CAUSE DES SCANDALES! CAR IL EST NÉCESSAIRE QU’IL ARRIVE DES SCANDALES. MAIS MALHEUR A L’HOMME PAR QUI LE SCANDALE ARRIVE ! QUE SI VOTRE MAIN OU VOTRE PIED VOUS SCANDALISE COUPEZ-LE ET JETEZ-LE LOIN DE VOUS ". (CHAP. XVIII, 7, 8, JUSQU’AU VERSET 15.)

ANALYSE

1. S’il est dit dans l’Evangile : Il faut qu’il y ait des hérésies, il n’en faut rien conclure contre la liberté.

2. C’est par lui-même que l’homme devient mauvais, par sa propre faute.

3. Par lui-même le mal n’existe pas, il n’est pas ; c’est notre volonté qui le produit.

4. Ce qu’ajoute Jésus-Christ aux paroles citées plus haut montre bien que les maux ne viennent pas de la nécessité.

5. Combien Dieu prend le salut des hommes à coeur.

6 et 7. De la charité qu’on doit avoir pour ses frères. — Qu’il faut travailler à ramener à la douceur les plus intraitables, sans se ralentir. — Extravagance de l’homme asservi à ses passion . — Qu’il vaut mieux marier les jeunes gens de bonne heure pour prévenir les excès de la jeunesse. — Avec combien de soin un père doit choisir un précepteur pour ses enfants . — Importance de cet exemple.
 
 

1. S’il est nécessaire qu’il arrive des scandales, dira peut-être quelque ennemi de Jésus-Christ, pourquoi le Sauveur se contente-t-il de pleurer le malheur du monde, au lieu, de l’aider et de lui tendre la main pour le secourir? Car c’est ce que devait faire un sage prince et un excellent médecin: mais pleurer purement et simplement, le premier venu en ferait autant. Il est facile de répondre à ces langues impudentes. En effet, que pouvait faire davantage Jésus-Christ pour le bien du monde? Etant Dieu, il s’est fait homme pour vous sauver. Il a pris la forme d’un esclave. Il a souffert pour vous les derniers opprobres, et il n’a rien omis de tout ce qu’il pouvait faire pour votre salut. Mais voyant que l’indifférence des hommes ne tirait aucun avantage de tous ces secours, et qu’après tant de remèdes ils demeuraient toujours dans leur infirmité, il déplore leur malheur par ces paroles que nous avons rapportées.

Il se conduit en cette rencontre comme un sage médecin qui, après avoir donné tous ses soins à son malade, voyant qu’il refuse de se soumettre à tout ce qu’il lui peut ordonner se-ion les règles de son art, dirait de lui en pleurant: Malheur à cet homme dans l’état où il est, parce qu’il augmente tous les jours la violence de son mal par le déréglement de sa conduite. Mais il y a cette différence que la plainte de ce médecin ne servira de rien à son malade, au lieu qu’il nous est très-avantageux que Jésus-Christ nous prédise ainsi nos maux, et qu’il déplore notre misère. Car on en a souvent vu qui n’écoutaient pas les avis qu’on leur donnaient, et qui sont enfin rentrés en eux-mêmes, lorsqu’ils ont vu les autres pleurer leur malheur.

C’est dans ce but que Jésus-Christ dit ici:

" Malheur au monde " ! Il tâche ainsi d’exciter les hommes et de les faire sortir de leur profond assoupissement. Il leur témoigne sa tendresse extrême. Il est touché de ce qu’ils s’opposent à ses avis salutaires. Il voit cet endurcissement de leur coeur; et il tâche de le guérir, soit en déplorant leur état présent, soit en leur prédisant ce qu’ils doivent craindre. Mais comment pouvez-vous allier ces deux choses, me direz-vous? S’il est nécessaire qu’il arrive des scandales, comment les peut-on éviter? Je vous réponds qu’il est nécessaire qu’i1 arrive des scandales, mais qu’il n’est pas nécessaire que ces scandales soient pour une occasion de chute et de mort. C’est la même chose que si un médecin disait: Il est nécessaire que vous tombiez dans telle maladie, mais il n’est pas nécessaire que vous en mouriez. Si vous prenez bien garde à vous, vous en guérirez. (463)

Jésus-Christ dit encore ces paroles pour réveiller ses apôtres et pour les rendre plus vigilants. Car, de peur qu’ils ne se relâchassent, comme s’il les eût envoyés pour mener une vie paisible et tranquille, il leur prédit qu’ils auront de grands combats au dedans et au dehors. C’est ce que saint Paul exprime en ces termes: " Des guerres au dehors, des craintes au dedans, et des dangers dans les faux frères". (II Cor. VII, 5) Et parlant aux Milésiens, il leur dit: " Il s’élèvera d’entre vous des hommes qui publieront des dogmes corrompus n. (Act. XX.) Et c’est aussi ce qui faisait dire à Jésus-Christ: " Les ennemis de l’homme sont ses propres domestiques". (Matth. X, 25.)

Quand Jésus-Christ dit: " Il est nécessaire qu’il arrive des scandales ", cette nécessité ne détruit point le libre arbitre et ne force point la volonté. Ce n’est point une violence qui se fasse à l’esprit de l’homme, ce n’est qu’une prédiction de ce qui devait arriver. Ainsi saint Luc exprime la même chose d’urne autre manière : " Il est impossible ", dit-il, " qu’il n’arrive des scandales " : et si vous me demandez ce que signifie ce mot " de scandales ", ce sont proprement les obstacles qu’on met devant les hommes pour les empêcher d’entrer et de marcher dans la voie droite. Ce n’est donc point la prédiction de Jésus-Christ qui fait naître les scandales. Ils n’arrivent pas parce qu’il les a prédits, mais il les a prédits parce qu’ils devaient arriver. Les scandales n’arriveraient point si ceux qui en sont la cause avaient voulu agir autrement. Et s’ils n’avaient point dû arriver, ils n’auraient point été prédits. Mais parce que Jésus-Christ savait qu’il y aurait des esprits corrompus, dont la malice serait incurable, il a prévenu les scandales qu’ils causeraient dans le monde, et il a prédit ce qu’ils devaient faire.

Vous me direz peut-être: si ceux-là se fussent convertis, il ne s’en serait plus trouvé qui eussent scandalisé le monde, et ainsi cette parole de Jésus-Christ n’aurait plus été véritable. Je vous réponds qu’il ne pouvait en être ainsi, parce que s’ils avaient dû se convertir, Jésus-Christ n’aurait pas dit qu’il est nécessaire que les scandales arrivent. Mais parce qu’il prévoyait qu’ils ne devaient point se convertir, il a prédit ce qu’il savait devoir certainement arriver.

Pourquoi donc dira quelqu’un, n’a-t-il pas prévenu et arrêté ces scandales qu’il avait prédits? Mais pourquoi les aurait-il prévenus? Est-ce pour le salut de ceux à qui ces scanda les sont une occasion de chute? Mais c’est par leur propre faute et par leur seule négligence qu’ils se perdent, puisque ces mêmes scandales, bien loin de nuire, servent plutôt à ceux qui craignent Dieu véritablement.

Le bienheureux Job, le patriarche Joseph, tous les justes de l’ancienne et de la nouvelle loi, sont des preuves de ce que je dis: Que s’il y en a d’autres qui se sont perdus par les scandales, c’est parce qu’ils étaient tièdes et lâches. Car si le scandale était par lui-même mortel aux âmes, tous devraient se scandaliser et se perdre. Puis donc que plusieurs échappent à ce péril, ceux qui y périssent en sont eux-mêmes la première cause.

Car les scandales, comme je l’ai déjà dit, réveillent les hommes. Ils les rendent plus circonspects et plus vigilants. Non-seulement ils empêchent de tomber celui qui veillait déjà sur lui-même, mais ils servent même à celui qui était déjà tombé pour se relever et pour marcher ensuite plus sûrement, en se conduisent avec plus de circonspection et de sagesse. Si donc nous. sommes du nombre de ceux qui sont attentifs à leur salut, nous tirerons un grand avantage des scandales, parce qu’ils nous obligeront de redoubler notre vigilance et notre ferveur. Que si lorsque l’ennemi nous assiége, et que les tentations nous attaquent de. toutes parts, nous demeurons néanmoins dans un si grand assoupissement, dans quelle langueur ne tomberions-nous pas si nous étions dans une parfaite paix?

Nous pouvons juger de ce que je dis par l’exemple du premier homme. Si n’ayant vécu que très peu de temps, et peut-être moins d’un jour entier, dans la paix et dans les délices du paradis terrestre, il est tombé dans un si étrange aveuglement, qu’il s’est imaginé qu’il pouvait devenir semblable à Dieu, qu’il a pris celui qui le trompait pour Son bienfaiteur, et qu’il n’a pu obéir à l’unique commandement qu’il avait reçu de Dieu, que n’aurait-il point fait s’il eût été ensuite exempt des peines et des misères de cette vie?

2. Mais lorsque nous parlons de la sorte, ils nous font cette objection: pourquoi, disent-ils, Dieu a-t-il fait l’homme si misérable? A quoi je réponds, que Dieu n’a point fait l’homme dans l’état malheureux où nous le voyons. S’il (464) l’avait fait tel, il ne l’en punirait pas. Car si nous n’imputons point à nos serviteurs des choses que nous avons faites nous - mêmes, Dieu, qui est infiniment juste, gardera bien plus exactement que nous cette règle de l’équité naturelle.

Comment donc, ajoutent-ils, l’homme est-il tombé dans cette misère? — C’est par sa négligence et par sa propre faute. Mais comment, disent-ils, par sa propre faute ? — Consultez-vous vous-même, et vous le comprendrez aisément. Car si les. méchants ne sont pas méchants par leur propre faute, pourquoi frappez-vous quelquefois votre serviteur ? Pourquoi faites-vous des reproches à votre femme? Pourquoi châtiez-vous votre fils ? Pourquoi accusez-vous votre ami ? Pourquoi haïssez-vous celui qui vous fait une. injustice ? Si ces personnes sont innocentes dans le mal qu’elles font, et si elles ne sont pas elles-mêmes cause du mal qu’elles commettent, vous devez plutôt les plaindre que les punir.

C’est que je ne suis pas conséquent, direz-vous, et que je sais mal raisonner. — Et cependant lorsque vous êtes bien convaincu qu’il n’y a point de la faute de vos domestiques, quel que soit le fait, vous savez très bien raisonner et pardonner. Quand votre serviteur par exemple ne fait pas ce que vous lui avez commandé, parce qu’il est malade, vous ne vous plaignez pas de lui, mais vous le plaignez lui-même. Vous reconnaissez donc alors que, s’il ne vous obéit pas; ce n’est que par une cause étrangère qui est la faiblesse de son corps, et non un dérèglement volontaire qu’on puisse lui imputer légitimement. Il en est de même du premier homme. Si vous étiez convaincu qu’il eût été créé dans le péché, bien loin de le blâmer de sa chute, vous le plaindriez dans son malheur. Car il ne serait pas raisonnable d’excuser votre serviteur lorsqu’il ne vous obéit point parce qu’il est malade, et de n’excuser pas le premier homme d’avoir désobéi à Dieu, s’il avait été créé dans une impuissance naturelle de lui obéir.

Mais nous pouvons encore, d’une autre manière, fermer la bouche à nos contradicteurs. La vérité n’est jamais au dépourvu. Car d’où vient, par exemple, qu’ils n’accusent point leurs serviteurs de ce qu’ils n’ont pas la mine ou la taille assez avantageuse ou de ce qu’ils n’ont pas d’ailes; sinon parce qu’ils savent que le défaut de ces qualités vient de la nature et non de la volonté, et qu’ainsi on ne peut justement accuser ceux qui ne les ont point? Il n’y a personne qui ne demeure d’accord de cette vérité. Lors donc que vous accusez un homme, il est visible dès lors que ce que vous reprenez en lui, vient du choix de la volonté et non de la nécessité de la nature. Car si nous ne pouvons, blâmer comme une faute ce qui est purement naturel , il est clair que ce que nous croyons avoir droit de condamner, ne vient pas de la nature, mais du choix libre de la volonté.

Ne m’opposez donc plus ce raisonnement si faux, et ces subtilités sophistiques, qui n’ont rien de plus solide que les toiles d’araignée. Répondez-moi seulement à ce que je vous demande. Dieu n’a-t-il pas créé tous les hommes? Je crois que, personne n’en doute. Pourquoi donc ayant tous été également créés de Dieu, ne sont-ils pas tous également ou bons ou méchants? D’où vient que les uns sont vicieux et les autres vertueux ? Si ces choses dépendent seulement de la nature et non de la volonté, pourquoi les uns s’appliqueraient-ils au bien et les autres au mal? Si, les hommes étaient naturellement méchants, qui d’entre eux pourrait être bon? et s’ils étaient, naturellement bons, qui d’entre eux pourrait être méchant? Car si la nature est une dans tous les hommes, toutes leurs inclinations auraient dû être les mêmes, et non pas innocentes dans, les uns et criminelles dans les autres. Que si l’on dit que les uns sont naturellement bons et les autres naturellement méchants, il est visible que cette pensée est contraire à la raison. Car il s’en suivrait que les hommes seraient immuables dans le bien et dans le mal, comme nous voyons que les choses naturelles sont immuables. Ainsi, parce que l’homme dans l’état où il est, est naturellement passible et mortel, il ne s’en trouve aucun qui soit impassible et immortel.

Disputez et raisonnez tant que vous voudrez, vous ne changerez point ce qui est devenu naturel à l’homme. Nous voyons au contraire tous les jours que plusieurs passent du vice à la vertu, et de la vertu au vice, que les uns, de lâches qu’ils étaient deviennent fervents, et que les autres de fervents deviennent lâches. Il est donc visible que ces qualités ne sont point naturelles, puisque ce qui est naturel ne peut ni s’acquérir ni être changé par le soin des hommes. Comme l’homme n’a besoin d’aucun effort pour voir et pour entendre, (465) parce qu’il voit et qu’il entend naturellement: ainsi il embrasserait la vertu sans aucun effort, s’il était naturellement vertueux, — Mais pourquoi Dieu a-t-il fait les hommes mauvais, lorsqu’il pouvait les faire tous bons? — Mais il ne les a pas fait mauvais. Quelle est donc, dites-vous, la cause du mal ?.Répondez-vous à vous-même sur ce que vous me demandez; pour moi, il me suffit de montrer qu’il ne vient ni de Dieu ni de la nature.

Il est donc arrivé par hasard, me direz-vous? Nullement. Il n’a donc point de principe? Dieu nous garde d’une pensée si déraisonnable et si aveugle qui nous fait rendre au péché le plus grand honneur que nous puissions rendre à Dieu. Si le mal était, comme est Dieu, sans principe et sans cause, il serait si puissant que rien ne le pourrait détruire et il ne pourrait cesser d’être mal, puisque ce qui n’a point de principe n’est sujet ni à la corruption ni au changement. Que si le mal était si puissant, comment y aurait-il tant de personnes vertueuses? Comment la fragilité humaine pourrait-elle s’élever au-dessus d’un être incréé et immortel?

3. Vous me direz peut-être que c’est Dieu même qui affaiblit dans nous la force du mal. Mais comment, d’après votre supposition, le pourrait-il faire? comment pourrait-il détruire un être éternel comme lui et une puissance aussi grande et aussi forte que la sienne? O malice effroyable du démon ! Il a déshonoré Dieu sous prétexte de l’honorer et il a couvert une impiété détestable sous le voile de la piété. Dire que le péché vient de Dieu, ce serait un blasphème. Pour détourner donc les hommes de cet abîme, il les précipite dans un autre, en leur enseignant que le mal est un être sans principe et incréé comme Dieu.

Mais d’où vient donc le péché, dites-vous? Il vient de ce qu’on veut ou de ce qu’on ne veut pas. Et si vous demandez encore d’où vient qu’on veut ou qu’on ne veut pas, je vous réponds que cela vient tout de nous. Vous faites la même chose par toutes vos questions, que si après m’avoir demandé pourquoi nous voyons ou nous ne voyons pas, et après que je vous aurais répondu que c’est parce que nous ouvrons, ou que nous fermons les yeux; vous me demandiez encore d’où vient que nous ouvrons ou que nous fermons les yeux; et qu’après que je vous aurais dit que cela vient de ce que nous voulons ou nous ne voulons pas faire ces actions, vous m’en demandiez encore une autre cause. Il n’y a point d’autre mal au monde que de ne vouloir pas obéir à Dieu. — Où les hommes, me direz-vous, ont-ils pu trouver ce mal? Croyez-vous qu’il ait été fort difficile à trouver? Non, me direz-vous. Mais d’où vient que l’homme n’a pas voulu obéir à Dieu? Parce qu’il a été lâche et négligent. Car, étant libre de vouloir ou de ne vouloir pas obéir, il â mieux aimé n’obéir point.

Que si cette réponse ne vous satisfait pas encore et vous laisse quelque obscurité, je ne vous ferai plus qu’une demande. Elle ne sera pas même fort embrouillée, comme toutes celles que vous me faites: elle sera simple et claire. N’avez-vous jamais éprouvé en vous du changement en bien et en mal? Peut-être que vous avez vaincu d’abord une passion, et qu’ensuite vous y avez succombé. Peut-être au contraire que vous avez été d’abord sujet au vin, et que depuis vous n’y avez plus été sujet. Vous avez été colère, et vous avez cessé de l’être. Vous avez méprisé le pauvre, et depuis vous ne l’avez plus méprisé. Vous avez été sujet à des vices honteux, et depuis vous êtes devenu chaste. Je vous demande comment ces changements se sont faits en vous?

Si vous ne me répondez point, je le fais pour vous, et je vous dirai que vous êtes passé du vice à la vertu, parce que vous vous êtes fait à vous-même une sainte violence, et que vous êtes après retombé de la vertu dans le vice, parce que vous vous êtes laissé abattre par la paresse. Je ne parle point ici à ces pécheurs désespérés qui se sont plongés tout entiers dans le vice, qui sont devenus comme insensibles par un long endurcissement, et qui ne veulent pas même entendre parler des moyens de se retirer d’un état si malheureux. Je ne parle qu’à ceux qui, ayant autrefois vécu dans le crime, vivent maintenant dans la piété. C’est à ces personnes que je prendrai plaisir de parler ici. Vous avez donc autrefois ravi le bien de vos frères, mais vous vous êtes convertis ensuite, et vous avez donné même votre bien aux pauvres. Comment s’est fait en vous ce grand changement? N’est-ce pas par vous-même et par votre propre volonté? Achevez donc, je vous en conjure, ce que vous avez si bien commencé. Appliquez-vous fermement à faire le bien, et vous ne vous mettrez plus en peine de toutes ces questions inutiles.

Si. nous voulons, le mal ne sera qu’un nom (466) pour nous et n’aura point de réalité. Ne vous mettez donc point en peine de savoir d’où il vient, ni quel en est le principe. Reconnaissez seulement que vous n’y tombez que par votre faute, et fuyez-le de toutes vos- forces. Si quelqu’un vous dit que le mal ne vient pas de nous, répondez-lui : Pourquoi donc vous vois-je si souvent en colère contre votre serviteur, contre votre femme, contre vos enfants, contre ceux qui vous font quelque injustice? Si le mal ne vient pas de ces personnes, pourquoi les en accusez-vous? Pressez-le encore, et dites-lui : Est-ce de vous-même et de votre propre volonté que vous .vous mettez en colère? Car, si cela ne vient pas de vous, il n’est pas raisonnable qu’on vous en blâme. Que, si votre colère vient de vous-même, il est donc clair que ce mal n’a point d’autre principe que votre lâcheté et votre paresse. Je vous demande encore si vous croyez qu’il y ait des gens de bien dans le monde. Car, s’il n’y en a point, comment en avez-vous inventé le nom? Pourquoi leur donnez-vous tant de louanges? S’il est très-certain qu’il y en a, il est indubitable aussi qu’ils s’élèveront contre les méchants, et qu’ils les condamneront pour leur négligence. Si personne n’était volontairement méchant, ces reproches que les bons leur feraient, seraient injustes, et dès lors ils deviendraient eux-mêmes méchants. Car, n’est-ce pas une grande méchanceté que de traiter comme coupable celui qui est innocent? Que, si les bons reprennent les méchants sans cesser d’être bons, et si c’est, au contraire, une des plus grandes marques de leur vertu que de les reprendre, il suit de là clairement que nul n’est méchant par une nécessité forcée, mais seulement parce qu’il veut l’être.

Si, après tout ce que je viens de dire, vous me demandez encore d’où viennent les maux, je vous réponds encore une foi qu’ils viennent de votre lâcheté, qu’ils viennent de votre négligence, qu’ils viennent de ce que vous vivez avec ceux qui sont plongés dans le vice, et de ce que vous méprisez la vertu. C’est là la source de tous les maux: c’est là ce qui donne lieu à demander si inutilement d’où vient le mal. On ne voit point ceux qui vivent chrétiennement, et qui sont dans une piété solide, faire ces demandes vaines et curieuses. Il n’y a que les lâches et les vicieux qui, semblables à des araignées, tirent de leur coeur ces raisons frivoles pour chercher, dans des subtilités sophistiques, de quoi justifier le déréglement de leur vie. Ainsi, ne raisonnons pas seulement avec eux, mais vivons mieux qu’eux, et répondons-leur plutôt par nos actions que par nos paroles. Le mal ne vient point d’une nécessité involontaire. Si cela était, Jésus-Christ n’aurait point dit: " Malheur à l’homme par qui vient le scandale". Car il ne plaint que ceux qui se rendent méchants eux-mêmes. Et ne vous étonnez pas qu’il dise.

Malheur à l’homme " par qui vient le scandale ", car il n’entend point par là que ce soit un autre qui agisse par l’organe du méchant; mais que le méchant seul est l’auteur de tout le mal qu’il fait. L’Ecriture, en effet, a coutume d’employer la locution " Di ou " dans le sens de " Uph’ ou " ; par exemple, elle dit (Gen. IV, 1): " Extesaren anthropon dia tou theou ", " J’ai acquis un homme par Dieu", exprimant ainsi, non pas la cause seconde, mais la cause première. Elle dit encore (Genès. XL, 8): " Ouxi dia tou Theou e diasaphesis auton estin " " N’est-ce point par Dieu que leur manifestation a lieu "? Et encore (I Cor. I, 9.) : " Pistos oTheos, di ou exletete eis xoinovian tou Uiou autou " " Il est fidèle Dieu par qui vous avez été appelés à partager l’héritage de son Fils".

4. Mais pour voir encore plus clairement que ce n’est pas de la nécessité que vient le mal écoutez la suite. Après avoir dit malheur à ces hommes, le Sauveur ajoute: " Que si votre main ou votre pied vous est un sujet de scandale, coupez-le et jetez-le loin de vous. Il vaut bien-mieux pour vous que vous entriez dans la vie n’ayant qu’un pied ou qu’une main, que d’avoir deux pieds et deux mains, et d’être précipité dans le feu éternel (8). Et si votre oeil vous est un sujet de scandale, arrachez-le et jetez-le loin de vous. Il vaut bien mieux pour vous que vous entriez dans la vie n’ayant qu’un oeil, que d’avoir deux yeux et d’être précipité dans le feu de l’enfer " 9) " Ce n’est point des membres du corps dont Jésus-Christ parle en ce lieu, mais des amis et des personnes qui nous sont unies de telle sorte, que nous les regardons comme nous étant aussi nécessaires que les membres de notre corps. Quoiqu’il ait déjà dit cela plus haut, il ne laisse pas de le redire ici encore. Car il n’y a rien de plus dangereux que la compagnie des personnes corrompues. L’amitié quelquefois a plus de pouvoir sur nous pour nous inspirer le bien ou le mal, que la (467) nécessité même. C’est pourquoi Jésus-Christ nous commande d’éloigner de nous nos plus intimes amis lorsqu’ils nous nuisent, marquant ainsi clairement que c’était ceux qu’il avait dans l’esprit, lorsqu’il parlait des auteurs de ces scandales.

Considérez donc, mes frères, avec quel soin le Sauveur écarte d’avance les maux que ces scandales pourraient causer, premièrement en les prédisant, en avertissant les lâches de s’y tenir préparés et de veiller sur eux-mêmes, et en marquant que de tous les maux il n’y en avait point qui fût plus à craindre. Car il ne dit pas seulement: " Malheur au monde à cause des scandales " ; mais, pour montrer davantage la grandeur de ce mal, il prononce un double malheur contre celui qui en aurait été l’auteur, car en disant: " Mais malheur à cet homme ", et le reste, il nous fait assez juger quelle sera la sévérité de la punition qu’il en doit tirer.

Il ne se contente pas même de cela. Il augmente encore notre terreur. par des comparaisons étonnantes , par lesquelles il nous apprend en même temps le moyen, de fuir les scandales. Ce moyen, mes frères, est de retrancher de notre amitié tous les méchants, quels que soient les liens qui les unissent à nous. Il en apporte une raison convaincante. Car si vous continuez de les regarder comme vos amis pendant qu’ils sont en cet état, vous ne pourrez les gagner et vous vous perdrez vous-même; mais si vous les retranchez de votre amitié, et que vous les traitiez en ennemis, vous sauverez au moins votre âme.

Si vous reconnaissez donc que l’amitié d’une personne vous soit dangereuse, retranchez-la impitoyablement. Si nous coupons souvent nos propres membres, lorsqu’ils sont pourris, de peur qu’ils ne gâtent les autres, combien moins devons-nous épargner nos amis lorsqu’ils nous corrompent? Si le mal était naturel à l’homme, il lui serait inévitable quoi qu’il pût faire, et ainsi cet avis de Jésus-Christ serait inutile. Mais, comme il est impossible que les instructions d’un Dieu soient inutiles et hors de propos, nous devons conclure que le mal vient de notre volonté et non de la nécessité de la nature.

" Prenez bien garde de ne mépriser aucun de ces petits; car je vous déclare que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux (10)". Il n’entend point par ce mot " de petits ", ceux qui sont tels en effet, mais seulement ceux qui passent pour "petits " dans le monde, c’est-à-dire les humbles, les pauvres et les inconnus qui sont d’ordinaire méprisés des hommes. Car comment pourrait-on appeler " petit " celui qui a la gloire d’être aimé de Dieu? Comment celui qui est plus grand que tout le monde, pourrait-il être appelé " petit" ? Ainsi il les appelle " petits", non parce qu’ils le sont en eux-mêmes, mais parce qu’ils le sont aux yeux des hommes. Il ne dit pas seulement qu’on ne les méprise pas en général, mais qu’on n’en méprise pas même " un seul ". Et en commandant ainsi de les honorer, il nous défend encore davantage contre les scandales. Car s’il nous est utile de fuir les méchants, il nous l’est aussi d’honorer les bons. Et nous tirons de là un double avantage: l’un de nous éloigner de ceux dont la compagnie ne nous pourrait être qu’une occasion de chute et de scandale; l’autre d’avoir de l’estime et de l’amour pour ceux dont la vie doit être la règle et l’exemple de la nôtre.

Jésus-Christ ajoute une autre raison, qui nous les doit rendre encore plus vénérables. " Car je vous déclare ", dit-il, " que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux". On voit par ces paroles que les saints et que tous les chrétiens ont des anges. L’Apôtre dit aussi " que la femme se doit voiler la tête à cause des " anges". (I Cor. II, 6; Deut. XXXII, 7.) Et Moïse régla les limites des nations selon le nombre des anges de Dieu. Mais ici Jésus-Christ ne parle pas seulement des anges, mais des anges les plus élevés. Car en disant " ils voient la face de mon Père", Jésus-Christ marque la liberté et la confiance avec laquelle ces anges s’approchent de la majesté de Dieu, et par conséquent la grande gloire dont ils jouissent. " Car le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu (11) ". Il ajoute encore ici une autre raison plus puissante que la première, et y joint une comparaison par laquelle il fait voir que son Père est dans la même volonté que le Fils. " Dites-moi, je vous prie, si un homme a cent brebis, et qu’une seule vienne à s’égarer, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres pour aller sur les montagnes chercher celle qui était égarée (12)? Et s’il arrive qu’il la trouve, je vous dis en vérité qu’il en reçoit plais de joie que des (468) quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont point égarées (13). Ainsi " votre Père qui est dans le ciel ne veut pas a qu’aucun de ces petits périsse (14) ". Considérez par combien de raisons Jésus-Christ nous exhorte à avoir de l’estime et du soin des moindres d’entre nos frères. Ne dites donc plus : ce pauvre homme est un serrurier; celui-ci un cordonnier, et celui-là un jardinier, et ainsi ce sont des gens de néant dont je ne fais pas grand compte. Voyez au contraire par combien de considérations Jésus-Christ veut que vous bannissiez ces pensées et que vous en preniez d’autres plus équitables et plus conformes à la foi, et que vous ayez égard même aux plus petits. Il prend un petit enfant, et le met au milieu de ses disciples. Il leur commande de devenir comme de petits enfants, et leur dit que quiconque en recevrait de tels en son nom, le recevrait lui-même: et que quiconque les scandaliserait, souffrirait d’épouvantables supplices. Il ne se contente pas de dire que ces auteurs de scandale seraient jetés dans la mer avec une meule attachée au cou. Il prononce encore un double malheur contre eux; et il nous commande de les couper et de les retrancher de nous, quand ils nous seraient ,aussi nécessaires que nos mains ou que nos yeux.

Il nous engage aussi à honorer ces petits par le respect que nous devons aux anges qui les gardent. Il nous y exhorte encore plus puissamment par ses propres souffrances, par ce qu’il a enduré pour eux: car en disant: " Le Fils de l’homme est venu pour sauver ce qui était perdu", il nous marque clairement sa croix. C’est dans cette même pensée que saint Paul nous défend de scandaliser notre frère " pour lequel Jésus-Christ est mort " - (Rom. IV, 15). Enfin il nous y exhorte par la raison que son Père céleste ne veut pas que ces petits périssent; et il se sert de sa comparaison familière d’un pasteur qui quitte ses brebis qui sont en sûreté pour aller chercher celle qui s’est égarée, et qui la trouvant en reçoit une extrême joie. Si Dieu donc se réjouit ainsi lorsqu’il retrouve un de ces petits " qui s’est égaré, comment osez-vous mépriser ceux que Dieu considère tant, vous qui devriez, à l’imitation de Jésus-Christ, donner, s’il était besoin, votre propre vie pour sauver le moindre d’entre eux?

5. Vous me direz peut-être que tout ce que je dis est véritable, mais que néanmoins il est difficile de considérer un homme qui n’a rien que de vil et de méprisable. C’est pour cela même que vous devez faire de plus grands efforts pour tâcher de le sauver. Le divin Pasteur quitte quatre-vingt-dix-neuf brebis pour, en aller chercher une seule qui s’est égarée, sans que le-soin de tant d’autres puisse lui faire négliger la perte de celle-ci. Saint Luc marque de plus qu’il rapporte cette brebis sur ses épaules, et qu’il y a une plus grande joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit et fait pénitence, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes. Le bon Pasteur ne pouvait pas mieux marquer le soin prodigieux qu’il a de cette brebis égarée que par l’abandon qu’il fait des autres, et par la joie qu’il éprouve après l’avoir retrouvée.

Ne négligeons donc jamais les petits et ceux qui nous paraissent méprisables, puisque c’est là proprement ce que nous a voulu apprendre Jésus-Christ, par ces instructions saintes que nous avons rapportées. Jésus-Christ réprime l’orgueil des esprits altiers en les menaçant de leur fermer l’entrée du royaume des cieux; s’ils ne deviennent comme de petits enfants, et en leur disant qu’il vaudrait mieux pour eux être jetés au fond de la mer, avec une meule de moulin attachée au cou. Et certes, c’est justement qu’il traitera ainsi les superbes, puisqu’il n’y a point de vice qui détruise tant la charité que l’orgueil.

En disant encore " qu’il est nécessaire qu’il arrive des scandales ", il nous rend attentifs sur nous-mêmes; et en disant: " Malheur à celui par qui viendra le scandale ", il nous avertit tous de prendre garde à ne point tomber dans ce malheur par notre faute et par le déréglement de notre conduite. Et il nous apprend à surmonter tous les obstacles de notre salut, en nous recommandant de retrancher de nous les personnes scandaleuses. Il nous défend aussi de mépriser les petits, non pas faiblement, mais avec une grande instance, en nous disant: " Prenez bien garde de ne point mépriser un de ces petits, parce que leurs anges voient toujours la face de mon Père qui est dans les cieux ". C’est pour eux, dit-il, que je suis venu, et la volonté de mon Père est qu’ils soient sauvés. Vous voyez par combien de considérations Jésus-Christ nous porte à avoir soin des faibles. Combien il craint qu’ils ne se perdent, de combien de supplices il menace ceux qui (469) les tromperont; combien de dons il promet à ceux qui auront soin d’eux; et combien il nous y engage par son exemple et par celui de son Père.

Imitons ce grand modèle, mes frères, et ne refusons jamais rien de ce qui regarde le service et le bien de ces petits. Que rien ne nous paraisse ou trop. bas ou trop difficile, lorsqu’il s’agit de les assister. Quand celui que nous servirions, serait vil et méprisable; quand ce qu’il désirerait de nous serait pénible; quand il faudrait monter sur les plus hautes montagnes; que tout nous paraisse léger, lorsqu’il s’agit du salut de notre frère. Son âme a été si précieuse aux yeux de Dieu, que, pour la sauver, il n’a pas épargné son Fils unique. C’est pourquoi je vous conjure qu’à l’avenir, lorsque vous sortez de chez vous le matin, vous n’ayez que ce but et que ce désir durant tout le jour, de trouver l’occasion de tirer votre frère de quelque péril. Je ne parle pas seulement des périls du corps qui sont visibles à tous les yeu. J’ai peine, même à les appeler périls; je parle d’autres périls bien plus dangereux, où les tentations du démon engagent les âmes. Si les marchands traversent les terres et les mers pour s’enrichir de plus en plus, si les artisans se tuent pour ajouter quelque chose au peu de bien qu’ils ont; comment pouvons-nous être si lâches que de nous contenter de nous sauver seuls, puisque nous hasardons notre propre salut, si nous n’avons point soin de celui des autres? Ainsi, dans un combat celui qui ne pense qu’à se sauver en fuyant, se perd lui-même avant de perdre les siens; mais celui qui combat hardiment pour tirer ses compagnons du péril, se sauve lui-même en les sauvant.

Puis donc que cette vie est une guerre continuelle, et que nous sommes toujours en présence des ennemis, combattons comme notre roi et notre chef nous le commande. Ne craignons ni le travail, ni les blessures, ni la mort. Conspirons tous à nous défendre et à nous sauver tous ensemble; et que notre magnanimité anime les plus hardis, et donne du coeur aux plus lâches. Car plusieurs d’entre nos frères ont reçu des plaies mortelles dans ce combat; ils sont couverts de leur propre sang, et il n’y a personne qui se mette en peine de les guérir. Ni les laïques, ni les prêtres, ni les prélats, ni les amis, ni les frères ne sont touchés de ces maux. Chacun ne pense qu’à ce qui le touche, et il se nuit en cela même qu’il ne pense qu’à lui seul. Rien ne nous donne tant de confiance auprès de Dieu, rien ne nous rend plus agréables à ses yeux, que de ne point chercher nos intérêts propres. D’où vient, pensez-vous, que nous sommes si faibles, et que nous succombons si aisément sous les efforts des hommes ou des démons; sinon de ce que nous ne sommes attachés qu’à nous-mêmes, et que nous ne travaillons point à nous défendre et à nous secourir les uns les autres? Nous n’aimons jamais de cet amour qui naît de Dieu et qui tend à Dieu, mais nous cherchons des sujets d’aimer les hommes ou dans la liaison du sang, ou dans l’amitié humaine, ou dans les rapports de voisinage, sans être conduits par cette charité divine, qui devrait être toute la source et le principe de notre amour. De là vient que c’est d’ordinaire le hasard ou notre fantaisie et non pas la religion et la piété qui sont la règle de nos amitiés, et que nous préférons souvent dans ce choix les Juifs et les païens même à ceux qui sont comme nous les enfants de l’Eglise.

6. On croit souvent justifier une affection si irrégulière en disant qu’il y a des chrétiens fâcheux et insupportables, et des païens au contraire d’une conversation agréable et d’une humeur douce. Mais comment osez-vous appeler votre frère fâcheux et insupportable, lorsque Jésus-Christ même vous défend de lui dire une parole qui témoigne la moindre impatience? Vous ne rougissez point d’avoir ces sentiments touchant votre frère, et d’en parler de la sorte à tout le monde, lui qui est à Jésus-Christ ce que vous lui êtes; qui est membre de ce chef que vous adorez ; qui a été régénéré comme vous dans le sein de la même Eglise, et qui est nourri avec vous du même pain du ciel à la même table. Si la nature vous avait donné un frère, vous vous croiriez obligé de l’assister, quand même il serait couvert de crimes, et si vous le voyiez dans l’infamie, vous croiriez-avoir part à son déshonneur. Et quand Dieu vous en a donné, vous le décriez vous-même, bien loin de le défendre contre ceux qui le déshonorent. C’est un homme insupportable, dites-vous. C’est pour le guérir de cette mauvaise humeur que Dieu veut que vous l’aimiez, afin que vous tâchiez de lui inspirer de la douceur. Quand je lui parlerais, me dites-vous, je suis certain qu’il ne (470) m’écouterait pas. D’où le savez-vous? L’avez-vous essayé souvent? Oui, dites-vous: je l’ai fait une ou deux fois. Quoi, vous appelez cela souvent ? Quand vous n’auriez point eu d’autre application que celle-là durant toute votre vie, voue ne devriez pas vous rebuter. Ne voyez-vous pas combien de fois Dieu nous avertit lui-même par ses prophètes, par ses apôtres et par ses évangélistes? Cependant, croyez-vous que nous ayons bien reçu tous ces avis, et que nous les ayons suivis comme nous devions? Dieu, a-t-il cessé pour cela de nous avertir? Est-il demeuré dans le silence? Ne nous dit-il pas encore tous les jours: "Vous ne pouvez servir tout ensemble .Dieu et l’argent " ? (Matth. VI, 24.) Cependant l’avarice règne partout, et croît tous les jours. Dieu ne nous crie-t-il pas tous les jours : " Remettez et on vous remettra (Luc, VII, 40) "? et nous devenons tous les jours plus inhumains envers nos frères. Dieu ne nous exhorte-t-il pas sans cesse à la chasteté et à la continence? et néanmoins, combien en voit-on qui se plongent comme des pourceaux dans les infamies les plus détestables? Cependant, Dieu ne cesse point de nous instruire et de nous reprendre, quoique nous soyons si intraitables et indociles.

Que ne nous réglons-nous sur ce modèle, et que ne nous disons-nous à nous-mêmes : Hélas! Dieu nous parle continuellement. Il ne se lasse point de nous exhorter. Il ne se rebute jamais, quoique nous fassions un si mauvais usage de ses avis. Que ne l’imitons-nous donc en nous conduisant envers nos frères comme il se conduit envers nous? C’est cette dureté que nous témoignons pour eux, qui a fait dire à Jésus-Christ: " Qu’il y en aura peu de sauvés ". Car, s’il ne nous suffit pas pour être sauvés d’avoir de la vertu, et s’il faut encore que nous brûlions de zèle pour l’avancement des autres, que devons-nous attendre un jour, nous qui ne pensons ni à notre propre salut, ni à celui de nos frères? Quelle espérance nous peut-il rester?

Mais pourquoi me plaindre ici de l’indifférence que vous témoignez pour le salut de tous les hommes, puisque vous êtes si insensibles à celui des personnes mêmes avec qui vous vivez, à celui de votre femmes de vos enfants et de, vos domestiques? Nous quittons ces soins de charité pour nous embarrasser en d’autres pleins de vanité et d’inquiétude. Nous nous occupons de pensées extravagantes et chimériques; comme ceux dont le vin a étouffé la raison. Interrogez-vous vous-mêmes, et vous verrez que vous pensez ou à multiplier le nombre de vos valets, ou à mieux régler le service qu’ils vous rendent, ou à acquérir plus de bien à vos enfants, ou à rechercher des habillements plus magnifiques pour votre femme. Ainsi, ce n’est pas d’eux proprement que vous avez soin, mais de ce qui les environne. Vous ne vous mettez pas en peine que votre femme ait de la piété, mais qu’elle ait de quoi se parer, ni que vos enfants soient bien élevés, mais qu’ils soient bien riches.

Vous ressemblez à quelqu’un qui, voyant une maison parfaitement bien ornée, mais dont les murailles tomberaient en ruine, ne penserait point à les relever, mais seulement à y faire des embellissements au dehors: ou à un malade qui ayant le corps abattu de langueur, au lieu de penser à se guérir, ne serait occupé que du soin de se faire faire des habits superbes : ou à une femme qui, se voyant près de la mort, ne penserait point à s’en retirer, mais seulement à avoir des servantes bien parées et de beaux ameublements. C’est ainsi que nous nous conduisons à l’égard de notre âme. Nous ne sommes point touchés de ses misères et de ses langueurs. Nous la voyons sans douleur en proie à la colère, aux emportements, aux passions furieuses, à la .médisance, à la vaine gloire, aux révoltes intérieures, enfin à une infinité de bêtes cruelles qui la dévorent. Nous souffrons sans peine qu’elle soit tyrannisée par tant d’ennemis, pendant que nous ne pensons qu’à avoir de belles maisons, et un grand nombre de gens qui nous servent.

S’il arrivait qu’un ours ou qu’un lion rompît ses chaînes et sortît du lieu où on le garde, nous fermerions aussitôt toutes nos maisons pour n’être point exposés à la rage de ces bêtes. Et maintenant lorsque nos passions et nos pensées criminelles, comme autant de bêtes farouches, déchirent cruellement notre âme, nous, nous laissons dévorer non-seulement sans nous plaindre, mais avec joie. Toutes ces bêtes qui peuvent tuer les hommes sont enfermées avec grand soin, ou dans les déserts, ou dans la ville, en des lieux très-sûrs, de peur qu’en s’échappant, elles ne fassent du désordre jusque dans les tribunaux des juges et dans les palais des rois: et nous souffrons que tant de bêtes cruelles renversent tout dans notre âme, où Dieu même rend ses jugements et ses (471) oracles, et où il est assis comme sur son trône. De là vient que tout est en désordre au dedans de nous, et que ce trouble du dedans passe au dehors. Nous sommes semblables à une ville surprise par des barbares; ou à de petits oiseaux qui, voyant un dragon entrer dans leur nid sont frappés d’épouvante et font des efforts inutiles pour voler.

7. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de penser à vous. Armons-nous contre ce dragon infernal. Prenons " l’épée de l’esprit " dont parle saint Paul, pour chasser ces pensées honteuses, qui, comme des bêtes cruelles se lancent dans notre âme pour la dévorer. Eloignons de nous le malheur dont Dieu menace la Judée par son Prophète; " Les onocentaures ", dit-il, " les hérissons et les dragons s’assembleront dans ces lieux et y sauteront ", (Isa., XIII, 21.) Il y a des hommes qui sont bien plus méchants que ces onocentaures, qui ne pensent qu’à danser et à courir çà et là dans le monde comme les bêtes sauvages dans les déserts, et c’est ainsi que vivent la plupart des jeunes gens. Ils ne sont retenus ni par la crainte ni par la raison; ils suivent aveuglément l’ardeur et l’impétuosité de leurs passions, et n’ayant tien d’honnête qui les occupe, ils appliquent, tout leur esprit à faire le mal.

Les pères sont les premières causes de ces désordres, parce qu’ils négligent l’éducation de leurs enfants; Quand ils ont de jeunes chevaux, ils ont grand soin qu’on emploie tout l’art possible pour les dresser. Ils appréhendent fort qu’ils ne deviennent vicieux, et ils veulent qu’on les accoutume de bonne heure au frein et à l’éperon, afin qu’étant prêts au moindre mouvement, ils répondent à tout ce que l’on demande d’eux. Et cependant ils n’ont pas pour leurs enfants le même soin qu’ils ont pour ces bêtes. Ils souffrent que, sans frein, sans loi et sans retenue, ils courent où la fougue de leurs passions les emporte, ou dans les maisons de jeu, ou aux spectacles, ou dans les lieux détestables que la pudeur ne permet pas de nommer, Les pères amuraient pu empêcher ces désordres en choisissant de bonne heure à leurs enfants une femme modeste, et prudente, qui aurait su gagner leur esprit, et qui aurait arrêté la licence de leurs passions par le lien et par l’honnêteté du mariage. Ce débordement de la jeunesse, qui est si grand aujourd’hui, est la source des adultères et de toutes les débauches. Si un jeune homme épousait de bonne heure une jeune fille chaste et prudente, il s’occuperait dans le gouvernement de sa famille, et il aurait soin de sa réputation et de son honneur.

Mais mon fils est tout jeune, me dites-vous, l’engagerai-je sitôt dans le mariage? Je vois cette nécessité et je la déplore. Si Isaac autrefois demeura vierge jusqu’à quarante ans, et ne s’est marié qu’à cet âge (Gen. XXV, 20), il serait bien plus raisonnable d’imiter une conduite si pure dans la loi de grâce. Mais vous nous mettez dans l’impuissance de vous donner ce conseil. Vous abandonnez d’abord vos enfants, et après qu’ils se sont plongés dans le vice et dans toutes sortes d’infamies, vous les mariez, ne considérant pas que le principal point du mariage, c’est d’y entrer avec un corps chaste. Car à moins de cela, quel avantage en tirera-t-on? Mais vous faites tout le contraire, et vous ne mariez vos enfants qu’après qu’ils se sont corrompus de toutes manières, c’est-à-dire lorsque le mariage leur est devenu inutile, J’attends, dites-vous, qu’il ait acquis dans le monde du mérite et de l’honneur, et après cela je le marierai. Ainsi, vous avez grand soin de ses avantages temporels, mais vous n’avez pour son âme que du mépris et qu’une cruelle indifférence.

Voilà la source de tous les désordres et de tous les maux, de ne faire aucune estime du salut de son âme, de la laisser dans l’abandon comme une chose de vil prix, de négliger le principal pour ne s’occuper que de l’accessoire. Ne savez-vous pas que le plus grand trésor que vous puissiez laisser à votre fils, c’est la pureté de son corps? Avons-nous rien de si précieux que notre âme? " Quel avantage ", dit Jésus-Christ, " retirera l’homme de gagner tout le monde s’il perdait son âme "? (Matth. XVI, 26.) Mais l’avarice aujourd’hui renverse tout. C’est un tyran qui domine dans le coeur des hommes comme dans sa forteresse, et qui en bannit la crainte de Dieu. De là vient que nous négligeons et notre salut et celui de nos enfants. Nous ne nous mettons en peine que d’amasser et de leur laisser beaucoup de bien, afin qu’ils le laissent aussi à leurs enfants, et ceux-là à d’autres. Ainsi, nous travaillons plutôt afin que d’autres possèdent notre bien, qu’à le posséder nous-mêmes.

Nous traitons nos enfants encore plus mal que nos esclaves; car nous corrigeons ceux-ci, et nous négligeons nos enfants, comme s’ils nous étaient plus indifférents que ceux qui ne (472) nous ont coûté qu’un peu d’argent. Mais c’est trop peu dire, au-dessous de nos esclaves:

nous les rabaissons même au-dessous des bêtes, au-dessous des ânes et des chevaux. Si vous choisissez un cocher, un valet d’écurie, vous prenez garde qu’il ne soit pas sujet au vin, qu’il ne soit pas voleur, et qu’il sache bien panser et bien conduire des chevaux. Et si vous voulez donner à vos enfants un précepteur pour les for,mer et pour les conduire, vous ne vous mettez point en peine de ce choix. Le premier qui se présente vous convient. Et cependant il n’y a point d’emploi, ni plus grand, ni plus difficile que celui-là; car qu’y a-t-il de plus important que de former l’esprit et le coeur, et de régler route la conduite d’un jeune homme? On estime un grand peintre et un grand sculpteur; mais qu’est-ce que leur art au prix de l’excellence de celui qui travaille, non sur la toile ou sur le marbre, mais sur les esprits? Cependant, nous- négligeons toutes ces choses. Nous ne nous mettons pas en peine de rendre nos enfants chrétiens, mais éloquents. Et ce désir même est intéressé. Car la fin que nous nous proposons, n’est pas simplement qu’ils soient éloquents, mais qu’ils s’enrichissent par leur éloquence. Que s’ils pouvaient devenir riches sans être éloquents, nous mépriserions aussi bien l’éloquence que tout le reste.

Considérez donc combien est grande la tyrannie de l’avarice; comme elle corrompt tout, comme elle renverse, tout, et comme elle domine les hommes; qu’elle rabaisse, non-seulement au rang des esclaves, mais des bêtes mêmes. Nous vous l’avons dépeinte telle qu’elle est. Nous avons bien dit des choses contre elle; niais quel avantage en tirerons-nous? Nous la combattons par des paroles, et elle nous combat par des actions. Nous ne cesserons point néanmoins de la décrier et de vous en donner de l’horreur. Si nous sommes assez heureux pour gagner quelque chose par nos exhortations, nous nous sauverons en vous sauvant. Que si nos remontrances vous sont inutiles, nous nous serons au moins acquittés de notre devoir. Je conjure la miséricorde infinie de Dieu de vous délivrer d’une maladie si dangereuse, et de nous donner sujet de nous glorifier des règlements de votre vie, par la grâce de Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles dés siècles. Ainsi soit-il. (473)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LX
" QUE SI VOTRE FRÈRE A PÉCHÉ CONTRE VOUS, ALLEZ LE REPRENDRE EN PARTICULIER ENTRE VOUS ET LUI S’IL VOUS ÉCOUTE, VOUS AUREZ GAGNÉ VOTRE FRÈRE ". (CHAP. XVIII, 15, JUSQU’AU VERSET 21.)

ANALYSE

1. Quand on reprend son prochain de ses torts, il faut le faire en secret.

2. Un mot en passant contre les usuriers.

3. Des amitiés chrétiennes. — Qu’elles doivent être pures de tout intérêt. — Que les amitiés du monde ne peuvent être solides. — De la fermeté des amis chrétiens. — Belle description de la charité. — Que Jésus-Christ nous en a donné le modèle.
 
 

1. Comme Jésus-Christ avait parlé avec force contre ceux qui scandalisent leurs frères, et qu’il avait lancé contre eux de terribles menaces, il empêche ici maintenant que ceux que l’on scandalise et qui croiraient que toute la faute retomberait sur les auteurs du scandale, ne tombent dans un autre mal, et qu’ils ne glissent à l’orgueil, en prétendant que c’est (473) à leurs frères à réparer l’injure qu’ils leur ont faite. Considérez donc comment Jésus-Christ les rabaisse en leur commandant de ne reprendre leur frère qu’en particulier, de peur que, s’il se voyait accusé en présence de plusieurs témoins, cet outrage ne lui parut insupportable, et qu’ en dépit qu’il en aurait ne l’empêchât de reconnaître sa faute. C’est pourquoi Jésus-Christ dit ; " Reprenez-le, mais seul à seul".

" Et s’il vous écoute, vous avez, gagné votre frère ". Que veut dire cette parole : " Et s’il vous écoute "? c’est-à-dire, s’il se condamne lui-même, et s’il reconnaît qu’il a eu tort, " vous aurez gagné votre frère ". Il ne dit pas, vous aurez reçu une satisfaction entière; mais, " vous aurez gagné votre frère " montrant par ce mot de "gagner ", que la perte que causait cette inimitié était commune à l’un et à l’autre. Il ne dit pas : votre frère se gagnera lui seul; mais " vous gagnez votre frère " pour faire voir, comme je l’ai dit, qu’ils avaient fait tous deux auparavant une grande perte: l’un, de son frère, et l’autre, de son propre salut.

Jésus-Christ nous adonné le même avis dans son sermon sur la montagne. Il n’y a que cette différence, que là c’est celui qui a fait l’offense qu’il envoie à celui qu’il a offensé : " Si lorsque vous présentez votre don à l’autel ", dit-il, " vous vous souvenez que votre frère a quelque sujet de se plaindre de vous, laissez là votre don à l’autel, et allez vous réconcilier auparavant à votre frère "(Matt. V, 23); et qu’ici, au contraire, c’est à celui qui a reçu le tort qu’il commande de pardonner à celui qui l’a offensé. Car il nous a appris à dire : " Remettez nous nos dettes comme nous les " remettons à ceux qui nous doivent ". Mais il se sert ici d’un autre moyen. Il n’oblige plus seulement celui qui a offensé son frère de l’al1er trouver; mais il veut que celui-là même qui a reçu l’injure aille trouver celui qui la lui a faite. Car, comme celui qui a fait outrage à un autre n’est pas d’ordinaire si disposé à l’aller trouver, à cause de la honte et de la confusion qu’il a de sa faute, Jésus-Christ veut que ce soit l’autre qui le prévienne, et qui lui parle le premier, non d’une manière indifférente, mais dans le désir sincère de l’aider à réparer cette faute. Il ne dit pas : faites-lui de grands reproches, punissez-le, vengez-vous vous-même; mais seulement " reprenez-le ".

Comme sa colère l’aveugle, et que la con fusion qu’il en a est comme une ivresse qui le tient dans un assoupissement mortel, il faut que vous, qui êtes pain, alliez trouver le malade, et que, par cette réprimande douce et secrète, vous lui facilitiez le moyen de se guérir. Car, ce que Jésus-Christ entend ici par ce mot: "reprenez-le ", ne peut dire autre chose, sinon:

représentez-lui sa faute, et faites-lui comprendre le mal qu’il vous a fait. Ainsi, en l’accusant même, vous le défendrez en quelque sorte. Vous le servirez, et vous l’inviterez à se réconcilier, parfaitement avec vous.

Mais que ferai-je, me direz-vous, s’il demeure inflexible et opiniâtre? Jésus-Christ vous répond à cela : "S’il ne vous écoute point, prenez encore avec vous une ou deux personnes, afin que tout ce que vous ferez "soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins (46) ". Plus votre frère témoigne d’opiniâtreté et d’endurcissement dans le mal, plus vous devez travai1ler à le guérir, et non vous irriter contre lui et le regarder comme une personne insupportable. Lorsqu’un médecin voit un malade pressé d’un mal intérieur et très-violent, il ne se décourage pas, il ne s’impatiente pas; mais il s’applique seulement avec plus de soin à le guérir. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande de nous, conduire. Si vous êtes trop faible étant seul, prenez du secours, appelez un ou deux autres témoins. Car deux témoins suffisent pour convaincre votre frère de son péché.

Ainsi vous voyez partout, mes frères, que Jésus-Christ considère autant le bien de celui qui ,a fait l’offense, que de celui qui l’a reçue. Et en effet, celui qui a le plus perdu dans cette rencontre, et qui est véritablement offensé, c’est celui qui a succombé à sa colère pour offenser l’autre. C’est celui-là qui est véritablement malade, et qui est réduit à une langueur et à une faiblesse extrême. C’est pourquoi vous voyez que Jésus-Christ commande avec soin à celui qui est exempt de cette maladie, d’aller trouver le malade, tantôt lui seul, tantôt avec un ou deux témoins : et si le malade demeure toujours inflexible, il veut que toute l’Eglise vienne à son secours.

" Que s’il ne les écoute point, dites-le à "l’Eglise (17) ". Si Jésus-Christ n’avait pensé qu’aux intérêts de celui qui a reçu l’offense, il ne nous aurait pas commandé de pardonner (474) jusqu’à soixante-dix fois sept fois à celui qui témoignerait avoir regret de nous avoir offensé: et il ne commanderait pas ici qu’on employât tant de personnes pour tâcher de le faire rentrer en lui-même. Il ne nous ordonne rien de pareil à l’égard des païens et des infidèles qui sont hors de 1’Eglise. Il se contente de nous dire: " Si quelqu’un vous frappe sur une joue, tendez-lui l’autre "; sans nous commander ensuite de les aller avertir de leur injustice, comme il fait ici. Saint Paul dit la même chose. Car parlant des infidèles, il dit: " Pourquoi entreprendrai -je de juger ceux qui sont hors de l’Eglise "? (I Cor. V, 12.) Mais il veut en même temps que nous agissions autrement à l’égard de nos frères

Il veut que nous. leur représentions leur faute, afin qu’ils aient du regret de l’avoir faite. Il veut que nous les retranchions d’avec nous s’ils demeurent incorrigibles, afin que ce retranchement leur donna lieu de reconnaître enfin le mal qu’ils ont fait.

C’est ce que Jésus-Christ nous oblige ici de faire à l’égard de nos frères. Il établit comme trois maîtres et trois juges, pour faire comprendre à celui qui a fait l’outrage, dans quels excès il est tombé, lorsqu’il s’est laissé emporter et comme enivrer par sa passion. Après que la colère l’a porté à dire et à faire beaucoup de choses impertinentes et déraisonnables, Jésus-Christ veut qu’on l’en fasse ressouvenir: comme on raconte à ceux qui se sont enivrés les extravagances et les folies que les vapeurs du vin leur ont fait dire. La colère et le péché sont une ivresse très-véritable. Elles renversent la raison plus que le vin, et elles jettent l’âme dans des extravagances bien plus dangereuses.

Qui fut plus sage autrefois que le prophète David? (II Rois, XII, 1.) Cependant il pécha, et il ne sut pas qu’il péchait. Sa passion enivra en quelque sorte toute sa raison, et remplit son âme comme d’une épaisse fumée. C’est pourquoi il eut besoin qu’un prophète vint éclairer ses ténèbres, et que la lumière de sa parole lui fît voir quel était le crime qu’il avait commis. C’est dans ce même dessein que Jésus-Christ oblige l’offensé d’aller trouver l’offenseur, afin de l’avertir des excès où il s’est laissé emporter.

2. Mais pourquoi veut-il que ce soit celui-là même qui a reçu l’offense, et non un autre qui s’aille plaindre à celui qui la lui a faite?

Il le fait parce que celui qui est coupable est plus disposé à recevoir avis de celui même qu’il a maltraité, principalement lorsqu’il le reprend seul et sans témoin. Bien n’est si capable de le toucher ni de le faire rentrer en lui-même, que de voir que celui qui semblerait ne devoir penser qu’à se venger de son injustice, ne te met en peine au contraire que de son salut. Vous voyez donc, mes frères, que tout ce que Jésus-Christ ordonne en cette occasion à celui qui a été offensé, ne tend qu’à sauver, et non à punir son frère. C’est pour ce sujet qu’il ne veut pas que d’abord il mène avec lui deux autres témoins, mais seulement après qu’il aura seul tenté inutilement de le guérir; il ne veut pas non plus qu’après qu’il a été rebuté lorsqu’il était seul, il mène tout d’un coup avec lui un grand nombre de personnes, mais seulement une ou deux. Que s’il rejette encore, leurs remontrances, il ordonne alors qu’on en avertisse 1’Eglise. C’est ainsi que Jésus-Christ nous apprend avec quelle sagesse nous devons éviter d’insulter au péché de notre frère.

Mais que veulent dire ces paroles: " Afin que tout ce que vous ferez soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins ", c’est-à-dire afin que vous ayez un suffisant témoignage que vous avez fait de votre côté tout ce que vous deviez faire, et que vous n’avez rien omis de ce qui était de votre devoir. " Que s’il ne les écoute point", dit Jésus-Christ, " dites-le à l’Eglise ", c’est-à-dire à ceux qui la conduisent. " Et s’il n’écoute pas l’Eglise même, qu’il soit à votre égard comme un païen et un publicain (47) ". Car il sera évident que sa maladie est incurable. Considérez ici que Jésus-Christ propose partout les publicains comme les derniers des hommes, Nous avons déjà vu qu’il a dit : " Les pécheurs et les publicains ne sont-ils pas la même chose " (Matth. V, 45.) Et ailleurs: " Les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (Matth. XXI, 31) "; c’est-à-dire, les personnes les plus criminelles et les plus désespérées. Ecoutez ceci, vous qui cherchez sans cesse à trafiquer de vos injustices et à ajouter tous les jours usure sur usure. D’où vient que Jésus-Christ met ici celui qui a fait violence à son frère au rang des publicains, c’est-à-dire des pécheurs désespérés, sinon pour adoucir d’un côté celui qui a souffert l’injustice, et pour épouvanter au contraire celui qui (475) l’a faite? Et afin que vous ne croyiez pas qu’il ne soit puni que de cette sorte, il ajoute aussitôt:

" Je vous dis en vérité que tout ce que vous " lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et que " tout ce que vous délierez sur la terre sera "délié dans le ciel (48)". Il ne dit point à l’évêque de cette Eglise : Liez cet homme, mais seulement : " Si vous le liez ". Il laisse cela à la volonté de celui qui a reçu l’offense. Mais ce qui sera lié le demeurera toujours. Cet homme sera condamné aux plus grands supplices, et ce ne sera point celui qui l’a déféré à l’Eglise qui en sera cause, mais cette opiniâtreté qui l’a rendu inflexible dans le mal. Jésus-Christ le menace d’une double punition, des jugements de l’Eglise et des tourments de l’enfer; et il le menace des premiers, afin qu’il évite les seconds. Il veut qu’on lui fasse craindre d’être retranché de la compagnie des fidèles et d’être lié sur la terre et dans le ciel, afin que la frayeur l’adoucisse et le fasse rentrer en lui-même. Car s’il n’a point été ébranlé jusque-là, il est difficile néanmoins que cette multitude de jugements ne l’effraie et qu’elle n’arrête enfin les emportements de sa colère. C’est pourquoi Jésus-Christ établit trois différents jugements qui se succèdent l’un à l’autre. Il ne veut pas retrancher d’abord ce criminel de son Eglise. Après le premier jugement il veut voir si le second ne l’ébranlera pas, et après que le second lui a été inutile, il veut l’épouvanter par le troisième. S’il s’opiniâtre contre tous ces remèdes, il lui représente enfin l’état où il sera lorsqu’il tombera entre les mains de Dieu même, et le supplice qu’il en doit attendre.

" Je vous dis encore que si deux d’entre vous s’unissent ensemble sur la terre, quoi que ce soit qu’ils demandent, ils l’obtiendront de mon Père qui est dans le ciel (19). " Car là où deux ou trois sont réunis en mon " nom, je me trouve au milieu d’eux (20) ". Jésus-Christ se sert maintenant d’un autre moyen pour étouffer toutes les querelles et toutes 1es inimitiés entre les chrétiens. Il n’use plus de menaces pour les porter à la charité, mais il les exhorte par les grands biens qui doivent naître de l’union parfaite qu’ils auront entre eux. Après avoir montré d’un côté jusqu’où doit aller sa sévérité dans la punition des esprits opiniâtres, il montre de l’autre combien il sera magnifique à récompenser ceux qui vivront dans une grande union avec leurs frères, puisqu’ils obtiendront ainsi de Dieu tout ce qu’ils lui demanderont, et qu’ils posséderont Jésus-Christ au milieu d’eux.

Vous me demandez s’il se trouve quelquefois deux personnes qui s’accordent ensemble? Je vous réponds que je crois qu’il s’en trouve assez souvent et en beaucoup de lieux. D’où vient donc, dites-vous, que contre la promesse que nous fait Jésus-Christ, elles ne reçoivent pas de Dieu tout ce qu’elles lui demandent dans leurs prières? C’est parce qu’il y a d’autres choses qui empêchent que Dieu ne leur accorde ce qu’elles lui demandent. Car ou elles demandent des choses qui ne leur seraient pas utiles, et il ne se faut pas étonner alors que Dieu ne les exauce pas, puisqu’il n’écouta pas même saint Paul, lorsqu’il lui dit:

"Ma grâce vous suffit, parce que ma force se perfectionne dans l’infirmité ". (II Cor. XII, 9.) Ou bien ces personnes sont indignes que Dieu les écoute, en ne contribuant en rien de leur côté à faire en sorte qu’il les exauce. Car il ne fait ici cette promesse qu’à ses apôtres et à ceux qui devaient les imiter: " Si deux d’entre vous ", dit-il, c’est-à-dire " d’entre vous "qui vivez dans ma crainte et qui pratiquez les règles de mon Evangile. Ou bien ces mêmes personnes désirent de Dieu qu’il les venge de leurs ennemis, ce qu’il défend par un commandement contraire : " Priez ", dit-il, "pour " vos ennemis ". Ou bien encore, sans avoir fait pénitence de leurs péchés, elles demandent miséricorde; ce qu’il leur est impossible d’obtenir en cet état, non-seulement quand elles la demanderaient elles-mêmes, mais quand même quelque autre, qui serait aimé particulièrement de Dieu, la demanderait aussi pour elles. C’est ainsi que Dieu dit à Jérémie qui priait pour les Juifs : " Ne me priez point pour ce peuple parce que je ne vous exaucerai point ". Que si au contraire toutes ces circonstances se trouvent dans votre prière: si vous ne demandez que des choses utiles, si vous réglez votre vie autant que vous le pouvez, selon les règles que je vous donne, si vous vivez dans l’union et dans la charité avec vos frères, vous obtiendrez de Dieu tout ce que vous lui demanderez. Car le Dieu que vous adorez est un Dieu plein de bonté pour les hommes

3. Mais, après avoir dit ce qu’on recevrait de son Père, il montre aussitôt que ce serait aussi lui qui accorderait cette grâce avec son Père, (476) lorsqu’il ajoute : " Là où deux ou trois seront "réunis en mon nom, je me trouverai au milieu d’eux ". Vous vous imaginez peut-être qu’il est aisé de trouver ainsi des âmes unies au nom de Jésus-Christ. Mais je vous dis au contraire que cela ne se rencontre que très-rarement. Jésus-Christ promet qu’il se trouvera au milieu de ceux qui sont unis ensemble, non d’une union humaine et extérieure; mais intérieure et divine. C’est comme s’il nous disait: Lorsque deux ou trois se lient ensemble je serai au milieu d’eux, pourvu que d’ailleurs ils aient de la piété et de la vertu, et que je sois le seul fondement de leur liaison. Mais nous voyons aujourd’hui dans la plupart des hommes des amitiés bien différentes, et qui ont un autre principe. Les uns aiment parce qu’on les aime; les autres parce qu’on les honore, les autres parce qu’on leur est utile et pour d’autres sujets semblables. On ne s’entraîne que par des intérêts tout séculiers, et l’on a peine à trouver des amitiés véritables fondées en Jésus-Christ et formées pour Jésus-Christ.

Ce n’est pas ainsi que l’apôtre saint Paul aimait ses amis; son amour brûlant ne respirait que Jésus-Christ. Et quoiqu’il ne vît pas dans ceux qu’il aimait une correspondance de charité, il ne les en aimait pas moins, parce que son affection avait jeté de si profondes racines dans son coeur, que rien ne la pouvait ébranler. Mais, hélas! on ne s’aime plus de cette manière. Si l’on considère bien aujourd’hui les amitiés des chrétiens, on trouvera que l’origine en est entièrement différente de celle de ce grand apôtre. Je ne veux que vos coeurs pour témoins de ce que je dis. Si je les pouvais sonder, je vous ferais voir que dans cette grande multitude, presque toutes vos amitiés ne sont établies que sur des intérêts bas, et ne s’entretiennent que par le commerce des nécessités de la vie.

Mais, sans entrer dans cette discussion, vous reconnaîtrez ceci sans peine, si. vous voulez examiner les sujets différents qui causent des divisions parmi vous, et qui vous rendent ennemis les uns des autres. Car lorsque l’amitié n’est fondée que sur des avantages humains et passagers, elle ne peut être ardente ni perpétuelle. Elle s’évanouit au moindre mépris, au moindre intérêt, à la moindre jalousie, parce qu’elle n’est point attachée à l’âme par cette racine céleste qui seule soutient nos amitiés et qui les rend fermes et inébranlables,. Rien d’humain et de terrestre ne peut rompre un lien qui est tout spirituel. La charité qu’on se porte réciproquement en Jésus-Christ est solide, elle est constante, elle est invincible. Elle ne s’altère ni par les soupçons, ni par les calomnies, ni par les dangers, ni par la mort même. On verrait mille périls sans s’en étonner. Celui qui n’aime que parce qu’on l’aime, cesse d’aimer aussitôt qu’il reçoit quelque mécontentement de son ami. Mais ici cela n’arrive jamais, parce que, selon saint Paul, " la charité ne périt point ". Car quel prétexte pourriez-vous alléguer pour avoir laissé périr la vôtre? Direz-vous que votre ami ne vous a rendu que des mépris pour des déférences, et des injures pour de bons offices? Direz-vous qu’il a voulu vous ôter la vie? Si votre amitié a Jésus-Christ pour objet, c’est cela même qui l’affermira. Tout ce qui ruine les amitiés humaines, redouble et fortifie les amitiés chrétiennes. Vous’ me demandez comment cela se peut faire? C’est parce que l’ingratitude de votre ami vous devient le sujet d’une récompense infinie : et que plus il a d’aversion pour vous, plus vous devez être touché de compassion pour le secourir dans un si grand besoin, et pour lui procurer des remèdes dans un si grand mal.

Il est donc clair que celui qui aime véritablement dans la seule vue de Jésus-Christ, ne cherche dans son ami, ni la noblesse, ni les dignités, ni les richesses, non pas même amour pour amour, mais qu’il aime sans intérêt, sans interruption , sans refroidissement, quand même son ami lui manquerait de foi, quand il deviendrait son ennemi, quand il aurait résolu de le perdre. Jésus-Christ seul qu’il aime dans son ami soutient tout, supplée à tout et suffit pour tout. Tant que celui qui aime regarde Jésus-Christ, son amitié demeure ferme, incorruptible et inébranlable. C’est lui qui nous a donné le modèle de cette amitié toute divine. C’est lui qui a aimé des ennemis, des insolents, des blasphémateurs, des persécuteurs, des furieux qui le haïssaient à mort, qui ne pouvaient seulement souffrir de le voir, qui étaient prêts à tout moment à courir aux pierres pour le lapider, et qui les a aimés de cette charité la plus haute et la plus sublime qui va jusqu’à donner sa vie pour ceux qu’on aime. Après même qu’ils l’ont crucifié, il les aime encore. Leur rage s’est épuisée contre (477) Lui, mais sa charité ne s’épuise point. Il les veut guérir; il redouble sa compassion, il intercède pour eux envers son Père : " Mon Père ",. lui dit-il, " pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font " ; et aussitôt qu’il est ressuscité, il leur envoie ses apôtres pour les convertir et pour les sauver. Soyons sans cesse attentifs à ce modèle. Imitons cette charité d’un Dieu. Retraçons en nous cette amitié si généreuse, afin qu’ayant été les imitateurs de l’amour de Jésus-Christ, nous soyons aussi les héritiers de sa gloire que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de ce même Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXI
" ALORS PIERRE, S’APPROCHANT DE JÉSUS-CHRIST LUI DIT : SEIGNEUR, COMBIEN DE FOIS PARDONNERAI-JE A MON FRÈRE, LORSQU’IL AURA PÉCHÉ CONTRE MOI ? SERA-CE JUSQU’À SEPT FOIS ? JÉSUS LUI RÉPONDIT : JE NE VOUS DIS PAS JUSQU’À SEPT FOIS. " (CHAP. XVIII, 21, 22, JUSQU’AU CHAP. XIX.)

ANALYSE

1. Les bienfaits reçus de Dieu aggravent les péchés des hommes

2-4. L’orateur passe en revue les principales professions de la société des hommes, et fait voir la multitude des péchés qui se commettent dans chacune, dans celle des armes, dans celle des artisans, dans celle des riches propriétaires.

5. De l’amour des ennemis, comment nous devons les gagner. — Du bien que nous retirerons de ceux qui nous haïssent, lorsque nous souffrons leurs injures avec patience. — De l’exemple que nous ont donné sur ce point Jésus-Christ et les saints de l’Ancien et du Nouveau Testament.
 
 

1. Saint Pierre croyait aller dire une grande chose au Sauveur, en lui demandant s’il pardonnerait à son frère " jusqu’à sept fois ". Vous me commandez, lui dit-il, de pardonner à celui qui m’offense, mais vous ne me dites pas combien je le dois faire de fois. Car si mon frère m’offense tous les jours, et qu’il en ait toujours regret quand je l’en reprends, est-ce pour toujours, ou jusqu’à un certain terme que vous me commandez de le souffrir? Je vois que vous avez mis des bornes à la patience qu’on doit avoir pour celui qui demeure opiniâtre dans son péché, et qui ne se repent pas. Vous dites de lui, lorsqu’on a épuisé tous les moyens pour le corriger, que nous le devons regarder " comme un païen et un publicain "; mais vous ne marquez rien de semblable à l’égard de celui qui reconnaît sa faute, et vous ne dites point jusqu’où je le dois souffrir. Dites-moi donc combien de fois je lui pardonnerai. " Sera-ce jusqu’à, sept fois "?

Que répond à cela Jésus-Christ, dont la bonté n’a point de bornes? " Je ne vous dis pas jusqu’à sept fois; mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois ". Il marque par ces paroles un nombre, indéfini, sans limite. C’est ce que signifie souvent dans l’Ecriture le nombre de " mille ", comme le nombre de " sept " marque plusieurs. " La femme stérile ", dit-elle, " a eu sept enfants ", c’est-à-dire plusieurs enfants. Jésus-Christ ne veut donc point marquer, par ce mot de " soixante-dix fois sept fois", un nombre certain et déterminé pour remettre les offenses de nos frères; mais il veut qu’on (478) leur pardonne toujours, sans mettre de bornes à sa douceur.

La parabole qui suit est une preuve manifeste de ce que je dis. Le Fils de Dieu ne voulant pas qu’on crût qu’il nous commandait une chose fort pénible, en nous ordonnant de pardonner " soixante-dix fois sept fois ", nous propose un exemple, destiné à nous apprendre que ce qu’il venait de dire était vrai à la lettre, et nullement difficile; et qu’en pratiquant ce commandement, nous devions nous humilier profondément, bien loin d’en concevoir quelque complaisance. Il nous rapporte donc un exemple de sa miséricorde et de sa douceur envers nous, afin qu’elle soit le modèle de la nôtre; et il veut nous faire comprendre, par la comparaison de sa bonté avec la nôtre, que quand nous aurions pardonné à notre frère soixante-dix fois sept fois, et que nous aurions oublié de bon coeur toutes les fautes qu’il aurait commises contre nous; néanmoins, si nous comparions cette bonté dont nous aurions usé envers notre frère, avec celle dont nous avons besoin que Dieu use envers nous, lorsqu’il nous redemandera compte de toute notre vie, nous trouverions que la miséricorde que nous aurions faite ne serait, à l’égard de celle qu’il nous doit faire, que comme une petite goutte d’eau comparée à tout l’Océan. C’est ce qu’il tâche de nous faire entendre par cette parabole

" Le royaume des cieux est semblable à un "roi qui voulait faire rendre compte à ses serviteurs (23). Et ayant commencé à le faire, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents (24). Mais, comme il n’avait pas de quoi lui rendre, son maître commanda qu’on le vendît, lui, sa femme et ses enfants et tout ce qu’il avait (25) ". Ayant enfin trouvé grâce auprès de son maître, il ne fut pas plus tôt sorti que, rencontrant un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et l’étouffait presque en lui disant : Rends-moi ce que tu me dois. Et son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusqu’à ce qu’il payât tout ce qu’il devait. Remarquez, mes frères, dans ces paroles, quelle est la différence des péchés qui regardent Dieu d’avec ceux qui ne regardent que les hommes, et qu’il y a encore beaucoup moins de proportion entre ces péchés qu’il n’y en a entre dix mille talents et cent deniers. Cette inégalité si grande vient de la grande différence des personnes, c’est-à-dire de Dieu et des hommes; et de la grande multitude des fautes que nous commettons contre Dieu presque à tout moment. Nous rougissons au moins de pécher devant les hommes, lorsqu’ils nous voient, mais nous ne rougissons point de pécher devant Dieu, qui est toujours présent, et qui pénètre jusqu’au fond de notre coeur. Nous ne craignons point de dire et de faire devant lui ce qui l’offense et ce qu’il condamne. Il est aisé de voir par là quelle est la grandeur de nos péchés. Mais les dons et les grâces infinies dont Dieu nous a honorés, les augmentent beaucoup encore.

Que si vous voulez, mes frères, que je vous explique comment il se peut faire que nous soyons redevables " de dix mille talents ", et encore infiniment plus, je vous le ferai voir en peu de mots. Je crains néanmoins que d’un côté, les pécheurs qui sont enchantés de l’amour du vice, et qui ne savent que céder à leurs mauvaises passions, n’en prennent occasion de pécher avec encore plus de hardiesse, et que de l’autre je ne jette les humbles dans le désespoir, et qu’ils ne disent comme les apôtres: " Qui donc pourra être sauvé "? Mais j’espère néanmoins vous parler de telle sorte, que j’établirai dans la paix ceux qui m’écoute,ront et qui feront tout ce que je dis. Il est impossible que ceux qui ont des maladies incurables et qui ont perdu le sentiment de leurs maux, sortent de leur assoupissement, si on ne leur dit la vérité. Que s’ils en prennent sujet de pécher encore davantage, ce ne sera point la vérité, mais ,leur frénésie qui en sera cause ; puisque les mêmes choses font un effet tout contraire sur l’esprit des personnes plus sages, qui ayant compris le grand nombre de leurs péchés, entrent ensuite dans des sentiments de componction et en deviennent plus humbles. Car si d’un côté, la masse énorme de leurs péchés les trouble, de l’autre, la pénitence les console, et ils l’embrassent avec d’autant plus d’ardeur, qu’ils savent qu’elle a la vertu de guérir les plus grandes plaies.

Je m’en vais donc vous représenter Les péchés que nous commettons contre Dieu et contre les hommes. Je n’entrerai point dans le détail; je le laisse à chacun de vous : je ne parlerai qu’en général. Mais il faut auparavant que je dise un mot des grâces que Dieu nous a faites. Dieu, mes frères, nous a d’abord tirés du néant, pour nous donner l’être que nous (479) n’avions pas. Il a fait pour nous toutes les créatures visibles, le ciel, la mer, la terre et l’air; tout ce qui y est contenu, les animaux, les plantes et les semences. Vous voyez que nous ne faisons que marquer les principaux d’entre les dons de Dieu, parce qu’ils s’étendent jusqu’à l’infini. Il a inspiré dans l’homme une âme vivante, et l’homme a été le seul sur la terre qu’il ait honoré d’un si grand don. Il a fait pour lui le paradis terrestre. Il lui a donné une compagne pour l’aider, il lui a assujéti tous les animaux; enfin il l’a couronné d’honneur et de gloire. Après tout cela l’homme est tombé dans le péché; et, quoiqu’il eût payé d’une si extrême ingratitude les bienfaits de son Créateur, il lui en a fait néanmoins ensuite de plus grands encore.

2. Car il ne faut pas considérer seulement la justice de Dieu, lorsqu’il a chassé l’homme du paradis; mais encore la bonté avec laquelle il l’a traité ensuite pour le rendre digne d’y rentrer. Il l’a comblé de grâces et de bienfaits dans son bannissement même, et après lui avoir procuré tant de divers secours par la lumière de la loi et par l’instruction des prophètes, il nous a enfin envoyé son Fils pour nous ouvrir le ciel, pour nous faire rentrer dans le paradis, pour nous tirer de l’esclavage du péché, et pour mettre au rang de ses enfants des ingrats et des ennemis déclarés. C’est ce qui nous oblige de nous écrier avec saint Paul:

" O profond abîme des trésors de la sagesse et " de la connaissance de Dieu "! (Rom. II, 33.) Il a ensuite lavé nos péchés dans les eaux sacrées du baptême. Il nous a délivrés de la colère et de la vengeance de Dieu. Il nous a donné part à l’héritage de son royaume, il nous a comblés de biens, il nous a tendu la main pour nous soutenir dans nos faiblesses, et il a répandu son Saint-Esprit dans nos coeurs.

Après tant de grâces et tant de bienfaits, quelle devrait être notre reconnaissance, mes frères ? Dans quelle disposition devrions -nions être à l’égard d’un Dieu si doux? Quand nous mourrions tous les jours pour celui qui nous a tant aimés, que lui rendrions-nous qui pût être digne de lui? Nous acquitterions-nous envers lui de la moindre partie de ce que nous lui devons? Et cette mort, même si avantageuse pour nous, ne serait-elle pas une nouvelle faveur qui nous. rendrait enCore plus redevables à sa bonté? Il serait raisonnable que nous eussions ces sentiments, mais dans quelle disposition sommes-nous? Nous déshonorons Dieu tous les jours de notre vie, et nous violons toutes ses lois. C’est pourquoi je vous prie encore une .fois, mes frères, de souffrir que je parle avec liberté et avec force contre ceux qui l’offensent et qui le méprisent. Ce n’est pas vous seuls que j’accuserai, je m’accuserai aussi moi-même.

Je ne sais d’abord par qui commencer à me plaindre; sera-ce par les personnes libres ou par les esclaves; par les gens de guerre ou, par ceux des villes; par ceux qui commandent ou par ceux qui .obéissent; par les hommes ou par les femmes; par les vieillards ou par les enfants? Je vois de grands désordres dans cette diversité d’âges, de conditions et d’états. Par où commencerai-je? Commençons si vous voulez par les gens de guerre. Car peut-on nier qu’ils ne commettent de grands excès contre Dieu, par tant d’outrages et tant de violences qu’ils font tous les jours, s’enrichissant de vols et de brigandages, et cherchant leur bonheur dans la misère des autres? Ce sont des loups plutôt que des hommes. Ils se repaissent de sang et de carnage, et leur âme est comme une mer qui est sans cesse agitée par les tempêtes des passions. Y a-t-il des désordres dont ils soient exempts? Y a-t-il un vice qui ne règne en eux? Ils sont altiers et insolents; ils sont jaloux de leurs égaux, et insupportables à ceux qui leur sont soumis; et ils traitent en esclaves et en ennemis ceux qui ont recours à eux pour y trouver leur protection et leur sûreté. Que voit-on parmi eux, que des rapines, des violences, des calomnies, des mensonges honteux et des flatteries lâches et serviles?

Que serait-ce si à chacun de leurs désordres nous opposions la loi de Jésus-Christ? Si nous disons qu’il est écrit dans l’Evangile: " Qui dira à son frère : vous êtes un fou, sera coupable du feu d’enfer; qui regardera une femme avec un mauvais désir, a déjà commis l’adultère dans son coeur; si on ne s’humilie comme un petit enfant on n’entrera point dans le royaume du ciel "? Ces hommes traitent ceux qui sont au-dessous d’eux, avec un orgueil et un empire effroyable, afin qu’ils tremblent toujours devant eux. Ils sont pires envers les hommes que les bêtes les plus farouches. Ils sont bien éloignés de rien faire pour l’amour de Jésus-Christ. Ils ne font rien que pour (480) l’argent, pour la gloire et pour le plaisir. Qui pourrait donc rapporter tous leurs excès, leur vie oisive, leurs entretiens extravagants, leurs railleries sanglantes, leurs paroles pleines d’infamie? Je ne parle point de leur avarice. Qui peut dire qu’ils ne savent ce que c’est non plus que ces solitaires qui vivent sur les mon tagues, mais d’une manière bien différente. Car ceux-ci ne connaissent point l’avarice, parce qu’ils en sont très-éloignés; et ceux-là ne la connaissent point, parce qu’ils en sont possédés et comme enivrés, et qu’ils boivent l’iniquité comme de l’eau. Car cette passion s’est tellement rendue la maîtresse de leur esprit et de leur coeur, que ne sachant pas seulement ce que c’est que la vertu qui lui est opposée, ils sont comme des frénétiques qui prennent la maladie pour la santé.

Mais quittons ces hommes de sang et de désordres. Passons à d’autres qui ne sont pas si violents. Examinons la vie des artisans, qui sont ceux d’entre tous les hommes qui semblent gagner plus justement leur vie par leur peine et par leur travail. Cependant, s’ils ne prennent bien garde à eux, ils tombent aisément en beaucoup de déréglements. Souvent ils ternissent toute la gloire de leurs plus justes travaux, en jurant et se parjurant sans scrupule, et en se servant de mensonge et de tromperie pour satisfaire leur avarice. Ils ont l’esprit tout possédé du désir du gain. Ils ne pensent qu’à la terre, et sont tout occupés de leur commerce, dans lequel ils n’ont point d’autre but que d’amasser de l’argent. Ils n’ont aucun soin des pauvres, et ils ne pensent jamais à leur faire part de ce qu’ils gagnent par leur travail, parce qu’ils sont toujours dans l’ardeur d’augmenter le bien qu’ils ont. Ils ont des envies cruelles les uns contre les autres. Ils se déchirent par des injures atroces, et ils ne craignent point de mêler à leur trafic, l’usure, l’injustice et la tromperie.

3. Passons à d’autres qui paraissent un peu plus justes. Ce sont les riches qui possèdent de grandes terres, et qui en tirent de grands revenus. Qu’y a-t-il de plus injuste qu’eux?’ Comment traitent-ils leurs fermiers et les pauvres gens de la campagne ? Des barbares leur seraient, moins rudes qu’ils ne leur sont. Ils imposent des travaux insupportables, et des charges excessives à des misérables qui meurent de faim, et qui passent toute leur vie dans un accablement qui ne cesse point. Ils les tourmentent tous les jours par de nouvelles exactions. Ils les obligent à des ouvrages pénibles qui sont au delà de leurs forces. Ils les traitent comme des bêles, et plus cruellement que des bêtes. Ils abusent de leurs corps comme s’ils avaient un corps de pierre et non pas de chair. Ils ne leur permettent pas de respirer. Ils ne s’informent point de la stérilité de l’année. Que la terre ait produit ou n’ait rien produit, tout leur est égal. Ils ne remettent rien de leurs vexations ordinaires, et ils ne font pas la moindre grâce.

Aussi voit-on rien de plus malheureux, et qui fasse plus de compassion que ces pauvres gens? Après avoir souffert également de la rigueur de l’hiver et de l’été ; après avoir essuyé tous les froids et toutes les pluies de l’année et s’être épuisés par leurs veilles continuelles; non-seulement ils se trouvent les mains vides, mais ils se voient encore accablés de dettes. Outre les maux qu’ils souffrent, et cette faim extrême qu’ils endurent, ils craignent encore la violence des exacteurs, la tyrannie des collecteurs, les emprisonnements et mille autres maux dont on les accable, sans que personne leur fasse justice.

Combien la nécessité où ils sont leur fait-elle chercher d’adresses et d’inventions pour gagner, sans qu’ils en tirent enfin aucun avantage? Ils se tuent pour remplir de vin les celliers des autres, et ils n’en rapportent rien chez eux. Tout ce que la vigne qu’ils ont cultivée peut produire, passe à d’autres mains, et si on leur donne un peu d’argent, on les croit bien récompensés de leur peine. Ils ont affaire à des avares et à des usuriers qui les traitent d’une manière que les lois des païens n’auraient: pas soufferte et pour laquelle on ne peut avoir trop d’horreur. Ils leur donnent de l’argent à prêt, non pas selon l’ordinaire à un pour cent , mais ils exigent chaque année la moitié de toute la somme. Et ils traitent avec cette dureté des gens qui ont une femme et des enfants, et qui passent toute leur vie au service de ceux même qui les tyrAnnisent de cette sorte. N’est-ce pas ici qu’il faut dire avec le Prophète: " O ciel! tremblez, soyez saisi d’étonnement, et vous, terre, frémissez d’horreur (Isaïe, 1) ", parce que les hommes sont devenus pires que les bêtes les plus farouches.

Quand je parle ainsi, mes frères, je n’accuse ni les arts, ni l’agriculture, ni la profession des armes, ni la possession des terres. C’est (481) nous-mêmes que je blâme et l’abus que nous faisons de ces choses. Corneille était capitaine. Saint Paul faisait des tentes et s’occupait à ce métier même en prêchant. David était roi. Job était très-riche, et rien de cela n’a empêché ces grands hommes de devenir saints. Imprimons donc, mes frères, ces vérités dans nos âmes. Pensons continuellement à ces dix mille talents dont nous sommes redevables à la justice de Dieu. Ne sentons plus de difficulté à remettre à nos frères le peu qu’ils nous doivent. Car nous rendrons compte à Dieu de sa loi si sainte, dont il nous a faits les dépositaires. Il nous représentera ces règles d’équité et de justice qu’il nous aura fait connaître, et que nous aurons néanmoins négligées de telle sorte qu’il nous sera impossible de le satisfaire. Dieu ayant pitié de nous, et prévoyant cette extrémité où nous nous trouverons alors, nous offre ici un moyen court et facile pour nous acquitter tout d’un coup de nos dettes. C’est le pardon et l’oubli des injures qu’on nous a faites.

Pour que vous compreniez mieux ce que je vous dis, je vous prie de suivre l’ordre de la parabole que nous expliquons; Cc roi donc, ayant voulu faire rendre compte à ses serviteurs, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents ; mais comme il n’avait pas de quoi le payer, son maître commanda qu’on le vendît, lui et sa femme et ses enfants et tout ce qu’il avait, pour satisfaire à cette dette. Ce n’était point par un mouvement de cruauté que ce roi traitait ainsi son serviteur; puisque le tort qu’il lui faisait en vendant sa femme et ses enfants retombait aussi sur lui-même, parce qu’ils étaient ses esclaves. Ce n’était que par le mouvement d’une grande charité et d’une grande tendresse. Le maître voulait que ce serviteur fût frappé par la terreur de cette menace, et qu’ensuite il eût recours à la prière pour arrêter cette sentence rigoureuse et pour en empêcher l’exécution. Si1 n’eût eu cette pensée en venant redemander compte, il ne se fût point rendu aux prières de son serviteur, et il ne lui eût point remis si gratuitement une dette si considérable. Mais d’où vient donc, dites-vous, qu’il ne lui remet pas la dette avant même que d’entrer en compte C’est parce qu’il voulait faire comprendre à ce serviteur combien il lui était redevable, et quelle était la grâce qu’il lui faisait; afin que cette connaissance le rendît ensuite plus doux à l’égard de ses confrères. Car, si après même avoir connu la grandeur de sa dette et l’excès de la miséricorde qu’on lui faisait, il ne laissa pas néanmoins d’être si inexorable, à quelle violence ne se serait-il point emporté si on ne l’avait instruit auparavant d’une manière si sage?

Mais voyons ce qu’il dit à ce roi dans le fort de sa douleur: " Le serviteur se jetant à ses pieds, le conjurait en lui disant: Seigneur, ayez un peu de patience et je vous rendrai tout (26). Alors le maître de ce serviteur étant touché de compassion, le laissa aller et lui remit sa dette (27). ". Admirez cet excès d’amour et de tendresse. Le serviteur ne demande qu’un peu de délai, et son maître lui donne plus qu’il ne demande en lui remettant toute sa dette. Il avait résolu d’abord de lui faire cette grâce, mais il voulait qu’il contribuât de sa part à l’obtenir par ses prières, afin qu’il ne demeurât pas sans récompense. Ce n’est pas que cette miséricorde ne soit toute gratuite, et qu’elle ne soit due tout entière à la bonté du maître; car, bien que le serviteur se jette à ses pieds, et qu’il lui demande miséricorde, on voit assez néanmoins par l’Evangile même, quelle est la cause du pardon qu’il reçoit : " Le maître ", dit l’Evangile, " étant touché de compassion, lui remit toute " sa dette ". Il voulait néanmoins que ce serviteur parût avoir contribué pour quelque chose à la remise de sa dette, afin d’épargner sa pudeur; et que sa propre expérience lui apprît à être charitable envers ses frères.

4. Jusque là, on ne voit rien paraître dans ce serviteur que de très-bon et de très-louable. Il reconnaît sa dette; il promet de la payer; il se jette aux pieds de son maître; il le conjure; il condamne ses propres péchés et il reconnaît la grandeur de ses offenses. Mais ce qu’il fait ensuite est bien indigne d’un si beau commencement. Car étant sorti aussitôt après, et ayant encore présente dans son esprit la mémoire d’une si grande grâce, il en abuse malheureusement pour faire une action très-noire, et il emploie cette même liberté que son maître, venait de lui rendre, peur traiter cruellement un de ses compagnons. " Car ayant trouvé un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et l’étouffait presque en lui disant: Rends-moi ce que tu me dois (28) ". Considérez, mes frères, la bonté du maître et la cruauté du serviteur. Ecoutez ceci, vous tous (482) qui tombez dans des excès semblables par votre avarice. Car, s’il n’est pas permis de traiter ainsi nos frères lorsqu’ils nous offensent, combien l’est-il moins lorsqu’ils ne nous sont redevables que de quelque argent? " Cet homme se jetant à ses pieds, le conjurait en lui disant : Ayez un peu de patience et je vous rendrai tout (29) ". Il n’eut pas même de respect pour les paroles dont il venait de se servir pour obtenir miséricorde, et qui lui avaient mérité la remise de dix mille talents. Il ne reconnut plus ce port bienheureux où il s’était sauvé lui-même et cette même prière dont il venait d’user ne rappela point à sa mémoire la grande bonté de son maître. Sa cruauté et son avarice effacèrent tout de son esprit, et il se jette comme une bête farouche sur cet homme qui était son compagnon. Barbare, que faites-vous? Né voyez-vous pas combien vous allez irriter contre vous votre maître, que vous allez vous attirer sa colère, et que vous le forcez de révoquer malgré lui l’arrêt de grâce qu’il vient de vous prononcer? Mais cette âme dure et impitoyable n’a point ces pensées. Il ne se souvient plus d’un état dont il ne fait que de sortir, et il ne remet rien à son frère de ce qu’il lui doit.

Cependant, mes frères, c’est la même prière que font ces deux hommes, mais pour deux choses bien différentes. L’un ne prie que pour cent deniers, et l’autre pour dix mille talents. L’un ne prie qu’un autre-serviteur comme lui, et l’autre prie son propre maître. L’un a reçu la remise de toutes ses dettes, l’autre ne demande qu’un peu de délai, et il ne l’obtient pas. " Car il le jeta en prison jusqu’à ce qu’il lui rendit ce qu’il lui devait (30)". Les autres serviteurs " ses compagnons voyant ce qui se passait, en furent extrêmement fâchés, et vinrent avertir de tout leur commun maître(31)".Si une action si noire offensa les hommes, et leur parut insupportable, jugez ce qu’elle put paraître à Dieu; et si les serviteurs en témoignèrent une si grande compassion, jugez de ce qu’en put ressentir leur maître. " C’est pourquoi l’ayant fait venir, il lui dit: Méchant serviteur, je vous avais remis tout ce que vous me deviez parce que vous m’en aviez prié (32). Ne tallait-il donc pas que vous, eussiez aussi pitié de votre compagnon, comme j’avais eu pitié de vous (33) "? Admirez encore, mes frères, la grande douceur de ce maître. Il agit en juge contre ce serviteur ingrat et il semble qu’il rende raison de son jugement et de la rétractation qu’il fais de son don; si l’on n’aime mieux dire que ce n’est point lui qui cassa son arrêt de grâce, mais que ce fut ce serviteur qui le révoqua. "Méchant serviteur", lui dit-il, " je vous avais remis tout ce que vous me deviez, parce que vous m’en aviez prié: ne fallait-il donc pas que vous eussiez aussi pitié de votre compagnon comme j’avais eu pitié de vous "? Si vous aviez quelque peine à remettre cette dette, ne deviez-vous pas considérer la grâce que je venais de vous faire, et ce que vous deviez encore attendre de moi dans la suite? Si ce commandement vous paraissait sévère, l’espérance de ce que je vous promets aurait dû vous l’adoucir. Vous considérez que votre frère vous a offensé, et vous ne considérez pas combien vous avez vous-même offensé Dieu, et que néanmoins il vous accorde votre grâce, seulement parce que vous l’en avez prié. Si vous avez tant de peine à vous réconcilier avec un homme qui vous a fait tort, combien en auriez-vous plus de souffrir le feu de l’enfer? Comparez la première peine avec la seconde, et vous trouverez l’une très-légère en voyant le poids insupportable de l’autre. Vous devez dix mille talents à votre maître, et cependant., bien loin de vous traiter avec dureté; il n’a que de la compassion pour vous, et vous traitez aussitôt après avec une cruauté si barbare celui qui ne vous doit que cent deniers? N’est-ce donc pas avec raison qu’il vous appelle " méchant serviteur " ?

Ecoutez, hommes sans entrailles, hommes cruels; sachez que ce n’est pas pour les autres, mais pour vous-mêmes, que vous êtes cruels; ces ressentiments haineux que vous gardez si longtemps, vous les gardez plus encore à votre détriment qu’au détriment de vos frères; c’est le faisceau de vos propres péchés et non des péchés du prochain que vous formez et liez si laborieusement; lorsque vous tourmentez les autres, le mal que vous leur faites est passager comme vous-mêmes, et il passera bientôt; mais dans l’autre vie, Dieu vous punira par des supplices quille finiront jamais. " Son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusqu’à ce qu’il payât tout ce qui lui était dû (34) ". Cela veut dire; mes frères, qu’il le livra à des supplices sans fin, puisqu’il ne devait jamais acquitter sa dette. Après qu’une libéralité si extrême n’a pu toucher cet ingrat, que restait-il autre chose que de faire succéder (483) la sévérité à la douceur? Et quoique " les dons " et les grâces de Dieu soient ", comme dit saint Paul, " sans repentir ", et qu’il ne les rétracte jamais, néanmoins la malice a tant de force, qu’elle contraint Dieu de se faire violence à lui-même, et de violer cette loi de sa bonté. Qu’y a-t-il, donc de plus dangereux que le souvenir des injures et le désir de s’en venger, puisqu’il est capable de détruire en nous ce que la grâce de Dieu nous avait donné? L’Evangile marque qu’il livra ce serviteur aux bourreaux, non pas indifféremment, mais " ému de colère ". Lorsqu’un peu auparavant il avait commandé qu’on le vendît, il n’avait témoigné aucune colère dans ses paroles, qu’il n’accomplit pas non plus ensuite, parce qu’il ne les avait dites que pour donner une ouverture favorable à sa bonté; mais ce dernier arrêt qu’il donne n’est plus accompagné de douceur comme le premier; et on n’y voit que colère, que rigueur, que vengeance. Jésus-Christ nous marque ensuite quel est le but de cette parabole, lorsqu’il dit : " C’est ainsi que vous traitera mon Père qui est dans le ciel, si chacun devons ne remet à son frère du fond du coeur les fautes qu’il aura commises contre lui (35) ". Il ne dit pas : C’est ainsi que vous traitera " votre " Père, mais " mon " Père, parce que des âmes si dures et si peu charitables sont indignes d’être appelées les enfants de Dieu. On voit par cette parabole que Jésus-Christ nous commande deux choses: l’une, que nous nous accusions nous-mêmes de nos péchés, et l’autre, que nous pardonnions sincèrement ceux de nos frères. Que si nous sommes fidèles au premier de ces commandements, nous nous acquitterons aisément du second. Car celui qui rappelle dans sa mémoire les déréglements de sa vie, pardonnera aisément à ses frères, non-seulement de bouche, mais " du fond du coeur".

5. Rendons-nous, mes frères, à ce commandement de Jésus-Christ. Ne nous haïssons pas nous-mêmes, et ne tournons point contre nous-mêmes le fer dont nous croyons percer les autres. Quel mal vous peut faire votre ennemi, qui soit comparable à celui que vous vous faites vous-même, puisque l’aigreur que vous avez contre lui attire sur vous la condamnation de votre juge? Si vous lui opposez une sagesse et. une modération vraiment chrétienne, vous demeurerez invulnérable à ses traits, et vous ferez retomber sur lui le qu’il vous fait. Mais si vous vous abandonnez à l’indignation et à la colère, vous serez blessé non par l’injure qu’il vous a faite, mais parle ressentiment que vous en avez. Ne dites donc point : Il m’a outragé, il m’a déchiré par ses calomnies, il m’a fait souffrir mille maux. Plus vous direz qu’il vous aura fait de mal, plus vous trouverez qu’il vous aura fait de bien; puisqu’il vous aura donné lieu de vous purifier de vos péchés qui sont les plus grands de tous les maux. Ainsi, plus il vous offensera, plus il vous mettra en état d’obtenir de Dieu qu’il vous pardonne toutes vos offenses.

Car si nous voulons nous servir des avantages que la foi nous donne, nul homme ne nous pourra nuire. Nous tirerons les plus grands avantages pour notre salut, de la fureur même de nos plus grands ennemis. Et qui s’étonnera que la haine des hommes nous soit si utile, puisque la rage même des démons nous est souvent avantageuse, comme on le voit dans l’exemple du saint homme Job? Que si cet esprit de malice nous sert en nous haïssant, pourquoi craindrez-vous la haine d’un homme? Considérez combien vous retirez d’avantage d’une injure soufferte humblement et avec douceur. Vous méritez par là: premièrement, que Dieu vous remette vos péchés; ce que je regarde comme le plus grand de tous les biens. Vous vous exercez en second lieu dans la patience, et dans une vertu mâle et généreuse. En troisième lieu, vous vous fortifiez dans la douceur et dans la charité que vous devez avoir, pour vos frères, puisque celui qui est incapable de se fâcher contre ses ennemis, sera bien moins en état de manquer de charité envers ceux qui l’aiment. De plus, vous travaillez ainsi à déraciner entièrement la colère de votre coeur: ce qui est le plus grand de tous les biens. Car celui qui bannit la colère de son âme en bannira aussi la tristesse, et il se délivrera de tous ces chagrins et de ces vaines inquiétudes, qui sont les tourments ordinaires de la vie. Le coeur doux et incapable de haine, est toujours paisible, et il jouit d’une joie et d’un plaisir qui ne le quittent jamais. Ainsi , en haïssant nos ennemis nous nous punissons nous-mêmes, et en les aimant nous nous aimons.

D’ailleurs, la grâce que Dieu vous fera en vous inspirant cette douceur, vous rendra vénérables à vos ennemis mêmes, quand ce (484) seraient les plus méchants de tous les hommes, quand ce seraient des démons. Et j’ose dire même que si vous persévérez à traiter vos ennemis avec tant de modération, vous n’en aurez plus. Mais le plus grand fruit que vous tirerez de votre douceur, c’est qu’elle attirera sur vous celle de Dieu même. Si vous l’avez offensé, il vous pardonnera vos péchés; et si vous êtes demeuré dans l’innocence, il purifiera votre vertu, et il vous fera approcher de lui avec plus de confiance. Travaillons donc, mes frères, à n’avoir, jamais de haine contre personne, afin que Dieu nous fasse la grâce de nous aimer, et de nous remettre toutes nos dettes, quand même nous lui serions redevables de dix mille talents.

Mais cet homme, me direz-vous, me hait et me persécute gratuitement. Ayez donc d’autant plus de compassion de lui. Ne le haïssez pas, mais déplorez son malheur, et que son péché soit le sujet non de votre aversion, mais de vos larmes. Sa condition est bien à plaindre, puisqu’il irrite Dieu contre lui et la vôtre est bien heureuse, puisque, si vous souffrez avec douceur, Dieu couronnera votre patience. Souvenez-vous que Jésus-Christ allant mourir sur la croix, se réjouissait de ses souffrances, et versait des larmes pour ceux qui devaient le crucifier. Plus donc nos ennemis nous persécutent, plus nous devons les pleurer; puisqu’en nous persécutant ils nous comblent de biens, et qu’ils se font mille maux.

Mais il m’a outragé, dites-vous, il m’a frappé devant tout le monde? Il s’est donc déshonoré devant tout le monde. Il a donc rendu tous les hommes les témoins de sa brutalité et les admirateurs de votre douceur. Il a ouvert leurs bouches pour condamner ses excès, et pour publier votre patience. Mais il a médit de moi en secret? Quel mal vous peuvent faire ces calomnies, puisque c’est Dieu qui sera votre juge, et non ceux qu’il peut avoir surpris par ses médisances? Il est bien plus à plaindre que vous, puisqu’outre ses autres péchés, il rendra compte encore de ceux qu’il fait en vous décriant, et qu’il se nuit à lui-même sans comparaison davantage devant Dieu, qu’il ne vous peut nuire devant les hommes.

Que si ces co,nsidérations ne vous suffisent pas encore, souvenez-vous que Jésus-Christ étant le Fils de Dieu et la sainteté même, n’a pas laissé d’être décrié devant ce,ux qu’il aimait le plus, et par les hommes et par les démons; selon ce qu’il témoigne lui-même par ces paroles : " S’ils ont appelé le Père de famille Béelzébub, combien plus appelleront-ils ainsi ses serviteurs ". (Matth. X, 21.) Le démon ne l’a pas calomnié seulement, mais il a été cru dans ses calomnies, lorsqu’il l’accusait non de crimes ordinaires, mais d’être " un séducteur et un ennemi de Dieu".

Que si vous me dites: Cet homme qui m’outrage c’est quelqu’un à qui j’ai rendu mille services, et qui m’a mille obligations. Je vous réponds que c’est ce qui vous doit exciter davantage à le plaindre, puisqu’il est d’autant plus malheureux qu’il est plus ingrat, et que vous devez d’autant plus vous réjouir que vous êtes devenu semblable à Dieu, " qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants". Si vous dites que Dieu est trop élevé pour que vous puissiez prétendre de l’imiter, quoiqu’il soit vrai que sa grâce nous en ait rendus capables, imitez au moins les hommes qui ont été ses serviteurs comme vous l’êtes. Imitez Joseph qui paya les ingratitudes de ses frères d’une infinité de biens. Imitez Moïse qui pria pour un peuple rebelle qui lui faisait toujours la guerre. Imitez saint Paul qui, après avoir été persécuté cruellement par les Juifs, souhaita d’être anathème pour eux. Imitez le bienheureux martyr Etienne, qui, lors même qu’on le lapidait, priait Dieu pour ses bourreaux. Que ces grands exemples nous fassent éteindre la colère dans nos coeurs, afin de mériter que Dieu nous pardonne nos péchés, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et toujours, et dans les siècles dès siècles. Ainsi soit-il. (485)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXII
" JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES DISCOURS, PARTIT DE GALILÉE, ET VINT DANS LES TERRES DE JUDÉE LE LONG DU JOURDAIN ". (CHAP. XIX, 1, JUSQU’AU VERSET 19)

ANALYSE

1. Les Pharisiens viennent faire à Jésus-Christ une question captieuse et s’en retournent confus.

2. Loi chrétienne touchant le mariage; c’est la loi primordiale ; la loi mosaïque sur cette matière n’était qu’une loi temporaire et de condescendance.

3. Jésus-Christ exhorte indirectement à l’état de virginité. — Réfutation des manichéens et des fatalistes.

4 et 5. Qu’il faut une grâce spéciale très-grande pour suivre l’état de virginité. — Que l’humilité nous doit rendre semblables aux petits enfants. — Qu’on voit par l’exemple de Saül et de David que l’orgueil abaisse les hommes et que l’humilité les relève.— Que les ambitieux sont des esclaves à vendre, qui sont capables ides plus grandes lâchetés.
 
 

1. Obligé fréquemment de s’éloigner de la Judée par la jalousie de ses ennemis, Jésus-Christ y revient maintenant, parce que le temps de sa passion approche. Il ne va pas encore néanmoins dans la ville de Jérusalem; mais " il vient dans la .terre de Judée, le long du Jourdain ". Il se contente de se tenir sur les frontières de la Judée. " Et de grandes troupes le suivirent, et il les guérit (2) ". Il ne s’arrêtait pas à prêcher toujours, ou à faire toujours des guérisons miraculeuses. Il mêlait les instructions avec les miracles, et il passait de l’un à l’autre, guérissant après avoir parlé, et parlant après avoir guéri les malades. Ainsi il procurait, en diverses manières, le salut de ceux qui s’attachaient à lui et qui le suivaient. Il autorisait sa doctrine par l’éclat de ses miracles, il rendait ses miracles plus utiles par la sainteté de ses instructions, et il se servait de cette double grâce pour attirer les hommes à la connaissance de Dieu. Mais, remarquez avec moi, mes frères, que les évangélistes disent en un mot, et comme en passant, que des peuples entiers venaient à Jésus-Christ pour être guéris, sans nommer personne en particulier, pour nous apprendre à fuir la vanité dans nos actions les plus éclatantes. Jésus-Christ guérissait ceux-ci, afin que leur guérison servît et à ceux qu’il guérissait et à plusieurs autres encore. Car cette puissance souveraine, par laquelle il chassait les maladie faisait connaître à plusieurs, mais non pas aux pharisiens. Ils en devenaient au contraire plus furieux. Leur envie augmente à proportion qu’il fait de plus grandes choses, et ils s’approchent de lui pour le tenter. Comme ils ne pouvaient rien blâmer dans tout ce qu’ils lui voyaient faire, ils tâchent de le surprendre en hit proposant des questions pleines de malice et d’artifice.

" Alors les pharisiens vinrent à lui pour le tenter, et ils lui dirent : Est-il permis à un homme de quitter sa femme pour quelque cause que ce soit (3) "? Qui ne serait surpris de l’insolence de ces hommes, qui croient pouvoir fermer la bouche à Jésus-Christ par leurs demandes, après tant d’expériences qu’ils avaient de sa vertu et de sa sagesse infinie? Tout ce qu’il leur avait répondu quand ils l’accusaient de violer le sabbat; quand ils l’appelaient blasphémateur; quand ils disaient qu’il était possédé; quand ils reprenaient ses disciples de presser des grains de froment entre leurs mains en passant par des blés; ou de se mettre à table sans laver leurs mains; tout ce qu’il leur avait dit en tant d’autres rencontres, s’était effacé de leurs esprits, et ils ne se souvenaient plus qu’il les avait réduits au silence, et contraints de se retirer couverts de confusion et de honte. Ils ne peuvent encore cesser de le tenter et de lui tendre des piéges.

C’est là, mes frères, le génie de la malice et (486) de l’envie. C’est une passion impudente audacieuse. Elle ne se rebute jamais. Après avoir été cent fois repoussée, elle revient et elle nous attaque tout de nouveau. Mais remarquez, je vous prie, avec quel artifice ils font cette question à Jésus-Christ. Ils ne lui disent point: Vous nous avez déjà commandé de ne point répudier nos femmes, ce qu il avait fait dans le sermon sur la montagne. Ils ne le font point souvenir de cette défense, afin de le surprendre plus adroitement, et de l’envelopper dans une contradiction manifeste. Ils ne lui disent point: Vous nous avez ordonné telle et telle chose, mais, dissimulant qu’il leur eût jamais parlé sur ce sujet, ils demandent avec une grande apparence de simplicité, s’il était permis de répudier sa femme, croyant qu’il aurait oublié ce qu’il leur avait dit autrefois. Ils se tenaient prêts, s’il eût dit que cela était permis, à le réfuter par lui-même et à lui objecter la défense qu’il en avait faite, ou, s’il demeurait dans le même sentiment, de le décrier comme contraire a Moise.

Que fait donc Jésus-Christ? Il ne leur dit point : " Hypocrites, pourquoi me tentez-vous " ? quoiqu’il leur fit ce reproche ailleurs, mais il l’évite ici, afin de leur faire voir une souveraine humilité dans une souveraine puissance. Il observait en ces occasions de ne pas demeurer toujours dans le silence, de peur qu’ils ne s’imaginassent qu’il ne connaissait pas leurs mauvais desseins; et il ne le reprenait pas non plus toujours, pour nous apprendre à souffrir avec douceur toute la malignité de nos adversaires. Que leur répond-il donc?

"N’avez-vous point lu que celui qui fit l’homme au commencement, les fit mâle et femelle (4); et qu’il dit : pour cette raison, l’homme abandonnera son père et sa mère, et il demeurera attaché à sa femme, et ils ne feront tous deux qu’une seule chair (5). Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint (6) ". Considérez, mes frères, la sagesse du Sauveur. Lorsqu’on l’interroge si le divorce était permis, il ne répond pas d’abord que non, pour ne leur pas donner lieu de se récrier tout d’un coup, et d’exciter centre lui du bruit et du tumulte. Il prévient sa réponse par l’autorité de l’Ecriture et montre que sa loi était conforme à celle que Dieu son Père avait établie dès le commencement du monde; et que ce n’était pas pour contredire Moïse qu’il enseignait ces choses. Et remarquez qu’il n’autorise pas seulement cette vérité par la création de l’homme et de la femme, mais encore par le commandement de Dieu- même. Car il ne dit pas seulement Dieu n’a fait qu’un seul homme et qu’une seule femme ; mais encore il a commandé qu’un homme n’épousât qu’une seule femme. S’il eût voulu qu’un homme eût plusieurs femmes, après avoir fait l’homme, il ne se fût pas contenté de ne lui faire qu’une femme, mais il en eût créé plusieurs. Ainsi Dieu autrefois a montré clairement, par la création de l’homme et par la loi qu’il lui donna d’abord, qu’on ne doit avoir qu’une femme, et que l’union du mariage ne doit jamais être rompue. "Celui qui fit l’homme au commencement, les fit mâle et femelle "; c’est-à-dire, qu’ils sortirent d’un même principe, et qu’ils se réunirent dans un même corps. " Car ils ne feront tous deux qu’une seule chair ".

Il frappe ensuite de terreur ceux qui oseraient blâmer ou contredire cette loi, et il l’affermit davantage en ne disant pas simplement: ne rompez donc pas le mariage; ne séparez donc pas cette union, mais, que l’homme " donc ne sépare pas ce que Dieu a joint ". Que si vous m’objectez l’autorité de Moïse, je vous allègue celle du Maître de Moïse; et je m’établis sur une autorité plus puissante et plus ancienne que la vôtre. Car " Dieu créa au commencent un homme et une femme ". Quoiqu’il semble donc que je sois maintenant l’auteur de cette loi, vous voyez combien elle est ancienne, et qu’elle a été très-religieusement établie dès le commencement du monde. Car Dieu, ne s’est pas contenté de dire qu’un homme prendra une femme mais " qu’il abandonnera son père et sa mère ", non pour s’unir simplement avec sa femme, mais pour s’y attacher d’un lien si étroit "qu’ils ne fassent plus tous deux qu’une seule chair ".

2. Après qu’il a ainsi proposé la première et la plus ancienne loi, fondée dans la nature même, dans les paroles et dans la conduite du Créateur, il interprète avec autorité la loi de Moïse, en établissant la sienne: " Ils ne sont plus deux ", dit-il, " mais une seule chair". Comme donc c’est un crime que de diviser en même corps : c’en est un de même de diviser le mari d’avec la femme. Et sans s’en tenir là, il autorise encore ce qu’il a dit par le respect (487) et la crainte qu’on doit à l’ordre de Dieu: " Que l’homme ", dit-il, " ne sépare pas ce que Dieu a joint " : montrant que le divorce était, également contre la loi de Dieu et contre celle de la nature; contre l’ordre de la nature, parce qu’il séparait une même chair; et contre l’ordre de Dieu, parce qu’après que Dieu a commandé à l’homme de ne point séparer ce qu’il avait joint, vous n’avez pas laissé de le séparer.

Après des paroles si sages, les Juifs ne devaient-ils pas garder le silence et admirer cette réponse? Ne devaient-ils pas être frappés d’étonnement en voyant une si grande uniformité de doctrine entre Jésus-Christ et son Père? Cependant ils sont bien éloignés d’une modération si équitable. Ils entreprennent au contraire d’attaquer le Sauveur d’une autre manière. Ils lui disent: " Pourquoi donc Moïse a-t-il ordonné qu’un homme pût renvoyer sa femme en lui donnant un écrit par lequel il déclare qu’il l’a répudiée (7) ".? Quoique Jésus-Christ pût faire plus raisonnablement cette objection aux Juifs, que les Juifs ne la lui faisaient à lui-même, il ne refuse pas néanmoins de leur répondre; et sans leur dire que cela ne le regardait point, et qu’il n’était point responsable de ce qu’avait ordonné Moïse, il veut bien satisfaire à leur demande. S’il avait été ennemi de l’ancien Testament, comme le disent quelques hérétiques, il ne se serait pas ainsi mis en peine de justifier Moïse il n’aurait pas entrepris d’autoriser tout ce qui s’était fait dans ces premiers temps ; et il n’aurait pas tant affecté de faire voir que tout ce qu’il enseignait avait un rapport et une union parfaite avec la loi de Moïse. Mais pourquoi les pharisiens choisissent-ils ce qui concerne le mariage pour opposer Moïse à Jésus-Christ, au lieu de choisir les observances si nombreuses. instituées par Moïse touchant les viandes et les sabbats? - C’est parce qu’ils voulaient exciter contre Jésus-Christ tous les hommes. Car pour les Juifs le divorce était une chose indifférente; ils en usaient sans scrupule. Aussi, de tous les commandements promulgués par Jésus-Christ dans le sermon sur la montagne, c’est celui-ci qu’ils choisissent de préférence pour lui tendre un piége. Mais la sagesse infinie du Sauveur sait bien trouver le moyen d’excuser Moïse.

" Moïse vous a permis de quitter vos femmes, à cause de la dureté de votre coeur (8) ". Il ne veut laisser aucun sujet d’accuser Moïse. Comme ce prophète avait établi cette loi par l’ordre de Dieu, Jésus-Christ le justifie, et il fait retomber sur les Juifs mêmes la nécessité inévitable où Moïse était de la publier. C’est une conduite dont il use presque partout. Lorsque les pharisiens accusaient ses disciples d’arracher des épis de blé, il montre à ses accusateurs si sévères que si ses disciples étaient coupables, ils l’étaient aussi eux-mêmes. Quand ces mêmes ennemis les blâmaient de ne point laver leurs mains en se mettant à table, et de violer ainsi la loi, il leur fait voir que c’était au contraire eux-mêmes qui la violaient. Il fait la même chose dans l’accusation du violemment du sabbat. C’est ce qu’il fait encore ici et presque dans toutes les rencontres semblables. Mais comme ce qu’il venait de dire pouvait paraître un peu fort, et donner lieu à ces hommes d’accuser le Sauveur de les traiter avec trop de dureté, il reprend aussitôt son premier discours de l’ancienne loi de Dieu.

" Il n’en a pas été ainsi dès le commencement (8) ". C’est-à-dire, Dieu vous a donné une loi toute contraire par l’état même dans lequel il a créé l’homme. Il semble qu’il prévienne cette objection qu’ils lui pouvaient faire. D’où savez-vous que " Moïse n’a fait cette loi qu’à cause de la dureté de notre coeur " ? Il veut encore une fois les réduire au silence sur ce point. Car si cette loi de Moïse eût été la plus considérable et la plus naturelle, Dieu n’en aurait . pas établi dès le commencement du monde une autre qui lui est tout opposée. Il n’aurait pas créé l’homme avec une seule femme, et il n’aurait pas dit, qu’ils ne seraient tous deux qu’une seule chair ".

" Aussi je vous déclare que quiconque quitte sa femme, si ce n’est en cas d’adultère, et en épouse une autre, commet l’adultère; et que celui qui épouse celle qu’un autre a quittée, commet l’adultère (9) ". Après les avoir ainsi confondus, il leur parle ensuite avec plus d’autorité. Il avait déjà gardé la même conduite, en parlant du discernement des viandes et de la violation du sabbat. Car, après avoir réfuté toutes leurs raisons sur le discernement des viandes, il appelle enfin ses disciples, et leur dit : " Ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui le rend impur ". (Matth. XV.) Après avoir parlé sur le violement du sabbat, il conclut ensuite : " Il est donc permis de faire du bien le jour du sabbat".

Ainsi il garde partout la même conduite . Mais (488) comme nous avons vu alors qu’après qu’il eut ainsi renvoyé les Juifs tout confus, les apôtres tout troublés vinrent avec saint Pierre dire à leur Maître : " Expliquez-nous cette parabole ", ils viennent encore de même ici dans le même trouble lui dire: " Si la condition d’un homme est telle a l’égard de sa femme, il n’est pas avantageux de se marier (10) ". Ils regardaient comme un joug insupportable une loi qui les obligeait de retenir une femme quelque fâcheuse qu’elle fût, et de garder dans leur maison un esprit inquiet et violent, comme un serpent qui nous ronge les entrailles.

3. Et jour faire voir que ce trouble les avait étrangement frappés, saint Marc dit clairement qu’ils vinrent trouver Jésus-Christ " en particulier ", et lui dirent: " Si la condition d’un homme est telle à l’égard de sa femme (Marc, X, 10.) "; c’est-à-dire, s’ils sont liés de telle sorte qu’ils deviennent une même chair, et que quand le mari aurait de très-justes sujets de répudier sa femme, il ne le pourrait faire sans péché, " il ne lui est pas avantageux de se marier ", il lui est plus aisé de combattre contre lui-même et contre la concupiscence de la nature que de souffrir l’importunité d’une femme de mauvaise humeur. Jésus-Christ ne leur dit point que cette conséquence était vraie, de peur qu’ils ne crussent qu’il leur proposait 1e célibat comme une loi et un précepte, mais il dit seulement: " Tout le monde n’est pas capable de cela, mais ceux-là seulement qui en ont reçu le don (11) " ; relevant ainsi le célibat, et montrant que c’était une grande chose; afin que les louanges qu’il lui donnait y attirassent à l’avenir ses disciples. Mais considérez ici une contrariété apparente qui se trouve entre les paroles de Jésus-Christ et celles des apôtres. Jésus-Christ dit que c’est une grande chose que le célibat, et un don qui n’est pas commun, et les apôtres au contraire le regardent comme une chose facile, en disant qu’il valait mieux le garder que de s’exposer à demeurer toute sa vie avec une femme de mauvaise humeur. C’est sans doute par une grande sagesse de Dieu qu’on peut remarquer dans l’Evangile cette diversité de sentiments : Jésus-Christ dit d’une part que c’est une grande chose de ne point se marier, afin de rendre plus vigilants et plus courageux ceux qui voudraient aspirer à cet état; et les apôtres disent que le célibat est plus a souhaiter que le mariage, afin d’inviter par cette facilité à embrasser une profession si sainte.

Comme plusieurs n’auraient pu souffrir qu’on les exhortât à demeurer toujours vierges, le Fils de Dieu se contente de proposer la loi indispensable de ne point rompre les mariages, afin que cette nécessité seule déterminât à une virginité perpétuelle ceux sur qui l’amour de cette vertu n’aurait pas eu assez vie force. Mais pour montrer ensuite la facilité de cet état, Jésus-Christ ajoute: " Il y a des eunuques qui sont nés tels dès le ventre de leur mère; il y en a que les hommes ont rendus eunuques; et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour gagner le royaume des cieux (12) ". Tout ce discours tend secrètement à porter les hommes à choisir l’état du célibat, par la facilité qu’il leur y fait voir. C’est comme s’il leur disait :

Représentez-vous, ou que la nature même vous a obligés de le garder, comme elle y oblige quelques-uns, et qu’elle vous a mis dans l’impuissance de vous marier; ou que la violence des hommes vous a réduits dans cette nécessité. Que feriez-vous alors en ces états où vous seriez privés du mariage, sans en pouvoir espérer de récompense? Rendez donc grâces à Dieu de ce que vous pouvez être si glorieusement récompensés d’un état dont les autres ne doivent attendre aucun avantage, et qui vous doit être même beaucoup plus aisé et plus doux qu’à eux: puisque, outre la récompense que vous attendez, vous avez la joie de faire en cela une action sainte, et que vous n’êtes pas si exposés. aux tentations que le sont les autres. Car ce n’est pas tant la disposition du corps que celle de l’esprit qui nous préserve de ce mal; ou plutôt c’est l’esprit seul qui se rend maître du corps. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ propose ici ces " eunuques " par nécessité; il les compare avec ceux " qui se sont faits eunuques pour le ciel ", afin que l’état de ceux-ci paraisse beaucoup plus doux que celui des autres; et, s‘il n’avait eu cette fin; il n’aurait point du tout parlé des premiers.

Quand il dit " qu’il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes, il ne parle point du corps mais de l’esprit, et du retranchement de toutes les pensées et de tous les désirs déréglés ; car il est certain d’ailleurs que ce1ui " qui se ferait eunuque " par violence, serait maudit de Dieu. C’est ce qui fait dire à saint (489) Paul: " Plût à Dieu que ceux qui vous troublent fussent retranchés ". Et c’est avec raison que ce saint, apôtre parle ainsi, puisque ceux qui se mutileraient feraient sur eux-mêmes une action de meurtriers et d’homicides; qu’ils appuieraient l’insolence de ceux qui osent accuser l’ouvrage et la sagesse de Dieu dans ses créatures ; qu’ils donneraient des armes à l’impiété des manichéens; et qu’ils s’uniraient de sentiment avec les païens qui se traitent de la sorte.

Car il est certain qu’il n’y a que le démon qui puisse être l’auteur de cette cruauté et de cette violence, lui qui dès le commencement du monde s’est élevé contre l’ouvrage de Dieu, et qui a voulu déshonorer la plus parfaite de ses créatures, afin que portant les hommes à attribuer toutes leurs vertus, non à la grâce, mais à la nature et à la disposition du corps, ils s’abandonnassent ensuite à toute sorte de déréglements, comme s’ils n’en devaient rendre à Dieu aucun compte.Ainsi il a blessé l’homme tout ensemble et dans le corps et dans l’esprit: dans le corps, en le traitant d’une manière cruelle et honteuse; et dans l’esprit, en lui persuadant faussement qu’il n’était pas libre pour faire le bien. Il s’est servi encore de ces principes si faux pour introduire dans le monde l’erreur pernicieuse d’une nécessité fatale et inévitable, tâchant en .toutes manières de détruire la liberté que Dieu a donnée à l’homme, de lui persuader que le mal était une chose naturelle et nécessaire, et de le faire tomber d’une manière secrète et imperceptible en beaucoup d’autres opinions impies et très-dangereuses, qui naissent de ces premières comme de leur source. Car c’est ainsi que la malice du démon est ingénieuse pour couvrir le poison dont il tue les âmes.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de n’avoir aucune part à ce désordre. Car, outre ce que j’ai déjà dit, on. peut ajouter encore que ce n’est point là, un remède contre le dérèglement de la nature, mais qu’il l’irrite au contraire encore davantage. On n’apaise point ces tempêtes par une cruauté qu’on exerce sur le corps. Quelques-uns disent que l’origine naturelle de ce mal est dans le cerveau et dans l’imagination, d’autres " dans les reins ", dont l’Ecriture parle souvent. Mais pour moi je crois que le déréglement de l’esprit , et la négligence d’une vie molle et relâchée, en est le principe et la source véritable. Car lorsque l’esprit est réglé et soumis à Dieu, il est comme dans un port qui le défend de tous ces flots et de toutes ces agitations de la nature.

Après donc que Jésus-Christ a parlé de ces eunuques, qui le seraient en vain naturellement s’ils né réglaient en même temps tous les mouvements de leurs âmes ; et de ces autres qui se réduisent à cet état pour gagner le royaume des cieux, il ajoute : " Qui peut comprendre ceci le comprenne (12) ". Il dit ces paroles pour animer les hommes encore davantage à la recherche de cette vertu, en leur représentant combien elle est élevée, et en ne les y obligeant point comme à une loi qu’il leur impose. C’est donc par une grande miséricorde qu’il nous parle de la sorte, et qu’il montre en même temps que ce qu’il propose est possible, afin de nous donner encore plus d’envie et plus d’ardeur pour cette vertu.

4. Vous me direz peut-être: Si le célibat, la virginité vient de notre choix et de notre volonté, comment Jésus-Christ a-t-il dit auparavant: " Tout le monde n’est pas capable de cela, mais ceux-là seulement qui en ont reçu le don " ? Je vous réponds que Jésus-Christ parle de la sorte pour vous montrer que cette vertu a besoin d’un grand combat; mais non pour nous faire croire qu’elle se donne comme par le sort et par une nécessité involontaire. Dieu fait ce don à l’âme qui en a la volonté. Jésus-Christ nous enseigne donc par ces paroles, que celui qui entreprend ce combat, a besoin d’une grande grâce de Dieu, qui lui sera toujours donnée d’en-haut, lorsqu’il en aura un désir et une volonté sincère.

Toutes les fois que Jésus-Christ parle de quelque grande vertu, il parle aussi du don de Dieu, comme lorsqu’il disait à ses apôtres: " Il vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux ". Et il est facile de voir en cet endroit que " le don " du ciel n’exclut nullement notre volonté. Car si la virginité était un pur " don" de Dieu, auquel les hommes ne contribuassent en rien de leur part, ce serait en vain que Jésus-Christ leur promettrait le royaume du ciel pour leur récompense et qu’il les distinguerait ainsi de ces autres " eunuques " qui ne le sont que par une nécessité involontaire. Mais considérez, je vous prie, comment des mêmes choses les uns tirent le bien, et les autres le mal. Les Juifs proposent un doute à Jésus-Christ. Il leur (490) répond d’une manière toute pleine d’instruction et de sagesse, et néanmoins ils n’en profitent point, parce qu’ils lui avaient fait cette demande son pour s’instruire, mais pour le tenter. Les apôtres au contraire prennent sujet de la réponse qu’il fait aux Juifs pour s’instruire très utilement. " Alors on lui présenta de petits enfants afin qu’il leur imposât les mains et qu’il priât pour eux. Et comme ses disciples les repoussaient avec des paroles rudes (13), Jésus leur dit : Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point, parce que le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent (14). Et leur ayant imposé les mains, il partit de là (15)". Pourquoi les disciples repoussaient-ils ainsi ces enfants, sinon pour rendre plus de respect à leur Maître? Mais Jésus prend ces enfants et leur impose les mains; apprenant ainsi à ses apôtres à fouler aux pieds la gloire du monde et à être humbles et petits comme des enfants, parce " que le royaume des cieux sera pour ceux qui leur ressemblent " ; ce qu’il avait déjà dit en un autre endroit de l’Evangile.

C’est pourquoi, mes frères, si nous désirons être les héritiers du royaume des cieux, tâchons de devenir comme de petits enfants, et appliquons-nous de tout notre coeur à nous affermir dans l’humilité, Etre sage et en même temps être simple et sans déguisement, c’est le plus haut comble de la sagesse, c’est une imitation de la vie des anges. L’âme d’un petit enfant est pure et libre de toutes les passions.

Il ne se souvient point du mal qu’on lui a fait, il ne désire point de s’en venger, il est prêt à caresser ceux qui viennent de lui faire outrage. Plus sa mère le châtie, plus il la recherche et il la préfère à tout. Quand il verrait une reine parée de tout ce qu’elle aurait de plus magnifique et de plus superbe, il ne la préférerait pas à sa mère, quoiqu’elle ne fût couverte que de haillons. Car il ne discerne, point ceux de sa famille d’avec les étrangers par la pauvreté ou par les richesses, mais seulement par l’amitié qu’ils ont pour lui et qu’il a pour eux. Il ne prend de nourriture qu’autant qu’il lui est nécessaire ; et lorsque la nature est contente il quitte la mamelle. Il ne s’afflige point comme nous pour des sujets frivoles, comme pour avoir perdu de l’argent. Il ne se réjouit point aussi pour toutes ces choses qui sont des objets de notre ambition et de notre orgueil, et la beauté du corps ne peut faire sur lui la moindre impression qui blesse son innocence. C’est donc avec grande raison que Jésus-Christ dit: Que le royaume du, ciel est pour ceux qui ressemblent aux enfants, pour nous exhorter à faire par vertu ce qu’ils font par le mouvement de la nature. Les pharisiens faisaient paraître partout un esprit double et corrompu: Jésus-Christ, au contraire, porte toujours ses disciples à être simples et, humbles; et par les instructions mêmes qu’il leur donne, il marque obscurément combien il condamne la malice et l’insolence des autres. Car rien n’élève tant les hommes que de se voir dans le premier rang, et dans ces avantages que donnent les dignités. Comme donc les apôtres allaient être respectés par toute, la terre, Jésus-Christ par avance leur prépare le coeur et l’esprit, afin qu’ils ne se laissent point aller à cette faiblesse qui nous est si naturelle; qu’ils ne désirent point que les peuples les honorent, et qu’ils an fassent rien par ostentation et par vaine gloire.

Ces désirs d’honneur paraissent souvent un défaut léger, et ils sont néanmoins la source des plus grands maux. Ainsi les pharisiens, pour avoir aimé à être salués, à être honorés, à être toujours au premier rang, sont montés comme par degrés jusques au comble de la malice. Car, après avoir nourri longtemps leur vanité par ces déférences recherchées, ils ont conçu une passion si ardente ou plutôt si furieuse pour la vaine gloire, qu’ils n’ont point voulu reconnaître le Sauveur, et qu’ils sont tombés de l’orgueil dans l’impiété. C’est pourquoi nous voyons que, s’approchant ici de Jésus-Christ seulement pour le tenter, et par un esprit superbe et envieux, ils s’en retournent confus, et ils n’attirent sur eux que sa malédiction et sa haine; et que ces petits enfants, au contraire, qui étaient incapables de ces passions, sont favorisés et bénis de Jésus-Christ.

Imitons ces âmes innocentes, mes chers frères. Devenons comme des petits enfants, sans orgueil, sans déguisement et sans malice. La simplicité est la porte du ciel. Il n’y en a point d’autre par où nous y puissions entrer. La malignité, au contraire, et la fourberie nous précipitent dans l’enfer, et dès ce monde dans une infinité de maux. " Si vous êtes méchant", dit l’Ecriture, " vous le serez pour vous-même; si vous êtes bon, vous le serez et pour vous et pour votre prochain ". (Prov. IX, 12.)

Les exemples des siècles passés nous (491) confirment cette vérité. Y eut-il jamais une malignité pareille à celle de Saül; ou une plus grande simplicité que celle de David ? Cependant qui des deux fut le plus puissant? David eut entre ses mains la vie de Saül par deux différentes fois, et il le laissa aller. Il le tenait comme dans une prison dans cette grotte, où il s’était mis entre ses mains sans y penser. Ses gens le pressaient de tuer le prince, qui l’avait traité de la manière du monde la plus injuste, et néanmoins il lui pardonna. Cependant Saül persécutait David avec une armée, et David avec une petite troupe de gens fuyait devant lui, errant par les déserts les plus reculés, et se cachant tantôt dans un lieu et tantôt dans un autre ; et néanmoins ce fugitif si abandonné l’emporta sur un roi si puissant, parce qu’il avait de son côté l’innocence et la justice, et que l’autre n’était animé que de fureur et d’envie.

Car ne fallait-il pas que Saül fût tout ensemble le plus injuste et le plus insensé de tous les hommes, de persécuter avec cette barbarie un homme si rare qui commandait sous lui ses armées, qui battait toujours ses ennemis, et qui, après avoir gagné des batailles, lui donnait tout l’honneur de la victoire; ne se réservant que les périls et la gloire de le servir ? Mais c’est là proprement l’esprit de l’envie. Celui qui en est possédé devient l’ennemi de lui-même: Il se tend des pièges, il se ronge les entrailles, il s’enveloppe dans une infinité de malheurs. Tant que David demeura auprès de Saül; ce misérable prince ne se vit jamais réduit à faire cette plainte qu’il a faite depuis: " Je suis percé de douleur ; je suis accablé d’ennuis. Les étrangers s’élèvent contre moi de tous côtés, et le Seigneur m’abandonné ". (II Rois, XXVIII, 15.) Tant que David demeura auprès de lui, il fut craint dans la guerre et il fut, heureux, parce que la valeur du général de ses armées était la gloire de ses armes et de sa personne.

5. Car David n’eut jamais la moindre pensée d’usurper sa couronne, et de se mettre en sa place. Au contraire, il s’exposait pour lui dans toutes les occasions, comme un serviteur très affectionné et très-fidèle. Et il est aisé de juger de la disposition où il était alors par ce que nous voyons qu’il fit depuis. Car tant qu’il demeura dans les troupes de Saül, on peut dire qu’il ne lui était pas possible de rien faire contre lui. Mais après que Saül l’eut chassé de ses Etats, qui l’eût empêché, s’il avait eu de mauvais desseins, de soulever le peuple contre lui, et de lui faire la guerre? D’où vient qu’il ne pensa pas alors à se défaire d’un ennemi qui l’avait voulu perdre tant de fois, à qui il n’avait jamais donné le moindre sujet de se plaindre de lui, et qu’il avait toujours servi avec une fidélité inviolable ? Il était très-persuadé que tant que Saül vivrait, il ne serait jamais en repos ni en sûreté ; qu’il serait toujours obligé d’être errant et vagabond et de craindre toujours pour sauver sa vie. Cependant toutes ces considérations ne peuvent le faire résoudre à tremper ses mains dans le sang de Saül. Lorsqu’il le voit seul, qu’il est maître de sa vie, qu’il le trouve assoupi avec tous ses gens d’un profond sommei., que tous les siens l’exhortent à se venger, et qu’ils tâchent de lui persuader que Dieu lui a présenté cette occasion pour se défaire de son ennemi mortel, il les repousse; il les réprimande, il les menace, et il sauve la vie à celui qui la lui voulait ôter. Il accuse même les officiers du roi d’avoir eu si peu de soin de veiller auprès de leur maître, comme s’il fût venu pour le garder et non pas pour le combattre.

Y eut-il jamais rien d’égal à cette générosité et à cette douceur de David? Mais si elle parait grande lorsqu’on la considère en elle-même, elle le paraîtra encore davantage si on la compare avec ce que nous voyons aujourd’hui. Car la vertu des saints paraît encore plus illustre et plus éclatante, lorsque nous la comparons avec l’obscurité et le déréglement de notre vie. Je vous conjure donc, mes frères, d’imiter un si grand saint. Si vous êtes passionné pour la gloire, et que ce désir vous porte à chercher des moyens de vous venger de votre ennemi, ne voyez-vous pas qu’en vous mettant au-dessus de la vengeance, vous acquerrez beaucoup plus de gloire? Car, comme la passion des richesses nous empêche souvent de nous enrichir, ainsi le désir d’être honoré est souvent un obstacle pour acquérir de l’honneur. Et je vous supplie, mes frères, de considérer avec moi en particulier, combien ce que je vous dis est véritable.

Car, comme toutes les considérations des biens du ciel et des supplices de l’enfer vous sont indifférentes et vous touchent peu, il faut que anus tâchions de vous exciter au moins par des considérations plus humaines et plus sensibles. Si vous jugez équitablement des (492) choses, ne verrez-vous pas que les hommes qu’on méprise le plus aujourd’hui sont ceux qui témoignent plus de passion pour la gloire, et qu’au contraire on honore davantage ceux qui la méprisent? Que si le désir de la gloire est un vice, et si le superbe la désire et la recherche, il est clair qu’il est dès lors vicieux et méprisable, et qu’ainsi sa passion pour l’honneur est son déshonneur, Mais les ambitieux s’exposent encore au mépris des hommes en beaucoup d’autres manières. Car cette passion pour la gloire les engage dans mille bassesses et dans des servitudes honteuses; et ils perdent ainsi ce qu’ils voulaient gagner, comme il arrive souvent aux avares.

Que si ceux qui sont possédés d’une passion brutale, en se rendant esclaves et idolâtres des femmes, n’attirent souvent que leurs insultes et leur mépris, il arrive aussi la même chose aux ambitieux. Plus ils veulent s’élever, plus on les rabaisse, et la gloire les fuit d’autant plus qu’ils la recherchent avec plus d’ardeur.

Car les hommes sont superbes et jaloux naturellement: et lorsqu’ils voient un esprit glorieux qui veut s’élever au-dessus des autres, ils prennent plaisir à le combattre et à rabaisser sa présomption et son insolence. De là vient que les orgueilleux, pour conserver à quelque prix que ce soit cette fausse apparence de gloire, s’abandonnent à toute sorte de lâchetés, de complaisances et de flatteries, et qu’ils se prostituent à tout le monde comme des esclaves qui sont à vendre à quiconque les veut acheter.

Que ces vérités, mes frères, nous fassent renoncer à cette passion détestable, afin qu’elle ne nous attire point une punition sévère dans ce monde et une éternelle dans l’autre. Devenons passionnés pour la vertu qui nous rendra heureux et dans cette vie et dans, l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXIII
" ET VOILA QU’UN JEUNE HOMME S’APPROCHANT DE JÉSUS LUI DIT: BON MAITRE, QUE FAUT-IL QUE JE FASSE POUR ACQUÉRIR LA VIE ÉTERNELLE " ? (CHAP. XIX, 16, JUSQU’AU VERSET 27.)

ANALYSE

1. L’amour des richesses est la racine de tous les maux.

2. Les riches sont plus cupides que les autres hommes.

3 et 4. Que l’avarice est une source de maux, et pour ce monde et pour l’autre. — Que tous les biens de la terre ne peuvent nous rendre que malheureux, puisqu’ils nous font perdre ceux du ciel. — De la pauvreté de Jésus-Christ et des saints.
 
 

1. Quelques-uns blâment ce jeune homme et disent qu’il vient trouver Jésus-Christ avec un esprit double et seulement pour te tenter. Pour moi, je croirais assez qu’il était avare et qu’il était possédé par la passion de l’argent, puisqu’en effet Jésus-Christ nous l’a fait voir; mais je n’ose dire qu’il agisse ici avec duplicité, parce qu’il est toujours dangereux, principalement en matière de crimes, d’assurer ce qu’on ne sait pas ni ce qui est douteux. Au reste saint Marc a détruit à l’avance cette opinion en disant " qu’il accourut à Jésus-Christ, qu’il fléchit le genou devant lui, et que Jésus-Christ le regardant, l’aima ". (Marc X, 17.) Mais la (493) tyrannie que les richesses exercent sur les hommes est étrange, mes frères, et cet exemple en est une grande preuve: quelque vertu que nous possédions d’ailleurs, cette seule passion les ruine toutes, et c’est avec grande raison que saint Paul l’appelle " la racine de tous les vices". (I Tim. VI, 10.) Mais pourquoi Jésus-Christ répond-il ceci à ce jeune homme?

" Jésus lui répondit: Pourquoi m’appelez-vous bon? Il n’y a que Dieu seul qui soit bon (17) ". Comme ce jeune homme ne regardait Jésus-Christ que comme un pur homme et comme un des docteurs ordinaires d’entre les Juifs, Jésus voulait aussi lui répondre comme s’il n’eût été en effet qu’un simple homme. C’est ainsi que nous voyons souvent qu’il proportionne ses réponses à la disposition de ceux qui l’interrogent, comme lorsqu’il dit : " Nous adorons ce que nous connaissons ". Et ailleurs : " Si je me rends témoignage à moi-même, mon témoignage n’est pas vrai". (Jean, III.) Lors donc qu’il dit: "Il n’y a que Dieu seul qui soit bon ", il n’entend pas dire qu’il ne soit bon lui-même. Dieu nous garde de cette pensée. Il ne dit point: "Pourquoi m’appelez-vous bon "? je ne le suis pas, mais " il n’y a que Dieu seul qui soit bon " (Matth. VII, 11), c’est-à-dire, il n’y a personne entre les hommes qui soit bon. Ce qu’il ne dit pas néanmoins pour assurer qu’il n’y a personne de bon entre les hommes, mais seulement pour faire voir que la bonté qu’ils ont est bien différente de celle de Dieu. Il dit: " il n’y a que Dieu seul qui soit bon ", et non pas : Il n’y a que mon Père seul qui soit bon, pour marquer qu’il ne découvrait pas à ce jeune homme qui il était.

C’est ainsi que le Sauveur dit ailleurs: " Quoi que vous soyez mauvais, vous savez bien néanmoins donner de bonnes choses à vos enfants ". Il les appelle " mauvais " aussi bien qu’ici, sans avoir dessein de condamner généralement toute la nature des hommes en elle-même, puisqu’il dit : " Quoique vous soyez mauvais "; et non pas: quoique tous les hommes soient mauvais ; ne les appelant mauvais qu’en les comparant avec la bonté de Dieu; comme on le voit par ce qu’il ajoute " A combien plus forte raison votre Père qui est dans le ciel donnera-t-il de vrais biens à ceux qui lui en demandent" ? Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ parle avec tant de force à ce jeune homme, et quel avantage il voulait qu’il retirât de sa réponse? Il voulait premièrement l’élever peu à peu jusqu’à la connaissance de Dieu. Il voulait lui apprendre à ne point mêler de flatteries dans ses paroles, et le détacher insensiblement de la terre pour l’attacher à Dieu seul. Il lui persuade de ne désirer que les biens à venir, et de connaître celui qui étant véritables ment bon, est l’unique source de tous les biens, afin qu’il lui rende la gloire qui lui est due. C’est ainsi que, lorsqu’il commandait à ses apôtres de n’appeler personne " maître sur la terre (Matth. XXIII, 9) ", il voulait leur apprendre à faire quelque discernement de lui d’avec tous les hommes, et à connaître qu’il était l’origine et le principe de toutes choses.

Il faut remarquer, mes frères, que ce jeune homme en venant à Jésus-Christ témoignait une disposition assez extraordinaire en ce temps-là. Tous ceux qui s’approchaient alors du Sauveur y venaient ou pour le tenter, ou pour obtenir de lui la guérison de leurs maladies, ou de quelques-uns de leurs proches. Ce jeune homme au contraire y vient dans un dessein plus louable, et dans le désir seul en apparence d’acquérir la vie éternelle. Il ressemblait à une excellente terre très-fertile en elle-même, mais toute couverte d’épines et de ronces, qui étaient prêtes à étouffer cette semence précieuse que Jésus-Christ y devait répandre. il témoigne son obéissance, en disant : " Quel bien faut-il que je fasse pour acquérir la vie éternelle " ? Tant il était préparé pour obéir à tout ce que le Fils de Dieu lui commanderait. S’il se fût adressé à Jésus-Christ avec duplicité de coeur et pour le tenter, l’évangéliste n’eût pas oublié de le dire, comme il le marque de ce docteur de la loi. Et si l’évangéliste n’en eût rien dit, Jésus-Christ n’eût pas manqué de le faire, ou en le reprenant, ou en le marquant obscurément, afin qu’il ne s’imaginât pas avoir pu tromper celui à qui il pariait, ce qui eût causé sa perte.

De plus, s’il ne se fût adressé au Sauveur que pour le tenter, la réponse de Jésus-Christ ne lui eût point causé cette profonde tristesse avec laquelle il s’en retourna. Nous ne voyons point dans l’Evangile que les pharisiens se retirent ainsi tristes d’auprès de Jésus-Christ, mais seulement dans la rage et dans la fureur d’avoir été confondus. Celui-ci au contraire s’en retourne tout abattu de tristesse. Ce qui montre assez qu’il n’était pas venu lui parler (494) avec un esprit de déguisement et de feinte; mais seulement qu’il était faible; et que d’un côté il désirait sincèrement la vie éternelle mais que de l’autre il était possédé d’une passion très-dangereuse. C’est pourquoi lorsque Jésus-Christ lui eut dit : " Si vous voulez entrer en la vie, gardez les commandements (17)" , il lui répond sans artifice et sans le tenter: " Quels commandements " ? Il croyait peut-être que Jésus-Christ lui ferait quelques commandements nouveaux différents du décalogue, pour acquérir en les pratiquant cette vie heureuse qu’il témoignait tant désirer : " Quels commandements? lui dit-il. Jésus lui dit vous ne tuerez point : vous ne commettrez point d’adultère : vous ne déroberez point: vous ne direz point de faux témoignage (18). Honorez votre père et votre mère, et vous aimerez votre prochain comme vous-même " (19) ". Lorsque Jésus-Christ lui eut marqué ces commandements de la loi, ce jeune homme répondit aussitôt: "J’ai gardé tous ces commandements dès ma jeunesse (20) ". Et sans s’arrêter là, il ajoute aussitôt: " Que me reste-t-il encore à faire " ? marquant par, toutes ces circonstances un désir ardent de posséder la vie éternelle; mais particulièrement en ce qu’il croyait qu’après avoir accompli les commandements dont Jésus-Christ lui parlait, il lui manquait encore quelque chose pour acquérir ce qu’il souhaitait.

2. Que fait Jésus-Christ? Comme il ne pouvait refuser de lui dire ce qu’il lui demandait si ardemment, et qu’il prévoyait d’ailleurs que l’avis qu’il lui allait donner lui paraîtrait dur et pénible, il commence par lui en proposer la récompense. " Si vous voulez être parfait"; lui dit-il, " allez, vendez ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel : puis venez avec moi et me suivez (21) ". Vous voyez, mes frères, comment Jésus-Christ en proposant le travail n’oublie pas d’y joindre le prix et la couronne. Ce qu’il n’aurait pas fait sans doute si ce jeune homme ne lui eût parlé que pour le tenter. Après lui avoir fait cette proposition, il laisse le tout à sa liberté. Et pour empêcher que le conseil qu’il lui donne ne lui paraisse trop difficile; il montre la récompense avec le travail en disant: " Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel; puis venez avec moi et me suivez ". C’était déjà une grande récompense que la gloire de suivre Jésus-Christ.

" Et vous aurez un trésor dans le ciel ". Ce jeune homme estimait beaucoup les richesses de la terre, et Jésus-Christ, en lui conseillant de les quitter, lui montre en même temps qu’il ne lui ôtait rien, et il l’assure qu’il recevrait plus qu’il ne donnerait aux pauvres, et que les richesses qu’il lui destinait seraient élevées au-dessus de celles qu’il devait quitter, autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre. Il se sert du mot de " trésor" pour expliquer par ce terme , autant que les paroles humaines en sont capables, que, les biens qu’il lui promettait seraient immenses, stables et incorruptibles. Il ne suffit donc pas de mépriser les richesses. Il faut encore secourir les pauvres. Mais il faut sur toutes choses suivre Jésus-Christ, c’est-à-dire faire exactement tout ce qu’il nous commande, être prêt à tout souffrir, et à mourir même à toute heure. Il dit lui-même : " Si quelqu’un veut venir après-moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il porte sa croix et me suive (Luc IX, 23) ", parce que c’est beaucoup plus de donner son sang et sa vie que de donner ses biens aux pauvres; et que c’est par ce renoncement aux biens de la terre qu’on peut se mettre en état d’offrir à Dieu son sang et sa vie.

" Ce jeune homme ayant entendu ces paroles, s’en alla tout triste (22); " et l’Evangile marque aussitôt que ce n’était pas sans sujet, " parce qu’il avait de grands biens ". Il y a bien de la différence entre l’avarice de ceux qui n’ont que peu de bien ou de ceux qui sont accablés sous le poids de leurs richesses. Ces grands biens rendent encore beaucoup plus avares ceux qui les possèdent. Je vous ai dit cent fois et je ne cesse point de vous le redire, que plus nos richesses s’augmentent, plus nous les aimons; et que pour ainsi dire plus on est riche, plus on. devient pauvre, puisqu’on en désire le bien avec plus de violence, et qu’on s’imagine avoir encore besoin de plus de choses. Considérez donc dans ce jeune homme quel est l’empire et la tyrannie de cette passion. Il s’approche de Jésus-Christ avec grande ardeur. Mais aussitôt que le Fils de Dieu lui a parlé de renoncer à ses richesses, il est si surpris et si étonné de cette parole, qu’il ne lui peut faire la moindre réponse. Il demeure dans un triste silence. Il s’en retourne tout abattu et accablé (495) d’un ennui mortel. Que dit à cela Jésus-Christ, mes frères?

" Je vous le dis en vérité : il est bien difficile qu’un riche entre dans le royaume des cieux (23) "; marquant par ce mot de "riche ", non pas en général celui qui a du bien, mais celui qui en est l’esclave. Que s’il est si difficile que les riches entrent dans le royaume des cieux, que deviendront les avares? Si c’est assez pour se perdre que de ne pas donner son bien aux pauvres, quel supplice s’attire-t-on lorsque l’on vole le bien des autres? Mais d’où vient que Jésus-Christ, qui n’avait que des disciples pauvres, et qui ne possédaient rien, ne laisse pas de leur dire " qu’il est difficile qu’un riche entre dans le royaume des cieux " ?C’était pour les exhorter à ne point rougir de leur pauvreté? Et voulant comme justifier la défense qu’il leur, avait faite de ne rien posséder, après avoir dit d’abord qu’il était difficile qu’un riche entrât dans le ciel, il montre par une comparaison que cela est même impossible.

" Un câble passera plus facilement par le chas d’une aiguille, qu’un riche n’entrera dans le royaume des cieux (24) ". Ceci nous fait voir qu’un riche qui use chrétiennement de ses richesses, doit. espérer de Dieu une grande récompense. Mais Jésus-Christ montre dans la suite que cela ne peut être que l’ouvrage de Dieu seul, et qu’un riche a besoin d’une grâce très-puissante pour se détacher ainsi de ses richesses. Les disciples furent troublés de cette parole. " Les disciples entendant cette parole en furent fort étonnés, et ils disaient : Qui pourra donc être sauvé (25) "? " Jésus les regardant leur dit : Cela est impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu (26) " - Pourquoi les apôtres étant aussi pauvres qu’ils étaient, se troublent-ils de ces paroles? Pourquoi en sont-ils surpris? C’est sans doute par la compassion qu’ils avaient de la perte de tant de monde, par le zèle qu’ils avaient déjà du salut des hommes, par la tendresse qu’ils ressentaient en voyant le péril qui menaçait toute la terre, et par cet esprit de paix qui commençait déjà à les animer. Cet arrêt que Jésus-Christ venait de prononcer contre ceux qui aimaient les richesses, les faisait trembler pour le monde entier, et cette crainte les saisissait de telle sorte qu’ils eurent besoin que Jésus-Christ les consolât. C’est ce qu’il fait aussitôt lorsqu’il leur dit en les regardant : " Cela est impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu ". Ce regard que l’évangéliste marque, fut un regard doux et favorable, par lequel Jésus-Christ les consola dans leur tristesse et les rassura dans leur crainte, en dissipant toute l’agitation de leur coeur. Après " ce regard" tout puissant il les relève encore par ces paroles, en leur faisant considérer quelle était la force et la vertu de Dieu et en leur donnant de la confiance par cette vue.

3. Que si vous désirez, nies frères, savoir comment " ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu " , je veux bien vous l’expliquer. Car Jésus-Christ n’a point dit cette parole afin qu’elle vous abatte et que vous désespériez de pratiquer cette vertu, comme vous étant impossible, mais afin que, considérant sa grandeur, vous vous y appliquiez avec courage; que vous invoquiez la grâce de Dieu, afin qu’elle vous soutienne dans un combat si pénible et qu’elle vous fasse acquérir enfin la vie éternelle. Comment donc cela peut-il devenir possible? Si vous renoncez tous à l’attachement aux biens, si vous méprisez les richesses et si vous foulez aux pieds une passion si basse. Nous voyons assez par la suite que Jésus-Christ ne parle pas de la sorte afin qu’en croyant que Dieu fait tout, vous demeuriez sans rien faire, mais plutôt pour vous exciter à travailler, d’autant plus que ce qu’il vous propose est plus grand et plus difficile. Car saint Pierre lui ayant fait cette demande: " Seigneur, pour nous autres nous avons tout quitté et nous vous avons suivi: quelle récompense donc en recevrons-nous (27) " ? Il lui répond: " Je vous dis en vérité que pour vous qui m’avez suivi, lorsqu’au temps de la renaissance générale le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez aussi assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël (28) ". Après leur avoir dit quelle récompense il leur préparait, il conclut: "Et quiconque abandonnera pour moi sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou " sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant, et aura pour héritage la vie éternelle: (29) ". Ainsi nous voyons que Dieu rend possible ce qui paraissait auparavant impossible.

Vous me direz peut-être : comment peut-on quitter ses richesses? Comment celui qui est .possédé de l’amour de l’argent, pourra-t-il se (496) délivrer d’une passion si violente ? Il le pourra s’il commence par retrancher ce qu’il a de superflu. Il se mettra ainsi en-état d’aller plus loin et de pratiquer plus fidèlement ce que Jésus-Christ commande ici. N’entreprenez pas de renoncer tout d’un coup à tout votre bien, si ce renoncement vous paraît trop difficile. Commencez par ce que vous pourrez, et montant ainsi de degré en degré, vous vous’ ferez une échelle sainte qui vous élèvera jusque dans le ciel. Lorsqu’on travaille au contraire à masser toujours de l’argent, on ressemble à ces malades, qui croient pouvoir éteindre leur fièvre en buvant beaucoup, au lieu que cette eau la redouble et l’enflamme davantage. C’est ainsi que les avares, bien loin d’éteindre leur passion en augmentant leurs richesses, l’irritent au contraire de plus en plus. Rien n’est capable de guérir cette soif si violente de l’argent, sinon de retrancher d’abord le désir d’en acquérir de nouveau, comme la fièvre s’éteint, non en buvant, mais plutôt en ne buvant pas.

Mais c’est cela même que vous ne pouvez pas faire, et vous m’en demandez le moyen. Le moyen le plus court est d’être bien persuadé que plus vous satisferez cette soif de l’argent, plus elle s’irritera, que votre avarice croîtra à proportion de votre bien, et qu’aussitôt que vous cesserez de vouloir vous enrichir, vous arrêterez la cause du mal. Ne continuez donc point à désirer d’être riche, de peur que, désirant toujours ce que vous n’aurez jamais, vous ne rendiez votre maladie incurable, et qu’étant possédé de cette passion ou plutôt de cette rage pour l’argent, vous ne deveniez le plus malheureux de tous les hommes. Car, dites-moi, je vous prie, lequel des deux vous paraîtrait plus misérable, ou celui qui désirerait avec ardeur de manger et de boire, sans avoir jamais ce qu’il désire, ou celui qui n’aurait jamais ni faim ni soif? N’est-il pas visible que ce dernier serait heureux et le premier misérable? C’est un mal si horrible d’avoir une faim et une soif extrêmes sans les pouvoir apaiser, que Jésus-Christ nous voulant tracer une peinture de l’enfer, nous en donne cette image dans le mauvais riche qui, brûlant de soif, ne pouvait trouver une goutte d’eau.

Celui donc qui commence à mépriser le bien, arrête le cours d’un si grand mal ; mais celui qui veut toujours amasser, l’augmente de plus en plus. Quand il aurait dix mille talents dans ses coffres, il en voudrait encore autant; et s’il les avait, il en désirerait deux fois davantage. Et son avarice croissant toujours, il souhaiterait de pouvoir changer en or les montagnes, la terre et la mer. Tant il est vrai que cette passion, ou plutôt cette manie, n’a point de bornes, et qu’elle allume dans l’âme une soif qui ne peut jamais s’éteindre. Mais, afin de vous faire mieux comprendre que le désir de la fortune se doit guérir, non en le satisfaisant, mais en l’arrêtant, je vous prie de me dire, s’il vous était venu une passion de voler en l’air comme les oiseaux, comment feriez-vous pour l’étouffer. Si ce serait en vous faisant des ailes pour voler, ou bien en bannissant de vous cette pensée comme ridicule et extravagante? Vous en useriez sans doute de cette sorte; puisque c’est l’âme et la raison qu’il faut toujours guérir la première dans ces occasions. Que si vous me dites qu’il est entièrement impossible qu’un homme vole: je vous réponds qu’il est encore bien plus impossible de fixer des bornes à l’avarice. Il serait plus aisé à un homme de voler dans l’air, que de guérir son avarice en augmentant ses richesses. Lorsque nos désirs ne se portent qu’à des choses qui sont faisables, il n’est pas impossible alors de les apaiser en les contentant : mais lorsqu’ils s’attachent à ce qu’il nous est impossible d’obtenir, nous n’aurons jamais de paix, qu’en coupant ce mal par la racine et en le retranchant.

Ainsi, mes frères, ne nous embarrassons point en tant de soins inutiles. Renonçons entièrement à cette passion inquiète de l’argent qui ne nous laisserait jamais en repos. Pensons à un autre monde, où nous trouverons des biens sans inquiétude, qui rendent vraiment heureux, et ne désirons que les trésors qui sont dans le ciel. L’acquisition n’en est point pénible, et la possession est le comble de tous les biens. Ce commerce n’est exposé ni aux pertes ni aux périls. Nous n’avons seulement qu’à veiller sur n6us-mêmes et à mépriser tout ce que nous voyons ici-bas. Car celui qui s’attache aux richesses de la terre et s’en rend esclave, perdra nécessairement celles du ciel.

4. Pensez à ces vérités; mes’ frères, et bannissez de vous cette passion de l’avarice. Car je fie crois pas que vous osiez dire que si l’amour de l’argent ne donne point la félicité du ciel, il donne au moins celle de la terre. Quand cela serait vrai, ces biens apparents ne seraient-ils pas de très-grands maux? Mais ils n’ont pas même cette apparence de bien. Ils (497) conduisent par de longs tourments dans ceux de l’enfer, et ils rendent mal-heureux et en ce monde et en l’autre. Car l’avarice est la source de tous les maux. Elle ruine les familles; elle remplit le monde de divisions et de guerres; et elle porte les hommes jusqu’à se tuer eux-mêmes. Mais avant que de les jeter dans ces dernières extrémités, elle perd insensiblement les âmes et les jette dans un honteux abaissement. Elle étouffe toute la générosité qui leur est naturelle, et elle rend ceux qu’elle possède timides, lâches, fourbes, menteurs, voleurs, médisants et esclaves de tous les vices.

Mais peut-être que vous voyant extrêmement riche, vous vous laissez éblouir par cet éclat de l’or, par cette magnificence de bâtiments, par ce grand nombre d’officiers et de domestiques, par cette déférence que tout le monde vous rend, et par cet empressement que tous les hommes ont de vous voir. Quel est donc le remède que nous pouvons apporter à une plaie si profonde? C’est, mes frères, de vous représenter à quelle langueur l’avarice réduit votre âme, quel aveuglement elle y répand, de quelles ténèbres elle la couvre, dans quelle solitude elle la. laisse, dans quelle confusion elle la jette. C’est de vous souvenir par combien de maux on acquiert ce peu de bien, par combien de travaux on la garde; avec combien de périls on en jouit; si l’on peut dire néanmoins qu’on en jouisse et qu’on le conserve; puisque quand on éviterait tous les accidents de la vie, la mort enfin nous arrache toutes ces richesses pour les faire passer souvent dans les mains de nos plus grands ennemis. Elle nous ôte tout ce que nous avions, et nous jette dans des lieux où nous ne serons plus suivis de cette foule de domestiques; où nous ne verrons plus rien de toutes ces magnificences qui nous environnent ici-bas ; et il ne restera rien à notre âme de tous ces faux biens, que les plaies profondes qu’elle se sera faites pour acquérir ce qui la devait perdre.

Lors donc que vous voyez un homme, riche habillé magnifiquement, et accompagné d’un grand, nombre d’officiers et de gardes; passez de cette apparence jusque dans son coeur, et dans le fond de sa conscience, et vous la trouverez toute corrompue aux yeux de Dieu, et toute remplie de boue et d’ordure. Souvenez-vous de saint Paul et de saint Pierre; souvenez-vous de saint Jean-Baptiste et du prophète Elie; ou plutôt du Fils de Dieu même, qui n’avait pas où reposer sa tête. Imitez ce divin modèle, imitez ceux qui ont été ses plus fidèles imitateurs. Admirez en vous-mêmes ces trésors ineffables, renfermés dans ces saints hommes.

Si vous êtes frappé d’abord de cet éclat apparent des hommes du monde, et si votre foi en est un peu troublée, écoutez cette parole effrayante de Jésus-Christ, " qu’il est impossible qu’un riche entre dans le royaume des cieux ". Comparez si vous voulez avec la perte du ciel, des montagnes d’or et d’argent, une terre d’or, une mer et tout un monde d’or. Tout cela ne vous rend point ce que vous perdez.

Contentez tant que vous voudrez votre avarice. Ajoutez terre à terre, maisons à maisons. Si ce n’est assez de vingt, ayez en cent. Ayez mille valets et deux mille si vous voulez, ayez des lits, des chambres et des maisons toutes revêtues d’or et d’argent: si cela ne vous satisfait pas encore, ajoutez-y tout le monde même: ayez si vous voulez autant de serviteurs qu’il y a d’hommes sur la terre; rendez-vous maître de la terre et de la mer, que tous les peuples vous soient soumis; que toutes les villes soient sous votre obéissance, que tous les fleuves et que, toutes les rivières coulent pour vous; après tout, cela, je vous dirai que vous êtes le plus pauvre et le plus misérable de tous les hommes, si vous ayez amassé tous ces biens pour perdre le ciel. Car si les amateurs des richesses passagères sont si tourmentés lorsqu’ils ne peuvent acquérir ce qu’ils désirent; combien le seraient-ils davantage, s’ils pavaient ce qu’ils perdent en perdait les biens éternels?

Ne dites donc plus que ces grands du monde sont heureux parce qu’ils sont dans l’abondance de toutes choses. Mais dites plutôt qu’ils sont bien misérables de changer le ciel contre un peu de terre et de boue: et qu’ils sont semblables à un roi qui, ayant changé son royaume contre un fumier, ferait gloire de cet échange , comme si ce fumier valait mieux que sa couronne. Et il y a certes peu de différence entre un amas d’or et d’argent, et un amas de boue qui est sur un fumier ; ou plutôt ce dernier est en quelque sorte préférable à l’autre. Car le fumier au moins est utile. Etant mis sur la terre, il la rend fertile: mais à quoi sert l’or caché sous la terre? Il est entièrement inutile, et, plût à Dieu qu’il ne fût qu’inutile. (498)

Car ne servant pas pour ce à quoi il doit servir, il sert à perdre et à condamner au feu ceux qui le possèdent.

De là naissent une infinité de maux; et c’est ce qui a fait dire aux païens, que l’avarice est comme le fort et le retranchement de tous les vices. Le bienheureux Paul l’appelle d’un autre nom qui a beaucoup plus de force, lorsqu’il dit que " l’avarice est la racine de tous les maux". (I Tim. 6.)

Pensons à ceci, mes frères, et ne désirons plus à l’avenir ces maisons magnifiques et ces grandes terres, comme étant indignes d’avoir place dans notre coeur. Mais portons une sainte envie à ces hommes de Dieu qui ont auprès de lui une confiance et une liberté si sainte, qui ne possèdent que les biens du ciel, qui, se rendant pauvres pour l’amour de Jésus-Christ, trouvent dans leur pauvreté un trésor qui les rend véritablement riches. Ainsi les ayant imités sur la terre, nous posséderons avec eux les biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (499)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXIV.
" APRÈS CELÀ PIERRE LUI DIT : POUR NOUS AUTRES, VOUS VOYEZ, SEIGNEUR, QUE NOUS AVONS TOUT QUITTÉ, ET QUE NOUS VOUS AVONS SUIVI, QUELLE RÉCOMPENSE DONC EN RECEVRONS-NOUS " ? (CHAP. XIX, 27, JUSQU’AU VERSET 17 DU CHAP. XX.)

ANALYSE

1. La récompense que Jésus-Christ promet à ceux qui auront tout quitté pour le suivre est offerte aux pauvres aussi bien qu’aux riches.

2. Les apôtres qui quittèrent tout pour Jésus-Christ en furent récompensés dès cette vie, puisqu’ils ont été en vénération à toute la terre.

3. Explication de la parabole des ouvriers de la onzième, heure.

4 et 5. Que le Fils de Dieu exhorte plus fréquemment à la pureté des moeurs qu’à la pureté de la foi. — Qu’il suffit de manquer d’une seule vertu pour se perdre. — Que les, chrétiens devraient rougir de donner moins aux pauvres que les pharisiens et les juifs. — Qu’il faut imiter les bons, ne point jeter les yeux sur ceux qui ne le sont pas, et ne juger de personne.
 
 

1. Pardonnez-moi, bienheureux apôtre, si j’ose vous demander quelles sont ces choses que vous dites avoir quittées? Est-ce une barque, est-ce un filet, est-ce le reste de ce qui est nécessaire à l’art de pêcher, est-ce le métier même de pêcheur? Oui, répond ce saint apôtre. C’est ce que je dis que j’ai quitté, non pour en tirer quelque gloire, mais pour introduire et pour amener à Jésus-Christ cette troupe de pauvres, qui voudront bien tout quitter pour le. suivre. Comme Jésus-Christ venait de titre à un homme riche: " Si vous voulez être parfait, allez vendre ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel", afin que tes pauvres. ne puissent dire: Que, ferai-je donc? moi qui n’ai rien, ne pourrai-je être parfait? Saint Pierre fait cette demande au Sauveur, afin que vous, qui êtes pauvre, appreniez de la réponse du Fils de Dieu même que votre pauvreté ne vous empêchera point d’être parfait.

Saint Pierre fait cette demande à Jésus-Christ, afin que si cet apôtre n’eût pas eu assez d’autorité pour lever tous vos doutes par lui-même, comme étant encore imparfait, et n’ayant pas reçu le Saint-Esprit, le Maître (499) même de Pierre, vous les lève et vous rassure par sa réponse. Ce saint apôtre fait ici ce que nous faisons souvent, lorsque nous nous mettons en peine des autres, et que nous parlons pour leurs intérêts. Il porte à Jésus-Christ comme les humbles remontrances de toute la terre. Car il est assez visible, par ce que nous avons déjà vu, qu’il ne pouvait pas être en peine pour lui personnellement; et que celui qui avait reçu les clés du ciel, devait se promettre ensuite de jouir de tous les biens que l’on y possède.

Et remarquez, mes frères, que cet apôtre marque précisément ici les deux choses que Jésus-Christ venait de demander à ce jeune homme riche; l’une de donner tout aux pauvres, et l’autre de suivre Jésus-Christ : " Nous avons ", dit-il, " quitté tout, et nous vous avons suivi ". Ils ont tout quitté afin de le suivre. Car il est bien plus aisé de suivre Dieu, après qu’on a tout quitté pour lui; et ce renoncement a tout rempli l’âme de confiance et de joie. Que répond donc le Fils de Dieu à saint Pierre? " Je vous dis en vérité, que pour vous qui m’avez suivi, lorsqu’au temps de la renaissance générale, le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez aussi assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’lsraël(28)". Quoi, mes frères, Judas sera-t-il assis sur l’un de ces douze trônes? Qui pourrait avoir cette pensée? Comment donc s’accomplira cette parole du Fils de Dieu? Jérémie nous représente un arrêt de Dieu qu’il donne lui-même aux Juifs, qui peut éclaircir œ doute " Je parlerai " , dit Dieu par ce prophète, " sur une nation et sur un royaume, afin de le perdre et de le ruiner. Si cette nation se convertit et se retire du mal, je me repentirai aussi des maux que j’avais résolu de lui faire. Je parlerai de même sur une nation et sur un royaume pour le rétablir et le réédifier; et s’ils font le mal en ma présence., et qu’ils n’écoutent point ma voix, je me repentirai du bien que j’avais promis de leur faire ". (Jérém. XVIII, 9.) Comme s’il disait: Je change également mes ordres, soit pour le bien, soit pour le mal. Quand j’aurais promis à un peuple de le rétablir, s’il se rendait indigne de ma promesse, je ne l’accomplirais pas.

Cette conduite de Dieu a paru encore dans le premier homme. Dieu lui dit : " Votre crainte et votre terreur sera sur toutes les bêtes de la terre". (Gen. III, 2.) Et cela néanmoins ne s’est point exécuté parce qu’il se rendit 1ui-même indigne de cette souveraineté que Dieu lui avait donnée suries animaux. Et c’est ce qui est arrivé à Judas. Considérez en ceci mes frères, la sagesse de Dieu. Il veut empêcher d’un côté que la sévérité de ses menaces ne désespère les hommes s’ils croyaient qu’il leur serait impossible de les éviter. Il veut empêcher de l’autre que la grandeur de ses promesses ne les jette dans le relâchement, en leur persuadant qu’ils n’ont plus rien à craindre après que Dieu s’est ainsi déclaré en leur faveur. Il les désabuse par son prophète de cette double erreur. Si je vous menace, leur dit-il, n’entrez point dans le désespoir; puisque vous pouvez comme les Ninivites me faire révoquer mon arrêt par votre conversion et votre pénitence. Que si, au contraire, je vous fais de grandes promesses, ne vous en rendez pas indignes par votre lâcheté et votre négligence; puisque si vos déréglements m’obligent de les rétracter, non-seulement elles vous deviendront inutiles, mais elles vous rendront même plus punissables. Je rie fais mes promesses qu’à ceux qui en sont dignes, et qui persévèrent dans le service qu’ils me rendent.

C’est pourquoi, lorsqu’il parle à ses apôtres, il ne leur dit pas seulement : Vous serez assis sur des trônes : mais il ajoute : " vous qui m’avez suivi ", afin de rejeter Judas de leur nombre, et de leur associer au contraire tous ceux qui dans la suite de l’Eglise quitteraient tout pour le suivre. Car Jésus-Christ ne dit pas ceci seulement pour ses apôtres, ou pour Judas qui s’est rendu indigne de ce bonheur. Il avait en vue toute son Eglise. Il promet à ses apôtres les biens à venir, quand il leur dit qu’ils seraient assis sur douze trônes. Parce qu’ils étaient déjà élevés au-dessus de toute la terre, et qu’ils ne cherchaient plus rien de tous les biens d’ici-bas. Mais il promet aux autres les biens même d’ici-bas, lorsqu’il ajoute:

" Et quiconque abandonnera pour moi sa maison ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant et aura pour héritage la vie éternelle (39) ". Il semble que Jésus-Christ appréhende que ce qu’il vient de dire à ses apôtres: " vous serez assis" et le reste, ne donne lieu aux hommes de croire qu’il réservait cette récompense seulement pour ses disciples, et que les autres n’y auraient (500) aucune part. C’est pourquoi il adresse ici son discours généralement à tous les hommes; et il veut les assurer de l’avenir par l’expérience du présent. Quand ses disciples étaient encore faibles, il ne leur promettait que des choses basses. Quand il les retire de .la pêche, et qu’il les fait renoncer à leurs filets, il ne leur promet ni le ciel, ni un trône comme ici; mais il leur dit seulement " qu’ils deviendraient pêcheurs d’hommes (Matth. IV, 19.)"; mais lorsqu’ils sont plus avancés, il leur propose les récompenses du ciel.

2. Cette parole: " Vous serez assis; et vous jugerez les douze tribus d’Israël ", ne veut dire autre chose sinon qu’ils les condamneraient. Car nous ne devons pas croire que les apôtres seront assis alors effectivement dans des trônes pour être les juges des Juifs. Jésus-Christ leur dit qu’ils condamneraient les Juifs, comme il dit ailleurs, que la reine de Saba et que les Ninivites le condamneraient. C’est de cette manière que le Fils de Dieu dit ici que ses apôtres condamneraient non tous les hommes de la terre, mais n les tribus d’Israël ". Comme les Juifs et les apôtres avaient été également élevés dans les mêmes lois, dans les mêmes coutumes et dans les mêmes cérémonies, lorsque les Juifs prétendront s’excuser par la loi de ce qu’ils n’auraient pas cru en Jésus-Christ; comme si Moïse leur eût défendu de l’écouter, le Fils de Dieu les condamnera aussitôt en leur opposant ses apôtres, qui, étant Juifs comme eux, ont bien su allier la loi avec la foi de l’Evangile, et respecter l’une sans offenser l’autre. C’est pourquoi il dit d’eux en un autre endroit, "qu’ils seraient les juges des Juifs ".

Vous, me demanderez peut-être en quoi donc consiste l’avantage des apôtres; s’il ne leur promet que ce qu’il a dit des Ninivites et de la reine de Saba? Je vous réponds que Jésus-Christ leur a promis et leur promettra encore dans la suite beaucoup d’autres choses, et qu’ils ont encore d’autres avantages que celui-ci. Mais l’on peut dire même que le terme dont il se sert en parlant de ses apôtres, marque quelque chose qui leur est particulier. Il dit simplement en parlant du peuple de Ninive : " Les Ninivites s’élèveront et condamneront ce peuple", et il dit la même chose de la reine de Saba. Mais il dit plus lorsqu’il parle de ses apôtres : " Quand le Fils de l’homme", leur dit-il, " sera assis sur le trône de sa gloire, alors vous serez aussi assis sur douze trônes ". Ce mot de " trône " marque qu’ils régneront avec lui, et qu’ils participeront à sa gloire; ce qui a rapport à ce que dit saint Paul: " Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui (II Tim. II, 12) ". Car le terme de trône ici employé pour désigner la récompense des apôtres, aie veut pas dire qu’ils siégeront comme juges. Lui seul sera assis comme seul juge; et ces trônes qu’il promet à ses disciples, marquent seulement la grande gloire dont ils seront comblés alors.

C’est donc là la récompense qu’il promet à ses disciples. Pour les autres, il leur promet " la vie éternelle ~tans l’autre monde, et le " centuple dans celui-ci ". Et s’il fait cette promesse au commun de ses, disciples, il la fait encore plus à ses apôtres : et il l’a même vérifiée en leur personne. Car n’ayant quitté que des filets, ils sont devenus maîtres de tous les biens des fidèles. On a mis à leurs pieds le prix des maisons et des terres qu’on avait vendues; et les serviteurs de Jésus-Christ ont été prêts à• donner pour eux leur propre vie, selon ‘que saint Paul le dit des Galates : " Si " vous eussiez pu ", leur dit-il, " vous m’au" riez donné vos propres yeux ". (Gal. IV, 15.)

Quand Jésus-Christ dit ici : " Quiconque quittera sa femme ", il ne nous commande pas de rompre les mariages. Il faut entendre ces paroles dans. le même sens que ces autres:

" Celui qui perdra son âme pour moi, la trouvera ". Ce qu’il ne dit pas pour nous porter à nous tuer nous-mêmes, et à arracher avec violence notre âme de notre corps: mais pour nous avertir de préférer toujours la piété à tout le reste. C’est l’avis qu’il donne ici aux hommes à l’égard de leurs femmes, et de leurs frères, et de tous leurs proches. Il me semble, que par ces paroles, il marque obscurément les persécutions qui devaient bientôt arriver dans son Eglise. Car, comme il devait y avoir beaucoup de pères qui précipiteraient leurs propres enfants dans le crime, et beaucoup de femmes qui y pousseraient leurs maris, Jésus-Christ veut que les fidèles cessent de regarder comme leurs femmes ou leurs pères, les personnes qui les pousseraient à l’impiété. C’est ce que saint Paul dit en d’autres termes: " Si l’infidèle se sépare, qu’il se sépare". (I Cor. VIII, 45.) Après avoir donc ainsi relevé le courage de (502) ses apôtres, et leur avoir inspiré une sainte confiance, et pour eu-mêmes et pour le reste des hommes, il ajoute aussitôt: "Plusieurs de ceux qui auront été les premiers, seront les derniers; et plusieurs de ceux qui auront été " les derniers,, seront les premiers (30) ". Cette sentence, quoique générale et dite pour tout le monde, se peut particulièrement entendre des pharisiens qui persistèrent jusqu’à la fin dans leur incrédulité. Et ceci a rapport à ce qui est dit ailleurs: "Que plusieurs viendraient de l’Orient et de l’Occident pour être dans le bienheureux sein .d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais que les enfants du royaume seraient jetés dehors ". (Matth., VIII, 11.) Jésus-Christ ajoute ensuite une parabole qui est d’une extrême consolation pour ceux qui ne se sont convertis que tard. " Le royaume des cieux est semblable à un père de famille qui sortit dès la pointe du jour afin de louer des ouvriers pour travailler à sa vigne. (Chap.XX, 1.) Et étant demeuré d’accord avec les ouvriers qu’ils auraient un denier pour leur journée, il les envoya à sa vigne (2). Etant sorti sur la troisième heure du .jour et en ayant vu d’autres qui se tenaient dans la place sans rien faire.(3), il leur dit : Allez-vous-en aussi vous autres dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (4). Et ils s’y en allèrent. Il sortit encore sur la sixième et sur la neuvième heure du jour et fit la même chose (5). Et étant sorti sur la onzième heure, il en trouva d’autres qui se tenaient là sans rien faire, auxquels il dit : Pourquoi demeurez-vous là tout le long du jour sans travailler (6)? Parce que, lui dirent-ils, personne ne nous a loués; et il leur dit : Allez-vous-en aussi dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (7). Le soir étant venu, le maître de la vigne dit à celui qui avait la charge de ses affaires : Appelez les ouvriers, et payez-leur leur journée en commençant depuis les premiers jusqu’aux derniers (8). Ceux donc qui n’avaient travaillé que depuis la onzième heure s’étant approchés, reçurent chacun un denier (9). Or, ceux qui avaient été loués les premiers venant à leur tour, croyaient qu’on leur donnerait davantage; mais ils ne reçurent néanmoins que chacun un denier (10). Et après l’avoir reçu, ils murmuraient contre le père de famille (11), en disant: Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure, et vous leur avez donné autant qu’à nous qui avons porté le poids du jour. et de la chaleur (12). Mais il répondit à l’un d’eux : Mon ami, je ne vous fais point de tort. N’êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier (13)? Emportez ce qui est à vous et allez-vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant qu’à vous (14). Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi? ou faut-il que votre oeil soit envieux et mauvais parce que je suis bon (15)? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers; parce qu’il y en a beaucoup d’appelés mais peu d’élus (16) ".

3. Quel est, mes frères, le but de cette parabole? Car il semble que la conclusion que Jésus-Christ en tire soit contraire à ce qu’il a dit d’abord. Son commencement montre que tous ces ouvriers reçoivent la même récompense, et non pas pie les uns soient chassés et que les autres occupent leur place. Et cependant Jésus-Christ dit le contraire et avant et après cette parabole : Les premiers ", dit-il, " seront les derniers, et les derniers seront les premiers ", c’est-à-dire qu’ils seront devant ceux qui auparavant étaient les premiers, parce que ceux-ci n’auront pas gardé leur rang et qu’ils seront devenus les derniers de tous. Ce qu’il confirme encore par cette parole: "Parce qu’il y en a beaucoup d’appelés, mais peu ci d’élus ". Et c’est ce qui donne un double sujet à ces premiers de s’affliger de leur malheur, et un double sujet aux autres de se réjouir de leur état. Cependant le corps. de la parabole ne témoigne point cela, puisqu’elle ne dit autre chose sinon que les derniers seront égalés à ceux qui avaient beaucoup travaillé: " Vous leur avez ", disent-ils eux-mêmes, " donné autant qu’à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur ".

Il faut donc tâcher d’abord de comprendre quel est le but de cette parabole, et lorsque nous l’aurons bien compris, nous éclaircirons aisément tous les autres doutes. Jésus-Christ entend par cette " vigne " les commandements de Dieu : Le " temps " d’y travailler est toute la vie présente. Ces " ouvriers " qui sont appelés à ces différentes heures, marquent ceux qui sont appelés dans les différents âges de leur vie. Tout cela est clair; mais la difficulté est de savoir comment ces premiers, qui avaient fait beaucoup, s’étaient rendus agréables à Dieu et avaient souffert, avec courage tout le travail (502) du jour, deviennent enfin jaloux, et s’abandonnent à la passion criminelle de l’envie. Ils ne peuvent souffrir que ceux qui n’avaient travaillé qu’une heure avec eux reçoivent la même récompense. Ils s’en plaignent et disent en murmurant: "Vous leur avez donné autant qu’à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur " Ils ont, tout ce qu’on leur a promis : ils ne perdent rien de leur récompense; mais ils sont jaloux et ils s’affligent du bonheur des autres. Le père de famille ne peut souffrir cette envie, et voulant comme se justifier contre l’injustice de leurs plaintes, il fait voir en même temps l’excès de sa bonté et celui de leur malice : " Mon ami", dit-il, "je ne vous, fais point de tort. N’êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier par jour? Emportez ce qui est à vous, et allez vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant qu’à vous. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je yeux, ou faut-il que votre oeil soit envieux parce que je suis bon "

Que nous apprend Jésus-Christ par cette image qu’il nous représente? Car on voit encore la même chose dans quelques autres paraboles, comme dans ce frère aîné de l’enfant prodigue, qui fut fâché de voir avec quels témoignages d’amitié son père avait reçu ce fils ingrat, pour qui il faisait ce qu’il n’avait jamais fait pour lui qui était demeuré fidèle. Comme dans la parabole des ouvriers de la vigne, les derniers sont préférés aux premiers, en ce qu’ils reçoivent avant eux leur récompense; de même en celle-ci, le prodigue est préféré à son frère, en ce qu’il reçoit de son père plus que son aîné n’en avait reçu, comme, celui-ci le témoigne lui-même.

Que dirons-nous donc ici, mes frères? Croirons-nous que dans le royaume des cieux il y ait de ces envies et de ces murmures? Dieu nous garde de cette pensée. L’envie n’entre point dans un lieu si pur. Si les saints qui sont encore sur la terre, bien loin d’avoir de la jalousie contre les pécheurs qui se convertissent, seraient prêts même à donner leur propre vie pour sauver leur âme, que devons- nous croire des saints du ciel? Avec quelle joie verront-ils le bonheur des pécheurs, et ne considéreront-ils pas leur gloire comme la leur propre?

D’où vient donc que Jésus-Christ se sert de ces expressions si figurées? Nous devons considérer que ce qu’il nous propose est une parabole, et que dans ces figures paraboliques nous pouvons ne nous mettre pas tant en peine d’expliquer chaque mot. Mais quand nous avons une fois bien compris la fin et le but de toute la parabole, nous devons nous en servir pour notre édification, sans faire tant d’efforts pour éclaircir tout le reste.

Quel est donc le but de cette parabole? Le dessein principal de Jésus-Christ est de s’en servir pour encourager les personnes qui se donnent tard à Dieu, et pour les empêcher de croire que la vieillesse la plus avancée puisse rien diminuer de leur récompense. S’il en fait voir en même temps d’autres qui murmurent d’un traitement si favorable à l’égard de ces personnes, ce n’est pas qu’en effet il y ait dans le royaume des cieux des envies et des murmures, Dieu nous garde de cette pensée. Il veut seulement-que nous concevions que la gloire dont ces derniers jouissent est si grande que si les autres n’étaient tout à fait incapables d’envie , elle pourrait leur en donner. Nous nous servons nous-mêmes tous les jours de ces sortes d’expressions. Nous disons à nos amis: Un tel m’a querellé de ce que je vous ai fait tant d’honneur; non pas qu’on nous ait fait un reproche sérieux ou que nous en voulions faire nous-mêmes, mais nous parlons ainsi pour faire mieux comprendre à quelqu’un la manière favorable dont on l’a traité.

Vous me demandez petit-être pourquoi on ne fait pas venir tous -ces ouvriers en même temps dans, cette vigne? Je réponds que le dessein de Dieu a été de les appeler tous en même temps. S’ils ne veulent pas venir lorsqu’on les appelle, cette différence vient de la volonté de ceux qui sont appelés. C’est pourquoi Dieu appelle les uns "de grand matin ", les autres "à la troisième heure ", les autres "à la sixième", les autres, "à la neuvième", et 1es autres enfin " à la onzième " , lorsqu’il savait qu’ils se rendraient et qu’ils obéiraient à sa voix.

C’est ce que marque clairement l’apôtre saint Paul: " Mais quand il a plu à Dieu, il m’a séparé dès le ventre de ma mère". (Gal. 1, 15.) Quand est-ce que cela a plu à Dieu, sinon quand il a vu que l’apôtre lui obéirait? Dieu eût voulu l’appeler à lui dès le commencement de sa vie, mais parce que Paul ne se fût pas rendu à sa voix, Dieu a pris le parti de ne l’appeler que lorsqu’il a vu qu’il lui obéirait. C’est ainsi que Dieu n’a appelé le bon larron qu’à la (503) dernière heure; quoiqu’il l’eût pu faire plus tôt s’il eût prévu que cet homme se fût rendu à sa voix. Car si saint Paul même n’eût pas obéi à Dieu s’il l’eût appelé plus tôt, combien ce larron l’aurait-il moins fait?

4. Que si ces ouvriers disent: " C’est parce que personne ne nous a loués, il faut se souvenir de ce que je viens de dire; c’est-à-dire, qu’il ne faut pas examiner trop scrupuleusement toutes les circonstances d’une parabole. Outre que ce n’est pas le père de famille qui dit cette parole, mais seulement les ouvriers: et si le père de famille ne les en reprend pas, c’est pour ne pas les troubler dans le dessein qu’il avait de les encourager à travailler dans sa vigne. Car il montre assez qu’il a fait tout ce qu’il a pu de son côté, afin que tous ses ouvriers vinssent dès la première heure du jour travailler pour lui en disant : " Qu’il était sorti ci dès le matin pour les louer". Ainsi, cette parabole nous fait voir dans toute la suite que les hommes se donnent à Dieu en des âges très-différents; les uns fort jeunes, les autres plus avancés en âge, et les derniers enfin dans la plus grande vieillesse. Et Dieu voulant arrêter l’orgueil de ceux qui auraient commencé à travailler de bonne heure, et les empêcher de mépriser ceux qui ne l’auraient fait que tard, promet la même récompense à des travaux si courts, que celle dont il récompensera les plus longs.

Comme il venait d’exhorter les chrétiens aux choses les plus pénibles et les plus parfaites, à renoncer à tout leur bien, à le donner tout aux pauvres, et à fouler aux pieds toute la terre; ce qui ne se peut faire que par une grande application de cœur,et d’esprit et par une grande violence; pour les exciter davantage, et pour allumer en eux le feu de la charité, il leur montre que bien qu’un homme vienne le dernier de tous au service de Dieu, et seulement à la dernière heure, il peut néanmoins recevoir de lui la même récompense que ceux qui auront travaillé durant tout le jour. li ne leur dit pas néanmoins ceci clairement, de peur que quelqu’un n’en abusât et n’en devînt plus lâche et plus négligeant. Il montre que sa pure miséricorde fera cet ouvrage; que ce sera elle seule qui les soutiendra, et qui fera que leur récompense ne sera pas moins grande, quoique leurs travaux aient été si courts.

C’est là le principal but de cette parabole. Que si Jésus-Christ dit ensuite : " Que les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers : que plusieurs seront appelés, mais qu’il y en " aura peu d’élus ", il ne faut pas s’étonner de cela. Ce n’est point une conclusion qu’il tire du corps de cette parabole. Mais c’est comme s’il disait : Vous voyez ici une chose qui vous surprend dans l’égalité des derniers avec les autres; vous en verrez une autre qui vous frappera bien davantage. Vous ne voyez point dans cette parabole que les premiers deviennent les derniers, puisque tous ces ouvriers reçoivent la même récompense; mais vous verrez avec bien plus d’étonnement que les premiers deviendront les derniers de tous, et que les derniers au contraire seront les premiers.

Il me semble que Jésus-Christ par ces dernières paroles, marque les Juifs et ceux d’entre les chrétiens qui, après avoir commencé avec ferveur, se sont relâchés dans la suite, et ont tourné la tête en arrière; ou ceux qui, après s’être laissés aller d’abord à toutes sortes de déréglements, se sont réveillés ensuite d’un profond sommeil, et sont entrés dans la voie de Dieu avec tant de ferveur, qu’ils ont devancé ceux qui y marchaient avec plus de zèle. Car nous avons vu souvent de ces changements heureux, soit de la part de ceux qui sont passés de l’erreur à la foi, soit de la part de ceux qui se sont convertis d’une vie mauvaise à une vie sainte.

C’est ce qui m’oblige, mes frères, à vous conjurer de demeurer fermes dans la pureté de la foi, et dans l’intégrité des moeurs. Si notre vie ne répond à la sainteté de notre croyance, nous tomberons dans d’épouvantables supplices. Saint Paul nous a marqué que cette vérité terrible avait été figurée dès le commencement de la loi, lorsqu’il dit: " Que tous les Israélites ont bu un même breuvage spirituel, Qu’ils ont tous mangé d’une même nourriture spirituelle, et que néanmoins ils n’ont pas tous été sauvés, mais que plusieurs d’entre eux ont été tués dans le désert ". (I. Cor. X,3.) Jésus-Christ nous dit aussi la même chose, lorsqu’il nous assure que quelques-uns de ceux " qui auront chassé les démons, et qui auront prophétisé (Matth. VII, 22,) ", ne laisseront pas d’être damnés. Toutes ces autres paraboles " des vierges folles et des vierges sages; de ce filet qui est jeté dans la mer, d’où l’on rejette les mauvais poissons; de ces épines qui (504) étouffent la semence et de cet arbre qui ne ci produisait point de bon fruit ", nous font voir qu’il faut avoir de la vertu et la témoigner au dehors par ses bonnes oeuvres.

Le Fils de Dieu ne nous exhorte que rarement à la pureté des dogmes et de la foi. C’était une chose qui ne nous devait pas coûter beaucoup de peine. Mais il nous excite souvent à la pureté de la vie, et au règlement de nos moeurs, parce que cela demande un combat continuel et de grands travaux. Et il est très-remarquable qu’on ne se perd pas seulement pour n’avoir eu aucune vertu, mais même pour avoir manqué d’en avoir quelqu’une. Par exemple l’aumône n’est qu’une vertu particulière, elle est comme un membre du corps des vertus; et néanmoins si nous négligeons de la pratiquer, cette négligence seule nous mène en enfer. Les vierges foliés n’ont été éternellement séparées de la couche nuptiale de l’époux, que pour avoir manqué à ce devoir. Le mauvais riche n’a été précipité dans ces flammes éternelles que pour n’avoir pas fait l’aumône. Et nous apprenons de la bouche du Fils de Dieu, que tous ceux qui ne lui auront pas donné à manger en la personne du pauvre, seront condamnés avec les démons.

Ce n’est encore qu’une partie de la vertu de s’abstenir des médisances et des injures : et néanmoins si l’on n’est exact à les éviter, on ne doit point espérer de place dans le paradis : " Celui ", dit Jésus-Christ, " qui dit à son frère vous êtes un fou, sera condamné à la géhenne du feu". (Matth. V, 22.) La chasteté n’est aussi qu’une vertu particulière, et cependant sans cette vertu on ne verra jamais Dieu. Saint Paul le dit lui-même: " Recherchez la paix et la chasteté, parce que sans elle on ne " verra jamais Dieu " (Hébr. XII, 14.) L’humilité n’est aussi qu’une vertu particulière; et néanmoins si nous ne l’avons, quand nous ferions d’ailleurs les actions les plus éclatantes, elles seraient toutes impures et souillées aux yeux de Dieu. C’est ce que nous voyons dans le pharisien de l’Evangile, qui faisait tant de bonnes œuvres et qui perdit tout, parce qu’il était orgueilleux. Mais je vais encore plus loin et je vous dis qu’il n’est pas même nécessaire, pour être puni éternellement, d’omettre quelqu’une des vertus que Jésus-Christ nous commande. C’est assez de ne la pratiquer que faiblement et négligemment et d’une manière indigne de Dieu : " Si votre justice",dit Jésus-Christ, " n’est plus abondante que celle des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ". (Matth. V, 20.) C’est pourquoi quand vous donnerez l’aumône, si vous ne la donnez plus qu’eux, vous n’entrerez point dans ce royaume éternel. Vous me demandez combien ils donnaient. C’est ce que je voulais dire, afin que ceux qui ne donnent rien, soient excités à le faire à l’avenir, et que ceux qui donnaient déjà, n’en tirent point vanité, mais qu’ils pensent plutôt à donner encore davantage.

Les pharisiens, mes frères, donnaient d’abord la dixième partie de tous leurs biens; ils en donnaient encore la dixième deux autres fois ; et ainsi ce qu’ils offraient à Dieu montait presque jusqu’au tiers de tout leur bien. Ils donnaient de plus les prémices et les premiers-nés, et beaucoup d’autres choses que la loi marquait en partie pour le péché, et en partie pour les purifications ordinaires. Ils donnaient beaucoup d’autres choses, comme dans les jours de fête, dans les jubilés, dans la remise de ce qu’on leur devait; dans l’affranchissement de leurs esclaves ; dans les prêts qu’ils faisaient sans en rien prendre. Si donc ces hommes qui donnaient le tiers et même la moitié de tout leur bien, puisque ces additions allaient bien à peu près jusque-là, si dis-je ces hommes en donnant tant de choses ne faisaient encore rien selon que Jésus-Christ nous en assure, que deviendrez-vous, vous autres, qui ne pensez pas même à donner aux pauvres le dixième de ce que vous avez? N’est-ce pas avec raison qu’il est dit dans l’Evangile, "qu’il y en aura peu de sauvés "

5. Veillons donc sur nous, mes frères, et appliquons-nous sérieusement à la vertu. Si l’omission d’une seule vertu particulière nous est si dangereuse, et nous jette dans un tel malheur, quels supplices nous attirerons-nous si nous méprisons toutes les vertus, et si nous n’en avons aucune? Qui peut espérer de se sauver, me direz-vous, s’il suffit pour se perdre d’omettre une seule des règles de l’Evangile? Quel moyen d’éviter l’enfer? C’est ce que je vous demande à vous-mêmes, et à quoi je vous prie de me répondre. Cependant, mes frères, si nous pensons bien à nous, il n’y a rien encore de désespéré; il n’y a rien d’impossible, Nous pouvons nous sauver si nous avons recours à l’aumône comme à un remède salutaire pour .guérir toutes nos blessures. L’huile ne (505) donne pas tant de force au corps que l’aumône et la charité en donnent à l’âme. Elles la rendent invulnérable à tous les traits de nos ennemis, et invincible au démon même. Lorsqu’il la surprend et qu’il l’attaque, elle lui échappe Cette huile sainte fait qu’elle se glisse et se délivre d’entre ses mains cruelles comme un corps frotté d’huile s’écoule d’entre les mains de ceux qui le tiennent. Fortifions donc notre âme de cette huile sainte qui la guérit lorsqu’elle est blessée, et qui l’éclaire dans ses ténèbres.

Pourquoi donc, me direz-vous, cet homme qui est si riche et qui a tant d’argent dans ses coffres, ne donne-t-il rien aux pauvres? Que vous importe cela? Si étant pauvre vous donniez plus que le riche, vous en serez d’autant plus louable. N’est-ce pas ce que saint Paul admira dans les Macédoniens (II Cor. IX, 2), non pas qu’ils fissent l’aumône, mais qu’ils la fissent étant pauvres comme ils étaient? N’arrêtez donc pas vos yeux sur ces riches qui sont avares; jetez-les plutôt sur Jésus notre commun maître qui n’avait pas où reposer sa tête en ce monde.

Pourquoi, me direz-vous encore, un tel n’imite-t-il pas cet exemple? Et moi je vous dis: Qui vous a établi son juge? Ne jugez point les autres et tâchez de vous rendre irrépréhensible vous-même. Ne savez-vous pas que vous vous attirez un plus grand supplice, si vous accusez les autres de ne point faire ce que vous ne faites pas vous-même, et si vous commettez la même faute que, vous condamnez en eux? Si Jésus-Christ défend aux plus innocents de juger les autres, combien plus le défend-il aux pécheurs? Ne jugeons donc plus nos frères, et ne jetons point les yeux sur ceux qui vivent négligemment. Regardons uniquement Jésus-Christ Notre-Seigneur, et que son exemple soit le modèle de nos actions. N’est-ce pas moi, nous dit-il, qui vous ai comblés de biens? N’est-ce pas moi qui ai payé votre rançon, afin que vous eussiez toujours l’oeil sur moi? Est-ce un autre qui vous a fait toutes ces grâces? Pourquoi donc détournez-vous vos yeux de votre maître, afin de les jeter sur un autre qui n’est que serviteur comme vous?

N’a-t-il pas dit : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur "? (Ib. XX,26.) Et ailleurs: " Que celui qui veut être le premier de tous, soit le serviteur des autres " ?

Que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir lui-même les autres "? (Ib. 27.) N’est-ce pas lui aussi qui, pour empêcher que le mauvais exemple et le relâchement des autres ne vous pût nuire, vous a dit: " Je vous ai donné l’exemple afin que vous fassiez comme vous avez-vu que j’ai fait moi-même " ? (Jean, XIII, 15.)

Vous me direz peut-être que vous n’avez personne sur la terre qui vous puisse servir de modèle et vous donner bon exemple. C’est en cela même que vous serez plus digne de louange, si vous embrassez la vertu sans avoir personne qui vous y porte. Ce que je vous dis se peut faire et même aisément si nous voulons. Car quel exemple avaient eu Noé, Abraham, Melchisédech, Job, et tant d’autres qui leur ont été semblables? S’il faut regarder les hommes, jetez les yeux sur ceux-ci que je vous nomme, et non sur ceux dont vous dites tous les jours, quand vous vous entretenez avec vos amis: Cet homme a tant de revenu en fonds de terre. Il a telle et telle maison: Cet autre bâtit tous les jours, il fait des palais magnifiques. Pourquoi jetez-vous ainsi les yeux sur les mondains? Si vous voulez vous arrêter aux hommes, considérez ceux qui ont de la vertu, qui craignent Dieu, et qui vivent selon ses préceptes et non ceux qui l’offensent et le déshonorent.

Si vous jetez les yeux sur ces amateurs du monde, vous n’apprendrez d’eux que le mal. Vous en deviendrez plus négligent, plus superbe, plus disposé à juger et à condamner les, autres. Que si vous vous proposez pour modèle ceux qui vivent saintement, vous apprenez d’eux à vous avancer toujours dans l’humilité, dans la vigilance, dans la componction et dans toutes les autres vertus. Souvenez-vous du malheur où le pharisien tomba autrefois. Au lieu de se proposer pour modèle ceux qui vivaient mieux que lui, il ne regarda que le publicain, et en s’élevant au-dessus de lui, il perdit le fruit de tous ses travaux. Souvenez-vous de cet exemple, et que cette pensée vous fasse trembler. Considérez au contraire que David est devenu si saint en s’excitant à la vertu par les grands exemples de ses pères:

" Je suis étranger", dit-il, "sur la terre comme tous mes pères l’ont été ". (Ps. XXXVIII, 16.) Ce saint prophète et tous ceux qui lui ont été semblables, ne se sont jamais arrêtés à considérer les pécheurs. Ils ont détourné d’eux (506) leurs yeux pour les jeter sur ceux qui excellaient dans la vertu.

Imitez, mes frères, ces hommes de Dieu. Vous n’êtes pas établi juge pour condamner ou pour punir les péchés des autres. Dieu ne vous a point commandé de faire une exacte recherche de toute leur vie. Il vous a ordonné de vous juger vous-même et non pas vos frères. " Si nous nous jugions nous-mêmes ", dit saint Paul, "nous ne serions pas jugés : mais lorsque le Seigneur nous juge, il nous châtie ". (I Cor. XI.) Vous confondez cet ordre et vous faites tout le contraire. Tous vos péchés grands ou petits vous paraissent comme rien, et vous vous rendez un censeur sévère des moindres fautes des autres.

Faisons cesser, mes frères, un si grand, désordre. Etablissons un tribunal dans notre coeur. Soyons nos accusateurs, nos témoins et nos juges, et punissons-nous nous-mêmes de nos propres fautes. Que si vous voulez jeter les yeux sur les actions des autres, n’envisagez que le bien et non pas le mal. Ainsi, la considération de leur vertu, le souvenir de nos péchés, et le jugement sévère que nous porterons de nous-mêmes nous tiendront lieu d’un aiguillon continuel, qui nous fera marcher plus vite dans la voie de Dieu, afin que, croissant toujours en ferveur et en humilité, nous puissions jouir de ce bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il. (507)
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXV.
" ET JÉSUS ALLANT A JÉRUSALEM PRIT A PART SES DISCIPLES PENDANT LE CHEMIN, ET LEUR DIT : NOUS NOUS EN ALIONS A JÉRUSALEM, ET LE FILS DE L’HOMME SERA LIVRÉ AUX PRINCES DES PRÊTRES ET AUX DOCTEURS DE LA LOI, ET ILS LE CONDAMNERONT A LA MORT, ET ILS LE LIVRERONT AUX GENTILS, AFIN QU’ILS LE TRAITENT AVEC MOQUERIE ET AVEC OUTRAGE, QU’ILS LE FOUETTENT ET QU’ILS LE CRUCIFIENT : ET IL RESSUSCITERA LE TROISIÈME JOUR ". (CHAP. XX, 17, 18, 19, JUSQU’AU VERSET 29.)

ANALYSE

1. Jésus-Christ prédit à ses apôtres, sa passion, sa mort et sa résurrection.

2. De la demande des fils de Zébédée.

3. Jésus-Christ leur répond de manière à élever leurs pensée, il apaise doucement les autres apôtres à qui la prétention des deux frères avaient causé quelque dépit.

4-6. Combien les apôtres étaient imparfaits avant qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit. — Qu’il n’y a rien de si grand qu’un homme humble, ni de si bas qu’un homme superbe. — Que l’humble est toujours dans la paix et que le superbe est déchiré par ses passions. — Que l’humilité est aimée de Dieu et des hommes, et que l’orgueil est haï de tous.
 
 

1. Jésus-Christ ne va pas à Jérusalem aussitôt qu’il sort de la Gaulée. Il fait auparavant beaucoup de miracles. Il ferme la bouche aux pharisiens qui le voulaient surprendre. Il exhorte ses disciples à la pauvreté par ces paroles : " Si vous voulez être parfaits, allez ci vendre ce que vous avez ". Il les excite à la chasteté en disant: "Que celui qui pourra le comprendre, le comprenne ". Il les porte à l’humilité, lorsque leur montrant un petit enfant il leur dit: "Si vous ne vous convertissez et ne devenez comme des petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ". Il leur promet aussi des récompenses en cette vie, lorsqu’il leur dit : " Quiconque quittera en mon nom sa maison, (507) ses frères et ses soeurs, en recevra le centuple en ce monde " ; récompenses auxquelles néanmoins il joint celles du ciel; lorsqu’il ajoute: " Et la vie éternelle en l’autre "s.

Après toutes ces instructions, il va enfin à Jérusalem; et avant que d’y aller il parle à ses disciples de sa passion. Comme ils devaient avoir aisément oublié ce qu’ils désiraient ne jamais voir arriver, il semble que Jésus-Christ ait un soin particulier de les en faire ressouvenir; afin que, par ces avertissements réitérés, il prévienne leur tristesse et les anime à la patience. Il est marqué ici qu’il leur parle " en particulier ", parce que ces prédictions des maux à venir ne se devaient pas faire devant le peuple. Car si les apôtres même en étaient troublés, combien le peuple l’aurait-il été davantage? Vous me demanderez peut-être si Jésus -Christ n’a jamais prédit sa passion devant le peuple. Je vous réponds qu’à la vérité il en a parlé quelquefois, mais d’une manière assez obscure, comme lorsqu’il dit : " Détruisez ce temple et je le rebâtirai en " trois jours ". (Jean, II, 16.) Et ailleurs : " Ce peuple demande un signe, mais on ne lui en donnera point d’autre que celui du prophète Jonas ". (Matth. XII, 39.) Et ailleurs:

" Je n’ai plus que peu de temps à être avec vous. Vous me chercherez, et vous ne me trouverez pas ". (Jean, VIII.) Mais il ne parle point obscurément à ses disciples; et il se découvre à eux avec plus de clarté sur ce point aussi bien que sur tout le reste.

Vous me demanderez peut-être encore de quoi il servait au peuple de lui parler de ces choses en des termes si obscurs. S’il n’était pas à propos qu’il comprît ce mystère, pourquoi lui en pariait-on? ou pourquoi lui disait-on des vérités d’une telle manière qu’il n’y pût rien comprendre? Jésus-Christ le faisait afin qu’après sa résurrection ce peuple pût se souvenir que le Sauveur avait prédit sa passion, qu’il s’y était volontairement offert, et qu’il n’y avait point été forcé comme à un mal imprévu et inévitable. Mais il agit autrement à l’égard de ses disciples. Il leur prédit souvent et en termes clairs, sa croix et sa mort; afin que s’étant fortifiés dans l’attente de ce mal, il leur devînt plus supportable et qu’il ne les troublât pas, comme s’ils en eussent été surpris sans l’avoir prévu auparavant. Il s’était d’abord contenté de leur dire qu’il mourrait; mais après les avoir un peu accoutumés à cette parole, il leur découvre les autres circonstances de sa mort; " qu’il serait livré aux gentils, afin qu’ils le traitassent avec moquerie et avec outrage ". Il leur dit ces choses afin que, lorsqu’ils verraient arriver ces maux annoncés d’avance; ils ne doutassent point de sa résurrection toujours prédite en même temps. En ne dissimulant point ses souffrances, même celles qui paraissaient ignominieuses, il méritait d’autant plus d’être cru lorsqu’il leur prédisait la gloire qui les devait suivre.

Mais considérez, je vous prie, mes frères, avec quelle sagesse Jésus-Christ ménage les esprits de ses disciples, et prend les moments. favorables pour leur dire ce secret. Il ne veut pas le leur découvrir d’abord, de peur que leur faiblesse n’en fût trop scandalisée. Il ne diffère pas non plus à leur en parier au moment qu’il devait mourir, parce qu’ils en auraient été excessivement troublés. Mais, après leur avoir fait voir sa toute-puissance par un nombre infini de miracles et les avoir fortifiés par la promesse d’une vie éternelle, il leur découvre ensuite ce mystère; et .plus d’une fois, ayant soin d’en parler souvent et d’entremêler ce discours dans ses prédications et dans ses miracles.

Un autre évangéliste dit que Jésus-Christ appuya ce qu’il leur dit par le témoignage des prophètes. Et un autre marque encore que " cette parole leur était cachée ", et qu’ils en murmuraient entre eux en suivant leur maître. Si donc ils ne comprenaient rien dans cette prédiction, c’était en vain, me direz-vous, que Jésus-Christ la leur faisait. Il était impossible, puisqu’elle leur était cachée, qu’elle pût les fortifier et les préparer à l’attente d’un mal dont ils n’avaient pas la connaissance. Je dis de plus, afin d’augmenter encore cette difficulté : S’ils ne comprenaient rien dans ces paroles, comment pouvaient-ils s’en affliger? Car un autre évangéliste dit clairement qu’ils en furent tristes. Comment s’afflige-t-on d’un mal qu’on ne connaît pas? Ou comment saint Pierre pouvait-il dire à Jésus-Christ: " A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas"?

Que répondrons-nous à cela, sinon que les apôtres comprenaient bien par ce qu’il leur disait qu’il devait mourir, mais qu’ils ne voyaient pas encore ni le mystère de cette mort, ni de la résurrection qui la devait (508) suivre; ni les grands biens que Jésus-Christ devait ainsi apporter au monde. C’est là proprement ce que l’évangéliste marque leur avoir été caché et avoir été le sujet de leur tristesse. Ils pouvaient déjà savoir que les morts pouvaient être ressuscités par d’autres; mais qu’un mort se ressuscitât lui-même, et se ressuscitât pour ne plus mourir, c’était un mystère qui leur était inconnu. Quoiqu’on leur en parlât souvent, ils ne pouvaient le comprendre. Ils ne savaient pas même bien distinctement quel devait être le genre de sa mort ni comment on le ferait mourir. C’est ce qui les troublait dans le chemin lorsqu’ils le suivaient.

2. Toutes les assurances qu’il leur donnait de sa résurrection ne les pouvaient rassurer. Outre ce mot de " mort " en général qui les surprenait étrangement, ces circonstances particulières de " moqueries, d’outrages et de fouets ", dont elle devait être accompagnée, augmentaient beaucoup leur étonnement. Le souvenir de tant de miracles qu’ils avaient vus, de tant de possédés guéris; de tant de morts ressuscités et de tant d’autres prodiges semblables, leur paraissait inconciliable avec ces souffrances dont Jésus-Christ leur parlait. Ils ne pouvaient comprendre comment celui qui faisait tant de merveilles pourrait souffrir tant d’indignités. C’est pourquoi ils se trouvaient dans une peine d’esprit et dans une irrésolution très-grande. Tantôt ils croyaient, tantôt ils ne croyaient pas, et ils ne pouvaient bien comprendre ce qu’on leur disait. C’est pourquoi nous voyons que dans ce même moment les deux fils de Zébédée s’approchent de lui pour lui demander la préséance au-dessus des autres apôtres.

" Alors la mère des enfants de Zébédée le vint trouver avec ses deux fils, l’adorant et lui témoignant qu’elle avait une demande à lui faire (20). Et il lui dit: Que voulez-vous? Ordonnez, lui dit-elle, que mes deux fils que voici soient assis dans votre royaume, l’un à votre droite et l’autre à votre gauche (21)".

Saint Matthieu que nous expliquons, marque que ce fut la mère qui vint faire cette demande à Jésus-Christ, et saint Marc dit que les enfants la firent eux-mêmes. (Marc X, 35.) Il est assez probable que cela se fit de l’une et de l’autre manière; e que les enfants employèrent leur mère, afin que ses prières eussent plus de poids auprès du Sauveur, et pour emporter ainsi ce qu’ils désiraient de leur maître. Ce qui me confirme dans ce sentiment et me prouve que c’était en effet les deux frères qui faisaient cette prière par la bouche de leur mère pour s’épargner la honte de la faire eux-mêmes, c’est que Jésus-Christ dans sa réponse s’adresse à eux et non à leur mère. Mais voyons ce qu’ils demandent leur Maître; dans quel esprit ils le lui demandent, et ce qui leur donna lieu de faire cette prière à Jésus-Christ. Comme ils remarquaient que partout Jésus-Christ les préférait aux autres apôtres, ils crurent qu’il leur accorderait sans peine cette demande. Un autre évangéliste nous fait voir ce qu’ils demandaient à Jésus-Christ par ces paroles. Comme ils approchaient de Jérusalem et qu’ils croyaient que le royaume de Dieu, qu’ils regardaient ,comme un royaume terrestre, allait bientôt arriver, ils préviennent les autres apôtres et lui font cette prière, espérant que cet honneur qu’ils demandaient les mettrait à couvert de tous les périls. C’est pourquoi Jésus-Christ en leur répondant éloigne d’abord de leur esprit cette pensée, et leur apprend qu’il faut être prêt à souffrir tout, et la mort même et une mort sanglante et cruelle.

" Jésus répondit: vous ne savez ce que vous demandez; pouvez-vous boire le calice que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé?Nous le pouvons, lui dirent-ils (22) ". Que personne ne s’étonne de voir ici tant d’imperfection dans les apôtres. Le mystère de la Croix n’avait pas encore été consommé, et la grâce du Saint-Esprit ne s’était pas encore répandue sur eux. Si vous désirez savoir quelle a été leur vertu, considérez ce qu’ils ont fait ensuite, et vous les verrez toujours élevés au-dessus de tous les maux de la vie. Dieu a voulu que tout le monde connût combien ils étaient imparfaits d’abord, afin qu’on admirât davantage le changement prodigieux que la grâce de Dieu a fait dans leur coeur. Il est donc visible qu’ils ne demandaient rien de spirituel et qu’ils ne pensaient nullement à un royaume céleste.

Mais considérons maintenant ce qu’ils disent en faisant cette demande : " Nous voulons ", disent-ils, " que vous fassiez tout ce que nous vous demanderons ". A quoi Jésus-Christ répond : " Que voulez-vous "? Non pas qu’il ignorât en effet ce qu’ils désiraient; mais il voulait les forcer de parler et de découvrir cette plaie secrète qu’il voulait guérir. Alors ayant honte eux-mêmes de ce désir, comme (509) trop bas et trop humain, ils s’approchent de Jésus-Christ en secret : " Ils marchèrent un peu devant ", dit l’Evangile, afin de n’être point entendus, et de lui pouvoir dire avec liberté tout ce qu’ils lui voulaient dire. Et voici. ce me semble ce qu’ils désiraient de lui. Comme le Fils de Dieu leur avait promis à tous de les faire seoir sur douze trônes, ils souhaitaient d’avoir les deux premiers d’entre ces douze. Ils savaient déjà que Jésus-Christ les préférait aux autres apôtres; mais ils appréhendaient encore saint Pierre. C’est pourquoi, sans le-nominer, ils disent seulement : " Ordonnez que nous soyons tous deux assis dans votre " royaume; l’un à votre droite et l’autre à votre gauche ". Ils le pressent par ce terme: " Ordonnez".

Mais Jésus-Christ voulant leur faire voir qu’ils ne demandaient rien que de terrestre et de bas, et qu’ils ne savaient pas même ce qu’ils demandaient, puisque s’ils le connaissaient, ils ne le demanderaient pas : " Vous ne savez ce que vous demandez ", leur dit-il, vous n’en connaissez ni le prix, ni la grandeur. Vous ne savez pas combien cette dignité est élevée au-dessus de toutes les puissances des cieux, " Pouvez-vous ", ajoute-t-il, " boire le calice que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé" ? Il les éloigne tout d’un coup de leur vaine prétention, en leur proposant des choses qui y étaient tout opposées. Vous ne pensez, leur dit-il, qu’à des honneurs et à des royaumes; vous ne me parlez que détrônes et de dignités, et je ne vous propose que des combats et des souffrances. Ce n’est point ici le temps de recevoir la couronne, et ma gloire ne paraîtra point maintenant. Mais le temps de cette vie est un temps de mort, de guerre et de péril.

Et voyez comment, même par sa manière de les interroger, il les exhorte et les entraîne. Car il ne dit pas: Pouvez-vous répandre votre sang? Mais " Pouvez-vous boire le calice que je dois-boire "? pour les exciter ainsi à souffrir, par la gloire qu’ils auraient de participer à ses souffrances. Il donne ensuite à sa passion le nom de " baptême : Et être baptisés du baptême dont je serai baptisé "? pour marquer que son sang devait expier tous les crimes de la terre. Ces deux disciples, emportés par le désir qu’ils avaient d’obtenir leur demande, répondent hardiment: " Nous le pouvons ", ne sachant pas même ce que c’était qu’ils promettaient, et ne pensant qu’à obtenir ce qu’ils désiraient. " Jésus leur dit: vous boirez bien le calice que je boirai, et vous serez baptisés du baptême dont je serai baptisé. (23)". Je vous promets de plus grands biens que vous n’en désirez de moi. Je vous prédis que vous serez honorés du martyre, et que vous souffrirez comme moi; que vous mourrez d’une mort violente, et que vous aurez part à mon calice. " Mais pour ce qui est d’être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est point à moi à vous le donner, mais ce sera pour ceux à qui mon Père l’a préparé (23)". Après leur avoir relevé le coeur, et les avoir fortifiés contre la tristesse qu’ils devaient ressentir à sa passion, il leur fait voir avec une grande douceur que leur demande n’était pas assez réglée.

3. On fait d’ordinaire de,ux questions sur ces paroles de Jésus-Christ. La première : Si Dieu en effet a préparé à quelques-uns la gloire d’être assis à sa droite. Et la seconde: Si Jésus-Christ qui est tout-puissant et le maître souverain de toutes choses, ne peut faire à qui il lui plaît cet honneur qu’ils lui demandent. Il est certain pour le premier point que personne ne peut proprement être assis à la droite ou à la gauche de Dieu. Sa gloire est trop relevée, et sa majesté est trop au-dessus non-seulement des hommes, mais des anges même, et de toutes les vertus célestes, pour que nulle créature puisse prétendre à un honneur réservé au Fils unique du Père. C’est ce que remarque saint Paul quand il dit: " Auquel des anges Dieu a-t-il jamais dit : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied. Aussi l’Ecriture dit touchant les anges : Dieu se sert des esprits pour en faire ses ambassadeurs et ses anges; mais, il dit au Fils : Votre trône, ô Dieu, demeurera dans tous les siècles des sièc1es " (Hébr. I,5.)

Quant à la seconde question, comment Jésus-Christ, peut-il dire: " Ce n’est point à moi à donner à personne la grâce d’être assis à ma droite ou à ma gauche"? Est-ce parce que cette place sera remplie par d’autres personnes à qui il ne l’aura pas donnée? Dieu nous garde d’une imagination si fausse. Voici donc, ce me semble, comment nous devons entendre ces paroles de Jésus-Christ Il répond à ses disciples selon leur pensée. Il se rabaisse et se proportionne à leur faiblesse, il évite de (510) leur parler de ce trône de gloire qu’il a à la droite de son père, puisque ceux-ci n’avaient garde de le pouvoir comprendre, étant encore incapables de concevoir d’autres choses beaucoup moins relevées dont il leur parlait très-souvent. Tout le but de ces deux disciples, comme je l’ai déjà dit, était d’avoir la préséance sur tous les apôtres; et après avoir ouï parler de ces douze trônes qu’on venait de leur promettre, ils tâchent d’obtenir pour eux les deux premiers, ne sachant ce que Jésus-Christ leur promettait par ces trônes.

Que leur répond donc le Sauveur? Il est vrai, leur dit-il, que vous mourrez pour moi et pour la prédication de ma vérité il est vrai que vous aurez part à ma passion et à mes souffrances: mais cela ne suffit pas pour vous faire jouir de cette primauté que vous désirez. Car s’il se trouvait quelqu’un qui, outre le martyre qu’il aurait de commun avec vous, possédât encore toutes les autres vertus en un degré plus éminent que vous ne les auriez possédées, ne croyez pas que parce que je vous aime maintenant, et que je vous préfère aux autres, je voulusse vous mettre encore au-dessus de celui qui aurait été plus saint que vous.

Cependant, il ne leur dit cette vérité qu’obscurément, afin de ne pas trop les affliger:

" Vous boirez ", leur dit-il, " mon calice et vous serez baptisés du baptême dont je serai baptisé; mais, pour être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi à vous le donner, mats à ceux à qui mon Père l’a préparé". Et à qui le Père l’a-t-il préparé, sinon à ceux. qui se signaleraient par la sainteté de leur vie?

Pour éclaircir ceci par un exemple familier, supposons qu’entre tous les athlètes il y en a deux aimés particulièrement par celui qui préside aux combats, qui le viennent prier de les préférer à tous les autres, et de leur donner le prix destiné à celui qui remportera la victoire. Ne leur pourrait-il pas répondre qu’il ne dépend pas de lui de leur donner cette récompense, mais qu’elle est réservée à ceux qui l’auront méritée par leur adresse et par leur courage? Pourrait-on dire que cette réponse serait une marque de sa faiblesse et de son impuissance? et ne dirait-on pas plutôt qu’elle serait une preuve de sa justice, puisque, dans cette distribution de récompenses, il n’a aucun égard aux personnes, mais seulement au mérite? Comme donc cet homme ne passerait point alors pour impuissant, mais pour juste, disons de même que ce n’est point par faiblesse , mais par justice que Jésus-Christ ne peut donner à quelques-uns d’être assis à sa droite ou à sa gauche.

C’est pour cette raison qu’il exhorte si souvent ses disciples, de fonder toute l’espérance de leur salut, premièrement dans la grâce et dans la miséricorde de Dieu, et ensuite dans leurs travaux et dans leur courage. C’est ce qu’il marque lorsqu’il dit ici : " Mais à ceux à qui mon Père l’a préparé ". Car si d’autres vous surpassent en vertu, s’ils font des actions plus saintes que vous, comment les pourrais-je mettre au-dessous dé vous? Croyez-vous que, parce que vous êtes mes disciples, vous serez aussi les premiers de tous, si la sainteté de votre vie ne répond au choix que j’ai fait de vous? C’est donc en ce sens qu’il faut entendre les paroles de Jésus-Christ : " Ce n’est pas à moi à vous donner, etc. " Car on sait assez d’ailleurs qu’il est le maître de tout " et que tout le jugement lui a été donné" , comme il dit lui-même. Il le témoigne assez par ce qu’il a dit à saint Pierre: " Je vous donnerai les clés du royaume des cieux". Saint Paul confirme encore, cette vérité, lorsqu’il dit: " On me réserve une couronne de justice que le Seigneur, ce juste Juge, me rendra en ce jour-là; non-seulement à moi, mais encore à tous ceux qui aiment son avènement ". (II Tim. IV.) C’est-à-dire le premier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il a été vu parmi les hommes Puisque saint Paul dit que Jésus-Christ lui réserve la couronne de -justice, il fait bien voir qu’il est le souverain Juge, et que c’est lui qui donne les premiers rangs, puisqu’il est certain que nul des hommes ne sera assis avant saint Paul.

Que si Jésus-Christ parle obscurément en ce lieu, il ne s’en faut pas étonner. Il ménage ses apôtres et épargne leur faiblesse, les voyant encore si humains dans leurs désirs, et il leur répond ainsi en peu de mots pour ne les point attrister, et pour arrêter d’abord cette vaine contestation de préséance.

" Alors les dix autres apôtres conçurent de l’indignation contre les deux frères (24) ". Ce mot d’ " alors" se rapporte visiblement au moment que Jésus-Christ reprit ses deux disciples. Tant qu’ils doutèrent des sentiments de Jésus-Christ sur ce point, ils ne (511) témoignèrent point d’indignation : et ils ne se plaignirent point de ce que Jésus-Christ leur préférait ces deux frères. Le respect qu’ils avaient pour leur maître les tenait dans le silence; et quoiqu’ils ressentissent en eux-mêmes quelque dépit, ils n’osaient néanmoins le faire paraître. Ils avaient déjà été affectés trop humainement de ce que saint Pierre seul avait payé le tribut avec Jésus-Christ; cependant ils n’en témoignèrent point leur peine, mais ils se contentèrent de demander seulement au Sauveur quel était le plus grand d’entre eux. Mais lorsqu’ils voient ces deux disciples affecter d’eux-mêmes, et demander la primauté, ils commencent " alors " à murmurer; non pas au moment même qu’ils font cette prière à Jésus-Christ, mais lorsqu’ils voient que Jésus-Christ les en reprend, et qu’il ne veut leur accorder cet honneur qu’autant qu’ils auront travaillé à s’en rendre dignes.

4. Il est aisé de voir dans cette conjoncture que tous les apôtres étaient encore bien imparfaits; puisque deux d’entre eux désirent d’être les premiers de tous., et que tous les autres s’en fâchent et en conçoivent de la jalousie. Mais, comme j’ai déjà dit, ce n’est pas dans cet état que nous devons regarder les apôtres, mais dans celui où le Saint-Esprit les a mis depuis, lorsque, les remplissant de sa grâce, il les a guéris de toutes leurs passions. Aussi le même saint Jean, qui demande ici d’être assis à côté de Jésus-Christ dans son royaume, fait tout le contraire après la Pentecôte, et donne en toutes rencontres la préséance à saint Pierre : et nous voyons dans les Actes des apôtres comment il lui défère dans la prédication et dans les miracles. De même lorsqu’il compose son Evangile, il relève saint Pierre en tout ce qu’il peut. Il rapporte lui seul le témoignage que saint Pierre rendit à Jésus-Christ ressuscité, lorsque les autres apôtres demeuraient dans l’incertitude et dans le silence. Il marque cette entrée mystérieuse dans le sépulcre; et il a soin de le préférer à lui-même en toutes choses. Et parce qu’ils se trouvèrent, tous deux à la passion dans la maison du grand prêtre, saint Jean marque expressément qu’il était connu du pontife, comme s’il craignait qu’en ce point on ne lui donnât quelqu’avantage sur saint Pierre.

Quant à saint Jacques, frère de saint Jean, il ne vécut pas longtemps. Car peu après la descente du Saint-Esprit, il fut embrasé d’une foi si vive que, foulant aux pieds toutes les choses du monde, il parvint à une si haute vertu, qu’il fut tué aussitôt, et mérita d’être le premier, martyr entre les apôtres. C’est ainsi que tous les apôtres sont devenus grands ensuite, et bien différents de ce qu’ils étaient alors dans cet état de faiblesse. Mais que leur dit ici Jésus-Christ pour les apaiser?

" Et Jésus les appelant à lui leur dit : Vous savez que les princes des nations les dominent, et que les grands les traitent avec empire (25) ". Comme ils étaient troublés et aigris de la demande des deux frères, il tâche, avant même que de leur parler, de les adoucir en les appelant et en les faisant approcher de lui. Comme les deux frères s’étaient séparés de toute la troupe; pour s’approcher de Jésus-Christ, et pour lui parler en particulier, Jésus-Christ, pour consoler les autres, les fait tous venir auprès de lui pour leur dire ce qui se passait dans le secret de leur coeur, et pour les guérir tous de leur passion. Mais il use ici pour les humilier d’un moyen bien contraire à celui dont il s’était servi il n’y avait pas longtemps. Il n’appelle plus d’enfant pour le mettre au milieu d’eux, et le leur proposer comme un modèle il les étonne au contraire par un exemple bien différent. Les princes des nations, dit-il, " les dominent, et les grands les traitent avec empire ".

" Il n’en doit pas être de même parmi vous: mais que celui qui voudra être grand parmi vous, soit votre serviteur (26). Et que celui qui voudra être le premier parmi vous, soit votre esclave (27) ". C’est ainsi que Jésus-Christ a montré que c’est un désir de païens et d’infidèles de souhaiter d’être en charge, et d’avoir le premier rang. Car cette passion est étrangement dangereuse, et elle fait sentir sa violence et sa tyrannie aux plus grandes âmes.

C’est pourquoi , comme elle a besoin d’un remède plus puissant, et comme d’une incision plus profonde, Jésus-Christ s’élève contre elle avec force, et réprime ce désir empoisonné dans ses disciples par la comparaison qu’il fait d’eux avec les païens et les idolâtrés. Ainsi il guérit en même temps l’envie des dix apôtres, et l’ambition des deux frères ; comme s’il leur disait : N’entrez point dans ces sentiments d’aigreur, et ne vous croyez point offensés. Ceux qui recherchent ainsi les premières places se font eux-mêmes plus de mal qu’ils n’en peuvent (512) faire aux autres. Ils se déshonorent par ce désir d’honneur, et leur superbe ambition est le comble de la bassesse.

Car ma conduite est bien différente de celle des hommes, Ceux qui commandent parmi les païens, sont les princes et les rois; mais dans la religion que j’établis, celui qui est le premier par sa charge, se doit considérer comme le dernier de tous. Et pour vous faire voir la vérité de ce que je dis, considérez qui je suis et ce que je fais. Quoique je sois le roi des anges, j’ai voulu néanmoins me faire homme: j’ai embrassé volontairement les mépris, les outrages, et non seulement les outrages, mais la mort même. "Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, amis pour servir et donner sa vie pour la rédemption de plusieurs (28)". Ainsi, je ne me suis pas contenté de souffrir la honte et l’ignominie, mais j’ai donné " ma vie même pour la rédemption de plusieurs ". Car qui sont ceux pour qui je suis mort, sinon les païens et les idolâtres? Quand vous vous humiliez vous autres, c’est pour vous-mêmes. Mais quand je me suis humilié, ce n’était point pour moi, mais pour vous.

Ne craignez donc point, mes frères, que votre humilité vous déshonore. Vous ne sauriez jamais, quoi que vous fassiez, vous humilier autant que votre Maître. Et néanmoins son humiliation est devenue son plus grand honneur et le comble de sa gloire. Avant qu’il se fût fait homme, il n’était connu que des anges. Mais depuis qu’il s’est revêtu de notre corps, et qu’il est mort sur une croix, non-seulement il n’a pas perdu cette première gloire, mais il y a encore ajouté celle de se faire connaître et adorer de toute la terre.

Après cela, n’appréhendez point de vous abaisser en vous humiliant. C’est ainsi au contraire que vous vous relèverez davantage, parce que l’humilité est une source d’honneur et la porte du royaume. Craignons plutôt qu’en prenant une voie tout opposée pour nous élever, nous ne nous combattions nous-mêmes dans cette injuste prétention. Car on ne devient pas grand cri désirant de l’être. Mais celui qui veut être le plus grand de tous, deviendra au contraire le dernier de tous.

C’est une conduite que Jésus-Christ garde toujours dans l’Evangile, d’apprendre aux hommes que le moyen d’obtenir ce qu’ils désirent, est d’y tendre par des voies toutes contraires à leurs pensées. Nous avons déjà fait voir cela plusieurs fois, comme à l’égard des ambitieux et des avares. Le Fils de Dieu dit à l’ambitieux: Pourquoi donnez-vous l’aumône aux pauvres, sinon pour acquérir de l’honneur devant les hommes? Détruisez donc ce mauvais désir, et je vous comblerai d’honneur et de gloire. Il dit à l’avare : Pourquoi amassez-vous tant de biens, sinon pour devenir riche? Cessez donc d’aimer ces richesses passagères, et je vous enrichirai véritablement. Il agit encore ici de la même manière. Pourquoi, dit-il, désirez-vous la première place, sinon pour être le premier de tous ? Choisissez donc d’être le dernier, et vous serez le premier. Si vous voulez être grand, ne désirez point de l’être, et vous le serez. Car ce désir d’être grand est de la dernière bassesse. Vous voyez comment il les guérit de leur passion, en leur montrant que s’ils veulent la satisfaire, ils n’obtiendront point ce qu’ils désirent, et qu’ils l’obtiendront en la combattant.

5. Il leur représente l’esprit de domination qui règne chez les païens, afin qu’ils en aient plus d’horreur, et qu’ils le considèrent comme une chose abominable, qui n’est propre qu’aux infidèles et aux idolâtres. L’orgueil, mes frères, n’est qu’une bassesse, et l’humilité est une grandeur solide. Les. grandeurs du monde n’en ont que le nom et l’apparence, mais celle de l’humble est réelle et véritable. Les hommes sont grands par une déférence étrangère que la nécessité et la crainte leur fait rendre; l’humble est grand par une grandeur intérieure, qui tient de celle de Dieu même. Celui qui est grand de cette manière, demeure toujours-ce qu’il est, quand il ne serait connu de personne; mais le superbe n’est digne que de mépris, lors même qu’il est adoré de tous les hommes. L’honneur que l’on rend aux grands du monde est forcé, c’est pourquoi il périt bientôt, mais celui que l’on rend à l’humble est tout volontaire, et ainsi il ne change point.

Nous voyons une preuve illustre de ce que je dis dans tous ces saints, qui ont été d’autant plus humbles à leurs propres yeux , qu’ils étaient plus élevés aux yeux de Dieu. Leur grandeur est la même après leur mort qu’elle a été durant leur vie, et elle se conserve pour jamais dans la mémoire et dans la vénération des hommes.

Que si nous voulons consulter la raison, elle nous aidera encore à comprendre cette même (513) vérité. On est élevé soit parce qu’on est naturellement de haute taille, soit parce qu’on est haut placé. Voyons donc quel est celui qui se trouve dans ces conditions, ou l’homme vain, ou l’homme humble, et nous trouverons qu’il n’y a rien qui nous abaisse davantage que l’orgueil, ni qui nous élève plus que l’humilité. Le superbe veut être le premier de tous. Il regarde tout le monde comme étant au-dessous de lui. Plus on lui rend d’honneur, plus il en désire, et ne comptant point celui qu’il a déjà reçu, il en redemande toujours davantage. Il méprise tous les hommes avec une insolence insupportable, et il veut néanmoins avoir leur estime. Peut-on trouver rien de plus extravagant et qui se contredise davantage? Il aime les louanges de ceux qu’il méprise, et lorsqu’il les foule aux pieds, il veut qu’ils l’honorent. N’est-il pas visible que cet homme si altier rampe par terre, et que son effort pour s’élever n’aboutit qu’à le faire ramper. Vous voulez vous mettre au-dessus de tous les hommes, car c’est là l’esprit de l’orgueil. Vous croyez que, tous les autres ne sont rien au prix de vous. Pourquoi donc voulez-vous être honoré de ceux qui ne sont rien? Pourquoi voulez-voua être .toujours environné d’une troupe de flatteurs?

Vous voyez, mes frères, que rien n’est plus bas ni plus méprisable que cette grandeur imaginaire. Considérons maintenant la grandeur véritable qui est inséparable de l’humilité. L’humble sait ce que c’est que l’homme. Il est persuadé que les hommes sont quelque chose de grand; mais il se croit eu même temps le dernier des hommes; et ainsi il se croit indigne de l’honneur qu’on lui- rend, parce qu’il estime beaucoup ceux qui le lui rendent. Il est toujours élevé. Il est toujours égal à lui-même, et toutes ses pensées s’accordent parfaitement. L’estime qu’il a des hommes lui en donne aussi pour l’honneur qu’il en reçoit, et les moindres déférences lui paraissent grandes. Le superbe, au contraire, estime l’honneur, et méprise en même temps ceux qui l’honorent.

De plus, l’humble n’est point esclave de ses passions. Il n’est ni troublé par la colère, ni possédé par l’orgueil, ni déchiré par la jalousie. Et qu’y a-t-il dans le monde de plus grand qu’une âme affranchie de cet esclavage? Le superbe, au contraire, est comme exposé en proie à ces différentes passions. La colère, l’envie, la vaine gloire déchirent son coeur; et il est semblable à ces insectes qui se plaisent dans l’ordure et qui s’en nourrissent. Lequel des deux vous paraît donc le plus grand? Celui qui est libre de ses passions, ou celui qui en est encore l’esclave? Celui qui les maîtrise, et qui ne s’y laisse jamais surprendre, ou celui qui tremble et qui leur obéit, lorsqu’elles lui commandent quelque chose? De deux oiseaux qu’on vous ferait voir, lequel. diriez-vous qui volerait le plus haut, ou celui qui s’élève au-dessus de tous les piéges et de tous les filets des chasseurs, ou celui qui n’a pas même besoin de filets pour être pris, parce que sa pesanteur l’empêche de s’élever de terre, et que, se servant moins de ses ailes que de ses pieds, il est aisé de le prendre même avec la main? Voilà proprement l’état d’un orgueilleux. Comme il rampe toujours par terre, il est exposé à tous les piéges qu’on lui tend.

6. La chute de l’ange est une preuve claire de ce que je dis. Tant qu’il a été humble, il a été élevé au plus haut du ciel, et son orgueil l’a précipité jusques au fond des enfers. L’homme, au contraire, lorsqu’il s’humilie devient si grand et si élevé, qu’il foule aux pieds cet auge superbe selon cette parole de Jésus-Christ : " Foulez aux pieds les serpents et les scorpions (Luc X, 19)", et, après cette vie, il devient égal aux anges. Que si vous voulez voir parmi les hommes une preuve sensible de ce que je dis, souvenez-vous de ce barbare qui commandait une armée si redoutable, qui, ne comprenant pas ce que le sens commun apprend à tous les hommes, ne savait pas qu’une pierre fût une pierre, une idole une idole et ainsi se rabaissait au-dessous des pierres par le culte sacrilège qu’il leur rendait.

L’humble, au contraire, qui honore Dieu et lui est fidèle, s’élèvera jusques au ciel. Ou plu. tôt il pénétrera jusqu’au plus haut des cieux, et passant même au-delà des anges, il se présentera devant le trône de Dieu. Mais je vous prie de me dire lequel des deux est le plut méprisable et le plus abject, ou celui que Dieu protége, ou celui à qui Dieu déclare la guerre? N’est-il pas visible que c’est ce dernier? Et cependant, voici ce que dit l’Ecriture de ces deux sortes de personnes : " Dieu résiste aux " superbes, et il donne sa grâce aux humbles". (Jacques, IV, 6.) Je vous demande encore lequel des deux vous paraît plus grand, celui qui offre sans cesse à Dieu une hostie très-agréable, ou (514) celui qui n’a aucun accès ni aucune confiance auprès de lui ? Vous me demandez quelles sont ces hosties et ces sacrifices que l’humble peut offrir à Dieu. L’Ecriture le dit: " L’esprit affligé est un sacrifice à Dieu, Dieu ne méprisera pas un coeur contrit et humilié"(Psal. L, 17.) Vous voyez donc quelle est la pureté de l’esprit humble, et par, conséquent quelle doit être l’impureté de l’esprit superbe. Car toute âme qui est infectée d’orgueil, est impure devant Dieu.

Nous voyons aussi dans l’Ecriture que Dieu proteste qu’il trouve son repos dans l’humble. "Sur qui jetterai-je les yeux ", dit-il, " et sur qui me reposerai-je, sinon sur celui qui est doux et humble, qui tremble à la moindre de mes paroles "? (Is. LXVI, 2.) Ainsi l’humble demeure avec Dieu, et le superbe habitera avec le démon. C’est ce qui a fait dire à saint Paul: " Que celui qui s’enfle d’orgueil, tombera dans le jugement et dans la condamnation du diable ". (I Tim. III, 6.) Mais ce qui est encore plus étrange, c’est qu’il arrive à celui qui est possédé de cette passion tout le contraire de ce qu’il désire. Il a de hauts sentiments de lui-même. Il veut être honoré de tous, il est au contraire méprisé de tous. Sa vanité le rend ridicule, il a tous les hommes pour ennemis, il n’a personne qui le soutienne, il est l’esclave de la. colère, il a une source d’impureté dans le coeur. Qu’y a-t-il de plus misérable qu’une telle vie?

,Mais y a-t-il au contraire rien de plus heureux que celui qui est humble? Il est aimé de Dieu: il est honoré des hommes sans qu’il le désire. Tous le respectent comme leur père, tous le considèrent comme leur frère; et tous le chérissent comme la prunelle de leur oeil. Devenons donc humbles et petits pour devenir grands. Fuyons l’abîme où l’orgueil nous précipite. C’est cette passion qui a perdu Pharaon. Eu se vantant de ne point connaître Dieu, il devint plus méprisable que les rats, que les grenouilles et que les mouches qui le tourmentèrent avec son peuple : et il fut enfin abîmé dans la mer avec toute son armée.

Abraham; au contraire, en reconnaissant de tout son coeur " qu’il n’était que terre et que cendre (Gen. 14)", défit une grande armée de barbares. Etant tombé entre les mains des Egyptiens, Dieu fit un grand miracle pour sauver sa vie et l’honneur de sa femme. II s’attacha toujours à cette vertu, et il crût en grandeur à proportion qu’il croissait en humilité. C’est cette vertu qui l’a couronné, et qui l’a rendu et le rendra célèbre dans la succession de tous les siècles. Pharaon au contraire n’est maintenant qu’un objet d’exécration et d’horreur, et on le foule aux pieds comme de la terre et de la boue. Car Dieu ne hait rien tant que la présomption et l’orgueil. Il a fait toutes choses dès le commencement du monde, pour déraciner de notre coeur cette passion. C’est pour ce sujet que l’homme est devenu mortel, que sa vie est accompagnée de tant de douleurs et de misères, et que Dieu l’a condamné à travailler sans cesse, et à gagner sa vie à la sueur de son visage. N’est-ce pas cette même passion qui perdit le premier homme? Elle lui fit espérer d’être égal à Dieu, et en lui promettant ce qu’il n’avait pas, elle lui fit perdre ce qu’il avait. Car c’est là l’effet ordinaire de l’orgueil. Il ne nous donne point ce qu’il nous promet faussement, et il nous ravit ce que nous avions. L’humilité fait tout le contraire ; elle conserve tous les biens de l’âme, et elle lui en donne encore de nouveaux. Aimons donc cette vertu, mes frères. Travaillons avec ardeur pour l’acquérir et la conserver, afin qu’elle nous rende heureux et dans cette vie et dans l’autre, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (515)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXVI
" ET COMME ILS SORTAIENT DE JÉRICHO, IL FUT SUIVI D’UNE GRANDE TROUPE DE PEUPLE. ET DEUX AVEUGLES QUI ÉTAIENT ASSIS LE LONG DU CHEMIN, AYANT ENTENDU DIRE QUE JÉSUS PASSAIT, COMMENCÈRENT A CRIER: SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS. ET COMME LE PEUPLE LES REPRENAIT ET LES VOULAIT FAIRE TAIRE, ILS SE MIRENT A CRIER ENCORE PLUS HAUT: SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS ". (CHAP. XX, 29, 30, 34, JUSQU’AU VERSET 12, DU CHAP. XXI.)

ANALYSE

1. Ces aveugles, par leurs cris persévérants, nous enseignent à nous-mêmes la persévérance qui obtient tout de Dieu par elle seule.

2. La vue de Jésus-Christ est notre modèle en tout.

3-5. Qu’on donne au monde avec profusion et à Jésus-Christ avec parcimonie. Le saint rougit d’avoir parlé si souvent de ce sujet avec si peu de fruit. Qu’on doit donner aux pauvres, ce qui reste de son revenu sans vouloir augmenter son bien. Qu’il n’y a point de rente plus assurée que l’argent qu’on donne aux pauvres, ni de meilleur bien qu’on puisse laisser à ses enfants.
 
 

1. Dans le voyage que Jésus-Christ fait à Jérusalem, on peut considérer, mes frères, d’où il part, et encore plus par où il passe ; et pourquoi il ne va pas dans la Gaulée, mais passe par la Samarie. Nous laissons néanmoins cette dernière question à résoudre à ceux qui s’appliquent avec soin à l’intelligence de l’Ecriture. Car si on examine bien ce que dit saint Jean, on trouvera qu’il en marque la raison, quoique d’une manière assez obscure.

Poursuivons donc notre dessein, et écoutons ces aveugles qui étaient plus éclairés que beaucoup de ceux qui voient bien clair. Quoi qu’ils n’aient point de guide, et qu’ils ne puissent voir Jésus-Christ qui venait à eux, ils ont néanmoins un désir ardent de l’aller trouver. Ils crient vers lui, et plus on les veut faire taire, plus ils élèvent la voix. C’est là la marque d’une âme ferme et constante. Plus on s’oppose à elle, plus elle fait d’efforts pour vaincre tout les obstacles. Jésus-Christ permettait qu’on les pressât si fort de se taire, pour nous faire mieux reconnaître l’ardeur de leur foi, qui les rendait si dignes d’être guéris. C’est pourquoi il ne leur demande point comme il faisait à tant d’autres, s’ils croyaient qu’il les pût guérir. Leurs cris redoublés et les efforts qu’ils faisaient pour s’approcher du Sauveur, en rendaient un assez grand témoignage. Et ceci nous fait voir, mes frères, que quelque petits et méprisables que nous soyons, si nous approchons de Dieu avec ardeur et avec foi, nous pourrons obtenir par nous-mêmes tout ce que nous désirons. Nous ne voyons point qu’aucun des apôtres ait parlé au Fils de Dieu pour ces aveugles. Plusieurs au contraire tâchaient de leur fermer la bouche et de leur imposer silence, et néanmoins, malgré tous ces obstacles, ils ont trouvé enfin moyen de se présenter à Jésus-Christ. L’Evangile même ne témoigne pas que leur vertu ait pu leur donner cette confiance. La seule ferveur qu’ils font paraître en ce moment, leur tient lieu de tout.

Imitons-les, mes frères. Et quand Dieu différerait de nous donner ce que nous lui demandons, quand plusieurs s’opposeraient à nos demandes, ne cessons point de prier, puisque rien n’est plus capable d’attirer sur nous la miséricorde de Dieu que cette persévérance pleine de foi. C’est la grande instruction que nous donnent ces aveugles. Ni la pauvreté, ni la cécité; ni l’inutilité de leurs cris, qui d’abord ne sont point exaucés, ni la violence de ce peuple qui veut les forcer à se taire, ne peut ralentir l’ardeur de leur zèle. Tant il est vrai qu’une âme .qui a une grande foi dans la (516) douleur qui la presse, se met enfin au~dessus de tout. Que, fait Jésus-Christ en cette rencontre? " Alors Jésus s’arrêta, et les appelant à lui, il leur dit: Que voulez-vous que je vous fasse (32) ? Seigneur, lui dirent-ils, ouvrez-nous les yeux (33) ". Pourquoi leur demande-t-il ce qu’ils désiraient de lui ? C’est pour empêcher qu’on ne crût qu’il leur donnait autre chose que ce qu’ils lui demandaient. Car Jésus-Christ dans 1’Evangile rend toujours témoignage devant tout le monde à la vertu, et à la foi de ceux qui s’approchaient de lui pour lui demander quelque grâce et il les guérit ensuite, soit pour exciter les autres par leur exemple, soit pour montrer aussi qu’ils étaient dignes de cette grâce. C’est ainsi qu’il traita la chananéenne, le centenier, et l’hémorroïsse; cette dernière avait fait ce qu’elle avait pu pour rester cachée, mais elle n’y réussit point, et fut découverte devant tout le monde, après qu’elle eut été guérie. Ainsi l’on voit partout que Jésus-Christ affectait de révéler devant tout le monde la foi de ceux qui s’approchaient de lui. C’est ce qu’il pratique encore en cette rencontre, après que ces aveugles lut eurent témoigné ce qu’ils désiraient de lui. " Et Jésus ému de compassion leur toucha les yeux, et ils virent au même moment et le suivirent (34) ". Cette compassion. de Jésus-Christ est la seule cause de leur guérison; comme c’est la seule qui l’a fait venir dans le monde. Néanmoins, quoique ce soit sa grâce et sa bonté qui fasse tout, il cherche des personnes qui s’en rendent dignes; or, ces aveugles l’étaient comme on le voit assez par les grands cris qu’ils font entendre et par leur persévérance à ne point se rebuter; et enfi,n par cette reconnaissance si humble qu’ils témoignèrent après avoir reçu ce qu’ils souhaitaient. Ainsi leur courage paraît avant leur guérison, et leur reconnaissance après qu’ils l’ont reçue. C’est pourquoi l’Evangile ajoute " qu’ils le suivirent ".

" Et comme ils approchaient de Jérusalem étant déjà arrivés à Bethphagé, près de la montagne des Oliviers, Jésus envoya deux de ses disciples, leur disant (Ch. XXI, 1): Allez-vous-en dans ce village qui est devant vous, et vous y trouverez aussitôt une ânesse liée et son ânon auprès d’elle, déliez-la et me l’amenez (2). Et si quelqu’un vous dit quelque chose, dites-lui que le Seigneur en a besoin; et aussitôt il les laissera aller (3). Or tout ceci s’est fait afin que cette parole du Prophète fût accomplie (4): Dites à la fille de Sion: Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur monté sur une ânesse et sur l’ânon de celle qui est sous le joug (5) ". Jésus-Christ avait souvent été à Jérusalem; mais il n’y avait jamais paru avec cet éclat. D’où vient donc qu’il y voulut alors entrer de la sorte? C’est parce qu’au commencement de sa prédication n’étant pas encore fort connu, ni si près de sa passion, il se mettait indifféremment avec les autres comme un homme du commun, et cherchait plutôt à se cacher qu’à se découvrir. Car s’il eût voulu paraître plus tôt ce qu’il était, il ne se fût pas acquis tant de respect par sa modération, et on lui aurait porté plus d’envie. Mais enfin, après avoir donné tant de marques de sa puissance, et étant à la veille de sa passion, il fait paraître sa grandeur avec plus d’éclat, quoique ses adversaires ne la voient que d’un oeil jaloux. Il aurait pu faire dès le commencement de sa prédication ce qu’il fait à la fin: mais cette humilité avec laquelle il s’est caché si longtemps nous est plus utile.

Considérez ici, mes frères, combien Jésus-Christ fait de miracles en un seul jour, et combien il accomplit de prophéties. Il prédit à ses disciples qu’ils trouveraient un âne, et ils le trouvent. Il les assure que personne ne les empêcherait de l’amener, et personne ne les en empêche. Et certes cette facilité était la confusion des Juifs et le sujet d’un grand reproche pour eux; puisque ceux qui n’avaient peut-être jamais vu le Sauveur, lui accordent à la moindre parole tout ce qu’il désire; pendant que les Juifs qui lui voyaient tous les jours faire tant de miracles et par lui-même et par ses disciples, ne peuvent se résoudre à le recevoir.

2. Ne regardez pas cette action comme une chose peu considérable. Car, qui a pu persuader à ces personnes apparemment pauvres et qui peut-être gagnaient leur vie par leur travail, de laisser ainsi emmener ces animaux sans s’y opposer, et non-seulement sans s’y opposer, mais sans demander même pourquoi on les emmenait, ou comment après l’avoir demandé les laissaient-ils aller sans aucune résistance? Car l’un et l’autre me paraît également admirable, ou de ne point s’opposer lorsqu’on emmenait leurs bêtes, ou de se contenter qu’on leur dît pour toute raison: (517) " que le maître en avait besoin ", sans savoir même quel était ce maître, puisqu’ils ne le voyaient pas, mais seulement ses disciples.

Après cela, qui ne croira que lorsque les Juifs ont entrepris de se saisir de sa personne, il aurait pu s’il eût voulu les arrêter tous d’un clin d’oeil? Et n’apprenait-il pas par cet exemple à tous ses disciples qu’ils devaient lui donner de bon coeur tout ce qu’il leur demanderait, quand ce serait leur propre vie? Car si des inconnus obéissent au moindre mot que Jésus-Christ leur fait dire, que doivent faire les disciples de ce divin Maître? Nous pouvons dire encore que Jésus-Christ, par cette action, accomplit une double prophétie, l’une d’action et l’autre de paroles: la première en s’asseyant sur un âne, et la seconde parce que le prophète Zacharie avait prédit qu’il s’assiérait ainsi comme étant roi. Mais en accomplissant une ancienne prophétie, il donnait lieu à une nouvelle dont il traçait la figure, marquant la vocation des gentils, qui, après avoir vécu jusqu’alors comme des animaux impurs, devaient l’adorer peu après et s’assujétir à lui, afin qu’il reposât sur eux. Ainsi, l’accomplissement d’une prophétie était le commencement d’une autre.

Pour moi, je ne crois pas que ce soit pour cette seule raison que Jésus-Christ voulut faire cette entrée dans Jérusalem, monté comme il était sur une ânesse. Il a voulu par cette action si humble nous donner encore l’exemple de l’humilité et de la modération chrétienne. Car Jésus-Christ a voulu non-seulement accomplir les prophéties par toutes ses actions, et établir les dogmes et les vérités que nous devons croire ; mais il a voulu encore se rendre le modèle de notre vie, et nous apprendre par toute sa conduite à nous borner toujours à la seule nécessité et à garder une grande modération en toutes choses. C’est pour ce sujet que, devant naître au monde, il ne chercha point de maisons magnifiques, et ne choisit point une mère riche et illustre, mais urne femme pauvre, mariée à un charpentier. Il naît dans une grotte, et on le met dans une crèche. Il choisit pour disciples, non des orateurs, non des philosophes ou des personnes riches et de naissance, mais de pauvres gens qui étaient entièrement inconnus au monde.

Sa table était souvent couverte de pain d’orge, ou du pain que ses disciples achetaient au moment qu’ils en avaient besoin. Il se mettait sur la terre pour manger, et pour y faire manger les autres. Il s’habillait fort pauvrement, et n’avait rien dans ses vêtements qui fût différent de ceux du commun du peuple. Il n’avait point de maison qui fût à lui. Quand il allait d’un lieu à un autre, il faisait tous ses voyages à pied, jusque-là même que souvent il en était fatigué. Quand il voulait se reposer, il ne se servait ni de chaise, ni d’oreiller. Il se mettait sur la terre, tantôt sur une montagne, tantôt auprès d’une fontaine, comme lorsqu’il parla à la femme de Samarie. Voulant nous donner encore un exemple de modération jusque dans nos douleurs et dans nos tristesses, lorsqu’il pleura la mort du Lazare qu’il aimait particulièrement, il ne versa que peu de larmes, pour nous donner ainsi en toutes choses des règles de la modération chrétienne, et nous en marquer les bornes que nous ne devions jamais passer.

C’est pourquoi, prévoyant qu’il se trouverait assez de personnes faibles qui ne-pourraient aller à pied, il leur apprend ici, par son exemple, quelle modération il convient en cela de garder : il choisit la monture la plus simple, quelle leçon pour ces riches qui excèdent toute mesure dans la magnificence de leurs équipages !

Mais voyons maintenant quelle est cette prophétie d’actions et de paroles dont je parlais:

" Fille de Sion ", dit le Prophète, " voici votre Roi qui vient à vous plein de douceur, monté sur une ânesse et sur l’ânon de celle qui est sous le joug ". Il ne fera point cette entrée monté sur un char magnifique comme les rois, il n’imposera point de tributs, il, n’exigera point d’impôts, il ne sera point fier et superbe. Il ne se fera point craindre par le grand nombre de gardes qui l’accompagnent; mais il témoignera en toute chose une douceur et une humilité toute divine. Qu’on demande aux juifs quel autre roi que Jésus est jamais entré dans Jérusalem monté sur un âne? Mais Jésus-Christ voulait figurer ainsi l’avenir; et ce petit ânon marquait l’Eglise des gentils, qui, jusque-là ayant été toujours vicieuse et indomptée, allait devenir toute pure, aussitôt que Jésus-Christ se serait reposé sur elle.

Et il est bon de considérer toutes les circonstances de cette histoire , et les rapports admirables qui se trouvent entre la figure et la vérité. Les apôtres " délient" ces animaux; ce sont en effet les apôtres qui nous ont (518) appelés à la connaissance de Jésus-Christ, et à cette foi qui a donné ensuite de l’émulation aux juifs. C’est pourquoi on voit ici que cette ânesse suit l’ânon, parce que, lorsque Jésus-Christ s’est reposé parmi les gentils, les juifs, excités par leur exemple, ont voulu aussi embrasser la foi. Saint Paul marque cette vérité, lorsqu’il dit : " Qu’une partie des juifs est " tombée dans l’endurcissement, afin que la " multitude des nations entrât cependant dans " l’Eglise et qu’ainsi tout Israël fût sauvé ". (Rom. xI, 25.)

Pour faire voir encore que tout ce qui se passait ici était une prophétie, il ne faut que considérer toutes les paroles de cette histoire.

Car sans cela qui croirait que le Prophète se fût arrêté à parler si particulièrement " d’un petit ânon " ? Ce qui confirme encore ceci, c’est que les apôtres ne trouvent aucune résistance, lorsqu’ils veulent " délier " ces animaux : ce qui marquait que dans l’établissement de. l’Eglise, rien ne les empêcherait de rompre les liens des gentils, et de les affranchir

de l’idolâtrie : " Les disciples donc s’en étant allés, firent ce que Jésus leur avait commandé (6); et amenèrent l’ânesse et l’ânon, et les ayant couverts de leurs vêtements, le firent monter dessus (7): Or, une grande multitude de peuple couvrit le chemin de ses vêtements. Les autres coupaient des branches d’arbres et les jetaient par où il passait (8). Et tout le peuple, tant ceux qui allaient au-devant de lui que ceux qui le suivaient, criaient: Hosanna, salut et gloire au Fils de David. Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur: Hosanna, salut et gloire lui soit au plus haut des cieux (9) ".

Jésus-Christ ne s’assied sur l’ânon qu’après que les apôtres l’ont couvert de leurs vêtements. Car ils se dépouillèrent eux-mêmes de bon coeur pour le revêtir. C’est ce que marque saint Paul, lorsqu’il dit: " Pour ce qui est de moi, je donnerai très-volontiers tout ce que j’ai, et je me. donnerai encore moi-même pour le salut de vos âmes ". (II Cor. XII, 45.) Mais considérons encore comment cet ânon, qui n’avait point été dompté, ni assujéti au frein, ne regimbe point cependant, mais se soumet paisiblement à tout ce que lui demande Celui qui le monte. Dieu nous marquait par cette figure quelle devait être l’obéissance des gentils, et comment ils devaient passer en un moment d’une vie toute déréglée à une vie sainte. C’est cette parole toute-puissante qui fait tout : " Déliez-le et amenez-le-moi ". C’est elle qui a mis l’ordre dans le déréglement du monde, et qui a purifié les âmes impures.

3. Mais qui pourrait ne pas s’étonner de la bassesse d’esprit que les juifs témoignent. Après une multitude infinie de toutes sortes de miracles, rien ne les surprend tant que cette action. Ils admirent que tout le peuple coure après lui : " Et comme il entrait à Jérusalem, toute la ville s’émut en disant : Qui est celui-ci (10)? Mais le peuple disait : C’est Jésus le prophète qui est de Nazareth, en Galilée (11) ". Lorsqu’ils croient élever le Sauveur, et dire quelque chose de fort considérable à sa louange, c’est alors qu’ils ne témoignent que de la bassesse. Jésus-Christ se fait rendre cet honneur par ce peuple, non parce qu’il aimait la pompe et le faste, mais pour accomplir les prophéties, et pour nous donner un modèle de vertu. Il voulait encore consoler ainsi ses apôtres, afin qu’ils crussent à sa mort- qu’il ne serait outragé qu’autant qu’il voudrait, puisqu’il s’était fait rendre tous les honneurs qu’il lui avait plu pendant sa vie. Remarquez encore avec quelle exactitude le Prophète décrit toute cette histoire, et combien David et le prophète Zacharie en avaient marqué toutes les circonstances.

Imitons, mes frères, ce peuple qui reçoit aujourd’hui le Fils de Dieu en triomphe. Chantons comme lui ses louanges, et offrons-lui ce que nous avons pour l’honorer. Ce peuple donne ses vêtements, ou pour couvrir l’âne sur lequel Jésus-Christ est monté, ou pour les étendre sous ses pieds, et nous autres, nous le voyons nu lui-même en la personne de ce pauvre, sans que nous pensions à le revêtir, quoiqu’il ne soit pas besoin pour cela de nous dépouiller, mais seulement de lui donner un peu de ce que nous avons de trop. Ce peuple s’empresse pour (aire honneur à Jésus-Christ, les uns en marchant devant lui, et les autres en le suivant, et nous autres, au contraire, nous le rebutons avec mépris et avec injure lorsqu’il s’approche de nous. De quels tourments devrait être puni un outrage si horrible?

Votre Seigneur et votre Maître se trouve réduit dans un extrême besoin, il approche de vous pour recevoir quelque assistance, et vous ne voulez pas même écouter sa prière. vous le querellez, vous lui insultez, vous (519) rendez à ses demandes si humbles, des réponses aigres et outrageuses. Si vous témoignez tant de répugnance pour lui donner seulement un peu de pain ou un peu d’argent, que feriez-vous s’il vous redemandait tout ce qu’il vous a donné?

Vous voyez tous les jours des hommes qui veulent passer pour magnifiques, donner avec profusion des sommes immenses aux théâtres, à des femmes impudiques, et vous ne pouvez vous résoudre d’en donner à Jésus-Christ, non pas la moitié, mais la centième partie? Le démon vous commande d’un côté de donner par vanité à ces personnes infâmes, et vous le faites, quoique vous soyez assurés de n’avoir point d’autre récompense de ces profusions que l’enfer; Jésus-Christ vous commande de l’autre de donner aux pauvres, et vous promet le ciel même pour récompense, et non-seulement vous ne le faites pas, mais vous les outragez de paroles. Vous aimez mieux obéir au démon en vous perdant, que d’obéir à Jésus-Christ en vous sauvant. Y a-t-il rien de plus déplorable que cette folie? Le démon vous offre l’enfer, et Jésus-Christ le ciel, et vous quittez le ciel pour prendre l’enfer. Vous rebutez Jésus-Christ qui vient à vous, et vous appelez de loin le démon, afin de vous donner à lui. Ne faites-vous pas à Jésus-Christ le même outrage que vous feriez à un roi si vous le repoussiez, lorsqu’il vous offre la pourpre et la couronne, pour écouter un voleur qui vous présente une épée pour vous tuer?

Comprenons donc notre aveuglement, mes frères. Ouvrons les yeux, quoique tard, et réveillons-nous enfin de notre sommeil. Je rougis de vous avoir parlé-si souvent de l’aumône et de n’en avoir pas retiré tout le fruit que j’en attendais. Je sais que quelques-uns ont fait quelque .effort, mais on n’a pas fait encore ce que j’avais espéré. J’en vois quelques-uns semer, à la vérité, mais d’une main si resserrée, que je tremble quand je prévois quelle sera la moisson. Pour vous faire voir combien vous êtes resserrés dans vos aumônes, vous n’avez qu’à considérer dans cette ville quel est le plus grand nombre ou des riches ou des pauvres, et combien il y en a de ceux qui ne sont, ni extrêmement pauvres, ni aussi extrêmement riches, mais qui tiennent comme le milieu entre ces extrémités. Je crois que les personnes fort riches font la dixième partie de la ville, et que les gens fort pauvres font une autre dixième partie, et que le reste est entre ces deux états, c’est-à-dire, ni pauvre ni riche. Partageons donc ce nombre de personnes extrêmement pauvres dans toute la ville, et vous verrez dans ce partage quel sujet de confusion vous aurez de vos duretés. Le nombre des personnes fort riches est assez petit, mais celui des gens médiocrement riches est-très-grand, et celui des pauvres, tout à fait pauvres, est assez restreint relativement aux deux autres classes; il s’ensuit que le nombre des gens pouvant faire l’aumône est très-considérable, et bien suffisant pour nourrir tous l-es pauvres; et cependant, il y a tous les jours dans cette ville beaucoup de nos frères qui s’endorment le soir avant d’avoir pu apaiser leur faim; non, je le répète, parce que nous sommes dans l’impuissance de les secourir, mais parce que notre dureté nous en ôte le désir. Car si les riches et ceux qui ont du bien médiocrement, avaient soin de partager entre eux tous les pauvres, à peine cent cinquante personnes en auraient-elles un à nourrir.Et cependant on voit les pauvres se plaindre tous les jours de leur misère au milieu de tout le monde qui les en pourrait délivrer.

Pour vous faire voir plus clairement jusqu’où va cette dureté des riches, considérez à combien de pauvres, de veuves et de vierges cette église distribue tous les jours les revenus qu’elle a reçu d’un seul riche, qui ne l’était pas même extraordinairement. Le nombre qui en est écrit sur le catalogue va jusqu’à trois mille, sans parler des assistances qu’on rend à ceux qui sont dans les prisons, de ceux qui sont malades dans les hôpitaux, des étrangers, des lépreux, de toue ceux qui servent à l’autel, de tant de personnes qui surviennent tous les jours, auxquelles elle donne la nourriture et le vêtement, sans que néanmoins ses richesses diminuent. Si seulement dix personnes riches voulaient assister ainsi les pauvres de leurs biens, on ne verrait plus un seul pauvre dans toute la ville d’Antioche.

4. Vous me direz peut-être Si nous dépensons ainsi notre bien, que laisserons-nous à nos enfants? Vous leur laisserez au moins le fonds, et puis lé revenu si bien, dispensé, se multiplierait sans doute; vos aumônes sont comme en dépôt dans le ciel où vous vous amassez un trésor. Que si cela vous paraît trop rude, ne donnez aux pauvres que la moitié de (520) votre revenu, ou la troisième partie, ou si vous voulez la quatrième, ou tout au moins la dixième. Je crois que, par la miséricorde de Dieu, la ville d’Antioche est dans un tel état, qu’elle seule pourrait nourrir chaque jour tous les pauvres de dix autres villes.

Nous en ferions aisément la supputation, si la chose n’était si claire qu’elle parle d’elle-même. Car je vous prie de. considérer combien chaque maison fournit d’argent tous les ans pour des taxes et pour des dépenses publiques, sans vous appauvrir pour cela, et sans presque même que vous vous en aperceviez. Si donc chaque riche voulait ainsi se taxer lui-même pour nourrir les pauvres, il ne lui faudrait que très-peu de temps pour ravir le ciel. Après cela, quelle excuse nous restera-t-il, mes frères, lorsque nous verrons en rougissant que nous aurons été infiniment plus resserrés à donner. aux pauvres que les gens du monde ne l’auront été à donner à des comédiens, quoique nous fussions assurés que cette libéralité sainte nous aurait été si avantageuse?

Quand nous devrions vivre toujours sur la terre, nous serions néanmoins obligés d’être libéraux envers les pauvres; mais devant en sortir si tôt, et en sortir nus et dépouillés de tout, comment nous excuserons-nous de ne leur donner rien de tant de biens dont nous jouissons? Je ne vous ordonne point de diminuer votre fonds. J’avoue néanmoins que je le souhaiterais, mais je vous y vois peu disposés. Tout ce que je vous conjure donc de faire, c’est de donner au moins de votre revenu, et de n’en rien épargner pour le serrer dans vos coffres. N’est-ce pas assez que ces revenus coulent chaque jour dans vos maisons comme une source abondante qui ne tarit point? Faites-en donc découler aussi quelque partie sur les pauvres, et soyez de sages économes des biens que Dieu vous a donnés.

Mais je paie, me direz-vous, tant de taxe et tant d’impôts. Négligerez-vous donc à cause de cela de donner l’aumône aux pauvres, parce que personne ne vous y contraint? Quand vos terres n’auraient rien produit, vous ne laisseriez pas de payer ces impôts sans oser même vous plaindre : et lorsque Jésus-Christ vous traite avec tant de bonté, qu’il ne vous demande de vos biens que lorsque l’année a été abondante, vous refusez non-seulement dé lui en donner, mais même de lui répondre avec douceur. Après une telle dureté qui pourra jamais vous délivrer de l’enfer? Si les peines établies par la justice séculière, vous rendent si exact à payer tous ces impôts que l’on exige; que ne vous souvenez-vous qu’il y a d’autres peines que celles qu’on souffre en ce monde, et qui sont infiniment plus à craindre, et qu’alors on ne vous renferme point dans un cachot, mais dans un abîme d’un feu éternel? Que ce soit donc là les premiers tributs que nous ayons soin de payer à l’avenir, puisqu’en cette occasion notre fidélité ou notre négligence doit être suivie d’une éternité de biens ou de maux. Que si vous me dites que vous avez à nourrir beaucoup de soldats, qui vous défendent contre les barbares, considérez qu’il y a une autre armée de pauvres qui vous doit défendre contre les démons. Quand vous avez soin de les assister, ils attirent sur vous par leurs prières la grâce de Dieu, ils écartent de vous ces anges de ténèbres; ils dissipent les pièges qu’ils vous tendent, ils arrêtent leurs efforts, et ils délivrent votre âme de leur tyrannie.

5. Puis donc que ce sont là les soldats qui combattent chaque jour pour vous contre le démon, exigez de vous-mêmes un tribut pour eux, et contribuez à leur subsistance. Nous avons un Roi qui est bien plus doux que ceux du monde. Il n’exige rien par violence. Il reçoit ce qu’en lui donne, quelque peu que ce puisse être, et s’il arrive que par quelque nécessité vous demeuriez longtemps sans lui rien payer, il ne vous force point de donner ce que vous n’avez pas. Ainsi n’abusons point de sa patience. Amassons-nous un trésor non de colère, mais de grâce et de salut; non de mort, mais de vie; non de confusion et de tourments, mais de joie et de gloire. Il ne sera point besoin de convertir en argent ce que vous avez, ni d’en payer le transport. Il suffira que vous le donniez aux pauvres, votre Seigneur fera tout le reste. Il le transportera dans le ciel, il vous en tiendra un compte exact; et ce sera lui-même qui aura soin pour vous de tout ce trafic qui vous doit enrichir pour jamais.

Ce que vous lui donnez n’est pas comme ce que vous donnez aux rois de la terre. Votre argent périt pour vous, lorsqu’il, est employé pour faire subsister les soldats; mais il vous demeurera tout entier et avec usure. Ce que vous donnez pour les impôts ne vous revient plus; mais ce que vous donnez aux pauvres est toujours à vous, et vous le retrouverez avec un gain, non-seulement temporel, mais même (521) spirituel. En payant les tributs vous vous acquittez d’une dette, mais en donnant aux pauvres, vous mettez votre argent à rente. Dieu vous en passe le contrat lui-même, et il vous dit: " Celui qui a pitié du pauvre, prête à Dieu son argent ". (Prov. XIX, 16.)

Quoiqu’il soit Dieu et le Seigneur de tout le monde, il n’a pas dédaigné toutefois de nous donner des gages, des témoins et des promesses. Ces gages sont le bien qu’il nous fait en cette vie, et tant de grâces temporelles et spirituelles, qui sont comme les arrhes et les prémices des biens à venir.

Comment donc pouvez-vous différer un si heureux commerce, vous qui avez déjà tant reçu’ de Celui à qui vous confiez votre argent, et qui espérez, d’en recevoir encore plus à l’avenir? Avez-vous bien pensé à ce qu’il vous a déjà donné? 11 a formé votre corps, il a créé votre âme; il vous a-honoré du don de la raison et de l’intelligence. Il vous u donné l’usage de tout ce qui se voit sur la terre. Il vous a fait la grâce de le connaître. Il vous a donné son propre Fils, et l’a livré à la mort pour vous. Il vous a ouvert dans le baptême la source de tous les biens. Il vous a préparé une table sainte, il vous a promis un royaume et. des richesses incompréhensibles. Après tant de biens qu’il vous a faits, et tant d’autres qu’il veut vous faire, vous craignez de lui donner un peu d’argent? Méritez-vous après cela qu’il vous regarde?

Quelle excuse alléguerez-vous? Direz-vous que lorsque vous considérez vos enfants, vous ne pouvez vous empêcher d’être retenu dans vos aumônes? Que n’accoutumez-vous, au contraire, vos enfants à cette, usure sainte et spirituelle dont je vous parle? N’est-il pas vrai que si vous aviez une rente sur une personne bien riche, et qui aurait de l’affection pour vous, vous aimeriez infiniment mieux la laisser à vos enfants qu’un argent comptant, parce qu’ils seraient assurés d’être bien payés, sans avoir besoin de retirer leur fonds, et de le placer ailleurs? Laissez-donc à vos enfants Dieu même pour débiteur, et qu’il leur soit redevable d’une grande somme. Vous avez soin de ne point vendre vos terres afin de les laisser à vos enfants, et que le revenu leur en demeure, et vous craignez de leur laisser une rente, dont les arrérages passent le revenu de toutes les terres, et dont le fonds est aussi assuré que Dieu même? Ne faut-il pas avoir perdu la raison pour agir de la sorte, lorsque surtout, laissant à vos enfants le contrat de cette rente, vous l’emportez en même temps avec vous? Car c’est le propre des choses spirituelles de se multiplier ainsi, et de suffire en même temps à plusieurs.

Enfin, mes frères, ne demeurons point pauvres et misérables par notre faute. Ne soyons point cruels et inhumains envers nous-mêmes. Entreprenons de grand coeur ce trafic si louable et si utile, afin que nous en recueillions le fruit après notre mort, qu’il passe encore à nos enfants, et qu’il nous fasse jouir de ces biens ineffables, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (522)
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXVII.
ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS LE TEMPLE DE DIEU, CHASSA TOUS CEUX QUI VENDAIENT ET ACHETAIENT DANS LE TEMPLE, ET IL RENVERSA LES TABLES DES CHANGEURS, ET LES CHAISES DE CEUX QUI Y VENDAIENT DES COLOMBES, LEUR DISANT: IL EST ÉCRIT : MA MAISON SERA APPELÉE LA MAISON DE LA PRIÈRE, ET VOUS EN AVEZ FAIT UNE MAISON DE VOLEURS . " (CHAP. XXI, 12, 13, JUSQU’AU VERSET 33.)

ANALYSE.

1. Que Jésus a dû chasser les vendeurs du temple par deux différentes fois. Pourquoi Jésus maudit le figuier.

2. Jésus fait aux pharisiens une question sur saint Jean-Baptiste qui les embarrasse et les confond.

3-5. Jésus donne à entendre aux juifs qu’ils seront rejetés et remplacés par les gentils. —Qu’il faut travailler à se convertir sans perdre jamais l’espérance. — Exemple d’une courtisane fameuse qui se retira dans une maison de vierges où elle fit une admirable pénitence. — Que les pécheurs doivent bien espérer s‘ils travaillent à se convertir, et que les justes doivent craindre s’ils se relâchent. Inutilité et misère des travaux du monde.
 
 

1. Saint Jean rapporte la même histoire, mais au commencement de son Evangile; au lieu que saint Matthieu ne la rapporte qu’à la fin. Ce qui nous autorise à croire que ce fait a eu lieu par deux différentes fois. Cela paraît prouvé premièrement parla différence du temps; puisqu’un évangéliste marque que ceci se fit à la fête de Pâques, et l’autre beaucoup plus tôt. Cela paraît encore démontré par la différente manière dont se conduisent les juifs en ces deux rencontres. Saint Jean marque qu’ils dirent au Fils de Dieu: " Par quel miracle nous montrez-vous que vous avez droit de faire de telles choses (Jean, II, 18)"? au lieu qu’ici, quoique Jésus-Christ leur eût parlé avec tant de force, ils demeurent néanmoins dans le silence, à cause. de la grande réputation que ses miracles lui avaient acquise.

Et c’est ce qui fait voir davantage l’opiniâtreté des juifs, puisqu’après que le Fils de Dieu leur a fait par deux différentes fois le même reproche, ils persistent dans ce trafic sacrilège, et veulent même faire passer Jésus-Christ pour un violateur .de la loi et un ennemi de Dieu, lorsque ce qu’il avait fait dans le temple les devait convaincre de sa souveraine puissance et du grand zèle dont il brûlait pour la gloire de Dieu son Père. Car ils lui avaient déjà vu faire un prodigieux nombre de miracles; et ils voyaient partout que ses actions s’accordaient parfaitement avec ses paroles. Cependant, au lieu d’être persuadés par tant de preuves, ils entrent en colère, sans se vouloir rendre ni aux oracles des prophètes, ni à ces cris de louange que Dieu tire de la bouche des petits enfants. C’est pourquoi, pour leur faire un reproche plus pressant, Jésus-Christ leur cite lsaïe qui dit: " Ma maison sera appelée une maison d’oraison ". Il ne se contente pas néanmoins de cette seule preuve pour leur faire voir quelle est sa puissance. Il la fait paraître encore plus sensiblement dans la guérison d’un grand nombre de malades.

" Alors des aveugles et des boiteux étant venus à lui dans le temple, il les guérit (14)". Tous ces miracles rendent un témoignage indubitable à la toute-puissance du Fils de Dieu; et cependant les juifs y demeurent sourds. " Mais les premiers des prêtres et des docteurs de la loi voyant les merveilles qu’il avait faites et les enfants qui criaient dans le temple: hosanna, en conçurent de l’indignation (15), et lui dirent : Entendez-vous bien ce qu’ils disent (16) " ? N’était-ce pas plutôt Jésus-Christ qui leur pouvait parler de la sorte, et qui leur devait dire: " Entendez-vous bien ce que ces enfants disent " ? puisqu’ils lui chantaient des cantiques comme à Dieu. Jésus-Christ, voyant donc que rien ne les pouvait convaincre, et qu’ils combattaient (523) l’évidence même, s’élève contre eux avec force et avec zèle, et leur dit: " N’avez-vous jamais lu cette parole : Vous avez tiré la louange la plus parfaite de la bouche des petits enfants et de ceux qui sont à la mamelle (16)" ? C’est avec grande raison que le Prophète dit que c’est " de la bouche " que Dieu tire cette louange; puisqu’il est visible qu’elle ne pouvait sortir du coeur de ces petits enfants, dont Dieu déliait la langue par sa vertu invisible, afin de leur faire publier des cantiques dont ils ne comprenaient pas le sens.

Cet événement figurait ce qui devait arriver un jour aux gentils, qui, après avoir été longtemps muets pour les louanges de Dieu, devaient ensuite élever leur voix dans le transport de leur foi et de leur amour. Ceci devait encore instruire et consoler beaucoup les apôtres. Car ils pouvaient demander eux-mêmes, comment étant si grossiers et si ignorants, ils pourraient un jour annoncer des mystères si élevés, leur divin Maître les lire de cette peine, par ce qu’il leur fait voir aujourd’hui, et leur fait conclure que celui qui déliait la langue de ces enfants pour chanter ses louanges, délierait aussi la leur pour prêcher son Evangile dans le Inonde entier. Ce miracle leur faisait connaître encore que Jésus-Christ était le créateur et le maître souverain de la nature. Ainsi, tandis qu’on voit des petits enfants si sages avant leur âge, qui publient les louanges du Sauveur, et dont les cantiques s’accordent avec ceux des anges, on entend au contraire des hommes faits qui ont perdu la raison, et qui parlent comme des furieux et des insensés. Car c’est ainsi que la passion et la malice renversent l’esprit. Mais Jésus-Christ les épargne, et les voyant si troublés et si animés, soit par les honneurs que le peuple lui avait rendus, soit par la manière dont il avait chassé les vendeurs du temple, soit par le grand nombre de miracles qu’il avait faits, soit par les louanges qu’il avait reçues de la bouche des enfants, il les laisse et sort de la ville. " Et les laissant là, il sortit de la ville et s’en alla en Béthanie, où il passa la nuit (17)". II se retire pour apaiser par sa retraite leur indignation et leur haine ; parce que l’envie qui fermentait dans leurs coeurs leur aurait fait repousser avec animosité toutes ses paroles. " Le matin, comme il revenait à la ville, il eut faim (18) ". Comment a-t-il faim ainsi " dès le matin " ou quand le Sauveur avait-il faim, sinon quand il permettait à sa chair de souffrir cette faiblesse? " Et voyant un figuier sur le chemin, il s’en approcha, mais n’y trouvant que des feuilles, il lui dit: Qu’à l’avenir il ne naisse jamais de toi aucun fruit, et au même moment ce figuier sécha (49) ". Un autre évangéliste marque que ce n’était " pas encore la saison des figues ". Comment donc, mes frères, puisque ce n’était pas encore la saison du fruit, notre évangéliste dit-il que Jésus-Christ vient en chercher à ce figuier? N’est-il pas visible qu’il ne parle ainsi que pour nous marquer ce que les disciples croyaient de leur maître, et que comme ils étaient fort grossiers, ils crurent qu’effectivement Jésus-Christ venait chercher du fruit à cet arbre? Car l’Evangile nous fait voir que les apôtres avaient ainsi assez souvent des pensées fort basses touchant le Fils de Dieu. Comme ils avaient donc eu cette pensée du Sauveur, ils crurent de même ensuite que cet arbre ne fut maudit que parce qu’il n’avait point de fruit.

Vous me direz peut-être : Si ce n’est point pour, ce sujet que cet arbre fut maudit, pour quelle raison l’a-t-il donc pu être ? C’était, mes frères, pour donner de la confiance aux apôtres. Car comme jusque-là Jésus-Christ n’avait fait que du bien aux hommes et qu’il n’en avait puni aucun, il fallait aussi qu’il donnât des preuves de sa toute-puissance, par la rigueur qu’il exercerait sur quelques- uns, et par la sévérité de ses jugements, afin que les apôtres et les juifs fussent très-persuadés qu’il pouvait réduire en poudre tous ses ennemis; et que c’était volontairement qu’il s’offrait de lui-même au supplice de la croix. Mais il était trop bon pour donner sur les hommes des marques de ce que pouvait sa rigueur, et pour faire sur eux l’essai de sa justice toute-puissante. Il ne choisit pour cela qu’un arbre, dans la mort duquel il fait voir jusqu’où pourra aller sa colère et sa vengeance. Il ne faut donc pas rechercher si curieusement pourquoi des arbres et des plantes innocentes sont traitées avec tant de rigueur. Il ne faut point demander pourquoi ce figuier est maudit, puisque ce n’était pas la saison d’avoir du fruit. C’est blesser la raison que de raisonner de la sorte. Considérez. seulement l’effet de la puissance de Jésus-Christ, et rendez gloire à celui qui fait de si grands miracles.

Quelques-uns se sont ainsi arrêtés à demander pourquoi Jésus-Christ précipita tant de (524) pourceaux dans la mer, et à vouloir justifier la conduite du Sauveur dans cette rencontre. Mais il ne faut point les écouter. Ces animaux étaient sans raison comme cet arbre sans sentiment. D’où vient donc que Jésus-Christ affecte de faire voir cette figure, et qu’il prend ce prétexte pour maudire cet arbre, sinon , comme j’ai dit, que l’évangéliste suit la pensée que les apôtres avaient alors, quoiqu’elle fût sans fondement.

Que si ce n’était pas encore le temps pour cet arbre de porter du fruit, c’est en vain que quelques-uns disent que ce figuier marquait la loi, puisque le fruit de la loi était la foi, et que ce temps était venu, et qu’en effet elle l’a porté : " Les campagnes", dit Jésus-Christ, " sont déjà blanches et prêtes à moissonner. Je vous ai envoyés recueillir ce qui n’est pas venu par votre travail ". (Jean, IV, 35.) Ce n’est donc point le temps de la loi que Jésus-Christ veut exprimer en cet endroit; son unique but, comme j’ai dit, est de faire voir qu’il est tout-puissant non-seulement pour faire du bien, mais encore pour punir.

2. Cela est assez clairement indiqué par cette circonstance que l’évangéliste relève: " que ce n’était point encore la saison du fruit ". Cette parole nous fait voir que Jésus-Christ n’allait pas en effet à cet arbre pour voir s’il y avait du fruit, mais seulement pour le bien de ses apôtres, que l’Evangile dit avoir été étrangement surpris de ce miracle. Quelques miracles qu’ils eussent déjà vu faire à leur Maître en tant de différentes manières, celui-ci leur paraît tout nouveau, en ce que Jésus-Christ y témoignait pour la première fois la souveraine puissance qu’il avait pour punir les crimes. Il choisit pour ce sujet celui de tous les arbres où ce miracle devait être plus surprenant, c’est-à-dire l’arbre le plus rempli de sève, et il le dessèche tout à coup. Mais, pour montrer clairement que ce miracle ne se faisait que pour les apôtres et pour leur donner de la confiance aux approches de la Passion, nous n’avons qu’à considérer la suite : " Ce que les disciples ayant vu, ils furent saisis d’étonnement, et se dirent l’un à l’autre : Voyez comme ce figuier est devenu sec en un instant (20). Jésus leur répondit: Je vous dis en vérité, si vous avez de la foi et si vous n’hésitez point, non seulement vous ferez ce que vous venez de voir en ce figuier; mais quand même vous diriez à cette montagne: " Otez-vous de là, et jetez-vous dans la mer, cela se fera (21). Et quoi que ce soit que vous me demandiez dans la prière, vous l’obtiendrez si vous le. demandez avec foi (22) ". Comprenez-vous enfin par ces paroles, mes frères, que Jésus-Christ n’a fait ce miracle que pour remplir ses apôtres de courage, et pour les empêcher de craindre les maux dont leurs ennemis les menaceraient? C’est pourquoi il réitère ici par deux fois la même promesse pour les rendre plus ardents à l’oraison; et pour réveiller leur foi davantage : " Non-seulement", leur dit-il, "vous ferez ce que vous venez de voir en ce figuier", mais votre foi et votre oraison vous donneront tant de force et tant de confiance, que vous transporterez les montagnes d’un lieu à un autre.

" Etant arrivé dans le temple, les princes des prêtres et les sénateurs qui étaient les chefs du peuple, le vinrent trouver comme il enseignait, et lui dirent : Par quelle autorité faites-vous ceci, et qui vous a donné cette autorité (23) "? Les Juifs toujours insolents et toujours aveugles viennent interrompre le Sauveur lorsqu’il instruisait le peuple. Ne pouvant décrier ses miracles, ils l’attaquent sur cette manière si forte, avec laquelle il s’était élevé contre ceux qui exerçaient dans le temple un trafic honteux. On voit dans saint Jean qu’ils font la même demande au Sauveur, non pas dans les mêmes termes, mais dans le même esprit. Car cet évangéliste marque qu’ils lui dirent : " Par quel miracle nous montrez-vous que vous ayez droit de faire de telles " choses "? (Jean, XVIII.) Mais on voit que dans saint Jean, Jésus-Christ leur fait cette réponse: " Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours ". Mais saint Matthieu dit ici qu’il leur fit une autre question qui les jeta dans un étrange embarras. Ce qui nous fait voir comme je l’ai dit, que cette même action arriva deux fois.: l’une au commencement des miracles et de la prédication de Jésus-Christ, et l’autre à la fin.

Cette demande donc " Par quelle autorité faites-vous ces choses "? revient à ceci : Avez -vous été établi dans la chaire de doctrine? Avez-vous reçu l’ordre de la sacrificature, pour vous attribuer une si grande puissance? Cependant l’action de Jésus-Christ ne pouvait être blâmée comme une entreprise audacieuse, puisqu’elle ne tendait qu’à conserver l’honneur et le respect qui est dû au temple. Ils (525) prennent de là néanmoins un sujet de l’envier, parce que leur envie n’en trouvait point d’autre. Ils n’osent pas même lui faire cette demande au moment qu’il chassait les vendeurs du temple, parce qu’ils étaient arrêtés par l’éclat de ses miracles. Mais le trouvant occupé à enseigner le peuple, ils l’interrompent pour le quereller. Que fait donc Jésus-Christ en cette rencontre? Il ne répond point précisément à leurs demandes : Il n’était point nécessaire de leur dire d’où lui venait une puissance qu’ils pouvaient, s’ils eussent voulu, reconnaître par eux-mêmes. Il leur fait au contraire une autre question.

" Jésus leur répondit : J’ai une autre question à vous faire, et lorsque vous m’y aurez répondu, je vous dirai par quelle autorité je fais ceci (24). D’où était le baptême de Jean? Du ciel, ou des hommes (25) "? Quelle liaison, me direz-vous, y avait-il de cette question avec celle qu’ils lui faisaient? une très grande: car s’ils eussent répondu que ce baptême était du ciel, Jésus-Christ leur eût répliqué : Pourquoi ne l’avez-vous pas cru, puisque si vous l’eussiez fait, vous ne seriez pas en peine maintenant de me demander d’où me vient cette puissance? Vous savez qu’il a dit " Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers (Luc, III, 16) " ; et " Voilà " l’agneau de Dieu, voilà celui qui porte le " péché du monde (Jean, I, 29) " ; et " C’est là le Fils de Dieu (Jean, III, 31)"; et " Celui qui est venu d’en-haut est au-dessus de tous " ; et " Il a le van en main et il purgera son aire." (Matth. III, 12.) C’est pourquoi, s’ils eussent cru saint Jean, il leur eût été aisé de connaître par quelle autorité Jésus-Christ aurait agi de la sorte.

" Mais eux raisonnaient ainsi en eux-mêmes: Si nous répondons qu’il était du ciel, il nous dira : Pourquoi donc ne l’avez-vous pas cru (25)? Et si nous répondons qu’il était des hommes, nous avons à craindre le peuple, car Jean passe pour un prophète dans l’estime de tout le monde (26). Ils répondirent donc à Jésus: Nous ne savons. Et Jésus aussi leur répondit Je ne vous dirai point non plus par quelle autorité je fais ceci (27)." Les Juifs lui disent par malice: " Nous ne savons"; mais il ne leur répond pas: Je ne le sais pas non plus; mais " Je ne vous le dirai pas non plus." S’ils eussent été simplement dans l’ignorance, il n’eût pas refusé de les instruire; mais comme ils agissaient par un esprit double et artificieux, il a raison de les laisser sans leur rien répondre.

Ce qui les empêcha de dire que le baptême de Jean était des hommes, était, comme dit l’Evangile, " la crainte qu’ils avalent du peuple "; Ainsi l’on voit en toutes rencontres, combien ils étaient corrompus dans le coeur, puisque, méprisant Dieu, ils n’avaient égard qu’aux hommes. Car ils témoignent ici quelque respect pour saint Jean, non à cause de sa vertu, mais seulement " à cause du peuple ", et ils ne voulaient pas de même croire en Jésus-Christ, parce qu’ils faisaient tout par des respects humains et charnels. Ce souci qu’ils avaient des hommes était l’unique cause de tous leurs maux.

" Que vous semble, ajoute Jésus-Christ, de ce que je m’en vais vous dire? Il y avait un homme qui avait deux fils, et s’adressant au premier, il lui dit: Mon fils, allez-vous-en aujourd’hui travailler à ma vigne (28). A quoi il répondit: Je ne veux pas: mais après, étant touché de repentance, il s’y en alla (29). Puis s’adressant à l’autre , il lui fit le même commandement, celui-ci lui répondit: J’y vais, seigneur, et-il n’y alla point (30). Lequel des deux a fait la volonté de son père? Le premier, dirent-ils (31) ". Il commence encore à leur parler par paraboles, pour rendre d’un côté leur désobéissance et leur opiniâtreté inflexible, et pour louer de l’autre l’obéissance si prompte et si ardente des gentils; en effet, ce qui se passe ici à l’égard de ces deux enfants est la figure de ce qui devait arriver à ces deux peuples. Car les gentils, qui n’avaient point promis à Dieu l’obéissance puisqu’ils n’avaient pas même reçu de loi, n’ont pas laissé de lui obéir effectivement, et avec beaucoup de zèle; et les juifs au contraire, après avoir promis par un voeu solennel " de faire tout ce que le Seigneur leur dirait (Exod. XIX, 8; et XXIV, 3) ", n’ont point fait ce qu’il leur a commandé. Afin donc qu’ils ne s’imaginent pas que cette loi leur doive servir de rien, Jésus-Christ leur montre au contraire que ce sera par elle. qu’ils seront condamnés un jour. C’est ce que saint Paul a dit ensuite: " Ceux qui écoutent la loi, ne seront pas pour cela justes devant Dieu; mais ceux-là seront justes devant lui, qui observent la loi et qui la pratiquent". (Rom. II, 13.) C’est pourquoi le Seigneur propose aux juifs une question, il veut qu’ils se (526) prononcent afin qu’ils se condamnent eux-mêmes par leur propre bouche.

3. C’est le dessein qu’il a dans celte parabole de la vigne, par laquelle il leur fait voir une image de leur crime dans la personne d’un autre. Comme ces pharisiens, voyant clairement que leur réponse retournerait contre eux-mêmes, refusaient de répondre, le Sauveur enveloppe la même pensée sous l’obscurité d’une parabole. Et après qu’ils se sont condamnés de leur propre bouche, il leur découvre ce qu’il leur avait caché sous ce voile. " Jésus ajouta: Je vous dis en vérité que les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (13). Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice et vous ne l’avez point cru. Les publicains au contraire et les femmes prostituées l’ont cru; et vous, sur cet exemple vous ne vous êtes point repentis, et vous ne l’avez pas cru (32) ". S’il leur eût dit d’abord que " les femmes prostituées les devanceraient dans le royaume des cieux " , cette parole leur eût paru trop dure : mais comme il ne tire cette conclusion que des principes dont ils sont eux-mêmes demeurés d’accord, ils sont forcés malgré eux d’en reconnaître la vérité. C’est pour ce sujet qu’il ajoute cette raison: "Jean", dit-il, " est venu " à vous et non pas aux autres; il y est venu, non simplement comme un autre homme, mais " dans la voie de la justice ". Car vous ne lui pouvez rien reprocher, vous ne pouvez l’accuser d’aucune action mauvaise. Sa vie a été irrépréhensible. Il a fait paraître en tout une sagesse extraordinaire, " et cependant vous ne l’avez point cru ". Et ce qui augmente votre crime, c’est que les publicains mêmes et les femmes perdues ont cru en lui; et de plus, c’est " que vous qui avez vu leur exemple, n’avez point été touchés ensuite de repentance pour croire au " moins après eux ", vous qui deviez croire avant eux. Ainsi vous êtes entièrement inexcusables, comme ils sont dignes de toute louange.

Et considérez, je vous prie, combien de circonstances relèvent ici l’infidélité des uns et la foi des autres. Il est venu à vous et non à eux. Vous n’avez point cru en lui, et ils n’en ont point été scandalisés, Ils ont cru en lui, et vous n’en avez point été touchés. Ce que Jésus-Christ dit : " Ils vous devanceront dans le royaume de Dieu ", ne marque pas absolument que les autres les y suivront; mais seulement que s’ils veulent penser à eux, ils peuvent encore espérer de se sauver. Car il n’y a rien qui réveille et qui excite tant les esprits grossiers que l’émulation et la jalousie. C’est pourquoi Jésus-Christ dit si souvent: " Que ceux qui étaient les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers ". Et c’est pour ce sujet encore qu’il compare ici avec les pharisiens, les publicains, et les femmes débauchées, les deux états les plus désespérés et les plus odieux dans l’un et dans l’autre sexe; les deux crimes qui nous frappent davantage et qui viennent tous deux d’un excès d’amour: l’un pour les corps et l’autre pour l’or.

Jésus-Christ montre ici en passant que c’était écouter la loi de Dieu que de croire à Jean. Il ne faut pas croire aussi que ce soit seulement la grâce de Dieu qui fasse elle seule que les femmes prostituées entrent dans le royaume de Dieu. La justice le fait aussi, puisqu’elles n’entrent point dans ce royaume en restant ce qu’elles étaient, mais en écoutant la vérité et en la croyant , en se convertissant et en se purifiant des taches de leur vie passée. Ainsi, Jésus-Christ donne de la force à son discours sans le rendre néanmoins trop odieux par cette parabole, et par la comparaison des femmes prostituées. Il ne reprend point tout d’abord les Juifs de n’avoir point cru à saint Jean: il loue auparavant les publicains de ce qu’ils l’ont fait : et il blâme les Juifs ensuite d’avoir refusé de le faire, leur reprochant leur opiniâtreté, et les accusant de tout faire par une vaine crainte des hommes et par un vain désir d’être estimés d’eux. C’était cette crainte orgueilleuse qui les empêchait de reconnaître Jésus-Christ et de croire en lui; ils avaient peur d’être chassés de la synagogue. Et c’était aussi la même crainte et non point aucun sentiment de respect qui les empêchait de rien dire qui fût désavantageux à saint Jean. Jésus-Christ reprend donc tous ces péchés dans les juifs; mais il les perce jusques au coeur, en disant : " Que l’exemple même des publicains ne les avait point touchés de repentance pour croire en Lui ". C’est un mal que de ne pas choisir le bien d’abord; mais c’est encore un plus grand mal, de ne vouloir pas au moins rentrer dans le bien par la pénitence. C’est cette impénitence qui endurcit les pécheurs et qui fait qu’ils (527) se plongent dans toutes sortes de crimes.

Je suis obligé de gémir ici, mes frères, en voyant aujourd’hui tant de monde dans le désordre par cette insensibilité malheureuse. Mais je conjure tous ceux qui m’écoutent de ne se point laisser aller à cet endurcissement. Ne croyez point que vous ne puissiez vous convertir; et en quelque état funeste que le crime vous ait réduits, ne désespérez jamais de vous-mêmes. Il est aisé à Dieu de vous retirer du fond de l’abîme de tous les vices. N’avez-vous point entendu parler de la courtisane fameuse qui, après s’être convertie, a brillé par sa piété autant qu’elle s’était signalée auparavant par sa vie abominable? Je ne vous parle point de cette bienheureuse pécheresse de l’Evangile, mais d’une célèbre courtisane de Phénicie, qui s’est convertie de notre temps. Je me souviens que lorsque j’étais encore jeune, elle paraissait sur le théâtre avec grand éclat, et qu’on ne parlait que d’elle, non-seulement en ce pays, mais dans toute la Cilicie et la Cappadoce. On sait combien de familles elle a ruinées, et combien de jeunes hommes elle a surpris. On dit même qu’elle usait de la magie, et que comme si sa beauté naturelle n’eût pas suffi pour corrompre assez de personnes, elle y ajoutait ces détestables artifices pour enchanter les hommes de son amour. Le frère de l’impératrice même s’y laissa surprendre tant il était difficile de se défendre de ce piége du démon.

Cependant je ne sais comment tout à cou p, ou pour parler plus véritablement, je sais que par une conversion sincère de son coeur et par le changement de sa vo1onté, elle attira sur elle tant de bénédictions et tant de grâces, que n’ayant plus que de l’horreur pour toute sa vie passée, et foulant aux pieds tous ces enchantements du démon, elle oublia la terre pour s’élever dans le ciel. Quoique d’abord il n’y eût rien de plus infâme que sa vie, et qu’elle se fût toute dévouée au théâtre, elle s’est néanmoins purifiée de telle sorte par tous les exercices de la pénitence, par le cilice qu’elle ne quittait jamais, et elle a brûlé d’un amour si ardent pour la chasteté, qu’elle a surpassé plusieurs de celles mêmes qui étaient toujours demeurées vierges. On s’efforça même de la reprendre: et celui qui avait la principale autorité dans la ville, envoya des gens armés pour se saisir de sa personne, mais ils ne purent jamais la retirer du milieu d’une troupe de pieuses vierges qui l’avaient reçue. Après avoir été baptisée, et avoir été jugée digne de la participation des mystères ineffables, elle répondit à cette grâce par une vie toute sainte, et, se purifiant par un accroissement continuel de vertu, elle persévéra dans cet état jusqu’à sa mort bienheureuse. Elle n’a jamais voulu être vue, depuis sa conversion, d’aucun de ceux qui avaient été passionnés pour elle pendant ses désordres. Mais une fois qu’elle se fut renfermée dans cette maison sainte, elle y vécut plusieurs années comme dans une prison.

4. C’est ainsi, mes frères, " que .les premiers seront les derniers, et que les derniers seront les premiers ". C’est ainsi que si minus avons une âme fervente et embrasée de l’amour de Dieu, nous ne trouverons rien qui nous empêche de- nous convertir, et de rendre même notre vertu un sujet d’admiration et d’étonnement. C’est pourquoi que nul de ceux qui vivent mal, ne se désespère et ne s’abatte, et que nul aussi de ceux qui vivent bien ne se relâche, de peur que les femmes prostituées ne le devancent dans le royaume de Dieu. Que les pécheurs ne perdent point courage, puisqu’ils peuvent devenir les premiers et surpasser les plus justes. Ecoutez ce que Dieu dit à Jérusalem: "Je lui ai dit après tant de crimes, convertissez-vous à moi, et elle ne s’est point convertie ". (Jérém. III,1.) Quand nous nous convertissons à Dieu, et que nous l’aimons avec ardeur, il ne se souvient plus de toute notre vie passée. Il. n’agit pas comme les hommes; il ne nous reproche point nos premiers désordres. Il ne nous dit point: Pourquoi avez-vous été si longtemps dans ces déréglements infâmes? Il nous reçoit avec amour lorsque nous en faisons pénitence; il vient au-devant de nous, lorsque nous retournons à lui. Il veut seulement que ce retour soit sincère.

Allons donc, nies frères, convertissons-nous à Lui. Attachons-nous fortement à Lui, et clouons nos coeurs par sa crainte. Nous avons de ces exemples, non-seulement dans le Nouveau Testament, mais encore dans l’Ancien. Car qui fut jamais plus méchant que Manassé? Cependant il apaisa Dieu, et il fléchit sa colère par ses larmes. Qui fut jamais plus vertueux que Salomon? Cependant, pour s’être relâché dans son bonheur, il tomba dans un abîme de désordres. Mais je puis vous donner un (528) exemple de l’un et de l’autre changement dans une seule personne, c’est-à-dire dans David, son père, qui d’abord excella dans la vertu, et qui ensuite tomba dans le crime. Qui fut d’abord plus heureux que Judas? Cependant il est devenu le traître de son Maître. Qui fut d’abord plus criminel que saint Paul, et néanmoins il est devenu ensuite un vaisseau choisi de Dieu ? Qui fut plus odieux que saint Matthieu, tant qu’il a été publicain, et néanmoins il a eu depuis sa place parmi les apôtres? Qui commença mieux que Simon le Magicien? Cependant il est devenu depuis l’exécration de tout le monde. Combien a-t-on vu d’autres changements semblables? Combien en voit-on encore aujourd’hui?

C’est pourquoi je ne puis m’empêcher de vous redire souvent que les plus grands pécheurs, et ceux mêmes qui se seraient voués au théâtre, ne doivent point se désespérer lorsqu’ils pensent à se convertir; et que le juste au contraire, qui vit sans reproche dans l’Eglise, ne doit point trop s’assurer de son salut. Dieu dit à l’un par son Apôtre: "Que celui qui croit être debout, prenne garde de ne point tomber ". (I Cor. X, 12.) Et il dit à l’autre par son Prophète: " Celui qui est tombé, ne " pourra-t-il se relever ? Et par un autre: " Redressez les mains lâches et languissantes, et raffermisse les genoux qui sont tremblants ". ( Jérém. III, 4. ) Il dit aux bons " Veillez " ; et aux méchants : " Levez-vous, vous qui dormez; et levez-vous d’entre les morts ". (Ephés. V, 14.) Les uns doivent travailler pour se conserver ce qu’ils sont; les autres pour devenir ce qu’ils ne sont pas : les uns pour demeurer sains, les autres pour cesser d’être malades. On à vu souvent des malades devenir sains. On a vu souvent des personnes saines tomber malades par leur négligence. Jésus-Christ dit aux uns: " Vous voilà guéris maintenant, ne péchez plus, de peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pis". (Jean, V, 10.) Il dit aux autres : " Voulez-vous être guéris? Levez-vous, portez votre lit, et allez en votre maison ". Le péché, mes frères, est une grande paralysie, et un mal plus dangereux que toutes les paralysies du corps. Le pécheur non-seulement ne fait pas le bien, mais il fait encore le mal. Cependant, en quelque déplorable état qu’il puisse être, s’il veut s’en relever sincèrement, tous ses péchés se dissiperont.

Quand nous aurions langui durant trente-huit ans dans le vice, comme le malade de l’Evangile, si nous voulons être guéris, rien ne nous en empêchera. Jésus-Christ vous crie encore aujourd’hui : " Levez-vous, portez votre lit " : pourvu que vous vouliez vous lever, ne désespérez point du reste: " Vous n’avez point d’homme ", mais vous avez Dieu. Vous n’avez personne qui vous jette " dans la piscine ", mais vous avez celui qui peut faire que vous n’aurez point besoin de piscine. Vous n’avez personne qui prévienne les autres pour vous y jeter le premier, mais vous avez celui qui vous commande de porter votre lit. Vous ne pouvez pas dire ici: Lorsque je veux me jeter dans la piscine, un autre nie prévient. Si vous voulez vous plonger dans celte fontaine de grâces, personne ne vous en peut empêcher. Cette source ne s’épuise point, cette fontaine coule toujours. Nous recevons tous de sa plénitude, et ses eaux guérissent nos corps et nos âmes. Approchions-nous avec ferveur de cette source du salut. Raab était une courtisane et néanmoins elle s’est sauvée. Le bon larron était un voleur et un homicide, et il est devenu citoyen du ciel. Et ce qui est étonnant et redoutable, Judas, disciple de Jésus-Christ, s’est perdu, lorsqu’un voleur sur la croix est devenu le disciple de Jésus-Christ. Ce sont là, mes frères, les miracles de la puissance de Dieu. C’est ainsi que les mages ont trouvé grâce auprès de Dieu, qu’un publicain est devenu évangéliste, et qu’un blasphémateur a été changé en apôtre.

5. Considérez donc toutes ces choses, et ne désespérez jamais. Entrez dans une sainte confiance, et excitez-vous vous-mêmes. Commencez seulement à marcher dans la voie étroite, et vous vous y avancerez en peu de temps. Prenez bien garde de ne vous pas fermer la porte de la miséricorde, et que votre défiance ne soit comme des épines qui vous en bouchent l’entrée. La vie présente est courte, et le travail est léger. Quand il serait grand, on devrait le souffrir. Si vous ne voulez pas endurer les travaux si louables et si heureux de la pénitence, vous tomberez dans les maux et dans les afflictions malheureuses que l’on souffre dans le monde. Que si d’une façon ou d’autre il faut toujours souffrir, pourquoi ne préférons-nous pas à des travaux qui nous damnent, ces peines qui sont si heureusement et si glorieusement récompensées? (529) Mais, dans cette vie même les travaux des chrétiens sont bien différents de ceux que souffrent les gens du monde. Car, dans les engagements du siècle, les périls sont continuels; les pertes et les afflictions ordinaires ; l’espérance incertaine; la servitude accablante et insupportable. On y consume son bien, son coeur et son âme même. Lors même que les travaux des gens du monde sont récompensés, ils. le sont beaucoup moins qu’ils ne l’espéraient. Car souvent le succès trompe leur attente, et ayant semé ils ne recueillent rien.

Que si quelquefois ils sont plus heureux, et s’ils se voient arrivés enfin au comble de leurs prétentions et de leurs souhaits, ils ne peuvent retenir leur bonheur, et en un moment il leur échappe des mains. Car ils se trouvent tout d’un coup surpris par la vieillesse, et leurs sens affaiblis par l’âge ne sont plus capables de goûter les délices et les plaisirs. Ainsi, ils usent, pour acquérir du bien, la vigueur de leur âge et de leur corps; elle les abandonne lorsqu’ils en ont, et ils se trouvent dans l’impuissance d’en jouir. Et quand même ils le pourraient faire, ils en voient la fin qui les menace, et la crainte de la mort, qui est si proche, les traverse dans tous leurs plaisirs. Mais il arrive tout le contraire dans la vertu. Le travail ne dure pas plus de temps que cette chair fragile et mortelle; mais nous en recevrons une récompense éternelle dans un corps qui ne vieillira jamais, qui ne sera plus sujet à la mort ni aux autres faiblesses de cette vie.

Le travail qui précède est court, mais la récompense qui le suit n’aura point de fin, et le corps jouira d’une pleine paix, sans pouvoir plus rien souffrir dans tout le cours de l’éternité. Car il n’y aura plus là de changement ni d’affliction à craindre.

Quels sont donc, mes frères, les biens que les hommes désirent tant dans ce monde.? des biens qu’on n’acquiert que par une infinité de maux, qu’on ne possède que dans une crainte continuelle de les perdre; qui ne durent qu’un moment, et qui n’ont pas plutôt paru qu’ils s’évanouissent. Comment peut-on les comparer avec ces autres biens qui sont stables et éternels, qu’on possède sans aucun travail, et qui nous couronnent dans le combat même? Car celui qui méprise les richesses, trouve dans ce mépris même une grande récompense, n’étant exposé ni à l’envie, ni à. la haine, ni aux calomnies, ni aux embûches des hommes. Celui qui est sage et bien réglé dans toute sa vie;est couronné dès ici-bas. La paix règne dans son coeur, l’innocence dans ses actions, l’honnêteté dans ses paroles. Il ne craint ni les accusations, ni les périls, et il est à couvert d’une infinité de maux. Ainsi, chaque vertu a son prix et sa récompense dès cette vie. C’est pourquoi, mes frères, fuyons le vice et vivons saintement, pour jouir des biens et de ce monde et de l’autre, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (530)
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXVIII
" ÉCOUTEZ UNE AUTRE PARABOLE: UN PÉRE DE FAMILLE AYANT PLANTÉ UNE VIGNE, L’ENTOURA D’UNE HAIE, ET CREUSANT DANS LA TERRE , Y FIT UN PRESSOIR ET Y BÂTIT UNE TOUR, PUIS AYANT LOUÉ SA VIGNE À DES VIGNERONS, IL S’EN ALLA EN UN PAYS ÉLOIGNÉ. ET LE TEMPS DES VENDANGES ÉTANT PROCHE, IL ENVOYA SES SERVITEURS POUR EN RECUEILLIR LE FRUIT. MAIS LES VIGNERONS SE SAISISSANT DES SERVITEURS, BATTIRENT L’UN, TUÈRENT L’AUTRE, ET LAPIDÈRENT L’AUTRE. IL LEUR ENVOYA ENCORE D’AUTRES SERVITEURS EN PLUS GRAND NOMBRE QUE LES PREMIERS, ET ILS LES TRAITÈRENT DE MÊME. ENFIN, IL LEUR ENVOYA SO N FILS, DISANT EN LUI-MÊME : ILS AURONT AU MOINS QUELQUE RESPECT POUR MON FILS. MAIS LES VIGNERONS VOYANT LE FILS, DIRENT ENTRE EUX : VOICI L’HÉRITIER, ALLONS, TUONS-LE, ET RENDONS-NOUS MAITRES DE SON HÉRITAGE. AINSI S’ÉTANT SAISIS DE LUI, ILS LE JETÈRENT HORS DE LA VIGNE ET LE TUÈRENT. LORS DONC QUE LE SEIGNEURDE LA VIGNE SERA VENU, COMMENT TRAITERA-T-IL SES VIGNERONS? ILS LUI RÉPONDIRENT : IL PERDRA CES MÉCHANTS COMME ILS LE MÉRITENT, ET LOUERA SA VIGNE A D’AUTRES VIGNERONS, QUI LUI EN RENDRONT LES FRUITS EN LEUR SAISON ". (CHAP. XXI, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 4O, 41, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE.)

ANALYSE

1 et 2. Jésus fait comprendre aux Juifs qu’elle est leur ingratitude et combien ils seront punis par la parabole du propriétaire qui a planté une vigne.

3-5. De l’amour des faux plaisirs de cette vie. — Description des maux que nous y souffrons. — Comparaison des gens du monde avec les religieux et les solitaires. — Eloge des moines qui vivaient dans les montagnes du voisinage d’Antioche.
 
 

1. Jésus-Christ découvre beaucoup de choses par cette parabole. Il fait voir aux Juifs avec quel soin la providence de Dieu a toujours veillé sur eux; qu’elle n’a rien omis de tout ce qui pouvait contribuer à leur salut; qu’ils ont toujours été portés à répandre le sang ; qu’après qu’ils ont tué si cruellement les prophètes, Dieu, au lieu de les rejeter avec horreur, leur avait envoyé son propre fils. Il leur marque encore par cette figure qu’un même Dieu était l’auteur de l’Ancien et du Nouveau Testament : que sa mort produirait des effets admirables dans le monde; qu’ils devaient attendre une terrible punition de l’attentat par lequel ils allaient le faire mourir sur une croix. Que les gentils seraient appelés à la connaissance du vrai Dieu, et que les Juifs cesseraient d’être son peuple. C’est pourquoi il ne leur marque toutes ces choses qu’après qu’il leur a dit cette parabole, pour leur faire mieux comprendre que leur crime était si énorme qu’il était indigne de tout pardon, puisque, malgré tout ce que Dieu avait fait pour leur salut, les publicains et les femmes de mauvaise vie s’élevaient beaucoup au-dessus d’eux dans le royaume de Dieu.

Mais considérez, mes frères, d’un côté la vigilance du maître de la vigne, et de l’autre la paresse et la lâcheté des serviteurs. Il fait lui-même la plus grande partie de ce que ces serviteurs devaient faire eux-mêmes. Il plante sa vigne, il l’environne d’une haie, et fait tout

le reste. Il ne leur laisse à faire que fort peu de choses, c’est-à-dire à entretenir cette vigne et à conserver en bon état ce qui leur avait été confié. Car nous voyons par le rapport de I’Evangile que ce Maître si sage n’avait rien omis. Tout était préparé avec un soin admirable; et cependant tant de soins et tant de préparations ont été entièrement inutiles. Lorsque les Juifs furent délivrés si divinement de l’Egypte, Dieu leur donna une loi, il leur (531) bâtit une ville, il leur dressa un temple, il leur établit un autel, et il s’en alla " dans un pays éloigné ", c’est-à-dire qu’il usa envers eux d’une longue patience, parce que Dieu ne punit pas les pécheurs aussitôt qu’ils sont tombés dans le crime. Ainsi ce long éloignement marque sa douceur et sa longue patience: " Il leur envoya ses serviteurs ", c’est-à-dire ses prophètes, " pour exiger d’eux le fruit ", c’est-à-dire des témoignages de leur fidélité et de leur obéissance par leurs oeuvres. Mais ils agissent comme les plus ingrats et les plus méchants de tous les hommes.

Après tant de grâces et tant de faveurs, non-seulement ils ne rendent point de fruit, ce- qui néanmoins était une négligence et une paresse insupportable, mais ils traitent même outrageusement ceux qui leur viennent demander. N’ayant rien à donner à leur Maître qui exigeait d’eux si justement le fruit de leur vigne, ils ne devaient pas au moins se fâcher contre lui, ni s’emporter d’une si étrange colère contre tous ses serviteurs. Ils devaient plutôt avoir recours aux prières et aux larmes pour fléchir leur Maître. Cependant, non-seulement ils se mettent en colère, parce qu’on leur demande ce qu’ils devaient, mais ils trempent même leurs mains cruelles dans le sang des innocents. Ils font souffrir aux autres les peines qu’on leur devait faire souffrir à eux-mêmes: " Tous ces serviteurs, qu’on leur envoie en divers temps " par deux ou trois diverses fois, ne font qu’irriter leur malice; et ce qui montrait un excès de douceur dans le Maître, fit voir un excès de dureté " dans ses ouvriers". Vous me direz peut-être pourquoi n’envoya-t-il pas d’abord son Fils propre? C’était afin que ce qu’ils avaient déjà osé faire leur ouvrît les yeux, qu’ils reconnussent leur crime, et que ce désaveu des indignités commises contre les serviteurs, les disposât à recevoir le Fils avec le respect qui lui était dû.

On pourrait encore donner d’autres raisons; mais je ne m’y arrête pas pour me hâter d’expliquer la suite. Que veut dire cette parole " Ils auront du respect au moins pour mon Fils " ? Il ne parle pas de la sorte comme ignorant la manière dont ils devaient le recevoir, mais pour faire mieux voir l’excès d’un crime qui était indigne de tout pardon. Car il savait trop assurément que s’il l’envoyait parmi eux, ces méchants le tueraient. Il dit donc: " Ils auront du respect au moins pour mon Fils " pour marquer ce qu’ils devaient faire; parce qu’il est visible qu’il leur convenait d’avoir ce sentiment de respect. C’est ainsi qu’il parle au prophète Ezéchiel : " Parlez-leur pour voir s’ils vous écouteront (Ezech. II.) " ; non qu’il ignorât qu’ils ne l’écouteraient jamais, mais pour empêcher quelques impies de dire que c’était cette prédiction inévitable de Dieu qui forçait ce peuple à demeurer dans son opiniâtreté. C’est la raison pour laquelle Dieu parle ici de la même manière, et comme s’il doutait : " Ils auront peut-être du respect pour mon Fils ". Car s’ils s’étaient conduits si criminellement envers les serviteurs, leur respect pour le Fils aurait au moins dû les retenir.

Que font-ils donc lorsqu’ils l’aperçoivent? Au lieu de courir à lui, de se prosterner devant lui .pour lui demander pardon de leurs excès, ils en commettent encore de plus horribles. C’est ce que Jésus-Christ leur disait par ces paroles : " Emplissez la mesure de vos pères ". (Matth. XXIII, 32.) Et les prophètes leur faisaient aussi ce reproche " Vos mains sont pleines de sang. Ils mettent le sang avec le sang ". (Isaïe, I, XV.) Et ailleurs : " Ils baptisent Sion en versant le sang ". (Osée. IV, 2.) Ce commandement si formel de Dieu, " vous ne tuerez point (Mich. III, 1) ", ne les retient pas. Tant d’autres observances que la loi leur commandait pour les empêcher de tomber dans l’homicide ne les touchent point. Et ils se confirment dans leur cruauté par une accoutumance détestable. Que disent-ils donc, " lorsqu’ils aperçoivent ce Fils? Allons, tuons-le " , disent-ils. Pourquoi! Qu’ont-ils à lui reprocher ! Quel mal leur a-t-il fait en la moindre chose? Est-ce parce qu’il les a si particulièrement honorés, et qu’étant Dieu il s’est fait homme pour eux? Est-ce parce qu’il a fait une infinité de merveilles, qu’il leur a pardonné leurs péchés, et qu’il les invite à son royaume?

2. Mais voyez de quelle folie ils accompagnent leur impiété, et combien la raison qu’ils alléguent pour le tuer est déraisonnable : " Tuons-le ", disent-ils, " afin que l’héritage soit à nous ". Et où le veulent-ils tuer? Hors de la vigne. Ainsi vous voyez que Jésus-Christ marque jusqu’au lieu même où on le devait faire mourir : "Ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent". (Luc. XX, 14.) Saint Luc marque que c’est Jésus-Christ qui déclara lui-même le supplice qu’on tirerait de (532) ces vignerons, et qu’ils lui répondirent: " Non, que cela n’arrive pas". Et que Jésus-Christ autorisa ce qu’il leur disait par l’oracle d’un prophète : car, les ayant regardés, il leur dit : " Pourquoi est-il donc écrit: la pierre qui a été rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la principale pierre de l’angle? Celui qui se laissera tomber sur cette pierre, se brisera, et elle écrasera celui sur lequel elle tombera ". ( Psal CXXVII, 21.)

Saint Matthieu marque que ce furent les Juifs eux-mêmes qui prononcèrent leur arrêt. -Et l’on ne doit pas dire qu’il y ait ici aucune contradiction, il est probable que l’une et l’autre version sont vraies. Lorsque les Juifs se furent aperçus, après avoir rendu eux-mêmes cette sentence, que cette parabole les regardait, ils voulurent se rétracter, et Jésus-Christ leur fit voir par le Prophète que cela serait de la sorte. Mais comme la vocation des gentils pouvait leur donner un prétexte de le calomnier, il ne la leur énonce pas clairement. Il use à dessein de termes couverts et obscurs, en disant " qu’il u donnerait cette vigne à d’autres e. Il avait affecté de se servir d’une parabole, afin qu’ils se condamnassent eux-mêmes. C’est ainsi que Dieu traita autrefois David, lorsqu’il lui fit prononcer son arrêt par lui-même dans la parabole de Nathan. Il ne faut point d’autre preuve de la justice de ce châtiment, que de voir les coupables s’y condamner les premiers.

Et pour montrer en même temps que ce ne serait pas seulement la justice qui attirerait sur les gentils une faveur qu’ils méritaient si peu, et que le Saint-Esprit avait prédit cette grâce longtemps auparavant, Jésus-Christ rapporte cette prophétie : " N’avez-vous jamais lu cette parole dans les Ecritures: la pierre qui a été rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la principale pierre de l’angle; c’est le Seigneur qui l’a fait, et nos yeux le voient avec admiration (42) " ? Jésus-Christ montre de plusieurs manières qu’il rejetterait les Juifs à cause de leur incrédulité, et qu’il appellerait les gentils à la foi de l’Evangile. C’est ce qu’il avait déjà fait voir par la femme chananénne; par cet ânon sur lequel personne n’avait encore monté, par le centenier, et par beaucoup d’autres paraboles qui prouvent la même chose que celle-ci. Il ajoute pour ce sujet : " C’est le Seigneur qui l’a fait, et nos yeux le voient avec admiration "; marquant ainsi que les gentils qui croiraient, et que ceux d’entre les Juifs qui seraient fidèles, ne seraient qu’une même chose, quoiqu’auparavant il y eût entre eux une si prodigieuse différence. Et, pour leur apprendre qu’il n’y aurait rien dans ce changement si étrange qui fût opposé à Dieu, qui ne lui fût au contraire très-agréable, qui ne fût miraculeux et digne d’étonnement, il ajoute : " C’est le Seigneur qui l’a fait ". Il se donne à lui-même le nom " de pierre "; et il appelle les Juifs architectes.

C’est ce qu’Ezéchiel exprime lorsqu’il dit: " Ils bâtissent une muraille et la crépissent sans art". Ezéch. XIII, 1.) Comment ont-ils " rejeté " Jésus-Christ, sinon en disant : " Cet homme n’est pas de Dieu, cet homme séduit le peuple " -? Et ailleurs : " Vous êtes un samaritain et vous êtes-possédé du démon "? (Jean, VII, 8, 9.)

Il leur fait voir ensuite que la punition que Dieu leur infligerait, ne se terminerait pas seulement à être rejetés de lui; il marque les autres peines qu’ils doivent attendre. " C’est pourquoi je vous déclare que le royaume de Dieu vous sera ôté, et qu’il sera donné à un peuple qui en produira les fruits (43). Celui qui se laissera tomber sur cette pierre s’y brisera, et elle écrasera celui sur qui elle tombera (44) ". Il marque ici une double ruine des Juifs. La première, qui aurait lieu en ce qu’ils seraient scandalisés de Jésus-Christ, ce qui est marqué par ce mot: " Celui qui se laissera tomber sur cette pierre " l’autre en ce qu’ils seraient captifs; celle-ci est exprimée par ce mot : " Elle écrasera celui sur qui elle tombera " , ce qui marque la captivité et la misère horrible dans laquelle ils devaient vivre jusqu’à la fin du monde. On peut aussi remarquer en passant que ces paroles : " Elle écrasera celui sur qui elle tombera ", marquent sa résurrection. Nous voyons dans le prophète Isaïe que Dieu fait un reproche à sa vigne, au lieu que Jésus adresse ici ces reproches au prince du peuple. Il dit là: " Que devais-je faire à ma vigne que je n’aie point fait " ? (Isaïe, V, 2) Et il lui dit par un autre prophète : " Que vous ai-je fait, et que vos pères ont-ils trouvé de mal en moi " ? (Jérém. II, 5.) Et ailleurs: " Mon peuple, que vous ai-je fait, et en quoi vous ai-je offensé " ? (Mich. VI, 3.) Marquant par tous ces endroits leur ingratitude étrange qui leur avait toujours fait rendre le muai pour le bien et les plus (533) grands outrages pour les faveurs dont Dieu les comblait.

Mais Jésus-Christ parlé ici avec beaucoup plus de force. Car ce n’est plus lui qui dit " Que devais-je faire que, je n’aie point fait "? Mais il les contraint de prononcer cette sentence contre eux-mêmes, et d’annoncer que ce Maître n’avait rien omis de tout ce qu’il devait faire à ces ouvriers ingrats. Car lorsqu’ils disent : " Il perdra ces méchants comme ils le méritent, et louera sa vigne à d’autres vignerons ", ils se condamnent de leur propre bouche. C’est le reproche que leur fit le bienheureux martyr Etienne, et qui les frappa si vivement, lorsqu’il les accusait d’avoir toujours été ingrats envers Dieu, et de n’avoir payé que de contradictions et de murmures toutes les grâces qu’il leur avait faites. Tous ces témoignages, prouvaient clairement que c’étaient ceux mêmes qui étaient punis qui s’attiraient ces supplices, et qu’il n’en fallait point rejeter la cause sur Dieu qui les punissait. C’est ce que Jésus-Christ promet par cette parabole et par une double prophétie; l’une de David et l’autre de lui-même. Que devaient donc faire les Juifs, eu écoutant toutes ces choses? Ne devaient-ils pas. se jeter aux pieds de Jésus-Christ pour l’adorer? Ne devaient-ils pas admirer les soins qu’il avait toujours témoigné, et qu’il témoignait encore pour eux? Et si cela n’était pas assez fort pour les toucher, la crainte de tant de punitions ne devait-elle pas les retenir? Cependant rien ne leur sert.

" Les princes des prêtres ayant entendu ces " paraboles, connurent bien que c’était d’eux qu’il parlait (45). Et voulant se saisir de lui, ils appréhendèrent le peuple, parce qu’il en était considéré comme un prophète (46) "

Ils comprirent enfin que tout ce discours les regardait. Quelquefois, lorsqu’ils se saisissaient de Jésus-Christ, il passait au milieu d’eux sans en être vu; et quelquefois, sans se cacher, il se contentait de réprimer en-eux-mêmes le désir qu’ils avaient de le perdre. Ce qui faisait dire par admiration : " N’est-ce pas là ce Jésus qu’ils cherchent pour le faire mourir? Il parle hardiment en public, et ils ne lui disent mot ". (Jean. VII, 26.) Mais ici, comme la crainte du peuple les. retenait assez d’elle-même, il ne voulut point faire d’autre miracle ni se rendre invisible comme autrefois. Car il voulait toujours, le plus qu’il lui était possible, agir en homme, afin de mieux établir la foi de son incarnation. Cependant, ni le respect de tout ce peuple pour le Sauveur, ni toutes les paroles de Jésus-Christ, ni tous les oracles des prophètes, ni le jugement que les autres portaient d’eux, ni celui qu’eux-mêmes avaient prononcé contre eux, n’ont pu les empêcher de devenir les ennemis et les meurtriers de Jésus-Christ; tant l’avarice, l’ambition, et l’attache aux choses de la terre étaient enracinées dans leur coeur.

3. Apprenez de là, mes frères, que rien ne fait tomber les hommes d’une chute plus déplorable que l’amour des choses présentes, et que rien au contraire ne nous fait jouir plus paisiblement des biens de cette vie et de ceux de l’autre, que le mépris que nous témoignons de tout ce qui est ici-bas : " Cherchez ", dit Jésus-Christ, " le royaume de Dieu, et le reste " vous sera donné comme par surcroît ". (Matth. VI, 33.) Quand il ne nous aurait pas fait cette promesse, nous n’aurions pas dû néanmoins nous mettre en peine des biens de la terre. Mais que devons-nous craindre maintenant, puisqu’en cherchant ceux du ciel, nous devons encore obtenir ceux d’ici--bas? Cependant nous voyons tous les jours des personnes incrédules qui, aussi insensibles que les pierres, quittent les vrais plaisirs pour s’attacher à ceux qui n’en ont que l’ombre. Car quel plaisir solide y a-t-il dans cette vie? J’ai résolu aujourd’hui de vous parler avec liberté. Je vous prie de le souffrir, et je vous ferai voir clairement, si je ne me trompe, que ces bienheureux solitaires qui sont crucifiés au monde et dont la vie inspire tant d’horreur, ont incomparablement plus de plaisir que ceux qui vivent dans la vie la plus molle et la plus sensuelle.

Je n’en prendrai point d’autres témoins que vous-mêmes, puisque souvent, lorsque vous êtes environnés de périls, vous souhaiteriez d’être morts, et que dans cet abattement où vous vous trouvez, vous appelez mille fois heureux ceux qui vivent sur les montagnes et dans le fond des déserts, sans être engagés dans le mariage, ni dans les affaires du monde. Je sais que les artisans même, que les gens d’épée, que ceux qui vivent de leurs revenus sans aucun embarras d’affaires, et qu’enfin ceux qui passent le jour et la nuit au théâtre, ont souvent été de ce sentiment. Quoique ces personnes semblent parfaitement heureuses, quoiqu’elles paraissent vivre dans toutes sortes de délices, et que leurs divertissements se succèdent les (534) uns aux autres, il est certain néanmoins qu’elles trouvent bien du fiel et de l’amertume au milieu de tous ces plaisirs. Si un homme par exemple se trouve malheureusement engagé dans l’amour d’une comédienne, il souffrira plus qu’on ne souffre ni dans la guerre, ni dans les voyages, ni dans une ville qui est assiégée.

Mais pour ne point entrer dans ces oeuvres de ténèbres, laissons le souvenir de ces maux à ceux qui ont été assez malheureux pour les éprouver, et considérons ce qui se passe dans la vie des hommes de quelque condition qu’ils puissent être. Vous verrez que leur état est aussi, différent de celui des solitaires, qu’un port tranquille et assuré l’est de la pleine nier au milieu de la tempête. Car je vous prie de considérer quel est leur bonheur, premièrement par le lieu qu’ils ont choisi pour leur demeure. Ils ont renoncé pour jamais au bruit des villes et de toutes les places publiques. Ils ont préféré à ces lieux pleins de tumulte le silence affreux des montagnes les plus reculées. Ils n’ont plus aucun commerce avec le monde. Rien de tout ce qui est sur la terre ne les inquiète plus. Ils ne sont plus exposés ni aux soins et aux peines de la vie, ni aux pertes qui accompagnent les richesses, ni aux ressentiments de la jalousie, ni à la violence d’un amour impur, ni enfin à toutes les autres passions qui rendent misérables ceux qu’elles possèdent. Ils ne vivent plus que pour Je ciel où ils sont déjà en esprit, et ils se préparent dès ici par avance à ce royaume éternel. Ils s’entretiennent dans une solitude et une paix profonde avec les montagnes et les vallées, les fontaines et les ruisseaux et par-dessus tout avec Dieu, auquel ils parlent sans cesse dans leurs prières. Leur cellule est une demeure de silence-et de paix. Leur âme, dégagée du. poids des vices et des maladies des passions, est toujours libre et. légère, et elle s’élève en haut comme l’air le plus pur et 1e plus serein.

Toute leur occupation est semblable à celte d’Adam avant son péché, lorsqu’étant revêtu de gloire, il parlait -familièrement à Dieu et demeurait dans ce paradis rempli de délices. Car quelle différence y a-t-il entre ces solitaires et Adam, lorsque, avant sa désobéissance, Il était dans ce jardin délicieux pour y travailler? Il n’avait alors aucun soin de la vie comme ces bienheureux solitaires n’en ont point, il s’entretenait avec Dieu dans la joie d’une conscience pure, et ceux-ci le font avec d’autant plus de liberté et de confiance, que la grâce de Jésus-Christ, dont le Saint-Esprit les remplit, est plus grande que celle d’Adam. Vous devriez avoir vu vous-mêmes ce que nous disons, et en être plutôt les témoins que les auditeurs. Mais puisque vous négligez de le faire, et que cette occupation continuelle et ce tumulte de la ville ne vous le permet jamais, nous nous trouvons réduit à suppléer en quelque sorte à cela par- nos paroles, et nous sommes même contraint de- nous borner dans ce dessein, et de vous représenter seulement une partie de ce que font ces saints hommes, parce qu’il serait impossible de décrire ici toute leur vie.

On voit donc ces lumières du monde se lever au point du jour, ou plutôt avant le jour, tenir leurs esprits et leurs pensées élevées en Dieu avec un coeur ardent et une âme libre et dégagée, une vigilance modeste, et une attention respectueuse. L’ennui, les soins, les maux de tète, la pesanteur du corps, la distraction des affaires ne les importunent jamais. Ils sont sur la terre comme les anges sont dans le ciel. Ils vont tous ensemble composer un choeur sacré, pour chanter avec une sainte allégresse et d’un commun accord des hymnes et des cantique~ à Dieu, faisant voir sur leur visage la joie qu’ils ressentent dans leur coeur. Ils louent le Seigneur commun de tous, et lui rendent avec ferveur de très-humbles actions de grâce pour toutes les faveurs générales et particulières dont sa bonté comble les hommes. Nous venons de comparer cette vie avec celle d’Adam dans le paradis. Mais nous ne craignons pas maintenant de la comparer avec celle des anges nièmes, puisqu’ils que font clans le ciel que ce que ces saints hommes font sur la terre. Car ils chantent toujours comme ces esprits bienheureux: "Gloire soit à Dieu au plus haut des " cieux, et que la paix soit sur la terre et la " bonne volonté aux hommes ".

On ne leur voit point de ces habits qui traînent par. terre, que la mollesse ou la vanité des hommes a inventés, Ils imitent dans le vêtement ces grands hommes d’autrefois, ces anges visibles sur la terre, ces bienheureux pères des solitaires, Elie, Elisée, et saint Jean Baptiste. Les uns ont des habits de poil de chèvres, les autres de poil de chameaux, les autres se contentent de peaux et de cuirs assez usés.

Après avoir fini leurs saints cantiques, ils (535) mettent les genoux en terre, ils prient Dieu à qui ils viennent d’offrir leurs hymnes, et lui demandent des grâces qui ne viennent pas même dans la pensée des gens du monde. Car ils ne lui demandent jamais rien de tout ce qui périt ici-bas; ils en ont trop de mépris pour en faire le sujet de leurs prières. Ils prient Dieu dans leurs oraisons ferventes, de leur faire la grâce de paraître un jour avec une sainte confiance devant son tribunal terrible, lorsqu’il jugera les vivants et les morts ;et ils le conjurent que personne d’entre eux n’entende cette parole foudroyante : " Je ne vous connais point ". Ils lui demandent la grâce de passer cette vie pénible avec une conscience pure et dans la pratique des bonnes oeuvres, et d’être assistés de son esprit parmi les tempêtes auxquelles elle est exposée. Leur père et l’abbé qui les gouverne président à cette oraison; et, se levant ensuite après ces saintes prières, ils vont, lorsque le soleil commence à paraître, chacun à son ouvrage particulier, d’où ils retirent de grandes sommes d’argent pour la nourriture des pauvres.

4. Que diront ici ceux qui passent leur vie à entendre des vers infâmes et à voir des spectacles diaboliques? Je rougis de vous parler de ces choses, mais votre faiblesse me réduit à cette fâcheuse nécessité. C’est ainsi que saint Paul disait aux fidèles: " Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice, faites-les maintenant servir à la piété et à la justice pour mener une vie sainte". (Rom. VI, 19.) Comparons donc ensemble deux choses entièrement dissemblables. Une troupe de femmes prostituées et de jeunes hommes corrompus qui paraissent sur un théâtre avec cette assemblée si sainte de ces bienheureux solitaires. Et puisque les hommes du monde ne cherchent au théâtre q te plaisir, voyons s’ils y en trouvent davantage que ces solitaires dans leurs déserts. Pour moi, je vous avoue que, jetant les yeux sur ces deux troupes, il me semble que j’entends d’un côté un concert d’anges qui font de la terre un paradis, et que je vois de l’autre une multitude de pourceaux qui crient confusément et qui se roulent dans la boue.

Jésus-Christ parle par la bouche des uns, et le démon par celle des autres. Ceux-ci soutiennent leurs voix impures par le bruit des hautbois et des instruments de musique: niais les autres sont soutenus par la grâce du Saint-Esprit, qui se sert de leur langue pour faire une harmonie plus douce que celle des hampes et des luths. Le plaisir dont ils jouissent dans ces concerts sacrés est st pur et si divin, qu’il n’est pas possible de le faire concevoir à des personnes toutes plongées dans la fange. Je souhaiterais de tout mon coeur de faire voir à quelqu’un de ces jeunes gens si corrompus la troupe de ces saints solitaires. Je n’aurais pas besoin de lui parler davantage. Néanmoins, quoique je parle à des personnes noyées dans le vice, il faut faire quelque effort pour les tirer de cet abîme et les élever au-dessus d’eux-mêmes. Voyons donc ce qui se passe dans ce théâtre, et nous trouverons qu’il semble que ces gens aient été ingénieux pour inventer tout ce qui pouvait les perdre sans ressource. Comme si ces femmes impudiques n’étaient pas assez capables de les corrompre par leur seule venue, ils ont voulu qu’elles y mêlassent encore leur voix. Ainsi, le chant de ces malheureuses allume les passions les plus criminelles, et celui de ces saints solitaires a une vertu admirable pour les éteindre.

Après la vue et la voix, il y a encore un troisième piége, qui est la magnificence des habits. Et comme elle plaît d’une part aux yeux impudiques, elle blesse de l’autre les yeux des pauvres qui voient cette pompe avec indignation. Et s’il se trouve parmi les spectateurs un homme pauvre, qui vive dans l’obscurité et dans le mépris, il dit en lui-même : Des femmes perdues et des hommes infâmes, des fils de palefreniers et peut-être même des fils d’esclaves, paraissent ici avec un air et une magnificence de princes, et nous, qui sommes nés libres, de parents libres, et qui subsistons par un honnête travail, nous ne paraissons rien au prix de ces malheureux. Ainsi ils s’en vont tout tristes et tout confus.

La vue de ces saints solitaires ne fait point cette impression sur les hommes, et elle en fait plutôt une toute contraire. Car lorsqu’on y voit les enfants des personnes les plus riches et les plus illustres, porter des habits que le dernier des pauvres dédaignerait de regarder, et trouver sa joie et sa satisfaction dans cette pauvreté extrême, les pauvres y apprennent à se consoler dans tous leurs besoins, et les riches à être plus retenus et plus modérés dans leurs richesses.

Quand ces femmes impudiques paraissent sur le théâtre avec tant d’éclat, ces pauvres (536) soupirent en se souvenant de ce qu’ils voient chez eux, et les riches en reçoivent mie plaie mortelle. L’habit, la voix, le regard, la démarche, et tout l’extérieur efféminé de ces courtisanes pénètre jusqu’au fond de leur coeur. Et comme ils retournent chez eux, l’esprit plein de ce qu’ils ont vu au théâtre, ils n’ont souvent que des rebuts et des dégoûts pour leurs femmes. C’est ce qui produit les disputes, les querelles et les inimitiés, qui quelquefois ont causé même la mort. La vie leur devient insupportable, et ils ne voient plus que dés défauts dans leurs femmes et dans leurs enfants. Enfin le désordre se met tellement dans une maison, qu’il est capable de la renverser.

On n’éprouve point ce malheur, lorsque l’on considère les troupes de nos saints solitaires. La femme est surprise de voir dans son mari, lorsqu’il retourne de leurs déserts, un renouvellement de douceur et de modestie, un éloignement de tous les plaisirs déshonnêtes, et une humeur plus facile et plus douce qu’à l’ordinaire. Ce sont là les effets contraires de ces d’eux assemblées si différentes. L’une est la source de tous les maux, et l’autre de tous les biens. L’une change les agneaux en loups et l’autre les loups en agneaux. Vous me direz peut-être que la vie de ces solitaires est bien triste, et que toute la joie en est bannie. Mais je vous demande s’il y a rien au monde de plus agréable que de n’être jamais troublé d’aucune passion, de n’être point agité d’ennui, d’inquiétude et de tristesse? Comparons, si vous voulez, le divertissement du théâtre avec l’avantage qu’on reçoit de voir ces âmes saintes qui mettent leur joie à louer Dieu. L’un ne dure que jusqu’au soir, et laisse ensuite un aiguillon et un remords de conscience qui pique l’âme jusques au vif. L’autre demeure dans le fond du coeur, et y produit d’admirables fruits. Ceux qui ont vu ces saints solitaires, en reviennent l’esprit tout rein pli de la gravité et de la modestie de leur visage, de la beauté champêtre de leur désert, de la douceur de leur conversation, de la pureté de leur vie, et de cette harmonie divine de leurs langues et de leurs coeurs, lorsqu’ils chantent les louanges de Dieu. C’est pourquoi ceux qui aiment cette vie sainte, et qui la considèrent comme un port tranquille, fuient tous les tumultes du siècle, comme des écueils et des tempêtes.

Mais ceux qui voient ces saints ne sont pas seulement touchés et édifiés de leurs chants et de leurs prières, ils le sont encore de l’ardeur avec laquelle ils lisent les livres saints. Aussitôt qu’ils sont sortis de leurs saintes assemblées, l’un s’entretient avec Isaïe, l’autre avec les apôtres, un autre voit les écrits de quelque autre auteur, un autre s’occupe l’esprit de la grandeur et de la sainteté de Dieu, de la beauté de ses créatures visibles et invisibles, de la bassesse de cette vie, et de l’éternelle félicité que Dieu nous promet.

5. Ainsi ils se nourrissent toujours d’une excellente nourriture, non de la chair des animaux de la terre, mais de la parole de Dieu qui est plus douce que ce miel dont Jean-Baptiste se nourrissait dans le désert. Ce ne sont point des abeilles sauvages qui ont recueilli ce miel sur les fleurs, et qui en ont ensuite rempli leurs ruches. C’est la grâce du Saint-Esprit même qui répand ce miel dans leurs coeurs, comme dans des vases préparés, et qui leur permet toutes les fois qu’ils le veulent d’en goûter la douceur ineffable et de s’en nourrir. Ils sont eux-mêmes des abeilles saintes. Ils volent çà et là avec un plaisir chaste et spirituel dans tous ces livres sacrés, et ils en retirent un miel excellent. Si vous voulez comprendre plus clairement quelle est la douceur de cette nourriture divine, approchez-vous d’eux, et vous verrez qu’ils ne respireront au dehors que l’odeur de cette nourriture céleste dont ils sont remplis au dedans.

Leur bouche n’est jamais ouverte ni aux discours déshonnêtes, ni aux paroles aigres, ni aux disputes. Il n’en sort rien qui ne soit digne du ciel. La bouche des gens du monde toujours agités de la furie de leurs passions, qui n’ont que le vice et le désordre dans le coeur, est semblable à ces égoûts et à ces amas de fange et de boue. Mais celle de ces saints solitaires est comme une source très-vive et très-pure qui coule le lait et le miel. Si vous trouvez étrange que je compare la bouche des personnes du monde à des choses si honteuses et si sales., sachez au contraire que je les épargne beaucoup, et que l’Ecriture va bien plus loin, lorsqu’elle dit : " qu’ils ont sur leurs lèvres un venin d’aspics, et que leur gosier est comme un sépulcre toujours ouvert ". (Ps. XIII, 7.) Les lèvres de nos saints solitaires sont bien différentes de celles-là, puisqu’elles ne respirent qu’une odeur très agréable. (537) Vous voulez que jusqu’ici je n’ai représenté dans ces solitaires que le bonheur, dont ils jouissent en cette vie. Car qui peut exprimer ces délices éternelles que Dieu leur prépare en l’autre? Qui peut seulement comprendre ce repos si désirable , ce bonheur si incompréhensible, et ces biens si inestimables dont ils jouiront alors? Je ne doute pas que quelques-uns d’entre vous ne soient touchés de ce que je dis, et que vous ne conceviez quelque amour pour cette vie, lorsque nous tâchons de vous la dépeindre telle qu’elle est. Mais quel avantage retirerez-vous si ce feu que j’allume ne brûle dans votre coeur qu’autant de temps que vous êtes dans l’église, et s’il s’éteint aussitôt que vous en sortez? Pour prévenir donc ce mal, et pour empêcher que ce désir ardent ne se refroidisse, allez vous-mêmes voir ces anges de la terre, afin qu’il s’échauffe encore davantage par cette vue. Car un si saint spectacle fera sans doute plus d’impression sur vos esprits que but ce que je vous en pourrais dire.

Ne me dites point : avant que de partir, il faut que j’en parle à ma femme, et que je mette ordre à quelques affaires, par ce retard est une marque de l’indifférence que vous avez pour ces choses. Souvenez-vous que dans l’Evangile un homme n’a désiré qu’un peu de temps pour pouvoir donner ordre à sa famille, et que Jésus-Christ ne le lui a pas permis. Que dis-je, pour donner ordre à sa famille? (Luc. IX, 60.) Un autre disciple ne voulant qu’ensevelir son père, Jésus-Christ ne le lui accorda pas; et cependant il n’y a point de devoir de la piété chrétienne qui paraisse si nécessaire que d’ensevelir un père mort. D’où vient donc que Jésus-Christ n’accorde pas ce temps si court, sinon parce qu’il sait que le démon veille toujours pour nous tenter et pour chercher une entrée dans notre coeur, et que s’il peut nous Faire différer le moins du monde nos bonnes résolutions, il saura bien les détruire ensuite? C’est pourquoi le sage nous donne cet avis si important: " Ne différez point de jour eu jour ". (Eccl. V, 8, 18, 2l.) Car c’est ainsi que vous réglerez mieux toutes choses, et que vous apporterez un meilleur ordre aux affaires de votre famille: " Cherchez premièrement", dit Jésus-Christ, " le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces autres choses vous seront données comme par surcroît ". (Matth. VI, 33.) Si nous prenons garde avec tant de soin que ceux qui négligent leurs propres affaires pour se charger des nôtres, ne manquent de rien; combien plus Dieu pourvoiera-t-il à toutes choses, lorsque nous serons à ,lui; puisque lors même que nous n’y sommes point, il ne laisse pas de veiller sur nous avec une bonté si particulière? Ne vous inquiétez donc plus de tout ce qui vous regarde, mais déchargez sur la bonté de Dieu tous ces soins. Votre vigilance ne peut être que la vigilance d’un homme, mais Dieu veille sur vous en Dieu. Ne vous appliquez donc pas tout entier aux choses de la terre, en négligeant celles du ciel, de peur que Dieu n’abandonne aussi toutes vos affaires. Si vous voulez qu’il en prenne soin, abandonnez-vous à lui entièrement. Car si vous ne pensez qu’à vos affaires temporelles en négligeant les spirituelles, Dieu en aura d’autant moins de soin,, que celui que vous en avez est contre son ordre. Si vous voulez donc que ce que vous aimez vous réussisse, si vous voulez être en même temps délivré de soin, attachez-vous aux choses spirituelles, et méprisez les temporelles. Ainsi vous posséderez la terre et le ciel; et vous serez heureux dans le temps et dans l’éternité, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (538)
 

 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXIX.
" JÉSUS PARLANT ENCORE EN PARABOLES, LEUR DIT : LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN ROI, QUI, VOULANT FAIRE LES NOCES DE SON FILS, ENVOYA SES SERVITEURS POUR APPELER AUX NOCES LES CONVIÉS, MAIS ILS REFUSÈRENT D’Y VENIR. IL ENVOYA ENCORE D’AUTRES SERVITEURS AVEC ORDRE DE DIRE DE SA PART AUX CONVIÉS: J’AI PRÉPARÉ MON DINER; J’AI FAIT TUER MES BOEUFS, MES VOLAILLES ET TOUT CE QUE J’AVAIS FAIT ENGRAISSER: TOUT EST PRÊT, VENEZ-VOUS-EN AUX NOCES". (CHAP. XXII, 1, 2, 3, 4, JUSQU’AU VERSET 15.)

ANALYSE

1. Jésus Christ, par la parabole du roi qui célèbre les noces de son fils, rappelle aux Juifs leurs crimes envers les envoyés de Dieu, et leur prédit leur châtiment.

2. La vocation divine nous vient non de notre mérite, mais de la grâce.

3 et 4. Quels sont les ornements dont il faut se parer pour approcher dignement de l’Eucharistie. — Que c’est une cruauté de se vêtir avec luxe, et de laisser mourir les pauvres de faim. . — L’orateur exhorte ses auditeurs à la vertu en leur représentant la vie des solitaires.— Combien ils doivent, à leur exemple, se regarder comme des soldats sur la terre. — Description de ces armées saintes. — Que les déserts apprennent à ceux qui vivent dans les villes de combien de choses ils peuvent se passer.
 
 

1. Considérez, mes frères, et par cette parabole et par la précédente, quelle différence il y a entre le fils et les serviteurs. Considérez combien d’un côté il y a de rapports entre ces deux paraboles, et combien de l’autre il y a de différence. Elles marquent toutes deux la longue patience de Dieu, sa douceur infatigable, sa providence et sa bonté, et l’extrême ingratitude des Juifs ; elles prédisent aussi toutes deux la chute des Juifs et la vocation des gentils. Mais cette dernière a ceci de particulier, qu’elle marque avec combien de circonspection et de crainte nous devons servir Dieu et avec quelle sévérité notre négligence sera punie. C’est pourquoi celle-ci vient parfaitement bien après la première. Jésus-Christ, qui avait terminé la première par ces paroles qui en faisaient la conclusion : " On donnera cette vigne à un peuple qui en produira les fruits ", marque dans celle-ci quel est ce peuple.

Mais on voit encore ici une tendresse de Dieu toute particulière pour le salut des Juifs, les persécuteurs et les homicides de son Fils. La parabole précédente n’avait témoigné cette bonté de Dieu sur eux qu’avant la mort de Jésus-Christ; mais celle-ci fait voir qu’il est à leur égard dans la même disposition après même qu’ils l’ont fait mourir. Il ne cesse point encore alors de les appeler à lui; et lorsqu’il devrait tirer vengeance de leur crime, il ne pense qu’à les inviter aux noces et à leur rendre le plus grand honneur qu’il leur pouvait faire.

On voit encore dans ces deux paraboles que ce ne sont point les gentils qui sont appelés les premiers, mais les Juifs; et que, comme Dieu ne donne sa vigne à d’autres qu’après que les vignerons non-seulement n’en ont pas reçu le maître, mais qu’ils l’ont même fait mourir cruellement, il n’appelle aussi ces derniers aux noces qu’après que les autres ont refusé d’y venir. Y a-t-il rien de plus insensé que les Juifs? ils sont invités aux noces, et à des noces qu’un roi si puissant fait à son Fils unique, et ils ne daignent point y venir.

Quel homme sur la terre ne se tiendrait très-heureux, si un roi lui offrait un pareil honneur.

Mais d’où vient, me direz-vous, que Jésus-Christ compare à des noces la grâce qu’il est venu apporter au monde? Il le fait pour nous (539) faire mieux comprendre le soin qu’il a de nous et le désir qu’il a de notre salut. Il le fait pour empêcher que vous ne vous figuriez rien de triste dans cette vocation, et que vous reconnaissiez que tout y est rempli d’une joie céleste et de délices ineffables. C’est pourquoi saint Jean appelait Jésus-Christ " 1’Epoux (Jean, III, 29) ", comme l’a fait saint Paul ensuite, lorsqu’il dit: " Je vous ai fiancé à un homme". (II Cor. II, 2.) Et ailleurs : " C’est là un grand mystère; mais je dis en Jésus-Christ et en l’Eglise ". (Ephés. V, 32.) -

Vous me direz peut-être: pourquoi l’Evangile ne dit-il pas que " ces noces " sont les noces du Père, et pourquoi les appelle-t-il les noces du Fils? C’est parce que cette divine épouse était préparée pour le Fils. Quoiqu’on puisse dire en même temps qu’elle a été aussi préparée pour le Père, parce que, comme ils n’ont tous deux qu’une même substance, I’Ecriture leur attribue assez indifféremment plusieurs choses. Mais cette dernière parabole marque clairement la résurrection du Fils; ce que ne fait pas la précédente, qui ne représente au contraire que la mort du Fils unique, au lieu que celle-ci montre les noces du Fils après sa mort et par sa mort même, puisque c’est par elle qu’il devient Epoux.

Cependant toutes ces instructions n’adoucissent point les Juifs; et tant de vérités étonnantes ne les font point rentrer en eux-mêmes. Ils portent leur malice jusqu’au dernier excès, et commettent trois crimes horribles qui leur attireront éternellement la haine et la condamnation du monde entier. Le premier, le meurtre de tant de prophètes; le second, la mort du Fils unique; et le troisième, la dureté épouvantable qu’ils témoignent contre lui après sa mort. Quoiqu’ils aient fait mourir son Fils si cruellement, Dieu ne laisse pas d’inviter encore ces meurtriers " à ses noces ", mais ils refusent d’y venir, et ils prennent des excuses ridicules pour colorer ce refus. L’un dit qu’il a " acheté des bœufs ", l’autre " qu’il a acquis une terre ", et l’autre enfin " qu’il s’est marié".Ces prétextes, qui sont spécieux, nous apprennent qu’il n’y a rien sur la terre, quelque nécessaire qu’il paraisse, qui ne doive céder à ce qui regarde le salut.

Dieu invite ces hommes, non en les surprenant tout d’un coup, mais en les appelant plu. sieurs siècles auparavant: " Dites aux invités", dit-il; et après ; " Allez appeler les invités ", ce qui redouble encore leur crime. Vous me demanderez, mes frères, quels sont les serviteurs " qui les ont appelés ". Ce sont les prophètes, c’est saint Jean qui envoyait tout le monde à Jésus-Christ, et qui déclarait hautement que Jésus croîtrait et que lui au contraire diminuerait. Enfin, c’était le Fils de Dieu même qui les avait appelés, et qui leur disait: " Venez, vous tous qui êtes travaillés, et qui êtes chargés, et je vous soulagerai ". (Matth. XI, 27.) Et ailleurs : " Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ". (Jean, VII, 37.)

Mais il ne se contente pas de les appeler de paroles. Il les appelle encore par des effets pleins de merveilles. Et après son ascension il les invite par saint Pierre, et par ses autres apôtres à retourner enfin à lui : " Celui ", dit saint Paul, " qui a établi Pierre par sa force toute-puissante pour être l’apôtre des Juifs, m’a établi de même pour être l’apôtre des gentils ". (Galat. II, 7.) Dieu, quoiqu’ils eussent tué son Fils, les appelle encore une fois par ses serviteurs. Mais à quoi les appelle-t-il? Est-ce à des supplices? est-ce à des afflictions? est-ce à des souffrances? Ou n’est- ce pas plutôt " à des noces ", à des plaisirs et à des délices? " J’ai fait tuer ", dit-il, " mes boeufs et mes volailles ". Quelle magnificence ! Quelle somptuosité ! Et cependant rien ne peut toucher les Juifs, et plus la patience de Dieu redouble à leur égard, plus croit aussi leur dureté et leur résistance.

"Mais eux, sans s’en mettre en peine, s’en allèrent l’un à sa maison des champs, et l’autre à son trafic ordinaire (5) ". Ils refusent de venir à ces noces où Dieu les fait appeler avec tant de soin, et ils refusent d’y venir, non tant par des empêchements réels que par une pure négligence. Cette excuse des boeufs qu’ils ont achetés, ou d’une terre qu’ils ont acquise, ne sont que des prétextes de leur paresse. Dieu ne reçoit point ces excuses lorsqu’il nous appelle au salut. Il n’y a point de nécessité ni d’affaire qui doive nous en détourner. Mais leur plus grand mal n’est pas de ne point venir à ces noces; c’est de traiter si mal ceux qui les y viennent inviter, de leur faire tant d’outrages et de les tuer.

" Les autres se saisirent de ses serviteurs, " leur firent plusieurs outrages et les tuèrent (6) ". Ils paraissent bien plus cruels et bien plus brutaux ici que dans la parabole précédente. Ils tuaient là des serviteurs qui leur (540) venaient demander les revenus d’une vigne; mais ici ils tuent ceux qui ne viennent à eux que pour les inviter aux noces de celui dont ils avaient été les meurtriers; ce qui est le comble de la brutalité et de la fureur. C’est le reproche que saint Paul leur fait, lorsqu’il dit: " Ils ont tué vos serviteurs et vos prophètes; et ils nous ont persécutés ". (Rom. XI, 3.) Il prévient même l’excuse qu’ils pouvaient prendre en disant qu’ils ne le tuaient que parce qu’il était contraire à Dieu; lorsqu’il dit que c’est le Père qui les invite, et qui fait ces noces auxquelles il les appelait. Quel sera donc le supplice de ces barbares, qui, après avoir refusé si orgueilleusement de venir à ses noces, répandent le sang de ceux qui les y avaient invités?

" Le roi, l’ayant appris, entra en colère; il e envoya ses armées, perdit ces meurtriers, et brûla leur ville (7.) ". Il brûle leur ville et envoie de troupes pour les passer tous au fil de l’épée. Il prédit par ces paroles ce qui devait arriver sous Vespasien et sous Tite, et montre par là quel outrage les Juifs faisaient au Père en traitant ainsi son Fils; puisque c’est le Père qui les en punit. Cependant il ne les punit pas aussitôt après la mort de Jésus-Christ, mais seulement quarante ans après, afin de leur montrer jusqu’où allait sa douceur et son invincible patience. Car ils ne furent ruinés qu’après qu’ils eurent lapidé le saint martyr Etienne, qu’ils eurent coupé la tête à saint Jacques, et qu’ils eurent témoigné tant de mépris pour tous les apôtres. Mais nous devons admirer la certitude de cette prophétie, et la promptitude avec laquelle elle fut accomplie, puisqu’elle fut exécutée du vivant même de l’apôtre saint Jean, et de plusieurs autres qui l’avaient ouïe de la bouche du Sauveur.

Repassez donc encore une fois dans votre esprit, mes frères, quel soin Dieu a témoigné pour ce peuple. Il a planté une vigne, il l’a enfermée de murailles; il a fait tout ce qu’il fallait. Il envoie ensuite des serviteurs pour en demander les fruits : les vignerons les tuent. Il en envoie d’autres; ils les tuent encore. Il envoie son propre Fils : ils le tuent et le crucifient. Après cet outrage, et après une mort si injuste, Dieu les appelle encore aux noces, et ils refusent d’y venir. Il leur envoie d’autres serviteurs pour les presser davantage; et ils les font mourir. Enfin, après qu’ils ont témoigné par tant de preuves que leur maladie était incurable et leur opiniâtreté inflexible, Dieu prononce l’arrêt de leur condamnation. Et il est aisé de voir que leur malice était entièrement incurable, puisqu’ils ne se sont pas convertis, lors même que les femmes perdues et les publicains ont cru en Jésus-Christ, et qu’ainsi la foi de ces pécheurs qu’ils n’ont pas voulu imiter, est une seconde condamnation de leur perfidie.

Que si l’on dit que Jésus-Christ n’a pas attendu à prêcher l’Evangile aux gentils que les Juifs eussent maltraité les apôtres, parce qu’il leur dit aussitôt après sa résurrection: " Allez, enseignez tous les gentils " , nous répondons que Jésus-Christ, et avant et après sa mort, a envoyé ses apôtres aux Juifs. Car il leur commanda formellement avant sa passion d’aller aux brebis de la maison d’Israël qui étaient égarées; et après sa résurrection, non-seulement il ne leur défendit point de prêcher aux Juifs; mais il leur ordonna expressément d’aller commencer par eux, Quoiqu’il leur eût dit qu’ils iraient porter son Evangile par toute la terre, il voulut qu’ils l’annonçassent d’abord à cette ville rebelle: " Vous recevrez ", leur dit-il, " la force du Saint-Esprit qui viendra sur vous, et vous me servirez de témoins dans Jérusalem, dans toute la Judée, et jusqu’aux extrémités de la terre". Saint Paul dit de même: " Celui qui a agi dans Pierre pour le rendre l’apôtre des Juifs, a agi en moi pour me rendre l’apôtre des gentils. " (Act. I, 7.) Ainsi, les apôtres d’abord prêchèrent aux Juifs, et après avoir longtemps été maltraités par eux et enfin bannis de leurs terres, ils s’en aillèrent ensuite prêcher aux gentils.

2. Mais considérez ici, mes frères, la magnificence de Dieu. " Alors il dit à ses serviteurs: Le festin des noces est tout prêt, mais ceux que nous y avions appelés n’en étaient pas dignes (8). Allez-vous-en donc dans les carrefours et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez (9). Ils se contentaient auparavant de demeurer dans la Judée, et de prêcher indifféremment à tous ceux qui s’y trouvaient, Juifs ou gentils: mais, reconnaissant que les Juifs leur dressaient toujours des piéges, saint Paul explique enfin cette parabole: " Il fallait ", dit-il " , qu’on vous prêchât d’abord la parole de Dieu; mais puisque vous vous en êtes jugés indignes, nous nous tournons vers les gentils " . (Act. XVII,6) c’est pourquoi Jésus-Christ dit dans cette parabole: (541) " Le festin des noces est tout prêt, mais ceux que nous y avions appelés n’en étaient pas dignes ". Il savait d’abord qu’ils en seraient indignes, mais il ne laisse pas néanmoins de venir lui-même les prier les premiers, et d’y envoyer ses serviteurs, afin de leur ôter un jour tout sujet d’excuse, et de nous apprendre à nous autres, qui sommes ses ministres dans l’Eglise, à faire tout ce qui est de notre devoir, quand même nous ne devrions retirer aucun fruit de nos travaux: " Puis donc ", dit-il, " que ceux que nous y avions appelés, n’en étaient pas dignes, allez-vous-en dans les carrefours, et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez. Et ses serviteurs étant allés dans les rues, assemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, bons et méchants (10 ". Comme il avait dit auparavant que les publicains et les femmes de mauvaise vie entreraient au ciel; que les premiers seraient les derniers, et que les derniers seraient les premiers, et que cette .menace était très-sensible aux Juifs qui étaient plus touchés de voir les gentils prendre leur place, que de voir toute leur ville ruinée, il montre ensuite combien ce traitement était juste. Mais, pour apprendre à ces derniers que la foi seule ne leur suffit pas, il leur parle aussitôt de son jugement et de la sévérité avec laquelle il condamnerait tous les coupables; soit ceux qui n’auraient pas cru, parce qu’ils n’auraient pas voulu recevoir la foi; soit ceux qui auraient cru, parce que la pureté de leur vie n’aurait pas répondu à la sainteté de leur foi.

" Ensuite le roi entra pour voir ceux qui étaient à table, et, ayant aperçu homme qui n’était pas vêtu de la robe nuptiale (11), il lui dit : Mon ami, comment êtes-tous entré en ce lieu sans avoir la robe nuptiale? et cet homme ne sut que répondre (12). Alors le roi dit à ses gens : Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (13). Car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus (14) ". Cette robe nuptiale dont l’Evangile parle ici, représente notre vie et la pureté de nos actions. Dieu nous appelle par sa seule grâce, et la vocation vient de sa pure-bonté, et non point de nos mérites. Mais, afin que celui qui est appelé conserve ses vêtements blancs, il faut qu’il agisse et qu’il travaille. Puis donc qu’il nous avait prévenus par une si grande grâce, c’était à nous à la reconnaître et à ne témoigner pas tant d’ingratitude et tant de malice après un si grand honneur.

Vous me direz peut-être que vous n’avez pas reçu de Dieu tant de grâces que les Juifs. Et moi je vous réponds que vous en avez beaucoup plus reçu. Car il vous a donné en un moment ce qu’il leur avait promis durant beaucoup de siècles; et il vous l’a donné lorsque vous en étiez tout à fait indignes. Aussi saint Paul dit: " Que les nations glorifient Dieu de la miséricorde qu’il leur a faite (Rom, XV, 9) " ; parce qu’elles ont reçu ce qui avait été promis aux Juifs. C’est pourquoi Dieu tirera une effroyable vengeance de ceux qui ne lui témoigneront que de l’indifférence et du mépris après tant de grâces. Les Juifs ont traité Dieu injurieusement en refusant de venir au festin de ses noces; et vous le traitez avec encore plus d’outrage, lorsque, après y avoir été appelé par une bonté si rare, vous osez vous y présenter avec une vie tout impure et toute corrompue. Car ces habits sales et souillés marquent l’impureté de la vie.

L’Evangile ajoute aussi que cet homme " ne sut que répondre ". On voit par là que, bien que le crime de cet homme fût si visible, Dieu néanmoins différa de le châtier jusqu’à ce que le coupable se fût condamné lui-même. Car c’était se condamner que de demeurer dans le silence. Il est jeté aussitôt dans des supplices épouvantables. Car lorsque vous entendez nommer ce mot de " ténèbres extérieures " , ne vous imaginez pas qu’on ait seulement jeté cet homme dans quelque lieu obscur et ténébreux, puisque Jésus-Christ assure aussitôt qu’il y a là des pleurs et des " grincements de dents ". Il a voulu, par cette expression, nous faire concevoir des tourments épouvantables.

Ecoutez ceci, vous tous qui, invités à nos saints mystères et au festin des noces de l’Agneau, y venez avec des âmes impures et corrompues. Souvenez-vous du lieu où l’on vous a trouvés, quand vous avez été appelés à ces noces. L’Evangile vous rappelle, par les termes " de carrefours et de places publiques ", ce que vous étiez lorsqu’on vous a appelés, c’est-à-dire " pauvres, aveugles et boiteux "au dedans de l’âme; sorte de plaies bien plus dangereuses que la cécité et les autres maux du corps. Ayez du respect pour celui qui vous appelle si charitablement à ses noces. Cessez (542) de porter ces vêtements honteux et horribles à voir. Que chacun travaille à parer son âme d’une robe blanche et sans tache. Ecoutez ceci, hommes et femmes. Nous ne demandons point de vous que vous apportiez ici des draps d’or et une magnificence qui n’est qu’au dehors. Nous vous demandons des habillements intérieurs et spirituels. Tant que vous serez attachés à cet ornement de votre vanité, il sera bien difficile que vous ayez ceux que je vous demande. On ne peut parer en même temps l’âme et le corps. On ne peut en même temps-être esclave de l’argent et obéir à Jésus-Christ comme il le désire. Renonçons donc pour jamais à cette passion si cruelle de l’avarice.

Si quelqu’un voulait orner votre maison de tapisseries rehaussées d’or et d’argent, et qu’il vous laissât cependant tout nu, ou couvert d’habits sales et déchirés, souffririez-vous cette injure? Cependant c’est vous-mêmes qui vous faites cet outrage. Vous ornez magnifiquement votre corps, qui est comme la maison de votre âme, pendant que la maîtresse qui y doit habiter est toute déchirée et toute nue. Ignorez-vous qu’on doit plus parer le roi que la ville dont il est le souverain, et qu’on se contente de donner à la ville un ornement médiocre, lorsque le roi est couvert d’or et de pourpre? Traitez votre âme avec la même justice. Donnez à votre corps un habit modeste, mais revêtez votre âme de pourpre. Donnez-lui une couronne d’or, et faites-la asseoir sur le trône. Mais vous faites le contraire. Vous ornez toutes les rues et tout le dehors de la ville, et vous souffrez que l’âme, qui en est reine, soit honteusement traînée captive par une infinité de passions vous souviendrez-vous jamais que vous êtes invité aux noces, aux noces de Dieu même? Ne pensez-vous point combien doivent être précieux les vêtements avec lesquels votre âme doit entrer dans cette chambre nuptiale; et qu’elle doit être , comme dit le Prophète, " vêtue d’une robe en broderie d’or, semée à l’aiguille de diverses fleurs "? (Ps. 44.)

3. Voulez-vous que je vous montre quels sont ceux qui ont ces vêtements divins, et qui sont revêtus de la robe nuptiale? Souvenez-vous de ces saints solitaires dont je vous parlais la dernière fois ; de ces hommes austères qui sont couverts d’un cilice et qui passent toute leur vie dans le fond d’un désert. Voilà ceux qui sont parés comme Jésus-Christ veut que le soient ceux qui viennent à ses noces. Si vous présentiez à ces hommes un habillement de pourpre , ils le rejetteraient avec autant d’horreur qu’un roi rejetterait les haillons des pauvres dont on le voudrait revêtir. Ce qui leur donne un si grand mépris pour celle vaine magnificence du corps, c’est la connaissance et le désir qu’ils ont de la beauté des vêtements de leurs âme3. C’est là ce qui leur fait fouler aux pieds la pourpre et l’écarlate comme des toiles d’araignée. Le sac et le cilice dont ils sont toujours revêtus les soutiennent même dans cette pensée, puisque, dans cet état si vil et si méprisable en apparence, ils ne laissent pas d’être infiniment plus grands et plus illustres que les rois. Si vous pouviez pénétrer le dedans de ce sanctuaire, envisager de près leurs âmes, et en considérer les ornements, ce grand éclat vous éblouirait et vous ferait tomber par terre. Vous ne pourriez soutenir cette lumière si vive, et l’éclat de leur conscience toute pure et sans aucune tache vous éblouirait les yeux.

J’avoue que nous avons dans nos livres des exemples aussi admirables et des hommes aussi rares que ceux d’aujourd’hui ; mais néanmoins, comme ce qui se voit des yeux touche davantage les personnes moins spirituelles, je ne me lasse point de vous prier d’aller voir ces saints solitaires dans leurs retraites et dans leurs cellules. Vous n’y verrez rien de triste , rien qui les afflige ou qui les puisse chagriner.. On croirait qu’ils ont placé leurs tentes dans le ciel même, où ils demeurent paisiblement éloignés de tous ces accidents fâcheux qui traversent la vie des hommes combattant généreusement contre le démon, et entreprenant avec autant de joie de le combattre et de le vaincre, que s’ils allaient à des noces. C’est pour ce sujet qu’ils vont chercher dans les déserts un lieu reculé pour s’y dresser une tente, et qu’ils fuient les villes et les places publiques, parce qu’un soldat ne peut être en même temps à la guerre et dans une maison. Il cherche une tente qu’il dresse à la hâte, et où il demeure comme en devant sortir bientôt.

Ces solitaires vivent donc d’une manière qui est étrangement opposée à la nôtre. Car pour nous, bien loin de vivre comme si nous étions dans un camp, nous vivons comme au milieu d’une ville et comme dans une profonde paix. Qui s’est jamais mis en peine à l‘armée de creuser des fondements pour bâtir une maison (543) où il habite, puisqu’on n’y fait que passer d’un lieu en un autre? N’est-il pas vrai, au contraire, que si quelqu’un voulait faire ainsi la guerre, on le regarderait comme un lâche, et qu’on le tuerait comme un traître ? Quel est le soldat qui, étant dans le camp, pense à acquérir de grandes terres, mi à faire quelque trafic pour amasser de l’argent? Car il n’y est pas pour s’enrichir, mais pour combattre. Faisons de même, mes frères. Nous sommes soldats, et la terre est notre camp. Ne pensons point à trafiquer en un lieu que nous quitterons dans un moment. Quand nous serons arrivés en notre patrie céleste, nous nous enrichirons assez. Je vous dis donc à vous tous qui aimez à acquérir du bien: Attendez alors à devenir riches Mais je me trompe : lorsque vous y serez arrivés, vous n’aurez pas besoin de travailler pour cela. Votre roi y prépare lui-même une abondance infinie de biens, dont il comblera tous vos désirs.

Vivons donc, mes frères, comme dans un lieu et un temps de guerre. Nous n’avons besoin que de tentes ou de huttes, nous n’avons point besoin de maisons. N’avez-vous point entendu dire quelquefois que les Scythes vivent dans des chariots sans avoir aucune demeure arrêtée? C’est ainsi, mes frères, que doivent vivre les chrétiens. Ils doivent parcourir toute la. terre en combattant contre le démon, en retirant de sa tyrannie les captifs qu’il entraîne, et en méprisant généreusement ce qui ne regarde que la vie présente. Pourquoi donc, ô chrétien, vous bâtissez-vous avec tant de soin des maisons et des palais pour y demeurer? Est-ce afin de vous lier à la terre par des chaînes plus pesantes? Pourquoi cachez-vous votre argent dans la terre? Est-ce afin d’inviter votre ennemi à venir prendre son avantage pour vous combattre? Pourquoi élevez-vous des murailles si solides? Est-ce pour vous bâtir une prison?

Si vous croyez qu’il vous soit pénible de vous passer de toutes ces choses, allez au désert de ces solitaires ; voyez leurs cabanes, et reconnaissez enfin combien il est facile de ne rien rechercher de tout ce que vous vous croyez si nécessaire. Ils ne demeurent que sous de petites tentes qu’ils quittent avec autant de facilité lorsqu’il le faut, qu’un soldai quitte sa hutte pour aller goûter la paix dans les villes. Je trouve infiniment plus de plaisir à voir un vaste désert rempli de petites cellules où demeurent ces saints solitaires, que de voir une armée campée dans un champ, les tentes dressées, les pointes des piques élevées en haut, les drapeaux suspendus aux lances et agités de l’air; l’éclat des boucliers qui, frappés du soleil, jettent des flammes et, des rayons de toutes parts; cette multitude effroyable de têtes d’airain et d’hommes de fer, la tente du général, comme un palais fait en un moment, toute environnée de gardes et d’officiers; et cette confusion d’hommes mêlés ensemble, dont les uns sont sous les armes, les autres courent ou repassent çà et, là au bruit des trompettes et. des tambours.

Ce spectacle frappe les yeux et étonne agréablement, et néanmoins il n’a rien de comparable à celui que je vous propose. Car si nous allons dans ces déserts, et si nous y considérons les tentes de ces soldats de Jésus-Christs nous n’y trouverons ni lances, ni épées, ni aucune arme; ni ces draps d’or. dont on pare les tentes des empereurs et des généraux d’armées.; mais nous serons surpris, comme si, passant dans un pays sans comparaison plus beau et plus heureux que celui-ci, nous voyions paraître tout d’un coup un ciel nouveau sur une nouvelle terre. Car les cellules de ces saints qui y sont ne cèdent pas au ciel même, puisque les anges y viennent, et le Roi des anges. Car si ces bienheureux esprits se sont tant plu autrefois avec le saint patriarche Abraham, quoiqu’il fût engagé dans le mariage, ayant sa femme et ses enfants, parce qu’il aimait à recevoir les étrangers; combien se plairont-ils davantage, et aimeront-ils plus ardemment à ne faire qu’un même coeur avec des hommes qui sont dans une vertu et une condition beaucoup plus pure, qui sont dégagés entièrement de leurs corps, et qui, dans la chair même, se sont élevés au-dessus de la chair?

Leur table a banni pour jamais toutes sortes de voluptés et de luxe. Elle est toujours pure et sobre, et toujours digne d’un chrétien. On ne voit point là, comme dans nos villes, des ruisseaux de sang des bêtes égorgées, et des animaux coupés en cent parties. On n’y voit point ni ce feu, ni ces fumées, ni ces odeurs insupportables, ni ce bruit et ce tumulte, ni tous ces raffinements pour satisfaire le goût, suites de l’art et de l’empressement des cuisiniers. On voit pour tous mets sur leur table du pain et de l’eau. Ils ont l’une d’une fontaine voisine, et gagnent l’autre par leurs justes (544) et saints travaux. S’ils veulent quelquefois faire quelque grand festin, cet extraordinaire se borne à quelque fruit que les arbres de leurs déserts leur produisent, et ils trouvent en cet infiniment plus de délices que d’autres n’en trouveraient dans la table des rois. Ils ne sont pas exposés en ce lieu aux craintes et aux frayeurs. Les puissances ne les inquiètent point. Ils n’ont point de femmes ni d’enfants qui les fâchent. Ils ne s’abandonnent jamais à des ris démesurés, et ils ne sont point assiégés de ces hommes lâches, qui leur puissent inspirer de la complaisance par leurs louanges et leurs flatteries.

4. Leur table est comme une table d’anges, éloignée de tout bruit et toujours dans la paix. L’herbe verte leur sert de siège, et ils retracent là tous les jours ce festin miraculeux que Jésus-Christ fit à tout un peuple dans un lieu semblable à celui où ils demeurent. Plusieurs d’entre eux n’ont pas même de cellules. Ils n’ont point d’autre toit que le ciel, ni d’autre lampe durant la nuit que la lune qui les éclaire sans avoir besoin d’y mettre de l’huile. C’est proprement pour eux que la lune luit, puisqu’ils ne se servent point d’autre lumière que de la sienne. Les anges, voyant du ciel la tempérance et la pauvreté de leur table, trouvent en eux leurs plaisirs et leurs délices. Car s’ils se réjouissent d’un pécheur qui fait pénitence, que ne doivent-ils point faire en voyant tant de justes qui les imitent, et qui vivent sur la terre de la vie du ciel?

Il n’y a point entre eux de serviteur ou de maître. Tous sont serviteurs, et tous sont libres. Ce n’est point une énigme que ce que je dis; car ils sont véritablement serviteurs les uns des autres, et maîtres les uns des autres. Lorsque la nuit est venue, on ne les voit point plongés dans une profonde tristesse, comme on voit si souvent les gens du monde, qui repassent avec chagrin les malheurs et les pertes qui leur sont arrivées durant le jour. Après le souper, ils ne sont point en peine de se défendre contre les voleurs, de fermer leurs portes avec soin, et de prendre toutes ces autres précautions qu’on prend dans le monde. Ils ne, craignent point, en éteignant leurs lampes, qu’une étincelle mette le feu au logis.

Leurs conférences et leurs entretiens sont pleins aussi d’une paix modeste et tranquille. Ils ne perdent point de temps comme nous à parler de choses vaines et superflues qui ne les regardent point. Ils ne se racontent point de nouvelles, si un particulier est devenu roi, si un prince est mort, si un autre lui a succédé. Tous ces entretiens, qui occupent Les gens du monde, leur sont inconnus. Ils ne parlent et ils ne s’occupent que de l’avenir et des choses éternelles. Il semble qu’ils habitent une autre terre que la nôtre, et qu’ils soient déjà dans le ciel. Dans toutes les questions qu’ils s’adressent entr’eux, ils ont pour but de s’instruire, par, exemple, de ce que c’est que le sein d’Abraham ; quelles sont les couronnes que Dieu promet aux saints, et quelle sera cette union admirable que nous aurons un jour avec Jésus-Christ. Voilà ce qui occupe toutes leurs pensées, et ce qui forme tous leurs entretiens. Car, pour ce qui regarde les choses de ce monde, ce sont des matières qui ne sont point pour eux. Et comme nous rougirions de nous mettre en peine de savoir ce que les fourmis font dans leur fourmilière, ils dédaignent de même de s’informer de ce qui se passe parmi les hommes.

Leur esprit n’est attentif qu’à ce Roi céleste; qu’à cette guerre que nous avons avec le démon; qu’à chercher les moyens d’éviter ses piéges et ses artifices, et qu’à considérer les grands exemples de vertu que nous ont donnés les saints. En effet, mes frères, quelle différence trouverez-vous entre nous et des fourmis, si nous nous comparons avec ces saints solitaires? Car, ne peut-on pas dire que, comme les fourmis ne sont attentives qu’à ce qui regarde le corps, nous ne sommes de même occupés qu’à ces sortes de pensées, et à de plus basses encore et plus indignes de nous? Car nous ne pensons pas seulement comme les fourmis aux choses nécessaires, mais aux superflues. Ces petits animaux passent innocemment leur vie sans faire aucun mal, mais nous passons la nôtre dans mille violences, et nous imitons non les fourmis, mais les loups et les lions. Nous sommes même pires que ces animaux si farouches. Car c’est la nature qui leur a appris à vivre de ce qu’ils ravissent; mais nous, après avoir reçu de Dieu le don si précieux de la raison, nous ne rougissons point d’être plus cruels que les bêtes les plus cruelles.

Jetons donc les yeux sur la vie de ces saints hommes, qui, s’étant rendus égaux aux anges, vivent ici-bas comme des étrangers, et qui nous’ sont entièrement opposés dans l’usage qu’ils (545) font généralement de toutes choses, de la nourriture, des habits, du logement, de la conversation et de la parole. Si quelqu’un écoutait leurs entretiens et les nôtres, et tés comparait ensemble, il verrait clairement qu’ils sont dignes d’être dans le ciel, et que nous sommes indignes d’être sur la terre.

Lorsque quelque grand ou quelque prince les va voir, c’est alors qu’on reconnaît le néant de tout ce qui paraît de plus magnifique dans le monde. On voit un solitaire accoutumé à remuer la terre, et qui ne sait rien de toutes les affaires du siècle, s’asseoir indifféremment sur un gazon auprès d’un général d’armée qui s’élève dans son coeur de l’autorité qu’il a sur tant d’hommes. Car il ne trouve là personne qui le flatte, et qui le porte à tenir son rang. Il lui arrive alors la même chose qu’à un homme qui s’approcherait d’un ouvrier en or, ou d’un lieu rempli de roses, et qui tirerait quelque éclat de cet or, et quelque odeur de ces fleurs. Ceux mêmes qui voient de près ces saintes âmes, tirent quelque avantage de l’éclat et de la bonne odeur de leur vertu, et rabaissent quelque chose de ce vain orgueil-où ils étaient avant de les voir. Comme nous voyons qu’un homme fort petit ne laisserait pas de se faire voir de bien loin s’il montait sur un lieu très-élevé ; de même ces grands du monde, en s’approchant de ces saints solitaires, paraissent quelque chose autant de temps qu’ils demeurent avec eux , mais lorsqu’ils sortent de leur compagnie, ils rentrent aussitôt dans leur première bassesse.

Les rois, ni les princes ne sont rien dans l’esprit de ces saints. Ils se rient de leur éclat et de leur vaine magnificence, comme nous nous rions des jeux des petits enfants. Et en effet, si on leur offrait le plus grand et le plus paisible royaume de la terre, ils n’en voudraient point , parce qu’ils n’ont dans l’esprit que cette principauté souveraine et éternelle, qui leur fait mépriser toute la grandeur passagère de celle du monde.

Qui nous empêche donc, mes frères, de sortir de notre bassesse pour aller voir ces âmes si heureuses et si élevées? N’irons-nous jamais voir ces anges couverts du corps d’un homme? " Ne nous revêtirons-nous " jamais comme eux " de ces vêtements si purs et si blancs " , afin de nous présenter " à ces noces " spirituelles, avec une bienséance digne de Dieu? Demeurerons-nous toujours dans notre première " pauvreté " , mendiant misérablement notre vie " dans les carrefours ", et ne différant en rien des pauvres qui nous demandent l’aumône , sinon peut-être en ce que nous sommes encore plus misérables qu’eux? Un riche qui est méchant est bien plus malheureux qu’un pauvre qui est bon, et il vaut sans comparaison mieux demander l’aumône que de prendre le bien d’autrui. On excuse l’un, mais on punit l’autre. L’un n’offense point Dieu, mais l’autre offense également Dieu et les hommes ; et, après avoir bien travaillé pour amasser du bien par ses rapines , il en laisse souvent le fruit aux autres.

Comprenons ces vérités, mes frères: renonçons à l’avarice et au désir des biens de la terre. N’amassons que les biens du ciel, et ravissons, avec une sainte et généreuse violence, ce royaume que Dieu nous promet, pour y jouir du bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire , dans tous les siècles des siècles. Ainsi-soit-il. (546)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXX.
" ALORS LES PHARISIENS S’ÉTANT RETIRÉS, FIRENT DESSEIN ENTRE EUX DE LE SURPRENDRE DANS SES PAROLES ". (CHAP. XXI, 15, JUSQU’AU VERSET 34.)

ANALYSE

1. Nouvelle question très-captieuse que les pharisiens adressent à Notre-Seigneur, dans l’espoir de le compromettre envers le pouvoir politique.

2. Jésus les déjoue par la fameuse réponse : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. — Jésus réfute une objection des saducéens contre la résurrection.

3.5. Que les chrétiens doivent toujours s’occuper l’esprit des biens du ciel et les désirer. — L’orateur propose encore l’exemple des solitaires. — Quelle est la guerre que ces bienheureuses âmes livrent an démon. — De l’horreur qu’on doit avoir de la vie des gens du monde.
 
 

1.Qu’est-ce à dire " alors" ? c’est-à-dire lorsqu’ils devaient plutôt penser à entrer dans des sentiments de componction, lorsqu’ils devaient admirer la douceur de Jésus-Christ, lorsqu’ils devaient trembler de ce qui leur devait arriver, et que le passé les avait fait juger de l’avenir. Car, outre les oracles de Jésus-Christ, les faits élevaient aussi la voix pour annoncer la ruine prochaine des Juifs, puisque l’on voyait les publicains et les femmes prostituées croire au Fils de Dieu, et que les prophètes et les justes avaient été mis à mort. C’était par là qu’ils devaient luger de leur état, et regarder leur perte comme assurée et entièrement inévitable. Ils devaient au moins alors rentrer en eux-mêmes et se convertir, et croire en celui qu’ils persécutaient si cruellement. Cependant rien ne peut encore arrêter leur malignité, ni faire cesser leur envie. Elle s’augmente plus que jamais; et comme la crainte du peuple les empêchait de se saisir de Jésus-Christ, ils usent d’un autre artifice pour le surprendre et pour le faire passer comme un criminel de lèse-majesté dans l’esprit du peuple.

" Et ils lui envoyèrent leurs disciples avec les hérodiens qui lui dirent: Maître, nous savons que vous êtes sincère et véritable et que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit; parce que vous ne considérez point la qualité des personnes (16). Dites-nous donc votre avis sur ceci : Est-il permis de payer le tribut à César, ou non (17) " ? Ils payaient déjà le tribut, puisque leur état était déjà passé sous la puissance des Romains. Mais comme ils avaient vu que Theudas et Judas avaient pour ce sujet été punis comme des séditieux, ils tâchaient d’engager insensiblement le Sauveur dans le même crime. Ils lui envoient donc leurs disciples avec les hérodiens pour lui faire cette demande artificieuse, afin que de tous côtés il fût comme environné de précipices, et que quelque réponse qu’il pût faire, il ne pût éviter le piége qui lui avait été tendu. C’était pour ce sujet qu’ils s’étaient adroitement liés avec les hérodiens, afin que s’il répondait en faveur des hérodiens, les Juifs eussent sujet de l’accuser; ou que s’il favorisait les Juifs, les hérodiens le dénonçassent comme coupable de sédition.

Cependant Jésus-Christ avait déjà lui-même payé le tribut; mais ils ne le savaient pas. Ils croyaient donc qu’il lui était impossible de s’échapper de leurs mains, et que de, côté ou d’autre il ne pouvait éviter sa raine. Ils aimaient mieux toutefois qu’il offensât plutôt les hérodiens que les Juifs. C’est pourquoi ils lai envoyèrent leurs disciples et ils voulurent que les scribes accompagnassent les hérodiens, afin que Jésus-Christ, intimidé de la présence des ces princes de la loi et craignant davantage (547) de les blesser, il se portât plutôt à offenser les hérodiens et à leur donner sujet par sa réponse de le faire passer pour un factieux. Saint Luc fait entendre ceci, lorsqu’il dit que les Juifs lui firent cette question " en présence de tout le peuple, " afin qu’il eût plus de témoins de sa réponse. Mais tous leurs artifices retombèrent enfin sur eux; et ils ne tirèrent d’autre avantage de ce détestable conseil, que d’exposer leur malice et leur envie aux yeux d’une grande assemblée.

Et remarquez de quelle flatterie ils usent d’abord pour le surprendre : " Nous savons ", disent-ils, " que vous êtes sincère et véritable ". Comment donc disiez-vous auparavant que c’était " un séducteur "? qu’il séduisait le peuple, qu’il était possédé du démon et qu’il n’était pas de Dieu? Enfin pourquoi le voulaient-ils tuer? N’est-il pas visible qu’ils ne lui disent ceci que potine surprendre? Ils se souvenaient que lorsqu’ils lui avaient un peu auparavant demandé trop insolemment et avec trop d’arrogance " par quelle autorité il faisait ce qu’il faisait ", Jésus ne leur avait rien répondu. C’est pourquoi ils tâchent ici de le surprendre par une douceur feinte, ils espèrent par la flatterie pouvoir le porter à s’ouvrir enfin sur ce sujet et à dire plus librement quelque chose contre les lois et le gouvernement de l’Etat. Ils reconnaissent donc, quoique malgré eux, "qu’il enseignait la loi de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit", disaient-ils, "parce que vous ne considérez point la qualité des personnes ". On voit clairement qu’ils tâchent par tout ce discours de porter Jésus-Christ à se déclarer contre Hérode et à se rendre suspect à ce tyran comme s’il voulait renverser ses lois et son empire. C’est ce qu’ils attendaient avec impatience de Jésus-Christ, afin de le faire passer ensuite pour un séditieux et pour un rebelle. Car par ces mots " Vous n’avez égard à qui que ce soit, et vous ne considérez point la qualité des personnes ", ils marquent visiblement Hérode et César.

" Dites-nous donc votre avis sur ceci: Est-il permis de payer le tribut à César, ou non (17) "? Hypocrites, vous demandez ici quel est l’avis du Sauveur, et vous témoignez le vouloir écouter comme votre oracle! Que n’avez-vous donc pour lui la même déférence lorsqu’il vous instruit? et pourquoi le méprisez-vous si souvent lorsqu’il vous parle de votre salut? Mais remarquez bien leur artifice. Ils ne lui disent pas: Dites-nous ce qui est bon, ce qui est à propos, ce qui est juste et légitime; mais dites-nous ce qu’il vous en semble. Leur unique but n’était que d’avoir quelque prétexte, afin de le faire passer potin un homme séditieux et ennemi des souveraines puissances. Ce que saint Marc exprime clairement, lorsque, marquant mieux ce dessein furieux qu’ils avaient de faire mourir Jésus-Christ, il rapporte qu’ils lui dirent: " Donnerons-nous le tribut à César, ou ne le lui donnerons-nous pas " ? Tant ils respiraient la fureur au dedans d’eux-mêmes, et tâchaient de la déguiser au dehors sous des paroles respectueuses: Jésus-Christ leur répondit avec force.

" Mais Jésus connaissant leur malice, leur dit: Hypocrites , pourquoi me tentez-vous (18) " ? Comme leur malice était à son comble et à découvert, il leur fait une sévère réprimande, pour les couvrir de confusion, et pour leur fermer la bouche. il voulait aussi découvrir au dehors la corruption de leurs pensées et la malignité de ces questions. Ce qu’il faisait pour abattre leur orgueil et pour les empêcher à l’avenir de le tenter de la sorte. En effet, quoique leurs paroles fussent en apparence toutes pleines de respect et d’estime; quoiqu’ils l’appelassent " maître ", qu’ils reconnussent qu’il " était véritable ", quoiqu’ils lui rendissent témoignage qu’il "n’avait égard à qui que ce soit ", et qu’il ne considérait point la qualité " des personnes " ; toutefois, étant Dieu comme il était, il ne pouvait être pris à ces piéges et à ces vains artifices. Ces méchants devaient donc conclure de la manière dont Jésus-Christ leur répondait, que ce n’était point à tort ou seulement par conjecture qu’il leur faisait ce reproche, mais par une connaissance certaine de ce qu’ils cachaient dans leur coeur. Jésus ne se contente pas néanmoins de leur avoir reproché leur "hypocrisie " ; et quoique ce fût assez d’avoir découvert ce qu’ils avaient de plus secret dans le coeur, il ajoute néanmoins encore quelque chose pour leur fermer la bouche par une réponse plus surprenante.

2. "Montrez-moi ", leur dit-il, " la pièce d’argent qu’on donne pour le tribut (19) ". Et aussitôt qu’ils la lui eurent montrée, il fit ce qu’il avait coutume de faire , c’est-à-dire qu’il se servit de leur propre réponse pour les confondre, et pour leur laisser conclure à eux-mêmes que ce tribut était permis. " Ils lui présentèrent un denier, et Jésus leur dit : De (548) qui est cette image et cette inscription (20)"? Il ne leur demandait pas ce qui était écrit sur cette pièce de monnaie comme l’ignorant, mais il voulait se servir de leurs propres paroles pour les confondre. " De César, lui dirent-ils. Jésus leur répondit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (21) ". Il ne dit pas: " donnez, mais rendez". Car en effet ce n’était que rendre à César ce qui était déjà à lui, comme le montrait la pièce d’argent et l’inscription qu’elle portait. Mais, pour les empêcher de lui reprocher qu’il les voulait retirer de l’assujétissement à Dieu pour les rendre esclaves des hommes, il ajoute aussitôt : " Et à Dieu ce qui est à Dieu". Ce ne sont pas deux choses qu’on ne puisse allier ensemble, de rendre aux hommes ce qu’on leur doit, et à Dieu ce qui lui est dû. C’est pourquoi saint Paul a dit : " Rendez à chacun ce qui lui est dû; le tribut à qui vous devez le tribut; les impôts à qui vous devez les impôts; la crainte à qui vous devez de la crainte; et l’honneur à qui vous devez de l’honneur ".(Rom. XIII, 7.) Mais lorsque le Fils de Dieu dit ici : " Rendez à César ce qui est à César ", vous ne devez entendre ces paroles que dans les choses qui ne blessent point la piété ni ce que nous devons à Dieu, autrement ce serait payer le tribut non à César, mais au diable. " Ayant entendu cette réponse, ils l’admirèrent; et le laissant ils s’en allèrent (22) "; parce qu’il leur avait donné assez de preuves de sa divinité, en découvrant ce qu’ils avaient de caché dans le fond de l’âme, et en leur fermant la bouche par une réponse si douce et si sage. Eh bien! Crurent-ils du moins en lui? Nullement: mais lorsque ceux-ci l’eurent quitté, les saducéens vinrent à leur tour lui proposer d’autres questions. " Ce jour-là les saducéens qui nient la résurrection, vinrent à lui, et lui proposèrent cette question (23) ". Qui peut assez admirer une folie si aveugle? Ils voient que Jésus-Christ a fermé la bouche aux pharisiens, et ils osent le tenter, lorsque la confusion les en devait empêcher. Mais c’est ainsi que la hardiesse est toujours jointe à l’impudence, et qu’elle entreprend insolemment des choses impossibles. Aussi l’évangéliste, admirant un aveuglement si étrange, commence ce récit par ces mots: " Ce jour-là " , c’est-à-dire le jour même que Jésus-Christ venait de confondre les pharisiens et les hérodiens, en découvrant la malice qu’ils cachaient dans le fond de leurs coeurs. Mais qui étaient ces sadducéens? C’était une secte séparée de celle des pharisiens, qui n’était pas en si grand honneur, et qui avait des sentiments différents touchant la résurrection des morts. Car les saducéens la niaient entièrement, et ils assuraient qu’il n’y avait ni esprit ni ange. Comme ils étaient plus grossiers que les autres, ils se bornaient aux choses corporelles et n’allaient pas plus loin. Il y avait ainsi plusieurs sectes différentes parmi les Juifs. C’est pourquoi saint Paul disait " qu’il était de la secte des pharisiens ", secte qui était la plus célèbre. Ces saducéens donc viennent tenter Jésus-Christ pour découvrir sa pensée touchant la résurrection des morts. Ils feignent une histoire qui ne fut jamais. Ils s’imaginent ainsi embarrasser Jésus-Christ, et avoir droit ensuite de se rire de sa facilité à les croire. lis imitent les pharisiens en s’approchant comme eux avec une douceur apparente. " Maître, Moïse a ordonné que si quelqu’un mourait sans enfants, son frère épousât sa femme, et qu’il suscitât des enfants à son frère mort (24) . Or il s’est rencontré sept frères parmi nous, dont le premier, ayant épousé une femme, est mort, et n’en ayant point eu d’enfants, il l’a laissée à son frère (25). Le second est mort de même, et le troisième après lui, et tous ensuite jusqu’au septième (26). " Enfin cette femme est morte aussi après eux tous (27). Quand donc la résurrection arrivera, duquel de ces sept sera-t-elle femme, puisqu’elle l’a été de tous (28)? Jésus leur répondit: Vous êtes dans l’erreur, parce que vous ne comprenez ni les Ecritures, ni la puissance de Dieu (29) ". Remarquez ici, mes frères, que Jésus-Christ répond à ces hommes, non pour leur faire des reproches comme aux pharisiens, mais pour les instruire. Car, bien qu’il y eût quelque malice dans leur question, il est certain qu’il y avait encore plus d’ignorance. C’est pourquoi il ne les appelle point " hypocrites ", et ne leur dit point d’injures. Ils lui avaient parlé d’abord " de la loi de Moïse ", pour empêcher qu’il ne trouvât mauvais qu’une même femme eût épousé sept frères. Mais tout cela, comme j’ai dit, n’était à mon avis qu’une feinte, puisqu’il est vraisemblable que les deux premiers frères étant morts, le troisième, épouvanté de cet accident, n’eût jamais voulu prendre cette personne pour femme, et encore moins le quatrième et les autres, qui n’en eussent eu que de (549) l’horreur, la regardant comme la meurtrière de ses maris. Car c’était là l’humeur des Juifs; et si nous voyons qu’aujourd’hui même plusieurs chrétiens auraient horreur d’épouser une telle femme, combien plus en devaient avoir les Juifs? C’est pourquoi ils ne voulaient point se marier à ces belles-soeurs, lorsque leurs frères étaient morts, quoique la loi les y contraignît, comme on peut le voir à propos de Ruth la Moabite et de Thamar. Mais d’où vient que ces saducéens feignent, non pas que deux ou trois seulement, mais que sept frères ont tous eu une même femme? C’était pour avoir, comme ils le croyaient, plus de preuves contre la résurrection, et pour embarrasser davantage Jésus-Christ. Jésus-Christ éclaircit en même temps l’une et l’autre de ces deux difficultés, en ne répondant pas tant à leurs paroles qu’à leurs pensées. Il découvre toujours ce que ses ennemis cachaient dans leurs coeurs lorsqu’ils le tentaient : mais il le fait quelquefois ouvertement, et il se contente quelquefois de ne le faire qu’en secret, et de ne le témoigner qu’à ceux qui l’interrogeaient.

Admirez donc, mes frères, comment il montre que les morts ressusciteront; et fait voir en même temps que ce n’était point de la manière que les saducéens le croyaient:

" Vous êtes dans l’erreur ", leur dit-il, " parce que vous ne comprenez ni l’Ecriture, ni la puissance de Dieu ". Ils avaient cité Moïse et la loi comme étant fort intelligents dans l’Ecriture. Et Jésus-Christ leur montre au contraire que leur demande supposait une ignorance grossière et profonde, et qu’ils ne lui faisaient cette question que parce qu’ils avaient peu de connaissance de la puissance de Dieu et de I’Ecriture. Faut-il s’étonner, leur dit-il, que vous entrepreniez de me tenter, moi que vous ne connaissez pas encore, lorsque vous ne comprenez pas même quelle est la puissance de Dieu après tant de preuves que vous en avez reçues, et que ni le sens commun, ni l’intelligence de l’Ecriture ,n’ont pu encore vous la faire connaître. Car le sens commun ne fait-il pas voir à tous les hommes que tout est possible à Dieu? Il répond d’abord à leur question; et comme ce qui leur faisait croire qu’il n’y aurait point de résurrection un jour, c’était qu’ils se la figuraient d’une manière toute charnelle, et qu’ils s’imaginaient que les hommes seraient alors tels que nous sommes en cette vie, le Sauveur commence par réfuter cette erreur, en leur faisant concevoir une idée bien différente de ce mystère.

3. " Après la résurrection, les hommes n’auront point de femmes, ni les femmes de maris ; mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel (30)". Saint Luc dit: "comme les enfants de Dieu ". Si donc il n’y a point de noces après la résurrection, leur question était superflue. Remarquez ici, mes frères, que ce n’est pas parce qu’ils ne se marieront point, qu’ils seront des anges, mais que c’est parce qu’ils seront comme des anges, qu’ils ne se marieront point. Jésus-Christ par cela seul détruit une infinité d’erreurs, et saint Paul comprend toutes ces vérités dans ce seul mot: " La figure de ce monde passe ". (I Cor, VII, 31). Tel est donc l’état où Jésus-Christ marque que nous devons être après la résurrection. Mais quoiqu’il montre par ces paroles la vérité de la résurrection, il ne laisse pas de la prouver encore par l’autorité de l’Ecriture; car il ne se contente pas de répondre à leur question, mais il éclaircit même les difficultés qui tenaient leur esprit embarrassé. Lorsque ce n’était point une malice tout à fait noire qui les portait à lui faire ces demandes, et qu’il y avait en effet de l’ignorance chez eux, Jésus. Christ ne refusait pas de les instruire de la vérité à fond et avec beaucoup d’étendue : mais lorsqu’il ne paraissait que de la malignité dans leur conduite, il ne leur répondait plus. Il veut donc encore les confondre ici par l’autorité de Moïse même dont ils s’étaient appuyés.

" Quant à la résurrection des morts, n’avez-vous point lu ces paroles que Dieu vous a dites (31) : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob? Or, Dieu n’est point le Dieu des morts, mais des vivants (32) ". Dieu ne peut être le Dieu de ceux qui ne sont plus, et qui, étant tout à fait dans le néant, ne ressusciteront jamais. Car il ne dit pas : J’étais le Dieu, mais " Je suis le Dieu d’Abraham, etc. " c’est-à-dire de ceux qui sont encore et qui vivent. Car, si Adam, quoique vivant dans le corps, était néanmoins véritablement mort aux yeux de Dieu dès qu’il eut mangé du fruit défendu, et que Dieu lui eut prononcé sa sentence : ces saints patriarches, au contraire, quoique morts, étaient néanmoins vivants aux yeux de Dieu par la promesse qu’il leur avait faite de la résurrection. Ce que saint Paul dit ailleurs, qu’il " doit (550) dominer également sur les vivants et sur les " morts (Rom, XIV, 2) " , n’est point contraire à ce que nous disons ici. Car on appelle " morts" en cet endroit, ceux qui doivent revivre un jour. Mais l’Ecriture sait qu’il y a une autre sorte de morts dont elle dit " Laissez les morts ensevelir leurs morts ". (Luc, IX, 60.) " Et le peuple entendant ceci était ravi en admiration de sa doctrine (33) ". Ce ne sont point encore ici les saducéens qui tirent avantage de cette réponse, non plus que les pharisiens dans la précédente, puisqu’ils s’en retournent couverts de confusion. Toute l’utilité de cet éclaircissement retourne encore au peuple.

Puis donc, mes frères, que la résurrection des morts doit indubitablement arriver un jour, que ne nous efforçons-nous de vivre sur la terre de telle sorte que Dieu nous juge dignes alors d’être assis dans le ciel aux premières places? Que si vous voulez prévenir ce temps de la résurrection dernière, et voir dès ce monde des hommes qui sont dans la chair, comme s’ils n’avaient point de chair, et qui vivent déjà comme les anges , je vous en apprendrai encore le moyen en vous exhortant comme j’ai déjà fait tant de fois d’aller voir ces bienheureux solitaires dans leurs déserts. Car je ne puis, mes frères, me lasser de vous porter à une chose que je sais vous être infiniment avantageuse.

Appliquons-nous donc encore aujourd’hui à examiner la vie de ces troupes angéliques, et le plaisir céleste dont ces saints hommes jouissent sans qu’il soit jamais interrompu d’aucun trouble et d’aucun mouvement de tristesse. Nous avons déjà tracé dans notre dernier discours un léger crayon du camp de cette armée toute divine. On n’y voit point de piques et de lances, de casques ou de boucliers. Et cependant, ainsi désarmés, ils font de plus grandes et de plus héroïques actions que les autres n’en peuvent faire avec le fer et le feu. Si vous avez quelque sainte envie d’aller à ce camp bienheureux, je veux bien vous y conduire. Allons ensemble voir cette troupe admirable et ces saints combats.

Nous verrons tous les jours ces bienheureux solitaires occupés à une guerre invisible, puisqu’ils remportent chaque jour une illustre victoire sur leurs ennemis, je veux dire sur leurs passions, qui leur tendent toujours de nouveaux pièges. Ils vérifient dans leurs personnes cette grande parole de l’Apôtre " Que ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec les désirs déréglés ". (Gal. V.) Considérez donc combien, en mortifiant tous les désirs de la chair, ils terrassent tous les jours d’ennemis par cette épée spirituelle que Dieu leur donne. C’est pourquoi on ne voit point dans leurs repas ces excès et ces superfluités qui nous font rougir dans les nôtres. Tout y est modeste, tout y est sobre, ils ne boivent jamais de vin, et l’usage continuel de l’eau réprime en eux tous les mouvements de l’intempérance. C’est ainsi qu’ils étouffent et qu’ils noient en quelque sorte ce monstre effroyable.

Car l’hydre des poètes n’a pas tant de têtes que n’en a cette bête cruelle de l’intempérance. Elle est toujours accompagnée de la fornication, de la colère, et de tous les déréglements infâmes et abominables. Ces passions sont comme autant d’ennemis furieux que ces soldats de Jésus-Christ domptent sans peine, quoique les plus vieux soldats des princes du monde, et qui ont témoigné le plus de coeur dans les occasions de la guerre, en soient souvent terrassés. Il n’y a. point d’épée ni de flèche qui ait de la force contre les têtes empoisonnées de ce monstre. Les hommes les plus braves, et les gens les plus forts, après avoir rempli toute la terre de la réputation de leur valeur, sont souvent comme enchaînés par le vin dont ils deviennent les captifs. Ils sont percés sans aucune plaie, et ils sont réduits dans un état plus déplorable que ceux qui ont le corps tout brisé de coups. Ces derniers au moins reconnaissent le malheur dans lequel ils sont, au lieu que les autres sont misérables, et ne le connaissent pas.

Vous voyez donc, mes frères, quelle est cette guerre invisible de ces saints solitaires, et combien ces athlètes de Jésus-Christ sont préférables à tous les soldats de l’empire, puisqu’ils terrassent, par leur seule volonté, des ennemis si terribles dont ces braves du monde sont les esclaves. Ils affaiblissent tellement en eux l’intempérance qui est comme la mère féconde de tous les vices, qu’elle n’ose plus exciter dans leur âme le moindre trouble. Et la tête de cette hydre étant coupée, le reste du corps tombe par terre, et ne peut plus se relever. C’est ainsi que chacun d’eux combat ce monstre et en demeure victorieux. Car il n’arrive point dans cette guerre ce qui arrive dans (551) toutes les autres guerres de ce monde. Lorsqu’un soldat a tué l’un de ses ennemis dans le combat, il est mort pour les autres comme pour lui, et il ne fera jamais de mal à personne. Mais dans cette guerre spirituelle, si l’intempérance est morte pour celui qui l’a bien combattue, elle est vivante pour les autres, et celui qui ne la combattra pas sans cesse lui-même en sera vaincu.

4. Qui n’admirera cette manière si extraordinaire de combattre, où chaque soldat remporte lui seul une victoire que toutes les armées du monde jointes ensemble ne pourraient gagner, et où l’on voit renversés par terre et percés de mille coups tons ces monstres que produit l’intempérance, c’est-à-dire l’emportement des paroles, le gonflement de l’orgueil, et tant d’autres maladies cachées qui nous réduisent dans un état déplorable. Car tous ces généreux soldats imitent admirablement Jésus-Christ, leur chef, dont il est dit " Il boira de l’eau du torrent dans la voie, et à cause de cela il élèvera sa tête dans la gloire ". (Ps. CIX, 8.)

Voulez-vous voir combien ces soldats de Jésus-Christ terrassent d’ennemis? Examinons toutes les passions que le luxe, les délicatesses des tables et des viandes préparées avec tant de soin produisent d’ordinaire dans le monde. Je rougis de parler de ces sortes de choses en ce lieu; mais j’y suis contraint. Car, qui ignore jusqu’à quel point on porte la somptuosité des tables; et combien l’art des cuisiniers est ingénieux pour trouver tous les raffinements qui peuvent exciter le goût et l’intempérance des hommes? C’est une grande étude en ce temps que d’apprendre à bien ordonner un festin. Il semble qu’il s’agisse du gouvernement de toute une république ou de ranger une armée en bataille, tant on a de soin de régler quel service doit être le premier ou le second, ou le troisième. C’est une grande affaire que de savoir quand on doit servir chaque chose. On a disputé fort sur ce sujet. Les uns soutiennent qu’on doit servir, dès l’entrée, des oiseaux rôtis sur les charbons, et farcis de poissons; d’autres, autre chose. On fait des leçons importantes de la qualité, de l’ordre et du nombre des plats de chaque service; et ce qui est encore plus insupportable, on se pique de bien savoir ces choses, et nous faisons notre gloire de ce qui nous devrait faire rougir.

Que dirai-je de la longueur de nos repas? Les uns se vantent d’avoir fait durer le dîner une grande partie du jour, les autres d’y avoir consumé une soirée, et les autres d’y avoir passé toute la nuit. Hélas! ne considère-t-on jamais combien il faut peu de chose pour satisfaire la nécessité, et ne rougit-on point de ces excès?

On ne voit rien de pareil parmi ces anges de la terre. Toutes ces sortes de plaisirs leur sont en horreur et en oubli. Ils se mettent à table, non pour satisfaire la sensualité, ni pour se remplir de viandes, mais pour soutenir le corps et la vie. On ne voit point parmi eux de gens qui aillent à la chasse ou à la pêche. Le pain et l’eau font tous leurs repas. Tous ces autres soins et toutes ces vaines inquiétudes sont pour jamais bannis de chez eux. Leurs cabanes pauvres, et leurs corps négligés et mortifiés, les entretiennent dans une paix profonde : tandis qu’au contraire, les gens du monde sont dans une tempête continuelle. Si nos yeux étaient assez pénétrants, ou que nous le pussions sans horreur, que ne verrions-nous point dans les entrailles de ces personnes voluptueuses? Combien d’humeurs et de causes de maladies, quel amas de pourriture! quel sépulcre blanchi! Je rougis de dire les suites honteuses de ces débauches, les indigestions , et toutes les incommodités d’un corps accablé de viandes.

Mais si vous allez parmi ces solitaires, vous verrez ce monstre de l’intempérance et de l’impureté renversé par terre. Ils ont étouffé en eux cette passion infâme, qui est encore plus criminelle que l’autre. Ils l’ont vaincue et désarmée; car ses armes sont les paroles déshonnêtes. Les solitaires n’ouvrent la bouche que pour louer Dieu. Comme leur langue est pure, leur corps est pur. Ils n’ont pas seulement vaincu cette double intempérance, mais encore l’envie, le désir de l’honneur, l’amour de l’argent, et toutes les autres passions de l’âme. Comparez maintenant votre table avec celle de ces solitaires. Je suis assuré que les plus abandonnés à leurs passions ne sauraient être assez aveugles pour oser le faire.

La table des uns conduit au ciel : celle des autres mène dans l’enfer. Jésus-Christ préside à l’une , et l’esprit impur est maître de l’autre. Le luxe et la volupté empoisonnent l’une; la vertu et la tempérance règnent dans l’autre. Enfin, Dieu est présent à l’une, et le (552) démon est présent à l’autre. Car partout où se trouve l’excès du vin et des viandes, et les paroles déshonnêtes, là le démon se trouve aussi, et il y prend ses délices.

5. Telle était autrefois la table du mauvais riche qui, brûlant de soif dans l’enfer, ne put trouver une goutte d’eau. Ces saints sont bien éloignés de cette intempérance et de ce malheur des riches, ils vivent déjà sur la terre comme des anges. Ils ne se marient point. Ils ne s’abandonnent point au sommeil ni aux délices; et si on excepte fort peu de choses, ils sont comme s’ils n’avaient point de corps. Qui peut donc mettre plus aisément les démons en fuite que celui qui en remporte autant de victoires qu’il fait de repas? C’est pourquoi le Prophète disait : " Vous avez préparé devant moi une table contre tous les ennemis qui me persécutent ". (Ps. XXII, 6.) Cette parole s’accomplit à la table des solitaires. Car y a-t-il un plus redoutable ennemi que le démon de l’intempérance, et de tous les autres vices qui naissent de celui-là? comme l’éprouvent assez ceux qui ont quelqu’expérience dans cette guerre spirituelle?

Que si vous voulez maintenant considérer d’où l’on tire l’argent pour l’une et l’autre de ces tables, vous en verrez encore mieux la prodigieuse différence. Car qui fait subsister le plus souvent la table superbe de ces riches, sinon les dépouilles des pauvres, les larmes des veuves, et le sang des orphelins? Et qui entretient au contraire la table de ces serviteurs de Dieu, sinon leurs propres mains et leurs justes travaux? C’est pourquoi on la pourrait comparer à une honnête femme qui serait parfaitement belle, mais d’une beauté naturelle, sans aucun ornement étranger; comme on pourrait au contraire comparer la table de ces voluptueux à une femme prostituée, laide et horrible, qui, voulant cacher sa difformité en se peignant le visage, et en se parant magnifiquement, la ferait au contraire remarquer de plus en plus à mesure qu’on s’approcherait d’elle.

Ne considérez point ceux qui sont à cette table , lorsqu’ils y entrent, mais lorsqu’ils en sortent; et vous en comprendrez mieux le dérèglement et le désordre. Celle des solitaires, Ioule pleine d’honnêteté, ne permet pas à ceux qui sont assis de rien dire qui ne soit honnête; l’autre, au contraire, comme une courtisane et une prostituée, n’inspire aux conviés que le libertinage et le déréglement. L’une a pour but le soutien de la vie, et l’autre la perte de l’âme. L’une prend bien garde que Dieu ne soit offensé, l’autre ne peut souffrir qu’il ne le soit pas.

Allons donc, mes frères, voir ces hommes admirables, pour reconnaître de combien de chaînes nous sommes liés. C’est là que nous apprendrons à nous préparer une table où nous trouverons notre satisfaction et nos délices, sans dépense, sans soin, inaccessible à toutes les maladies, pleine d’une espérance sainte et toujours ornée de nos victoires sur l’intempérance. L’âme n’y sera jamais ni agitée de troubles, ni séchée d’envie, ni enflammée de colère. Tout y sera calme, tout y sera agréable.

Et ne m’alléguez point ici le silence exact de ceux qui servent à ces tables du monde; mais considérez ce tumulte, ce bruit et ces cris de ceux qui y sont assis; je ne dis pas ces cris qu’ils échangent entre eux, quoique cela seul soit insupportable; mais je dis ce tumulte intérieur qui remplit l’âme, qui l’entraîne comme captive, qui met le désordre et la confusion dans ses pensées, qui excite des ténèbres dans son esprit, et qui y fait voir quelque chose de semblable à un combat qui se livre sur la mer dans une nuit profonde au milieu d’une tempête. La paix, au contraire, règne toujours dans la maison de ces solitaires. Tout y est tranquille comme dans un port. La table des gens du monde est suivie d’un assoupissement semblable à la mort, mais celle de ces saints religieux est suivie de la chasteté, de la vigilance et de la présence de l’Esprit-Saint. Enfin, les supplices de l’enfer sont la fin de l’une, comme la gloire du ciel est le prix de l’autre.

Attachons-nous donc à celle-ci, désirons-la, recherchons-la avec ardeur, afin que nous puissions mériter les biens qui en naissent, et pour ce monde et pour l’autre. C’est ce que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (553)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXI.
" LES PHARISIENS, AYANT APPRIS QUE JÉSUS CHRIST AVAIT FERMÉ LA BOUCHE AUX SADDUCÉENS, TINRENT CONSEIL ENSEMBLE ET L’UN D’EUX, QUI ETAIT DOCTEUR DE LÀ LOI, VINT LE TENTER, EN LUI FAISANT CETTE QUESTION : MAÎTRE, QUEL EST LE GRAND COMMANDEMENT DE LA LOI? " (CHAP. XXII, 34, 35, 36, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE.)

ANALYSE

1. Du premier et du second commandement de la Loi; qu’ils sont semblables, et que l’un découle de l’autre.

2. Jésus confond une dernière fois les pharisiens, en leur citant un passage de David, où ce prophète proclame la divinité du Christ.

3 et 4 Combien il faut fuir l’ambition. — Que ce vice est très dangereux, et qu’il se glisse dans ces âmes par cent différentes voies. — Des mauvais effets que la vanité et le désir de gloire produisent en nous. — Quel aveuglement c’est que de renoncer à la gloire que Dieu nous offre pour embrasser celle des hommes — Que les personnes vaines sont exposées au mépris.
 
 

1. L’évangéliste nous marque encore ici une raison qui eût dû imposer silence aux pharisiens, et il nous fait voir en même temps quelle était leur audace. Les saducéens avaient été réfutés de telle sorte par le Sauveur qu’ils n’avaient pu lui rien répliquer, et ces pharisiens osent encore néanmoins s’attaquer â lui, lorsqu’ils devaient par tant de raisons réprimer enfin leur insolence. Ils lui envoient un docteur de la loi , non dans le dessein d’apprendre quelque chose de lui, mais seulement pour le tenter. Ils lui demandent: " Quel est le plus grand et le plus important commandement de la loi "? Comme ils savaient que c’était celui-ci : " Vous aimerez le Seigneur votre Dieu ", ils croient qu’il leur donnera peut-être lieu par sa réponse de l’accuser d’avoir combattu ce commandement, et de témoigner ainsi qu’il agissait partout en Dieu. C’était là leur dessein dans cette question artificieuse. Mais Jésus-Christ leur voulant faire voir qu’il connaissait leur pensée, et que bien loin de l’aimer, ils nourrissaient contre lui une envie secrète qui les envenimait contre sa personne, il leur dit: " Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, et de tout votre esprit (37). C’est là le premier et le grand commandement (38). Et voici le second qui est semblable à celui-ci : Vous aimerez votre prochain comme vous-même (39) ". PourquoiJésus-Christ dit-il que ce second commandement " est semblable " au premier ? C’est parce qu’il en est comme l’effet et la suite naturelle, et que celui qui aime Dieu, doit nécessairement aimer son prochain : " Celui ", dit l’Ecriture, " qui fait le mal, hait la lumière, et il ne vient point à la lumière ". (Jean, III, 10.) Et ailleurs : " L’insensé a dit dans son coeur : Il n’y a point de Dieu ". (Ps. LII, 1.) C’est pourquoi David ajoute aussitôt: " Ils sont corrompus , et sont devenus abominables dans leurs affections ". (Ps. XIII, 4.) Et ailleurs : " La racine de tous les maux est l’avarice, qui a fait errer dans la foi quelques-uns de ceux qui l’ont désirée ". (I Tim. VI, 10.) Et ailleurs : " Celui qui m’aime gardera mes commandements ", qui se rapportent tous à ce principal : " Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, et le prochain comme vous-même ". (Jean, XIV, 15, 21, 23.)

Si donc aimer Dieu c’est aimer le prochain, puisque Jésus-Christ dit à saint Pierre : " Si vous m’aimez, paissez mes brebis (Jean, XXI, 16)", et si en aimant le prochain on garde les commandements de Dieu, n’ai-je donc pas bien raison de dire : " Toute la Loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux grands commandements (40) ". Jésus-Christ fait encore ici ce qu’il vient de faire auparavant. Lorsqu’on lui a adressé une question touchant la résurrection, lia fait plus qu’on ne lui avait (554) demandé; de même ici lorsqu’on ne désire que savoir de lui quel est le premier commandement de la Loi, il y joint aussi le second qui n’était guère moins considérable que le premier, et que Jésus-Christ dit " lui être semblable ". Il leur fait remarquer en passant que toutes ces questions qu’ils lui faisaient, ne venaient que de l’envie et de l’aversion qu’ils avaient conçue contre lui : " Car la charité n’est point envieuse ". (I Cor. XIII, 14.)

Mais pourquoi saint Matthieu dit-il clairement que ce docteur de la Loi vient à Jésus-Christ pour le tenter; et que saint Marc dit au contraire que Jésus-Christ voyant ensuite qu’il avait si sagement répondu, lui dit : " Vous " n’êtes pas loin du royaume de Dieu ". (Marc, XII.) Il n’y a point, mes frères, de contradiction dans ces paroles, puisqu’apparemment cet homme commença d’abord à parler à Jésus-Christ dans le dessein de le tenter, mais ayant depuis assez bien parlé, il mérita par la sagesse de sa réponse d’être loué de la bouche du Sauveur. Car Jésus-Christ ne le loua pas d’abord. li ne le fit qu’après que ce docteur eut dit : " qu’il était vrai qu’en aimant son prochain on faisait plus que si l’on offrait à Dieu tous les sacrifices et tous les holocaustes du monde ". Ce fut alors que Jésus-Christ lui dit : " Qu’il n’était pas loin du royaume de Dieu "; parce que ce docteur, ayant horreur lui-même de cette basse envie qui l’avait porté à le tenter, quitta cette disposition criminelle pour rentrer dans des sentiments d’admiration et de respect. Et c’est cette sorte de conversion qui est l’unique fin à laquelle se rapportent tous les préceptes de la loi, l’observation du sabbat, et les autres cérémonies.

Jésus-Christ loue ce docteur néanmoins avec assez de modération, et il ne le regarde pas encore comme parfait, puisqu’il lui déclare qu’il lui manquait quelque chose. Car en lui disant: " qu’il n’était pas loin du royaume de Dieu ", il lui témoignait assez qu’il n’y était pas encore, et qu’il devait travailler à acquérir ce qui lui manquait. Que si Jésus-Christ loue ce docteur seulement parce qu’il reconnaît qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, nous ne devons pas nous en étonner. Il faut au contraire juger par là que le Sauveur parlait souvent selon la Pensée et selon la disposition de ses interlocuteurs. Les Juifs, il est vrai, débitaient mille propos injurieux pour le Christ, mais ils n’ont jamais osé dire néanmoins qu’il n’y avait point de Dieu.

D’où vient donc que Jésus-Christ loue ce docteur de ce qu’il a dit qu’il n’y " avait qu’un seul Dieu "? Voulait-il en le louant de cette parole, nier qu’il fût Dieu lui-même aussi bien que son Père? Dieu nous garde de cette pensée: mais comme le temps de découvrir sa divinité n’était pas encore venu, il laisse ce docteur dans son premier sentiment. Il le loue de la connaissance qu’il avait de l’ancienne loi, pour le disposer aussi et le rendre plus propre à recevoir la nouvelle que lui, Jésus-Christ, était venu prêcher dans le monde. D’ailleurs, lorsqu’on dit : " Qu’il n’y a qu’un Dieu, et qu’il n’y en a point d’autre que lui ", cela ne doit point s’entendre, ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament, dans ce sens que l’on exclue la divinité du Fils; mais seulement comme une marque qu’on rejette toutes les idoles : et je crois que c’est dans cette pensée que Jésus-Christ loua ce docteur, parce qu’il avait dit : " qu’il n’y avait qu’un seul Dieu ". Après donc que le Sauveur a satisfait à la question de cet homme, Jésus-Christ lui en fait une autre à son tour.

" Les pharisiens étant assemblés, Jésus leur fit cette demande : Que vous semble du Christ? De qui doit-il être fils? Ils lui répondirent : De David (41)". Considérez, mes frères, combien de miracles et de prodiges, combien de questions et de réponses Jésus-Christ a faites avant celle-ci, combien il a donné de preuves par ses actions et par ses paroles de son égalité et de son union avec son Père, qu’il a loué même ce docteur de la loi d’avoir dit: " qu’il n’y avait qu’un seul Dieu " ; et que c’est après toutes ces précautions qu’il leur fait enfin cette question. Il semble qu’il veuille leur ôter tout sujet de dire de lui que, malgré tous les miracles qu’il avait opérés, il n’en était pas moins visiblement opposé à Dieu et à sa loi. Il les interroge donc enfin ici pour élever insensiblement leurs esprits, jusqu’à avouer eux-mêmes qu’il était Dieu. Nous avons vu ailleurs qu’en parlant à ses disciples pour savoir leurs sentiments touchant sa personne, il leur demande premièrement ce que les autres croyaient de lui, et qu’il leur dit ensuite : " Et vous qui dites-vous que je suis " ? Mais il n’use pas de cette conduite à l’égard des pharisiens, puisque, s’il leur avait demandé de la sorte ce qu’ils croyaient de lui ils lui eussent (555) infailliblement répondu qu’il était un séducteur et un ennemi de Dieu. C’est pourquoi il leur demande en général ce qu’ils croyaient "du Christ " sans se désigner lui-même. Et comme il était près d’aller bientôt souffrir et mourir sur une croix, il leur cite une prophétie qui faisait voir clairement qu’il était Dieu.

" Et comment donc, leur dit-il, David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur, par ces paroles (42): Le Seigneur a dit à mon Seigneur: " Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied (43) " ? Il ne leur marque cette prophétie que comme en passant. Il ne témoigne point que ce fût son principal but, mais qu’il n’en parlait que par occasion. Comme il les avait interrogés, et qu’ils ne lui répondaient pas selon la vérité, puisqu’ils assuraient qu’il n’était qu’un pur homme, il leur rapporte cette prophétie de David pour confondre leur erreur, en leur opposant ce prophète qui reconnaissait sa divinité.

C’est parce qu’ils ne le considéraient que comme un homme, qu’ils lui avaient répondu que le Christ devait simplement être " le fils de David " : Et Jésus prouve au contraire par David même qu’il était véritablement le Dieu et le Seigneur de tous; qu’il était véritablement le Fils unique de son Père, et qu’il lui était égal en toutes choses. Mais il ne s’en tient pas là, et, pour les effrayer, il ajoute " Jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied ", se servant de toutes sortes de moyens pour les attirer à la foi. Et afin qu’ils ne pussent dire que le Prophète n’avait parlé de la sorte que par complaisance et par flatterie, considérez ce que Jésus-Christ ajoute : " Comment donc David, " parlant par l’Esprit de Dieu ", l’appelle-t-il son Seigneur? Mais admirez avec quelle circonspection il rapporte ce témoignage qui lui était si avantageux. Il leur demande auparavant : " Que vous semble du Christ? de qui est-il fils " ? afin de leur donner lieu de répondre qu’il était : " fils de David ". Il leur demande aussitôt en gardant une suite naturelle : " Comment donc David parlant par l’Esprit de Dieu l’appelle-t-il son Seigneur "? il en use ainsi pour ne point les troubler, et ne leur donner point sujet de s’offenser en leur parlant comme de lui-même? C’est pour cette raison qu’il ne dit pas : " Que vous semble-t-il " de moi? mais que vous semble-t-il " du Christ " ? C’est pourquoi les apôtres, après la Pentecôte, disent encore avec tant de modestie : " Qu’il nous soit permis de dire librement du patriarche David qu’il est mort et qu’il a été enseveli ". Et Jésus-Christ, de

même par cette interrogation et par la réponse qu’il y fait ensuite, établit sa divinité : "Comment donc David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite , jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied "

" Si donc David l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils (44)"? Ce qu’il ne dit pas pour nier que le Christ fût le fils de David, mais pour représenter aux Juifs leur erreur, lorsqu’ils croyaient qu’il n’était que le fils de David. Car lorsqu’il leur dit : " Comment est-il son fils "? il faut sous-entendre de la manière que vous vous le figurez. Les pharisiens disaient que le Christ n’était que le fils de David, et non " le Seigneur de David ". Après leur avoir rapporté ce témoignage du Prophète, Jésus leur dit avec douceur : " Si donc David l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils"? Ils ne répondent rien à ces paroles; parce qu’ils ne voulaient pas s’instruire, mais seulement tenter le Sauveur. C’est pourquoi Jésus-Christ dit lui-même qu’il était " le Seigneur de David " , ou plutôt il ne le dit que par le Prophète, parce qu’ils n’avaient aucune foi en lui, et qu’ils tiraient de toutes ses paroles des sujets de le décrier.

Et nous devons beaucoup, mes frères, considérer cette disposition des Juifs, afin de ne nous point scandaliser, lorsque nous voyons que Jésus-Christ leur parle de lui-même d’une manière si humble , et qui lui est si disproportionnée. Entre plusieurs raisons qu’il avait de se conduire de la sorte, celle-ci sans doute était une des principales, qu’il devait agir avec une grande condescendance à leur égard, et qu’il était obligé d’épargner beaucoup leur faiblesse. Et l’on voit même ici que ce n’est que sous forme d’interrogation qu’il établit sa divinité, et qu’il ne la leur découvre qu’obscurément. Car il y avait encore bien de la différence entre être " le Seigneur de David "ou être le Seigneur de tous les Juifs. Et l’occasion que Jésus-Christ prend de leur dire ceci, est admirable. Car, après avoir dit qu’il n’y a qu’un Dieu et qu’un Seigneur, il dit aussitôt (556) que c’est lui qui est ce Seigneur, et il le prouve non-seulement par ses actions, mais encore par les prophètes; montrant que son Père prendrait sa cause, et qu’il le vengerait contre eux-mêmes. " Jusqu’à ce que je réduise vos ennemis", dit-il, "à vous servir de marche-pied ". Ce qui fait voir clairement quel zèle le Père avait pour la gloire de son Fils, et quelle union ils avaient ensemble.

C’est ainsi qu’il termina enfin tontes ces questions que les Juifs lui faisaient pour le surprendre ; et l’on peut dire que celte fin en fut glorieuse et surprenante , et qu’elle était capable de fermer éternellement la bouche à ses ennemis. En effet, depuis ce temps ils se tinrent dans le silence; silence qui, à la vérité, n’était pas volontaire, mais forcé; parce qu’ils n’avaient plus rien à lui dire. Ses réponses précédentes, comme autant de flèches mortelles, les avaient tellement abattus, qu’ils ne lui pouvaient plus résister. " A quoi personne ne lui put rien répondre: et depuis ce jour nul n’osa plus lui faire de questions (45) ". Le peuple retirait un grand avantage de ce silence des pharisiens, puisque ceux-ci n’osaient plus interrompre les prédications du Sauveur. Aussi l’on voit que Jésus-Christ ne parle plus qu’au peuple dans la suite. Tous les pharisiens et les docteurs de la loi le fuient , et il semble qu’il ait mis tous ces ennemis en fuite comme une troupe de loups qui ne cherchaient qu’à le dévorer. Ces envieux ne retirèrent aucun fruit de leurs demandes envenimées; et l’amour de la vaine gloire dont ils étaient possédés, les empêcha de profiter de tant d’instructions si divines.

3. Car l’ambition, mes frères, est une passion étrange. Elle se diversifie en cent manières différentes. Les uns, pour être honorés, désirent d’être souverains, les autres d’être riches, les autres d’être forts et robustes. Cette passion tyrannique passant encore plus avant, fait (lue les uns cherchent la gloire par leurs aumônes, les autres par leurs jeûnes , les autres par leurs prières , les autres par leur science, tant ce monstre a de têtes et de faces différentes. On ne doit pas beaucoup s’étonner que les hommes cherchent de la gloire dans les grandeurs et dans les magnificences du monde; mais, ce qui est surprenant, et ce qu’on ne peut assez blâmer, c’est qu’on veut même tirer vanité de ses jeûnes et de ses prières. Nous tâcherons aujourd’hui de ne pas seulement nous élever contre ce vice, mais de vous en proposer aussi les remèdes. Quels seront donc les premiers que nous entreprendrons de guérir? Commencerons-nous par ceux qui tirent gloire de leurs richesses, ou de leurs habits magnifiques, par ceux qui s’enflent de leur dignité ou de leur science, qui se glorifient de quelque art, où ils excellent; ou de la force de leurs corps, on de la beauté et de l’agrément de leur visage? Parlerons-nous aujourd’hui contre ceux qui tirent gloire de leur puissance et de leurs rapines cruelles, ou contre ceux qui ont de la vanité de leurs aumônes? En un mot, tâcherons-nous de guérir ceux qui prennent avantage des choses mauvaises, ou ceux qui se glorifient de leurs bonnes oeuvres? Nous adresserons-nous à ceux qui ne sont superbes que jusqu’à la mort, ou à ceux dont l’orgueil s’étend même au delà de la vie? Car cette passion se diversifie étrangement dans ses effets, et elle est profondément enracinée dans le coeur des hommes. De là viennent ces testaments qui font dire tous les jours : Un tel est mort, et il a voulu se signaler après sa mort; il a enrichi l’un, et il a appauvri l’autre. Car la même vanité se nourrit également de ces deux effets si contraires, et elle aime à abaisser comme à élever.

Quels seront donc ceux que nous entreprendrons de guérir les premiers, puisqu’on ne peut parler tout ensemble à tant de si différentes personnes? Il vaut mieux que nous nous attachions aujourd’hui à ceux qui recherchent de la gloire dans leurs aumônes, Car je vous avoue que si j’aime extrêmement que l’on fasse l’aumône, je suis percé aussi jusqu’au coeur, lorsque je vois qu’on la corrompt par le poison de cette vanité secrète. Je suis frappé de ce malheur, et je déplore alors cette vertu, comme je verrais avec douleur la fille d’un grand roi entre les mains d’une femme impudique, qui ne prendrait le soin de l’élever que pour l’abandonner ensuite aux déréglements et aux désordres, qui lui commanderait d’abord de mépriser son père, et qui la parerait d’une manière qui lui déplairait infiniment, et plus digne d’une courtisane que d’une princesse, pour la rendre agréable à ceux qui n’auraient dessein que de la perdre et de la déshonorer.

Tâchons donc aujourd’hui de désaveugler ces personnes : et supposons d’abord qu’un homme fait de grandes aumônes pour se faire estimer des hommes. C’est ce premier abus qui fait sortir notre princesse de la chambre du roi, son père; son père, en effet, lui commande que sa main gauche ne sache pas ce que fait la droite, et elle se produit, au contraire, pour se faire voir des personnes les plus inconnues, et même par les derniers des esclaves. Vous jugez assez, par là, quelle est cette prostituée dont je vous parlais, qui corrompt celte vierge si pure, afin qu’elle devienne passionnée pour des impudiques, et qu’elle se pare pour paraître belle à leurs yeux.

Je pourrais même vous montrer que ce désir de la gloire ne corrompt pas seulement l’âme, mais qu’elle la met hors d’elle-même, et qu’elle la rend comme furieuse. Car n’est-ce pas une véritable fureur et une espèce de manie, à cette fille, non d’un roi de la terre, mais du Roi du ciel, de courir après des esclaves et des fugitifs, de chercher à plaire à des hommes vils et méprisables, d’embrasser ceux qui la rejettent, d’aimer ceux qui la haïssent, et de les poursuivre partout, lorsqu’ils ne la veulent pas seulement regarder, et qui rougissent même de cette passion qui lui fait perdre la honte aussi bien que l’honneur? Car les hommes ne trouvent personne de plus importun que ces ambitieux qui sont passionnés pour la vaine gloire. Ils se rient de leur vanité, et plus ils voient qu’ils’ s’élèvent, plus ils s’efforcent de les rabaisser. Il leur arrive le même malheur qui arriverait à la fille d’un roi qu’on aurait fait descendre du trône de son père pour l’abandonner au dernier esclave de son royaume, qui lui insulterait ensuite, et qui lui ferait mille outrages. Car, plus nous courons après le monde pour en tirer de la gloire, plus il s’éloigne et se rit de nous. Mais lorsque nous ne recherchons que la gloire de Dieu, Dieu nous reçoit, il nous embrasse, et il nous comble d’honneur et de gloire.

Pour comprendre encore un autre malheur qui vous est inévitable, lorsque vous donnez l’aumône par un mouvement de vaine gloire, vous n’avez, mes frères, qu’à vous souvenir dans quelle tristesse vous entrez alors, et dans quel abattement vous jette ce reproche continuel que Jésus-Christ vous fait dans le fond du coeur, en vous disant: " Je vous assure que vous avez reçu votre récompense ". La vaine gloire est toujours un mal; mais elle n’est jamais plus mauvaise que lorsque nous la cherchons dans nos aumônes. Elle combat alors l’humanité même, et, publiant l’assistance qu’elle a rendue au pauvre, elle insulte en quelque sorte à la misère d’autrui, pour donner une cruelle satisfaction à sa propre vanité. Si c’est insulter à un homme que de lui reprocher les grâces. que nous lui avons faites, que sera-ce d’en rendre témoin tout le monde? Pour éviter donc un mal si horrible aux yeux de Dieu, nous devons travailler d’un côté à obtenir de lui un véritable sentiment de compassion pour les misérables, et à bien reconnaître de l’autre quels sont ceux dont nous recherchons l’estime. Car, quel est l’auteur de la charité et de la miséricorde, sinon Dieu même , qui nous l’a apprise par sou propre exemple, qui la connaît et qui la pratique infiniment mieux que les hommes, et qui n’a point mis de bornes à la compassion qu’il a eue de notre misère.

Pour ce qui regarde maintenant ceux dont vous recherchez l’estime, je vous demande, si vous étiez athlète, sur qui vous jetteriez les yeux, et à qui vous désireriez de plaire, ou à quelque homme pauvre et inconnu, ou à celui qui préside à ces combats? Certes, entre la multitude qui remplit le théâtre et le magistrat qui y préside, vous n’hésiteriez pas, et si celui-ci vous admirait, lorsque tous les autres vous mépriseraient, vous seriez satisfait d’être estimé de lui seul, et vous mépriseriez le mépris des autres. Ainsi un docteur n’a point d’égard aux jugements du peuple, et se contente de plaire aux docteurs, et généralement tous ceux qui exercent quelque art que ce soit, n’ont pour but de plaire qu’à ceux qui le savent.

N’est-ce donc pas un aveuglement étrange de ne considérer dans chaque profession que celui qui y préside ou qui y excelle; et de faire le contraire dans l’aumône, surtout lorsque ce que l’on perd en y cherchant autre chose, est sans comparaison plus considérable que tout ce que l’on peut perdre dans le monde? Car si, dans la carrière des courses publiques, vous négligez le jugement de celui qui y préside pour vous arrêter à celui du peuple, vous ne perdrez que le prix de la course. Mais, en recherchant dans votre aumône l’estime des hommes, vous perdez, non une récompense périssable, mais la gloire de l’éternité. Considérez que vous êtes devenus semblables à Jésus-Christ par la compassion que vous avez des misérables. Achevez donc (558) de vous rendre semblables à lui , en rendant secrètes vos aumônes, comme nous voyons dans l’Evangile, qu’après avoir guéri les malades, il leur défendait de parler de lui.

Mais vous désirez, me direz-vous, de passer pour charitable parmi les hommes. Et moi je vous, demande quel avantage vous en retirerez. Vous n’avez point de bien que vous en puissiez attendre et vous en devez craindre un très-grand mal. Ces personnes mêmes que vous voulez rendre les témoins du bien que vous faites, deviennent les larrons qui dérobent ce trésor que vous deviez vous assurer dans le ciel. Ou plutôt ce ne sont pas eux qui le volent;. c’est vous-même qui vous volez, et qui vous ravissez ce dépôt que vous aviez mis entre les mains de Dieu dans la personne des pauvres. O malheur étrange! ô nouvelle espèce de larcin! Ce que ni la rouille ne peut corrompre, ni les voleurs ne peuvent voler, est corrompu et ravi en un moment par la vaine gloire. Elle est le ver qui gâte des choses incorruptibles. Elle est le voleur qui étend sa violence jusque dans le ciel, qui vous prend votre trésor, qui vous ravit un royaume, et qui vous dépouille de ces richesses éternelles et ineffables. Comme le démon sait que ce trésor que nous nous amassons dans le ciel, est à couvert de sa violence, et que ni la rouille, ni les voleurs, ni tous ses artifices n’y peuvent atteindre, il se sert pour le ravir, de la vaine gloire, et il fait par elle ce qu’il n’aurait pu faire par lui-même.

4. Vous me direz peut-être que vous désirez de recevoir de la gloire. Mais ne vous suffit-il pas que le pauvre à qui vous faites votre aumône en secret, et que Dieu pour qui vous la faites, vous estiment et vous louent de cette bonne oeuvre? Est-ce que vous voudriez que les hommes vous en louassent? Prenez garde que le contraire ne vous arrive, et qu’on ne dise de vous que ce n’est point par un mouvement de compassion, mais par un désir de gloire que vous faites votre aumône. Craignez de passer pour cruel, lorsque vous insultez de la sorte à l’affliction des misérables, et que vous tirez votre gloire de leur malheur.

L’aumône est un mystère. Fermez donc les portes afin que personne ne voie un secret qu’il ne lui est pas permis de voir. Les plus augustes mystères de nos églises sont comme l’aumône et la miséricorde que Dieu fait aux hommes. Car c’est par une bonté pure et ineffable qu’il a eu compassion de nous, lorsque nous étions ses ennemis. La première oraison qui se dit à la célébration de nos mystères témoigne notre compassion, puisque nous y prions pour les possédés. Dans la seconde qui est pour les pénitents, nous demandons la miséricorde de Dieu pour eux. Dans la troisième, qui est pour nous-mêmes, nous présentons les enfants à Dieu, afin que leur innocence soit plus propre pour attirer sur nous sa miséricorde. Car, après avoir reconnu nos péchés, nous implorons la bonté de Dieu pour ceux qui en ont déjà commis beaucoup ou qui en peuvent commettre encore, mais nous faisons prier pour nous les enfants, sachant que Jésus-Christ a promis le ciel à ceux qui deviendraient comme des enfants. Ce qui nous apprend que ceux qui imitent leur simplicité et leur innocence sont plus capables d’implorer la bonté de Dieu pour ceux qui l’ont offensé. Que si nous considérons le mystère même de l’Eucharistie, ceux qui ont reçu le saint baptême, les initiés, savent qu’il est tout rempli des marques de la miséricorde et de la grâce de Dieu sur les hommes.

Lors donc que vous voulez faire l’aumône, imitez-nous et fermez les portes; qu’il n’y ait que celui qui la reçoit qui en soit témoin, et si cela se pouvait, qu’il ne sache pas même d’où lui vient la charité qu’il reçoit. Que si vous ouvrez les portes, et si vous découvrez votre mystère, souvenez-vous que celui même dont vous recherchez l’estime, vous méprisera comme un superbe, et qu’il condamnera lui-même votre vanité. S’il est votre ami, il la blâmera dans son coeur, et s’il est votre ennemi, il la décriera devant tout le monde. Ainsi il vous arrivera le contraire de ce que vous souhaitez. Vous désirez qu’on vous admire, et qu’il s’écrie en vous voyant : Que cet homme est charitable! qu’il est compatissant! et l’on dira au contraire en vous détestant: Que cet homme est vain! qu’il est aisé de voir qu’il pense plus à plaire aux hommes qu’à Dieu ! Si au contraire vous cachez les charités que vous faites, c’est alors qu’il les louera devant tout le monde. Dieu ne souffrira pas qu’une action si sainte soit longtemps cachée. Si vous avez soin de l’étouffer, il la publiera lui-même et il la rendra publique, plus que vous ne l’auriez pu faire. C’est pourquoi, laissez faire Dieu, abandonnez-vous à lui, et vous en serez plus heureux en l’autre vie, et plus estimé en ce monde même. (559)

Vous voyez donc, mes très-chers frères, qu’il n’y a rien de plus opposé à la gloire que nous recherchons, que de faire nos aumônes à la vue des hommes. C’est le moyen de faire tout le contraire de ce que nous prétendons, puisqu’au lieu de signaler notre vertu, nous serons cause que notre vanité sera connue des hommes et punie de Dieu. Gravons ces vérités dans notre coeur. Qu’elles nous servent à mué-priser la gloire humaine, et à ne chercher que celle de Dieu, et nous serons estimés en cette vie et heureux en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (560)
 

 

 

 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXII.
" ALORS JÉSUS PARLA AU PEUPLE ET A SES DISCIPLES, ET LEUR DIT : LES DOCTEURS DE LA LOI ET LES PHARISIENS SONT ASSIS SUR LA CHAIRE DE MOÏSE. OBSERVEZ DONC ET FAITES TOUT CE QU’ILS VOUS ORDONNERONT DE FAIRE, MAIS NE FAITES PAS CE QU’ILS FONT. CAR ILS DISENT CE QU’IL FAUT FAIRE, ET NE LE FONT PAS ". (CHAP. XXXIII, 1, 2, 3, JUSQ U’AU VERSET 43.)

ANALYSE

1. L’Orateur fait remarquer que le nom de Loi est quelquefois appliqué dans l’Ecriture à tout l’Ancien Testament. — La Loi ne perd aucun de ses droits sur les âmes par la perversité de ceux qui l’enseignent. — Rien de plus misérable qu’un docteur qui ne prêche point l’exemple.

2. Hypocrisie des pharisiens. — De leurs phylactères qu’ils portaient plus larges que les autres.

3 et 4. Il n’y a qu’un seul Maître qui est le Christ. — Sortie contre les anoméens. — De l’excellence de la vie des solitaires. — De leur extrême humilité. — Combien elle est égale et uniforme. — Combien leur exemple nous doit inspirer d’horreur pour le faste du monde.
 
 

1. Qu’est-ce à dire " alors " ? c’est-à-dire lorsqu’il eut dit ce qui précède; lorsqu’il eut fermé la bouche à tous ses contradicteurs; lorsqu’il les eut confondus et réduits à ne plus oser le tenter par leurs questions insidieuses lorsqu’il a fait voir que leur malice était sans remède. Après avoir tiré cette parole du psaume : " Le Seigneur a dit à mon Seigneur", il en appelle encore à la Loi; et il n’y a pas lieu de s’en étonner, en effet, bien que la loi ancienne n’eût point marqué aux Juifs qu’il y eût deux personnes en Dieu, et qu’elle les assure souvent qu’il n’y a qu’un seul Dieu, il suffisait néanmoins que David le leur eût appris, puisque l’Ecriture même comprend quelquefois par ce nom de " Loi", toute l’étendue de l’Ancien Testament. Enfin, il leur témoigne ici quel estime il fait de la loi de Moïse, en obligeant le peuple de la respecter dans la bouche de ses plus grands ennemis. Jésus-Christ voulait montrer par toutes ces paroles qu’il est dans une union parfaite avec son Père; puisque s’il pouvait lui être opposé en quelque chose, il l’eût fait paraître en parlant contre la loi. Cependant il témoigne ici, avoir pour elle une, si grande déférence, que quelle que soit la corruption de ceux qui l’enseignent, il veut néanmoins que ceux à qui elle est annoncée, la pratiquent et qu’ils lui obéissent très-fidèlement. Il s’étend ensuite à parler des pharisiens et de leur conduite, parce que la principale cause qui les empêchait de croire en lui , c’était le déréglement de leurs moeurs et leur passion pour la vaine gloire. (560)

Voulant donc ici former les peuples qui l’écoutaient, il commence par un avis très-considérable et très-important pour leur salut, en leur défendant de mépriser leurs maîtres, et de s’élever contre les ministres de Dieu qui leur annonçaient sa Loi. Il ne se contente pas de leur recommander si particulièrement ce point. Il le pratique lui-même, puisqu’il ne prive pas du pouvoir d’enseigner ces pharisiens qui en étaient si peu dignes. Il attire ainsi sur eux une condamnation encore plus sévère, et il ôte à leurs disciples tout prétexte de désobéissance. Il ne veut pas qu’ils puissent dire : Le maître qui m’instruit est tout corrompu lui-même, et je ne puis me résoudre à l’écouter, ni à pratiquer ce qu’il me dit. Il commande à ses disciples de leur obéir quels qu’ils soient. Il établit tellement ces personnes dans la dignité qu’ils possédaient, que, quelque méchants qu’ils fussent, il ne laisse pas, après ces reproches qu’il leur fait, de dire à ses disciples : " Faites tout ce qu’ils vous diront ", parce qu’ils ne disent rien d’eux-mêmes, mais seulement ce que Dieu a commandé par Moïse. Mais considérez ici quelle déférence Jésus-Christ a pour Moïse, et combien il témoigne partout l’union de l’Evangile avec la Loi. Il dit qu’on doit honorer ces prêtres, à cause de la Loi de Dieu qu’ils annoncent : " Ils sont", dit-il, " assis sur la chaire de Moïse ". Ne pouvant les honorer ni les rendre vénérables par eux-mêmes, et par la sainteté de leur vie, il veut néanmoins qu’on les respecte à cause de ce siége d’honneur dans lequel ils sont assis, et de cette doctrine sainte qu’ils enseignent.

Ce mot, " faites tout ", n’enferme pas généralement " tout " ce qui est dans la Loi, comme ce qui regarde les viandes, les sacrifices et les autres cérémonies. Car comment aurait-il établi ici ce qu’il a détruit ailleurs? Mais il entend seulement par ce mot, tout ce qui regarde le règlement de notre vie, et tout ce qui peut s’accorder avec la loi nouvelle, sans nous accabler des fardeaux insupportables de l’ancienne. Vous me direz peut-être : Pourquoi le Fils de Dieu ne donne-t-il pas cette autorité plutôt aux ministres de la loi de grâce, qu’aux ministres de la loi de Moïse? C’est parce qu’il n’était pas encore temps de révéler ces mystères avant sa mort. Outre qu’il avait encore une autre raison particulière d’agir de la sorte. Comme il allait les accuser de beaucoup de crimes, il veut d’abord ôter aux personnes les plus simples, tout sujet de croire qu’il se portait à ces reproches par un secret désir de leur ministère, ou par quelque mouvement de haine et d’envie. Il prévient d’abord ce soupçon afin d’avoir ensuite plus de liberté de les reprendre.

Mais pourquoi les condamne-t-il avec tant de force? C’était pour avertir le peuple de ne point tomber avec eux dans le précipice, en imitant leur mauvaise vie. Car il y a bien de la différence entre montrer simplement le mal qu’on doit éviter, ou en montrer les dangereuses suites, par le malheur de ceux qui y sont déjà tombés, comme il y a bien de la différence entre donner d’excellents avis aux hommes pour les porter à quelque vertu, ou leur en montrer l’avantage dans l’exemple de ceux qui s’y sont rendus habiles. Jésus-Christ dit d’abord à ses disciples : " Ne faites pas ce que vous leur voyez faire ", afin qu’ils ne pussent conclure que, puisqu’ils les devaient écouter, ils devaient aussi les imiter. Ainsi, l’honneur qu’il les oblige de rendre à ces maîtres corrompus tourne à leur confusion, puisqu’il condamne les déréglements de leur vie, et qu’il assure qu’on ne peut les imiter sans se perdre. C’est donc là la principale cause pour laquelle il les accuse ici de leurs désordres avec tant de véhémence, li voulait faire voir combien ils étaient opiniâtres et rebelles à la lumière, et montrer par avance que la croix sur laquelle ils devaient l’attacher ensuite, bien loin d’imprimer quelque tache à son innocence, serait la preuve et l’effet de leur incrédulité et de leur audace.

Considérez, mes frères, quelle est la première chose que le Sauveur blâme en eux, et qui est comme le surcroît de toutes leurs autres fautes : " Ils disent ce qu’il faut faire, et ne le font pas ". Quiconque viole la Loi est coupable, mais personne ne l’est davantage que celui qui doit instruire les autres. Car il commet une double et une triple faute dans un seul crime. Premièrement, il viole la Loi; secondement, ayant été établi en autorité pour régler les autres, il se dérègle lui-même. Ce qui le rend beaucoup plus coupable. Troisièmement, comme sa dignité le rend vénérable, son exemple fait beaucoup plus d’impression sur les esprits, et le mal qu’il fait se communique bien plus aisément aux autres.

Jésus-Christ reprend ensuite en eux la dureté qu’ils témoignent envers ceux qui leur (561) sont soumis. " Ils lient des fardeaux. pesants et qu’on ne saurait porter, ils les mettent sur les épaules des hommes, et ils ne voudraient pas les avoir remués du bout du doigt (4) ". Ces paroles enferment un double reproche, et font voir une double malignité dans les personnes que le Sauveur accuse. La première est cette sévérité avec laquelle ils exigeaient une si grande perfection de ceux qu’ils conduisaient; et la seconde est leur mollesse propre, et la liberté qu’ils prenaient de vivre comme il leur plaisait. Ce sont deux conditions entièrement opposées à celles que doit avoir un véritable pasteur, qui doit être comme un juge sévère et inflexible à l’égard de lui-même, et qui doit être en même temps plein de douceur et de charité pour ceux qu’il gouverne. Les pharisiens, au contraire, se conduisaient tous d’une manière tout opposée. Ils réduisaient tout leur devoir à faire de beaux discours et à parler beaucoup aux hommes. Ils n’avaient de vertu qu’en paroles. Ainsi , ils étaient durs et impitoyables envers tout le monde, parce qu’ils n’avaient pas l’expérience de cette doctrine toute sainte, qui s’apprend par l’action et par la pratique.

2. Ce déréglement, déjà si considérable par lui-même, ajoutait encore une nouvelle gravité au crime que le Sauveur vient de reprendre en eux: " Ils disent ce qu’il faut faire, et ne le font pas" : et la manière dont Jésus-Christ l’exprime est bien remarquable. Car il ne dit pas: ils ne peuvent, mais " ils ne veulent pas " , non porter ou traîner ces fardeaux, mais " les remuer du bout du doigt ", c’est-à-dire n’en pas même approcher pour les toucher. Ils ne sont forts et courageux que pour faire ce qui leur est défendu, " car ils font toutes leurs actions afin d’être vus des hommes (5) ". Jésus-Christ leur reproche par ces paroles leur ambition et leur orgueil qui les a perdus. Il avait repris en eux jusqu’à cette heure, des actions ou de cruauté, ou de paresse: mais maintenant ce qu’il y condamne principalement, c’est cette passion furieuse pour la vaine gloire dont ils étaient possédés. C’est elle qui les a éloignés de Dieu, et qui leur a fait désirer de plaire aux hommes plutôt qu’à lui. Car chacun cherche à plaire aux juges qu’il a choisis. Si un athlète combat devant des hommes de coeur, il tâche de combattre vaillamment, afin de leur plaire. Que s’il combat devant des lâches, il devient lâche lui-même. Un comédien, qui joue devant des personnes qui aiment à rire, fait tout ce qu’il peut pour les faire rire. Que si ces spectateurs sont graves et modérés, il affecte lui-même de la gravité afin de leur plaire. Mais remarquez encore combien Jésus-Christ accuse avec force dans les pharisiens la passion qu’ils avaient d’être loués. Car il ne dit pas qu’ils font dans ce dessein quelques-unes de leurs actions; mais en général : " Qu’ils font tout ce qu’ils font " dans cette vue. Après qu’il leur a reproché ce désir si passionné pour la vaine gloire, il leur montre aussitôt leur folie, puisqu’ils ne faisaient rien de grand qui méritât quelque louange, et qu’ils s’enflaient des choses les plus viles et les plus méprisables, étant non-seulement ambitieux, mais l’étant encore d’une ambition basse et honteuse.

" Ils ont des bandes de parchemin, plus larges que les autres, et les franges de leurs vêtements plus longues (5) ". Examinons ici, mes frères, ce que voulaient dire ces " bandes" et ces "franges ". Dieu voyant que les Juifs oubliaient à tous moments les grâces qu’il leur avait faites, leur avait commandé d’écrire ses miracles sur de petites bandes de parchemin pour les pendre à leurs bras. C’est pourquoi il est dit dans le Deutéronome : " Ces merveilles que j’ai faites en votre faveur, ne seront jamais hors de votre vue ". (Deut. VI, 7.) Ils donnaient à ces petites bandes un nom qui marquait qu’ils les portaient pour garder la loi. C’est ce que font encore aujourd’hui plusieurs femmes chrétiennes qui pendent l’Evangile à leur cou. Mais Dieu, voulant leur donner un autre moyen extérieur de conserver le souvenir de ses grâces, fit à l’égard des Juifs ce que font aujourd’hui plusieurs personnes qui, craignant d’oublier les choses s’attachent un filet au doigt pour s’en faire comme une mémoire artificielle. Dieu, traitant les Juifs comme de petits enfants, leur commanda d’attacher au bas de leur robe un ruban, ou une frange de couleur de pourpre, afin que partout où ils marcheraient, ils se souvinssent toujours des commandements de Dieu. Ils étaient extrêmement exacts dans ces observances extérieures, et ils mettaient leur vanité à porter des bandes plus larges, et des franges plus longues que les autres hommes.

Mais pourquoi, ô pharisiens, étendez-vous ainsi ces bandes? Pourquoi affectez-vous de (562) porter des franges si longues? Mettez-vous la vertu dans un ruban? Dieu ne demande point de vous que vous agrandissiez ces bandes et ces rubans; mais que vous vous souveniez de ses grâces, et que vous en témoigniez de la reconnaissance par la droiture de votre vie. Que si Dieu nous défend de chercher de la gloire dans nos jeûnes, dans nos aumônes, et dans nos autres actions de piété, qui sont pénibles et laborieuses, comment vous, ô pharisiens, pouvez-vomis en rechercher dans des choses extérieures, qui vous reprochent au contraire votre peu de vertu et votre insensibilité aux faveurs de Dieu? Mais la vanité de ces hypocrites ne se terminait pas là; elle s’étendait encore à d’autres bassesses bien plus grandes.

" Ils aiment les premières places dans les festins, et les premières chaires dans les synagogues (6). Ils aiment à être salués dans " les places publiques, et à être appelés maîtres par les hommes (7) ". Quoique ces choses paraissent petites, elles sont néanmoins la cause des plus grands maux. Et elles ont souvent attiré des malheurs effroyables sur des provinces entières et sur le royaume même de Jésus-Christ. Je ne puis retenir mes larmes, lorsque j’entends parler de cet amour des préséances; de ce désir d’être salué de tout le monde. Je repasse en moi-même combien de ruisseaux funestes, sortis de cette source, ont inondé ensuite l’Eglise. Mais ce n’est pas maintenant le temps de s’arrêter à déplorer ces malheurs; et les personnes un peu âgées, qui ont vu ce qui s’est passé du temps de nos pères, n’ont pas besoin que je les en instruise.

Remarquez ici, mes frères, que les pharisiens faisaient paraître davantage leur orgueil et leur vanité au lieu même où ils devaient être plus humbles et plus modérés, puisqu’ils étaient obligés de témoigner plus de douceur et de modestie dans les synagogues., où ils n’entraient que pour former leurs disciples à la vertu. Car, pour ce qui regarde " les premières places dans les festins ", cela pouvait être plus excusable, quoiqu’il soit vrai que celui qui est établi pour régler et pour enseigner les autres, doit signaler sa vertu, non seulement dans l’Eglise, mais généralement dans tous les autres lieux où il se trouve. Comme l’homme en quelque endroit qu’il soit est toujours homme, et sans comparaison supérieur aux bêtes, il faut de même que celui qui est le maître et le conducteur des âmes, se fasse reconnaître partout pour ce qu’il est, soit qu’il parle ou qu’il se taise, soit qu’il soit à table ou ailleurs, et que sa démarche, son regard, son geste, toute sa contenance et sa modestie extérieure le distinguent de tous les autres. Les pharisiens, au contraire, se rendaient ridicules partout, et s’exposaient à se faire moquer d’eux par tous les hommes, affectant ce qu’ils devaient éviter, et recherchant ce qu’ils devaient fuir : " Ils aiment ", dit Jésus-Christ, " les premières places et les " premières chaires, ils aiment à être salués et à être appelés maîtres ".

3. Si c’est un crime d’aimer ces choses, quel crime n’est-ce pas de les rechercher avec tant d’empressement? Jésus-Christ avait jusqu’ici passé assez légèrement sur les autres abus des pharisiens qui ne pouvaient nuire à leurs disciples; et il s’était contenté de les condamner et de les blâmer; mais quand il s’agit du désir des préséances et des dignités, ou de rechercher par ambition la chaire de vérité, pour instruire les hommes, le Fils de Dieu s’y arrête davantage. Il ne se contente plus de blâmer et de condamner les excès de ce genre mais il donne à ses disciples des avis et des instructions toutes contraires à cette conduite.

" Mais, pour vous, ne désirez point d’être appelés maîtres, parce que vous n’avez tous qu’un Maître, et que vous êtes tous frères (8)", sans que l’un d’entre vous ait aucun avantage sur l’autre, puisqu’il n’est rien de lui-même. C’est ce qui fait dire à saint Paul : " Qui est Paul? Qui est Apollon? Qui est Céphas? Que sont- ils autre chose que des ministres"? (I Cor. III, 5.) Il ne dit pas : Que sont-ils autre chose que des docteurs ou des maîtres?

" Et n’appelez personne sur la terre votre père, parce que vous n’avez qu’un Père, qui est dans le ciel (9) ". Jésus-Christ ne leur fait point ce commandement, afin qu’ils l’observent à la lettre, et qu’ils ne donnent effectivement à personne le nom de père, mais afin qu’ils sachent quel est celui qu’ils doivent par excellence appeler leur "Père ". Car, comme il n’y a point d’homme qui soit proprement maître, il n’y en a point non plus qui soit proprement père. Dieu seul est essentiellement le Maître et le Père de tous les hommes, et c’est lui qui forme tous ceux qui sont les maîtres et les pères de son Eglise.

" Et ne vous faites point appeler docteurs, (563) parce que vous n’avez qu’un docteur qui est le Christ (10) ". Il ne dit pas " qui est moi", imitant encore cette conduite qu’il vient de garder, en disant : " Que vous semble du Christ? de qui doit-il être fils " ? Je demanderais volontiers ici à ceux qui, pour déshonorer le Fils de Dieu, disent si souvent du Père qu’il n’y a qu’un Dieu; qu’il n’y a qu’un Seigneur, si le Père n’est pas aussi le Maître et le docteur des hommes? Y aurait-il un seul d’entre eux qui osât nier cette vérité? Et cependant le Fils de Dieu dit " qu’il n’y a qu’un docteur qui est le Christ ". Comme donc cette parole : " Il n’y a qu’un Maître qui est le Christ", n’exclut pas le Père, et ne veut pas dire qu’il ne soit pas aussi le Maître des hommes; de même cette parole : " Il n’y a qu’un Seigneur, il n’y a qu’un Dieu ", qui est proprement dite du Père, n’exclut pas non plus le Fils, et ne veut pas dire qu’il ne soit pas Dieu et Seigneur comme son Père. Car ces mots : " Il n’y a qu’un Dieu, il n’y a qu’un Seigneur ", ne sont que pour distinguer Dieu, et le séparer des hommes et du reste des créatures. Après que Jésus-Christ a fait voir à ses apôtres la grandeur de cette maladie qui est si contagieuse, il leur apprend maintenant que c’est par l’humilité qu’il faut la prévenir et y porter remède. C’est pourquoi il ajoute aussitôt : " Celui qui est le plus grand parmi vous sera votre serviteur " (14). Car, quiconque s’élèvera sera abaissé, " et quiconque s’abaissera sera élevé (12) " . Comme il n’y a rien qui soit comparable à la vertu de l’humilité, Jésus-Christ a soin d’en parler souvent à ses disciples. Il le fait en cet endroit. Il le fit encore dans cette autre rencontre où il mit un enfant au milieu d’eux. Il le fit lorqu’en son sermon sur la montagne, il commença par cette béatitude " Bienheureux les pauvres d’esprit ". Mais il arrache ici comme la racine de ce vice, lorsqu’il dit " Quiconque s’abaissera sera élevé". Je vous prie de remarquer encore ici ce que je vous ai souvent fait voir, que Jésus-Christ exhorte ses disciples à acquérir ce qu’ils souhaitent, par une voie qui semble toute contraire. Il ne leur commande pas seulement de ne point désirer les premières places, mais il les porte même à rechercher la plus basse, et il les assure que c’est le moyen- de posséder les premières qu’ils souhaitaient. Parce qu’il faut nécessairement que celui qui veut être le premier, devienne le dernier de tous. " Celui qui s’abaissera sera élevé ". Mais où trouverons-nous cette humilité? Il m’est aisé de répondre à votre demande.

Voulez-.vous, mes frères, que nous montions encore aujourd’hui à cette ville bienheureuse, à cette demeure de saints, à ces montagnes et à ces vallées où habitent les vertus? C’est là que nous verrons l’humilité dans sa grandeur et dans son éclat. Car il y a dans ces troupes saintes des solitaires, qui, après avoir été autrefois dans les dignités du monde, dans les richesses et dans la magnificence, s’humilient maintenant et se rabaissent en toutes choses, dans leur vêtement, dans leur cellule et dans-leurs emplois; et qui regardent l’humilité comme la lin générale où ils rapportent tout le reste. Tout ce qui allume le feu de l’orgueil, les beaux habits, les splendides habitations, les nombreux domestiques, toutes ces choses qui nous engagent malgré nous dans la vanité, sont retranchées parmi eux, Ils vont eux-mêmes couper le bois dont ils ont besoin. Ils allument eux-mêmes leur feu. Ils font cuire eux-mêmes ce qu’ils doivent manger, et ils servent eux-mêmes ceux qui les viennent voir.

Nul en ce lieu, ni ne blesse un autre ni n’en est blessé. Nul ne commande, et nul n’a besoin qu’on lui commande. Ils sont tous serviteurs les uns des autres. Ils s’empressent de laver les pieds des hôtes qui les viennent voir. Chacun tâche de prévenir son frère dans ce devoir et ils ne disputent jamais qu’à qui sera le plus humble. On rend cet office de charité à un hôte quel qu’il soit, sans s’informer s’il est pauvre ou s’il est riche , s’il est libre ou s’il est esclave. On traite tout le monde indistinctement. Il n’y a parmi eux ni grand ni petit. Tout y est égal. Il y a donc là, me direz-vous, une grande confusion. Nullement, mes frères, mais on y voit au contraire régner souverainement l’ordre et la paix. Personne ne considère ce qu’est son -frère, s’il était noble, s’il ne l’était pas. Chacun se croit le dernier de tous, et devient grand en cela même qu’il aime à se mettre au-dessous des autres.

4. Il n’y a qu’une seule table pour ceux qui servent et pour les autres que l’on sert. Ce sont les mêmes viandes pour tous; les mêmes habits; les mêmes cellules; le même genre de vie. Celui d’entre eux qui se porte aux petites choses avec plus d’ardeur, est celui qui (564) est le plus grand de tous. On n’entend point dire là Ceci est à moi, cela est à vous. Ces paroles qui sont la source des divisions et des guerres, sont éternellement bannies de ces lieux. Et on ne doit pas s’étonner qu’ils n’aient tous qu’un même habit, qu’une même table et qu’une même nourriture, puisqu’ils n’ont tous ensemble qu’une même âme, non parce qu’elle est d’une même substance, ce qui est commun à tous les hommes , mais à cause de leur charité qui, les unissant tous, ne fait d’eux tous qu’un coeur et qu’une âme. Et comment une seule âme pourrait-elle s’élever contre elle-même?

On ne voit donc point là, comme parmi nous, ces différences de pauvres et de riches; ni ce discernement de personnes qu’on honore, et d’autres que l’on méprise. Cette parfaite égalité ne laisse parmi eux aucune entrée à la vaine gloire. Si l’un y est grand et l’autre petit, ce n’est qu’en vertu, et l’on n’a même aucun égard à ces différences. Celui qui est inférieur aux autres, ne se plaint point d’être méprisé, parce qu’il n’y a personne qui le méprise , et s’il s’en trouvait quelqu’un il en aurait de la joie, parce qu’ils aiment à souffrir les mépris et les injures. C’est à quoi ils s’appliquent sans cesse à s’anéantir et à s’humilier, non-seulement dans leurs paroles, mais encore plus dans leurs actions.

Ils aiment à manger avec les pauvres et les personnes les plus méprisables. Leur table est tous les jours environnée de ces sortes d’hôtes, et c’est ce qui les rend dignes du ciel. L’un y panse les plaies des blessés, l’autre sert de guide à un aveugle, l’autre porte celui qui a la jambe rompue. Il n’y a point là de flatteurs.

On n’y sait pas même ce que c’est que de flatter; et comme tout est égal entre eux, il ne s’y peut mêler aucune envie. Ainsi, ceux qui entrent parmi ces saints, y apprennent aisément la vertu, et à devenir humbles à leur exemple sans qu’on les contraigne à s’humilier devant les autres. Car comme on arrête plus aisément l’audace d’un homme superbe en lui cédant qu’en lui résistant, et que la modération d’un autre est une grande instruction pour lui, ainsi rien n’est plus propre pour guérir dans une âme la plaie de la vaine gloire, que de voir des personnes qui n’ont pour elle que de l’aversion et du mépris. C’est ce qui se pratique admirablement dans ces lieux. On voit autant d’ardeur pour fuir ou pour quitter les premières places et ces rangs d’honneur, que nous en voyons ailleurs pour y arriver. On y aime, non à se faire honorer, mais à honorer les autres.

Les ouvrages mêmes des solitaires et les occupations où ils s’emploient, les portent encore à l’humilité et étouffent en eux tous les mouvements de la vaine gloire. Car, qui peut devenir superbe en bêchant la terre, en arrosant des herbes, en faisant des paniers d’osier, et d’autres choses semblables? Comment pourraient-ils s’élever dans leur coeur, en souffrant comme ils font la pauvreté, la faim, la soif, et toutes les autres nécessités de la vie? Ainsi, l’humilité , comme je viens de le dire , est parmi eux une vertu bien aisée. Il est très-difficile de ne devenir pas superbe parmi les louanges et les applaudissements des hommes; il est facile au contraire de devenir humble parmi des choses si basses, et dans le fond d’un désert. C’est là qu’on traite avec Dieu seul à seul. On n’a pour compagnie que soi-même. On n’y voit qu’un oiseau qui vole; qu’un arbre qui est agité des vents; qu’un ruisseau qui coule le long d’une vallée. Par où donc l’orgueil attaquerait-il un homme dans une si profonde solitude?

Ce n’est pas néanmoins que nous soyons excusables au milieu des villes de nous laisser aller à cette passion. Abraham vivait au milieu des chananéens et ne laissait pas de dire à Dieu : "Je ne suis que terre et que cendre". (Gen. XVII, 29.) David était dans la cour et dans les armées, et cependant il disait: " Pour moi, je suis un vermisseau et non un homme ". (Ps. XXI, 6.) Saint Paul vivait au milieu des hommes, et cependant il était assez humble pour dire : " Je ne suis pas digne d’être " appelé apôtre ". (I Cor. XV, 9.) Après tant d’exemples, mes frères, comment serions-nous excusables d’être encore si superbes et si vains? N’est-il pas vrai que si ces hommes admirables doivent être comblés de gloire parce qu’ils ont donné les premiers l’exemple d’une si haute vertu, et que nous serons, nous, exposés aux plus grands supplices pour ne l’avoir pas suivi, pour lire leurs actions sans les imiter, pour admirer leur humilité, sans devenir humbles?

Que nous restera-t-il pour excuser une si grande dureté? Direz-vous que vous ne pouvez lire l’Ecriture pour y apprendre quelle a été la vertu de ces saints hommes? C’est déjà (565) une grande faute de n’avoir pas soin de vous en instruire dans l’Eglise, où vous devriez venir puiser sans cesse ces eaux si saintes et si salutaires. Mais si vous ne pouvez apprendre les vertus de ces anciens serviteurs de Dieu, ne pouvez-vous pas avoir au moins celles des saints qui vivent encore?

Je n’ai personne qui m’y mène, dites-vous. Venez me trouver, je vous y mènerai moi-même. Venez avec moi pour apprendre des choses qui vous toucheront et qui vous édifieront. Ces solitaires sont comme des lampes qui éclairent toute la terre. Ce sont comme des remparts qui vous serviront de défense. Ils ont recherché les déserts pour vous apprendre à mépriser le monde. Il faut être fort pour trouver le calme au milieu de la tempête. Mais pour vous qui êtes faibles, vous avez besoin de repos après cette agitation continuelle où vous expose l’engagement que vous avez dans le monde. Allez donc, mes frères, voir souvent ces saints, afin que leurs prières et leurs exhortations servent à vous purifier des taches du siècle, et qu’en purifiant votre vie de plus en plus, vous vous mettiez en état de jouir des biens de ce monde et de l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXIII.
" MALHEUR A VOUS, DOCTEURS DE LA LOI ET PHARISIENS HYPOCRITES, QUI DÉVOREZ LES MAISONS DES VEUVES SOUS PRÉTEXTE QUE VOUS FAITES DE LONGUES PRIÈRES, C’EST POUR CELA QUE VOUS RECEVREZ UNE CONDAMNATION PLUS RIGOUREUSE ". (CHAP. XXIII, 14, JUSQU’AU VERSET 29.)

ANALYSE

1 et 2. Attaque directe et très-forte contre les pharisiens. — Qu’il faut tenir surtout à la pureté intérieure.

3 et 4. Que c’est être pharisien que de ne travailler qu’à régler le dehors et ne se pas mettre en peine du dedans de l’âme. — Que ces sortes de personnes sont des sépulcres selon la parole du Fils de Dieu. — De la mauvaise odeur que les méchants portent dans l’Eglise par leurs déréglements. — Contre ceux qui violent la sainteté de l’Eglise par des regards et des desseins criminels. — Combien la manière dont les femmes se conduisent aujourd’hui est différente de celle des femmes chrétiennes des premiers siècles de l’Eglise. — Contre ceux qui recherchent les bonnes tables.
 
 

1. Jésus-Christ s’en prend maintenant à l’intempérance des pharisiens. Le premier crime qu’il leur reproche sur ce point, et qui en effet était insupportable, c’est qu’ils ne tiraient pas de quoi satisfaire ces excès de bouche du superflu des riches, mais du nécessaire des veuves; surchargeant ainsi des personnes pauvres qu’ils devaient plutôt soulager. Car Jésus- Christ ne dit pas simplement qu’ils mangeaient, mais qu’ils " dévoraient " les maisons des veuves. La manière dont ils commettaient ce crime les rendait encore plus détestables " Sous prétexte, dit-il, que vous faites de longues prières ". Tout homme qui fait une action criminelle mérite d’en être puni; mais celui qui se voile alors d’un prétexte de piété, et qui colore sa malice d’une apparence de vertu, mérite d’en être encore beaucoup plus puni. Vous me demanderez peut-être pourquoi, puisque ces pharisiens étaient si corrompus, Jésus-Christ ne leur ôtait pas un ministère qu’ils usurpaient si injustement? Il ne le fait (566) pas, mes frères, parce que le temps ne le permettait pas encore. Il les laisse cependant dans leur charge, et se contente d’avertir le peuple afin qu’il ne se laisse pas surprendre, et que. la dignité de ces hommes ne le porte pas à les imiter. Après qu’il a donné en. général cette règle : " Faites tout ce qu’ils vous disent ", il montre ici comment elle se doit entendre, et comment il faut borner ce mot de " tout " à ce qui est exempt de péché, afin que les moins sages ne prissent pas de là sujet de croire qu’ils pouvaient leur obéir indifféremment en toutes choses.

" Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le royaume des cieux, n’y entrant point vous-mêmes, et en empêchant l’entrée à ceux qui y entrent (13) ". Si c’est déjà un crime que de n’être utile à personne, que doit-on attendre lorsqu’on nuit même aux autres, et qu’on leur empêche l’entrée du ciel? Ce mot, " ceux qui y entrent ", ne veut marquer autre chose que ceux qui étaient près d’y entrer. Lorsque les pharisiens avaient à diriger les autres, ils leur faisaient des commandements insupportables. Et lorsqu’il s’agissait pour eux-mêmes de remplir leurs devoirs, au lieu de porter les hommes à la vertu par le bon exemple, ils ne servaient qu’à les induire dans le mal et qu’à les corrompre. Ces sortes de gens sont véritablement les fléaux des moeurs et la perte du monde. Ils n’instruisent les âmes que pour leur apprendre à se perdre, et ils sont opposés aux vrais pasteurs comme les ténèbres le sont à la lumière. Car, comme c’est le propre d’un pasteur et d’un docteur de l’Eglise de sauver celui qui allait se perdre, c’est le propre aussi d’un corrupteur et d’un empoisonneur des âmes de perdre celui qu’il devait sauver. Voici une autre accusation que Jésus-Christ exprime avec beaucoup de force:

" Vous courez la mer et la terre pour rendre un seul prosélyte, et quand il l’est devenu, vous le rendez digne de l’enfer deux fois plus que vous (15) ". Cela veut dire: Ces grandes peines et ces longs travaux que vous endurez pour gagner une âme ne peuvent vous porter à l’épargner et à la ménager ensuite, quoique nous voyions tous les jours que nous conservons avec plus de soin ce que nous avons acquis avec plus de peine. Cependant cette considération ne fait point d"impression sur vous, et ne vous rend point plus compatissants envers ceux que vous gagnez. Jésus-Christ reprend donc ici les pharisiens de deux grands désordres : le premier, de ce qu’ils se sont rendus inutiles pour le salut des hommes, et de ce qu’ils ont bien de la peine à en pouvoir convertir un seul; et le second, de ce qu’ils sont si indifférents et si lâches ensuite pour conserver ceux qu’ils ont gagnés, ou plutôt de ce qu’ils les perdent au lieu de les convertir, en leur apprenant à se corrompre par leur exemple, et en étant cause que leurs disciples deviennent encore plus méchants qu’eux. Car si le maître est méchant, le disciple le devient encore davantage, et il dépasse le mauvais exemple qui lui a été donné. Lorsque nous avons d’excellents maîtres, c’est tout ce que nous pouvons faire que de les imiter et d’égaler leur vertu; mais lorsque nous en avons de méchants, nous passons aisément au delà de leur méchanceté, parce que la nature a une facilité et une pente effroyable qui la porte au mal : " Vous le rendez ", dit Jésus-Christ, " digne de l’enfer deux fois plus que vous ". Il veut par cette parole effrayer le peuple qui écoutait les pharisiens, et en même temps châtier sévèrement les pharisiens eux. mêmes, ces docteurs d’iniquité, qui ne se bornaient pas à faire leurs disciples aussi méchants qu’eux-mêmes, mais qui les poussaient encore à un plus bas degré de perversité : ce qui est l’extrême limite du mal.

" Malheur à vous, conducteurs aveugles qui dites : Si un homme jure par le temple, cela n’est rien; mais s’il jure par l’or du temple, il est obligé à son serment (16). Insensés et aveugles que vous êtes! Lequel est le plus à estimer, ou l’or, ou le temple qui sanctifie l’or (17)? Et si un homme, dites-vous, jure par l’autel, cela n’est rien; mais s’il jure par le don qui est sur l’autel, il est obligé à son serment (18). Aveugles que vous êtes, lequel est le plus grand, ou le don, ou l’autel qui sanctifie le don (19)? Celui donc qui jure par l’autel, jure par l’autel et par tout ce qui est dessus (20). Et celui qui jure par le temple, jure par le temple et par celui qui y habite (21). Et celui qui jure par le ciel, jure par le trône de Dieu et par celui qui y est assis (22) ". Jésus-Christ attaque ici l’aveuglement et la folie des pharisiens qui portaient les hommes à mépriser les plus importants commandements de la Loi. Il semble néanmoins que le Fils de Dieu se contredise, car il (567) a dit le contraire un peu plus haut, lorsqu’il leur " reprochait de mettre des fardeaux insupportables sur les épaules des hommes ". Mais ce qu’on doit dire ici, mes frères, c’est que les pharisiens tombaient en effet dans l’un et l’autre de ces deux excès contraires. Il semble qu’ils affectaient dans leur conduite tout ce qui pouvait perdre ceux qui leur étaient soumis. Ils leur faisaient mépriser les plus grands commandements, et ils les traitaient en même temps avec une rigueur et une dureté insupportable dans les plus petits.

" Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, pendant que vous négligez ce qu’il y a de plus important dans la Loi, la justice, la miséricorde et la foi. C’est là ce qu’il fallait pratiquer, sans omettre néanmoins ces autres choses (23) ". C’est avec grande raison que Jésus-Christ ajoute ces paroles, " sans omettre néanmoins ces autres choses ", c’est-à-dire la dîme de la menthe et du reste dont il parle, parce que la dîme est une espèce de miséricorde et d’aumône, et entre en quelque sorte dans le rang de ces choses importantes dont il parle. Il faut la payer, dit-il; car, à qui a-t-il jamais nui de faire l’aumône? Mais il ne faut pas croire qu’en payant ces dîmes on garde par là toute la loi.

Jésus-Christ témoigne le contraire en disant: " Il faut faire cela, sans omettre néanmoins ces autres choses ".

Il n’ajoute pas cette dernière parole lorsqu’il leur parle de leurs purifications extérieures. Il fait une séparation exacte de ce qui était pur d’avec ce qui ne l’était pas, et il montre que la pureté du dehors n’est que l’effet et la suite de la pureté du dedans, et que la pureté du corps n’allait point jusqu’à se communiquer à l’âme. Comme il ne s’agissait dans cette exactitude à payer les dîmes que d’une chose qui était bonne en elle-même et qui était une espèce d’aumône, Jésus-Christ passe cela sans le condamner, parce qu’il n’était pas encore temps de rien faire contre la Loi. Mais il détruit plus clairement ce qui ne regardait que la purification extérieure des corps. C’est pourquoi, en parlant ici des dîmes, il ajoute aussitôt : " Il fallait pratiquer cela sans omettre néanmoins ces autres choses "; mais lorsqu’il parle de ces vaines purifications, il leur dit: " Vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, pendant que le dedans demeure plein de rapine et d’impureté. Pharisien aveugle, nettoyez premièrement le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors en soit net aussi". Il se sert ici de cette comparaison familière et commune d’un " plat " et d’une " coupe ". Mais, pour montrer ensuite qu’on ne perd rien en négligeant la purification extérieure des corps, et qu’on perdrait tout au contraire en négligeant la pureté intérieure des âmes, dans laquelle consiste toute la vertu, il compare l’une à un " moucheron " à cause de sa petitesse, et l’autre à un " chameau " à cause de sa grandeur et de son extrême importance.

2. " Conducteurs aveugles que vous êtes, qui passez ce que vous buvez de peur d’avaler un moucheron, et qui avalez un chameau (24) ". Dieu, leur dit-il, n’a ordonné ces petites choses qu’en les rapportant aux grandes, c’est-à-dire à la " miséricorde " et au " jugement ". Lors donc que ces petites observances sont séparées des grandes, pour lesquelles elles ont été établies, elles ne servent plus à ceux qui les pratiquent, parce qu’alors se trouve rompu ce rapport et cette liaison nécessaire qu’elles ont avec ces règles importantes et essentielles de la loi. Ces règlements capitaux pouvaient subsister sans ces préceptes moins considérables; mais ces petits préceptes ne pouvaient servir de rien sans ces autres beaucoup plus importants. Jésus-Christ montre par là qu’avant même le temps de la grâce et de l’Evangile, ces observances n’étaient pas ce qu’il désirait le plus, mais qu’il demandait des hommes d’autres observances bien plus considérables et un culte plus spirituel. C’est pourquoi, après que la nouvelle loi de Jésus-Christ nous a donné d’autres lois plus saintes et des commandements plus divins, ces autres sont devenus superflus, et il est inutile de les observer.

Mais quoique la malice soit toujours en horreur aux yeux de Dieu, elle ne l’est jamais davantage que lorsque ceux qui en sont possédés, bien loin de croire qu’ils aient besoin de changer de vie, s’imaginent au contraire être capables d’éclairer et de conduire les autres. L’est ce que Jésus-Christ veut nous marquer, lorsqu’il appelle les pharisiens " des conducteurs aveugles ". Si le plus grand malheur pour un aveugle c’est de croire qu’il n’a point besoin de guide, que dirons-nous de celui qui, étant aveugle lui-même, veut être néanmoins le guide des autres? Jésus-Christ (568) leur reproche d’une manière couverte par ces paroles la passion furieuse qu’ils avaient pour l’ambition et pour la vaine gloire, source de tous leurs maux, parce qu’ils faisaient toutes leurs actions dans le désir d’être vus des hommes. C’est cet orgueil inflexible qui les a empêchés d’embrasser la foi, et qui les a portés à détruire toute véritable vertu, et à renfermer toute leur religion dans quelques purifications extérieures qui ne regardaient que le corps, sans se mettre en peine de la pureté de l’âme.

" Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui nettoyez le dehors de u la coupe et du plat, pendant que le dedans demeure plein de rapine et d’impureté (25). Pharisien aveugle, nettoyez premièrement le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors en soit net aussi (26) ". Jésus-Christ voulant rappeler les pharisiens à la véritable piété qu’ils méprisaient, et les faire passer de ce soin de l’extérieur au soin du dedans de l’âme, leur parle de la " miséricorde", de la "justice " et de la " foi ". Car ce sont là les choses qui renferment toute la vie et toute la sanctification de nos âmes. La " miséricorde "nous rend doux et compatissants envers nos frères. Elle nous porte à leur pardonner aisément leurs fautes, et à ne pas témoigner trop de dureté envers les pécheurs. Nous trouvons en elle ce double avantage, qu’elle attire la miséricorde de Dieu sur nous, et qu’en nous attendrissant le coeur, elle nous rend plus prompts à assister ceux que l’on outrage et à compatir à tout ce qu’ils souffrent. La "justice " et la " foi " nous empêchent d’être hypocrites et trompeurs, et nous rendent purs et sincères.

Mais quand Jésus-Christ dit : " Il fallait faire ces choses et ne pas omettre les autres ", il ne prétend pas nous engager à toutes les observances de l’ancienne loi; comme lorsqu’il dit " qu’il faut purifier le dedans du vase afin que le dehors soit aussi pur", il ne veut pas nous ramener à toutes ces purifications légales. Il nous montre au contraire qu’elles sont vaines et inutiles. Car il ne dit pas : " Et purifiez ensuite le dehors ", mais, " purifiez le dedans, et le dehors sera pur et net ". Par cette "coupe" et par ce " plat ", il marque l’homme. Le "dedans" de la coupe en marque l’âme, et le " dehors " en marque le corps. Si c’est donc un désordre de ne se mettre pas en peine qu’un plat soit net au dedans pour en tenir le dehors propre, combien serait-il plus dangereux de négliger la pureté du dedans de l’âme? Mais vous, ô pharisiens, vous faites tout le contraire. Vous gardez avec soin les petites choses qui ne sont qu’extérieures, pendant que vous négligez les importantes qui regardent le coeur. C’est de cette source que vient ce mal si dangereux, et comme cette plaie mortelle qui vous fait croire que vous avez accompli toute la loi, et qu’il ne vous reste plus rien à faire, et qu’ainsi vous ne devez point penser à corriger et à purifier votre vie.

" Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui êtes semblables à des sépulcres blanchis, qui au dehors paraissent beaux, mais qui au dedans sont pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture (27). Ainsi au dehors vous paraissez justes aux yeux des hommes, mais au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité (28) ". Jésus-Christ leur reproche encore ici leur passion pour la vaine gloire en les appelant des " sépulcres blanchis ". Il condamne par là leur hypocrisie, qui était la source de tous leurs crimes et la cause de leur perte. Il ne se contente pas de dire qu’ils sont seulement semblables à des " sépulcres blanchis ", mais il ajoute : " qui sont au dedans pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture ", c’est-à-dire, comme il l’explique aussitôt, " qu’ils sont pleins au dedans d’eux-mêmes d’hypocrisie et d’iniquité ", marquant par là que leur hypocrisie était leur plus grand obstacle à la foi. Les crimes que Jésus-Christ reproche ici aux Juifs ne leur ont pas été représentés seulement par le Fils de Dieu. Tous les prophètes les en ont souvent accusés, et leur ont fait voir qu’ils étaient avares et voleurs, et que leurs princes ne rendaient point la justice. On voit partout qu’ils négligeaient le plus solide et le plus essentiel de la loi, et qu’ils s’arrêtaient à des choses mutiles. C’est pourquoi il n’y avait rien ni dans ces avis, ni dans ces reproches, ni dans cette comparaison du sépulcre, qui leur dût paraître nouveau, puisque David compare leur " bouche" non-seulement à un " sépulcre ", mais à " un sépulcre toujours ouvert ". (Ps. LI, 10.)

3. Il a encore aujourd’hui, mes frères, plusieurs de ces " pharisiens qui ont grand soin de paraître purs au dehors", mais "qui ne sont pleins au dedans que de corruption (569) et d’iniquité ". Nous voyons de nos jours qu’on travaille beaucoup à régler l’extérieur, et qu’on le réforme avec beaucoup de soin, pendant qu’on néglige entièrement de régler le dedans de l’âme, et de l’établir dans la solide piété. Si l’on ouvrait maintenant les consciences de chacun de nous, on les verrait pleines de vers, de puanteur et de pourriture : je veux dire qu’on les verrait pleines de passions et de désirs déréglés, qui déchirent plus les âmes, que les vers ne rongent les corps.

C’était sans doute un grand malheur devoir les pharisiens dans cet état déplorable. Mais c’en est un bien plus grand, qu’étant comme nous sommes les membres du Fils de Dieu, nous devenions " des sépulcres pleins de toute sorte de pourriture ". Ce mal, mes frères, est au-dessus de tout ce qu’on en peut dire. Car, qu’y a-t-il de plus effroyable que de voir une âme qui était le temple de Jésus-Christ, et l’organe de son Esprit-Saint, où tant de mystères s’étaient accomplis, et s’accomplissaient tous les jours, devenir tout d’un coup d’un ciel vivant et animé, un sépulcre infâme? Quelle source de larmes pourrait suffire pour pleurer dignement un si grand malheur?

Souvenez-vous de votre divine renaissance. Rappelez en votre mémoire le titre auguste dont vous avez été honoré en votre baptême; quelle robe vous y avez reçue, comment vous y êtes devenu un palais céleste, fondé sur l’immobilité de la pierre, enrichi, non de marbre et de jaspe, ni d’or et de diamants, mais des dons de l’Esprit de Dieu, et de toute la magnificence de sa grâce.

Considérez qu’on ne souffre point les sépulcres dans les villes, et qu’ainsi étant vous-même "un sépulcre " , vous ne devez point prétendre avoir part à cette cité éternellement heureuse. On vous en rejettera avec encore plus d’horreur qu’on ne rejette les tombeaux du milieu des villes. Et comment vous y pourrait-on souffrir, puisque vous êtes devenu sur la terre même l’opprobre de tous les hommes, qui vous voient avec horreur porter une âme morte dans un corps vivant? Si l’on voyait dans cette ville un homme porter de rue en rue un corps mort plein de puanteur, qui ne le fuirait avec dégoût? Vous êtes vous-même cet homme, et c’est ainsi que vous portez partout une âme morte, rongée de vers, et " pleine de pourriture ". Qui pourra avoir quelque compassion de vous, puisque vous êtes si cruel envers vous-même, et que vous vous traitez avec tant de dureté? Que feriez-vous si on allait enterrer un corps mort au lieu où vous mangez, et où vous dormez? Cependant vous ensevelissez votre âme morte, non pas au lieu où vous mangez et où vous dormez, mais entre les membres mêmes de Jésus- Christ, et vous ne craignez point qu’il ne lance sur vous tous ses foudres?

Comment osez-vous, étant rempli de tant d’ordures et de corruption, entrer dans l’Eglise de Dieu, et vous présenter dans son saint temple? On punirait du dernier supplice celui qui ferait à la majesté impériale l’injure d’aller enterrer un mort dans son palais. Que ne devez-vous donc point attendre, vous qui pouvez sans rougir aller infecter ce temple sacré de Jésus-Christ, par vos puanteurs insupportables?

Que n’imitez-vous cette sainte pécheresse qui parfuma les pieds du Sauveur d’une "huile précieuse, dont l’odeur excellente remplit toute la maison"?Vous faites tout le contraire en vous présentant à Jésus-Christ, étant plein de puanteur. Il est vrai que vous ne la sentez pas. Mais c’est en cela même que votre maI est plus incurable, et presque désespéré. Car, lorsque le corps d’un homme se corrompt, il le sent lui-même, ainsi que ceux qui l’approchent. Ainsi, il est plus aisé de le guérir, et tout le monde le plaint, parce que cette corruption est involontaire. Mais la vôtre est d’autant plus incurable qu’elle ne tombe pas sous les sens, et d’autant plus digne de haine, que vous vous y plaisez, et que vous l’entretenez volontairement.

Puis donc que votre maladie est si dangereuse, et que vous n’avez pas le moindre sentiment de cette odeur de mort que vous répandez partout, faites au moins un effort sur vous-même, et appliquez-vous à ce que je vais vous dire pour vous représenter l’état où vous êtes, et pour vous faire voir quelle est cette peste effroyable qui tue votre âme invisiblement. Mais souvenez-vous auparavant de ce que vous dites dans vos prières: " Que ma prière s’élève à vous, mon Dieu, comme l’encens s’élève en votre présence". (Ps. CXL, 2.) Si, au lieu de cet encens, vous faites monter vers Dieu une fumée noire et puante, qui ne voit que vous ferez descendre, non la (570) miséricorde, mais la colère de Dieu sur vous? Et qui sont ceux, me direz-vous, qui font monter cette fumée vers Dieu dans l’Eglise? Ce sont ceux qui ne craignent pas d’y venir, pour y satisfaire leurs regards impudiques, qui ont le démon dans le coeur, et l’adultère dans les yeux. Et l’on ne s’étonne point après cela que tous les foudres du ciel ne tombent sur la terre pour la réduire en cendre, puisque ces crimes devraient attirer également les feux du ciel et ceux de l’enfer. Cependant, comme Dieu est bon et plein de miséricorde, il suspend sa colère, et il vous invite à la pénitence.

Quoi, vous osez donc venir à l’église pour voir une femme, et vous ne tremblez pas de déshonorer la sainteté du temple de Dieu ? Regardez-vous l’église comme un lieu de divertissement, et la traitez-vous avec moins de respect que les rues et les places publiques? Vous rougiriez peut-être dans ces lieux publics qu’on vous vît aller après une femme; et vous ne rougissez point dans l’église, d’occuper vos yeux de ce qui empoisonne votre coeur, et de vous entretenir de pensées infâmes, au même temps que Dieu par la voix de ses ministres vous menace de vous perdre, si vous n’avez en horreur cette passion? C’est là le fruit de ces spectacles dont vous êtes si passionnés. C’est là ce que vous enseigne le théâtre. Voilà ce que produit cette peste si contagieuse; ces objets qui corrompent et qui enchantent les yeux qui les voient, et cette source publique d’impureté dont les eaux empoisonnées et délicieuses tout ensemble, enivrent ceux qui en boivent d’un plaisir funeste, et les perdent agréablement. C’est ce que le prophète Jérémie accusait par ces paroles : " Votre oeil", dit-il, " est mauvais aussi bien que votre coeur". (Jérém. XXXIV.) Combien vaudrait-il mieux être aveugle ou être malade d’une fièvre ardente que d’abuser ainsi de ses yeux?

Il serait à souhaiter aujourd’hui, à voir l’état des choses, qu’il y eût au dedans de cette église un mur qui vous séparât d’avec tes femmes; mais puisque vous ne le voulez pas souffrir, nos pères ont cru qu’il fallait au moins faire une séparation avec cette clôture de bois. J’ai su, néanmoins, des personnes les plus avancées en âge, que cette séparation n’avait pas été toujours en usage, " parce qu’en Jésus-Christ ", comme. dit l’apôtre, " il n’y a ni mâle ni femelle". (Gal. III, 25.) Les hommes et les femmes, du temps des apôtres, priaient indifféremment ensemble, parce que les chrétiens alors, soit hommes ou femmes, étaient véritablement ce qu’on croyait qu’ils étaient, Mais aujourd’hui les femmes chrétiennes paraissent des courtisanes , et les hommes vivent plutôt en bêtes qu’en hommes.

Ne voyons-nous pas dans les actes, que les hommes et les femmes étaient dans une même chambre, lorsque saint Paul leur parlait? et cette assemblée néanmoins était tout angélique et digne du ciel; parce que les femmes avaient un coeur mâle et une vertu d’hommes, et que les hommes avaient une modestie et une pureté digne des plus chastes d’entre les femmes. Voyez ce qu’une femme et une vendeuse de pourpre, dit aux apôtres : " Si vous me jugez digne du Seigneur, je vous prie de venir chez moi, et d’y demeurer". (Act. XVI, 15) Considérez encore ces premiers disciples qui accompagnaient les apôtres, et qui parcouraient avec eux toute la terre. Voyez ces femmes généreuses : Priscille, Perside et tant d’autres, dont les femmes d’aujourd’hui sont aussi éloignées que les hommes, de notre temps, le sont des hommes des premiers siècles.

4, Quoique ces femmes passassent leur vie à aller de ville en ville en suivant les disciples, jamais néanmoins on ne conçut d’elles les moindres soupçons; au lieu qu’aujourd’hui celles qui demeurent toujours chez elles, et qui ne sortent jamais de leur chambre, n’en sont pas exemptes, à cause de ce soin excessif qu’elles prennent pour se parer, et pour vivre dans les divertissements et dans les délices. Les femmes alors n’avaient point d’autre soin ni d’autre désir que de voir l’Evangile s’étendre par toute la terre; et les femmes d’aujourd’hui n’ont point d’autres désirs que de s’embellir le visage, et de paraître. agréables aux yeux des hommes. Elles mettent en cela toute leur gloire et tout leur bonheur. Pour ce qui regarde cet amour de l’Eglise et ce zèle pour Dieu et pour le prochain, il ne leur en vient pas seulement la moindre pensée.

Quelle femme aujourd’hui s’efforce de retirer son mari de ses excès, et de le rendre un véritable chrétien ? Quel est l’homme qui cherche à rendre sa femme aussi réglée et aussi vertueuse qu’elle le doit être? Ces soins et ces empressements de charité sont aujourd’hui inconnus au inonde, Les femmes (571) s’occupent de leurs ameublements, de leurs habits, et de tout ce qui contribue aux délices et au luxe, et elles souhaitent pour cela d’être plus riches. Les hommes s’occupent aussi de ces mêmes bagatelles et de mille choses semblables, qui ne regardent toutes que l’accroissement de leur bien et les commodités de la vie. Quel est maintenant le jeune homme qui, devant se marier, se met en peine de savoir quelle est la femme qu’il va prendre; comment elle a été élevée, si ses moeurs sont réglées, si sa vie est sans reproches? Tous ses soins se terminent à savoir ce qu’elle a de biens; combien elle a en fonds de terre ou en meubles, II semble qu’il achète une femme, et on donne même au mariage le nom " de contrat". J’en vois plusieurs aujourd’hui qui disent: Un tel a contracté avec une telle, pour dire qu’il l’a épousée. On déshonore ainsi le nom de Dieu, et on traite un sacrement si saint, comme un trafic où l’on se vend et où l’on s’achète. Il faut même, dans ces contrats, être extrêmement sur ses gardes, parce que l’on tâche encore plus d’y tromper que dans les autres.

Mais voici, mes frères, comment on se mariait autrefois parmi les chrétiens. Se vous le dis, non-seulement afin que vous le sachiez, mais aussi afin que vous l’imitiez. On n’avait point d’égard au bien, ni aux avantages temporels. On cherchait une fille qui eût été bien élevée, qui eût de la sagesse et de la vertu, dont la vie fût réglée et honnête. Quand on l’avait trouvée, le mariage était conclu : on n’avait besoin, ni de contrat, ni d’articles, ni de notaires. On ne dépendait ni de l’encre, ni des écritures. On ne voulait point d’autre sûreté que la vertu et la piété de l’un et de l’autre.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de ne point vous arrêter à ces vues si basses, lorsque vous vous marierez; mais de ne vous mettre en peine que de trouver des filles sages, réglées, honnêtes, et vertueuses, et elles vous seront plus précieuses que tous les trésors du monde. Si vous ne cherchez que Dieu dans le mariage, il aura soin de vous y taire trouver avantageusement tout le reste. Mais si vous n’y cherchez que des qualités du monde, sans vous mettre en peine de celles qui doivent être les plus chères à un chrétien, vous n’y trouverez enfin ni les unes ni les autres.

Vous me direz peut-être : J’en vois plusieurs qui se sont enrichis du bien de leurs femmes. Ne rougissez-vous point d’avoir ces pensées? J’ai entendu dire moi-même à plusieurs hommes du monde, qu’ils aimeraient mieux mille fois être pauvres, que de devenir riches par leurs femmes. Car, hélas! qu’y a-t-il de plus malheureux que d’être riche de cette manière? Qu’y a-t-il de plus cher que ce qu’on achète à si haut prix? Qu’y a-t-il de plus honteux pour un homme que de s’exposer à entendre dire de lui, qu’il n’est rien par lui-même, et qu’il n’a de bien que ce qu’il a de sa femme. Je ne parle point du renversement qui a lieu dans un ménage de cette sorte, où l’on voit une femme hautaine et impérieuse, un mari esclave et timide, des serviteurs hardis et insolents, qui diront quelquefois de leur maître Qu’était cet homme-ci, avant qu’il se soit marié? Un homme sans naissance, sans bien, sans honneur : et qu’a-t-il maintenant, sinon ce qu’il a reçu de notre maîtresse?

Vous me direz peut-être que vous ne vous souciez guère de ces discours. Il est vrai, parce que vous avez un coeur d’esclave. Tous ces flatteurs et tous ces hommes lâches, qui cherchent un dîner aux bonnes tables, entendent tous les jours ces insultes sans en rougir. Ils se glorifient même de ce qui devrait être leur confusion; et lorsque nous leur parlons de la sorte, ils disent en eux-mêmes ce proverbe: " Qu’on me donne un bon morceau, quand il me devrait étrangler". O parole du démon, qui n’a été répandue dans le monde qu’afin de le perdre

Que dites-vous, mes frères, quand vous osez parler de la sorte? Vous déclarez que jamais vous n’aurez nul égard à la justice; que vous renoncez à la raison; que vous ne cherchez que le plaisir; que vous l’aimerez toujours quand il vous devrait coûter la vie, quand tout le monde vous devrait déshonorer, quand on vous cracherait au visage, quand on vous couvrirait de boue, et qu’on vous traiterait comme un chien. Que diraient autre chose les chiens et les pourceaux s’ils pouvaient parler? Ou plutôt, cette parole serait indigne même d’un chien et d’une bête, et elle n’est digne que d’un homme qui a le démon sur la langue et dans le coeur.

Reconnaissez donc, mes frères, l’impiété de cette parole, et bannissez-la éternellement de votre bouche. Opposez à ces proverbes diaboliques les sentiments et les oracles de l’Ecriture, et gravez-les dans votre mémoire. Ecoutez (572) cette parole: " Ne suivez point les mauvais désirs de votre coeur, et ne soyez point l’esclave de votre concupiscence". (Eccl., XVIII, 30.) Voyez ce qu’elle vous dit aussi des courtisanes et des femmes débauchées, et combien elle est en cela contraire au proverbe qui règne aujourd’hui dans le monde: " N’arrêtez point", dit-elle., " vos yeux sur une femme corrompue. Car le miel sort de ses lèvres, et il plaît pour un temps à votre bouche; mais vous le trouverez ensuite plus amer que le fiel, et il pénétrera plus avant qu’une épée à deux tranchants". (Prov., V, 3, 4.) Etouffez par ces paroles saintes ces paroles exécrables dont le démon est l’auteur, qui inspirent aux hommes un coeur de bêtes et des pensées d’esclaves, et qui leur persuadent de considérer un plaisir honteux et méprisable comme le bien suprême, qu’ils doivent préférer à toutes choses. Car que vous apportera ce plaisir brutal? Que gagnerez-vous quand vous vous en serez enivré selon votre désir? Vous, n’y gagnerez que de l’infamie en ce monde et l’enfer en l’autre.

Cessons donc d’acheter, par un plaisir qui dure si peu, des tourments qui ne finiront jamais. Méprisons le monde qui passe, et pensons à cette gloire qui doit arriver un jour. Parons notre âme de chasteté et de piété, afin qu’étant pure en ce monde elle devienne glorieuse en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (573)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LXXIV.
" MALHEUR A VOUS, DOCTEURS DE LA LOI ET PHARI SIENS HYPOCRITES, QUI BÂTISSEZ DES TOMBEAUX AUX PROPHÈTES ET ORNEZ LES MONUMENTS DES JUSTES, ET QUI DITES : SI NOUS EUSSIONS ÉTÉ DU TEMPS DE NOS PÈRES, NOUS NE NOUS FUSSIONS PAS JOINTS AVEC EUX POUR RÉPANDRE LE SANG DES PROPHÈTES ". (CHAP. XXIII, 29, 30, JUSQU’AU CHAP. XXIV.)

ANALYSE

1 et 2. Continuation des Vœux contre les pharisiens.

3-5. Le Sauveur, s’adressant à Jérusalem, s’attendrit en lui prédisant les malheurs qui puniront ses crimes. — Qu’il faut se corriger pendant qu’on en a le temps. — Du malheur des pénitences tardives. — Que nous devons être sensibles aux maladies de nos âmes. — Que les apôtres sont les vrais médecins des hommes, et que nous trouvons dans leurs écrits les remèdes de nos maux. — Divers avis très-importants pour les riches.
 
 

1. Ce n’est point, mes frères, parce que les pharisiens bâtissaient des tombeaux aux prophètes, ou parce qu’ils accusaient la cruauté et l’injustice de leurs pères qui les avaient tués, que Jésus-Christ prononce ces malédictions contre eux; mais parce qu’en feignant de condamner l’impiété de leurs pères, ils commettaient eux-mêmes de plus grands excès. Car saint Luc marque assez que cette condamnation qu’ils portaient contre leurs pères n’était que feinte, lorsqu’il dit " qu’ils étaient de même sentiment avec eux. Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui bâtissez des tombeaux aux prophètes que vos pères ont tués. Ne témoignez-vous pas que vous consentez aux actions de vos pères, puisqu’ils ont tué les prophètes, et que vous, vous leur bâtissez des tombeaux "? (Luc, XI, 47.) (573) Il condamne par ces paroles le dessein qu’ils avaient en bâtissant ces tombeaux, et il fait voir que ce n’était point pour honorer la mémoire des prophètes qui avaient été tués si injustement, mais pour leur insulter encore davantage, et pour empêcher que le temps, en détruisant leurs sépulcres, ne fît en même temps perdre toutes les traces de la violence de leurs pères. Ainsi ils renouvelaient ces tombeaux afin qu’ils fussent comme un trophée toujours nouveau de l’audace et de l’insolence de leurs ancêtres. Les excès, leur dit Jésus-Christ, auxquels vous vous portez encore aujourd’hui avec tant de hardiesse, découvrent assez que ce n’est que dans cette pensée que vous rebâtissez ces tombeaux. Quoique vous témoigniez par vos paroles être dans un autre sentiment, et condamner en apparence vos pères en disant:

" Que si vous aviez été de leur temps, vous ne e vous fussiez pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes "; on ne peut pas ignorer néanmoins ce qui vous fait parler de la sorte; et pour le marquer obscurément il dit ensuite : " Ainsi vous vous rendez témoignage à vous-mêmes, que vous êtes les enfants de ceux qui ont tué les prophètes (31). Achevez donc aussi de combler la mesure de vos pères (32) ". Car quel crime serait-ce à un homme d’être le fils d’un homicide et d’un meurtrier, lorsqu’il condamne la violence de son père? N’est-il pas visible qu’un fils ne devient point coupable des excès de son père? Ainsi Jésus-Christ ne leur fait ce reproche que pour les accuser de leur propre malice, comme les paroles suivantes le montrent

" Serpents, race de vipères, comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer (33)"? Comme les vipères ont le même venin que les autres vipères dont elles sont sorties, vous ressemblez de même à vos pères dans cette humeur audacieuse et cruelle, qui se plaît à répandre le sang des justes. Après avoir ainsi découvert ce qu’ils cachaient dans leur coeur, et qui était encore inconnu aux hommes, il confirme ce qu’il dit par les grands excès qu’ils allaient bientôt commettre à la vue de tout le monde. Car comme il leur avait déjà dit: " Vous rendez témoignage que vous êtes " les enfants de ceux qui ont tué les prophètes ", pour montrer qu’ils étaient encore plus leurs enfants par la ressemblance de, leurs moeurs que par la nature, et que ce n’était que jar un déguisement qu’ils disaient " que s’ils avaient été de leur temps, ils n’auraient pris aucune part à leurs violences ", il ajoute aussitôt : " Achevez donc aussi de combler la mesure. de vos pères", non pour leur commander de le faire, mais pour leur prédire qu’ils le feraient; entendant par ce " comble de la mesure ", la mort qu’ils lui allaient faire souffrir. Ainsi, après avoir réfuté ces paroles qu’ils disaient, " savoir que s’ils avaient été du temps de leurs pères, ils ne se seraient pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes ", et après avoir montré combien ce prétexte était vain, puisque ceux qui ont la hardiesse de tuer le maître n’auraient pas sans doute épargné ses serviteurs; il leur parle ensuite avec force et avec des paroles mordantes : " Serpents, race de vipères, comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer ", puisqu’ayant assez de hardiesse pour commettre de si grands crimes, vous avez assez de malice pour les vouloir déguiser, et pour couvrir vos sacrilèges sous des prétextes de piété? Il ajoute aussitôt pour les condamner encore davantage:

" C’est pourquoi je m’en vais vous envoyer des prophètes, des sages, et des docteurs; et vous tuerez les uns, vous crucifierez les autres, vous fouetterez les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville ". Il semble que c’est pour les prévenir et pour les empêcher de dire un jour: Il est vrai que nous avons crucifié le Maître, mais nous n’aurions jamais tué les prophètes, si nous avions été de leur temps, qu’il leur dit ici ces paroles : " Je m’en rais vous envoyer des prophètes, des sages, et des docteurs, et vous les tuerez ". Il veut marquer par ces paroles qu’on ne devra pas s’étonner, si ceux à qui il parle deviennent ses homicides, puisqu’ils sont les enfants barbares de ces pères si cruels, et qu’ils surpassent même en cruauté ceux qui leur en ont donné un si audacieux exemple.

Il montre encore combien leur vanité est insupportable. Car en disant: "Si nous avions été du temps de nos pères, nous ne nous fussions pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes ", ces hypocrites ne parlaient de la sorte que par un excès d’orgueil, et cette modération qu’ils affectaient dans leurs paroles, était détruite par leurs actions. " Serpents" , leur dit-il, " race de vipères " c’est-à-dire, cruels enfants de pères cruels, vous avez encore enchéri sur la dureté et sur (574) la barbarie de vos pères. Vous vous êtes rendus encore plus coupables qu’eux, soit parce que vous aviez dû être plus sages étant venus après eux; ou parce que l’attentat que vous devez commettre, sera sans comparaison plus grand que ceux qu’ils ont commis, ou parce que vous ajoutez l’orgueil à la cruauté, en disant que si vous aviez été du temps de vos pères, vous n’auriez jamais répandu comme eux le sang des prophètes. Et, en effet, mes frères, les pharisiens n’ont-ils pas comblé les excès de leurs pères? Leurs pères n’ont tué que les serviteurs qui venaient leur demander le fruit de la vigne, mais ils ont tué le Fils même, puis les serviteurs qui les invitaient aux noces. Jésus-Christ les appelle "serpents et race de vipères ", pour leur faire voir qu’ils n’étaient point de la race d’Abraham, et pour leur montrer qu’ils ne devaient rien espérer de cette liaison charnelle qu’ils avaient avec ce saint patriarche, puisqu’ils étaient si éloignés d’imiter ses actions.

C’est pourquoi il ajoute: " Comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer", puisque vous suivez les traces de ceux qui ont commis tant de violences? Il les fait encore souvenir par ces paroles de ces reproches que saint Jean leur avait faits; puisqu’il leur donne ici le même nom de " vipères", que saint Jean leur avait donné, et qu’il les menace comme lui des supplices à venir. Mais Jésus-Christ, voyant que ni la crainte de son jugement ni les menaces du feu de l’enfer ne faisaient aucune impression sur leurs esprits, cherche à. les effrayer au moins par l’appréhension des malheurs de cette vie. " Je m’en vais vous envoyer",leur dit-il, "des prophètes, des sages et des docteurs, et vous tuerez les uns, vous crucifierez les autres, vous fouetterez les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville; afin que. tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur vous, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel (35). Je vous dis en vérité que tout cela viendra fondre sur cette génération (36) ".

2. Par combien de considérations différentes Jésus-Christ tâche-t-il de rappeler ces hommes à lui? Il leur a dit d’abord: "Vous condamnez vos pères en disant que vous n’auriez pas avec eux répandu le sans des prophètes, etc. " Cette parole était déjà bien propre à les faire réfléchir; puis il ajoute : " Mais tout en condamnant vos pères, vous faites encore pis "; et ce reproche était bien de nature à les couvrir de confusion. Il les assure de plus que tant de maux ne demeureraient pas impunis, et il les effraie par les menaces de l’enfer. Mais comme ces maux n’étaient que pour l’avenir, il s’efforce enfin de les effrayer par les malheurs qu’ils souffriraient dès cette vie. " Tout cela ", dit-il, " viendra fondre sur cette génération ". Il montre par la manière dont il leur parle qu’ils deviendront le plus malheureux peuple qui fut jamais, et que tant de maux néanmoins ne les rendront pas meilleurs.

Que si vous me demandez, mes frères, pourquoi Dieu les punit avec plus de rigueur qu’il n’a jamais puni aucun peuple, je vous réponds que c’est parce qu’ils l’ont plus offensé qu’aucun autre peuple de la terre, et que rien n’a pu retenir leur malice ni dompter la dureté de leur coeur. Ne savez-vous pas ce qu’a dit Lamech? " On s’est vengé sept fois de Caïn, mais on se vengera septante fois sept fois de Lamech ". (Gen., IV, 23.) C’est-à-dire je mérite bien plus de supplices que Caïn. Cependant il n’avait pas tué son frère comme Caïn avait fait. Mais parce que l’exemple et la punition de Caïn ne l’avait pas rendu sage, il fut puni avec cette juste -sévérité. C’est ce que Dieu dit ailleurs : " Je venge les péchés des pères sur " les enfants jusqu’à la quatrième génération ". (Exod. XX, 5.) Ce qui ne veut pas dire que Dieu punisse personne pour les péchés des autres, mais que celui qui a vu dans les siècles qui l’ont précédé, tant d’hommes punis avec rigueur pour les mêmes péchés qu’il commet, sans que cette considération l’ait pu retenir, souffrira lui seul les peines de tous les autres.

Jésus-Christ parle ici avec grande raison " du juste Abel ", pour montrer que ce n’était aussi que l’envie qui animait les Juifs contre sa personne. Que pouvez-vous donc dire, ô pharisiens, pour vous excuser? Ignorez-vous quelle vengeance Dieu a tirée de Caïn? Direz-vous que Dieu ne punit point ce parricide et qu’il ne témoigna point combien il l’avait eu en horreur? Ignorez-vous de quelle manière ont été traités vos pères pour avoir tué les prophètes? Ne les a-t-on pas vus souffrir les dernières extrémités, et finir enfin une misérable vie par une plus (575) misérable mort? Comment donc n’êtes-vous point devenus plus sages par ces exemples? Mais ‘pourquoi m’arrêtai-je à vous représenter moi-même ce qu’ont fait et ce qu’ont enduré vos pères? Pourquoi vous, qui les condamnez, les surpassez-vous en malice? N’avez-vous pas prononcé la sentence contre vous-mêmes en disant de quelle manière Dieu devait traiter ceux qui n’étaient que votre figure : " Il fera périr malheureusement les méchants " ? (Matth. XXI, 41.) Et quelle espérance donc vous peut-il rester encore, puisque vous n’avez fait que redoubler vos crimes, après cet arrêt que vous avez prononcé vous-mêmes contre vous-mêmes?

Mais quel est ce " Zacharie " dont Jésus-Christ parle? Les uns croient que c’était le père de saint Jean-Baptiste; les autres que c’était quelque autre prophète, les autres que c’était un prêtre qui avait deux noms, et que l’Ecriture appelle encore ailleurs Judas : " Que vous avez tué ", dit-il, " entre le temple et l’autel ". Remarquez, mes frères, deux sacrilèges dans une action des Juifs, puisque non-seulement ils tuaient une personne sainte, mais qu’ils le faisaient même dans un lieu saint. Ces paroles devaient d’une part frapper étrangement les Juifs, et de l’autre consoler beaucoup les apôtres, en montrant à ces derniers qu’avant eux des hommes très-justes avaient été les victimes de la fureur de ce peuple: et en faisant voir aux autres que, puisque Dieu n’avait pas épargné leurs pères, ils devaient s’attendre eux-mêmes à éprouver la rigueur de ses jugements.

Il dit " qu’il leur enverra des prophètes, des sages et des scribes " , pour leur ôter toute excuse. Il ne veut pas qu’ils puissent dire qu’on ne leur avait envoyé que des gentils, et que c’était pour ce sujet qu’ils ne les avaient pas reçus. Ainsi, c’était le seul plaisir qu’ils trouvaient dans ces cruautés et la seule soit du sang innocent dont ils étaient altérés, qui les portaient à ces violences. C’est ce que les prophètes leur ont souvent reproché en leur disant " qu’ils mêlaient le sang au sang, et qu’ils étaient des hommes de sang ". Que si Dieu a bien voulu ordonner dans la loi qu’on lui offrît du sang en sacrifice pour nous témoigner que le sang des bêtes ne lui était pas désagréable, il nous a fait assez juger combien celui des bommes lui devait être plus précieux. C’est ce qu’il marque clairement, lorsque parlant à Noé il lui dit: " Je vengerai tout le sang qui aura été répandu ", Il y a beaucoup d’autres endroits semblables par lesquels Dieu défend aux Juifs de verser le sang; il va jusqu’à leur défendre de manger de la chair des bêtes qui auraient été étouffées.

" Je vous envoie des prophètes, des sages et des scribes ". O admirable bonté de Dieu, qui, prévoyant que tous ces prophètes et que tous ces sages seraient inutiles à ce peuple, ne laisse pas néanmoins de les leur envoyer, et de faire de son côté tout ce qu’il peut pour les faire rentrer en eux-mêmes! " Je vous envoie", leur dit-il, " des prophètes ", quoique je sois assuré que vous devez les tuer. Il ne fallait que cela pour convaincre la fausseté de ce qu’ils disaient, " qu’ils ne se fussent jamais joints avec leurs pères pour répandre le sang des prophètes ". Car ils en ont aussi tué eux-mêmes dans les synagogues sans avoir aucun respect ni pour leurs personnes sacrées, ni pour la sainteté du lieu. Car ce n’était point des hommes ordinaires qu’ils sacrifiaient à leur fureur. Ils s’attaquaient aux prophètes mêmes de Dieu, et ils les tuaient cruellement pour rendre muettes ces bouches saintes, dont ils ne pouvaient plus souffrir les reproches.

Il marque par ces " prophètes " et ces "sages ", ses apôtres et ceux qui les accompagneraient ou qui viendraient après eux, parmi lesquels il y en avait beaucoup qui étaient prophètes. Et pour augmenter encore la crainte de ces menaces, il ajoute : " Je vous dis en vérité que tout cela viendra fondre sur cette "génération ". Je ferai fondre sur vous, leur dit-il, tous les maux dont j’ai puni ceux que vous imitez, et je tirerai de vous une vengeance proportionnée à votre opiniâtreté et à la dureté de votre coeur. Car celui qui, voyant les crimes et la punition de ceux qui ont été avant lui, non-seulement n’en devient pas plus sage, mais se rend encore plus coupable qu’eux, mérite sans doute d’être puni avec plus de rigueur que tous les autres. Il aurait pu beaucoup profiter de l’exemple des autres pour se rendre meilleur; mais, puisque rien ne peut le corriger, il devient d’autant plus criminel, que l’image du supplice des autres n’a pu l’empêcher de commettre les mêmes choses dont ils ont été punis.

3. Enfin Jésus-Christ adresse son discours à la ville capitale des Juifs, pour tâcher au moins de les fléchir par ce moyen : " Jérusalem, (576) Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi (37)". Cette répétition, " Jérusalem, Jérusalem ", marque dans le Sauveur une grande compassion et une grande tendresse pour cette ville, Il semble qu’il se veuille justifier de tout ce qu’elle allait souffrir, Il lui représente qu’il- l’a toujours aimée, et-qu’il s’est efforcé de la convertir et de la rappeler à son devoir, mais qu’elle avait toujours résisté à sa voix et s’était elle-même précipitée dans les crimes qui devaient attirer bientôt sur elle une juste vengeance. C’est ce qu’il lui dit souvent par la bouche de ses prophètes : " Je vous ai dit : Convertissez-vous à moi, et vous ne vous êtes pas convertie ".

Mais, après l’avoir appelée deux fois par son nom, il commence à lui reprocher ses crimes.

" Qui tues ", dit-il, " les prophètes, et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi, combien de fois ai-je voulu rassembler les enfants "et tu ne l’as pas voulu "? Il continue de se justifier : Quoique vous ayez toujours résisté à ma parole, lui dit-il, vous n’avez pu néanmoins ralentir cette affection ardente que j’ai toujours eue pour vous. Je n’ai pas laissé, après des traitements si injurieux que vous m’avez faits, de vous appeler encore non une ou deux, mais plusieurs fois. Car " combien de fois ai-je voulu rassembler vos enfants comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu "? Il leur marque par ces paroles que. c’était eux-mêmes qui se perdaient en se retirant par leurs égarements de dessous ses ailes saintes. Il use de cette comparaison tour leur témoigner l’excès de son amour, parce que rien n’égale l’affection que la, poule a pour ses petits. Les prophètes se servent de cette même comparaison, et- représentent l’affection tendre que Dieu a pour nous, par celle que quelques oiseaux ont pour leurs petits. Il en est parlé dans le cantique de Moïse et dans les psaumes de David.

" Le temps s’approche que vos maisons demeureront désertes (38) "; c’est-à-dire, lorsque je les abandonnerai et que je cesserai de vous secourir. Il vent dire par là que comme c’était lui-même qui dans les siècles passés les avait toujours soutenus et protégés par sa puissance, ce serait lui aussi qui les punirait selon que leurs crimes le méritaient. Il les menace ici de la peine qu’ils appréhendaient le plus, en leur prédisant la ruine de leur ville. "Car je vous dis en vérité que vous ne me verrez plus désormais jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (39) " . Il témoigne encore ici qu’il a une extrême affection pour les Juifs, et qu’il fait les derniers efforts pour les porter à la vertu, en rappelant dans leur esprit et le mal qu’ils oui fait autrefois, et celui qu’ils doivent souffrir. Car il marque dans ces dernières paroles le jour de son second avènement.

Vous me demanderez peut-être si les Juifs ne virent plus Jésus-Christ depuis qu’il leur eut dit ces paroles? Ils le virent jusqu’à sa passion; et ce mot "désormais comprend tout le temps jusque-là. Parce qu’ils le regardaient toujours comme un ennemi de Dieu et comme un homme opposé à sa Loi sainte, il voulait faire voir au contraire qu’il était uni en tout avec Dieu, pour les attirer davantage à son amour. Il use pour ce sujet des paroles mêmes des prophètes, pour leur faire mieux reconnaître que c’était lui que les prophètes avaient annoncé. Il marque obscurément sa résurrection dans ces paroles, mais il y découvre tout à fait son second avènement, et il déclare qu’alors les coeurs les plus endurcis et que les esprits les plus opiniâtres dans leur incrédulité seront forcés de l’adorer.

Il leur découvre ces mystères, en leur prédisant beaucoup de choses , en leur disant qu’il leur enverrait ses prophètes, qu’ils les tueraient, et même dans leurs synagogues; qu’ils seraient punis de ces violences par des malheurs horribles, que leurs maisons demeureraient désertes, et qu’ils tomberaient dans des maux auxquels il n’y a rien eu de semblable. Toutes ces prédictions marquaient aux plus aveugles le second avènement du Fils de Dieu et les hommages profonds que tout le monde sera forcé de lui rendre. En effet, interrogeons les Juifs, et demandons-leur si Jésus-Christ ne leur a pas envoyé des prophètes et des sages? S’ils ne les ont pas tués dans leurs synagogues? Si leurs maisons et leurs villes n’ont pas été entièrement ruinées; et si tous les maux que le Sauveur leur a prédits ne leur sont pas arrivés? Nul d’entre eux ne le niera. Comme donc jusqu’ici toutes ces prédictions ont été vérifiées. peut-on douter que le reste n’arrive de même, que les juifs ne reconnaissent un jour que Jésus-Christ est le vrai Dieu, et qu’ils ne soient forcés de se soumettre à sa souveraine puissance? Mais ces respects forcés, et ces hommages contraints (577) ne leur serviront. de rien, pas plus que leurs regrets et leurs larmes autrefois ne purent empêcher que leur ville ne fût détruite.

C’est pourquoi, mes frères, pendant que nous en avons le temps, appliquons-nous à faire le bien. Comme il fut inutile aux Juifs autrefois dans la ruine de leur ville de se repentir trop tard de leurs excès passés, il nous sera inutile de même de nous repentir de nos fautes, lorsque Dieu viendra nous juger. Le pilote ne petit plus sauver un vaisseau lorsque, par sa négligence, l’eau y entre de toutes paris et le coule à fond ; ni le médecin guérir un malade lorsqu’il est près de mourir. Il faut qu’il se hâte de secourir son malade avant qu’il meure, et l’autre son vaisseau avant qu’il périsse. A moins de cela tous leurs travaux seront inutiles. Puis donc qu’il n’y a plus de remède à attendre après, et que tant que nous vivons nous sommes continuellement malades, adressons-nous au Médecin de notre âme, et n’épargnons ni bien, ni travail pour la tirer de la maladie mortelle, afin que nous nous trouvions parfaitement guéris à la mort.

Ayons au moins autant de soin pour les maux de nos âmes que nous en avons pour nos serviteurs, lorsqu’ils sont malades. Quoique notre âme nous doive être sans comparaison plus chère que nos domestiques, puisqu’elle est beaucoup plus excellente que le corps; je m’estimerais heureux, néanmoins si vous aviez le même soin pour l’une que vous en témoignez pour les autres. Mais si nous sommes assez injustes pour refuser à nos âmes une partie de nos soins qu’elle mériterait d’avoir seule tout entiers, quelle excuse pourrons-nous trouver, lorsque Dieu viendra nous juger à notre mort?

4. Vous me direz peut-être : Mais qui est assez misérable ou assez lâche pour n’avoir pas au moins autant d’amour pour son âme qu’il en a pour son serviteur? C’est vous, mes frères, qui êtes en cet état; et, ce qui m’afflige, c’est que nous ayons une telle indifférence pour notre propre salut, que nous traitons notre âme avec plus de mépris que nos serviteurs mêmes. Quand ils sont malades nous faisons venir les médecins; nous les mettons dans une chambre commode et séparée du bruit, nous les exhortons à bien obéir au médecin qui les voit, et à suivre ponctuellement ses ordonnances; nous leur témoignons du mécontentement et de la douleur lorsqu’ils ne les ont pas gardées; nous leur donnons des gardes pour les veiller et pour les empêcher de suivre leurs désirs déréglés. Si les médecins ordonnent des remèdes de grands prix, nous les achetons aussitôt. Nous sommes fidèles à suivre toutes leurs ordonnances, et nous avons soin de les bien récompenser de leur peine. Mais lorsque nous-mêmes nous sommes malades, ou plutôt quoique nous ne soyons jamais un moment sans être malades, nous n’appelons point les médecins, nous ne voulons pas faire la moindre dépense ; et nous avons plus d’indifférence pour notre âme, lorsqu’elle est si dangeureusement malade, que nous n’en aurions pour le plus grand de nos ennemis s’il était dans le même état où nous nous trouvons.

Je vous dis ceci, mes frères, non pour blâmer le soin que vous avez de vos domestiques, mais pour vous exhorter d’en témoigner au moins autant pour vos âmes. Vous me demanderez peut-être ce que vous devez donc faire pour remédier à un si grand mal. Je vous le dis en un mot. Votre âme est malade, appelez un médecin pour la guérir. Ce médecin, c’est l’évangéliste saint Matthieu. Ce médecin, c’est saint Jean, le disciple bien-aimé. Présentez-vous à ces admirables médecins, et consultez-les pour savoir quel remède il faut appliquer aux maladies de votre âme. Ils vous le diront, Ils ne vous cacheront rien, et vous pouvez suivre toutes leurs ordonnances sans rien craindre, car ces grands hommes vous peuvent secourir, même après leur mort. Tout morts qu’ils sont, ils sont encore vivants, et ils nous parlent tous les jours.

Vous me répondrez peut-être que votre âme est tout occupée de son mal, et qu’elle n’a pas la liberté d’écouter leurs sages avis. Faites-lui donc violence afin qu’elle les écoute. Excitez ce qu’il y a en elle de plus raisonnable et de plus spirituel, et réveillez-la de son assoupissement; faites paraître les prophètes devant elle, afin qu’ils l’assistent de leurs conseils. Ces médecins ne demandent point d’argent ni pour leur peine, ni pour les remèdes; mais ils vous ordonnent seulement devons faire miséricorde à vous-même en la faisant aux pauvres. Pour tout le reste, vous verrez qu’ils vous donnent, au lieu de penser à rien recevoir de vous. Car en vous ordonnant d’être sobres, combien vous épargnent-ils de folles et d’inutiles dépenses. Ne vous enrichissent-ils pas, lorsqu’ils vous (578) exhortent à ne plus boire de vin, et à retrancher toutes les voluptés?

Après cela, qui n’admirera l’art et la sagesse de ces médecins spirituels, qui vous donnent en même temps la santé et les richesses? Allez donc vous présenter à eux. Apprenez d’eux la qualité et la nature de votre mal. Si vous êtes possédé de l’avarice, si vous désirez l’argent avec autant d’ardeur qu’un homme qui a la fièvre désire un verre d’eau froide, écoutez ce qu’ils vous diront pour guérir ce mal. Comme les médecins des corps vous prédisent ce qui vous arrivera si vous suivez vos désirs déréglés, saint Paul vous dit de même : " Que ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piège, et en diverses passions insensées et pernicieuses, qui précipitent les hommes dans l’abîme de la perdition et de la damnation ". (I Tim. VI, 9.) Si vous êtes sujet à l’impatience, écoutez encore ce qu’il vous dira sur ce sujet: " Dans fort peu de temps", dit-il, " celui qui doit venir viendra et ne tardera point. Le Seigneur est proche, ne soyez en peine de rien". (Héb. X, 37, Philip. IV.) Et ailleurs: " La figure de ce monde passe". (I Cor. VII, 31.)

Car ce grand Apôtre ne se contente pas de nous donner seulement des avis si sages et des conseils si salutaires. Il nous console encore comme un bon père, et il adoucit toutes nos peines : et comme les médecins des corps ont des remèdes pour désaltérer leurs malades et pour suppléer à l’eau fraîche qu’ils leur défendent; celui-ci de même substitue à nos désirs et à nos affections déréglées d’autres désirs et d’autres affections plus justes et plus innocentes. Désirez-vous, nous dit-il, de vous enrichir? Je ne vous défends point d’être riches en toutes sortes de bonnes oeuvres. Voulez-vous amasser de grands trésors? Mettez-les en dépôt dans le ciel. Et comme les médecins disent encore que les choses froides nuisent aux os, aux nerfs et aux dents, saint Paul de même dit en un mot avec une brièveté toute divine, que " l’avarice est la source de tous les maux". (I Tim. VI, 10.)

Que devons-nous donc faire, me direz-vous? Ce même apôtre vous l’a marqué : Il dit qu’il faut au lieu de l’avarice aimer la modération. "C’est une grande richesse ", dit-il, " que la piété et la modération d’un esprit qui se contente de ce qui suffit ". (I Tim. VI, ) Si vous ne suivez pas cet avis, et si le désir d’amasser du bien vous empêche de donner votre superflu, vous trouverez encore des avis pour cette maladie : " Que ceux ", dit-il, qui " se réjouissent soient comme ne se réjouissant point; ceux qui achètent comme ne possédant point, et ceux qui usent de ce monde comme n’en usant point. " ( I Cor. VII, 30.) Vous voyez donc quels sont ces avis si saints que ce saint médecin du ciel nous donne pour nous guérir.

Voulez-vous maintenant que nous en consultions un autre? On ne doit point craindre à propos de ces médecins ce qui arrive pour les médecins du corps, qui sont assez souvent cause, par leur ambition et par leur jalousie, de la mort de leurs malades. Ceux-ci n’ont point d’autre but que la santé de ceux qui les appellent et qui les consultent, et ils ne se proposent jamais pour fin leur réputation et leur propre gloire. Ne craignez donc point leur grand nombre. Ils sont plusieurs, et ils ne sont qu’un, puisque Jésus-Christ seul parle par eux tous. Ecoutons encore un autre médecin, saint Matthieu, qui parle terriblement de cette même maladie de l’avarice : ou plutôt écoutons Jésus-Christ, dont il rapporte ces paroles redoutables : " Vous ne pouvez servir en même temps Dieu et l’argent". (Matth. VI, 24.)

5. Mais comment cela se pourra-t-il faire, me direz-vous, et comment pourrons-nous étouffer tous ces désirs? Voyez ce qu’il vous dit au même endroit : " Ne vous faites point de trésors dans la terre, où les vers et la rouille les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent ". (Ibid. VI, 9.) Vous voyez, mes frères, combien Jésus-Christ s’efforce de nous éloigner du désir des biens d’ici-bas, parla considération du lieu ou nous les mettons en dépôt; de la terre et des accidents qui nous les font perdre, tels que les vers, la rouille et les voleurs, afin que cette vue nous porte à prendre pour le dépositaire de tous nos trésors, Dieu même qui nous les gardera avec une sûreté entière. Car si vous vouiez mettre vos richesses dans un lieu où ni la rouille ni les voleurs ne leur puissent nuire, vous vous guérirez sans peine de votre avarice, et votre âme s’enrichira des biens véritables et spirituels.

Jésus-Christ ajoute à cela un exemple étonnant et capable de vous toucher. Il imite les médecins qui, craignant pour leurs malades, leur disent : Un tel est mort pour avoir bu de l’eau froide dans ses accès. (Matth. XIX.) C’est (579) ainsi que le Fils de Dieu fait paraître un riche qui, frappé de cette maladie dont nous parions, et désirant néanmoins la santé avec ardeur, ne put la recouvrer à cause de cette étrange attache qu’il avait à ses richesses. Un autre évangéliste rapporte encore l’exemple d’un autre riche qui ne peut au milieu des flammes trouver une goutte d’eau pour désaltérer sa soif. (Luc, XVI, 24.)

Jésus-Christ, pour montrer ensuite que les ordonnances qu’il nous donne sont aisées à pratiquer, ajoute ces mots: " Considérez les " oiseaux du ciel ". (Matth. VI, 26.) Mais cet adorable Médecin des âmes a tant de condescendance pour votre faiblesse, que, bien que vous soyez riche, et par conséquent dans un état dangereux pour votre salut, il vous défend néanmoins d’en désespérer, et vous assure lui-même que " ce qui est impossible " aux hommes, est possible à Dieu ". (Matth. XIX, 26.) Ainsi, quoique vous soyez riche, vous pouvez encore vous sauver, puisque Dieu ne vous a pas tant défendu d’être riche, que de vous attacher à vos richesses et d’en devenir l’esclave et l’idolâtre.

Que doit donc faire un riche afin qu’il se puisse sauver? Il faut que tout ce qu’il possède lui soit commun avec les pauvres, comme le bienheureux Job vous dit lui-même qu’il faisait. Il faut qu’il arrache de son coeur tout l’amour de ce qui est superflu, qu’il mette des bornes à ses désirs, et qu’il ne passe point au delà des règles de la nécessité. Jésus-Christ vous montre encore l’exemple d’un publicain qui, après avoir été longtemps possédé de cette passion si basse, en fut guéri tout d’un coup. Il passa en un moment d’une avarice insatiable dans un mépris prodigieux de l’argent, parce qu’il obéit fidèlement aux avis et aux ordonnances de son Médecin. Tous les disciples que Jésus-Christ a eus ont été d’abord attaqués des mêmes maladies que nous, et ils en ont été guéris sans beaucoup de peine. Le Sauveur nous les propose tous pour modèles, afin que nous ne désespérions point de nous-mêmes. Jetez donc les yeux sur ce publicain qui est devenu Evangéliste. Voyez aussi cet autre chef des publicains, nommé Zachée, qui se résolut tout à coup à rendre au quadruple tout ce qu’il avait volé, et à donner la moitié de son bien aux pauvres pour se rendre digne de recevoir Jésus-Christ.

Mais vous avez peut-être une ardeur furieuse pour le bien : Suivez-moi donc, vous dit le Sauveur, et vous serez riches. Regardez tout le bien des autres hommes comme étant à vous. Je vous donne plus que vous ne pouvez demander. Je vous ouvre les maisons de tous les riches qui sont dans toute la terre. Car "celui qui abandonnera pour moi son père, sa mère, ses terres ou sa maison, en recevra le centuple ", (Matth. XXIX.) Ainsi, non-seulement vous retrouverez plus que vous n’avez quitté, mais vous éteindrez même cette soif si extrême qui vous brûle; vous supporterez plus doucement tous les accidents de la vie, et vous mépriserez non-seulement le superflu, mais souvent même le nécessaire. Ainsi, saint Paul souffrait quelquefois la faim, et il s’en réjouissait plus que des festins et de la bonne chère, parce qu’un athlète qui combat pour remporter la victoire, ne peut préférer un lâche repos à un combat qui se termine par une fin si glorieuse : et un marchand, qui a éprouvé une fois combien on gagne en trafiquant sur la mer, ne peut plus se résoudre à vivre chez lui dans l’oisiveté et dans la mollesse. Ainsi, quand nous aurons commencé à avoir quelque goût des biens du ciel, nous n’en aurons plus pour les biens de la terre, lorsque nous goûterons et nous nous trouverons saintement enivrés d’un plaisir céleste. Goûtons donc ces délices sacrées, mes chers frères, pour jouir d’une véritable paix, et dans cette vie et dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (580)
 

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