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Saint Jean Chrysostome
Commentaire sur l'Evangile selon Saint Matthieu

COMMENTAIRE SUR
L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU.
SAINT JEAN CHRYSOSTOME, OEUVRES COMPLÈTES TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS SOUS LA DIRECTION DE M. JEANNIN, licencié ès-lettres professeur de rhétorique au collège de l'Immaculée-Conception de Saint-Dizier. Bar-le-Duc, L. Guérin & Cie, éditeurs, 1865, Tome VII - Tome VIII, p. 1-91

 

 

 

COMMENTAIRE SUR *

L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU. *

HOMÉLIE XLIII *

HOMÉLIE XLIV *

HOMÉLIE XLV. *

HOMÉLIE XLVI. *

HOMÉLIE XLVII *

HOMÉLIE XLVIII *

HOMÉLIE XLIX *

HOMÉLIE L *

HOMÉLIE LI. *

HOMÉLIE LII *

HOMÉLIE LIII *

HOMÉLIE LIV *

HOMÉLIE LV. *

HOMÉLIE LVI *
 

 

 

 

HOMÉLIE XLIII
" ALORS QUELQUES-UNS DES DOCTEURS DE LA LOI ET DES PHARISIENS LUI DIRENT: MAÎTRE, NOUS VOU DRIONS BIEN QUE VOUS NOUS FISSIEZ VOIR QUELQUE PRODIGE. MAIS IL LEUR RÉPONDIT : CETTE RACE MÉCHANTE ET ADULTÈRE DEMANDE UN PRODIGE., ET ON NE LUI EN ACCORDERA POINT D’AUTRE QUE CELUI DU PROPHÈTE JONAS. " (CHAP. XII, 38, 39, JUSQU’AU VERSET 46.)

ANALYSE

1. Cette génération perverse et adultère demande un signe. — Cette génération est adultère parce qu’elle repousse son légitime maître ; ainsi par cette parole qu’il adresse aux Juifs incrédules, Jésus-Christ montre qu’il est l’égal de Dieu le Père.

2. Que la passion et la mort de Jésus-Christ ont été réelles et non pas seulement apparentes comme le voulait l’hérésiarque Marcion. — Jonas, figure de Jésus-Christ.

3. Condamnation des Juifs déicides; leur punition dès cette vie.

4 et 5. Combien on doit craindre d’irriter Dieu, et de s’endurcir comme Pharaon.— Description du feu et des tourments effroyables de l’enfer. — Qu’on doit éviter ces peines par un véritable changement de vie. — Comment on peut se sauver au milieu des engagements et des soins du monde.
 
 

1. Peut-on trouver quelqu’un de plus déraisonnable et plus impie que les pharisiens, qui après tant de miracles que Jésus-Christ a faits devant eux, lui disent ici comme s’il n’en avait fait aucun: "Maître, nous voudrions bien que " vous nous fissiez voir quelque prodige? "Pourquoi donc lui font-ils cette question? C’est encore dans le dessein de le surprendre. Après que Jésus-Christ leur a souvent fermé la bouche, après qu’il a réprimé leur audace par la force de ses paroles, ils lui demandent de nouveaux miracles. C’est ce que l’évangéliste admire, lorsqu’il dit: " Alors quelques-uns des docteurs de la loi et des pharisiens demandèrent un prodige. " Car quel temps marque-t-il en disant : " Alors? " un temps où les Juifs devaient le plus céder à Jésus-Christ, l’admirer, être épouvantés de ses raisons, s’éloigner de lui avec confusion? C’était au contraire alors que leur malice redoublait, et qu’ils étaient plus opiniâtres.

Mais remarquez combien leurs paroles sont pleines de flatteries et d’illusion tout ensemble. Car ils espéraient le gagner par là. Tantôt ils l’injurient, et tantôt ils le flattent. Ils l’appellent quelquefois " démoniaque "; et quelquefois ils l’appellent " maître. " L’un et l’autre de ces traitements si opposés venaient d’un même fond de malice. C’est aussi ce qui oblige Jésus-Christ à leur faire une sévère réprimande. Lorsqu’ils ‘lui parlaient avec aigreur, et qu’ils l’interrogeaient fièrement, il leur répondait avec une douceur admirable ; mais lorsqu’ils le flattaient, il leur parlait avec force. Il montrait ainsi qu’il était au-dessus de toutes ces passions, et que comme leur colère ne l’irritait pas, leurs flatteries aussi ne le touchaient point.

Mais remarquez que cette réprimande n’est pas une simple réprimande, mais qu’elle est encore une preuve et une conviction de leur malice. Car voici ce qu’il répond: " Cette race méchante et adultère demande un prodige (39). " Il semble qu’il leur dise par ces paroles.: faut-il s’étonner que vous me traitiez de la sorte, lorsque vous ne me connaissez pas encore, puisque vous traitez aussi indignement mon Père, dont vous avez tant de fois éprouvé la puissance? Vous l’avez quitté néanmoins souvent pour courir aux idoles, et pour en attirer d’autres à ce culte impie. C’est le reproche continuel que leur faisait le prophète Ezéchiel. (Ezéchiel, XV.) Jésus-Christ leur parlait ainsi pour leur montrer qu’il était parfaitement d’accord avec son Père, et qu’ils ne faisaient, eux, que ce que leurs pères avaient (340) déjà fait. Il voulait leur montrer qu’il connaissait clairement le secret de leurs pensées et l’intention hypocrite et malveillante avec laquelle ces prodiges lui étaient demandés.

C’est pour ce sujet qu’il les appelle " une race méchante, " parce qu’ils avaient toujours été ingrats aux bienfaits de Dieu, devenant d’autant plus méchants qu’ils en recevaient plus de grâces, ce qui est le comble de la malice. Il les appelle encore une " race adultère, " pour marquer leur infidélité passée et leur incrédulité présente. Et il montre en cela -même qu’il est égal à son Père, puisque, l’âme se rend également adultère ou en ne croyant pas au Fils, ou en ne croyant pas au Père.

Après cette forte réprimande il ajoute : " Mais on ne lui en accordera point d’autre que celui du prophète Jonas (39). " Il commence à marquer ici sa résurrection et à la prouver par l’exemple de ce prophète qui en fut une figure. Vous me direz peut-être: mais le Fils de Dieu n’a-t-il pas donné " un prodige à cette race méchante et adultère, " puisqu’il a fait depuis tant de miracles? Je vous réponds qu’il n’a point donné ici ses miracles à la demande de ces pharisiens, puisqu’il ne les a point faits pour les convertir, connaissant trop leur opiniâtreté et leur aveuglement, mais seulement, pour servir aux autres. Nous pouvons dire encore qu’il ne devait point leur faire voir de miracle semblable à celui de Jonas.

Dieu leur a donné un autre signe, lors par exemple que les afflictions qui les accablèrent leur firent sentir quelle était la puissance de Celui qu’ils avaient crucifié. C’est de quoi il les menace ici, quoiqu’assez obscurément, comme s’il disait: je vous ai comblé de bienfaits, sans que rien vois ait pu attirer à moi, et que vous ayez voulu reconnaître et adorer ma souveraine puissance. Mais vous la connaîtrez un jour non plus par la grandeur de mes dons, mais par les effets de ma justice, lorsque vous verrez votre ville prise et pillée, vos murs abattus, votre temple démoli, votre Etat ruiné, votre liberté perdue, vos cérémonies abolies, et que vous serez errants et fugitifs sur toute la ferre.

Tout ceci . vous arrivera après que vous m’aurez crucifié, et c’est là le grand prodige que je vous réserve. Car n’est-ce pas en effet un prodige épouvantable, que le peuple juif soit toujours accablé des mêmes maux, et que malgré les efforts que plusieurs ont faits pour le soulager, il demeure néanmoins toujours misérable, depuis que la main de Dieu s’est une fois appesantie sur lui pour le châtier? Mais Jésus-Christ ne leur parle qu’obscurément de ces choses, qui ne devaient être éclaircies que par ce qui devait arriver un jour. Il se contente ici de leur parler de sa résurrection dont ils devaient être plus pleinement informés par ce qu’ils souffriraient dans la suite.

" Car comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine; ainsi le Fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le coeur de la terre (40). " Il ne leur dit pas néanmoins qu’il ressusciterait, parce que ces impies s’en seraient moqués; il se contente de le leur marquer en énigme pour leur faire voir, quand cela serait arrivé, qu’il le leur avait prédit. Car pour se convaincre que les pharisiens comprenaient ce que Jésus leur disait par ces’ paroles, il ne faut que voir ce qu’ils dirent à Pilate. " Ce, séducteur a dit, lorsqu’il " était encore vivant : je ressusciterai après " trois jours. " (Matth. XXVII, 43.) Cependant ses disciples mêmes ignoraient cela parce qu’ils étaient bien plus grossiers et plus ignorants alors que les pharisiens. C’est pourquoi les Juifs ont été convaincus par leur propre lumière, et se sont condamnés eux-mêmes.

2. Mais remarquez avec quelle exactitude Jésus-Christ parle, de sa résurrection, quoique en termes énigmatiques. Car il ne dit pas qu’il sera dans la terre, mais " dans le coeur de la terre, " pour mieux marquer son sépulcre, et pour empêcher qu’on ne crût que sa mort n’était qu’une feinte. C’est pour cette même raison qu’il a voulu demeurer mort durant trois jours, afin que personne n’en pût douter, Il a voulu confirmer la certitude de sa mort, non-seulement en mourant sur une croix devant tout le monde, mais encore en demeurant trois jours dans le sépulcre. Toute la suite des temps devait rendre témoignage à sa résurrection, mais on eût pu douter de sa mort, s’il ne l’eût établie par des preuves très-constantes et très-assurées. Que si l’on eût douté de sa mort, on eût douté aussi par une suite nécessaire de sa résurrection. C’est pourquoi il donne à sa mort le nom " de signe, " et il n’aurait point " donné ce signe " s’il n’eût point été crucifié.

Il rapporte aussi une figure de sa mort, afin qu’on en crût la vérité. Car je vous prie de me (341) dire si Jonas n’était qu’en figure " dans le ventre " de la baleine? " Et si l’on ne peut dire cela avec quelque apparence de raison, pourquoi veut-on douter que Jésus-Christ n’ait été de nième "dans le coeur de la terre? " Est-il croyable que la figure ait été réelle, et que la vérité n’ait été qu’une illusion? C’est pourquoi nous avons tant de soin d’annoncer partout la mort de Jésus-Christ, et dans les sacrés mystères, et dans le baptême, et généralement en toutes choses. De là vient encore que saint Paul crie si hautement: " A Dieu ne plaise que je " mette ma gloire en autre chose que dans la " croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ! " (Gal. VII, 14.)

C’est, mes frères, ce qui nous fait voir que ceux qui sont infectés de l’hérésie de Marcion sont les vrais enfants du diable, parce que, en soutenant, comme cet hérésiarque, qua Jésus-Christ n’a point été crucifié et n’est point mort véritablement, ils se rendent les ministres du diable, s’efforçant comme lui d’effacer le souvenir de choses dont Dieu a voulu éterniser la mémoire, je veux dire la croix et la passion. C’est pourquoi Jésus-Christ dit dans un autre endroit de l’Evangile : " Détruisez ce temple et je le réédifierai en trois jours (Jean, II, 17);" et ailleurs : " Les jours viendront qu’on leur ôtera l’époux. " Et ici: "On ne leur donnera point d’autre prodige que celui du prophète Jonas, " montrant qu’il souffrirait pour eux, mais que ce serait inutilement, et qu’ils ne tireraient aucun fruit de ses souffrances, ce qu’il témoigne clairement un peu après. Il le savait, et néanmoins, il n’a pas laissé de mourir, tant était grande sa charité !

Et ne croyez pas que le sort réservé aux Juifs ressemble à celui des Ninivites que Dieu, après avoir été sur le point de les perdre, sauva à cause de leur pénitence en faisant reculer les barbares qui les menaçaient; ne croyez pas, dis-je, que les Juifs doivent se convertir après la résurrection du Sauveur, écoutez plutôt comment Jésus-Christ assure le contraire. Car ce qu’il dit ensuite d’un démon qui rentre dans celui dont il avait été chassé, fait voir clairement que les Juifs n’éviteraient point la colère de Dieu comme les Ninivites, et que rien n’arrêterait les malheurs dont ils étaient menacés, et il déclare que leur punition sera très-juste.

Il suit en cela la même conduite qu’il avait suivie dans les siècles passés. Car sur le point de ruiner Sodome, il s’en justifie auparavant devant Abraham, et il fait voir que la vertu était si rare et si inconnue dans cette ville qu’il n’y avait pas seulement dix personnes justes. Il fait voir de même à Loth combien ce peuple qu’il allait ruiner était ennemi de l’hospitalité, et combien il était plongé dans des vices détestables, et après cela il les consume par le feu du ciel. Il en usa de même au temps du déluge, ayant voulu que toute sa conduite fit voir à Noé combien était juste une si effroyable punition. Il fit voir de même à Ezéchiel, lorsqu’il était a Babylone, les maux qui se commettaient dans Jérusalem. Il agit ainsi encore envers Jérémie, lorsqu’il lui disait comme pour se justifier: " Ne priez point pour eux, " car ne voyez-vous pas ce qu’ils font? " (Jérém. XXIII, 10.) Enfin on voit qu’il garde partout la conduite dont il use ici.

" Les Ninivites s’élèveront au jour du jugement contre ce peuple, et le condamneront, parce qu’ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas, et cependant celui qui est ici est plus grand que Jouas (41)." Jonas était le serviteur, et moi le Maître. Il est sorti d’une baleine, et je sortirai vivant du tombeau. Il a annoncé à un peuple la ruine de sa ville, et moi je vous annonce le royaume des cieux. Les Ninivites ont cru sans aucun miracle. Et moi j’en ai fait un très-grand nombre. Ils n’avaient reçu aucune instruction avant la prédication de ce prophète, et moi je vous ai instruits de toutes choses, et je vous ai découvert les secrets de la plus haute sagesse. Jonas est venu aux Ninivites comme un serviteur qui leur parlait de la part de son maître, et moi je suis venu en Maître et en Dieu. Je n’ai point menacé comme lui, je ne suis point venu pour vous juger, mais pour vous offrir à tous le pardon de vos péchés.

De plus ces Ninivites étaient un peuple barbare, au lieu que les Juifs avaient toujours entendu les prédications des prophètes. Personne n’avait prédit aux Ninivites la naissance de Jonas, et les prophètes avaient prédit de Jésus-Christ une infinité de choses, et les événements répondaient ponctuellement aux prophéties. Jouas prit la fuite, et voulut se dispenser de sa prédication, de peur d’être raillé des Ninivites; et moi qui savais devoir être attaché en croix et moqué, je suis néanmoins venu. Jonas ne put souffrir d’être méprisé de ceux qu’il devait convertir, et moi je souffre (342) pour eux la mort, et une mort honteuse, et je leur envoie encore après moi mes apôtres pour achever mon ouvrage. Enfin Jonas était un étranger inconnu aux Ninivites; et moi je suis de la même race que les Juifs, et j’ai selon la chair les mêmes aïeux qu’eux. On pourrait trouver ainsi d’autres avantages de la prédication de Jésus-Christ sur celle de Jonas, si on s’arrêtait à les bien, considérer. Mais Jésus-Christ ne se contente pas dé cet exemple. Il en joint aussitôt un autre.

3. " La reine du midi s’élèvera au jour du jugement contre ce peuple, et le condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités de la terre, pour entendre la sagesse de Salomon, et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon (42)." Cet exemple est encore plus puissant que e premier. Car Jonas au moins alla trouver les Ninivites, mais la reine du midi n’attendit pas que Salomon la vînt trouver. Elle le prévint et le visita dans son royaume. Elle ne considéra ni son sexe, ni sa qualité d’étrangère, ni l’éloignement des lieux. Elle se résolut à ce long voyage, non par la terreur des menaces, ni par la crainte de la mort, mais par le seul amour de la sagesse: " Et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon. "

Là c’est une femme qui va trouver un roi; ici au contraire c’est un Dieu qui cherche des hommes. Elle vient trouver Salomon des extrémités de la terre; et moi, descendu du haut du ciel, je viens vous chercher dans vos bourgs et dans vos villes. Salomon discourait sur les arbres et sur les plantes, ce qui ne pouvait pas être fort utile à celle qui le venait chercher; et moi je vous annonce des choses également terribles et salutaires.

Après donc les avoir mis dans leur tort, et leur avoir prouvé par tant de raisons, qu’ils ne méritaient point le pardon de leurs péchés; après avoir montré et par l’exemple des Ninivites, et par celui de la reine du midi que leur désobéissance et leur incrédulité ne venait pas de la faiblesse du maître qui les instruisait, mais de leur opiniâtreté inflexible; il leur déclare enfin le châtiment qui devait fondre sur eux. Il ne le fait que par des énigmes obscures, mais qui ne laissent pas d’imprimer la crainte dans les esprits.

" Lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, il s’en va par des lieux arides cherchant du repos, et il n’en trouve point (43). Alors il dit : Je retournerai dans ma maison d’où je suis sorti, et venant il la trouve vide, nettoyée et bien parée (44). En même temps il s’en va prendre avec lui sept autres esprits plus méchants que lui, et entrant dans cette maison ils y habitent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le premier. C’est ce qui arrivera à cette race (45). " Jésus-Christ montre clairement par ces paroles que les Juifs souffriraient d’étranges tourments, non-seulement dans l’autre monde, mais même dès celui-ci. Comme il leur avait dit que les Ninivites s’élèveraient contre eux au jour du jugement, et qu’ils les condamneraient, de peur que ces menaces si éloignées ne fissent pas une assez forte impression sur eux pour les tirer de leur négligence, il leur marque les maux qui devaient leur arriver dès cette vie.

Le prophète Osée leur avait prédit aussi ces malheurs, lorsqu’il leur dit: " Qu’ils seraient " comme un prophète et comme un homme " qui aurait perdu le sens et qui serait possédé " d’un mauvais esprit. " (Osée, VIII, 7.) C’est-à-dire, comme des furieux, comme des démoniaques, et comme des faux prophètes possédés du malin esprit. Car Osée, par ce mot de " prophète ", entend ici les faux prophètes, comme sont les devins et autres semblables. C’est ce que Jésus-Christ montre ici, lorsqu’il dit que les Juifs souffriraient les dernières extrémités. Considérez comme il tente toutes sortes de voies pour forcer ce peuple à l’écouter. Il les presse de tous côtés. Il leur représente le présent et l’avenir; il les stimule par de beaux exemples comme ceux des Ninivites et de la reine du midi : il les effraie par l’exemple de ceux qui ont péché comme du peuple de Tyr et de Sodome.

C’est ce qu’ont fait tous les prophètes, lorsqu’ils ont proposé aux Juifs, tantôt l’exemple " des Réchabites (Jérém. XXXV, 8) "; tantôt celui d’une " épouse " qui ne peut oublier ses ornements (Osée, XXIV); tantôt celui " du boeuf "qui connaît son maître, et " de l’âne " qui n’ignore pas l’étable de celui qui le nourrit. (Isaïe, I.) Jésus-Christ suit donc ici la coutume de ces hommes éclairés de Dieu; et après avoir fait connaître aux Juifs l’excès de leur ingratitude, en les comparant avec d’autres moins ingrats qu’eux, il leur déclare enfin quels seraient les tourments dont cette ingratitude sera punie. (343)

Mais examinons ce que veut dire l’exemple que Jésus-Christ leur rapporte d’un homme possédé du démon. Comme ceux, dit-il, qui sont délivrés d’un démon qui les possédait, et qui deviennent ensuite lâches et paresseux, attirent de nouveau le démon en eux, et en sont possédés encore plus dangereusement; ainsi vous arrivera-t-il. Vous étiez possédés du démon, lorsqu’autrefois vous adoriez les idoles, et que vous égorgiez vos enfants pour en faire des sacrifices au diable, avec une cruauté qui fait horreur. Cependant je ne vous ai pas abandonnés en cet état. J’ai chassé ce démon qui vous possédait, par la voix de mes prophètes, et je suis venu moi-même pour vous purifier et pour vous guérir entièrement. Mais puisque vous ne voulez pas m’écouter, et que vous vous plongez toujours dans de nouveaux crimes, puisqu’après avoir persécuté les prophètes, vous voulez couronner votre malice en me tuant moi-même aussi bien qu’eux; ne vous étonnez pas si vous souffrez des maux qui égalent vos offenses, et qui surpasseront tout ce que vous avez jamais souffert en Egypte, à Babylone et sous Antiochus. En effet, Vespasien et Titus ont fait plus de mal aux Juifs que leurs anciens ennemis. C’est pourquoi Jésus-Christ dit: " Il y aura alors une affliction telle " que l’on n’en a jamais vue et qu’on n’en " verra jamais de pareille. " (Matth. XXIV, 31.)

Mais cet exemple du possédé montre encore que les Juifs, alors destitués de toute vertu, seront d’autant plus susceptibles de toutes les impressions des démons. Quand ils péchaient autrefois, ils avaient des hommes de Dieu parmi eux qui les reprenaient. La providence de Dieu leur tendait la main pour les secourir. La grâce du Saint-Esprit veillait sur eux pour les redresser. Elle faisait tout pour les rappeler au bien. Mais quand le temps de la colère sera venu, ils seront entièrement privés de tous ces secours, ce qui rendra la vertu bien plus rare, le crime bien plus commun, et la tyrannie du démon bien plus violente.

Vous savez tous ce que nous avons vu de notre temps sous l’empire de ce Julien, qui a surpassé en impiété tous ceux qui avaient régné avant lui, et que lorsqu’il portait le fer et le feu contre l’Eglise, les Juifs se sont unis avec les païens, qu’ils ont pris leurs cérémonies, et qu’ils ont adoré comme eux les idoles. S’ils paraissent un peu plus sages maintenant, ce n’est que la crainte des empereurs qui les retient dans le devoir. Si leur malice n’avait ce frein qui l’arrête, ils seraient plus cruels que jamais, et ils se porteraient à des excès encore plus grands. Car on voit que dans les autres crimes, tels que les enchantements, la magie, et l’impudicité, ils vont plus loin que n’ont jamais été leurs pères. Et quoique retenus par un frein si fort, ils n’ont pas laissé de conspirer souvent, et de se soulever contre les empereurs, et de s’attirer ainsi d’effroyables maux.

4. Où sont donc ceux qui demandent des prodiges et des miracles? Qu’ils reconnaissent enfin que tout ce que nous devons désirer, c’est d’avoir un esprit sage et une volonté reconnaissante envers Dieu; et que lorsque cela nous manque tous les miracles sont inutiles. Les Ninivites ont cru sans avoir vu de miracles, et les Juifs, après tant de prodiges, sont devenus pires qu’auparavant. Ils ont été possédés de nouveau par des démons encore plus furieux, et ils se sont attiré un déluge de maux. Et certes c’est avec justice, puisque celui qui une fois délivré d’une affliction temporelle, n’en devient pas plus sage et plus retenu, mérite d’en souffrir une encore plus grande.

C’est pourquoi Jésus-Christ dit que ce démon , après qu’il est sorti, "ne trouve plus de repos," c’est-à-dire, qu’il attaquera de nouveau l’homme où il était avec tarit d’adresse qu’il y rentrera une seconde fois. Ces deux choses les devaient faire rentrer en eux-mêmes: les maux qu’ils avaient soufferts et la délivrance qu’ils en avaient obtenue. Une troisième devait même encore leur faire plus d’impression, savoir, la crainte de tomber dans un état encore plus funeste que le premier.

Mais ce qui se passe aujourd’hui nous fait bien voir que ces paroles n’ont pas été seulement dites pour les Juifs. Elles nous regardent comme eux, puisqu’après avoir été éclairés de la lumière de Dieu, et avoir renoncé à nos anciens égarements, nous y retombons encore. Faut-il douter après cela que les péchés que nous commettons maintenant ne soient un jour plus sévèrement punis ? C’est l’avis que Jésus-Christ donnait au paralytique : " Vous voilà maintenant guéri, ne péchez plus, de peur qu’il ne vous arrive pis. " (Jean, V, 14.)

Vous me demanderez peut-être ce qui pouvait arriver de pis à un homme qui était paralytique depuis trente-huit ans. Mais hélas! (344) qu’il était facile à Dieu de le faire souffrir davantage. Dieu nous garde d’éprouver tout ce qu’un homme est capable d’endurer de maux. Dieu a des trésors de supplices et de peines. Sa colère est aussi infinie que sa miséricorde. C’est le reproche qu’il fait par Ezéchiel à Jérusalem: " Je vous ai trouvée toute souillée de sang, je vous ai lavée, j’ai répandu sur vous mes parfums, on a admiré voire beauté. Et après cela vous vous êtes honteusement abandonnée à tous les peuples voisins de votre pays. C’est pourquoi je me prépare, dit le Seigneur, à me venger de votre crime avec plus de sévérité que jamais. " (Ezéch. XVII, 7.) Ne considérez pas seulement dans ces paroles quelle est la vengeance de Dieu, mais encore combien sa patience est infinie. Combien de fois l’avons-nous irrité par nos crimes, sans qu’il cesse pour cela de nous traiter avec douceur?

Cependant n’ayons pas trop confiance, mais craignons plutôt. Si Pharaon était rentré dans lui-même à la première plaie dont Dieu le frappa, il n’aurait point senti les suivantes, et il n’aurait point péri enfin dans lamer avec toute son armée. Je rapporte à dessein cet exemple, parce qu’il y a bien des personnes aujourd’hui qui disent comme Pharaon: " Je ne sais pas qui est Dieu, je ne le connais point (Exod. III. 7), " et qui tiennent comme lui leurs sujets attachés à la boue et à l’argile. Combien, lorsque Dieu nous défend d’être durs même en paroles envers nos serviteurs, combien se montrent impitoyables dans. les travaux qu’ils leur imposent. Ces imitateurs e Pharaon ne seront point abîmés dans la mer Rouge,. mais ils seront précipités dans une mer dont les flots sont de feu, d’un feu étrange et horrible. Car c’est un abîme qui n’a point de fond, dont la flamme vive et subtile court de toutes parts, et cause une douleur si cuisante, qu’elle surpasse sans comparaison toutes les morsures des bêtes les plus cruelles. Que si le feu de la fournaise de Babylone, quoique sensible et matériel, se lança avec tant d’impétuosité sur ceux qui environnaient les trois jeunes hommes, que fera ce feu infernal sur ceux qui y seront précipités ?

Considérez comment les prophètes parlent de ce jour terrible : " Le jour du Seigneur est un jour inévitable et sans remède, un jour plein de colère et de fureur. " (Isaïe, XIII, 7.) Il n’y aura personne alors pour nous secourir. Il n’y aura personne qui nous puisse tirer d’un si grand malheur, et ce visage si doux du Sauveur nous sera caché pour jamais. Tels que ceux qui sont condamnés aux mines sont livrés à des hommes sévères et impitoyables, et que sans pouvoir être vus d’aucun de leurs amis ou de leurs proches, ils ne voient que ceux qui sont établis pour les accabler de travail; tels ces malheureux. ne verront que les démons qui ne se lasseront jamais de les tourmenter. Mais je dis trop peu. Tout ce que nous voyons en ce monde n’a point de rapport avec cet état. Nous pouvons ici nous adresser à l’empereur. Nous pouvons lui demander et obtenir grâce pour les criminels; mais la condamnation de ceux qui vont en enfer est entièrement irrévocable. Ils ne sortent jamais de ces abîmes, de feu. Ils y demeureront accablés de douleurs et plongés, dans des maux qui sont au-dessus et de nos paroles et de nos pensées. Si nous ne pouvons concevoir ni exprimer la peine de ceux qui passent par ce feu sensible et matériel qui est sur la terre combien moins pourrait-on représenter les tourments de ceux qui brûlent dans ces flammes qui ne s’éteindront jamais? Un homme qu’on jette ici dans le feu y est consumé en un moment.; mais ce feu-là brûle toujours, et il ne consume jamais.

Que ferons-nous donc, mes frères, dans ces lieux horribles? Car je me dis cela à moi-même aussi bien qu’à vous.

Vous me direz peut-être : Si vous, qui nous apprenez à connaître et à servir Dieu, vous dites ces choses pour vous-même, à quoi bon me donner une peine:inutile? Car quelle merveille que je tombe dans ce malheur, si ceux qui me conduisent y peuvent tomber aussi.? Ah! mes frères, ne vous consolez point d’une manière si malheureuse. Ce n’est point, là une consolation, c’est un désespoir. Car, dites-moi, je vous prie, le, démon n’est-il pas une, puissance incorporelle? N’est-il pas par sa nature élevé au-dessus des hommes? Cependant il est tombé dans ces abîmes de feu. Qui pourrait donc se consoler un jour de. se trouver avec lui dans les enfers, et d’y souffrir les mêmes tourments que lui?

Lorsque Dieu frappait l’Egypte de tant de plaies, le peuple se consolait-il de ce qu’il voyait les plus grands et le roi même frappés aussi de la main de Dieu, et de ce que chaque maison pleurait son mort? Nullement, et les Egyptiens le montrèrent bien par ce (345) qu’ils firent, puisque, se sentant comme frappés par une verge de feu, ils coururent en foule à Pharaon et le contraignirent de faire sortir le peuple hébreu.

C’est une pensée bien dépourvue de toute raison, de croire que ce soit une grande consolation d’être puni avec beaucoup d’autres, et de dire: Il ne m’arrivera que ce qui arrive à tout le monde. Un tel raisonnement est si loin d’adoucir les maux de l’enfer, qu’il ne rend pas même plus supportables ceux de cette vie. Considérez, je vous prie, ceux qui sont tourmentés de la goutte. Je vous demande si, lorsqu’ils souffrent les douleurs les plus aiguës, ils seraient fort disposés à se consoler, lorsque vous leur représenteriez qu’il y en a mille qui souffrent autant ou même plus qu’eux? Il leur est impossible de tirer de là le moindre soulagement. Leur esprit est tout occupé par la violence de leur mal. Il est comme absorbé dans cette pensée, et il ne lui en reste plus pour faire aucune réflexion sur les maux des autres.

Ainsi ne nous flattons point d’une espérance si fausse et si malheureuse. La vue de ce que souffrent les autres peut nous consoler dans les petits maux; mais quand la douleur est vive et perçante, l’âme en est tellement possédée, que, bien loin de penser aux autres, elle ne se connaît plus elle-même. Loin donc ces consolations imaginaires! Loin ces raisonnements frivoles, ou plutôt ces contes fabuleux, qui ne sont bons à dire qu’aux petits enfants. Ce moyen de consolation, qui consiste à se dire que tel et tel sont dans le même cas que soi, produit tout au plus quelque effet dans les médiocres chagrins; que, s’il ne diminue pas toujours même les petits chagrins, comment adoucirait-il l’effroyable tourment que l’Evangile exprime par le grincement de dents?

5. Je sens que ce que je vous dis vous afflige, et que ce discours vous fait de la peine à entendre. Mais que voulez-vous que je fasse? Plût à Dieu que vous fussiez tous si vertueux, que je ne fusse point obligé de vous parler de l’enfer! Mais puisque nous sommes la plupart engagés dans le péché, je voudrais de tout mon coeur que mes paroles, entrant dans vos esprits, pussent y imprimer le sentiment d’une douleur véritable. Je cesserais alors de vous représenter ces objets funestes.

Mais jusques ici je n’ai que des sujets de craindre pour la plupart de vous, et d’appréhender que le mépris que vous faites de ce que je dis, ne vous attire un plus grand supplice. Vous savez que lorsqu’un serviteur est assez insolent pour mépriser les menaces de son maître, ce mépris même est une nouvelle faute dont on le punit encore plus sévèrement. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, d’entrer dans des sentiments de componction, lorsque nous vous parlons de l’enfer. Il doit être doux d’en entendre parler, parce qu’il n’y a rien de plus triste ni de plus effroyable que d’y tomber.

Vous me demanderez peut-être comment on peut trouver du plaisir à entendre parler de l’enfer. Il y en a sans doute, mes frères, car l’enfer est une chose si horrible, que les entretiens qui servent à nous en éloigner, quel. que durs et insupportables qu’ils paraissent, doivent être doux. Nous en tirons de plus grands avantages. Car ils font rentrer notre âme en elle-même, ils la rendent plus innocente, ils élèvent ses pensées au ciel, ils la détachent de la terre et de toutes ses passions. Enfin ils lui servent comme d’un excellent remède qui prévient les maux et qui l’empêche d’y tomber.

Maintenant que j’ai parlé du supplice des damnés, permettez-moi de vous parler encore de leur honte. Car, comme les Ninivites condamneront les Juifs, de même beaucoup de ceux qui paraissent vils et méprisables parmi nous, s’élèveront contre nous alors pour nous condamner. Représentons-nous donc quelle sera cette confusion, afin que cette pensée nous jette dans quelque commencement de pénitence. Je vous déclare encore une fois que je me dis ceci à moi-même. Je m’exhorte le premier en vous exhortant. Ainsi que personne ne se fâche contre moi; que nul ne croie que je le méprise et que je le condamne. Entrons, mes frères, dans la voie étroite. Jusques à quand la mollesse? jusques à quand les délices? Ne nous lasserons-nous jamais de notre indifférence, de nos froides plaisanteries, de nos délais insensés? Ne changerons-nous jamais? Est-ce que nos pensées ne s’élèveront jamais au-dessus des objets exprimés par ces mots de table, de bonne chère, de luxe, d’argent, de propriétés, de bâtiments?

La fin de tout cela, quelle sera-t-elle? la mort. Quelle sera encore un coup cette fin? un peu de cendre et de poudre, les vers et la pourriture. (346)

Entrons donc enfin, mes frères, dans une vie toute nouvelle. Faisons de la terre un ciel. Apprenons aux païens, par notre conduite, combien est grand le bonheur dont ils sont privés. Lorsque nous vivrons d’une manière si chrétienne, ils verront en nous une image de ce qui se passe dans les cieux. Lorsqu’ils nous verront toujours dans la douceur et dans la modestie, exempts de colère, dégagés d’envie, éloignés de l’avarice, libres des passions, et réglés en toutes choses, ils s’écrieront dans un transport d’admiration : si les chrétiens sont des anges dès cette vie, que doivent-ils être après leur mort? Si leur vie est si éclatante dans un lieu où ils se considèrent comme étrangers, quelle sera leur gloire dans leur véritable patrie?

C’est ainsi que nous édifierons les infidèles, que nous les porterons à la foi, et que le bruit de notre vertu se répandra aussi vite que la foi se répandait du temps des apôtres. Puisque douze hommes purent alors convertir des villes et des provinces entières, si nous les imitions aujourd’hui, et si chacun de nous s’efforçait de faire de sa vie une prédication vivante, jugez jusqu’où s’étendrait la religion chrétienne. Car un païen sera moins touché de la résurrection d’un mort que de la vie sainte d’un chrétien véritable. Il est surpris de l’un, mais il est touché et édifié de l’autre. Le premier passe et s’oublie, l’autre demeure et subsiste et fait une impression profonde dans les esprits.

Travaillons donc à notre salut, afin de travailler ensuite à celui des autres. Je ne vous dis rien de trop austère. Je ne vous ordonne rien de trop rude. Je ne vous défends point de vous marier. Je ne vous commande point de vous retirer dans le désert, et de renoncer à toutes les affaires du monde; mais je vous exhorte à vivre dans le monde comme un chrétien y doit vivre.

Je souhaiterais que, tout en demeurant comme vous faites au milieu des villes, vous eussiez plus de piété que les solitaires qui habitent les montagnes. Et pourquoi désiré-je cela de vous, sinon parce que l’Eglise en retirerait un grand avantage? " Personne, " dit l’Evangile, "n’allume une lampe pour la mettre sous un boisseau. " (Matth. V, 20.) Soyons donc des lampes brillantes et élevées sur le chandelier, afin que notre lumière éclate de toutes parts. Allumons et entretenons en nous ce feu du ciel. Eclairons ceux qui sont assis dans les ténèbres, afin qu’ils sortent de leurs égarements et de leurs erreurs.

Ne me dites point: Je suis engagé avec une femme ; j’ai des enfants; je suis embarrassé dans de grands soins, et il m’est impossible de faire ce que vous dites. Quand vous n’auriez aucun de tous ces empêchements, si vous demeuriez toujours dans la même apathie, vous n’en seriez pas plus vertueux; comme au contraire si vous étiez dans des engagements encore plus grands, et que vous eussiez de l’ardeur et du zèle, vous vous élèveriez enfin au-dessus de tout. Dieu ne vous demande qu’une chose: une âme fervente et généreuse. Et alors ni l’âge, ni la pauvreté, ni les richesses, ni quoi que ce soit, ne vous empêchera d’être vertueux.

On a vu dans tous les siècles des vieillards, des jeunes gens, des personnes mariées et occupées à élever leurs enfants, des artisans, et des soldats qui ont été très-fidèles à Dieu, et qui dans tous les temps ont accompli tous ses préceptes. Daniel était jeune, Joseph était esclave ; Aquila était artisan ; Lidie vendait de la pourpre ; le geôlier de saint Paul gouvernait une prison; Corneille était centurion; Timothée était presque toujours malade; Onésime était non-seulement esclave, mais fugitif: et cependant toute cette différence d’états n’a point empêché que toutes ces personnes, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, esclaves ou libres, officiers ou particuliers, n’aient brillé par la sainteté de leur vie.

Ne nous couvrons donc plus de ces vains prétextes. Ayons des pensées plus sages et plus chrétiennes. Quels que nous puissions être par notre condition dans le monde, soyons grands par notre vertu dans l’Eglise, et nous mériterons un jour les biens du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est, avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire et l’empire maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XLIV
" COMME IL PARLAIT ENCORE AU PEUPLE, SA MÈRE ET SES FRÈRES ÉTAIENT DEHORS QUI DEMANDAIENT A LUI PARLER. ET QUELQU’UN LUI DIT: VOILA VOTRE MÈRE ET VOS FRÈRES QUI SONT LÀ DEHORS ET QUI VOUS DEMANDENT. MAIS IL RÉPONDIT A CELUI QUI DISAIT CELA : QUI EST MA MÈRE ET QUI SONT MES FRÈRES? ET ÉTENDANT SA MAIN SUR SES DISCIPLES : VOICI, DIT-IL, MA MÈRE, ET VOICI MES FRÈRES. " (CHAP. XII, 46, 47, 48, 49, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XIII.)

ANALYSE

1 et 2. Marie est proclamée bienheureuse pour avoir porté le Fils de Dieu dans ses entrailles, et surtout pour avoir été en tout obéissante à la volonté de Dieu.

3. Parabole de la semence. Celui qui sème est sorti. — Comment celui qui est partout peut-il sortir de quelque part. — Nous ne recevons pas la semence par notre faute et non par la faute du semeur.

4 et 5. Que la même mesure de vertu n’est pas exigée de tous. — Combien il est dangereux de laisser perdre les instructions que Dieu nous donne. — Que les plaisirs de la vie sont très- justement comparés à es épines. — Des maux que l’excès de la bonne chère et l’intempérance de la bouche produit en nous.
 
 

1. Jésus-Christ, mes frères, nous fait voir ici dans un exemple bien sensible combien ce que je vous disais l’autre jour est vrai, savoir que là où manque la vertu, tout le reste est inutile. Je vous disais la dernière fois que ni l’âge, ni le sexe, ni le désert, ni tous les saints exercices ne nous serviraient de rien, si nous n’avions une piété sincère dans le cœur. Aujourd’hui nous apprenons quelque chose de plus, nous apprenons qu’il ne servirait de rien d’avoir porté Jésus-Christ dans ses entrailles et de l’avoir enfanté miraculeusement comme a fait la Vierge, si l’on ne possédait en même temps la vertu. C’est là une conséquence évident? des paroles évangéliques que nous allons expliquer.

" Lorsque Jésus-Christ parlait encore au peuple, quelqu’un lui dit (46): Voilà votre mère et vos frères qui sont là dehors, et qui vous demandent (47). Mais il lui répondit: Qui est ma mère et qui sont mes frères (48)?" Il ne parlait pas ainsi pour désavouer sa mère, ni par la crainte qu’il eut de passer pour son fils devant les hommes. S’il avait pu rougir d’avoir Marie pour mère, il ne serait jamais descendu dans son sein. Il voulait donc nous apprendre qu’il n’eût servi de rien à la Vierge d’être mère de Jésus-Christ, si sa vie n’eût été en même temps parfaite.

Mais ce que les parents de Jésus-Christ faisaient en cette rencontre venait de l’amour. propre. Ils veulent montrer devant le peuple que Jésus-Christ leur appartient; ils n’ont pas encore de lui une juste idée, et ils viennent à contre-temps le trouver. Voyez leur vanité. Au lieu d’entrer avec les autres, et d’écouter Jésus-Christ avec un profond silence, ou d’attendre au moins à la porte qu’il eût achevé de parler, ils vont au contraire l’appeler devant tout le monde, affectant de faire paraître qu’ils avaient pouvoir de lui commander.

C’est ce que marque l’Evangile par ces paroles : " Lorsqu’il parlait encore au peuple;" comme s’il disait : N’avaient-ils point d’autre temps plus propre pour lui parler? Ne pouvaient-ils le faire sans l’incommoder ? Qu’avaient-ils de si près à lui dire? S’ils lui voulaient faire quelque question de doctrine, que ne la lui proposaient-ils en public, afin que sa réponse servît d’instruction à tout le peuple? Si ce n’était que pour des affaires particulières, il ne fallait pas témoigner cet empressement.

Que si le Sauveur avait refusé à l’un de ses disciples la permission d’aller ensevelir son (348) père, afin qu’il ne différât peint de le suivre, combien eût-il été plus éloigné d’interrompre ses prédications pour des sujets qui ne le méritaient pas? On voit donc qu’ils agissaient humainement en cette rencontre et par un désir secret de vaine gloire.

Saint Jean exprime encore plus clairement cette disposition des parents de Jésus-Christ, lorsqu’il dit : " Que ses frères mêmes ne " croyaient pas en lui. " (Jean, VII, 5) Il rapporte même de leurs paroles où il y a beaucoup d’indiscrétion. Ils lui faisaient, dit-il, violence pour le faire venir à Jérusalem dans l’espérance de tirer de la gloire des miracles qu’il y ferait: " Si vous faites ces choses, faites-vous connaître au monde. Car nul’homme " n’agit en secret; lorsqu’il veut être connu dans le public. " (Ibid. IV.) C’est alors que Jésus-Christ les réprimanda de leurs pensées charnelles et terrestres, parce que les Juifs disaient de lui : ce N’est-ce pas là ce fils d’un artisan dont nous connaissons le père et la " mère, et dont les frères sont parmi nous? " lui reprochant ainsi la bassesse de sa naissance; ses parents le portaient au contraire à se relever par la grandeur de ses miracles. Mais Jésus-Christ les rebute pour les guérir de cette passion.

Si le Sauveur avait voulu renoncer sa mère, il l’aurait fait, lorsqu’on en voulait tirer un sujet de le mépriser. Mais il a été si éloigné de cette pensée, et il a eu d’elle un soin si particulier, que près d’expirer sur la croix, il l’a recommandée au plus chéri de ses disciples, et lui a ordonné de la regarder comme sa mère. Que s’il parle d’elle en cet endroit avec plus de sévérité, c’est qu’il voulait guérir l’esprit de ses proches, qui ne le considéraient que comme un homme ordinaire, et qui tiraient vanité de ce qui paraissait de grand en lui. Il les reprend donc, mais comme un médecin; et ces paroles ne sont pas pour les blesser, mais pour les guérir.

Ne considérez donc pas seulement cette réprimande de Jésus-Christ, laquelle est pleine de modération et de sagesse; mais pensez en même temps, combien était téméraire et inconsidérée la hardiesse de ses proches, et surtout quel est celui qui fait la réprimande. Ce n’est pas un simple homme, c’est un Dieu, et le Fils unique du Père. Pesez bien aussi le dessein dans lequel il leur parle. Car il ne voulait point les confondre, mais les délivrer de la passion la plus tyrannique; leur inspirer des sentiments plus relevés de sa personne; et leur persuader qu’il n’était pas seulement le Fils, mais encore le Maître et le Seigneur de Marie. Considérez ces raisons et vous reconnaîtrez que cette réprimande de Jésus-Christ était très-digne de lui, très-utile à ceux à qui il la fait, et toute pleine de modération et de sagesse. Car il rie dit pas : va et dis à ma mère qu’elle n’est pas ma mère; c’est à celui même qui lui parle qu’il répond: " qui est ma mère "et qui sont mes frères? " Et ces paroles, outre le sens qui vient d’être indiqué, ont encore une autre portée. Laquelle? Elles tendent à faire comprendre à ceux qui sont là que ni eux ni personne ne peut trouver assez d’avantage dans les liaisons de la chair et du sang pour avoir le droit de négliger la vertu. Car puisqu’il n’eût servi de rien à la Vierge même d’être la Mère de Jésus-Christ si elle n’eût soutenu cette dignité par sa vertu, combien toutes les alliances charnelles seront-elles moins utiles à tous les autres? La parenté véritable qui nous lie avec Jésus-Christ, est de faire la volonté de son Père. C’est cette liaison qui ennoblit l’âme, et qui la rend plus illustre que tous les avantages de la chair et du sang.

2. Comprenons donc cette vérité, nies frères, et si nous avons des enfants qui se signalent par leur piété, ne tirons point vanité de leur gloire, si nous n’avons aussi leur vertu. Ne nous glorifions peint de même de la piété de nos pères, si nous ne tâchons de leur ressembler. Il peut se faire dans le christianisme que celui qui nous aura donné la vie ne soit pas notre père, et qu’un autre le sera véritablement, quoiqu’il ne nous ait pas engendrés. C’est pourquoi lorsqu’une femme disait à Jésus-Christ dans un autre endroit de 1’Evangile: " Bienheureux le sein qui vous a porté, " et lés mamelles que vous avez sucées " (Luc, XI, 27)," il ne lui répond point: Je n’ai point été porté dans le sein d’une femme, et je n’ai point sucé ses mamelles; mais " bienheureux au contraire ceux qui font la volonté de mon Père! " Ainsi on peut remarquer partout qu’il ne désavoue pas cette liaison et cette parenté charnelle; mais qu’il lui en préfère une autre qui est toute spirituelle et toute sainte.

Quand le bienheureux précurseur disait aux Juifs : " Race de vipères, ne dites point: Nous avons Abraham pour père (Matth. III, 17,) " (349) ils ne niaient pas qu’ils descendissent en effet d’Abraham selon la chair ; mais il leur déclarait qu’il ne leur servirait de rien d’être sortis d’Abraham, si leur vie n’était semblable à la sienne. C’est ce que Jésus-Christ exprime clairement, lorsqu’il leur dit : " Si vous étiez les enfants d’Abraham vous en feriez les actions." Il ne veut pas dire qu’ils ne descendaient pas d’Abraham selon la chair, mais il les exhorte à s’unir à Abraham par un lien bien plus noble en se rendant les héritiers et les imitateurs de sa vertu. C’est encore ce qu’il veut faire entendre ici, mais d’une manière plus douce, parce qu’il s’agissait de sa mère. Il ne dit point: Ce n’est point là ma mère: ce ne sont point là mes frères, parce qu’ils ne font point ma volonté. Il ne les blâme point, il ne les accuse point; mais il dit en général:

" Quiconque fait la volonté de mon Père, " celui-là est mon frère, ma soeur et ma mère. (50.) " S’ils veulent donc être ma mère et mes frères, qu’ils marchent par cette voie. Lorsque cette femme cria: " Heureux est le sein qui vous a porté, " Jésus-Christ ne répondit point que Marie n’était point sa mère; mais il fit une réponse qui revient à ceci : Il n’y a d’heureux que celui qui fait la volonté de mon Père; c’est celui-là qui est mon frère, ma soeur, ma mère.

O puissance de la vertu ! ô combien grande est la gloire à laquelle elle élève ceux qui l’embrassent! Combien de femmes, dans la suite des temps, ont admiré le bonheur de la Vierge, et béni ces chastes entrailles qui ont porté le Sauveur du monde! Combien se sont dit qu’elles auraient tout sacrifié pour une maternité si glorieuse! Et cependant qui les empêche d’avoir cet honneur? Jésus-Christ nous ouvre une voie facile pour arriver à cette haute dignité, et il veut bien faire part de ce titre auguste non-seulement aux femmes, mais encore aux hommes. Il nous élève même plus haut, et il nous offre encore un plus grand honneur, puisque la liaison que nous avons avec Jésus-Christ par l’Esprit de Dieu, surpasse celle que nous aurait pu donner la chair et le sang. Car on devient ainsi mère de Jésus-Christ d’une manière bien plus excellente que si on l’avait porté dans son sein. Mais ne vous contentez pas de désirer simplement un si grand honneur, et marchez avec ardeur dans la voie qui vous y conduit.

En ce jour-là, Jésus sortit de la maison, et s’assit auprès de la mer (1). " Admirez comment, après avoir repris ses proches, fine laisse pas de faire aussitôt ce qu’ils lui demandent. Il se conduisit de même à l’égard de sa mère aux noces de Cana. Car après lui avoir dit que son temps n’était pas encore venu, il ne laissa pas de lui obéir pour faire voir, d’un côté, que tous ses moments étaient réglés, et pour témoigner de l’autre la grande tendresse qu’il avait pour elle. Il fait la même chose en cette rencontre. Il guérit d’abord ses proches de leur vanité, et il sort néanmoins aussitôt de la maison pour rendre à sa mère tout l’honneur que la bienséance exigeait de lui, et cela bien que la demande fût à contre-temps.

" En ce jour-là, " dit l’Evangile, "Jésus sortit de la maison, et s’assit auprès de la mer;"comme s’il eût dit à ses parents qui le demandaient: Puisque vous avez tant de désir de me voir et de m’écouter, voici que je viens pour parler. Après avoir fait tant de miracles, il veut de nouveau être utile aux hommes par ses instructions Il s’assied auprès de la mer, pour prendre comme à l’hameçon et au filet les habitants de la terre. Et ce n’est pas sans grande raison que l’évangéliste rapporte cette circonstance, comme pour marquer que Jésus-Christ s’était placé dans cette assemblée du peuple, d’une telle manière, qu’il avait tous ses auditeurs en face, sans qu’il y en eût un seul derrière lui.

" Et une grande multitude s’assembla autour de lui, de sorte que montant dans une barque il s’y assit, tout le peuple se tenant sur le rivage. Et il leur disait beaucoup de choses en paraboles (2, 3)." Il n’usa pas de cette manière d’enseigner lorsqu’il parlait sur la montagne, et il ne dit rien en paraboles, parce qu’il n’y avait alors auprès de lui qu’un peuple simple et grossier, au lieu qu’il est environné ici de scribes et de pharisiens. Considérez, je vous prie, quelle est la première de ces paraboles, et le soin que l’évangéliste a de les rapporter dames leur ordre. Il choisit pour la première celle qui de toutes était la plus propre pour rendre ses auditeurs attentifs. Comme il ne leur allait parler que par énigmes, il était nécessaire de les réveiller d’abord, et de les exciter par cette première parabole à l’écouter avec grande attention. C’est pourquoi un autre évangéliste marque que Jésus-Christ leur lit des reproches de ce qu’ils étaient sans entendement, et qu’il leur dit: " Comment ne (350) comprenez-vous point cette parabole? " (Marc, IV, 13.) Mais ce n’était pas seulement- pour ces raisons qu’il leur parlait en paraboles. Il 1e faisait encore pour donner plus de poids et plus de force à son discours, pour le mieux imprimer dans la mémoire de ses auditeurs, et pour leur rendre les vérités qu’il leur disait plus sensibles et plus palpables. C’est ainsi que les prophètes ont agi autrefois lorsqu’ils ont parlé aux peuples. Quelle est donc cette parabole?

3. " Celui qui sème est sorti pour aller semer (3.) " D’où est " sorti " celui qui est présent partout et qui remplit tout? Comment a-t-il pu sortir et où a-t-il pu aller? Mais quand Jésus-Christ s’est approché de nous par son incarnation, il ne l’a pas fait en passant d’un lieu en un autre, mais en se faisant homme et en se rendant visible à nous. Comme nos péchés nous séparaient de Dieu et qu’ils étaient comme une muraille qui nous fermait l’entrée pour aller à lui, il est lui-même venu à nous. Et- pour quel sujet y est-il venu? Est-ce pour perdre la terre qui était toute couverte de ronces et d’épines? Est-ce pour punir les laboureurs de leur lâcheté et de leur paresse? Nullement. Mais il est venu pour en être le laboureur lui-même; pour rendre cette terre fertile, en la cultivant avec soin, et pour y semer sa parole comme une semence précieuse de vertu et de piété. Car j’entends ici par cette " semence " sa parole; par la " terre " qui la reçoit, nos âmes, et il est lui-même " celui qui la sème. " Mais que devient enfin cette semence? Il s’en perd trois parties, et il ne s’en sauve qu’une.

" En semant, une partie de la semence tomba le long du chemin, et les oiseaux vinrent et la mangèrent (4)." Il ne dit pas qu’il ait lui-même jeté cette semence hors du chemin, mais qu’elle y est tombée.

" Une autre tomba dans des lieux pierreux, où elle n’avait pas beaucoup de terre, et elle leva aussitôt, la terre où elle était ayant peu de profondeur (5). Le soleil s’étant levé ensuite, elle en fut brûlée; et comme elle n’avait pas beaucoup de racine, elle se dessécha (6). Une autre tomba dans les épines, et les épines crurent et l’étouffèrent (7). Une autre partie de la semence tomba dans une bonne terre, et elle fructifia; quelques grains rendant cent pour un, d’autres soixante, et d’autres trente (8). Que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre (9). Il n’y a que cette quatrième partie de toute la semence qui se sauve, et encore même avec beaucoup d’inégalité et de différence. Jésus-Christ voulait dire par là qu’il offrait indifféremment à tous les instructions de sa parole. Car comme un laboureur ne choisit point en semant, et ne fait aucun discernement d’une terre d’avec une autre, mais répand sa semence également partout, Jésus-Christ de même, en prêchant, ne faisait point de distinction entre le riche et le pauvre, entre le savant et l’ignorant, entre l’âme ardente et celle qui était lâche et paresseuse. Il semait de même sur tous les coeurs, et il faisait de son côté tout ce qu’il devait faire, quoiqu’il n’ignorât pas quel devait être le succès de son travail. Après cela il pourra dire véritablement : " Qu’ai-je dû faire que je n’aie point fait? " (Isaïe, XIII, 9.) Les prophètes comparent partout le peuple à une vigne. Isaïe dit: " Il est devenu comme une vigne. " (Isaïe, V.) Et David dit: " Vous avez " transféré votre vigne de l’Egypte. " (Ps. LXXIX, 13.) Et Jésus-Christ le compare à un champ semé, pour marquer que les hommes allaient à l’avenir lui obéir avec plus de promptitude et que la terre porterait bientôt d’excellents fruits.

Ces paroles: " Celui qui sème est sorti pour aller semer, " ne doivent pas être regardées comme une redite. Car un laboureur sort souvent pour d’antres choses que pour semer. Il sort pour labourer et pour cultiver la terre. Il sort pour en arracher les épines et toutes les mauvaises herbes , ou pour d’autres sujets semblables; mais Jésus-Christ n’est sorti que pour semer. D’où vient donc, mes frères, qu’une si grande partie de cette semence se perd? Il n’en faut pas accuser celui qui sème, mais la terre qui reçoit cette semence, c’est-à-dire l’âme qui n’écoute point cette divine parole. Pourquoi ne dit-il pas plutôt que les lâches ont reçu cette semence et l’ont laissé perdre? que le-s riches l’ont reçue et l’ont étouffée? que ceux qui vivaient dans la mollesse l’ont reçue et qu’ils l’ont rendue inutile? Jésus-Christ ne veut pas parler si clairement pour ne point porter ces peuples au désespoir. Il veut les laisser à eux-mêmes, et il veut que ce soit leur propre conscience qui les justifie ou qui les condamne.

Ce qui arrive ici à la semence dont une partie se perd, arrive aussi ensuite à la pêche, où l’on rejette une partie des poissons qu’on avait pris. (351)

Jésus-Christ dit à dessein cette parabole à ses disciples, pont les fortifier par avance et pour les avertir que si dans la suite des temps ils voyaient beaucoup de ceux à qui ils au- -raient prêché l’Evangile, se perdre, ils ne devaient pas pour cela se décourager, puisque la même chose était arrivée à Jésus-Christ, qui, sachant le peu de succès que devait avoir la divine semence, n’avait pas néanmoins laissé de semer.

Mais comment peut-on concevoir, me dites-vous, qu’on sème sur des épines, sur des pierres et dans des chemins ? Je vous réponds que cela serait ridicule à l’égard d’une semence matérielle qu’on jette sur la terre; mais à l’égard de nos âmes et de la parole de Dieu, c’est une chose qui ne peut être que très louable. On blâmerait très-justement un laboureur s’il perdait ainsi sa semence, parce que les pierres ne peuvent devenir de la terre et que les chemins ne peuvent cesser d’être des chemins, ni les épines d’être des épines. Mais il n’en est pas ainsi de nos âmes Les pierres les plus dures peuvent se changer en une terre très-fertile. Les chemins les plus battus peuvent n’être plus foulés aux pieds, ni exposés à tous les passants, mais devenir un champ bien préparé et bien cultivé. Les épines peuvent disparaître pour faire place à la semence, afin que le grain croisse et pousse en haut, sans qu’il trouvé rien qui l’empêche de monter.

Si ces changements étaient impossibles, le semeur divin et adorable n’aurait jamais rien semé dans le monde. Et s’ils ne sont pas arrivés dans toutes les âmes, ce n’est point la faute du laboureur, mais de ceux qui n’ont pas voulu se changer. Il a accompli avec un soin entier ce qui dépendait de lui. Si les hommes, au lieu de correspondre à son ouvrage; l’ont au contraire détruit en eux-mêmes, il n’est point responsable de leur perfidie, après qu’il a témoigné tant de bonté et tant d’affection envers les hommes.

Mais remarquez ici, je vous prie, qu’on ne se perd pas en une seule manière, mais en plusieurs qui sont différentes l’une de l’autre.

Ceux qui sont comparés " au chemin", sont les paresseux, les lâches et les négligents. Ceux qui sont figurés " par la pierre", sont ceux qui tombent seulement par faiblesse: " Celui, " dit l’Evangile, " qui est semé sur les pierres est celui qui écoute la parole, et la reçoit aussitôt avec joie, mais il n’a point de racine en lui-même et n’a cru que pour un temps, et lorsqu’il s’élève quelque persécution à cause de la parole, il se scandalise, aussitôt. Lorsqu’un homme écoute la parole de Dieu et n’y donne point d’attention, l’esprit malin vient ensuite, et il enlève ce qui avait été semé dans son coeur. C’est là celui qui est marqué par la semence qui tombe le long du, chemin. " Ce n’est pas un crime égal de renoncer à la parole de l’Evangile, lorsque personne ne nous y contraint par ses persécutions, ou de le faire seulement en cédant à la force et à la violence.

Mais ceux qui sont figurés "par les épines" sont encore bien plus coupables que les autres.

4. Afin donc, mes frères, que nous ne tombions point dans ces malheurs, cachons cette divine semence dans le fond de notre âme et conservons-la comme un trésor précieux dans notre mémoire. Si le diable fait ses efforts pour nous la ravir, il dépend de nous d’empêcher qu’il ne nous l’ôte. Si cette semence se sèche, cela ne vient point de l’excès de la chaleur; Jésus-Christ ne dit point que ce soit le grand chaud qui produise cet effet; mais il dit : " Parce qu’elle n’a point de racine. " Si cette sainte parole est étouffée, il n’en faut point accuser les épines, mais celui qui les laisse croître. On petit couper si l’on veut cette tige malheureuse et se servir utilement de ses richesses. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas simplement " le siècle; " mais " les soins du siècle; " ni " les richesses" en général, "mais la tromperie des richesses. "

N’accusons donc point les choses en elles-mêmes, mais l’abus que nous en faisons et la corruption de notre esprit. On peut être riche sans se laisser surprendre par les richesses. On peut demeurer dans le monde sans être accablé de ses soins. Les richesses ont deux maux qui sont opposés l’un à l’autre; l’un d’exciter notre avarice et d’allumer nos désirs, et l’autre de nous rendre lâches et mous. Et c’est avec grande raison que Jésus-Christ attribue cette "tromperie " aux richesses. Car il n’y a rien daims les richesses que de trompeur. Ce n’est qu’un nom vain qui n’a rien de solide et de véritable. Le plaisir, la gloire, la beauté et toutes les choses semblables ne sont que des fantômes, qui n’ont point d’être et de subsistance.

Enfin, après avoir marqué ces différentes manières, par lesquelles les hommes se (352) perdent, il commence aussitôt à parler " de la bonne terre, " pour nous empêcher de tomber dans le désespoir et pour nous donner une sainte confiance que nous pourrons nous sauver par une pénitence sincère, et passer de ces trois états marqués par ces trois sortes de terre en un quatrième, où l’âme devient une bonne, une excellente terre.

Mais pourquoi, la terre étant bonne, la semence étant la même, ainsi que le laboureur qui la répand, un grain néanmoins en porte-t-il, l’un " cent, " l’autre " soixante, " et l’autre " trente ? " Cela ne vient que de la différence de la terre. Car, bien qu’elle soit toute bonne, elle ne laisse pas d’admettre divers degrés-de bonté. Ainsi cette inégalité ne vient ni du laboureur, ni de la semence, mais de la terre qui la reçoit, non selon la différence de sa nature, mais selon la différente disposition de la volonté. Et ce qui fait paraître encore la grande miséricorde de Dieu envers les hommes, c’est qu’il n’exige pas de tous un même degré de vertu, mais qu’eu recevant avec joie les premiers, il ne rejette ni les seconds ni les troisièmes.

Le but qu’il avait en tout ceci, était de persuader ses disciples qu’il ne suffit pas d’écouter sa parole sainte. Pourquoi donc, direz-vous, Jésus-Christ ne parle-t-il point des autres passions comme de l’impureté et de la vaine gloire? Je vous réponds qu’il a tout compris dans ces deux mots " des inquiétudes du siècle, et de la tromperie des richesses; car la vaine gloire et toutes les autres passions sont des ruisseaux de ces deux sources. Il y joint encore ceux qui sont figurés " par la " pierre " et " par le chemin, " pour montrer qu’il ne suffit pas de renoncer à ses richesses, mais qu’il faut encore pratiquer les autres vertus. Car, que vous servirait-il d’être dégagé de l’argent, si vous êtes négligent et lâche? Que vous servirait-il de même d’être fervent et généreux dans le reste si vous êtes paresseux à écouter la parole de Jésus-Christ?

On ne se sauve point en ne pratiquant la vertu qu’à demi. Il faut premièrement écouter avec ardeur et retenir avec soin les vérités de l’Evangile. Il faut ensuite les pratiquer avec force et avec courage, et enfin mépriser l’argent, renoncer aux richesses, et fouler aux pieds toutes les choses de cette vie. L’enchaînement de toutes ces vertus commence par l’application à écouter la parole de Dieu C’est le premier pas pour le salut. " Comment croiront-ils, " dit saint Paul, " s’ils n’entendent? "(Rom. X, 14.) Je vous dis aussi la même chose. Comment pratiquerons-nous ce que Dieu nous ordonne, si nous n’écoutons ce qu’il nous dit? Mais après ce premier degré, Dieu exige de nous le courage et la vigueur, et un mépris général pour toutes les choses d’ici-bas,

Ecoutons, mes frères, ces vérités saintes que Jésus-Christ nous n enseignées. Qu’elles soient notre bouclier pour nous défendre contre toutes les attaques de nos ennemis. Qu’elles jettent de profondes racines dans notre coeur, et qu’elles nous servent à nous dégager de tous les soins de la terre. Que si nous pratiquons une partie de ces vérités, en négligeant l’autre, quel avantage en retirerons-nous, puisque d’une façon ou d’autre nous ne laisserons pas de nous perdre? Qu’importe que nous périssions, ou par l’amour du bien, ou par ta paresse, ou par un manquement de courage? Un laboureur ne plaint-il pas également la perte de sa semence, de quelque manière qu’elle se perde?

Ne nous consolons donc pas de ce que nous ne perdons point le fruit de la parole divine de toutes les manières que nous le pourrions; mais pleurons plutôt de ce que nous la laissons périr en quelque manière que ce puisse être. Portons le feu dans ces "épines, " et dans ces ronces. Ce sont ces tiges malheureuses qui étouffent cette divine semence. Les riches ne le savent que trop, eux que leurs richesses rendent incapables non-seulement de la vertu, mais même de tout le reste. Aussitôt qu’ils se sont rendus les esclaves de leurs plaisirs, ils ne peuvent plus s’appliquer aux affaires même de ce monde, et encore bien moins aux choses du ciel qui regardent le salut. Car leur esprit est attaqué en même temps d’une double peste, par les passions qui le corrompent, et par les inquiétudes qui le déchirent. Chacune de ces deux causes suffit pour les perdre. Lors donc qu’elles se joignent ensemble, dans quel abîme les doivent-elles jeter?

5. Et ne vous étonnez pas que Jésus-Christ donne le nom d’ " épines aux plaisirs de la vie. " Vous êtes trop charnel et trop enivré de vos passions pour comprendre cette vérité. Mais ceux qui renoncent à ces faux plaisirs, savent que les délices ont des pointes plus perçantes et plus mortelles que toutes les épines que nous voyons, et qu’elles perdent encore plus l’âme et le corps même, que les soins et les embarras du monde. (353)

Il n’y a point de chagrins et d’inquiétudes, qui nuisent autant à l’esprit, que l’excès de la bonne chair nuit à notre corps. Car ces excès engendrent enfin les maladies, les insomnies et les autres maux de tête, d’oreilles et d’estomac, ce que les épines ne peuvent faire. Comme on se met toutes les mains en sang lorsqu’on presse des épines; ces excès de même et ces délices perdent toutes les parties du corps, et leur venin se répand sur la tête, sur les yeux, sur les mains, et sur les pieds. Comme les épines sont stériles, les délices le sont aussi; et elles causent une perte bien plus grande, et dans des choses bien plus importantes. Car elles avancent la vieillesse, elles interdisent les sens, elles étouffent la raison, elles aveuglent l’âme la plus éclairée; elles rendent le corps lâche et efféminé, elles le remplissent d’un amas d’ordures et de saletés. Elles lui causent mille mauvaises humeurs, et elles deviennent une source de corruption et de pourriture.

Elles sont au corps ce qu’une charge trop pesante est à un vaisseau qui coule à fond, accablé par la grandeur de ce poids. Pourquoi travaillez-vous tant à engraisser votre corps?

- En voulez-vous faire ou une victime qui soit bonne à immoler; ou une masse de chair qu’on nous doive servir sur nos tables? On peut être excusable d’engraisser des volailles, quoique peut-être on ne le soit pas, puisque si grasses elles sont contraires à la santé. Tant la bonne chair est dangereuse, puisqu’elle l’est même jusque dans les animaux!

Toutes les superfluités ne sont jamais bonnes à rien. Elles sont la source des indigestions et des mauvaises humeurs. Les animaux qu’on nourrit moins et qui travaillent plus, s’en portent mieux, et sont plus utiles pour nous servir. Leur chair est aussi plus saine à ceux qui en mangent. Mais ceux qui se nourrissent de ces animaux si gras, se remplissent de graisse comme eux, entretiennent par cette réplétion une source de maladies, et ne font qu’appesantir les chaînes qu’ils portent. Car rien n’est si contraire au corps que cet excès de manger, et rien ne lui est si mortel que les débauches et les délices. Qui n’admirera donc la stupidité de ces personnes qui épargnent moins leur propre corps, que les autres n’épargnent ces vaisseaux de cuir où ils renferment leur vin? Ils ont soin de ne les pas remplir si fort qu’ils en crèvent; mais ceux-ci remplissent tellement leurs corps de vin, qu’ils crèvent de toutes parts. Ils en ont jusques au gosier. Les fumées en montent jusques aux narines, aux oreilles et au cerveau, obstruant de plus en plus les voies de l’esprit et de la puissance vitale. Dieu ne vous a pas donné une bouche et un estomac pour les remplir de vin et de viande, mais pour vous en servir à louer Dieu, à lui offrir de saints cantiques, à prononcer les paroles de la loi sainte, et à les employer à l’édification de vos frères. Et vous au contraire, par un abus criminel, vous ne vous en servez presque jamais pour ce saint usage, et vous l’asservissez à votre intempérance durant toute votre vie.

Vous ressemblez à un homme qui aurait entre les mains un luth parfaitement beau dont les cordes seraient de fil d’or, et qu’on regarderait comme un chef-d’oeuvre de l’art, et qui au lieu de se servir de cet instrument pour la fin à laquelle il est destiné, le remplirait d’ordure et de boue. C’est là proprement le désordre où vous tombez. Car j’appelle de l’ordure et de la boue, non la nourriture en elle-même, mais l’abus que vous en faites par votre intempérance et par votre luxe.

Tout ce qui est au delà de la nécessité n’est plus une nourriture mais un poison. Le ventre n’est fait que pour recevoir les viandes; mais la gorge, la bouche et la langue ont d’autres usages plus nobles et plus nécessaires. Quand je dis même que le ventre n’est fait que pour recevoir les viandes, je ne l’entends que des viandes qu’on lui don-ne avec modération, et avec retenue. Une preuve de ce que je dis c’est que lorsqu’on le charge de trop de viandes, non-seulement il s’y oppose par les dégoûts qu’il nous cause, et comme par les cris qu’il jette, mais qu’il se venge même de nous, par une infinité de maux qu’il nous fait souffrir.

Il commence par punir les pieds qui nous ont conduits à ces festins déréglés. Il attaque ensuite les mains qui l’ont chargé de tant de viandes superflues. Il sert les uns et les autres avec des douleurs très-aiguës. Quelques-uns même en ont perdu les yeux, et d’autres en ont eu des maux de tête épouvantables. Car le ventre est comme un serviteur qui, ayant plus de charge qu’il n’en peut porter, murmure et se révolte contre celui qui l’accable de la sorte. Il se révolte, dis-je, non-seulement contre ces membres dont je viens de parler, mais contre (354) l’âme même, et contre la raison et le jugement. Dieu a permis ces mauvais effets par une admirable conduite, afin que si nous ne sommes retenus par notre devoir, et si nous ne sommes sobres par vertu, nous le soyons au moins par force, et par la crainte des maux qui sont une suite de l’intempérance.

Comprenons donc ces vérités, mes frères, fuyons le luxe et les délices, aimons la sobriété et la vie réglée, pour jouir dans le corps et dans l’âme d’une parfaite santé, et pour obtenir ensuite les biens à venir, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (355)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XLV.
" SES DISCIPLES S’APPROCHANT DE LUI, LUI DIRENT : POURQUOI LEUR PARLEZ-VOUS AINSI EN PARABOLES? IL LEUR RÉPONDIT PARCE QU’IL VOUS EST DONNÉ DE CONNAITRE LES MYSTÈRES DU ROYAUME DES CIEUX, MAIS POUR EUX IL NE LEUR EST PAS DONNÉ," (CHAP. XIII, 19, 11, JUSQU’AU VERSET 24.)

ANA LYSE.

1. Le libre arbitre n’est point supprimé par la grâce.

2. Que le péché ne vient ni du tempérament, ni d’aucune nécessité.

3. De l’obligation de donner son bien à Jésus-Christ en la personne des pauvres. — Que l’aumône est un excellent sacrifice, et que celui qui la fait devient le prêtre de Jésus-Christ. — Combien ceux qui ne seront point charitables envers les pauvres seront justement condamnés de Dieu.
 
 

1.Nous devons ici, mes frères, admirer la retenue des apôtres qui désirant beaucoup de faire une question à Jésus-Christ, savent néanmoins prendre leur temps et attendre une occasion propre pour l’interroger. Car ils ne le font point devant tout le monde. Saint Matthieu le donne à entendre, lorsqu’il dit " Ses disciples s’approchant de lui (Marc, IV, 13)," et le reste. Que ce ne soit pas là une simple conjecture, saint Marc nous en donne la preuve, puisqu’il marque formellement qu’ils s’approchèrent de lui " en particulier. " C’est ainsi que ses frères devaient agir, lorsqu’ils le demandaient, et non le faire sortir avec ostentation lorsqu’il était engagé à parler au peuple. Mais admirez encore la tendresse et la charité qu’ils avaient pour tout ce peuple. Ils sont plus en peine de lui que d’eux, et ils en parlent au Sauveur avant que de lui parler d’eux-mêmes. " Pourquoi, " lui disent-ils, " leur parlez-vous ainsi en paraboles?" ils ne disent pas: pourquoi nous parlez-vous en paraboles? C’est ainsi qu’en plusieurs rencontres ils témoignent beaucoup de tendresse pour ceux qui suivaient Jésus-Christ, comme lorsqu’ils lui dirent : " Renvoyez ce peuple, " etc. (Marc, VI, 27.) " Et vous savez qu’ils se sont scandalisés de cette parole. " (Matth. XV, 10.) Que leur répond donc ici Jésus-Christ?

" Il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux, mais pour eux, il ne leur est pas donné (11). " Il parle de la sorte non pour nous marquer qu’il y eut quelque nécessité fatale, ou quelque discernement de personnes fait au hasard et sans choix. Il veut leur montrer seulement que ce peuple était l’unique cause de tous ses maux: que cette révélation des mystères était l’ouvrage de la grâce du Saint-Esprit, et un don d’en-haut; mais que ce don n’ôte pas à l’homme la liberté de sa volonté, comme cela devient évident par ce qui suit. Et voyez comment, pour empêcher (35) qu’ils ne tombent, les Juifs dans le désespoir, les disciples dans le relâchement, en se voyant les uns privés, les autres favorisés de ce don, voyez comment Jésus-Christ montre que cela dépend de nous.

" Car quiconque a déjà, on lui donnera, et il sera comblé de biens; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a(12)." Cette parole, quoiqu’extrêmement obscure, fait voir néanmoins qu’il y a en Dieu une justice ineffable. IL semble que Jésus-Christ dise:

Si quelqu’un a de l’ardeur et du désir, Dieu lui donnera toutes choses. Mais s’il est froid et sans vigueur, et qu’il ne contribue point de son côté, Dieu non plus ne lui donnera rien:

" On lui ôtera même, " dit Jésus-Christ, " ce " qu’il croit avoir;" non que Dieu le lui ôte en effet, mais c’est qu’il le juge indigne de ses grâces et de ses faveurs,

Nous agissons nous-mêmes tous les jours de cette façon. Lorsque nous remarquons que quelqu’un nous écoute froidement, et qu’après l’avoir conjuré de s’appliquer à ce que nous lui disons, nous ne gagnons rien sur son esprit, nous nous taisons alors; parce qu’en continuant de lui~parler, nous attirerions sur sa négligence une condamnation encore plus sévère. Lorsqu’au contraire nous voyons un homme qui nous écoute avec ardeur, nous l’encourageons encore davantage, et nous répandons avec joie dans son âme les vérités saintes.

C’est avec raison que Jésus-Christ dit : " Ce qu’il croit avoir, " puisqu’il ne l’a point en effet. Et pour expliquer encore plus clairement ce qu’il voulait dire par ces paroles " Quiconque a déjà, on lui donnera, et il sera comblé de biens; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a; " il ajoute : " C’est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en écoutant ils n’écoutent ni ne comprennent point (13). " Mais s’ils ne voient point, me direz-vous, ne fallait-il donc pas leur ouvrir les yeux ? Il l’eût fallu si leur aveuglement eût été involontaire, comme l’est celui du corps. Mais il était volontaire, et de leur propre choix: c’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas simplement; " parce qu’ils ne voient point; " mais " parce qu’en voyant ils ne voient point. " Car leur aveuglement est un aveuglement de malice. Ils ont vu Jésus-Christ chasser les démons, et ils disent: " C’est par la vertu de Béelzébub, prince des démons, qu’il chasse les démons. " (Jean, XIX, 3.) Ils voient que tout son désir est de les attirer à Dieu, et qu’il ne veut jamais que ce que son Père veut, et ils disent : " Cet homme n’est pas de Dieu. " Ils jugent des oeuvres de Jésus-Christ autrement qu’ils ne les voient et qu’ils ne les entendent. C’est pourquoi je leur ôterai même cet avantage, et je les empêcherai de voir et d’entendre à l’avenir, puisqu’ils ne s’en servent que pour attirer sur eux une plus grande condamnation. Car ces hommes ne se contentaient pas de ne point croire en Jésus-Christ, mais ils le déshonoraient même, ils le décriaient, et ils lui dressaient des pièges pour le surprendre. Cependant il ne les reprend point de ces excès, parce qu’il ne voulait point leur être pénible par ses accusations et par ses reproches.

Il ne leur parlait pas ainsi dans les commencements. Il s’ouvrait davantage à eux, et il s’expliquait plus nettement. Mais depuis que leur esprit s’est altéré par l’envie, il ne leur parle plus qu’en paraboles. Et pour empêcher ensuite que cette sentence terrible ne passât pour un effet de la haine, ou pour une pure calomnie, et que les Juifs ne lui reprochassent qu’il ne leur disait des paroles si dures, que parce qu’il était leur ennemi, il rapporte le témoignage du Prophète.

" Et cette prophétie d’Isaïe s’accomplit en eux: Vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point : vous verrez, et en voyant vous ne verrez point (14). (lsaïe, VI, 20.) Car le coeur de ce peuple s’est appesanti, et leurs oreilles sont devenues sourdes, et ils ont bouché leurs yeux, de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n’entendent, que leur coeur ne comprenne, et que s’étant convertis je ne les guérisse (15). " Considérez, mes frères, avec quelle exactitude le prophète fait ce reproche. Il ne dit pas : Vous ne verrez point: mais "vous verrez, et en voyant vous ne verrez point. " Il ne dit pas non plus : Vous n’entendrez point; mais " vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point. " De sorte que ce sont eux-mêmes, qui se sont volontairement aveuglés, en se fermant les yeux, en se bouchant les oreilles, et endurcissant leur coeur. " Car non-seulement ils n’écoutaient point, mais ils écoutaient avec aigreur et avec peine. Et ils ont agi de la sorte, dit le prophète, " de peur que s’étant convertis je ne les guérisse. " (356)

2. Ces paroles marquent une malice consommée, et un dessein formé d’être rebelle à la vérité. Jésus-Christ néanmoins leur rapporte ce passage d’un prophète pour leur donner encore espérance, et pour les attirer à la foi, en les assurant que s’ils se veulent convertir il les guérira. C’est de même que si quelqu’un disait à un homme : Vous ne m’avez pas voulu regarder, et je vous en suis obligé; car si vous l’aviez fait, je vous aurais aussitôt pardonné, montrant par ces paroles qu’il est encore tout prêt à le faire. Il en est de même ici : " De peur, "dit Jésus-Christ, " qu’ils ne se convertissent, et " que je ne les guérisse. " Il leur montrait par ces paroles qu’ils pouvaient encore se convertir et se sauver par la pénitence; et qu’il ne cherchait que leur salut, et non pas sa gloire.

S’il n’eût point voulu être écouté d’eux et trouver occasion de les sauver, il n’avait qu’à se taire sans leur proposer ces paraboles. C’est au contraire par cette obscurité même, dont elles sont voilées, qu’il tâche de leur exciter le désir de s’instruire de ce qu’elles cachent. Car nous savons d’ailleurs, mes frères, que " Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. " (Ezéch. XVIII, 23.) Et pour nous faire voir que le péché n’est point un effet ou de la nature, ou de la nécessité, ou de la violence, il dit ensuite à ses apôtres:

" Mais pour vous vos yeux sont heureux de " ce qu’ils voient, et vos oreilles de ce qu’elles " entendent (16). " Il ne parle point ici des yeux ni des oreilles du -corps, mais des oreilles du coeur. Car les apôtres étaient Juifs aussi bien que les autres ; ils avaient été élevés dans l’observance des mêmes lois, et des mêmes cérémonies. Cependant cette prophétie d’Isaïe ne les touchait pas, parce que leur âme et leur volonté étant bien disposées, étaient comme une racine qui devait produire de bons fruits. Ainsi vous voyez que par ce mot: " Pour vous il vous est donné " ,Jésus-Christ ne marque point quelque nécessité fatale, puisqu’il ne les aurait pas appelés heureux s’ils n’eussent fait le bien librement et sans aucune contrainte.

Et ne me dites point pour favoriser les Juifs que ces paraboles étaient obscures, et qu’ils étaient excusables de n’en pas comprendre le mystère. Ils pouvaient s’adresser en particulier à Jésus-Christ aussi bien que les apôtres, pour lui en demander l’intelligence. Mais ils ne le voulaient pas à cause de leur indifférence et de leur paresse. Que dis-je, ils ne le voulaient pas? Ils firent même tout le contraire. Non-seulement ils ne croyaient point ce que Jésus- Christ leur disait; non-seulement ils ne le voulaient point écouter, mais ils le combattaient même, et témoignaient n’avoir pour lui que de l’aversion et de la haine. C’est cette disposition que Jésus-Christ marque en rapportant ce reproche du prophète: " Ils ont écouté avec aigreur. " Mais comme les apôtres étaient bien éloignés de cette disposition, Jésus-Christ les appelle " heureux ", et confirme encore ce qu’il leur-dit par les paroles suivantes :

" Car je vous dis en vérité que beaucoup de prophètes et de justes ont souhaité de voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu : et d’entendre ce que vous entendez, et ne l’ont " pas entendu (17); " c’est-à-dire, mon avènement, ma présence, mes miracles, ma voix, et mes prédications. Il les préfère par ces paroles, non-seulement, aux Juifs qui étaient corrompus, mais aux justes même de l’ancienne loi. Il les appelle plus heureux qu’eux, parce qu’ils voyaient ce que ces autres n’avaient pas vu, et qu’ils avaient tant souhaité " de voir. " Les autres ne voyaient ces merveilles que par la foi, mais les apôtres " les voyaient de leurs yeux " même, et beaucoup plus clairement que les anciens.

Remarquez encore ici l’union que Jésus-Christ fait voir entre l’Ancien Testament et le Nouveau, lorsqu’il montre que les justes de l’ancienne loi, non-seulement ont vu par la foi, les mystères de la nouvelle; mais encore qu’ils ont souhaité avec ardeur de les voir de leurs propres yeux: ce qu’ils n’auraient pas fait si Jésus-Christ eût été opposé à Dieu, et s’il eût renversé sa loi.

" Ecoutez donc vous autres la parabole de celui qui sème (18). " Il leur explique ensuite ce que nous avons déjà dit: il leur parle de l’indifférence des uns et de l’ardeur des autres, de la timidité des uns et du courage des autres, de l’amour ou du mépris des richesses; et il leur fait voir le malheur dans lequel on tom-. hait d’un côté, et l’avantage que l’on retirait de l’autre. Il passe de là à plusieurs différents degrés de vertus. Car dans son amour pour les hommes, il a voulu leur ouvrir plus d’une voie de salut. Il ne dit pas que si l’on ne rapporte " cent " pour un, on ne se sauvera point, mais que celui même qui rapportera " soixante, " ne laissera pas de se sauver, et (357) même celui qui ne rapportera que " trente, " ce qu’il fait dans le dessein de nous faire voir combien il nous est aisé de nous sauver.

Si donc vous ne pouvez demeurer dans l’état de virginité, vivez chrétiennement dans le mariage. Si vous ne pouvez renoncer à tous vos biens, donnez au moins l’aumône de ce que vous avez. Si les richesses vous accablent comme un fardeau insupportable, partagez-les par la moitié avec Jésus-Christ. Si vous ne pouvez vous résoudre à lui donner tout, donnez-lui en la moitié ou la troisième partie. Puisqu’il vous doit rendre son frère et son cohéritier dans le ciel, faites-le aussi votre frère et votre cohéritier sur la terre. Vous vous donnerez à vous-même tout ce que vous lui donnerez.

N’entendez-vous pas ce que dit le Prophète: " Ne méprisez pas ceux qui viennent du même " sang que vous?" (Isaïe, 38.) Si vous ne devez pas mépriser ceux de votre race quelque vils et méprisables qu’ils soient; combien moins devez-vous mépriser celui qui, outre cette liaison du sang qui l’unit à vous, a sur vous une autorité suprême, comme étant celui qui vous a créé? Sans avoir rien reçu de vous, il vous a fait des avantages prodigieux, il a partagé ses biens avec vous, il vous a prévenu par une libéralité incompréhensible.

Ne faut-il donc pas être plus stupide et plus dur que les pierres, pour n’apprendre point à aimer les hommes, après que Dieu vous a tant aimé; pour ne témoigner aucune reconnaissance de tant de bienfaits dont vous avez été comblé, et pour refuser de si petites choses après en avoir reçu de si grandes? Il a partagé le ciel avec vous, et vous ne lui voulez point faire part de ce peu de biens que vous avez sur la terre? Il vous a aimé lors même qu’il n’a vu aucun bien en vous; il vous a réconcilié à son Père lorsque vous étiez son ennemi, et vous ne faites pas la moindre grâce à celui qui vous aime et qui vous a fait tant de bien? N’est-il pas raisonnable qu’avant -même de recevoir cet héritage du ciel et ces autres biens que Dieu vous promet, vous lui rendiez grâces par avance de cette faveur qu’il vous fait de lui pouvoir donner quelque chose? Ne savez- vous pas que lorsque les maîtres reçoivent quelque présent de leurs serviteurs, ou qu’ils daignent aller manger à leurs tables, ce sont les serviteurs qui se tiennent pour obligés, et qui croient avoir reçu une grâce? C’est ici tout le contraire. Ce n’est point le serviteur qui invite son maître à sa table, mais le Seigneur même, qui invite et qui prévient son esclave, et après cela même, vous avez la dureté de ne pas inviter votre maître à votre tour.

Il vous a le premier invité à venir manger sous son toit, et vous ne lui rendez pas la pareille? Il vous a vêtu lorsque vous étiez nu, et vous ne le recevez pas chez vous, lorsqu’il est étranger et qu’il passe? Il vous a le premier fait boire à sa coupe, et vous ne lui donnez pas un verre d’eau froide? Il a rassasié votre âme de l’eau si douce du Saint-Esprit; et vous négligez de soulager la soif de son corps? Il vous a donné ce breuvage céleste et spirituel lorsque vous ne méritiez que des supplices, et vous lui refusez ces assistances temporelles d’un bien même qui est à lui? Ne tenez-vous pas à grand honneur de prendre entre vos mains cette coupe sacrée dont Jésus-Christ même doit boire, et de l’approcher de votre bouche? Et ne savez-vous pas qu’il n’est permis qu’au prêtre seul de vous présenter le calice où est le sang de Jésus-Christ? Mais je n’examine point avec rigueur, vous dit Jésus-Christ, la grandeur des biens que je vous donne pour les comparer avec ce que je reçois de vous. Je recevrai de bon coeur ce que vous me donnerez. Quoique vous ne soyez que laïque, je ne rejetterai point votre don, et je n’exige pas de vous autant que vous avez reçu de moi. Je ne vous demande pas votre sang; je ne vous demande qu’un verre d’eau quand elle serait froide.

3. Pensez donc quel est Celui à qui vous donnez à boire et tremblez-en de frayeur. Pensez que vous êtes devenu le prêtre de Jésus-Christ lui offrant de votre propre main, non pas votre chair, mais votre pain; non votre sang, mais de l’eau froide. Il vous a revêtu des vêtements du salut, et il vous en a revêtu par lui-même; revêtez-le donc au moins par votre serviteur, Il vous adonné un rang honorable dans le ciel, délivrez-le donc de cette nudité affreuse où vous le voyez, et de ce froid qu’il endure. Il vous a rendu le compagnon de ses anges, recevez-le donc au moins dans votre maison. Quand vous ne me traiteriez, vous dit-il, que comme l’un de vos serviteurs je ne refuse point cette demeure, quoique je vous aie ouvert les cieux. Je vous ai délivré de la plus dure prison qui fût jamais; je n’exige point néanmoins de vous que vous me fassiez la même (358) grâce. Je ne vous demande point que vous me délivriez des fers et de la prison, mais seulement que vous m’y veniez visiter; cela me suffit pour me consoler. Je vous ai ressuscité de la mort horrible où vous étiez; je ne vous demande point cela, venez seulement me voir quand je suis malade.

Lors donc que les biens qu’on nous a faits sont si grands et que ceux qu’on exige de nous sont si petits et que nous négligeons néanmoins de les faire, quels supplices ne devons-nous point attendre? N’est-ce pas avec sujet qu’on nous condamne à ces flammes éternelles, qui ont été préparées pour le diable et pour ses anges, puisque nous sommes plus insensibles que les pierres? Car quelle insensibilité qu’après avoir reçu tant de choses, et que devant en recevoir de si grandes, nous soyons encore les esclaves d’un or que nous allons bientôt - quitter malgré que nous en ayons? Tant de personnes ont donné leur propre vie et ont répandu leur sang, et vous ne voulez pas même donner quelques superfluités pour gagner le ciel, et pour mériter ces immortelles couronnes? Quelle excuse alléguerez-vous, quel pardon espérerez-vous, vous qui êtes si prompt à vider vos greniers pour. semer vos terres, si joyeux d’épuiser vos coffres, pour donner tout votre argent à usure; niais qui êtes si avare et si cruel lorsqu’il s’agit de nourrir votre propre maître dans la personne des pauvres.

Pensons donc à ceci, mes frères; pensons à ce que nous avons reçu, à ce que nous devons recevoir, et à ce que Dieu nous demandera; et ne tenons plus nos coeurs attachés au monde. Devenons enfin tendres et compatissants à la misère des. pauvres, et n’attirons pas sur nous par notre dureté, la rigueur de cet effroyable jugement. Car ne suffirait-il pas pour nous condamner que nous ayons joui de tant de biens pendant cette vie, que Dieu en exige si peu de nous pour en soulager les pauvres, qu’il ne nous demande même que ce que nous serons obligés de quitter bien malgré nous, et qu’ayant si peu d’affection pour ce qu’il nous commande, nous en ayons tant pour tous les biens de la vie? Une seule de ces choses serait capable de nous perdre : que sera-ce donc lorsqu’elles seront toutes jointes ensemble? quelle espérance nous restera-t-il de nous sauver?

Pour éviter donc une condamnation si épouvantable, témoignons à l’avenir plus de tendresse envers les pauvres, pour jouir ainsi des biens d’ici-bas et de ceux de l’autre vie, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (359)

 

 

 

HOMÉLIE XLVI.
" JÉSUS LEUR PROPOSA UNE AUTRE PARABOLE EN DISANT : LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN HOMME QUI AVAITSEMÉ DU BON GRAIN DANS SON CHAMP. MAIS PENDANT QUE LES HOMMES DORMAIENT, SON ENNEMI VINT ET SEMA DE L’IVRAIE PARMI LE BLÉ ET S’EN ALLA. " (CHAP. XIII, 24, 25, JUSQU’AU VERSET 34.)

ANALYSE

1. Combien la vigilance est nécessaire.

2. Il ne faut pas tuer les hérétiques. — Les prédicateurs de l’Evangile ne doivent point redouter les maux de cette vie.

3 et 4. En quoi consistait ta grandeur des apôtres. — Que ce ne sont point les miracles, mais la bonté qui rend les hommes recommandables. — Que la vertu est plus puissante pour convertir les hommes que les miracles. — Que c’est une plus grande chose de bannir le péché de notre âme que de chasser le démon d’un possédé.
 
 

1. Quelle différence y a-t-il entre cette parabole et la précédente? Dans la précédente Jésus-Christ a en vue les inattentifs, les négligents, ceux qui ne reçoivent même pas la semence de la parole sainte : dans celle-ci, il marque les erreurs et les assemblées des hérétiques. Il veut prévenir le trouble où ses disciples pourraient tomber à l’apparition des hérésies, et il leur prédit qu’il en arriverait, après qu’il leur a appris pourquoi il leur parlait en paraboles. Il leur montre dans la parabole précédente que les Juifs ne recevaient pas sa parole; et dans celle-ci qu’ils recevraient même les séducteurs et les corrupteurs de sa vérité.

C’est l’artifice ordinaire du démon de mêler le mensonge avec la vérité, afin que sous le masque de la vraisemblance, l’erreur passe pour la vérité même, et qu’elle trompe ceux qui sont faciles à séduire. C’est pourquoi Jésus-Christ ne marque point dans cette semence de l’ennemi, d’autre mauvais grain que l’ivraie qui est fort semblable au froment. Jésus-Christ nous apprend ensuite l’occasion que le démon prend pour surprendre les âmes.

" Pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint, sema de l’ivraie parmi le bon grain, et s’en alla (25). " Ces paroles font voir à quel danger sont exposés les prélats, à qui l’on a particulièrement confié la garde du champ de l’Eglise, et non-seulement les prélats, mais tous les fidèles.

Jésus-Christ marque encore ici que l’erreur, ne paraît qu’après l’établissement de la vérité; comme l’expérience nous l’a fait assez connaître. Les faux prophètes n’ont paru qu’après les vrais prophètes, les faux apôtres qu’après les apôtres véritables, et l’Antéchrist ne doit paraître qu’après Jésus-Christ. Car si le démon ne voyait, ou ce qu’il doit imiter, ou à qui il doit dresser des piéges, il ne saurait pas même par quelle voie il nous pourrait nuire. Mais quand une fois il a vu que cette semence divine de Jésus-Christ fructifiait dans les âmes, que les uns rendaient " cent " pour un les autres " soixante, " et les autres " trente; " qu’il ne pouvait ni arracher ce qui était enraciné trop profondément, ni l’étouffer, ni le brûler, il tente ‘une autre voie, et il mêle le mauvais grain avec le bon, pour confondre ainsi l’un avec l’autre.

Quelle différence, me direz-vous, y a-t-il entre ceux " qui dorment " et ceux qui sont figurés " par le chemin " dans la parabole précédente? Il y a cette différence que dans les autres la semence est enlevée tout d’abord avant même que le démon lui ait laissé prendre racine; au lieu qu’il a besoin dans ceux-ci d’un artifice particulier, pour rendre le grain inutile, après même qu’il a pris racine, et qu’il a poussé. Jésus-Christ nous avertit ainsi de veiller sur nous, et de nous tenir sur nos gardes: Quand vous auriez, nous dit-il, (360) évité tous les malheurs qui sont marqués dans la première parabole, vous ne seriez pas encore en sûreté. Comme vous y voyez la semence se perdre, ou par " le chemin ", ou par " les pierres ", ou par les " épines ; elle se perd ici " par le sommeil. " C’est ce qui nous oblige à vivre dans une vigilance continuelle. C’est pourquoi Jésus-Christ dit ailleurs : " Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu’à la fin. " (Matth. X, 22.)

Ce malheur que Jésus-Christ prédit ici est arrivé dès le commencement de l’Eglise. Plusieurs de ceux qui étaient alors dans les charges ecclésiastiques introduisaient dans l’Eglise des hommes corrompus, et des hérésiarques cachés, et donnaient par là une grande facilité au démon pour surprendre les fidèles. Car une fois qu’il a semé ce mauvais grain dans le champ de l’Eglise, le démon a beau jeu pour tout perdre.

Mais vous me direz: Comment peut-on s’empêcher de dormir? On ne le peut pas s’il s’agit du sommeil du corps; mais on peut s’empêcher de tomber dans celui de l’âme. C’est pourquoi saint Paul disait : " Veillez, demeurez fermes dans la foi. " (I Cor. XVI, 13.)

Jésus-Christ nous représente ce travail du démon non-seulement comme une oeuvre de malice, mais encore comme une superfétation. Car après que le champ a été bien cultivé, et qu’on y a mis de bonne semence, lorsqu’il n’y manque plus rien, c’est alors qu’il y vient sursemer l’ivraie. C’est proprement ce pie font les hérétiques , qui en répandant leur poison n’ont point d’autre but que la vaine gloire. Jésus-Christ marque encore mieux par ce qui suit, toutes les intrigues et tous les artifices de ces hommes dangereux.

" L’herbe donc ayant poussé et étant montée si en épi, l’ivraie commença aussi à paraître (26). " C’est la conduite que gardent les hérétiques. Ils se cachent avec soin au commencement; mais après qu’ils sont devenus plus hardis, et que quelqu’un les appuie et leur donne du crédit, ils publient alors leurs dogmes impies.

" Alors les serviteurs du père de famille lui vinrent dire : Seigneur n’avez-vous pas semé

si de bon grain dans votre champ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie (27)? Il leur répondit: c’est mon ennemi qui a fait cela. Ses serviteurs lui dirent : voulez-vous que nous allions l’arracher (28)? Non, leur répondit-il, de peur qu’en cueillant l’ivraie vous ne " déraciniez aussi tout ensemble le bon grain (29). " Pourquoi Jésus-Christ nous marque-t-il que ces serviteurs font ce rapport à leur maître, sinon pour nous apprendre par la réponse de ce père de famille qu’il ne faut point tuer les hérétiques? Il appelle le démon " un homme ennemi, " à cause du mal qu’il fait aux hommes. C’est nous qu’il attaque par tous ses efforts, et néanmoins l’origine de cette guerre irréconciliable qu’il nous fait, n’est pas tant l’aversion qu’il a pour nous, que la haine qu’il a conçue contre Dieu. Et nous voyons, mes frères, par le soin que Dieu prend de nous défendre d’un tel ennemi, que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes. Mais considérez encore la malice du démon. Il ne sème point cette semence de mort avant la semence de la vie, parce qu’il n’aurait rien eu à perdre. Mais aussitôt que le champ a été semé, il s’efforce de ruiner en un moment tous les travaux du divin laboureur, tant il se déclare en toutes choses l’ennemi de Dieu! Considérez aussi l’affection de ces serviteurs envers leur maître. Aussitôt qu’ils aperçoivent cette ivraie, ils pensent à l’arracher. Leur zèle, quoi’qu’un peu trop indiscret, témoigne le grand soin qu’ils avaient de la bonne semence, et montre que leur unique but était non de faire punir l’ennemi, mais de prévenir la perte du bon grain. Ils ne cherchent que les moyens de remédier à un si grand mal.

Ils ne s’appuient pas même sur leur propre sentiment. Ils consultent la sagesse de leur maître : " Voulez-vous? " lui disent-ils; mais il le leur défend et leur dit: " Non, de peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez "aussi tout ensemble le bon grain. " II leur parle de la sorte pour empêcher ainsi les guerres, les meurtres et l’effusion de sang. Car il ne faut point tuer les hérétiques, puisque ce serait remplir toute la terre de guerres et de meurtres. Il leur défend ces violences pour deux raisons; la première, parce qu’en voulant arracher l’ivraie on pourrait aussi nuire au froment; et l’autre parce que tôt ou tard les hérétiques seront punis, s’ils ne se convertissent de leur erreur. Si vous voulez donc qu’ils soient châtiés sans qu’ils nuisent au bon grain, attendez le temps que Dieu a marqué pour en faire justice.

2. Considérons encore cette parole : " De peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez (361) aussi tout ensemble le bon grain. " Il semble qu’il dise par là : Si vous prenez les armes contre les hérétiques; si vous voulez répandre leur sang et les tuer, vous envelopperez nécessairement dans ce meurtre beaucoup de justes et d’innocents. De plus il y en a beaucoup qui sortant de l’hérésie, d’ivraie qu’ils étaient pourraient se changer en bon grain. Que si on prévenait ce temps, en croyant arracher de l’ivraie on détruirait le froment qui en devait naître. Ainsi il donne du temps aux hérétiques pour se convertir, et pour rentrer en eux-mêmes. Il n’empêche pas néanmoins qu’on ne réprime les hérétiques, qu’on ne leur interdise toute assemblée, qu’on ne leur ferme la bouche, et qu’on ne leur ôte toute liberté de répandre leurs erreurs; mais il ne veut pas qu’on les tue, et qu’on répande leur sang. Et considérez, je vous prie, la douceur de Jésus-Christ. Il ne défend pas seulement d’arracher l’ivraie; mais il donne la raison de sa défense, et il répond à ceux qui lui pourraient dire que cette ivraie peut-être demeurerait toujours ce qu’elle est :

"Laissez croître, " dit-il, " l’un et l’autre jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs. Cueillez premièrement l’ivraie, et liez-la en bottes pour la brûler; mais amassez le blé dans mon grenier (30). " Il les fait souvenir ici des paroles de saint Jean, lorsqu’il parlait du Sauveur comme du Juge de l’univers. Il leur ordonne d’épargner l’ivraie tant qu’elle sera mêlée parmi le froment, pour lui donner lieu de se changer, et de devenir froment elle-même. Que si ces hommes, représentés par l’ivraie, ne font aucun usage de la bonté et de la patience du maître du champ, ils tomberont alors nécessairement dans les mains de l’inévitable justice:

" Je dirai aux moissonneurs: Cueillez premièrement l’ivraie. Pourquoi cueillez premièrement l’ivraie? " Afin de ménager les auditeurs qui se seraient effrayés si le bon grain eût été indifféremment cueilli avec le mauvais: " Liez-la en bottes pour la brûler; mais amassez le blé dans mon grenier. "

" Il leur proposa une autre parabole en disant: Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé (31). " Comme Jésus-Christ leur avait déjà dit que les trois quarts de la semence s’étaient perdus, et que la quatrième partie restante avait encore souffert un grand dommage, ils devaient être portés à s’effrayer et à dire: Qui seront donc ceux qui croiront, et combien y en aura-t-il peu qui seront sauvés? C’est à cette crainte que Jésus-Christ veut remédier par la parabole du grain de sénevé à l’aide de laquelle il raffermit leur foi et leur fait voir l’Evangile s’étendant sur toute la terre. Il choisit pour cela la comparaison de cette semence qui représente parfaitement cette vérité.

" Elle est la plus petite de toutes les semences; mais lorsqu’elle a cru cité est plus grande que toutes les autres, et devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches (32). "Cette dernière circonstance est un indice de grandeur. Or, telle sera la prédication de l’Evangile. Et en effet, ceux qui l’ont prêché étaient bien les plus humbles des hommes, mais comme il y avait en eux une grande vertu, leur prédication s’est étendue sur toute la terre.

Après cette parabole, il leur propose celle du levain:

" Le royaume des cieux est semblable au levain qu’une femme prend et met dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que la pâte soit toute levée (33). " Comme ce levain répand sa force invisible dans toute cette pâte, vous de même, mes disciples, vous changerez et vous convertirez le monde entier. Mais considérez ici la sagesse du Sauveur. Il tire toutes ses comparaisons des choses ordinaires et naturelles, pour marquer que si la nature dans ses ouvrages agit certainement et infailliblement, lui qui est le maître de la nature agira de même.

Et ne dites point: Que pourrons-nous faire n’étant que douze, lorsque nous serons mêlés avec tout un monde? Car c’est en cela même qu’éclatera votre force, qu’étant mêlés avec le monde, vous vaincrez le monde. Comme le levain ne montre sa force que lorsqu’on l’approche de la pâte, et que non-seulement on l’en approche, mais qu’on l’y mêle et qu’on l’y confond, puisque non-seulement cette femme l’y met, mais qu’elle " l’y cache, " de même, lorsque vous serez au milieu des peuples et qu’ils vous environneront de toutes parts pour vous perdre, ce sera alors que vous en serez les vainqueurs. Et comme le levain se répand dans toute la pâte sans rien perdre de sa force, mais que peu à peu, il la change toute en lui-même, votre prédication aussi changera tous (362) les peuples et les rendra semblables à vous, Ne craignez donc point tous les maux que je vous prédis. Tous ces obstacles seront votre gloire et vous surmonterez tous vos ennemis.

Dans ces mesures de farine, le nombre de " trois " est mis pour un grand nombre comme c’est l’ordinaire dans l’Ecriture.

Ne vous étonnez point, mes frères, que Jésus-Christ, découvrant aux hommes les plus grands mystères de son royaume, leur parle si " de sénevé et de levain. " Il parlait à des personnes grossières et ignorantes, qui avaient besoin de ces sortes de comparaisons. Ils étaient si peu éclairés, qu’après même des paraboles si simples, ils avaient encore besoin qu’on leur en donnât l’éclaircissement.

Où sont maintenant les Grecs? Qu’ils reconnaissent enfin la puissance de Jésus-Christ, en voyant que l’événement a justifié ses prophéties. Qu’ils le reconnaissent enfin et qu’ils l’adorent en voyant ce double miracle; le premier qu’il a prévu et qu’il a prédit une chose si incroyable; et le second qu’il l’a accomplie de la même manière qu’il l’avait prédite. C’est lui qui donne à ce levain cette force secrète et invisible. C’est lui qui veut encore aujourd’hui, que ceux qui lui sont fidèles, soient mêlés avec la multitude des hommes du siècle, afin qu’ils soient comme un levain sacré qui leur communique la vertu et la sagesse. Qu’on ne se plaigne donc point du petit nombre des apôtres, puisque la vertu de leur parole a eu tant de force.

Ce qui a été une fois pénétré par le levain se change en levain. La prédication est comme une étincelle de feu qui s’attache à un bois sec. Elle l’enflamme premièrement et fait qu’il brûle ensuite le bois le plus vert. Jésus-Christ néanmoins ne se sert pas de cette comparaison du feu, mais de celle du levain, parce que lorsqu’un bois sec est embrasé, sa sécheresse est cause en partie de ce qu’il brûle, au lieu que c’est le levain qu,i fait tout dans le changement qu’il cause dans la pâte.

Que si douze hommes autrefois ont été le levain qui a changé et sanctifié toute la terre; jugez, mues frères, quelle doit être notre corruption et notre lâcheté, si maintenant que nous sommes un si grand nombre de chrétiens, nous ne pouvons servir de levain pour convertir ce qui reste, nous qui devrions être assez saints pour servir à la conversion de dix mille mondes !

3. Mais ces douze hommes, dites-vous, étaient des apôtres. Il est vrai! Mais n’étaient-ils pas hommes comme vous? n’avaient-ils pas été élevés au milieu des villes? n’avaient- ils pas usé des mêmes biens? n’avaient-ils pas été engagés dans les mêmes arts? Etait-ce des auges descendus du ciel? Vous me direz qu’ils faisaient des miracles, Et moi je vous réponds que les miracles n’ont pas été ce qu’il y a eu de plus admirable dans eux,

Jusqu’à quand, mes frères, chercherons-nous dans ces miracles un prétexte à notre mollesse? Que ne regardez-vous ce grand nombre de saints qui n’ont jamais fait aucun miracle? Ne savez-vous pas que plusieurs de ceux mêmes qui ont chassé les démons, sont ensuite tombés dans le péché et, qu’au lieu de s’attirer l’admiration des hommes, ils n’ont attiré sur eux que la colère de Dieu? Qu’y a-t-il donc eu dans les apôtres, me direz-vous, qui les a si fort relevés au-dessus des hommes? C’est le mépris qu’ils ont fait de l’argent. C’est l’éloignement qu’ils ont eu de la gloire; c’est le retranchement de tous les soins et de toutes les affaires du monde. Si, au lieu d’avoir de telles dispositions, ils eussent été assujétis aux mêmes passions que nous, quand ils auraient ressuscité mille morts, bien loin d’en tirer quelque avantage ils n’auraient passé que pour des fourbes et pour des séducteurs.

C’est donc par la sainteté de la vie, que l’homme brille et éclate véritablement : c’est par la sainteté de la vie qu’il attire la grâce du Saint-Esprit. Quel miracle a fait saint Jean qui a instruit tant de villes? L’Evangile ne dit-il pas clairement: " Que Jean n’a fait aucun miracle? " (Jean, X, 41.) Qui a rendu Elie si admirable , sinon cette liberté qu’il a fait paraître en parlant aux rois? ce zèle qu’il a eu pour Dieu? ce renoncement à toute chose? ces habits austères, ces peaux de bêtes dont il se couvrait et ces lieux sauvages où il demeurait? Tous les miracles qu’il a faits depuis sont beaucoup moindres que sa vie, puisqu’ils n’en ont été qu’une suite.

Quel miracle le démon a-t-il vu dans le bienheureux Job qui l’ait irrité contre ce saint homme? Il n’a point été frappé d’aucun prodige qu’il eût fait; mais il a été surpris de voir en lui une vie si sainte et un coeur aussi ferme que le diamant. Quel miracle avait fait David, étant encore tout jeune, pour obliger Dieu de dire : " J’ai trouvé David, fils de Jessé, un (363) homme selon mon coeur? " (Paralip. XIII, 22.) Quel mort ont ressuscité Abraham, Isaac et Jacob? Quel lépreux ont-ils guéri?

Ne savez-vous pas que souvent les miracles nous nuisent, si nous ne veillons sur nous? Qu’est-ce qui a divisé les Corinthiens les uns d’avec les autres, sinon les miracles? Qu’est-ce qui a été cause que beaucoup d’entre les Romains sont tombés dans l’égarement sinon les miracles? N’est-ce pas ce qui a perdu Simon le Magicien, aussi bien que ce disciple qui voulait suivre Jésus-Christ et à qui le Sauveur dit cette parole : "Les renards ont des tanières " et les oiseaux du ciel ont des nids? " (Matth. VIII, 13.) Car l’un de ces deux était avare et l’autre ambitieux, et, en voulant satisfaire leur passion par les miracles, ils tombèrent dans le malheur qui les a perdus. La vertu au contraire et la sainteté de la vie, non-seulement ne fait point naître en nous ce désir; mais elle nous l’ôte même, lorsque nous l’avons.

Quand Jésus-Christ instruisait ses disciples, leur disait-il : Faites des miracles, afin que les hommes les voient? Nullement. Mais : " Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres, et qu’ils en glorifient votre Père qui est dans les cieux." (Matth. V, 17.) Il ne dit pas non plus à saint Pierre : " Si vous m’aimez, " faites des miracles; mais " paissez mes agneaux. " (Jean, XXI, 15.) Et, lorsqu’il le préférait, avec saint Jacques et saint Jean, à tous les autres apôtres, était-ce à cause de ses miracles? Ne guérissaient-ils pas tous également les lépreux? ne ressuscitaient-ils pas également les morts? n’avaient-ils pas tous reçu la même puissance? Pourquoi donc préférait-il ces trois disciples aux autres, sinon à cause de la grandeur de leur vertu et de leur courage?

4. Il est donc clair que ce que Dieu cherche en nous, c’est la bonne vie et les actions saintes: " Vous les connaîtrez, " dit Jésus-Christ, " par leurs oeuvres. " (Matth. VII, 15.) Et qu’est-ce qui rend nos actions saintes? Sont-ce les miracles ou les vertus qui en sont la source et qui se terminent enfin à ce don? Car la sainteté de la vie attire cette grâce de faire des choses miraculeuses, et celui qui la reçoit ne la reçoit que pour édifier les autres et les convertir.

Pourquoi Jésus-Christ a-t-il fait tant de miracles, sinon afin qu’en se rendant digne d’être cru, il attirât les hommes à la foi, et les fît entrer ainsi dans une vie pure? C’est là la fin qu’il s’est proposée. C’est pour cela qu’il a fait tant de prodiges, qu’il a joint à ses miracles les menaces de l’enfer, et la promesse d’un royaume éternel; qu’il nous a prescrit des lois si pures et si inconnues au monde; et tout ce qu’il a fait sur la terre a eu pour but de rendre les hommes non-seulement saints, mais égaux aux anges.

Telle a été l’unique fin du Sauveur dans tout ce qu’il a fait. Mais que dis-je, du Sauveur? Vous-même, si Dieu voulait vous donner le pouvoir ou de ressusciter les morts au nom de Jésus-Christ, ou de mourir pour lui, laquelle de ces deux grâces choisiriez-vous? Ce serait sans doute la seconde, parce que la première ne serait qu’une action extérieure que Dieu ferait par vous, au lieu que la seconde serait une action qui sanctifierait et couronnerait votre vie. Si l’on vous offrait de même, ou la puissance de changer tout le foin du monde en or, ou la grâce de mépriser tout l’or du monde comme du foin, ne préféreriez-vous pas ce second avantage au premier? Et certes ce serait avec grande raison, puisqu’il n’y aurait point de miracle qui pût faire autant d’impression sur les hommes pour les attirer à Dieu, que ce mépris des richesses. S’ils vous voyaient changer le foin en or, ils en seraient encore plus avares, et ils désireraient en même temps d’avoir cette puissance, comme il arriva à Simon le Magicien; mais s’ils voyaient au contraire tout le monde fouler aux pieds l’argent comme du foin, ils seraient bientôt guéris de leur avarice.

Vous voyez donc, mes frères, que rien ne sert tant aux hommes, que rien ne les rend si illustres que la bonne vie. J’appelle une bonne vie, non pas de, jeûner ou de coucher sur la cendre, ou de vous revêtir d’un sac, mais d’avoir un mépris de la richesse aussi sincère et aussi effectif qu’on le doit avoir, d’aimer tout le monde avec une charité tendre et véritable, de partager notre pain avec les pauvres, de vaincre la colère, de fouler aux pieds la vanité et l’orgueil, et d’étouffer tous les mouvements de l’envie.

Ce sont là les instructions que Jésus-Christ lui-même nous a données: " Apprenez de moi," dit-il, " que je suis doux et humble de coeur." (Matth. XI, 27.) Il ne dit pas : Apprenez de moi que j’ai jeûné; quoi qu’il pût nous proposer son jeûne de quarante jours; mais ce n’est pas ce (364) qu’il veut principalement que nous imitions en lui: "Apprenez de moi, " nous dit-il, "que je si suis doux et humble de cœur. " Et lorsqu’il envoie ses apôtres prêcher l’Evangile dans tout le monde, il ne leur dit pas : Jeûnez, mais si mangez de ce qu’on vous présentera. " Mais pour l’argent, il leur défend très-expressément d’en avoir sur eux: " Ne possédez, leur dit-il, ni or, ni argent, ni d’autre monnaie dans si votre bourse. " (Luc, X, 4.)

Je vous dis ceci, mes frères, non que je blâme le jeûne; à Dieu ne plaise! au contraire, je le loue et l’estime de tout mon coeur. Mais ma douleur est de voir que vous méprisiez toutes les autres vertus, et que vous croyiez que c’est assez de jeûner pour être sauvé, quoique le jeûne entre les vertus tienne le dernier rang. Les ver tus principales et essentielles sont la charité, l’humilité, la douceur, l’amour des pauvres; et ces vertus surpassent même la virginité. C’est pourquoi si vous voulez devenir égal aux apôtres, rien ne vous en peut empêcher. Travaillez à monter au comble de ces vertus, et vous ne leur serez pas inférieur en mérite.

Qu’on ne s’excuse donc plus sur ce qu’on n’a pas le don des miracles comme les apôtres. fi est vrai qu’on ne peut chasser comme eux les démons des corps, mais on peut les chasser de son âme et de celle des autres; et ce second miracle afflige plus le démon que le premier, parce que le péché est sa grande force. C’est pour le détruire que Jésus-Christ ‘est mort sur la croix. C’est le péché qui a introduit la mort dans le monde, et une confusion générale et universelle parmi les hommes. Si donc vous étouffez le péché en vous, vous étoufferez en même temps la plus grande force du diable; vous lui briserez la tête; vous ren~ verserez tout ce qui peut affermir sa tyrannie, vous mettrez en fuite toutes ses légions infernales, et enfin vous ferez le plus grand de tous les miracles.

Ce n’est pas moi qui vous dis ceci de moi-même. C’est le bienheureux saint Paul qui ayant dit: si Aspirez aux dons les plus parfaits, et je vous enseignerai une voie encore " beaucoup plus excellente (I Cor. I, 31), " ne parle point ensuite des miracles ni des prodiges; mais seulement de la charité qui est le principe et la racine de tous les biens. Si donc nous embrassons cette charité avec toutes les branches saintes dont elle est la tige, nous n’aurons point besoin du don des miracles, comme au contraire si nous la négligeons, tous les miracles ne nous serviront de rien.

Pensons à ces vérités, mes frères, et aspirons à ce qui a rendu les apôtres si grands devant Dieu et devant les hommes. Voulez-vous savoir ce qui les a rendus si illustres? Saint Pierre vous le dit lui-même : " Seigneur, nous avons tout quitté et nous vous avons suivi, quelle récompense donc en recevrons-nous? " (Matth. XIX, 26.) Ecoutez aussi la réponse de Jésus-Christ : " Vous serez un jour assis sur douze trônes; et quiconque quittera pour moi sa maison, ses frères, son père et sa mère, recevra le centuple en ce monde et la vie éternelle en l’autre. "

Renonçons donc, mes frères, à toutes les choses de la terre, et abandonnons-nous à Jésus-Christ, afin que selon sa parole, nous soyons égaux aux apôtres et que nous jouissions de cette vie éternelle que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (365)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XLVII
" JÉSUS DIT TOUTES CES CHOSES AU PEUPLE EN PARABOLES, ET IL NE LEUR PARLAIT POINT SANS PARABOLES, AFIN QUE CETTE PAROLE DU PROPLIÈTHIE FUT ACCOMPLIE: J’OUVRIRAI MA BOUCHE POUR PARLER EN PARABOLES; JE PUBLIERAI DES CHOSES QUI ONT ÉTÉ CACHÉES DEPUIS LA CRÉATION DU MONDE. " (CHAP. XLII, 34, 35, JUSQU’AU VERSET 53.)

ANALYSE

1. De l’usage des paraboles et pourquoi Jésus-Christ parlait aux Juifs en paraboles. – L’Evangile nous montre Jésus-Christ semant lui-même, c’est-à-dire répandant les grâces, tandis que s’il faut punir, il le fait par le ministère des anges : c’est pour mieux faire voir sa miséricorde.

2. Double supplice des damnés. — Renoncer à tout c’est un gain et non pas une perte.

3 et 4. Combien nous devons être soigneux de lire l’Ecriture sainte. . — Que la vertu est comme un corps d’une beauté parfaite, dont l’humilité est la tête, description du corps. — Excellence de la pauvreté évangélique.
 
 

1. Saint Marc dit que Jésus-Christ parlait en paraboles à ce peuple, " autant qu’il était capable de l’entendre, " (Marc, IV, 33.) Et pour montrer ensuite que ce n’était pas là une nouveauté dont on n’eût jamais ouï parler, il fait voir que les prophètes avaient prédit cette manière d’enseigner. Il montre ensuite que le but du Sauveur dans ces paraboles, n’était pas d’aveugler les Juifs et de les jeter dans l’ignorance, mais de les exciter à s’instruire et à se faire éclairer sur ce qu’on leur disait si obscurément : " Il ne leur parlait point, " dit-il, " sans paraboles, " du moins en ce moment-là, car il leur avait déjà parlé autrement qu’en paraboles. Et néanmoins personne ne l’interrogea.

Les Juifs avaient fait autrefois plusieurs questions aux prophètes, comme à Ezéchiel et aux autres, mais ils ne font rien de semblable à l’égard de Jésus-Christ. Quoique ce qu’il leur disait fût de nature à les étonner et à les porter à s’en éclaircir, parce que ces ‘paraboles se terminaient à de grandes menaces, rien néanmoins ne les put toucher. C’est pourquoi, les ayant quittés, il s’en alla.

" Après cela Jésus ayant renvoyé le peuple, vint à la maison (36); n pas un des scribes et des pharisiens ne le suivit alors, ce qui fait voir qu’ils ne le suivaient que pour lui dresser des piéges. Comme donc ces hommes ne comprenaient rien à ses paroles et ne s’inquiétaient pas de les comprendre, Jésus-Christ les laissa désormais de côté.

" Ses disciples s’approchant de lui, lui dirent: Expliquez-nous la parabole de l’ivraie semée dans le champ (36). " On voit les disciples trembler ailleurs, lorsqu’ils veulent faire quelque demande à Jésus-Christ. D’où leur vient donc ici cette hardiesse? C’est parce que Jésus-Christ venait de leur dire : " Il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux. " Cette parole les avait remplis de confiance. C’est pourquoi ils s’approchent de Jésus-Christ pour lui faire cette question. Ils l’interrogent en particulier et non par aucun mouvement d’envie contre le peuple; mais seulement pour obéir à la loi de leur maître qui leur avait dit: " Et cela ne leur a pas été " donné. "

Ils ne demandent point à Jésus-Christ l’explication de la parabole " du levain " et de celle "du grain de sénevé, " parce qu’elles étaient assez claires d’elles-mêmes : mais ils l’interrogent sur celle de " l’ivraie " comme ayant plus de rapport avec la parabole des semences et renfermant encore plus d’instructions. Car ils ne regardaient point cette seconde comparaison seulement comme une redite; et les menaces étonnantes qu’ils y entrevoyaient, les excitaient encore plus à en demander (366) l’éclaircissement. C’est pourquoi Jésus-Christ ne leur reproche point leur ignorance, mais il satisfait à leur désir. Il leur explique cette parabole; il l’explique comme je vous ai si souvent dit qu’il fallait faire, c’est-à-dire en ne s’attachant pas à la lettre et aux moindres mots, ce qui donnerait lieu à beaucoup d’absurdités, Il nous apprend lui-même cette vérité par la manière dont il explique cette parabole. Car il ne dit rien de " ces serviteurs "qui vont trouver leur maître quand ils s’aperçoivent " qu’on avait semé de l’ivraie au mi-"lieu du blé. " Mais témoignant que cette circonstance n’avait été ajoutée que comme une suite de la parabole, et pour en rendre l’image plus vive et plus naturelle, il ne s’y arrête point, et passe à ce qui était le but principal de la parabole, et il fait voir clairement qu’il est le juge et le Seigneur de toutes choses.

" Et il leur, parla en cette sorte : Celui qui sème le bon grain c’est le Fils de l’homme " (37). Le champ c’est le monde, le bon grain ce sont les enfants du royaume, l’ivraie ce sont les enfants du malin esprit (38). L’ennemi qui l’a semée c’est le diable, la moisson c’est la fin du monde; les moissonneurs ce sont les anges (39). Comme donc on cueille l’ivraie et on la brûle dans le feu, il en arrivera de même à la fin du monde (40). "" Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils ramasseront et enlèveront hors de son royaume tous les scandales, et ceux qui commettent l’iniquité (41). Et ils les précipiteront dans la fournaise du feu. C’est là "qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (42). " Puisque c’est Jésus-Christ qui sème, que c’est dans son champ qu’il sème, et qu’il ramasse l’ivraie pour la jeter hors de son royaume, il est visible que tout le monde est à lui, et qu’il en est le Seigneur.

Mais considérez combien est grande sa bonté envers tous les hommes; comme il est toujours prompt à leur faire du bien, et éloigné de les punir. Car lorsqu’il faut semer, il le fait par lui-même; mais lorsqu’il faut punir il le fait par d’autres, c’est-à-dire, par les anges: " Le Fils de l’homme, " dit-il, " enverra ses anges. "

" Et alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (43)." Non qu’ils ne brillent alors beaucoup plus que Je soleil; mais il se sert de cet exemple, parce que rien sur la terre n’est si brillant que cet astre. Jésus-Christ dit en d’autres endroits de son Evangile, que la " moisson " est déjà arrivée, comme lorsqu’il dit à ses apôtres, au sujet des Samaritains : " Levez vos yeux, et voyez que les campagnes sont déjà blanches pour la moisson (Jean, IV, 35) ; " et ailleurs:

" La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers. " (Luc, X, 2.) Si " la moisson " est déjà prête, comment dit-il ici qu’elle n’arrivera qu’à la fin du monde? Le Fils de Dieu, mes frères, dans ces deux endroits de l’Evangile, entend par le mot de " moisson " une autre chose que ce qu’il entend ici. Mais, direz-vous, pourquoi, lorsqu’ailleurs il dit: " Que c’est l’un qui sème et l’autre qui recueille (Jean, IV, 36), " il dit néanmoins ici que c’est lui-même qui sème? C’est parce que, lorsqu’il disait : " Que l’un sème et que l’autre " recueille, " il comparait les prophètes qui avaient semé, avec les apôtres qui devaient recueillir, ou les Samaritains avec les Juifs; mais c’était lui-même qui avait toujours semé même par les prophètes. Il se sert même indifféremment en quelques endroits du nom de " semence " et " de moisson, " pour marquer une même chose par différents noms. Car lorsqu’il veut exprimer la foi et l’obéissance de ceux qui l’écoutaient, il se sert du nom de " moisson, " comme pour montrer qu’il avait alors consommé tout son ouvrage : mais lorsqu’il cherche le fruit de la prédication, il en appelle la consommation tantôt du mot de " moisson, " et tantôt du nom de " semence."

2. Mais comment est-il dit ailleurs que les justes seront les premiers " enlevés en l’air; "puisque Jésus-Christ commande ici que l’on commence par " cueillir l’ivraie et la lier pour la jeter dans le feu? " Les justes seront les premiers e enlevés dans l’air auprès de " Jésus-Christ, " aussitôt qu’il paraîtra : mais c’est seulement après que les méchants auront été condamnés et livrés aux supplices, que les justes enfin iront dans le royaume des cieux. Comme il faut que les justes soient dans le ciel, et que c’est sur la terre que Jésus-Christ viendra juger tous les hommes, aussitôt qu’il aura condamné les méchants, il s’en retournera au ciel comme un roi triomphant accompagné de ses amis, qu’il rendra héritiers de sa gloire et de son royaume. Ainsi les méchants souffriront une double peine, la première (367) d’être brûlés dans ces feux, et la seconde d’être éternellement privés de la gloire.

Mais d’où vient, me direz-vous, qu’après même que le peuple s’est retiré, Jésus-Christ ne laisse pas de parler encore en paraboles à ses disciples? Parce que les instructions de leur Maître leur avaient ouvert l’intelligence, et qu’ils comprenaient mieux maintenant. C’est pourquoi il leur dit à la fin de ce discours " Avez-vous entendu tout ceci? Oui, Seigneur, répondirent-ils. " Ainsi outre les autres avantages de ces paraboles, Jésus-Christ en retirait encore cette utilité, qu’elles rendaient ses apôtres plus intelligents et plus habiles. Mais voyons ce que Jésus-Christ leur dit ensuite.

" Le royaume des cieux est semblable encore à un trésor caché dans un champ, qu’un homme ayant trouvé, cache de nouveau, et dans la joie qu’il en ressent, il va vendre tout ce qu’il a et achète ce champ (44). "

" Le royaume des cieux est semblable encore à un marchand qui cherche de belles perles (45); lequel ayant trouvé une perle de grand prix, va vendre tout ce qu’il avait et l’achète (46). " Comme les deux paraboles " du grain de sénevé et du levain " n’ ont beaucoup de rapport ensemble, il se trouve aussi que celles du trésor et de la perle sont assez semblables. L’une et l’autre nous font entendre qu’il faut préférer la prédication de l’Evangile à tous les biens de la terre. Ces deux premières du sénevé et du levain en marquent la force, et ces deux dernières nous en font voir l’excellence. La prédication de l’Evangile croît comme " le grain de sénevé; " elle s’étend comme " le levain " qui pénètre toute la pâte où on le mêle. Elle est aussi précieuse que " les perles, " et elle enrichit et sert à toutes choses comme " le trésor. "

Nous n’y apprenons pas seulement à mépriser tout pour nous attacher uniquement à la parole évangélique, mais encore à le faire avec plaisir et avec joie. Car celui qui renonce à ses richesses pour suivre Dieu, doit être persuadé que bien loin de perdre il gagne beaucoup en y renonçant. Vous voyez donc, mes frères, que la parole et la vérité évangélique est cachée dans ce monde comme un trésor et que tous les biens y sont renfermés. On ne peut l’acheter qu’en vendant tout. On ne peut la trouver qu’en la cherchant avec la même ardeur qu’on cherche un trésor.

Car il y a deux choses qui nous sont entièrement nécessaires; le mépris des biens de la vie, et une vigilance exacte et continuelle. " Le royaume des cieux, " dit Jésus-Christ, " est semblable à un marchand qui cherche " de belles perles, lequel en ayant trouvé une " de grand prix, va vendre tout ce qu’il avait " et l’achète. " Cette perle unique est la vérité qui est une et ne se divise point. Celui qui a trouvé cette perle précieuse sait bien qu’il est riche, mais sa richesse échappe aux autres, parce qu’il la cache, et qu’il peut tenir dans sa main ce qui le fait riche. Il en est de même de la parole et de la vérité évangélique. Celui qui l’a embrassée avec foi, et qui la renferme dans son coeur comme son trésor, sait bien qu’il est riche; mais les infidèles ne connaissent point ce trésor, et ils nous croient pauvres parmi ces richesses.

Mais pour empêcher les hommes de s’appuyer trop sur ce qu’ils auront reçu l’Evangile, et de croire que la foi seule leur suffit pour les sauver, Jésus-Christ ajoute une autre parabole pleine de terreur. " Le royaume des cieux est encore semblable à un filet jeté dans la mer, et qui recueille des poissons de toutes sortes (47). "

"Et lorsqu’il est plein, les pêcheurs le tirent sur le bord, où s’étant assis ils mettent ensemble tous les bons dans des vaisseaux, et jettent dehors les mauvais (48). " En quoi cette parabole est-elle différente de celle " de l’ivraie, " puisque l’une et l’autre montre que de tous les hommes, les uns seront enfin sauvés, et lés autres réprouvés? Oui, en effet, nous voyons dans l’une et dans l’autre qu’une partie des hommes se perdent, mais d’une manière différente. Ainsi ceux qui étaient figurés par. la parabole des semences se perdent, parce. qu’ils n’écoutent point la parole de la vérité; ceux qui sont figurés par l’ivraie se perdent, par leur doctrine hérétique, et par leurs erreurs : mais ces derniers périssent à cause du dérèglement de leurs moeurs et de leur mauvaise vie. Et ceux-ci sans doute sont les plus misérables de tous, puisqu’après avoir connu la vérité et avoir été pris dans " ce filet " spirituel, ils n’ont pu se sauver dans l’Eglise même.

Jésus-Christ marque en un endroit de l’Evangile qu’il séparera lui-même les bons d’avec les méchants, comme un pasteur sépare les brebis d’avec les boucs; et il dit ici au (368) contraire, aussi bien que dans la parabole de l’ivraie, que ce discernement se fera par les anges. " C’est ce qui arrivera à la fin du monde. Les anges viendront et sépareront les méchants des justes (49), et les jetteront dans la fournaise du feu; c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (50). " Le Sauveur parle quelquefois à ses disciples d’une manière plus simple et plus commune, et quelquefois aussi d’une manière plus élevée. Il interprète de lui-même cette parabole des poissons sans attendre qu’on l’interroge, pour inspirer encore plus de terreur. Car afin que vous ne croyiez pas qu’une fois jetés dehors les mauvais poissons n’auront plus rien à craindre, qu’ils en seront quittes pour une simple séparation, Jésus-Christ montre le châtiment qui les attendent dehors en disant qu’ils " seront jetés dans la fournaise du feu, " et il marque la violence de la douleur qu’ils souffriront en disant: " Là il y aura des pleurs et des grincements de dents. "

Considérez, je vous prie, mes frères, par combien de voies on peut se perdre. On se perd comme les semences ou " dans le chemin ", ou " dans les pierres "; ou " dans les épines. "

On se perd par l’ivraie ou l’hérésie. On se perd enfin, comme les mauvais catholiques, dans " le filet " de l’Eglise. Après cela est-ce sans sujet que le Fils de Dieu dit : "Que la voie qui mène à la perdition est e large, et que beaucoup y entrent? " (Matth, VII, 13.)

Ayant donc achevé ces paraboles et terminé ce long discours par la crainte, il l’augmente encore en s’étendant sur ce sujet et disant :

" Avez-vous entendu tout ceci? Oui, Seigneur, "répondirent-ils (54). " Et les louant de ce qu’ils l’avaient compris, il ajoute : " C’est pourquoi tout docteur qui est bien instruit en ce qui regarde le royaume des cieux, est semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et anciennes (52.) "

3. Le Fils de Dieu dit ailleurs : " Je vous enverrai des sages et des scribes. "(Matth. XXIII, 34.) Ainsi on voit qu’il ne rejette point l’Ancien Testament, mais qu’il le loue au contraire en l’appelant " un trésor ". Tous ceux donc qui sont ignorants dans I’Ecriture sainte ne seront jamais du nombre des vrais " pères de famille. " Ce sont des lâches qui ne savent rien par eux-mêmes, et qui ne veulent rien apprendre des autres. Ainsi ils meurent de faim, et ils périssent sans qu’ils s’en aperçoivent. Mais ceux-là ne seront pas exclus seuls de cette béatitude. Les hérétiques encore n’y auront aucune part; parce qu’ils " ne tirent point de leur trésor de choses nouvelles et anciennes. " En rejetant la loi ancienne, ils ne peuvent non plus suivre "la nouvelle" comme ceux qui rejettent " la nouvelle " se vantent en vain d’avoir " l’ancienne ". Ainsi en séparant l’une de l’autre, ils sont privés de l’une et de l’autre.

Ecoutons ceci, mes frères, nous tous qui négligeons de lire l’Ecriture sainte, comprenons quel tort nous nous faisons à nous-mêmes et dans quelle pauvreté nous nous jetons. Car comment nous pourrons-nous appliquer à la pratique de la piété, puisque nous n’en savons pas même les règles? Les personnes riches et avares ont soin de visiter souvent leurs mets-hies et leurs habits précieux pour empêcher qu’ils ne se gâtent, ou que les vers ne les mangent. Mais vous, lorsque votre âme se perd par l’oubli de ses devoirs, lorsque le ver de l’ingratitude la dévore, vous ne pensez point à avoir recours à ces livres saints tour vous guérir de cette langueur, et pour embellir votre âme, en traçant en elle une image de la vertu où sa tète et tous ses membres soient parfaitement représentés. Car la vertu est comme un corps d’une excellente beauté. Ce corps a sa tête et ses autres parties qui le composent, mais si belles et si agréables qu’il n’y a rien d’égal dans toutes les autres beautés du monde.

La tête de ce corps divin c’est l’humilité : c’est pourquoi Jésus-Christ commence les béatitudes par celle-ci : " Bienheureux sont les pauvres d’esprit. " (Matt. V, 3.)

Cette tête n’est point ornée par des cheveux bouclés et frisés, et néanmoins elle a tant d’agréments, qu’elle attire sur elle les yeux de Dieu même : " Sur qui, " dit-il, " jetterai-je mes regards, sinon sur celui qui est doux et humble, et qui tremble à la moindre de mes paroles ? " (Is. LXVI, 4.) Et ailleurs : " Mes yeux sont sur les doux et sur les humbles de la terre. " (Ps. XXXIII, 17.) Et ailleurs : " Le Seigneur est proche de ceux qui ont le coeur brisé." (Ps. XXXIV, 16.)

L’ornement et la couronne de cette tête (369) sainte c’est d’offrir à Dieu des sacrifices qui lui sont très-agréables. C’est un autel d’or; un autel spirituel : " Le sacrifice agréable à Dieu, " dit David, " est un esprit affligé et un coeur brisé. ." (Ps. L, 18.) Cette humilité sainte est la mère de la sagesse; celui qui la possède possédera tous les biens.

Après avoir vu, mes frères, l’excellence de cette tête auguste, admirez maintenant la beauté de son visage. Considérez quel est son teint et sa couleur, voyez-y cette rougeur si agréable que lui imprime la pudeur et la modestie dont le Sage disait: " La grâce et la beauté marchera devant celui qui a de la pudeur. " (Prov. XXXII, 11.) Cet éclat relève tout ce qu’elle a d’ailleurs de très-agréable, et il efface toute cette rougeur artificielle dont la vanité des femmes se peint le visage.

Que si vous voulez maintenant considérer les yeux de cette tête, admirez quelle grâce la douceur y a imprimée; combien ils sont non-seulement beaux et agréables, mais encore si vifs et si perçants qu’ils pénètrent le ciel et s’élèvent jusque dans le sein de Dieu " Bienheureux, " dit-il, " ceux qui ont le coeur pur, parce qu’ils verront Dieu." (Matth. V, 7.)

La bouche de cette tête dont nous parlons, c’est la sagesse et la prudence, elle est toujours pleine de saints cantiques. Le coeur de cet admirable corps est la connaissance et la pénétration des Ecritures; c’est la pratique et l’observance exacte de la loi de Dieu; c’est la charité et la bonté. Le corps ne peut vivre sans le coeur, ni les vertus sans la charité. Car toutes les vertus et tous les biens naissent de l’amour et de la charité, commue (le leur source.

Ce corps que nous représentons-a encore ses pieds et ses mains qui sont les bonnes oeuvres qui paraissent au dehors, li a une âme qui est la piété sincère. Il aune poitrine plus solide que l’or et le diamant, c’est la force. Et comme dans notre corps la tête et le coeur sont les sources de la vie, ainsi l’amour de Dieu répand l’esprit et la vie daims la tête et le coeur de ce divin corps.

4. Mais voulez-vous que je vous rende cette image vivante, et que vous représentant des actions effectives, je vous fasse voir ce que je vous viens de dire? Jetez les yeux sur saint Matthieu, sur cet admirable évangéliste que nous vous expliquons. Nous savons peu de ses actions; mais ce peu suffit pour nous faire voir un tableau admirable de la vertu. On voit combien il était humble et combien il avait le coeur contrit, puisqu’après même qu’il est devenu apôtre et prédicateur de l’Evangile, il ne laisse pas de s’appeler " publicain. " On voit combien il a aimé les pauvres, puisqu’il se dépouilla tout d’un coup de tous ses biens pour suivre le Fils de Dieu. Sa piété paraît par la sainteté de sa doctrine, et sa sagesse par toute l’économie de son Evangile. Sa charité s’y fait voir par le soin qu’il a eu de toute la terre. L’abondance de ses bonnes oeuvres, parce qu’il doit être un jour sur l’un de ces douze trônes pour juger le monde; enfin son courage et sa patience, " parce qu’il se tient heureux de souffrir pour Jésus, et qu’il sortait de l’assemblée des Juifs avec joie. " (Act. IV, 35.)

Imitons, mes frères, ces grandes vertus, mais particulièrement l’humilité et la charité, sans lesquelles nous ne pouvons être sauvés. Ces cinq vierges folles le font assez voir, aussi bien que le pharisien de l’évangile. On peut entrer au ciel sans être vierge; mais on n’y peut entrer sans être charitable. La charité est la vertu la plus essentielle et la plus nécessaire pour le salut. Elle est le principe de toutes les autres. C’est pourquoi nous avons dit qu’elle tient lieu du coeur dans le corps de la vertu. Mais comme le coeur périt lui-même, s’il ne répand l’esprit et la vie dans tout le corps; ainsi la charité meurt si elle n’agit. Comme une source se corrompt, si son ruisseau cesse de couler, les riches de même se corrompent s’ils retiennent leurs richesses, et s’ils ne les font couler sur les autres.

C’est pourquoi le peuple a coutume de dire d’un riche avare qu’il se perd de grands biens dans sa maison. Il ne dit pas qu’il y a chez lui de grands trésors, mais qu’il s’y perd de grands biens. Et en effet les avares se perdent, et tout ce qu’ils ont se perd aussi. Leurs meubles et leurs habillements dépérissent, leur or se rouille; leur blé se gâte, et leur âme se corrompt et se perd encore plus que toutes ces choses par les chagrins et les inquiétudes qui la dévorent. Si nous pouvions vous représenter ici l’âme d’un avare, elle vous paraîtrait comme un vêtement rongé de vers. Vous verriez qu’elle n’a plus aucune partie qui soit saine, mais que les vices la déchirent, et que le péché la corrompt de toutes parts.

L’âme du pauvre, au contraire, je dis du pauvre qui l’est volontairement et de bon (370) coeur, est bien différente de celle-là. Elle brille comme l’or; elle éclate comme le diamant. elle fleurit comme la rose. Elle n’est sujette ni aux vers, ni à la rouille, ni aux voleurs. Elle n’est point agitée de soins ni d’inquiétudes, mais elle vit sur la terre comme les anges vivent dans le ciel.

Voulez-vous voir quelle est la beauté de cette âme, et quelles sont les richesses de sa pauvreté? Elle ne se fait point obéir des hommes, mais elle commande aux démons. Elle n’a point d’accès auprès des rois de la terre; mais elle en a beaucoup auprès de Dieu. Elle ne combat point sous les enseignes des hommes; mais elle combat avec les anges. Elle n’a point deux ou trois coffres pleins d’or ou d’argent, mais elle est tellement riche que tout le monde ne lui paraît rien au prix de ce qu’elle possède. Elle n’a point de trésor sur la terre ; mais le ciel même est son trésor. Elle n’a point besoin de serviteurs, mais elle est la maîtresse de ses désirs déréglés, et elle domine souverainement sur ses passions, dont les rois même sont esclaves. Car quoiqu’ils portent la pourpre et la couronne, aussitôt qu’une passion est entrée dans leur tête, elle les domine souverainement, et ils n’oseraient lui désobéir en la moindre chose. Elle se rit des richesses, de la royauté et de toutes les magnificences du siècle, comme des châteaux de carte, des poupées, des osselets, et de tous les jouets des petits enfants. Car elle a des ornements vraiment magnifiques et précieux, qui ne peuvent seulement être compris par ceux qui s’amusent à ces bagatelles.

Qu’y a-t-il donc de comparable à ces pauvres évangéliques? Ils marchent déjà dans le ciel, et si le ciel même n’est que comme la base du palais où ils habitent, jugez quel en doit être le faîte et le comble. Vous me direz peut-être qu’ils n’ont ni chevaux ni carrosses? Ils n’en ont point en effet, parce qu’ils n’en ont point besoin. Car que servirait ce vain appareil àcelui qui va bientôt être enlevé dans l’air, et transporté dans les nuées, pour être éternellement avec- Jésus-Christ ?

Pensez à cela, mes frères; pensez-y, mes soeurs. Aimons ces richesses qui sanctifient ceux qui les possèdent. Recherchons ces trésors qui ne périront lamais, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE XLVIII
JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES PARABOLES PARTIT DE LA, ET ÉTANT VENU DANS SON PAYS IL LES INTRUISAIT DANS LEUR SYNAGOGUE, " (CHAP. XIIII, VERSET 53, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. XIV.)

ANALYSE

1. L’envie se combat souvent elle-même.

2. Puissance de la vertu qui fait que saint Jean après sa mort est encore redouté d’Hérode.

3. Pourquoi il n’était pas permis à Hérode d’avoir la femme de son frère, supposé même que ce frère soit déjà mort.

4.Combien il est dangereux de jurer; l’exemple d’Hérode le prouve bien.

5-7. Que la méchanceté ne regarde que le moment présent. Que nous ne devons point insulter aux pécheurs. Que l’Ecriture nous apprend à user de retenue et de modération en parlant des péchés des autres. Combien les danses sont dangereuses . Qu’il faut fuir les festins.
 
 

1.Pourquoi l’évangéliste a-t-il mis " ces paraboles ? " — Parce que Jésus-Christ en devait prononcer d’autres encore. Pourquoi le Sauveur s’en alla-t-il de là ? — Pour répandre de (371) toutes parts la semence de sa parole. " Et étant venu en son pays il les instruisait dans leur synagogue(54)." Je crois que ce "pays"dont l’évangile parle, est Nazareth, parce que nous allons voir dans la suite, " Que Jésus-Christ ne fit pas là beaucoup de miracles: " ce qu’on ne peut dire de Capharnaüm dont il est écrit: " Et vous, Capharnaüm qui avez été élevée jusqu’au ciel, vous serez abaissée jusques au fond des enfers, parce que si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Sodome, elle se serait conservée peut-être jusques aujourd’hui. "(Sup. XI, 23; Luc, X, 16.) Etant venu en son pays il n’y fait que peu de miracles, pour ne pas irriter davantage l’envie de ses concitoyens contre sa personne, et pour ne pas attirer une plus grande condamnation sur leur incrédulité si opiniâtre.

Mais il leur propose sa doctrine sainte qui ne méritait pas moins d’être admirée que les miracles. Et cependant ces insensés, bien loin d’être frappés d’étonnement et d’admirer un homme qui leur parlait de la sorte, le méprisent au contraire à cause de Joseph qui passait pour son père ; quoiqu’ils eussent tant d’exemples, dans les siècles précédents,. d’hommes, qui, sortis d’une race obscure, s’étaient par eux-mêmes rendus très-illustres. David était fils d’un laboureur; Amos, d’un gardeur de chèvres, et gardeur de chèvres lui-même; et Moïse, ce grand législateur, était né d’un père beaucoup au-dessous de lui. Plus Jésus-Christ leur paraissait un homme simple, plus ils devaient être frappés des grandes choses qu’il leur disait, puisque c’était une preuve que sa sagesse n’était point l’effet d’une étude humaine, mais de la seule grâce de Dieu. Et cependant ce qui leur devait donner de l’admiration, ne leur donne que du mépris.

Jésus-Christ fréquentait les synagogues, de peur qu’en demeurant toujours dans le désert, on ne le regardât comme un schismatique, et comme un ennemi de l’Etat: " Etant donc saisis d’étonnement, ils disaient : D’où est venue à celui-ci cette sagesse et cette puissance (54)? " Ils appelaient ses miracles du nom de puissance, ou bien ils marquaient par ce terme la prédication de son Evangile. " N’est-ce pas là le fils de ce charpentier (55)? "Mais c’est précisément ce qui augmente le miracle et le prodige. " Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie? et ses frères, Jacques, Joseph, Simon et Jude? Et ses soeurs ne sont-t-elles pas toutes parmi nous ? D’où lui viennent donc toutes ces choses (56)? Et ils se scandalisaient à son sujet (57)." Quoi donc! n’était-ce pas cela même qui devait surtout vous porter à le croire? Mais l’envie est une étrange passion, et elle se combat souvent elle-même. Ce qu’il y avait de plus surprenant, de plus merveilleux, de plus capable d’attirer ces hommes à Jésus-Christ, c’était là ce qui les en éloignait Je plus. Que leur dit donc le Fils de Dieu?

" Un prophète n’est sans honneur que dans son pays et dans sa maison (57). Et il ne fit pas là beaucoup de miracles à cause de leur incrédulité (58). " Saint Luc dit la même chose. Mais, dira quelqu’un, n’était-ce pas au contraire une raison d’en faire davantage?

Car puisque l’Evangile marque qu’il était admiré à cause de ces miracles, pourquoi n’en faisait-il pas un grand nombre dans un pays où il n’était pas considéré comme il méritait?

C’est parce qu’il ne cherchait jamais sa gloire dans ses oeuvres miraculeuses, mais le seul avantage des hommes. Comme donc les miracles ne gagnaient rien sur ceux-ci, Jésus-Christ méprisa la gloire qui lui en serait revenue, et il ne voulut pas qu’un plus grand abus de ses grâces rendît ces hommes plus punissables.

Cependant remarquez combien il avait laissé passer de temps, et combien il avait fait de miracles avant que de revenir à Nazareth. Et néanmoins ils ne le peuvent encore souffrir, et leur envie en devient plus furieuse.

Mais d’où vient, me direz-vous, qu’il a voulu faire parmi eux quelques miracles? C’était pour ne pas donner sujet à ce peuple de lui dire : " Médecin, guérissez-vous vous-même." C’était pour l’empêcher de se plaindre de lui et de dire qu’il les haïssait, qu’il était leur ennemi, et qu’il méprisait ses concitoyens. C’était encore pour les empêcher de s’excuser et de dire : s’il avait fait des miracles parmi nous nous aurions cru en lui. C’est pourquoi il en fait quelques-uns et s’abstient d’en faire davantage, pour accomplir d’un côté ce qui était de son devoir, et pour éviter de l’autre d’attirer sur eux une plus grande condamnation.

Considérez, mes frères, qu’elle était la force (372) des paroles de Jésus-Christ, puisque malgré leur envie, ces hommes ne laissaient pas d’être frappés d’admiration. Mais comme, dans les miracles de Jésus-Christ, ils n’accusaient pas l’action qui paraissait au dehors, mais se formaient seulement-de vaines chimères qui n’avaient point de fondement, en disant : " Il chasse les démons au nom de Béelzébub " (Matth. XII, 24; Luc, XI, 14 ; "de même lorsqu’il s’agit de sa doctrine, ils ne la blâment point en elle-même, mais ils se rejettent sur sa personne pour le décrier par la bassesse de sa naissance.

Considérez, mes frères, la modestie du Fils de Dieu : il ne les méprise point, il nie les traite point avec aigreur, mais il leur dit avec une douceur extrême : " Un prophète n’est sans honneur que dans son pays; " et il ne s’arrête pas là, mais il ajoute " et dans sa maison, " pour marquer, je crois, ses propres frères.

2. Jésus-Christ dans saint Luc (Luc, IV, 25) rapporte quelques exemples semblables. Il fait voir qu’Elie ne se réfugia pas chez ses concitoyens, mais chez une veuve étrangère, et qu’Elisée ne guérit point de lépreux parmi les Juifs, mais le seul Naaman qui était un étranger, et qu’il ne fit aucun miracle sur ses concitoyens. Jésus-Christ leur parlait de la sorte pour leur faire voir que leurs pères avaient été méchants comme eux, et que si leur conduite était coupable, elle n’était pas quelque chose de nouveau.

" En ce temps-là Hérode le Tétrarque entendit parler des actions de Jésus ( XIV, 1)." Le roi Hérode, le père de celui dont parle ici l’Evangile, celui enfin qui avait fait mourir les innocents, était mort. Si l’écrivain sacré marque si expressément le temps, ce n’est pas sans raison; il veut nous faire voir l’orgueil et l’indifférence de ce potentat qui n’entend parler des merveilles qu’opérait Jésus-Christ que longtemps après qu’elles ont commencé d’éclater. C’est ce qui arrive tous les jours aux grands du monde. Comme ils sont pleins du faste de leur grandeur, ils ne connaissent que tard ces choses si extraordinaires, parce qu’ils s’en mettent fort peu en peine.

Mais considérez ici, mes frères, quelle est la force de la vertu! ce tyran craint tellement saint Jean tout mort qu’il est, que cette frayeur lui fait reconnaître la résurrection.

" Il dit à ceux de sa cour: C’est sans doute Jean-Baptiste que j’ai tué, qui est ressuscité d’entre les morts, et c’est pour cela qu’il se fait par lui tant de miracles (2)." Admirez jusqu’où va la crainte de ce tyran. Il n’ose pas dire ces paroles à des étrangers. Il ne se découvre qu’à ceux de sa maison. Mais sa pensée était bien absurde, et d’une grossièreté toute militaire. Soit, on avait vu des morts ressusciter, mais en avait-on jamais vus qui eussent opéré les mêmes oeuvres que Jésus-Christ opérait alors? Il me semble que l’ambition se mêle aussi avec la crainte dans ces paroles,

Car c’est le propre des âmes déréglées de s’abandonner ainsi en même temps à des passions toutes contraires. Saint Luc rapporte que le peuple, en parlant de Jésus-Christ, disait que " c’était Elie ou Jérémie, ou quelque autre des anciens prophètes (Luc, IX, 7); "mais ce prince voulant parler plus sagement que le peuple, dit cette impertinence de la résurrection de saint Jean. Peut-être aussi qu’Hérode, entendant dire que Jésus-Christ était Jean-Baptiste (quelques-uns en effet le disaient), répondit d’abord; non; car j’ai tué Jean à cause de son insolence (Saint Marc et saint Luc rapportent en effet que ce prince se vantait d’avoir décapité Jean); et que voyant ensuite la persistance de ce bruit, de cette croyance, il finit, lui aussi, par dire comme tout le monde. L’évangéliste prend de là occasion de raconter assez au long la mort de saint Jean. Pourquoi ne la rapporte-t-il que comme un fait accessoire, et seulement en passant? Parce que, son unique objet, c’était de parler de Jésus-Christ. Saint Matthieu, non plus que les autres évangélistes, ne font jamais de digression, à moins qu’elle ne puisse servir à leur but principal. C’est pourquoi ils n’auraient pas même mentionné cette histoire, si elle n’eût été liée à celle de Jésus-Christ, si Hérode n’eût dit que Jésus-Christ n’était autre que saint Jean ressuscité. Saint Marc dit qu’Hérode estimait beaucoup saint Jean, quoiqu’il le reprît avec une grande liberté. Car la vertu a tant de force, qu’elle se fait respecter même de ses plus grands ennemis. L’évangile donc rapporte ainsi cette histoire : " Hérode ayant " fait prendre Jean l’avait fait lier et mettre en " prison à cause d’Hérodiade, la femme de "son frère (3). Parce que Jean lui disait : il ne " vous est point permis d’avoir cette femme (4). (373)

" Et ayant envie de le faire mourir il avait eu peur du peuple, parce que Jean était regardé comme un prophète (5). " Saint Jean ne reprenait point cette femme, mais seulement Hérode, parce qu’il avait plus de part au crime, et plus de pouvoir pour le faire cesser. Considérez aussi combien l’évangéliste se modère, et comme il rapporte cet événement, en le racontant plutôt comme une histoire, qu’en l’exagérant comme un grand crime.

" Comme Hérode célébrait le jour de sa naissance, la fille d’Hérodiade dansa publiquement devant lui et elle lui plut (6). " O festin diabolique! ô assemblée de démons ! ô danse cruelle !, ô récompense encore plus cruelle! On y décide en un moment la mort la plus injuste. On y fait mourir un homme qui ne méritait que des louanges et des couronnes. On apporte à ce festin cette tête qui était le trophée des démons, et le moyen dont on se servit pour gagner cette victoire était digne d’un si détestable succès: " Car la fille d’Hérodiade dansa, et plut à Hérode. De sorte qu’il lui promit avec serment de lui donner tout ce qu’elle lui demanderait (7). Mais cette fille ayant été instruite auparavant par sa mère, lui dit: Donnez-moi présentement dans ce plat la tête de Jean-Baptiste (8). " Cette fille est doublement criminelle: premièrement en ce qu’elle danse; secondement en ce qu’elle plaît à Hérode, et lui plaît de telle sorte , qu’elle reçoit un homicide comme le prix de sa danse.

Considérez aussi la cruauté de ce prince, et son insensibilité pleine de folie. Il s’engage par min serment, et il permet à cette fille de lui demander tout ce qu’elle veut. Mais lorsqu’il reconnut dans quel excès il s’était engagé, il en fut fâché, " dit 1’Ecriture. Pourquoi fut-il fâché de la mort d’un homme qu’il avait osé faire emprisonner? C’est parce que la vertu est si puissante, qu’elle se fait admirer même des impies. Mais que dirons-nous de cette femme furieuse? Au lieu d’admirer saint Jean, de l’honorer, de le respecter, et de l’aimer comme celui qui faisait tous ses efforts pour la délivrer de l’oppression honteuse de ce tyran, elle ne lui dresse que des piéges, elle ne désire que sa mort, et elle la demande comme une grâce qui n’était digne que d’un démon. " Néanmoins il craignit à cause du serment qu’il avait fait, et de ceux qui étaient à table avec lui, et il commanda qu’on la lui donnât (9). " Malheureux prince! que ne craigniez-vous plutôt ce qui était plus à craindre? Si vous craigniez d’avoir ces personnes pour témoins de votre parjure, que ne craigniez-vous davantage d’avoir tous les siècles pour témoins d’un meurtre si exécrable?

3. Mais comme je crois que plusieurs de ceux qui m’écoutent, ignorent quel était le crime que saint Jean reprenait en ce prince, et qui donna lieu à sa mort, je pense qu’il est nécessaire d’en dire un mot. Et ceci vous servira pour admirer encore davantage la sagesse des lois de Moïse. Car Hérode avait violé l’une de ces anciennes lois, et saint Jean la soutenait contre lui : " Si quelqu’un , " dit Moïse, " meurt sans enfants, qu’on donne à son " frère la femme qu’il laisse veuve. " (Deut. XXV,5.)

Comme la mort alors paraissait un mal dont on ne pouvait se consoler, et qu’en ces temps-là on ne s’attachait qu’à la vie présente, Moïse ordonne par une loi, que le frère qui restait épouserait la femme de son frère mort, et donnerait le nom de celui-ci à l’enfant qu’il en aurait, afin que sa maison ne fût point détruite. Comme les enfants font la plus grande consolation de ceux qui meurent, si celui qui mourait n’en avait point laissé après lui, il semblait qu’il aurait été inconsolable dans sa mort. Moïse voulant donc adoucir les regrets de ceux à qui la nature n’aurait point donné d’enfants, commanda que leur frère épousant leur veuve, les enfants qui naîtraient de ce mariage portassent le nom du frère mort. Mais lorsque celui qui mourait avait des enfants, ce mariage n’était plus permis.

Vous me direz, peut-être: Pourquoi n’était-il pas aussi bien permis au fière du mort d’épouser sa veuve qu’à un étranger? C’est parce que Dieu a voulu étendre ainsi davantage les alliances, et donner aux hommes plus de moyens de s’unir les uns avec les autres.

D’où vient donc, me direz-vous, que lorsqu’un homme mourait sans enfants, sa veuve n’épousait pas un étranger? C’est parce que l’enfant sorti de ce second mariage n’eût point été censé du premier mari; au lieu que le frère même donnant des enfants à son frère mort, ces enfants pouvaient plus aisément passer pour être de lui. On n’obligeait donc le frère du mort à soutenir la maison de son frère, que dans le cas où ce frère n’aurait point (374) laissé d’enfants. Et lorsqu’il y était obligé, cette raison que je viens de dire justifiait son mariage avec la femme de son frère mort.

Comme donc Hérode avait épousé la femme de son frère quoique celui-ci en mourant eût laissé des enfants, saint Jean avait raison de blâmer cette alliance criminelle. Il le fait avec une sagesse admirable, et avec un zèle qui était tempéré d’une grande retenue.

Mais considérez, je vous prie, tout l’ensemble de ce festin, et vous verrez que c’était le diable qui y présidait. Premièrement tout s’y passe dans les délices, dans la fumée du vin et des viandes, ce qui ne peut avoir que de malheureuses suites. Tous les conviés sont des méchants, et celui qui les convie est le plus méchant de tous. De plus la licence et le libertinage y règnent souverainement. Enfin on y voit une jeune fille qui, étant née du frère mort, rendait ce mariage illégitime, et que sa mère devait cacher comme un témoignage public de son impudicité, qui entre au contraire avec pompe et avec magnificence au milieu de ce festin, et au lieu de se maintenir dans l’honnêteté propre à son sexe, s’expose aux yeux de tous, avec une impudence que n’auraient pas les femmes les plus débauchées.

La circonstance du- temps et du jour augmente encore le crime d’Hérode. Lorsqu’il devait rendre grâces à Dieu de ce qu’il lui avait donné la vie, il signale le jour de sa naissance par l’action la plus barbare, et au lieu que dans cette joie publique, il aurait dû tirer saint Jean de prison, il couronne sa captivité si inhumaine par u rie mort cruelle et sanglante.

Ecoutez ceci, vous jeunes filles, ou plutôt vous, jeunes femmes, qui osez dans les noces des autres vous signaler par votre licence, par vos danses peu modestes, par votre joie trop libre et par une dissolution qui déshonore votre sexe. Ecoutez ceci, vous tous qui aimez la bonne chère, et qui recherchez les festins pleins de luxe et de désordre. Craignez cet abîme et ce piége par lequel le démon fit tomber ce malheureux prince dans ce grand crime. Car il l’enveloppa de telle sorte dans se-s filets, comme il est rapporté dans saint Marc, qu’il lui fit jurer " de donner " à cette danseuse tout ce " qu’elle lui demanderait, quand ce serait la moitié de son royaume. "Dans la frénésie de la passion, qui le possédait, il estimait si peu la principauté, qu’il était prêt d’en donner la moitié pour une danse.

Mais, faut-il s’étonner qu’on ait vu alors un si grand excès, lorsque nous voyons, en ce temps où la lumière et la piété du christianisme se sont tellement répandues dans tout le monde, des jeunes gens s’abandonner de telle sorte au luxe et à la mollesse, qu’ils donnent pour se satisfaire et sans même y être engagés par serment, non pas un royaume, mais leur âme. Devenus les esclaves de la volupté, ils vont comme des brebis partout où le loup les entraîne.

N’est-ce pas ce qui arrive ici à Hérode? La passion a tellement égaré sa raison, qu’il commet à la fois deux actes de la dernière folie: d’abord, de rendre maîtresse de ses actions une fille furieuse, enivrée de passion, et capable des plus grands emportements; et ensuite de confirmer par serment une promesse si extravagante.

Mais quel qu’ait été le crime du tyran, la femme néanmoins qui inspire une si horrible demande à sa fille est sans comparaison plus criminelle que cette jeune fille qui la fait, et qu’Hérode même qui l’accorde. Car ce fut elle qui conduisit toute cette intrigue , et qui trama cette funeste tragédie. Au lieu de se montrer reconnaissante envers le prophète qui voulait faire cesser son déshonneur, elle affiche elle-même son ignominie; en faisant danser sa fille en public, elle demande la tête du saint, et elle tend un piége où Hérode vient se prendre.

Ainsi la parole de Jésus-Christ a été vérifiée:

" Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi." (Marc, VI, 23.) Si la fille d’Hérodiade avait suivi cette loi, elle n’en aurait pas violé tant d’autres, et elle n’aurait pas été la cause d’un crime effroyable. Vit-on jamais une si brutale cruauté? Une fille pour grâce demande un meurtre. Elle demande une mort injuste, la mort d’un saint, et elle fait cette cruelle demande au milieu d’un festin, devant tout le monde, et sans rougir. Elle ne prend point Hérode en particulier pour lui faire cette demande. Elle la fait devant toute la cour, avec un front d’airain, avec un visage de prostituée, et le démon, qui lui avait inspiré ce qu’elle devait demander, lui fait accorder ce qu’elle demande. C’est lui qui la fit danser avec tant de grâce, qui fit qu’Hérode fut ravi de la voir, et qu’ensuite il s’abandonna aveuglément à sa passion.

Car le démon se trouve partout où il y a de (375) la danse. Dieu ne nous a point donné des pieds pour un usage si honteux, mais pour marcher avec modestie. Il ne nous les a pas donnés pour sauter comme font les chameaux (car les chameaux ne sont pas beaux à voir lorsqu’ils dansent, et les femmes encore moins), mais pour avoir place dans le choeur des anges. Que si le corps est déshonoré par ces mouvements indécents, combien l’âme l’est-elle encore davantage? Les danses sont les jeux des démons. Ses ministres et ses esclaves en font leurs divertissements et leurs plaisirs.

4. Mais je vous prie de considérer avec plus d’attention quelle est la demande de cette fille. "Donnez-moi, " dit-elle, " dans ce plat la tête de " Jean-Baptiste. " Voyez-vous l’effronterie? Entendez-vous l’organe du diable? Elle sait bien quel est celui dont elle demande la tête, puisqu’elle l’appelle " Jean-Baptiste, " et elle la demande néanmoins. Elle veut qu’on lui apporte dans un plat cette tête sacrée et bienheureuse, et elle en parle comme s’il ne s’agissait que d’un mets qu’on servirait sur une table. Elle ne donne aucune raison de cette demande barbare, parce qu’elle n’en avait point. Elle met seulement sa gloire à se faire donner une satisfaction si cruelle et si malheureuse.

Elle ne demande point qu’on fasse venir saint Jean et qu’on le tue devant tout le monde. Elle appréhendait trop sa force et sa liberté. La moindre de ses paroles l’aurait fait trembler, et la vue du glaive qui allait lui trancher la tête n’eût point empêché ce courageux prophète de parler. C’est pourquoi elle dit: " Donnez-moi ici dans ce plat la tête de Jean-Baptiste. " Elle veut voir sa tête, mais lorsque sa bouche sera muette. Elle la veut voir toute sanglante, non-seulement pour s’assurer qu’elle ne lui fera plus de reproches, mais encore pour satisfaire sa vengeance en lui insultant.

Dieu voit cela, mes frères, et il le souffre. Il ne lance point ses foudres sur cette malheureuse. Il ne réduit point en cendres ce front insolent et cette langue homicide. Il ne commande point à la terre de s’ouvrir pour abîmer ce prince et tous ses conviés avec lui. Il retint sa justice en cette rencontre pour préparer à son serviteur une couronne plus illustre, et pour laisser à tous ceux qui le suivraient une plus grande consolation dans leurs maux.

Ecoutons ceci, nous que la pratique de la vertu expose aux mauvais traitements des méchants. Un homme si admirable, un saint qui avait passé sa vie dans un désert, sous un habit si austère, sous un cilice; un prophète et le plus grand des prophètes, à qui le Fils de Dieu avait rendu ce témoignage qu’entre tous ceux qui étaient nés des femmes, il n’y en avait point de plus grand que lui : ce saint, dis-je, est sacrifié à la rage d’une femme impudique; sa tête est le prix de la danse d’une fille effrontée, et il est abandonné à ces furieuses, parce qu’il a soutenu avec vigueur la loi de Dieu.

Pensons à ce grand exemple, et souffrons généreusement tout ce qui nous pourra arriver. Cette malheureuse femme était altérée du sang de l’innocent, et elle a le plaisir de le répandre. Elle voulait se venger de l’injure qu’elle croyait que saint Jean lui avait faite, et Dieu permet qu’elle se satisfasse comme elle l’avait désiré, et qu’elle se rassasie de sa vengeance.

Qu’avait-elle à reprocher à ce saint homme? Il ne lui avait jamais fait la moindre réprimande, et il s’était toujours adressé à Hérode. Mais sa conscience criminelle lui fait sentir l’aiguillon du remords. C’est le bourreau qui la tourmente et qui la déchire. Ce qu’elle endure au dedans la rend comme furieuse au dehors. Elle remplit sa maison de confusion et d’infamie. Elle déshonore tout ensemble en elle-même sa fille et son mari mort, et découvre son adultère vivant; elle veut surpasser ses premiers excès par d’autres encore plus horribles. Il semble qu’elle dise à saint Jean : Si vous ne pouvez souffrir de voir Hérode adultère, je le rendrai même homicide; et pour faire cesser vos reproches, je le forcerai de vous-ôter la vie.

Je vous appelle ici, vous tous qui donnez aux femmes un si grand pouvoir sur votre esprit. Vous qui faites des serments indiscrets sur des choses douteuses et incertaines, et qui creusez ainsi la fosse où vous devez être précipités, en rendant les autres les maîtres de votre perte. Car n’est-ce pas ainsi que périt Hérode? Il crut que dans une fête et dans un jour de joie, cette fille lui demanderait quelque chose qui fût proportionné à elle, au lieu où elle était, et au temps de cette réjouissance publique; bien loin de s’imaginer qu’elle dût demander une tête. Et cependant il fut trompé malheureusement, et sa surprise ne l’excuse point. (376)

Car si cette fille instruite par sa mère osa lui faire une demande plus digne d’une tigresse que d’une femme, c’était à lui à s’opposer à cette furieuse, et non pas à se rendre le ministre d’une cruauté si odieuse et si inouïe.

Qui n’aurait été frappé d’horreur de voir au milieu d’un festin paraître dans un plat cette tête sacrée toute dégouttante de son sang? Hérode néanmoins n’en est point touché, et encore moins cette femme barbare. C’est là l’esprit de ces malheureuses prostituées. Elles perdent la compassion avec l’honneur, et elles sont aussi hardies et aussi inhumaines qu’impudiques. Car si le seul récit d’un événement si barbare nous fait frémir d’horreur, combien en devait faire l’action même? Quel devait être le sentiment de ces convives voyant au milieu du festin une tête qui venait d’être coupée, et qui nageait dans son propre sang? Cependant cette femme, plus cruelle que les furies, ne trouve que du plaisir dans ce spectacle. Elle triomphe de joie d’être enfin venue à bout de tous ses désirs; au moins aurait-elle dû se contenter de voir une fois cette tête coupée; mais non, il faut qu’elle se repaisse de cette vue, qu’elle s’enivre en quelque sorte de ce sang d’un prophète, dont elle avait été si altérée.

Voilà ce que produit cette infâme passion. Après avoir fait des impudiques, elle fait encore des meurtriers. C’est pourquoi je ne doute point qu’une femme qui a l’adultère dans le coeur, ne soit prête à ôter la vie à son mari aussi bien que l’honneur, et qu’elle ne soit assez hardie polir commettre, je ne dis pas seulement un ou deux , mais mille homicides. Et on nu voit que trop d’exemples de ce que je dis. C’est par cet esprit de sang et de meurtre que se conduisit alors cette femme, croyant qu’après qu’elle aurait fait mourir saint Jean, son crime serait enseveli avec lui. Mais il arriva tout le contraire, parce qu’après sa mort même, le prophète parla plus haut que jamais.

5. Les méchants se conduisent dans leurs desseins comme les malades, qui mourant de soif ne pensent qu’à boire pour se rafraîchir, sans considérer qu’ils se trouveront ensuite beaucoup plus mal. Si cette femme n’eût point fait mourir saint Jean, pour l’empêcher de lui reprocher son impudicité, on aurait beaucoup moins parlé contre elle. Car lorsque saint Jean fut mis en prison, ses disciples d’abord demeurèrent dans le silence. Mais lorsqu’ils le virent tué si cruellement, ils furent contraints enfin de dire qu’elle avait été la cause de sa mort. Ils voulaient d’abord épargner la réputation de cette femme adultère, en ne publiant point ce qui aurait pu la déshonorer. Mais ils sont forcés enfin de découvrir toute cette intrigue, de peur qu’on ne crût que leur maître eût été un séditieux comme Theudas et Judas, et qu’il eût été exécuté comme eux, pour avoir fait quelque entreprise contre l’Etat.

On voit par là, que plus on s’efforce de cacher son péché plus on le publie; et que le moyen de couvrir un crime n’est pas d’y en ajouter un autre, mais de l’expier par une sincère pénitence.

Considérez, je vous prie, avec quelle modération l’Evangile parle de cet attentat d’Hérode; comme il ne l’exagère point, et qu’il semble même l’excuser en quelque sorte. Car i! rapporte de ce prince " qu’il s’affligea de cette demande, mais que néanmoins, à cause de son serment et de ceux qui étaient à table avec lui, " il consentit à cette mort. Il dit de même de cette jeune fille, qu’elle fut poussée à cela par sa mère, et qu’elle lui porta cette tête, comme s’il disait qu’elle ne fit que lui obéir. Car les véritables justes plaignent davantage celui qui fait le mal que celui qui le souffre, parce qu’ils savent que le mal retombe sur celui qui le fait. Ainsi ce n’est point saint Jean qui est à plaindre dans sa mort, puisqu’il n’en reçut aucun mal, mais ceux qui l’ont traité si cruellement.

Imitons cette modération, mes frères, plaignons les pécheurs et n’insultons point au malheur des autres. Couvrons leurs excès autant que nous le pourrons, et entrons dans des sentiments vraiment chrétiens. Considérons que l’évangéliste, contraint de parler de cette femme impudique et meurtrière, le fait sans exagération et fort simplement. il ne dit point que cette jeune fille fut instruite par cette cruelle, par cette furieuse, mais " par " sa mère. " Il trouve un terme honorable en parlant de cette femme; et vous n’avez quo des injures en parlant de votre prochain.

Vous n’avez pas la même retenue en parlant de votre frère, lorsqu’il vous a un peu fâché, que l’évangéliste lorsqu’il parle d’une femme si criminelle. Vous vous emportez alors à des injures atroces, vous l’appelez un méchant, un détestable, un trompeur, un insensé , et mille (377) autres choses encore plus horribles. Vous oubliez que vous êtes homme; vous le traitez comme un étranger et comme un barbare, et voué le chargez d’outrages et d’injures.

Ce n’est pas ainsi qu’agissent les saints. Ils ne font pas des imprécations contre les méchants; mais ils pleurent et ils soupirent pour eux. Faisons la même chose. Pleurons Hérodiade et celles qui lui ressemblent. Il y a bien aujourd’hui de ces festins homicides. On n’y tue pas le saint précurseur, mais les membres mêmes de Jésus-Christ, et d’une manière encore plus cruelle. On n’y présente pas une tète dans un plat pour le prix d’une danse, mais on y tue les âmes des convives. Car lorsqu’on rend ces personnes esclaves des plaisirs brutaux, et qu’on les engage dans les passions les plus infâmes, n’est-il pas vrai qu’on les tue, non en retranchant leur tête de leur corps, mais en séparant leur âme d’avec Jésus-Christ?

Car oserez-vous me dire que lorsque votas êtes plongé dans le vin et dans l’excès de la bonne chère, cette danse et ces gestes d’une femme prostituée ne font aucune impression sur votre esprit; que l’impureté ne se saisit point de votre coeur, et que vous ne tombez point alors dans ce malheur horrible dont parle saint Paul: " Faisant des membres de "Jésus-Christ les membres d’une femme prostituée? "

Si la fille d’Hérodiade ne se trouve pas là, le diable s’y trouve. Et comme il était l’auteur de la danse d’Hérodiade, il l’est encore de celle qu’on danse devant vous, et il remporte pour prix de sa danse les âmes de ceux qui la regardent.

Quand vous pourriez vous défendre de l’intempérance et de tous ces excès de vin, ne tomberiez-vous pas dans un autre plus grand malheur, en participant aux péchés de ceux qui vous traitent? Car combien ces festins si magnifiques supposent-ils de rapines et de sols? Combien a-t-il fallu appauvrir de monde pour couvrir si richement une table? Ne considérez pas ces viandes si délicieuses qu’on y sert. Pensez aux moyens dont on fournit à ces prodigieuses dépenses, et vous verrez que c’est l’avarice, l’usure, les rapines et la violence, qui-font subsister ces grandes tables.

Mais ce n’est point du bien d’autrui , dites-vous, que j’entretiens ces dépenses. Je le veux. Mais quand ce serait du bien le mieux acquis, Pouvez-vous justifier un si grand luxe? Voyez ce que dit le Prophète; et comme sans marquer aucune rapine, il condamne seulement la délicatesse et la magnificence de vos tables: " Malheur à vous, " dit-il, " qui buvez des vins délicieux, et qui vous parfumez des " plus excellents parfums ! " (Amos, VII, 7.) Vous voyez qu’il n’accuse que la bonne chère, et non les concussions ou l’avarice. Et considérez, je vous prie, ce que vous faites dans vos festins. Vous mangez avec excès pendant que Jésus-Christ n’a pas de quoi soulager sa faim. Vous chargez vos tables de mets délicieux, et il n’a pas un morceau de pain sec. Vous buvez du vin de Thasos, et vous ne lui donnez pas un verre d’eau froide pour apaiser la soif qui le brûle. Vous couchez dans des lits magnifiques, et il couche à l’air, et meurt de froid, Quand donc vos festins ne seraient pas abominables, comme étant le fruit de votre avarice, ils le seraient néanmoins par ces dépenses excessives et superflues que vous y faites, lorsque vous refusez le nécessaire aux membres de Jésus-Christ, quoique ce soit lui qui vous ait donné tout ce que vous avez.

6. Si étant le tuteur d’un orphelin, vous consumiez tout le bien qu’il a, et le laissiez dans la dernière pauvreté, tous les hommes s’élèveraient contre vous, et toutes les lois s’armeraient pour punir une si grande injustice; et vous croyez que lorsque vous dissipez ainsi le patrimoine du Christ, vous demeurerez impuni? Je ne parle point ici de ceux qui entretiennent à leurs tables des femmes perdues. Je n’ai rien de commun avec ces hommes. Je les regarde, selon l’Evangile, comme " des chiens. " Je ne parle point non plus à ces avares qui pillent les uns pour traiter magnifiquement les autres; je n’ai rien à démêler avec eux et je les considère, selon l’Ecriture, comme " des pourceaux " et comme " des " loups. " Je ne m’adresse qu’à ceux qui se contentent de jouir paisiblement de leur bien sans en faire part aux pauvres, et dépensent seulement ce qu’ils ont reçu de leur père, sans faire tort à personne.

Je dis que ces personnes ne doivent point se croire innocentes. Comment prétendriez-vous n’être point coupable de nourrir tous les jours à votre table des comédiens, et des parasites, et de ne pas croire Jésus-Christ digne de la même grâce qu’eux? Un bouffon qui divertit trouve place à votre table, et Jésus-Christ qui vous offre le royaume même des cieux, n’y (378) en trouve pas? Un bon mot, une parole (lite avec esprit, vous rend libéral envers celui qui l’a dite, et lorsque Jésus-Christ vous enseigne des choses dont l’ignorance vous mettrait au rang des bêtes, vous le rejetez et le méprisez. Vous avez de l’horreur quand vous écoutez ceci : que n’en avez-vous aussi quand vous le faites? Bannissez de cette table toutes ces personnes infâmes, et invitez-y Jésus-Christ. Si vous lui faites part ici de votre bien, vous le trouverez favorable, lorsqu’il vous jugera un jour. Il sait reconnaître ceux qui l’auront reçu à leur table. Si les voleurs même ont du respect pour ceux qui les traitent, et qui les font manger avec eux, que devez-vous croire du Sauveur? Souvenez-vous de la douceur qu’il témoigna autrefois à table pour une femme pécheresse, et de ce reproche qu’il fit à Simon : " Vous ne m’avez pas donné le baiser? " Si lors même que vous ne faites rien de ceci, Jésus-Christ ne laisse pas de vous nourrir, que fera-t-il lorsque vous le nourrirez?

N’arrêtez pas vos yeux sur ce pauvre que vous voyez. Ne considérez point ces habits déchirés dont vous le voyez à demi-couvert. Croyez que c’est Jésus-Christ même qui, dans la personne de ce pauvre, entre chez vous. Quittez ces paroles outrageuses et cruelles, par lesquelles vous éloignez de vous ceux qui vous demandent l’aumône. Ne les appelez plus des fainéants, des paresseux et des lâches. Souvenez-vous seulement alors quelles sont les actions par lesquelles vos parasites vous plaisent; à quoi vous servent-ils? Que vous font-ils qui vous soit utile? Ce sont des fous, dites-vous. Ils servent à me divertir à table. Quoi! Des misérables qui ne disent que des sottises, et qui souffrent qu’on leur donne des soufflets, vous paraissent propres à vous divertir? Qu’y a-t-il au contraire de moins agréable que de frapper ainsi sur un visage fait à l’image de Dieu, et de trouver du plaisir dans la honte de celui qui est homme comme vous?

Ne rougissez-vous point de faire de votre logis un théâtre de comédiens et de bouffons, et appelez-vous vivre en homme d’honneur, que de vous rabaisser à ces infamies? Vous vous divertissez de ce qui vous devrait faire répandre des ruisseaux de larmes. Au lieu que vous devriez contribuer à convertir ces sortes de gens, et à leur faire changer de vie, vous êtes le premier à les y entretenir. Vous les excitez à dire des paroles déshonnêtes et. déréglées; vous appelez cela un divertissement, et vous faites vos délices de ce qui vous attirera les supplices de l’enfer. Ne faut-il pas-avoir perdu l’esprit pour être capable de ces pensées?

7. Je ne dis point ceci pour empêcher qu’on ne fasse quelque charité à ces personnes, mais. je ne veux pas qu’on le fasse pour une si mauvaise raison. L’aumône doit venir d’un sentiment de compassion et de miséricorde, et non point de ces vanités, ou plutôt de ces cruautés. Ayez pitié de ces gens, mais ne les perdez pas. Nourrissez-les parce qu’ils sont pauvres, parce que vous nourrissez Jésus-Christ en leur personne, et non parce qu’ils disent des paroles diaboliques, ou parce qu’ils font des actions qui vous déshonorent vous-mêmes. Ne regardez point cette bonne humeur qu’ils vous font paraître au dehors. Pénétrez dans le fond de leur conscience. Vous verrez ce qu’ils souffrent au dedans d’eux-mêmes, et qu’ils se tiennent très-malheureux d’être réduits à gagner ainsi leur vie. S’ils cachent cette douleur qui les ronge, c’est parce qu’ils ne veulent pas vous déplaire.

Recevez donc à l’avenir à votre table plutôt des hommes qui aient de l’honneur et de la vertu, quoiqu’ils soient pauvres, que des bouffons et des gens sans foi et sans conscience. Et si vous voulez tirer même quelque avantage de la grâce que vous leur faites, commandez-leur qu’aussitôt qu’ils vous verront faire ou dire quelque chose qui soit peu honnête, ils vous en avertissent et vous en reprennent; qu’ils aient soin de vos domestiques, et qu’ils veillent sur toute votre famille. Si vous avez des enfants, qu’ils en soient les pères aussi bien que vous, et qu’ils partagent avec vous l’autorité que Dieu vous donne sur eux.

Servez-vous d’eux pour vous enrichir selon Dieu, et pour entretenir par eux un trafic et un commerce tout spirituel. Si quelqu’un a besoin de secours, commandez à ces personnes de lui en porter, ordonnez-leur d’assister les malheureux. Envoyez-les chercher les hôtes et les étrangers, revêtez par eux ceux qui sont nus. Visitez par eux les prisonniers. Enfin employez-les pour remédier aux nécessités de tout le monde. C’est ainsi qu’ils reconnaîtront le bien que vous leur faites, d’une manière qui sera avantageuse, et pour vous et pour (379) eux-mêmes, et qui sera estimée de tout le monde.

C’est ainsi que vous pourrez lier avec eux une amitié plus étroite. Car bien que vous paraissiez leur ami, lorsque vous prenez soin de leur subsistance, ils ne laissent pas d’avoir toujours quelque pudeur, parce qu’ils croient qu’ils vous sont à charge; mais s’ils vous rendent quelques services, ils useront de votre bonne volonté avec moins de peine, comme ne vous étant pas tout à fait inutiles. Vous Leur donnerez des marques de votre bonté avec plus de satisfaction, et vous les obligerez encore par cette conduite à vivre auprès de vous avec une déférence accompagnée d’une honnête liberté. Ainsi votre maison qui était auparavant un théâtre, deviendra une église. Le démon en sera banni, et Jésus-Christ y entrera avec la troupe de ses saints anges. Car les anges sont toujours où est Jésus-Christ, et où est Jésus-Christ avec ses anges, là est une lumière plus éclatante que le soleil, ou plutôt là est le ciel et le paradis.

Si vous voulez encore retirer d’eux un service plus considérable, priez-les, lorsque vous avez quelque loisir, de vous lire l’Ecriture sainte. Ils vous serviront avec plus de joie en cela qu’en toute autre chose, puisque cette occupation contribuera également à leur édification et à la vôtre. Mais lorsque vous nourrissiez chez vous ces bouffons, vous vous déshonoriez aussi bien qu’eux; vous, comme un homme de désordre et de bonne chère, et eux comme des misérables qui étaient obligés, pour subsister de quelque manière, de vivre sans honneur et sans conscience. Celui qui ne nourrit ces gens que pour des usages honteux, les offense plus que s’il les tuait; et celui au contraire qui nourrit des hommes pour tirer d’eux ces services de charité, leur est plus utile que s’il les sauvait de la mort. Vous méprisiez alors ces hommes de divertissement plus que le dernier de vos serviteurs, et votre esclave aurait eu plus de liberté auprès de vous qu’ils n’en avaient: mais lorsque vous les employez à l’usage que je vous ai dit, vous les égalez aux anges.

Délivrez donc les autres de ces outrages en vous en délivrant aussi vous-mêmes. Qu’on ne parle plus de parasites à votre table, mais que ceux qui y seront invités soient vos véritables amis. Ne les traitez point comme des flatteurs et des complaisants, mais comme des personnes qui vous sont chères. Dieu a donné l’amitié aux hommes, non afin que les amis s’entre-perdent et s’entre-corrompent, mais afin qu’ils s’entr’aident à faire le bien. Lorsqu’on aime au contraire ces personnes infâmes, cette amitié est pire que les inimitiés les plus mortelles. Nous pouvons tirer beaucoup d’avantage de nos ennemis mêmes, si nous en savons bien user, mais nous ne pouvons attendre que du mal de ces faux amis.

Bannissez donc de votre maison ces amis, qui ne vous apprendront que ce qui vous peut perdre, et qui sont plutôt les amis de votre table que de votre personne. Il ne vous cherchent qu’à cause de votre luxe. Quittez-le et ils vous quitteront. Ceux au contraire qui sont liés avec vous par la vertu et la piété, demeureront fermes et vous aimeront, quelque malheur qui vous arrive.

Mais de plus ces hommes infâmes se vengent souvent de vous, et sont les premiers à semer contre vous des bruits désavantageux. Je sais que c’est de cette manière que plusieurs, très-honnêtes gens, ont été publiquement décriés et soupçonnés de crimes atroces, les uns de magie, les autres d’adultères, ou d’autres excès encore plus abominables. Comme on voit aussi que ces gens n’ont rien à faire chez vous, et qu’ils sont toujours à votre table sans qu’ils vous rendent aucun service, on se persuade aisément qu’ils sont les ministres de vos passions.

Si nous voulons donc, mes Frères, retrancher tous ces soupçons à l’égard des hommes, si nous voulons nous rendre plus agréables à Dieu, et nous préserver des supplices éternels dont il nous menace, fuyons cette coutume diabolique d’inviter des hommes si dangereux à notre table. Pratiquons cet excellent avis de saint Paul: " Soit que vous buviez, soit que vous mangiez, faites tout à la gloire de Dieu ( I Cor. X, 31), afin qu’ayant tout fait pour sa gloire, nous en jouissions un jour, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il." (380)
 

 

 

 

HOMÉLIE XLIX
" JÉSUS DONC AYANT APPRIS CE QU’HÉRODE CROYAIT DE LUI, PARTIT DE CE LIEU DANS UNE BARQUE, ET SE RETIRA EN PARTICULIER DANS UN LIEU DÉSERT : ET LE PEUPLE L’AYANT SU LE SUIVIT A PIED DE DIVERSES VILLES. " (CHAP. XIV, VERSET 13, JUSQU’AU VERSET 23.)

ANALYSE

1. Préludes du miracle de la multiplication des pains.

2. Qu’il faut prier avant le repas. — Contre Marcion et les Manichéens et les autres hérétiques qui ne voulaient pas que Jésus-Christ fût le Dieu créateur.

3. Des dispositions à apporter à la Sainte Table.

4. Contre le luxe et ta bonne chère.

5 et 6. Curieuse réprimande contre le luxe des chaussures.
 
 

1. Remarquez combien de fois Jésus-Christ se retire. Lorsqu’on met saint Jean en prison, lorsqu’on le fait mourir, lorsque les Juifs disaient qu’il faisait plus de disciples que saint Jean, nous voyons qu’il se retire dans toutes ces rencontres. Il voulait la plupart du temps agir en homme, parce que le temps d’agir en Dieu, et de découvrir ce qu’il était, n’était pas encore venu. C’est pour ce sujet qu’il commandait à ses disciples de ne dire à personne qu’il fût le Christ, parce qu’il attendait après sa résurrection à le faire connaître à toute la terre. Aussi il n’a pas témoigné une grande sévérité contre les Juifs, qui jusque-là avaient été incrédules, et on voit qu’il les traite avec beaucoup de douceur et d’indulgence.

Lorsqu’il se retire ici, il ne va point dans une autre ville, mais " dans le désert, " et il monte sur une barque, afin que personne ne le suive. Il est remarquable que les disciples de saint Jean s’unissent avec Jésus-Christ plus que jamais depuis la mort de leur maître, puisque ce sont eux-mêmes qui lui viennent donner cet avis. Apparemment comme ils avaient renoncé à tout, et qu’après la mort de leur maître ils ne savaient où se retirer, ils s’étaient réfugiés vers le Fils de Dieu. Ainsi la sagesse avec laquelle Jésus-Christ leur répondit, lorsqu’ils le vinrent trouver de la part de saint Jean, fit l’effet qu’elle devait sur leur esprit, dans cette affliction que leur causa la mort de leur maître.

Mais, direz-vous, pourquoi Jésus-Christ ne se retire-t-il pas même avant qu’on ne lui apporte cette nouvelle, puisqu’il savait l’événement avant qu’on le lui eût annoncé ? C’est parce qu’il voulait agir en homme pour mieux établir la foi de son incarnation. Il voulait montrer qu’il était homme, non-seulement par sa présence visible, mais encore par ses actions; parce qu’il prévoyait que la malice du démon allait tout mettre en usage pour ruiner cette vérité dans le monde.

C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ se retire. Mais le peuple ne peut encore s’empêcher de le suivre. Rien rie le peut retenir et la mort de saint Jean ne l’effraye point. Tant l’amour est puissant dans ce qu’il désire, pour repousser la crainte de tous les maux, et pour se mettre au-dessus de tous les obstacles! Aussi cette multitude fidèle reçoit-elle bientôt la récompense de son zèle.

" Comme Jésus-Christ sortait, il vit une grande multitude de personnes, et ses entrailles en furent émues de compassion, et il guérit leurs malades (14). " Quelque affection que ce peuple témoigne pour suivre le Sauveur, ce que le Sauveur fait pour lui va néanmoins beaucoup au delà. C’est pourquoi l’Evangile marque que la première cause de ces guérisons, fut sa compassion et sa grande charité : " Ses entrailles furent émues de compassion, et il guérit leurs malades. " Jésus-Christ ne demande point ici à cette foule de gens s’ils ont la foi; cette foi éclatait suffisamment dans leur conduite, puisqu’ils (381) abandonnaient leurs villes pour le suivre dans les déserts, qu’ils le cherchaient avec tant de soin, et qu’ils ne pouvaient se séparer de lui malgré la faim qui les pressait.

Quoiqu’il eût résolu de les nourrir, il ne le fait pas de lui-même ni de son propre mouvement. Il attend qu’on le prie et qu’on lui parle. Il garde ici la coutume qu’il observait partout, de ne pas aller le premier au-devant des miracles, mais d’attendre que les occasions se présentent.

Mais d’où vient que personne parmi tout ce peuple ne s’adressa lui-même à Jésus-Christ, pour lui représenter son état? C’est parce qu’ils avaient tous pour lui un profond respect, et que la joie qu’ils avaient de le suivre et de l’écouter, leur ôtait le sentiment de la nécessité où ils se trouvaient. Ses disciples même ne viennent point le prier de nourrir ce peuple, parce qu’ils étaient encore trop imparfaits.

" Mais le soir étant venu, ses disciples l’allèrent trouver, et lui dirent: Ce lieu-ci est désert et l’heure est déjà passée: renvoyez le peuple afin qu’ils s’en aillent dans les villages acheter de quoi manger (15). " Car si même après avoir vu ce grand miracle, ils en perdent aussitôt la mémoire, et si après avoir remporté tant de corbeilles pleines des morceaux qui restaient, ils ne laissèrent pas encore de croire qu’il leur voulait parler de pain, lorsqu’il leur parlait " du levain " de la doctrine des pharisiens; combien étaient-ils moins capables de s’attendre à un miracle dont rien de ce qu’ils avaient déjà vu ne pouvait leur donner l’idée? Quoiqu’en ce moment même ils eussent vu toute sorte de maladies guéries devant leurs yeux, ils étaient néanmoins si faibles qu’il ne leur vint aucune pensée de la multiplication des pains.. Et considérez ici, mes frères, la sagesse avec laquelle Jésus-Christ les attire à la foi. Il ne leur dit point tout d’un coup qu’il les nourrirait lui-même. Ils ne l’eussent pas cru s’il leur eût parlé de la sorte.

" Jésus leur répondit: Il n’est pas nécessaire qu’ils s’en aillent; donnez-leur vous-mêmes à manger (16). " Il ne dit point: Je leur donnerai moi-même à manger; mais " donnez leur-en vous-mêmes. " Car ils ne le regardaient encore que comme un homme. Cependant ces paroles ne les font point encore rentrer en eux-mêmes: et continuant de lui par1er toujours comme à un simple homme, ils lui disent: " Nous n’avons ici que cinq pains et deux poissons (17). " C’est pourquoi saint Marc écrit: "Qu’ils ne comprirent pas ce que " Jésus-Christ leur avait dit, parce que leur coeur était appesanti. " (Marc, VI, 52.) Mais Jésus voyant que leurs pensées restaient attachées à la terre, commence à se montrer et il dit: " Apportez-les-moi ici (18). " Si ce lieu est désert, il ne l’est point pour celui qui nourrit toute la terre, et si l’heure est déjà passée, celui qui vous parle n’est sujet ni aux heures ni au temps. Saint Jean marque que ces pains étaient " des pains d’orge, " ce qu’il ne fait pas sans mystère, mais pour nous apprendre à fouler aux pieds toutes les délices du monde, et tout le luxe des tables. C’était aussi la nourriture ordinaire des prophètes.

2. " Et ayant commandé au peuple de s’asseoir sur l’herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeux au ciel il les bénit (19). " Pourquoi lève-t-il ainsi les yeux au ciel pour bénir ces pains? Il fallait que l’on crût également de Jésus-Christ, qu’il était égal à Dieu, et qu’il était envoyé par son Père. Les marques qui prouvaient l’une et l’autre de ces vérités semblaient se combattre et s’entre-détruire. Car pour témoigner qu’il était égal à son Père, il devait tout faire de lui. même, et par sa propre puissance; au lieu qu’il ne pouvait persuader les hommes que c’était son Père qui l’avait envoyé, qu’en témoignant envers lui une humilité profonde, qu’en lui rapportant toute la gloire de ses actions, et en l’invoquant lorsqu’il devait faire ses plus grands miracles. C’est pourquoi il ne s’est pas attaché exclusivement à l’une ou à l’autre de ces deux conduites; mais il s’est servi de toutes les deux, et il les a tempérées l’une par l’autre. Tantôt il agit avec autorité; tantôt il prie avant que d’agir. Et pour empêcher qu’il ne parût se contredire lui-même, lorsqu’il veut faire des miracles moins importants, il lève les yeux au ciel ; mais lorsqu’il fait quelque merveille plus extraordinaire, il agit souverainement et par une puissance absolue, pour nous apprendre qu’il ne tirait point d’ailleurs sa puissance dans les miracles ordinaires, et qu’il ne se servait de prière alors, que pour rendre honneur à Dieu son Père.

Ainsi lorsqu’il remit les péchés, qu’il ouvrit le paradis, et y fit entrer un voleur, qu’il abolit si hautement la loi ancienne, qu’il ressuscita tant de morts, qu’il mit un frein aux tempêtes de la mer, qu’il révéla le secret des (382) coeurs, qu’il guérit un aveugle-né, et qu’il fit d’autres actions semblables qui ne peuvent être que les ouvrages d’un Dieu, on ne voit point qu’il fit aucune prière: mais lorsqu’il se prépare à la multiplication des pains, miracle bien moins considérable que ceux que je viens de marquer, alors il lève ses yeux au ciel, pour ‘nous apprendre cette vérité importante que je viens de dire , et nous faire voir en même temps que nous ne devons jamais nous mettre à table sans observer cette louable coutume des chrétiens, de bénir Celui qui par sa bonté nous donne de quoi nous nourrir.

Mais on me demandera peut-être pourquoi . Il ne tirait pas plutôt du néant les pains dont il nourrit tout ce peuple. Je réponds que c’était pour fermer la bouche à l’impie Marcion, et aux hérétiques manichéens, qui séparent Dieu de ses créatures, et qui nient qu’il en soit l’auteur. Il voulait nous convaincre par ses actions que tout ce qui se voit sur la terre était son ouvrage et son héritage: que c’était lui qui rendait là terre féconde, et lui faisait produire ses fruits: qu’il avait dit dès le commencement: " Que la terre germe toute sorte d’herbes, et que les eaux produisent toutes sortes de poissons. "

Le miracle qui s’opère ici n’est pas moindre que celui-là. Car si les premiers poissons n’étaient pas tirés d’autres déjà existants, ils étaient. néanmoins tirés des eaux. Et ce n’est pas une chose moins admirable, de multiplier cinq pains et peu de poissons, en tant d’autres pains et en tant d’autres poissons, que d’avoir autrefois fait sortir tant de fruits du sein de la terre, et d’avoir tiré tant de poissons du sein des eaux. Jésus-Christ ne pouvait montrer plus efficacement qu’il était le Créateur de la terre et de la mer, et qu’il avait un souverain empire sur eux.

Après s’être contenté jusqu’ici de répandre seulement ses grâces et ses faveurs sur quel,ques malades, il opère maintenant un miracle d’une efficacité universelle; jusqu’ici la multitude n’avait été que témoin des guérisons de quelques individus ; voici maintenant une faveur à laquelle cette multitude tout entière prend part. Il remet sous les yeux des Juifs le miracle qui avait paria si prodigieux à leurs pères, lorsqu’ils disaient : " Pourra-t-il nous " donner du pain, et nous préparer une nourriture dans le désert? " C’est ce qu’il exécute ici véritablement, il les avait insensiblement attirés dans ce désert, afin que ce miracle parût pins surprenant et moins suspect, et que personne ne pût dire qu’on avait eu secrètement cette nourriture de quelque ville voisine. C’est dans ce dessein que l’Evangile marque non-seulement le lieu où il était alors; mais encore l’heure où ce miracle se fit.

Nous apprenons encore ici quelle était la fermeté des apôtres, dans les grandes extrémités Où ils se trouvaient, et combien ils étaient éloignés du luxe et de toutes les délices. Au nombre de douze, ils n’avaient que cinq pains et deux poissons. Tant ils négligeaient ce qui ne regardait que le corps pour ne s’attacher qu’aux choses spirituelles ! Ils n’avaient pas même la moindre attache à ce peu qu’ils avaient, et ils le donnent de bon coeur aussitôt qu’on le leur demande.

Ceci nous apprend, mes frères, que quand nous n’aurions que fort peu de bien, nous ne devrions pas laisser de le donner à ceux qui en ont besoin. Car lorsque Jésus-Christ leur commande d’apporter ces cinq pains, ils ne lui répondent point : Seigneur, quand nous les aurons donnés, d’où aurons-nous de quoi nous nourrir, surtout lorsque nous sommes si pauvres? Ils ne murmurent point de la sorte, et donnent promptement tout ce qu’ils ont.

Mais de plus il me semble que Jésus-Christ aime mieux multiplier ce peu de pains qu’ils avaient que d’en produire d’autres du néant, pour porter davantage ses apôtres à la foi. Car ils étaient encore très-faibles. C’est encore pour cette raison qu’il lève les yeux au ciel avant de faire ce miracle d’un genre nouveau pour eux et dont ils n’avaient encore vu aucun exemple.

"Purs rompant les pains, il les donna à ses disciples, et les disciples au peuple (19). "ayant pris et rompu ces pains il les distribua au peuple par les mains de ses apôtres, non-seulement pour les honorer, par ce ministère, mais encore pour les convaincre de la vérité du miracle, et pour les empêcher, ou d’en douter lorsqu’il se faisait, ou de l’oublier ensuite, parce que leurs propres mains leur en devaient rendre témoignage.

C’est pour ce sujet aussi qu’il attend que le peuple se sente pressé de la faim, et que ses apôtres s’approchent de lui et l’interrogent. Il veut que ce soit eux qui commandent au peuple de s’asseoir sur l’herbe, et qu’ils distribuent (383) les pains de leurs propres mains, afin qu’il y eût plus de marques sensibles de ce qu’il allait faire, et plus de témoins de ce miracle. Car si après tant de preuves qu’ils en avaient, ils n’ont pas laissé de l’oublier, qu’auraient-ils fait; s’il ne se fût conduit avec tant de précaution et de prudence?

3. Il commande à tout le monde de s’asseoir sur l’herbe, pour inspirer à ce peuple un mépris de toutes les choses de la terre. Car il voulait aussi bien instruire l’âme que nourrir le corps. C’est pourquoi le lieu même où il fait ce miracle, le nombre certain des pains et des poissons, et cette distribution égale qui se fait à tous, sans préférer les uns aux autres, toutes ces choses, dis-je, sont pleines d’instruction : elles nous apprennent comment nous devons conserver l’humilité, la tempérance et la charité; que nous devons avoir une bienveillance égale et uniforme envers tous, et que tout doit être commun entre les serviteurs d’un même Dieu.

" Ils en mangèrent tous et furent rassasiés, et on emporta douze paniers pleins des morceaux qui étaient restés (20). " Jésus-Christ ayant béni et rompu ces pains les donna à ses disciples, et les apôtres au peuple, et ces pains se multipliaient entre les mains des apôtres. Il ne borna pas la multiplication au besoin du peuple, il la fit surabonder, puisqu’il resta non-seulement des pains entiers, mais encore des morceaux, afin que ceux qui n’étaient pas présents alors connussent par ces restes la vérité de ce qui s’était passé. Il attend que le peuple ait faim, afin qu’on ne prenne point cette action pour une illusion et un songe. li veut encore qu’il en reste douze corbeilles afin que Judas même porte la sienne.

Le Sauveur aurait pu, s’il l’eût voulu, éteindre invisiblement la faim ; mais ses apôtres n’eussent rien vu de ce miracle caché, outre que cela s’était déjà fait dans la personne d’Elie et n’eût pas été si surprenant; au lieu que les Juifs furent tellement épouvantés de ce miracle, qu’ils voulurent sur-le-champ faire Jésus-Christ leur roi, ce qu’ils n’avaient encore fait pour aucun autre de ses prodiges.

" Or ceux qui mangèrent de ces pains étaient au nombre d’environ cinq mille hommes, sans compter les femmes et les petits enfants(21). " Mais qui pourrait ici, mes frères, relever par ces paroles la grandeur de ce miracle? Qui pourrait expliquer comment ces pains se multipliaient, comment ils sortaient des mains de Jésus-Christ comme d’une source féconde qui coulait ensuite clans tout ce désert et qui suffisait pour nourrir tant de personnes? Car l’Evangile marque expressément qu’il y avait jusqu’à " cinq mille hommes sans les femmes et les enfants. " C’est encore quelque chose qui fait l’éloge de ce peuple, que les femmes témoignent autant d’ardeur que les hommes pour suivre Jésus-Christ.

Mais que dirons-nous aussi de "ces restes?" C’est un second miracle qui n’est pas moindre que le premier? Pourquoi le nombre des corbeilles qui en reste est-il si juste, qu’il égale celui des apôtres? Pourquoi n’y en a-t-il pas pus ou moins de douze? Lorsqu’il fait ramasser ces restes, il ne les donne point au peuple, mais il donne ordre à ses disciples de les emporter, parce que le peuple était plus faible et plus imparfait que ses disciples.

" Aussitôt Jésus obligea ses disciples de monter sur une barque, et de passer à l’autre bord avant lui en attendant qu’il renvoyât le peuple (22). " Si ce miracle leur semblait une illusion lorsque Jésus-Christ était présent avec eux, et s’ils doutaient de la vérité de ce qu’ils voyaient, ils devaient se désabuser au moins lorsqu’il était absent. C’est pourquoi, pour leur permettre de soumettre à un examen attentif ce qui venait de se passer, il leur fait prendre ces restes, preuves palpables du prodige, et les fait partir sans lui.

On voit qu’ailleurs, lorsqu’il est près de faire ses plus grands miracles, il fait retirer le peuple, et souvent même ses disciples, pour nous apprendre à ne chercher jamais la gloire des hommes, et à ne les point attirer à notre suite. Ce mot de l’Evangile, " il obligea, "marque le grand amour que les disciples avaient pour Jésus-Christ, et combien ils aimaient sa présence. Il les renvoie donc sans lui, sous prétexte de demeurer pour congédier le peuple; mais en effet, pour se retirer seul sur la montagne. Il agissait de la sorte pour nous donner une instruction très-importante en nous apprenant à ne converser pas continuellement avec le monde, et à ne pas nous en éloigner non plus toujours, mais à faire l’un et l’autre utilement, modifiant notre conduite suivant le besoin du moment.

Apprenons donc, mes frères, à suivre le Fils de Dieu, et à nous attacher à lui, mais non à cause de ses faveurs sensibles, pour ne pas (384) tomber dans ce reproche honteux qu’il fit aux Juifs: "En vérité, en vérité, je vous le dis, vous " me cherchez, non parce que vous avez vu ces miracles, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés. " (Jean, VI, 26.) C’est pour cette raison qu’il a évité de faire souvent ce miracle, et qu’il s’est contenté de le faire seulement deux fois, pour nous apprendre à n’être point les esclaves de l’intempérance, mais à nous élever au-dessus de ces choses basses et terrestres pour nous appliquer entièrement aux spirituelles.

Que ce soit là notre occupation, mes frères. Cherchons continuellement ce pain céleste et divin; et lorsque nous l’aurons reçu, bannissons tout autre soin , et tout autre désir de nos âmes. Si ce peuple quitte et oublie sa maison, sa ville, ses proches, et toutes ses affaires; s’il va dans le fond des déserts, sans que la faim et la nécessité l’en puisse chasser; combien plus le devons-nous faire, lorsque nous approchons de la sainte table ? combien devons-nous avoir plus de zèle et plus d’ardeur pour les choses spirituelles, et ne donner à l’avenir que les moindres de nos pensées aux affaires d’ici-bas? Car nous voyons ici le reproche que Jésus- Christ fait aux Juifs, non parce qu’ils le cherchaient à cause des pains qu’il avait multipliés; mais parce qu’ils ne le recherchaient qu’à cause de cela, et qu’ils en faisaient leur fin principale.

Celui qui a reçu de Dieu de grands dons, et qui les méprise pour s’attacher avec passion à d’autres qui sont infiniment moindres, et que celui-là même qui les lui donne l’oblige de négliger, perd par son ingratitude ces grandes grâces qu’il avait reçues. Que s’il recherche au contraire les choses grandes et spirituelles, Dieu lui donnera les autres " comme par surcroît ". Car les biens de la terre, quelque grands qu’ils paraissent, sont si petits, si on les compare avec les véritables biens, qui sont ceux de l’âme, qu’ils ne tiennent lieu que comme d’un accessoire à l’égard des autres.

Ne rabaissons donc point nos affections à des objets qui le méritent si peu. Regardons ces biens avec tant d’indifférence, qu’il nous soit égal ou de les posséder ou de les perdre. C’était la disposition où se trouvait le bienheureux Job. Il ne s’était pas attaché à ses richesses lorsqu’il les avait, et il ne s’affligea point lorsqu’elles lui furent ôtées.

Vous savez que dans la langue grecque, nous donnons à l’argent le nom " d’usage " cela veut dire que nous ne le devons pas cacher en terre, mais nous en servir selon nos besoins. Comme donc chaque artisan sait le métier qui le fait vivre, que les riches de même apprennent le leur. Le métier des riches ce n’est point de bâtir une maison, ou de construire un vaisseau, ou de travailler le bois et l’or; mais de bien user des richesses que Dieu leur a données, et de les employer pour nourrir les pauvres. C’est là leur occupation et leur art, qui est sans comparaison le plus élevé de tous les arts. Le lieu où l’on apprend cet art divin est le ciel. Les instruments n’en sont ni le fer ami le cuivre, mais la bonne volonté. Le maître qui l’enseigne est Jésus-Christ même, et Dieu son Père : "Soyez miséricordieux, " dit-il, " comme votre Père qui est " dans le ciel. "

4. Ce qu’il y a d’admirable dans cet art, c’est que bien qu’il soit si fort au-dessus de tous les autres, il ne faut ni beaucoup de peine, ni beaucoup de temps pour l’apprendre. La seule volonté suffit, et tout dépend de le vouloir. La fin de cet art, c’est le ciel et les biens infinis qui y sont, cette gloire ineffable, cette couche nuptiale, ces lampes éclatantes, cette demeure éternelle avec le céleste Epoux, et tant d’autres choses qui ne peuvent être ni conçues par la pensée, ni représentées par la parole des hommes. Cette considération relève cet art infiniment au-dessus des autres; puisqu’ils ne servent que pour cette vie si malheureuse et si courte, au lieu que celui-là nous mène à une vie éternellement heureuse.

Que si cet art d’user bien des richesses, et d’en assister les pauvres, a tant d’avantage sur les arts les plus nécessaires, comme sur la médecine, sur l’architecture et sur les autres arts utiles pour cette vie, combien en doit-il avoir davantage sur ceux qu’on ne peut même raisonnablement appeler des arts? Car comment pourrait-on donner ce nom à des occupations entièrement inutiles et si superflues? A quoi peut être bon l’art aujourd’hui si estimé des cuisiniers et des pâtissiers? Quelle utilité en peut-on retirer, ou plutôt quel mal n’en reçoit-on pas, et dans l’âme et dans le corps?Ne sont-ce pas eux qui jettent les hommes dans le luxe des festins et dans la bonne chère qui est la source et comme la mère de toutes les maladies du corps et de toutes les passions de l’âme? (385)

Je ne condamne pas ces arts seulement. Je passe encore à la peinture et à la broderie, et je demande à quoi elles servent. Tous ces autres arts aussi qui ne servent qu’à de vains embellissements ne méritent point ce nom, puisqu’ils ne sont propres qu’à nous faire faire des dépenses superflues, au lieu que les véritables arts doivent être ceux qui regardent les nécessités de la vie, et qui y apportent quelque soulagement. Dieu nous a donné la sagesse, pour que nous trouvions les moyens de pourvoir aux nécessités de cette vie. Mais à quoi sert de peindre des hommes ou des animaux sur du bois ou sur de la toile?

C’est pourquoi dans les arts même les plus nécessaires comme des cordonniers, et de ceux qui travaillent aux draps et aux étoffes, il se mêle beaucoup de choses qu’on en devrait retrancher. On y a passé toutes les bornes de la nécessité, pour les porter à un excès de luxe; on a corrompu l’innocence de leur première institution; on a joint un artifice superflu et mauvais, à un art qui de lui-même était bon et nécessaire.

C’est encore le désordre qu’on a introduit dans l’architecture. Car la fin de cet art est de bâtir des maisons et non pas des amphithéâtres, et de bâtir encore dans les maisons ce qui est nécessaire sans y ajouter des ornements superflus. Ainsi l’art de la draperie consiste à faire des étoffes d’usage et de service, et non à en faire de si fines qu’elles ressemblent à des toiles d’araignées. L’art d’un cordonnier consiste de même à faire des souliers qui soient propres à notre usage. Mais lorsqu’il fait pour les hommes des souliers, comme il en ferait pour des femmes, et qu’il emploie toute son adresse pour contribuer au luxe et à la mollesse, je ne donne plus à son travail le nom d’art, et je le mets au nombre des choses superflues.

Je ne doute point qu’on ne m’accuse ici de petitesse d’esprit. Plusieurs sans doute croiront que je m’arrête à de trop petites choses. Mais je leur déclare que cela ne m’empêchera pas de m’étendre encore plus sur cette matière; puisque je sais que la cause de tous les maux, c’est qu’on néglige ces péchés parce qu’on les croit petits.

Mais quel péché, me direz-vous, peut être plus léger, si c’est même un péché que d’avoir un soulier bien fait, qui soit propre et bien juste au pied? Voulez-vous donc me permettre de fermer la bouche à ceux qui parlent ainsi, et souffrir que je vous montre quelle est la bassesse d’une vanité si honteuse? Mais écoutez-moi sans vous fâcher, ou plutôt je vous déclare que, quand vous vous fâcheriez, je m’en mettrai peu en peine. Car c’est vous-mêmes qui serez cause de ce que je vous serai importun, vous qui m’obligerez à descendre dans ce détail, pour vous montrer quel est l’excès de ce désordre, et pour détruire cette fausse persuasion où vous êtes, qu’il y ait le moindre péché dans ces vanités ridicules. Considérons donc jusqu’où va ce mal, et examinons-le avec quelque soin.

5. N’est-ce pas une bassesse dont on devrait rougir, de faire passer avec art des filets de soie sur des souliers, ce qu’on ne devrait pas faire, même sur des habits? Si vous ne vous rendez pas à ce que je vous dis, écoutez avec quelle force saint Paul condamne cet excès, et reconnaissez-en la grandeur. " Qu’elle ne paraisse point ornée, " dit-il d’une femme, " par la frisure de ses cheveux, par l’or, ou les perles, ou les habits précieux. " Qui pourrait donc vous excuser en voyant que, lorsque saint Paul ne permet pas même à une femme mariée d’être recherchée dans ses habits, vous le soyez dans vos souliers? Ne savez-vous pas combien de malheurs les hommes s’exposent pour aller chercher dans les pays éloignés ces ornements superflus? Il faut construire des navires, il faut avoir des hommes pour tirer à la rame ou pour tenir le gouvernail, ou pour hausser et baisser à propos les voiles. Il faut que tous ces hommes renoncent à leur pays, à leurs femmes et à leurs enfants, à leur vie même, qu’ils courent les mers avec mille peines et mille périls, et qu’ils trafiquent dans des terres étrangères et barbares, et tout cela pour avoir de quoi satisfaire votre vanité et vous faire de beaux souliers? Y a-t-il rien de plus honteux que cette bassesse?

Nos pères avaient en horreur ces ajustements puérils. Ils s’habillaient avec bienséance, et non avec cette mollesse indigne des hommes. Pour moi, je prévois qu’avec le temps, les jeunes gens d’aujourd’hui porteront sans rougir des souliers et des habits comme les femmes en portent. Ce qu’il y a encore d’insupportable, c’est que les pères qui voient ces excès dans leurs enfants, les souffrent sans en témoigner de ressentiment, et les regardent comme des choses indifférentes. (386)

Mais, voulez-vous que je vous dise ce qui me frappe le plus? C’est qu’on fait ces folles dépenses lorsque tant de pauvres meurent de faim. Vous voyez Jésus-Christ au milieu de vous, qui n’a pas même de pain, qui est nu, qui est chargé de fers; de quelles foudres n’êtes-vous point dignes de le négliger ainsi, lorsqu’il manque de ce qui lui est le plus nécessaire, pour employer l’argent dont il devrait être nourri, à embellir vos chaussures de quelque manière nouvelle et extravagante? Jésus-Christ a défendu autrefois à ses disciples de porter des souliers, et nous autres, bien loin de nous priver de cette commodité comme eux, nous ne pouvons pas même souffrir de n’en user qu’autant que la nécessité et la modestie le demandent. Doit-on rire ou pleurer du déréglement de ces personnes, déréglement qui fait voir en même temps la mollesse de leur coeur, la cruauté de leur esprit, la vanité et la légèreté de leur âme?

Un homme qui s’applique à ces niaiseries est-il capable de penser à rien d’utile et de sérieux? Peut-il avoir soin de son âme, ou se souvenir même qu’il a une âme? Ne faut-il pas avoir une âme de terre et de boue, pour s’occuper à ces bagatelles, et ne faut-il pas avoir un coeur de fer, pour donner à cette cruelle vanité et qui était destiné à nourrir les pauvres? Comment votre esprit pourra-t-il s’élever à la piété et à la vertu, si vous l’occupez tout entier de ces soins frivoles? Comment celui qui fait sa gloire d’être bien chaussé, qui veut que, lorsqu’il marche, on admire l’éclat de la soie, les fleurs peintes à l’aiguille, et tout ce que l’art a d’agréable et de curieux dans ces sortes d’ouvrages, pourra-t-il lever les yeux en haut pour voir le ciel ? Comment admirera-t-il 1es beautés du monde, lui qui n’est attentif qu’à celle de ses souliers ?

Dieu a étendu le ciel au-dessus de la terre. Il y a placé le soleil et l’a fait si beau et si lumineux, afin d’attirer vos yeux en haut, et vous voulez au contraire les tenir toujours baissés vers la terre comme les pourceaux, vous dérobant au dessein que Dieu a sur vous, pour favoriser celui du démon? Car c’est le démon qui est l’auteur de ces vanités. C’est lui qui a inventé ces ajustements honteux, pour vous séduire et pour détourner votre esprit de la vue des véritables beautés. C’est lui qui fait tous ses efforts pour vous faire descendre du ciel en terre, et il y réussit si pleinement que Dieu vous montrant le ciel et le démon un soulier, vous quittez le ciel pour vos souliers. Je n’en accuse point la matière, parce que c’est l’ouvrage de Dieu, mais l’embellissement et le luxe, parce que c’est l’ouvrage du démon.

On voit un jeune homme marcher les yeux attachés en terre, quoique Dieu lui commande de les élever au ciel, et qui met sa gloire non à bien vivre, mais à être bien chaussé. On le voit dans les rues marcher sur le bout du pied. Il craint comme le feu, ou qu’un peu de boue, durant l’hiver, ou qu’un peu de poudre durant l’été, ne ternisse l’éclat de ses beaux souliers. Quoi! vous plongez votre âme dans la boue par une passion si basse et vous ne daignez pas la relever, ni la tirer de cette honte, et toute votre crainte c’est qu’un peu de poudre ne gâte votre soulier?

Considérez-en la fin et l’usage, et vous perdrez cette vaine crainte. Le soulier n’est-il pas fait pour aller sans crainte au milieu des boues et pour traverser les chemins les plus mauvais? Si vous appréhendez tarit de marcher, de peur que ces souliers si précieux ne se gâtent, prenez-les donc à votre cou, ou bien attachez-les à votre tête, afin qu’ils ne servent qu’à vous parer. Vous riez quand je dis cela, mes frères, et moi j’ai envie de pleurer en vous te disant. Car cette folie me perce le coeur, et cet attachement à des riens m’arrache des soupirs. Vous en verrez qui, pour éviter que leur soulier ne touche à la boue, se mettent en danger de tomber dedans.

6. Mais il naît encore un très-grand mal de celui-ci; c’est que ceux qui sont assujétis à cette vanité , deviennent ensuite passionnés pour l’argent. Car il faut nécessairement que celui qui est si recherché dans les habits, tombe dans l’avarice pour avoir de quoi soutenir ces grandes dépenses. Si un jeune homme a un père ambitieux et disposé à entretenir ce luxe, sa passion est encore doublée par cette facilité qu’il trouve à la contenter. Que s’il a un père avare, il est contraint d’avoir recours à des moyens plus honteux, pour trouver de quoi fournir à tant de dépenses. C’est ainsi que plusieurs jeunes hommes se sont perdus à la fleur de leur âge, qu’ils sont devenus les flatteurs des personnes riches et qu’ils se sont prostitués à des ministères honteux pour acheter de la perte de leur honneur ce qui devait servir à satisfaire leur luxe.

Vous voyez donc, mes frères, par ce que (387) nous venons de dire, que ceux qui s’engagent dans ces dépenses si folles, sont non-seulement lâches et efféminés , mais qu’ils s’exposent même à de grands désordres et deviennent nécessairement avares. Il est visible aussi qu’ils sont en même temps cruels et vains. Ils sont cruels parce que n’étant attentifs qu’à être parés et magnifiques, ils ne daignent pas seulement regarder un pauvre lorsqu’ils le rencontrent et que, donnant tout leur soin pour que l’or et la soie éclatent sur leurs habits, ils se mettent peu en peine qu’un pauvre soit nu ou qu’il meure de faim. Et ils sont vains, puisqu’ils cherchent à se faire remarquer par des choses si petites et si basses.

Je ne crois pas qu’un général d’armée soit aussi satisfait dans sa vanité, lorsqu’il a gagné une grande bataille, que le sont ces jeunes gens, lorsqu’ils sont chaussés bien proprement, lorsque leur habit est bien fait et que leurs cheveux sont bien ajustés. Et cependant s’il y a quelque gloire en cela, elle est due à la main et à l’art des autres. Que s’ils tirent tant de vanité de ce qui n’est point à eux, combien s’élèveraient-ils s’ils étaient louables en quelque chose?

J’aurais encore beaucoup de choses à dire sur ce sujet, mais ce que j’ai dit peut suffire, et il est temps de finir. J’ai été contraint de m’étendre un peu pour détruire la fausse imagination de ceux qui croient qu’il n’y a rien de mal dans ces vanités. Je ne doute point que plusieurs des jeunes gens qui m’entendent ne méprisent ce que je dis. Comme cette passion les enivre, je ne m’étonne pas qu’elle ne les empêche de croire à mes paroles. Mais je n’ai pas cru que cela pût me dispenser de dire ce que j’ai dit pour combattre cet excès. Et je m’assure qu’à l’avenir les pères de ces enfants, qui seront sages et raisonnables, les obligeront à être plus modestes et plus réglés.

Que personne donc ne dise que cela n’est rien, que cela n’est qu’une bagatelle. Car tout se perd effectivement, parce qu’on néglige ce qu’on appelle des bagatelles. Si les pères élevaient bien leurs enfants, s’ils leur faisaient bien comprendre en quoi consiste le véritable honneur, s’ils leur apprenaient à s’élever au-dessus de ces bassesses et à ne croire pas que leur réputation dépende de leur habit, ils les rendraient capables des plus grandes choses, après les avoir accoutumés à mépriser les petites. Car qu’y a-t-il de plus simple que les premiers éléments des sciences qu’on fait apprendre aux enfants? C’est néanmoins de là que sortent ensuite les hommes les plus éloquents et les plus grands philosophes. Ceux qui ignorent ces principes et ces premiers rudiments ne pourront jamais acquérir ces sciences plus nobles et plus élevées qui en dépendent.

Je ne prétends pas avoir parlé seulement pour les jeunes hommes dans tout ce que j’ai dit jusqu’à cette heure. Les femmes et les jeunes filles n’y doivent pas prendre moins de part que les jeunes hommes. Ces avis les regardent d’autant plus que la modestie a toujours été le plus grand ornement de leur sexe. Prenez donc aussi pour vous, mes chères soeurs, tout ce que j’ai dit aux autres, afin que je ne sois point obligé de redire les mêmes choses. Il est temps aussi bien de finir et de conclure cette instruction par la prière.

Priez donc tous ensemble avec moi, que Dieu fasse la grâce aux jeunes gens qui sont devenus les enfants de l’Eglise, de mener une vie bien réglée, et de croître ainsi en âge et en vertu jusqu’à la vieillesse. Car pour ceux qui demeurent dans leurs débauches, il leur est utile de mourir jeunes. Mais je prie Dieu que ceux qui, dès la jeunesse, auront la sagesse des vieillards vivent longtemps, qu’ils aient des enfants aussi sages qu’eux, qui réjouissent ceux qui leur auront donné la vie sur la terre et Dieu même qui les a créés. Je le conjure encore une fois de vous délivrer non-seuleS ment de cette vanité des habits, qui va jusqu’à parer à l’excès vos chaussures, mais généralement de toutes les maladies de vos âmes. Car une jeunesse négligée est semblable à un champ qu’on ne cultive jamais, et qui n’est fertile qu’en ronces et en épines. Adressons-nous donc au Saint - Esprit, afin qu’il brûle par ses flammes sacrées toutes ces épines des mauvais désirs. Défrichons celte terre inculte, rendons-la susceptible d’une divine semence , faisons voir que les jeunes gens parmi nous sont plus sages que ne sont les vieillards parmi les païens. C’est un grand mi-racle de voir la sagesse et la gravité éclater dans la jeunesse. Celui qui n’est sage que quand il est vieux, ne peut attendre une grande récompense d’une vertu qu’il doit presque toute à son âge; mais, ce qu’on doit admirer, c’est de jouir du calme au milieu de la tempête, de ne point brûler parmi les feux et de n’être point vicieux dans la jeunesse. (388)

Pensons à ces vérités, mes frères, et imitons ce bienheureux Joseph qui, dès sa jeunesse, a éclaté en toutes sortes de vertus, afin que nous ayons part à sa couronne, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

HOMÉLIE L
" ET JÉSUS AYANT RENVOYÉ LE PEUPLE, MONTA TOUT SEUL SUR LA MONTAGNE POUR PRIER, ET LE SOIR ÉTANT VENU, IL ÉTAIT LA SEUL. CEPENDANT LA BARQUE ÉTAIT FORT BATTUE DES FLOTS AU MILIEU DE LA MER, PARCE QUE LE VENT ÉTAIT CONTRAIRE. (CHAP. XIV, 23, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE.)

ANALYSE

1. Que Jésus aimait ta solitude; que la solitude est la mère de la tranquillité.

2. Pierre avait parmi les apôtres une primauté incontestée. — Ce n’est pas seulement la frange du vêtement de Jésus-Christ que, nous autres chrétiens, nous pouvons toucher, c’est son corps même que noms sommes appelés à manger.

3 et 4. Avec quel respect nous devons approcher de la sainte communion; combien les présents que nous faisons à l’Eglise doivent être exempts d’avarice. — Qu’il faut préférer de faire l’aumône aux pauvres, plutôt que d’offrir de magnifiques dons à Dieu.
 
 

1. Jésus-Christ monte sur une montagne pour nous apprendre que la solitude et le désert sont très-convenables pour s’entretenir avec Dieu. C’est pour ce sujet qu’il allait souvent dans les déserts, et qu’il y passait les nuits en prières, pour nous exciter par son exemple à choisir les temps elles lieux les plus tranquilles pour prier sans distraction. Car la solitude est la mère du repos. Elle est comme un port qui nous met à couvert de toutes les agitations de l’esprit. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ monte ici sur une montagne.

Mais ses disciples cependant sont agités au milieu des flots, et subissent une nouvelle tempête aussi rude que la première. (Matth. VIII.) Cette seconde est différente de la précédente, en ce que dans l’autre ils avaient Jésus-Christ avec eux dans la barque, tandis qu’ici ils sont seuls et séparés de leur maître. Il les instruisait ainsi peu à peu à se former et comme à s’endurcir aux maux, à devenir courageux dans les accidents, et à souffrir généreusement toutes choses. C’est pourquoi dans le premier péril, il resta auprès d’eux, quoiqu’il dormît, afin qu’ils pussent trouver une prompte consolation dans la frayeur dont ils allaient être frappés. Mais ici, pour les accoutumer à une plus grande patience, il les laisse seuls, et souffre qu’il s’élève une tempête dans son absence, afin qu’il ne leur reste aucune espérance de se sauver. Il les laisse durant toute une nuit dans cet état, et il veut que ce long péril ouvre les yeux de leur coeur aveugle, et qu’il les fasse sortir de leur assoupissement. Le temps et l’obscurité de la nuit, qui se joignait encore à la tempête, redoublait leur crainte. Jésus-Christ voulait que cette double terreur fît qu’ils le désirassent plus ardemment, et que ce péril demeurât mieux imprimé dans leur mémoire. C’est pour cette raison qu’il ne se presse point de les aller secourir, et qu’il les laisse longtemps agiter par les flots.

" Mais à la quatrième veille de la nuit, Jésus vint à eux marchant sur la mer (25). "Il voulait ainsi leur apprendre à souffrir les maux avec patience et à ne point demander d’en être si tôt délivrés. Lors donc qu’ils (389) croyaient être déjà sortis de ce danger, ils tombent dans une appréhension nouvelle.

" Car le voyant ainsi marcher sur la mer, ils furent troublés, et ils disaient : C’est un fantôme, et ils crièrent de frayeur (26). " C’est la conduite ordinaire de Dieu. Lorsqu’il est près de nous délivrer de nos maux, il en fait naître d’autres encore plus terribles. C’est ce qui arrive ici. Après une tempête si effrayante ils sont encore troublés par le fantôme qu’ils croient voir. Cependant Jésus-Christ ne se hâte point de dissiper leurs ténèbres, et de se montrer à eux, parce qu’il voulait que cette longue suite d’épreuves qui se succédaient les unes aux autres les accoutumât à souffrir, et à être courageux dans les accidents.

C’est ainsi qu’il traita Job. Ce fut lorsqu’il s’apprêtait à le délivrer de ses souffrances, qu’il permit qu’il lui en arrivât de plus sensibles, non plus par la mort de ses enfants, ni par les plaintes de sa femme, mais par les reproches de ses domestiques et de ses plus intimes amis. Lorsqu’il se résolut de tirer Jacob d’une pénible servitude dans un pays étranger, il permit qu’il eût à craindre son beau-père qui le poursuivait, et qui menaçait de le tuer. Lorsqu’il fut délivré de cette appréhension, il tomba dans une autre encore plus grande, que lui causa son propre frère par les honneurs qu’il voulut lui rendre. Comme les épreuves ne peuvent être tout ensemble et longues et violentes, quand Dieu voit que les justes sont sur le point de sortir victorieux du combat, c’est alors qu’il permet qu’il leur arrive un exercice plus pénible, afin qu’ils en reçoivent une plus grande récompense. Il traita de même Abraham et il réserva, pour la dernière épreuve de sa foi, le commandement de lui sacrifier son fils.

Car c’est ainsi, mes frères, que les maux les plus insupportables nous deviennent aisés à supporter, lorsque nous en voyons presque aussitôt la fin que nous en ressentons Je poids. C’est de cette manière que Jésus-Christ se conduit ici envers ses apôtres. Il ne se découvre à eux qu’après que leur grande peur leur eut fait jeter un grand cri. Car plus la crainte qui les saisissait était forte, plus la joie qu’ils devaient recevoir de sa présence allait être douce.

" En même temps donc Jésus leur parla et leur dit: rassurez-vous : c’est moi, ne craignez point (27). " Qui peut dire combien cette parole dissipa leur crainte, combien elle leur donna de confiance? Comme ils ne le pouvaient connaître des yeux à cause de la nuit et de cette manière si surprenante de marcher, il se fait reconnaître par sa parole. Mais que fait ici saint Pierre qui témoigne partout plus de zèle que les autres?

" Pierre lui répondit: Seigneur, si c’est vous, "commandez que j’aille à vous en marchant sur l’eau (28). " Il ne dit pas : priez et invoquez Dieu, mais " commandez". Admirez son zèle, et la ferveur de sa foi. On voit souvent que ce disciple tombe en quelque danger considérable pour avoir osé demander des choses qui étaient au-dessus de ses forces. S’il en demande ici une si grande, ce n’est que par la violence de son amour, et non par un mouvement de vanité. C’est pourquoi une dit pas:

" Commandez " que je marche sur les eaux; mais " que j’aille à vous. " Car personne n’aimait autant Jésus-Christ que lui. Il fit la même chose après la résurrection du Sauveur. Ce fut une voie trop lente pour son amour d’aller trouver Jésus-Christ dans une barque avec les autres; il se jeta promptement dans l’eau pour aller plus vite retrouver son Maître. Il signala en cette rencontre, non-seulement sa charité, mais sa foi. Il crut que Jésus-Christ pouvait non-seulement marcher lui-même sur les eaux, mais y faire aussi marcher les autres, et comme il souhaitait avec passion de s’approcher de Jésus, " Jésus lui dit : venez. Et Pierre descendant de la barque marchait sur l’eau pour venir à Jésus (29). Mais voyant le grand vent il eut peur. Et comme il commençait à enfoncer dans l’eau, il s’écria en disant : Seigneur, sauvez-moi (30). Et aussitôt Jésus étendant la main le prit et lui dit:

"Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous " douté (34)? " Ce miracle, mes frères, est plus grand que celui de la première tempête, et c’est pour ce sujet que Dieu le fait le dernier. Il avait montré dans la première qu’il commandait à la mer; mais il fait voir ici un prodige bien plus surprenant. Il s’était contenté alors de se faire obéir des vents, mais il marche ici sur les eaux et il y fait marcher les autres. S’il eût d’abord engagé saint Pierre à marcher ainsi sur la mer, il eût refusé de le faire, parce que sa foi n’était pas encore assez grand.

2. Mais pourquoi Jésus-Christ lui accorde-t-il cette permission? Parce que s’il lui eût dit : non, tu ne le peux, ce disciple qui était (390) très-ardent, aurait peut-être persisté à le vouloir. Il aime mieux lui laisser apprendre par sa propre expérience que cela était au-dessus de lui, afin qu’à l’avenir il apprît à être plus sage. Il ne peut donc se tenir. Il se jette la barque dans l’eau; mais il est bientôt en danger d’être submergé. Car " il eut peur, "et cette peur qui venait de la violence du vent fut la cause de son naufrage. Saint Jean marque qu’ils " le voulurent prendre dans leur barque, et que la barque se trouva aussitôt au lieu où ils allaient. "

Descendu de la barque, Pierre vint à Jésus, plus joyeux de retrouver son Maître que de marcher sur l’eau. Après avoir fait ce qui était plus difficile, il s’arrête à ce qui était plus aisé. La mer ne l’étonnait pas, lorsqu’il marchait sur elle, et un peu de vent l’épouvante. Tel est l’homme. Souvent après avoir surmonté les plus grandes tentations, il tombe dans les plus petites. Témoin Elie à l’égard de Jézabel, Moïse à l’égard de l’Egyptien, et David à l’égard de Bethsabée. On peut y joindre aussi saint Pierre. Lorsqu’il a l’esprit encore saisi de frayeur à cause de la tempête, il ne craint point de se jeter à la mer, et il ne peut ensuite résister à la crainte que lui cause un peu de vent, et cela lorsqu’il était déjà si proche de Jésus-Christ. Ainsi il ne nous sert de rien d’être proches du Sauveur, si la foi ne nous approche de lui. Cet accident montra enfin la différence du Maître et du disciple qui semblaient marcher tous deux également sur les eaux, et donna quelque consolation aux autres apôtres qui en pouvaient être jaloux. Car il ne faut pas douter que s’ils témoignèrent de l’aigreur contre les deux frères, ils n’en ressentissent ici beaucoup plus contre saint Pierre. Comme ils n’étaient pas encore fortifiés par le Saint-Esprit, ils étaient assez susceptibles de ces mouvements. Mais après qu’ils eurent reçu cette grâce, on ne vit plus rien de semblable en eux. On voit au contraire partout qu’ils cèdent volontairement la primauté à saint Pierre, et qu’ils lui donnent toujours le premier rang dans leurs assemblées, quoiqu’il parût être plus grossier que les autres.

D’où vient qu’en cette rencontre Jésus-Christ ne commanda pas aux vents de ne plus souffler, niais qu’il étendit la main pour prendre saint Pierre? C’est à cause du peu de foi de cet apôtre. Quand nous cessons de faire ce qui dépend de nous, Dieu cesse aussi de nous aider. Jésus-Christ donc voulant montrer que ce n’était point l’impétuosité du vent, mais le peu de foi de cet apôtre qui lui causait cet accident, lui dit: " Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté? " Si la foi ne se fût point affaiblie, il eût aisément résisté au vent. C’est pourquoi Jésus-Christ en le prenant par la main, laissa encore souffler le vent dans toute sa violence, pour lui faire mieux reconnaître que tous les vents ne lui pourraient nuire, lorsque sa foi serait terme. Tel qu’un jeune oiseau qui, pour être sorti du nid avant le temps, est en danger de tomber, et que sa mère rapporte au nid sur ses ailes, tel saint Pierre est ramassé dans la barque par Jésus-Christ, son divin Maître.

" Et étant monté dans la barque le vent cessa (32). " Ils dirent après le calme de la première tempête: " Quel est cet homme-ci à qui les vents et la mer obéissent? " (Matth. VIII, 27.) Mais il n’en est pas de même ici. " Alors ceux qui étaient dans la barque s’approchant de lui l’adorèrent en lui disant: " Vous êtes vraiment le Fils de Dieu (33). "Vous voyez, mes frères, comment Jésus-Christ élève insensiblement ses disciples, et les fait croître en vertu. Car leur foi s’était beaucoup augmentée lorsqu’ils virent Jésus-Christ marcher sur les eaux, commander à saint Pierre d’y marcher lui-même, et le sauver du danger où il se trouva. Il commanda avec empire à la mer de se calmer dans la première tempête; il ne le fait pas ici; mais il agit bien plus divinement, en faisant sentir à cet élément une puissance invisible. C’est pourquoi ils lui dirent : " Vous êtes vraiment le Fils de Dieu. "Que fait Jésus-Christ à cette parole, mes frères? Reprend-il ses apôtres de l’avoir dite? Il fait tout le contraire, et confirme ce que ses disciples venaient de dire par une multitude innombrable de guérisons miraculeuses qu’il fit sur tous les malades qui se présentèrent à lui.

" Et ayant passé l’eau, ils vinrent en la terre de Génésareth (34). Ce que les hommes de ce lieu ayant su, ils envoyèrent dans tout le pays d’alentour et lui présentèrent tous les malades (35). Et ils le priaient de les laisser seulement toucher le bord de sa robe. Et tous ceux qui le touchèrent furent guéris (36). "

La foi de ce peuple croît visiblement. Ils ne s’empressent plus comme auparavant de faire venir Jésus-Christ dans leurs maisons, ou de (391) toucher leurs malades de sa main, ou de commander de sa bouche aux maladies de se dissiper. Ils commençaient à s’élever au-dessus de ces basses pensées, et à témoigner plus de foi dans les guérisons qu’ils demandaient. C’est sans doute la femme malade d’une perte de sang qui les avaient excités par l’exemple d’une foi si ferme. L’évangéliste, pour montrer qu’il y avait longtemps qu’il était absent de ces contrées, dit " que les hommes de ce lieu ayant su qu’il était venu, envoyèrent dans tout le pays d’alentour et lui présentèrent tous les malades. " Cependant cette longue absence de Jésus-Christ, non-seulement n’avait point affaibli la foi de ces peuples, mais l’avait même augmentée et rendue plus vigoureuse.

Allons donc, mes frères, toucher aussi nous-mêmes la frange du vêtement de Jésus-Christ, ou plutôt; si nous le voulons, allons posséder Jésus-Christ tout entier. Car nous avons maintenant son corps entre nos mains. Ce n’est plus son seul vêtement. C’est son propre corps qu’il nous donne, non pour le toucher seulement, niais pour le manger et pour en nourrir nos âmes. Approchons-nous-en donc avec une foi fervente, nous tous qui sommes malades. Si ceux qui touchèrent alors la frange de son vêtement en ressentirent un si merveilleux effet, que doivent attendre ceux qui le reçoivent tout entier?

Mais pour s’approcher de Jésus-Christ avec foi, il ne suffit pas de le recevoir extérieurement. Il faut encore le toucher avec un coeur pur, et savoir, lorsqu’on s’en approche, qu’on s’approche de Jésus-Christ même. Encore que vous n’entendiez pas sa voix, ne le voyez-vous pas qui repose sur le saint autel, ou plutôt ne l’entendez-vous pas parler lui-même, par la bouche des évangélistes? Croyez donc que c’est encore ici cette cène où Jésus-Christ était assis avec ses apôtres. Il n’y a nulle différence entre ces deux cènes. On ne peut dire que ce soit un homme qui fasse celle-ci, au lieu que Jésus-Christ a fait celle-là, c’est le même Jésus-Christ qui fait l’une et l’autre.

3. Quand donc vous voyez le prêtre vous présenter cette nourriture sacrée, ne pensez pas que ce soit la main du prêtre qui vous la donne. Croyez que c’est Jésus-Christ même qui vous tend la main pour vous la donner. Car comme, dans votre baptême, ce n’est point le prêtre qui vous lave, mais Jésus-Christ lui même qui tient, et qui purifie votre tête par son invisible puissance, sans qu’aucun ange ou archange, ou quelque autre que ce soit ose s’approcher de vous et vous toucher, vous devez croire de même que c’est Jésus-Christ qui vous communie de sa propre main. Car lorsque Dieu nous engendre pour être du nombre de ses enfants, il le fait par lui seul, et cette génération est un don qui vient tout de lui.

Ne voyez-vous pas qu’en ce monde ceux qui adoptent des enfants ne s’en rapportent pas à leurs serviteurs pour cette affaire; mais qu’ils se présentent en personne devant les juges, et qu’ils font cette importante action par eux-mêmes? C’est ainsi que Jésus-Christ n’a pas voulu commettre les anges pour accomplir ce mystère, et qu’il se trouve présent lui-même pour l’opérer par son commandement et par sa puissance. Aussi lorsqu’il vous dit: " N’appelez personne votre père sur la terre (Matth. XXV, 9), " il ne vous parle pas de la sorte pour vous porter à manquer de respect à celui qui vous a mis au monde, mais pour vous apprendre que vous devez préférer à tout autre, Celui qui vous a créé et qui vous a honoré d’une adoption divine. Car comment Celui qui a tant fait pour yods en se livrant lui-même à la mort pour l’expiation de vos péchés, comment dis-je, ne ferait-il pas ce qui est moindre en vous donnant son corps dans ce sacrement?

Ecoutons donc ceci, nous tous prêtres et laïques. Reconnaissons quelle est la nourriture dont il plaît à Dieu de nous nourrir, et à quel honneur il nous élève; et que cette vue nous frappé d’étonnement. Il nous fait l’honneur de mous rassasier de sa chair sacrée. Il se donne à nous lui-même comme une victime qui a été immolée pour l’amour de nous. Quelle excuse nous restera-t-il si, recevant une si auguste nourriture, nous ne laissons pas de commettre de si grands péchés? si en mangeant l’Agneau nous devenons des loups, et si en nous nourrissant de la chair de cette brebis sacrée, nous ne laissons pas d’être aussi furieux et aussi avides que les lions? Ce mystère exige de ceux qui s’en approchent qu’ils soient entièrement purs, je ne dis pas des grands excès et des plus grandes injustices, mais des moindres inimitiés. Car ce mystère est un mystère de paix. Ce mystère sacré ne peut souffrir que nous ayons encore de l’attachement pour les richesses. Si Jésus-Christ ne s’épargne pas lui-même, s’il donne sa propre vie pour nous, quelle excuse pouvons-nous avoir d’épargner notre bien, et (392) de négliger notre âme, pour laquelle Jésus-Christ n’a pas épargné la sienne?

Dieu avait ordonné aux Juifs de célébrer certaines fêtes, afin que ces cérémonies revenant tous les ans, rappelassent à leur mémoire le souvenir des grâces qu’ils avaient reçues de Dieu, grâces dont le Seigneur avait voulu que ces fêtes leur fussent un monument éternel. Mais Dieu renouvelle tous les jours le souvenir de ses dons par la célébration de nos saints mystères. Ne rougissez donc point de la croix. C’est la croix qui fait toute notre gloire. C’est d’elle que viennent aujourd’hui nos plus redoutables mystères. C’est ce don auguste qui nous honore infiniment. C’est cette table sacrée qui nous relève.

Quand je dirais que Dieu a étendu le ciel, qu’il a créé la terre et les mers, qu’il a envoyé ses anges et ses prophètes, je ne dirais rien d’égal à ce qu’il a fait pour nous dans ce sacrement. Le plus grand de tous nos biens et celui qui est la source des autres, c’est que Dieu n’ait point épargné son propre Fils pour sauver des serviteurs et des esclaves. Que nul Judas, que nul Simon ne s’approche donc de cette table, puisque l’un et l’autre de ces misérables ont péri par leur avarice. C’est pourquoi évitons ce crime, et ne nous imaginons pas que lorsque nous avons dépouillé les veuves et les orphelins par nos rapines et nos violences, ce soit assez pour être sauvés de donner à cet autel un calice d’or enrichi de pierreries. Si vous voulez honorer ce sacrifice, offrez-y votre âme pour laquelle Jésus-Christ a été sacrifié. Faites qu’elle devienne toute d’or. Mais si elle demeure plus pesante que le plomb et que la terre, à quoi vous serviront ces vases que vous offrez?

Ne pensons pas tant, mes frères, à offrir à Dieu de magnifiques présents, qu’à prendre garde que œ que nous lui offrons ne soit le fruit que de nos justes travaux. Les vases qui ne sont point souillés par l’avarice, sont plus précieux que s’ils étaient d’or. L’Eglise n’est point un magasin d’orfèvrerie, mais une sainte assemblée d’anges. Ce sont nos âmes que nous devons rendre pures et brillantes comme l’or, puisque c’est cette pureté de nos âmes qui fait que Dieu reçoit de nous ces autres vases. La table sur laquelle Jésus-Christ fit la cène avec ses disciples n’était pas d’argent, et le calice dans lequel il leur donna son sang divin; n’était pas d’or. Cependant tout y était précieux et digne d’un profond respect, parce que tout y était plein du Saint-Esprit.

Voulez-vous donc honorer le corps de Jésus-Christ? Ne le méprisez pas, lorsqu’il est nu et pendant qu’en cette Eglise vous le couvrez d’étoffes de soie, ne lui laissez pas souffrir ailleurs le froid et la nudité. Car Celui qui a dit " Ceci est mon corps, " et qui a produit cet effet par la vertu de sa parole, a dit aussi : " Vous m’avez vu souffrir la faim, et vous ne " m’avez pas donné à manger. Car quand vous " l’avez refusé à quelqu’un de ces petits, c’est " à moi-même que vous l’avez refusé. " (Matth. XXV.) Le corps de Jésus-Christ qui est sur l’autel, n’a pas besoin d’habits précieux qui le couvrent, mais d’âmes pures qui le reçoivent, au lieu que cet autre corps de Jésus-Christ formé des pauvres qui sont ses membres, a besoin de notre assistance et de tous nos soins.

Apprenons donc, mes frères, à traiter sagement de si grands mystères, et honorons Jésus-Christ comme il veut être honoré de nous. Le culte le plus agréable que nous puis~ions rendre à celui que nous voulons honorer, c’est le culte qu’il choisit lui-même et qu’il aime, et non celui que nous choisissons. Saint Pierre prétendait autrefois honorer Jésus-Christ en l’empêchant de lui laver les pieds; mais il le déshonorait plus qu’il ne l’honorait par sa résistance. Honorez-le donc aussi de la manière qu’il le désire, c’est-à-dire en lui donnant l’aumône dans la personne des pauvres. Dieu, comme je vous l’ai déjà dit, ne cherche point des vases d’argent, mais des âmes d’or.

4. Ce n’est pas que je vous défende de faire ces présents à l’église; mais je vous conjure seulement qu’après ces offrandes, ou plutôt qu’avant de les faire, vous ayez soin d’assister les pauvres. Dieu reçoit ces présents que vous faites à l’église: mais il agrée bien davantage ceux que vous faites aux pauvres : puisqu’à l’égard des premiers il n’y a que celui qui les fait qui en tire de l’avantage, au lieu que dans les autres, celui même qui les reçoit en tire aussi du secours. On peut croire dans les premiers que nous recherchons notre gloire, mais les seconds ne sont que le fruit de notre compassion et de notre amour.

Quel avantage peut recevoir Jésus-Christ, de voir ici sa table couverte de vases d’or, pendant qu’il meurt de faim dans la personne des pauvres ? Commencez par le soulager dans sa faim, et s’il vous reste quelque (393) argent, ornez ensuite son autel. Vous lui faites présent d’une coupe d’or, et vous lui refusez un verre d’eau froide? Que lui sert d’avoir ici de magnifiques voiles, et de n’avoir pas les vêtements les plus nécessaires dans ses membres? Croyez-vous que lorsque vous négligez un pauvre qui meurt de faim, et que vous allez couvrir l’autel de Jésus-Christ d’or et d’argent, il vous ait obligation de cet or, et que plutôt il ne s’en irrite pas? Croyez-vous que lorsque vous ne vous mettez pas en peine de revêtir un pauvre qui meurt de froid, et que vous apportez ici des colonnes d’or, en disant que vous le faites pour sa gloire, il regarde ces richesses comme un honneur que vous lui rendez et non pas plutôt comme une sanglante raillerie, et comme le dernier de tous les outrages?

Croyez donc que c’est là le jugement que Jésus-Christ porte de vous, lorsque vous parez son autel, et que vous négligez d’assister les pauvres. Il est pauvre et étranger. Il va de porte en porte demander de quoi vivre, et vous le méprisez dans cet état pour orner le pavé d’une église et d’une chapelle, pour en revêtir richement les murailles, pour en dorer des pilastres et des colonnes, pour faire briller des lampes d’argent! A quoi lui sert toute cette magnificence, lorsque vous le laissez gémir dans une prison, sans même aller le visiter?

Je vous prie encore une fois de croire que je ne vous dis point ceci pour vous défendre ces présents que vous faites à l’église. Je ne vous le dis que pour vous exhorter de les accompagner de vos aumônes, ou plutôt de ne les faire qu’après vos aumônes. Dieu n’a condamné personne pour n’avoir pas enrichi nos temples de ces ornements superbes; mais il menace ceux qui ne feront point l’aumône des supplices de l’enfer. Lors donc que vous ornez vos temples, ne méprisez pas les pauvres, qui sont des temples bien plus excellents. Les rois et les princes infidèles, les tyrans et les voleurs peuvent piller ces premiers; mais le diable même ne vous peut faire perdre ce que vous donnez au pauvre. Cet argent est pour vous en sûreté, et il est en dépôt dans un lieu où rien ne lui pourra nuire. Que, dit Jésus-Christ lui-même? " Vous aurez toujours des " pauvres avec vous; mais vous ne m’aurez " pas toujours. " (Matth. XXVI, 12.) C’est ce qui me porte à vous dire que nous devons avoir un soin particulier de faire ici l’aumône à Jésus-Christ, parce que nous ne l’aurons pas toujours en cette qualité de pauvre, mais seulement pendant cette vie. Si vous voulez en passant savoir le sens de cette parole, le voici. Il n’adresse pas ces paroles à ses disciples, quoiqu’il semble le faire, mais il les dit à cause de la faiblesse de cette femme qui venait de répandre un parfum sur sa tête. Comme elle était encore imparfaite, et qu’elle voyait les disciples murmurer contre elle, Jésus-Christ dit cette parole pour l’empêcher de se troubler, et comme pour la consoler. C’est pourquoi il dit: " Pourquoi inquiétez-vous cette femme?"

Il montre assez dans un autre endroit que nous l’aurons toujours avec nous, lorsqu’il dit : " Je serai avec vous jusqu’à la consommation du siècle. " (Matth. XXVIII.) Ce qui fait tous les jours voir que si Jésus-Christ parlait ici autrement, c’était pour empêcher que la foi naissante de cette femme ne fût traitée trop rudement par les apôtres, et qu’elle ne séchât presque aussitôt qu’elle commençait à germer. N’abusons donc point de cette parole qui fut dite pour le sujet que je vous indique. Lisons plutôt l’un et l’autre Testament: voyons ce qui est ordonné à toutes les pages touchant l’aumône , et faisons-la à l’avenir avec autant de soin que l’Ecriture nous y exhorte. Ce sera ainsi que nous nous purifierons de nos péchés : " Donnez l’aumône, " dit Jésus-Christ, " et tout vous sera pur. " (Luc, XIII.) L’aumône est plus grande même que le sacrifice. Dieu le dit lui-même : " Je veux l’aumône et non le sacrifice. " (Matt. IX.) L’aumône nous ouvre les cieux: " Vos prières et vos aumônes, " dit l’ange à Corneille, " sont montées en la présence de Dieu. " (Act. X.) L’aumône est une vertu plus nécessaire que la virginité. Nous en voyons une preuve dans les dix vierges, dont les unes furent bannies de la chambre de l’époux, parce qu’elles n’avaient pas fait l’aumône, et les autres y entrèrent parce que l’huile de la compassion et de la miséricorde n’avait point manqué dans leur cœur. Considérons ceci, mes frères, et semons nos biens sur les pauvres avec abondance, afin de moissonner avec fruit les biens éternels qui nous sont promis, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (394)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LI.
" ALORS DES DOCTEURS ET DES PHARISIENS DE JÉRUSALEM VINRENT, ET LUI DIRENT : POURQUOI VOS DISC1PLES, ETC.," (CHAP. XV, 1, JUSQU’AU VERSET 21.)

ANALYSE

1. Les Pharisiens se plaignent à Jésus de ce que ses disciples violaient les traditions des anciens en négligeant de se laver les mains avant de se mettre à table.

2. Que les Juifs tenaient moins à la loi de Dieu qu’à leurs traditions qui n’étaient pas toujours indifférentes et innocentes comme celle de se laver les mains avant le repas, mais qui étaient parfois mauvaises et subversives de la loi divine, comme celle qui permettait de refuser l’assistance à son père, sous prétexte que ce que l’on aurait pu lui donner était consacré à Dieu.

3. Précaution et prudence de Jésus-Christ dans l’abrogation des anciennes observances.

4. Combien les apôtres eux-mêmes étaient portés à se scandaliser en entendant parler contre la loi de Moïse.

5 et 6. Que la pureté des chrétiens consiste à avoir non les mains, mais l’âme pure. — Combien nous offensons Dieu lorsque nous le prions avec une âme corrompue par le péché. — Que c’est celui qui offense qui reçoit le mal et non celui qui est offensé.
 
 

1. " Alors, " dit l’Evangile. Et quand donc? Et qu’est-ce à dire? C’est-à-dire, lorsqu’il eut fait tant de miracles, et qu’il eut guéri tant de malades par le seul attouchement de la frange de ses habits. Et cette circonstance du temps, soigneusement exprimée, nous fait mieux voir jusqu’où allait la malice de ces hommes, malice qui ne pouvait céder à rien.

Pourquoi est-il marqué que ces docteurs et ces pharisiens étaient " de Jérusalem "? C’est parce qu’ils étaient répandus partout et divisés dans toutes les douze tribus: mais ceux de Jérusalem étaient les pires de tous, étant plus honorés que les autres, et par suite plus orgueilleux. Et considérez de quelle manière Jésus-Christ les prend par eux-mêmes, et parleur propre demande.

" Pourquoi vos disciples violent-ils la tradition des anciens? Car ils ne lavent point leurs mains, lorsqu’ils prennent leur repas (2). " Ils ne disent pas : Pourquoi vos disciples violent-ils " la loi de Moïse " ? Mais, pourquoi violent-ils " la tradition des anciens? "Cela nous fait voir que ces prêtres avaient introduit plusieurs nouvelles maximes. Cependant Moïse avait défendu très-expressément que personne n’eût la témérité de rien changer dans la loi, d’y rien ajouter ou d’en retrancher la moindre chose: " Vous n’ajouterez rien, " dit-il, " à ce que je vous commande " aujourd’hui, et vous n’en retrancherez rien. " (Deut. IV, 2.) Les pharisiens avaient néanmoins violé cette ordonnance en introduisant de nouvelles traditions, comme était celle de ne se point mettre à table sans se laver les mains, de laver leurs vases d’airain, et de se laver eux-mêmes.

Lorsqu’ils devaient ne penser qu’à se délivrer de toutes ces cérémonies, parce que le temps en était passé, ils en inventaient au con traire tous les jours de nouvelles, dont ils se surchargeaient volontairement. Ils craignaient. si ces lois s’abolissaient, de perdre leur autorité, et ils voulaient se rendre redoutables aux peuples par cette liberté qu’ils prenaient de faire de nouvelles lois. Cet état de choses en vint à un tel excès, qu’on n’osait pas violer leurs lois, lorsqu’on violait sans crainte celles de Dieu même; et ils s’étaient établis dans une si grande autorité, que c’était un crime que de contrevenir à leurs ordonnances. En quoi certes ils se rendaient doublement coupables premièrement en prenant la liberté de faire de nouvelles lois; et en second lieu, en vengeant si sévèrement la violation de leurs ordonnances, lorsqu’ils étaient si indifférents pour la profanation de la loi de Dieu.

Ils s’adressent donc à Jésus-Christ, et sans (395) lui parler des vases d’airain ou d’autres et d’autres observances qui eûssent paru par trop ridicules, ils s’attachent à ce qui leur paraissait plus considérable, et tâchent, autant que j’en puis juger, de l’irriter et de le mettre en colère. Ils parlent d’abord de leurs "anciens", afin que si Jésus-Christ les méprisait, il donnât par là prise contre lui.

Mais voyons d’abord pourquoi les disciples mangeaient sans laver leurs mains. Ils n’affectaient point de ne se laver jamais: ils n’en faisaient point une règle; mais ils commençaient à mépriser tout ce qui était superflu, ils ne s’attachaient plus qu’à ce qui était nécessaire. Ainsi ils ne se faisaient plus une loi ou de se laver, ou de ne pas se laver, mais ils en usaient indifféremment selon les rencontres. Car comment ceux qui négligeaient si fort le soin même de la nourriture, eussent-ils pu en avoir pour ces puérilités? Comme il arrivait donc souvent que les apôtres, à cause des occurrences qui se présentaient, mangeaient sans laver leurs mains; comme lorsqu’ils mangèrent dans le désert ou qu’ils rompirent des épis de blé, les pharisiens leur en font ici un crime, parce que leur faux zèle négligeait toujours les choses les plus importantes, et ne s’attachait qu’aux basses et aux superflues.

Que fait Jésus-Christ en cette rencontre? Il ne répond point à leur question. Il n’entreprend point de justifier ses disciples ;mais c’est par une accusation qu’il répond à leur accusation, il leur reproche leur témérité, et leur apprend qu’il sied mal à celui qui est coupable lui-même des plus grands crimes, de reprendre dans les autres avec chaleur les fautes les plus légères. Lorsque vous méritez qu’on vous reprenne vous-mêmes, leur dit-il, vous osez reprendre les autres!

Mais remarquez, mes frères, lorsque Jésus-Christ veut se dispenser de quelque ordonnance de la loi, quel ordre il garde, et comme il se justifie. Il ne vient pas tout d’un coup au crime de cette transgre6sion dont on l’accuse. Il ne dit point: ce n’est rien: c’est une chose superflue, Cette réponse eût rendu ses adversaires plus insolents, il commence par réprimer leur audace en leur objectant d’autres infractions de la loi en des choses plus importantes, et en leur reprochant d’autres crimes qui les couvraient de confusion.

Il ne dit pas non plus que ses disciples sont irrépréhensibles, en passant par-dessus ces ordonnances, afin de ne donner aux pharisiens aucune prise sur lui. il ne dit point encore qu’ils aient fait une faute, parce qu’il ne veut pas autoriser les traditions judaïques. Il évite de même d’attaquer les anciens. Il ne parle point contre eux, comme contre des prévaricateurs et des méchants, pour empêcher qu’ils n’aient. horreur de lui, comme d’un calomniateur, et comme d’un impie. Il rejette tous ces moyens pour s’attacher à celui que l’Evangile marque. Il semble blâmer ceux qui lui parlent, mais il attaque en effet ceux qui avaient osé établir ces lois. Ainsi sans dire un mot des anciens, il les comprend dans le reproche qu’il fait à ceux qui lui parlent, et fait voir qu’ils sont tombés dans deux grandes fautes. La première, parce qu’ils n’ont pas obéi aux véritables lois de Dieu; et la seconde, parce qu’ils leur en ont substitué d’autres par complaisance pour les hommes. Il semble qu’il leur dise: C’est cela même qui vous perd, que vous soyez si soumis en tout à vos anciens. Il ne le dit pas néanmoins en termes formels, mais il le marque tacitement par ces paroles:

" Pourquoi vous-mêmes violez-vous le commandement de Dieu pour suivre votre tradition (3)? Car Dieu a fait ce commandement: " Honorez votre père et votre mère; et cet autre: Que celui qui outragera de paroles son père ou sa mère, soit puni de mort (4). Et cependant vous dites: Quiconque dira à son père ou à sa mère: Tout ce dont j’aurais pu vous assister, est déjà consacré à Dieu, satisfait à la loi (5), quoiqu’après cela il n’honore et n’assiste point son père ou sa mère; et ainsi vous avez rendu inutile le commandement de Dieu par votre tradition (6). "

2. Il ne dit pas par la tradition de vos anciens; mais " par votre tradition " : comme il n’a pas dit: Vos anciens ont dit, mais " vous dites " ; afin que ce terme les offensât moins. Comme les pharisiens voulaient montrer que les apôtres violaient la loi, Jésus-Christ leur montre au contraire qu’ils tombaient eux-mêmes dans ce crime, et que ses disciples étaient innocents. Car on ne peut donner pour loi ce qui n’est ordonné que par les hommes (c’est pourquoi Jésus-Christ dit ici tradition et non pas loi) et surtout par des hommes qui ont été les plus grands violateurs de la loi. Et comme cette tradition qui commandait de laver ses mains avant que de se mettre à table n’était point formellement contraire à la loi de (396) Dieu, Jésus-Christ en rapporte une autre qui lui était entièrement opposée. Voici ce que c’est :

Ils avaient appris aux jeunes gens à mépriser leur père et leur mère sous prétexte de piété. Ils avaient pour cela inventé cet artifice. Lorsque le père demandait à son fils une brebis ou un veau, ou quelque autre chose semblable, cet enfant lui répondait: Ce que vous désirez de moi, mon père, n’est plus en ma puissance. Il est déjà consacré à Dieu et je ne puis vous le donner. Ils commettaient ainsi un double crime. Car d’un côté ils n’offraient rien à Dieu et ils trompaient de l’autre -l’attente de leurs parents sous prétexte de piété. Ainsi ils déshonoraient leur père à cause de Dieu , et ils déshonoraient Dieu dans leurs pères.

Cependant Jésus-Christ ne leur fait point d’abord ce reproche. Il leur rapporte premièrement la loi de Dieu, par laquelle il leur fait voir jusqu’où doit aller le respect des enfants envers leurs pères: " Honorez ", dit-il, " votre père et votre mère, afin que vous viviez longtemps sur la terre. " Et ailleurs : " Que celui qui maudira son père ou sa mère, meure de mort! "

Mais il ne s’arrête pas aux seules récompenses que Dieu promet à ceux qui honoreraient leur père. Il passe à une matière plus effrayante et parle de la punition qui serait inévitable aux enfants qui déshonoreraient ceux dont ils ont reçu la vie. Il voulait par ce moyen les frapper de crainte et faire rentrer

en eux-mêmes ceux d’entre eux qui auraient encore quelque reste de sentiment. En un mot, il leur fait voir à tous qu’ils avaient mérité la mort. Si celui qui déshonore son père par ses paroles en est puni, combien plus le doit être celui qui le déshonore par ses actions, ou plutôt qui non-seulement le déshonore lui-même, mais qui apprend encore aux autres à le déshonorer? Comment donc, vous qui êtes indignes de vivre, osez-vous accuser mes disciples? Faut-il s’étonner que vous me traitiez si outrageusement, moi qui vous suis inconnu, puisque vous ne traitez pas mieux mon Père en violant ses ordonnances? Ainsi il leur montre partout que le mépris qu’ils font de lui découle comme de sa source, du mépris qu’ils font de son Père.

Quelques-uns expliquent autrement ces paroles : Dõron, õ eàn éXs õpheletès, et ils prétendent (396) qu’elles veulent dire ceci : Je ne vous dois aucun honneur, et, si je vous en rends, c’est par un don pur et gratuit. Mais Jésus-Christ n’a pas témoigné parler d’un si grand outrage. Saint Marc s’explique plus clairement, car il se sert du mot " Corban " qui ne signifie proprement ni pardon ni présent, mais " offrande ". (Marc, VI, 11.)

Après donc que Jésus-Christ leur a montré qu’il n’était pas raisonnable que ceux qui foulaient aux pieds la loi de Dieu accusassent avec tant de chaleur ceux qui ne violaient que les traditions des hommes, il confirme ce qu’il leur a dit par un passage des prophètes. Comme il les a déjà confondus, il le fait encore davantage, et s’appuie, comme il fait presque partout, sur l’autorité de l’Ecriture, pour montrer qu’il s’accordait en toutes choses avec Dieu. Mais que dit le Prophète? " Hypocrites, Isaïe a bien prophétisé de vous quand il a dit (7) : Ce peuple est proche de moi en paroles, et il m’honore des lèvres, mais son coeur est bien éloigné de moi. Et c’est en vain qu’ils " m’honorent, publiant des maximes et des ordonnances humaines (8). " On ne peut assez admirer le rapport qui se trouve entre les paroles du prophète et celles de l’Evangile, et comment Isaïe a prédit si longtemps auparavant la corruption de ce peuple. Car il avait longtemps auparavant fait aux Juifs le même reproche que Jésus-Christ leur fait ici : " Vous violez les commandements de Dieu, " leur dit Jésus-Christ : Ils m’honorent en vain, avait dit le Prophète : " Vous suivez, " dit Jésus-Christ, vos propres maximes de préférence aux lois de Dieu: Ils publient, dit le Prophète, des maximes et des ordonnances humaines.

3. Après que Jésus-Christ a confondu ses adversaires par sa parole, qu’il les a réfutés par le témoignage de leur propre conscience, et par l’autorité du Prophète, il ne leur adresse plus son discours et il les quitte enfin, parce qu’ils étaient inconvertibles. Il se tourne vers le peuple tt lui apprend une vérité très-importante, et pleine d’une grande. instruction. Il prend occasion de ce qu’il venait de dire, et il s’en sert pour rejeter la distinction des viandes et pour abolir cet- usage. Et remarquez qu’il ne le fait qu’après qu’il a guéri les lépreux, qu’il nous a dispensés de l’observance du sabbat, qu’il s’est fait reconnaître pour le Maître de la mer et de la terre, qu’il a établi de nouvelles lois et qu’il a ressuscité les morts. (397)

Après tant de marques de sa divinité et de sa puissance souveraine, il commence enfin à parler des viandes, pour en abolir la distinction. Il avait différé jusque-là de donner aucune atteinte à cette règle, parce qu’elle s’enfermait tout le judaïsme-et qu’en la détruisant il détruisait en même temps tout le reste. On en devait conclure qu’il fallait-de même abolir la circoncision : mais Jésus-Christ ne le dit pas expressément, parce que cette loi, beaucoup plus ancienne que les commandements de Moïse, était encore alors dans une plus grande vénération. C’était un point sur lequel il se réservait de statuer par ses disciples après sa résurrection. La circoncision était un point si important parmi les Juifs que les apôtres, voulant la détruire, sont obligés auparavant de la confirmer et de la maintenir, pour l’anéantir ensuite avec plus de facilité. Mais remarquez avec quelle sagesse Jésus-Christ introduit ici la loi.

" Et ayant appelé à lui le peuple, il leur dit: Ecoutez et comprenez bien ceci (10). " Il ne leur déclare pas tout d’un coup ce qu’il leur veut dire. Il les rend attentifs d’abord en leur parlant d’une manière obligeante (c’est ce que l’évangéliste marque par ce mot : " Et ayant appelé à lui le peuple), " puis en choisissant le moment favorable. Après qu’il a confondu les pharisiens et qu’il leur a fermé la bouche par le reproche du Prophète, il commence alors à établir sa loi, lorsque ce peuple était plus disposé à recevoir ce qu’il devait dire. Il ne se contente pas d’appeler simplement ce peuple, il demande son attention en disant: " Ecoutez et comprenez bien ceci; " comme s’il disait : Ce que je vais vous dire a besoin d’une grande application, et vous devez bien m’écouter pour le comprendre. Si vous avez témoigné tant de déférence pour des hommes qui ont violé la loi de Dieu, et qui ne vous ont appris que des traditions humaines, combien en devez-vous plus avoir pour moi qui vous instruis de la vraie sagesse, et qui vous donne des lumières- proportionnées au temps bienheureux auquel Dieu vous a fait naître. Il ne dit point que cette distinction des viandes fût une chose superflue et inutile; que Moïse en cela eût fait une ordonnance déraisonnable, ou qu’il ne l’eût fait que par condescendance. Mais en leur parlant d’une manière familière, et en se servant d’une comparaison commune, il leur confirme ce qu’il leur dit, par ce qui arrive tous les jours dans la nature.

" Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur, mais c’est ce qui en sort qui le rend impur (11). " Il se sert toujours de comparaisons naturelles, lorsqu’il établit des lois ou qu’il prononce des sentences. Les pharisiens et les docteurs écoutant ceci ne le contredisent point, ils ne lui disent point: que nous dites-vous? Après que Dieu a fait mille ordonnances touchant le discerne. ment des viandes, osez-vous maintenant les ruiner par cette ordonnance nouvelle? Comme Jésus-Christ les avait réfutés et couverts de confusion, en découvrant la corruption de leur coeur et le secret de leurs pensées, ils se retirent sans oser rien répondre. Et remarquez, mes frères, avec quelle retenue Jésus-Christ leur parle, et comment il n’ose pas d’abord se déclarer contre le discernement des viandes. Il ne dit pas absolument: Ce ne sont pas les viandes qui rendent l’homme impur; mais: " Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui " rend l’homme impur; " ce qui se pouvait entendre des mains qu’on ne lavait pas avant que de se mettre à table. Et quoique Jésus-Christ l’entendît de la nourriture, le peuple néanmoins le pouvait prendre en ce sens. Cette distinction des viandes s’observait si exactement que saint Pierre même, après la résurrection, dit à Dieu : " Non, Seigneur, je n’ai jamais rien mangé qui fût souillé ou impur." (Act. X, 7.) Car bien que cet apôtre parlât de la sorte plutôt à cause des autres, et seulement pour se justifier à l’égard de ses accusateurs, en leur montrant qu’il avait voulu résister à Dieu même sur ce point, et que toutes ses résistances avaient été inutiles, il ne laisse pas néanmoins de faire voir par ces paroles combien on avait d’égard à cette observance et avec quelle exactitude elle se pratiquait. C’est pourquoi Jésus-Christ n’exprime pas formelle ment le mot de " viandes ", et qu’il use de cette expression: " ce qui entre dans la bouche."

Et de peur même de s’être fait entendre encore trop clairement par ce terme, il voile encore son discours par ce qu’il ajoute pour le terminer : " Mais un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses mains, " comme pour témoigner que ce n’était que de ce sujet qu’il parlait dans tout son discours. C’est pourquoi, comme je l’ai déjà remarqué, il ne dit pas: " Un homme ne (398) devient point impur pour manger des viandes; " mais, " sans avoir lavé ses mains; " comme s’il n’eût voulu établir que ce point dans tout ce qu’il dit ici, afin que les pharisiens ne pussent le contredire. Ces paroles néanmoins scandalisèrent non le peuple, mais les pharisiens et les docteurs.

" Alors les disciples s’approchant de Jésus-Christ lui dirent: Savez-vous bien que les pharisiens ayant entendu ce que vous venez de dire, en ont été scandalisés (12)? " C’était sans aucun sujet, puisque Jésus-Christ n’avait rien dit qui fût contre eux. Mais que fait le Sauveur en cette rencontre? Il ne se met point en peine de lever ce scandale. Il prononce au contraire cette, sentence terrible :

" Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée (43). " Car Jésus-Christ savait lorsqu’il fallait négliger les scandales, ou lorsqu’il fallait y avoir égard. Il dit ailleurs : " Afin que nous ne les scandalisions point, allez jeter votre filet dans la mer; " au lieu qu’il dit ici: " Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles : que si un aveugle conduit un autre aveugle , ils tomberont tous deux dans le précipice (14). " Ce qui porta les apôtres à représenter à Jésus-Christ le scandale des pharisiens, ce n’était pas tant la douleur qu’ils en ressentaient, que le trouble dont ils étaient eux-mêmes quelque peu émus pour avoir entendu ces paroles. Mais comme ils n’osaient exprimer au Sauveur leurs propres sentiments, ils mettent en avant les pharisiens pour obtenir ainsi l’éclaircissement qu’ils désiraient. Et pour voir qu’en effet c’était là leur pensée , il ne faut que considérer ce que fait saint Pierre, le plus zélé de tous les apôtres, et qui les prévenait toujours.

" Pierre lui dit: Expliquez-nous cette parabole (15). " Il cache à Jésus-Christ le trouble qu’il sentait dans son coeur; et n’osant dire clairement qu’il était aussi scandalisé de ces paroles, il tâche de se guérir de son scandale par l’explication qu’il en demande. C’est pourquoi Jésus-Christ lui fait ce reproche. " Et Jésus lui répondit: Quoi! vous avez encore vous-même si peu d’intelligence (16)? " Mais examinons ici, mes frères, cette parole du Sauveur: " Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée. " Les Manichéens soutiennent que ces paroles se doivent entendre de l’ancienne loi; mais ce qui les précède doit fermer la bouche à ces impies. Car si cela se pouvait entendre de la loi, comment Jésus-Christ aurait-il voulu un peu auparavant la soutenir avec tant de force? Comment aurait-il dit aux pharisiens : " Pourquoi vous-mêmes violez- vous la loi de Dieu pour suivre votre tradition? " Comment se serait-il aussi servi de l’autorité du Prophète, en disant: "Ce peuple m’honore des lèvres; mais son coeur est bien éloigné de moi? " Ce n’est donc point de la loi que Jésus-Christ parle en ce lieu; mais des traditions des Juifs. Si Dieu a dit: " Honorez votre père et votre mère, " comment peut-on ne pas regarder comme une " plante " de Dieu, ce qui a été dit par Dieu même?

4. Mais la suite fait bien voir encore qu’il ne parle que contre les pharisiens, et contre leurs traditions humaines. Car il dit aussitôt après : " Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles. " Il est clair qu’il se serait exprimé autrement s’il eût voulu parler de la loi, et qu’il eût dit par exemple : " c’est un aveugle qui conduit des aveugles. " S’il ne parle pas ainsi, c’est qu’il voulait détourner de la loi et faire retomber sur les seuls pharisiens tout le poids de sa condamnation. Puis pour séparer d’eux le peuple qui les écoutait, il dit: " Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice. " C’est déjà un grand mal que d’être aveugle; mais lorsque nous sommes en cet état, bien loin de prendre un guide, vouloir même être le conducteur des autres, c’est un double et un triple mal. Si un aveugle doit tout craindre lorsqu’il est sans guide, combien est-il plus en danger lorsqu’il veut être lui-même le guide et le conducteur des autres?

Que dit donc saint Pierre à Jésus-Christ? Il ne lui dit point : Seigneur, que venez-vous de dire, ou à quel dessein nous parlez-vous de la sorte? Il se contente de le prier d’éclaircir ce qui lui paraissait obscur. Il ne l’accuse point d’avoir rien dit qui pût blesser la loi; il craignait trop que Jésus-Christ ne remarquât qu’il s’était scandalisé. Mais pour montrer encore que ce n’était point son ignorance mais son scandale qui le faisait parler de la sorte, il ne faut que considérer que cette parole dont il demande l’éclaircissement n’avait rien d’obscur. C’est pourquoi Jésus-Christ lui fait ce (399) reproche ainsi qu’aux autres disciples: " Quoi! vous avez encore vous-mêmes si peu d’intelligence? " Peut-être que le peuple qui écoutait ces paroles n’y comprenait rien; et que les apôtres scandalisés en demandèrent l’éclaircissement comme de la part des scribes ; et qu’après avoir entendu ces grandes menaces: " Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée : Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles; " ces paroles les étonnèrent, et qu’ils demeurèrent dans le silence. Mais saint Pierre toujours plein de feu ne put se taire en cette rencontre. Il s’approcha de Jésus-Christ et lui dit " Expliquez-nous cette parabole. " Et c’est alors que Jésus-Christ leur fit ce reproche: " Quoi! Vous avez encore vous-mêmes si peu d’intelligence? " Ce qu’il leur dit pour dissiper cette préoccupation qui les avait scandalisés. Il poursuit encore: " Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche descend dans le ventre, et est jeté au lieu secret (17)? Mais ce qui sort de la bouche part du coeur: et c’est ce qui rend l’homme impur (18). Car c’est du coeur que partent les mauvaises pensées, les meurtres; les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les médisances (19). Ce sont là les choses qui rendent l’homme impur; mais un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses mains (20). "

Remarquez, mes frères, avec quelle force Jésus-Christ leur parle. Il se sert pour les guérir d’une comparaison naturelle, lorsqu’il leur dit : " Descend dans le ventre et est jeté ensuite " dans le lieu secret. " Il se proportionné ainsi à leur faiblesse. Car il dit que la nourriture que l’on prend ne demeure pas, mais qu’elle est rejetée, quoique, quand même elle demeurerait dans l’homme, elle ne le rendrait pas impur. Mais ils n’étaient pas encore capables de supporter cette parole. Il semble que Jésus-Christ leur dise : Moïse ne dit rien des viandes pendant qu’elles demeurent dans le corps, mais quand elles en sortent; c’est alors qu’il commande qu’on lave ses habits sur le soir, et qu’on soit pur, marquant ainsi le temps que le corps se purge lui-même. Mais ce qui entre au contraire dans le coeur, y demeure, et rend l’homme aussi impur lorsqu’il en sort, que lorsqu’il y demeurait.

Jésus-Christ met en premier lieu les pensées mauvaises, " parce que les Juifs y étaient sujets; et sans les accuser encore des crimes effectifs qui passent dans l’action extérieure, il fait voir seulement qu’au lieu que les viandes impures sortent du corps, les pensées mauvaises demeurent au contraire dans le coeur. Ce qui n’entre qu’extérieurement en nous en est rejeté de même; mais ce qui naît au dedans de nous, nous souille lorsqu’il y demeure, et encore plus lorsqu’il en sort. Il leur parle de la sorte, parce qu’ils étaient incapables, comme je l’ai déjà dit, de comprendre cette haute vérité exprimée sans ménagement et dans toute sa pureté.

Saint Marc rapporte qu’il disait ceci pour montrer que toutes les viandes étaient pures. Cependant il ne dit point clairement qu’un homme ne devenait pas impur pour manger des viandes défendues. Cette parole eût été trop forte pour eux: C’est pourquoi il change son discours et dit: " Un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses "mains."

Apprenons donc, mes frères, quelles sont les choses qui rendent les hommes vraiment impurs: mais apprenons-les pour les détester. Nous voyons assez de personnes qui ont soin d’avoir des habits propres et de laver leurs mains, lorsqu’ils viennent à l’église, mais ils n’ont pas le même soin d’y offrir à Dieu une âme pure. Je ne dis point ceci pour blâmer ceux qui se lavent les mains ou la bouche, lorsqu’ils viennent dans nos églises ; mais pour les exhorter à se purifier comme Dieu nous le commande, non par l’eau, mais par les vertus et la sainteté de la vie. Les médisances, les calomnies, les blasphèmes, les paroles de colère, ou de raillerie, ou de dissolution, et celles qui sont déshonnêtes, sont comme des ordures qui souillent la bouche. Si votre conscience vous rend témoignage que vous n’êtes point tombé dans ces déréglements de langue, entrez avec confiance dans l’église. Mais si vous vous y êtes laissé aller, pourquoi travaillez-vous inutilement à laver votre bouche avec l’eau, lorsque vous négligez de la purger de tant d’ordures? Si vous aviez les mains pleines de boue, oseriez-vous les lever au ciel pour prier? Vous rougiriez de le faire en cet état, quoi. qu’il n’y eût en cela aucun mal : et vous ne craignez pas de prier, lorsque vos mains sont pleines de sang et de crimes ? Comment êtes-vous si scrupuleux dans des choses indifférentes (400); et si indifférents lorsque vous devriez être scrupuleux?

5. Vous me direz : Quoi! Ne faut-il donc point prier ? il faut prier, mais il ne le faut pas faire avec une âme impure. Mais si je me trouve surpris, dites-vous, et que je sente dans moi ces impuretés dont vous parler? Tâchez de vous en purifier. Comment le ferai-je? dites-vous. Gémissez, pleurez, donnez l’aumône; donnez satisfaction à ceux que vous avez offensés. Servez-vous de tous ces moyens pour rentrer en grâce avec Dieu, et pour ne l’aigrir pas davantage par des prières impures. Si quelqu’un venait se prosterner devant vous, et vous embrasser les pieds avec des mains pleines d’ordures, n’est-il pas vrai qu’au lieu d’écouter ses prières, vous le rejetteriez avec horreur? Pourquoi traitez-vous Dieu plus indignement que vous ne traiteriez un homme? La langue n’est-elle pas comme la main de ceux qui prient, et avec laquelle nous tâchons comme d’embrasser les genoux de Dieu? Ne la souillez donc point par l’impureté des vices, afin que Dieu ne vous dise pas ce qu’il dit aux Juifs par son prophète Isaïe : " Quand vous multiplieriez vos oraisons, je ne vous écouterai pas. (Isaïe, I, 15.) Car la vie et la mort sont dans la main de la langue (Prov. XVI, 21 ), selon le langage de l’Ecriture. "Et vous serez justifié ou condamné par vos paroles. " (Matth. XII, 39.) Conservez donc votre âme avec plus de soin que vous ne gardez la prunelle de vos yeux. Nos langues ressemblent à. ces excellents chevaux qu’on destine au service du prince. Si nous leur donnons un frein pour les dompter et pour les dresser, le prince les montera et y trouvera ses délices, mais si nous leur laissons suivre leur impétuosité naturelle, elles ne seront propres qu’au service des démons et du prince des ténèbres.

Vous n’osez venir ici prier Dieu après l’usage d’un légitime mariage, encore qu’en cela vous ne commettiez aucun péché; et vous avez la hardiesse d’élever vos mains au ciel après être tombés dans de noires médisances, et dans des calomnies qui vous font mériter l’enfer?

Comment ne tremblez-vous pas de crainte ? N’entendez-vous pas saint Paul qui vous dit " que, le lit est pur, et que le mariage est honorable? " (Hébr. XIII, 4) Que si vous n’osez néanmoins, en portant de ce lit pur et de cette bouche honorable, lever vos mains vers Dieu comment, en sortant du lit des démons, oserez-vous prononcer ce nom adorable qui est également saint et terrible? Car le démon se plaît dans les médisances et dans les outrages. C’est comme un lit délicieux où il trouve son repos. La fureur est comme un adultère qui vient corrompre la pureté de notre couche. Elle se mêle à notre âme, avec un plaisir secret. Elle la rend malheureusement féconde, et lui fait enfanter des haines et des inimitiés diaboliques. Elle fait le contraire du mariage. Le mariage ne fait de deux qu’une chair, et la colère divise ceux que l’amour unissait ensemble, et sépare même l’âme, et la divise d’avec elle-même.

Si vous voulez donc vous approcher de Dieu avec pureté et avec confiance ne souffrez pas que cette adultère , je veux dire que la colère approche de vous. Chassez-la comme un chien furieux. C’est ce que saint Paul nous commande : " Levez au ciel, " dit-il, " vos mains pures et saintes sans colère et sans dispute. " (I Tim. II, 7.)

Ne souffrez donc point que votre langue devienne impure. Comment pourrait-elle prier pour vous, si elle avait perdu la liberté que lui donnait son innocence ? Ornez-la plutôt par votre humilité, par votre douceur et par volte modestie. Rendez-la digne de parler au Dieu qu’elle invoque. Qu’elle se répande en bénédictions et en actions de grâces. Enfin, occupez-la aux actions de charité et de miséricorde. Car on peut, mes chers frères, pratiquer la charité par ses paroles: " Une parole, " dit le Sage, " vaut mieux qu’un don, et répondez aux pauvres des paroles de paix avec douceur. " (Eccli. IV, 7.) Que votre langue soit en tout temps armée des paroles sacrées de l’Ecriture, et que, selon le même Sage; " tous vos discours et tous vos entretiens soient dans la loi du Très-Haut. " (Eccli. IX, 25)

Quand nous nous serons ainsi ornés, approchons-nous de notre Roi. Prosternons-nous à ses pieds, non-seulement de corps, mais encore de l’âme. Souvenons-nous quel est Celui devant qui nous nous présentons; pour quel sujet nous y venons, et ce que nous prétendons. Nous nous approchons d’un Dieu devant qui les séraphins tremblent, que les chérubins n’osent regarder; devant qui ils sont contraints de voiler leur face, parce qu’ils ne peuvent supporter l’éclat de ce visage adorable. Nous nous approchons d’un Dieu qui habite (401) dans une lumière inaccessible, et nous nous en approchons pour le prier de nous délivrer de l’enfer, de nous pardonner nos péchés; d’éloigner de nous les tourments insupportables que nous avons mérités, de nous donner le ciel, et les biens dont jouissent les saints. Prosternons-rions donc devant lui de corps et d’esprit, afin qu’il nous relève lui-même. Invoquons sa miséricorde avec un coeur contrit et avec une humilité parfaite.

6. Vous me demandez peut-être qui est assez misérable pour n’être pas humble quand il prie? C’est celui qui prie, lorsqu’il a le coeur plein d’imprécations et de fureur, qui persécute ses ennemis, et qui crie contre eux pour en demander vengeance. Si vous voulez accuser quelqu’un dans vos prières, accusez-vous vous-même. Si vous voulez en priant armer votre langue contre les fautes de quelqu’un, que ce soit contre les vôtres. N’y représentez point à Dieu le mal que les hommes vous ont fait, mais celui que vous vous êtes fait à vous-même. Personne ne peut vous faire de tort si vous ne vous en faites pas vous-même le premier. Si vous demandez vengeance contre ceux qui vous offensent, demandez vengeance contre vous-même. Personne ne vous en empêche. Quand vous attaquez un autre homme pour vous en venger, le mal que vous lui faites vous blesse encore plus que vous ne l’étiez auparavant.

Mais quelles sont ces offenses dont vous souhaitez d’être vengé? Est-ce qu’un autre vous a fait un affront, une injustice? est-ce qu’il vous a exposé à quelque péril? Appelez-vous cela souffrir une offense? si nous étions chrétiens, nous regarderions cela comme une grâce. Ce n’est pas celui qui souffre une injure que je trouve à plaindre, c’est celui même qui la fait. La source de nos maux, mes frères, c’est que nous ne comprenons pas encore quel est véritablement celui qui fait ou qui souffre une injustice. Si nous étions en ce point bien persuadés. de la vérité, nous ne nous ferions pas si souvent tort à nous-mêmes, et nous n’invoquerions pas Dieu contre nos frères; parce que nous serions très-assurés que tous les hommes ensemble ne peuvent nous faire aucun tort.

C’est le voleur qui est. à plaindre, et non celui qu’il a volé. Si vous avez donc volé les autres, accusez-vous-en devant Dieu; mais si un autre vous a volé, priez non contre lui, mais pour lui; parce que dans la vérité, il vous a fait un grand bien en se faisant un grand mal. Quoiqu’il n’ait pas eu cette pensée en vous dérobant, il n’est pas douteux néanmoins qu’il vous a beaucoup obligé malgré 1ui-même, si vous souffrez chrétiennement cette, injustice. Toutes les lois humaines .et divines s’arment contre cet usurpateur injuste; et elles vous promettent au contraire, si vous souffrez cet outrage, un véritable, bonheur et une éclatante couronne.

Dirait-on qu’un malade qui dans une fièvre violente aurait pris à un autre un vase plein d’eau fraîche pour satisfaire la soif qui le brûle aurait fait grand tort à celui auquel il a fait ce larcin? Ne dirait-on pas plutôt qu’il se serait perdu lui-même, puisqu’il a augmenté sa fièvre, et qu’il a rendu sa maladie plus dangereuse? Jugez, de même d’un avare lorsqu’il fait une injustice. Il est brûlé d’une fièvre sans comparaison plus grande que n’est celle des malades, et les rapines qu’il fait ne servent qu’à allumer encore davantage le feu qui le consume. Si un homme transporté de fureur arrachait l’épée d’un autre, pour s’en percer, lequel des deux aurait souffert la violence, celui dont on prend l’épée, ou l’autre qui l’arrache pour s’en percer,? N’est-il pas visible que c’est ce dernier?

Disons la même chose de celui qui vole le bien d’un autre. L’argent est à l’avare ce que l’épée est au furieux. On peut dire même que c’est quelque chose encore de plus dangereux. Quand un furieux s’est une fois percé le corps de cette, épée qu’il a prise, il cesse, d’être furieux en cessant de vivre, et il ne peut plusse faire de nouvelles plaies; mais l’avare se fait chaque jour cent blessures plus dangereuses que ne sont celles de ce furieux, sans qu’il soit pour cela délivré de sa fureur. Elle en devient au contraire plus ardente qu’auparavant. Ses dernières blessures donnent toujours lieu à de nouvelles, et plus il est percé de coups, plus il se met en état de l’être encore davantage.

Pensons souvent à ceci, mes frères. Fuyons l’avarice. Détournons de nous cette épée funeste. Evitons cette mortelle fureur. Devenons enfin sages quoique trop. tard. Celui qui n’est point avare ne mérite pas moins le nom de sage que ceux qui se possèdent eux-mêmes, et qui ne courent point aux épées pour s’ôter la vie. Le furieux n’a qu’une passion à combattre, mais l’avare en a une infinité à vaincre. (402) Il n’y a rien de plus insensé que celui qui est esclave des richesses. Il croit avoir l’avantage quand il est vaincu. Il croit être le maître quand il est l’esclave. Plus les chaînes dont il le charge sont pesantes, plus il se réjouit. Plus les bêtes qui le dévorent sont furieuses, plus il en a de plaisir. Quand il est captif il en tressaille de joie. Lorsqu’il voit sa passion aboyer comme un chien furieux, au lieu de lier cette bête ou de la faire mourir de faim, il la nourrit au contraire et l’engraisse, afin qu’en devenant plus forte, elle devienne en même temps plus terrible.

Pensons donc à ces vérités, mes frères. Délivrons-nous enfin de nos chaînes. Tuons cette bête furieuse. Guérissons cette maladie mortelle. Chassons loin de nous cette manie, afin qu’en jouissant ici d’un heureux calme nous nous avancions avec un plaisir ineffable vers ce bienheureux port que nous désirons; et que nous y trouvions toutes les richesses du ciel, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LII
"APRÈS, JÉSUS S’EN ALLANT DE CE LIEU, SE RETIRA DU CÔTÉ DE TYR ET DE SIDON, ET UNE FEMME CHANANÉENNE QUI ÉTAIT SORTIE DE CE PAYS-LÀ, S’ÉCRIA EN LUI DISANT : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE MOI, MA FILLE EST MISÉRABLEMENT TOURMENTÉE DU DÉMON. " ( CHAP. XV, 21 JUSQU’AU VERSET 32.)

ANALYSE

1. Pourquoi, Jésus-Christ va chez les Gentils.

2. Humilité et foi admirable de la Chananéenne.

3. Ce que peut l’assiduité à la prière. — Qu’elle est la vraie aumône.

4.-6. De l’excellence de la charité. — Que c’est la charité qui distingue l’homme du este des animaux. — Que les plus pauvres peuvent et doivent faire l’aumône. — Combien il serait cruel de voler le bien des autres pour en faire des charités. — Des restitutions. — Ce qui distingue les véritables restitutions d’avec les fausses.
 
 

1. Saint Marc dit qu’étant entré dans une maison, il voulait que personne ne le sût; mais qu’il ne put rester caché. D’où vient, mes frères, que le Sauveur allait en ce pays? Aussitôt qu’il a montré qu’il ne fallait plus à l’avenir faire aucune distinction entre les viandes, il avance peu à peu et ouvre insensiblement aux gentils l’entrée à la grâce de son Evangile en les allant trouver lui-même. Nous voyons~de même dans les Actes, qu’aussitôt que -saint Pierre eut reçu l’ordre de ne plus regarder aucune viande comme impure, il fut aussitôt envoyé chez le centenier Corneille. (Act. X.) Que si quelqu’un me demande pourquoi Jésus-Christ va chez les gentils et chez les païens, lui qui défendait à ses apôtres d’y aller: " N’allez point, " leur dit-il, " dans la voie des gentils (Matt. X, 5); " je réponds en premier lieu que Jésus-Christ n’était point obligé d’observer lui-même ce qu’il commandait à ses apôtres. En second lieu il n’allait point dans ce pays pour y prêcher son Evangile, comme saint Marc le fait voir en disant " qu’il voulut s’y cacher et qu’il ne le put. " Au reste, si la suite de sa conduite ne Lui permettait pas d’un côté d’aller le premier trouver les païens chez eux, il était aussi de l’autre indigne de sa grâce et de sa bonté de les rebuter, lorsqu’ils le venaient (403) chercher. Si le Fils de Dieu était venu en ce monde pour courir après ceux qui le fuyaient, comment eût-il pu fuir ceux qui d’eux-mêmes couraient à lui?

Mais admirons ici, mes frères, combien cette femme se rend digne de toutes les grâces du Sauveur. Elle n’ose venir à Jérusalem, parce qu’elle s’en jugeait trop indigne. Si cette crainte si humble et si respectueuse ne. l’eût retenue, la foi qu’elle témoigne, et le voyage qu’elle fait hors de son pays, nous font assez voir qu’elle fût venue chercher Jésus-Christ au milieu de la Judée.

Quelques-uns ont trouvé un sens allégorique dans cette histoire. Ils ont remarqué que lorsque Jésus-Christ commence à sortir de la Judée, l’Eglise, que cette femme représentait, sort aussitôt de son pays, et se présente au-devant de lui. " Oubliez, ma fille, " lui dit Dieu par son prophète, " votre peuple et la maison de votre père. " (Ps. XLIV, 12.) Comme Jésus-Christ de son côté sort de son pays, cette femme aussi sort du sien ; et c’est ainsi qu’ils purent se rencontrer et s’entretenir.

" Car une femme chananéenne qui était sortie de ce pays-là, s’écria en lui disant: Seigneur, fils de David, ayez pitié de moi (22). " L’évangéliste accuse d’abord cette femme, et semble la décr4eren l’appelant " chananéenne ." mais il parle en effet de la sorte pour nous faire plus admirer sa foi, et pour relever davantage ce miracle. Car cri entendant ce mot de "chananéenne, " il est impossible que nous ne nous souvenions de ces nations détestables qui avaient même renversé toutes les lois de la nature. Ce souvenir nous doit porter en même temps à admirer la force et la puissance du Sauveur. Car ces nations qui autrefois avaient été chassées de peur qu’elles ne pervertissent les Juifs, sont devenues meilleures qu’eux, au point de sortir de leur propre terre pour venir au-devant du Fils de Dieu, lorsque les Juifs le chassent de leur pays même où il lés était venu visiter.

Cette femme donc s’étant approchée de Jésus-Christ, ne lui dit autre chose que ces paroles : "Seigneur, ayez pitié de moi!" ce qu’elle disait avec des cris si touchants que tout le monde s’arrêtait pour la regarder. En effet, qui n’eût été touché de compassion en voyant une femme forcée par sa douleur de jeter de si grands cris, en considérant une mère qui implorait la miséricorde du Sauveur pour sa fille si misérablement affligée? Elle n’ose pas même la présenter à Jésus-Christ parce qu’elle était tourmentée par le démon. Elle la laisse chez elle; elle vient seule faire sa prière. Elle représente seulement le mal que sa fille endure, sans rien exagérer.

Elle ne le conjure point de venir chez elle, comme cet officier du roi qui pria le Sauveur de venir toucher son fils, et de descendre avant qu’il mourût. (Matth. IX,17; Jean, IV, 49.) Après qu’elle lui a représenté en un mot combien sa fille était malade, elle se contente d’implorer sa miséricorde par de grands cris. Elle ne lui dit pas : Ayez pitié de ma fille; mais, " Ayez pitié de moi; " comme si elle disait : Le mal que souffre ma fille lui ôte tout sentiment; mais moi je souffre mille maux, et je sens ce que je souffre; et c’est ce sentiment que j’en ai qui me transporte hors de moi.

" Mais Jésus-Christ ne lui répondit pas un seul mot. Et ses disciples s’approchant de lui le priaient en lui disant : Contentez-la afin qu’elle s’en aille, parce qu’elle crie après nous (23). " Que cette conduite du Sauveur est nouvelle! qu’elle est surprenante ! qu’elle est différente de celle qu’il a gardée envers les Juifs! Lorsqu’ils sont le plus rebelles et le plus ingrats, il tâche de les attirer à lui, et il les prévient lui-même. Lorsqu’ils le noircissent de blasphèmes, il les adoucit par ses prières. Lorsqu’ils le tentent, il ne dédaigne pas de leur répondre. Et au contraire lorsque cette, femme vient d’elle-même et qu’elle court à lui de son propre mouvement, lorsqu’elle le prie et qu’elle le conjure avec une foi si ardente et une humilité si profonde, quoiqu’elle n’eût été instruite ni par la loi, ni par les prophètes, il ne lui dit pas même un mot.

Qui ne se serait scandalisé en voyant Jésus-Christ oublier en quelque sorte toute sa conduite, et faire le contraire de ce que tout le monde publiait de lui? Le bruit courait de toutes parts qu’il allait. chercher les malades et les affligés .dans toutes les villes pour les soulager; et on le voit au contraire ici rejeter cette femme qui venait de son propre mouvement implorer, son assistance. Qui n’aurait été touché de voir une mère affligée, jeter des cris si lugubres dans la douleur que lui causait la misère de sa fille, et être ainsi rebutée du Fils de Dieu? (404)

Elle ne demande point cette grâce comme en étant digne: elle ne l’exige point comme une dette : elle demande seulement miséricorde. " Ayez pitié de moi! " Elle représente humblement sa misère, et Jésus-Christ " ne lui répond pas même une parole! " Pour moi je ne doute point que plusieurs de ceux qui étaient présents alors, ne fussent scandalisés, mais cette femme ne se scandalisa point. Mais que dis-je, que plusieurs de ceux qui étaient présents s’en scandalisèrent, puisque les apôtres mêmes furent touchés de l’étal de cette femme, et, troublés et attristés? Cependant ils n’osent prier pour elle, ni dire: Accordez-lui la grâce qu’elle demande , mais " ils s’approchent du Sauveur, et lui disent " Contentez-la afin qu’elle s’en aille , parce qu’elle crie après nous. " Nous agissons souvent de la sorte. Lorsque nous désirons porter quelqu’un à une chose, nous lui disons le contraire de ce que nous avons dans l’esprit.

2. " Jésus-Christ leur répondit: Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui étaient perdues (24). " Que fait cette femme en entendant cette parole? Demeure-t-elle dans le silence? Cesse-t-elle de prier et se refroidit-elle dans son désir? Ne redouble-t-elle pas au, contraire ses cris et ses prières? Ce n’est pas ainsi que nous agissons nous autres. Quand Dieu diffère de nous donner ce que nous lui demandons, nous nous rebutons aussitôt au lieu de le prier avec encore plus d’instance. Mais qui n’aurait été abattu de cette réponse de Jésus-Christ? Si son seul silence pouvait faire perdre à cette femme l’espérance d’être exaucée, combien plus le devait faire cette réponse? Ne devait-elle pas encore désespérer de la guérison de sa fille, en voyant, que ceux même qui priaient pour elle éprouvaient un refus; et que Jésus-Christ dit clairement que c’est une grâce qu’il ne lui pouvait accorder?

Cependant elle ne perd point courage. Voyant que les apôtres n’avaient rien gagné auprès du Sauveur pour elle, elle use alors d’une sainte impudence. Elle n’avait osé d’abord se présenter en face devant Jésus-Christ. Elle s’était contentée " de crier " seulement " derrière lui. " Mais lorsqu’il semblait qu’elle n’avait plus qu’à s’en aller et que la guérison de sa fille était entièrement désespérée, elle s’approche plus près du Sauveur, elle l’adore et le prie de l’assister.

" Mais elle, s’approchant, l’adora en lui disant: Seigneur, assistez-moi (25)." O femme! que faites-vous? Avez-vous plus d’accès auprès du Sauveur que ses apôtres mêmes? Espérez-vous d’être plus puissante qu’eux? Nullement, nous répond-elle. Je reconnais que je n’ai ni accès ni pouvoir auprès de Jésus : je n’ai qu’une grande hardiesse et une grande impudence, et c’est cette impudence même qui me tient lieu de prière. J’espère que mon impudence lui donnera de la pudeur à lui-même, et que cette liberté avec laquelle je le prie lui ôtera la liberté de me refuser.

Mais ne venez-vous pas de lui entendre dire à lui-même: " Qu’il n’était envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël qui étaient ".perdues?" Oui, je sais qu’il l’a dit, mais je sais aussi qu’il est le Maître souverain de toutes choses, C’est pourquoi elle ne dit point à Jésus-Christ: Priez ou invoquez un autre pour moi, mais : " assistez moi vous-même " Que fera donc enfin Jésus-Christ dans cette rencontre? Il ne se rend pas encore: il ne se contente pas de cette foi, et il semble ne parler que pour rebuter encore davantage cette femme.

" Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (26). "Il l’avait d’abord rebutée par son silence, mais lorsqu’il lui parle, ce n’est que pour la rebuter encore plus par ses paroles qu’il n’avait fait par son silence. Il ne s’excuse plus par d’autres raisons, il ne dit plus: " qu’il n’est envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël. " Plus cette femme fait d’instances pour le prier, plus il est fermé à la refuser. Il n’appelle plus les Juifs des " brebis, " mais des " enfants, " et il appelle au contraire celle qui le prie " un chien."

Que fait cette femme admirable ? Elle trouve dans les paroles mêmes du Sauveur, de quoi le forcer à lui faire miséricorde. Si je suis une, " chienne, " dit-elle, je suis donc aussi du logis, et je ne suis point étrangère. Jésus-Christ, mes frères, avait bien raison de dire, qu’il était venu en ce monde pour y faire un discernement. Cette femme étrangère témoigne une vertu, une patience, et une foi incomparable, au milieu des injures dont on l’outrage; et les Juifs, après avoir eu tant de grâces du Sauveur, n’ont pour lui que de l’ingratitude. Je sais, dit-elle, Seigneur, que le pain est nécessaire aux enfants ; mais puisque vous dites que je suis " une chienne ", vous ne me défendez (405) pas d’y avoir part. Si j’en étais entièrement séparée, et qu’il me fût défendu d’y participer, je ne pourrais pas même prétendre aux miettes. Mais quoique je n’y doive avoir qu’une très-petite part, je n’en puis être néanmoins tout à fait privée, bien que je ne sois qu’une chienne; c’est au contraire parce que je suis une chienne que j’y dois participer.

C’était certainement pour donner lieu à une foi si humble et si vive que Jésus-Christ avait rebuté cette femme jusqu’alors. Comme il prévoyait ce qu’elle allait lui dire, il rejetait ses prières, et demeurait sourd à ses demandes pour faire connaître à tout le monde jusqu’où allait sa foi et l’excellence de sa vertu. S’il eût été résolu d’abord de ne lui point accorder cette grâce, il ne la lui aurait pas même accordée après ces paroles, il n’aurait pas pris la peine même de lui répondre une seconde fois. Il la traite comme il avait traité le centenier, lorsqu’il lui dit: " J’irai chez vous, et je guérirai votre fils (Matth. VIII, 7), " ce qu’il ne fit qu’afin de nous donner lieu de voir quelle était la foi de cet homme, qui lui répondit:

" Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi; " comme il avait traité l’hémorrhoïsse, à laquelle il dit: " Je sais qu’il est sorti de moi quelque vertu (Luc VII, 46),"afin de nous apprendre quelle avait été la foi de cette femme: enfin il tient encore la nième conduite envers la Samaritaine, et il lui rappelle les désordres de sa vie passée pour nous montrer qu’ainsi confondue cette, femme ne laisse pas de rester attachée au Sauveur.

C’est donc la même règle que Jésus-Christ suit ici envers cette femme. Il ne voulait pas que cette vertu si rare nous fût cachée. Toutes ces paroles rebutantes qu’il lui disait ne venaient d’aucun mépris pour elle, mais du désir de l’exercer et de découvrir à tout le monde le trésor inestimable qui était caché dans sou coeur. Et admirez ici, mes frères, non-seulement la foi, mais encore la modestie de cette femme. Jésus-Christ ayant appelé les Juifs " enfants", elle ne se contente pas de leur donner ce nom auguste; mais elle les appelle " ses maîtres ", tant elle était éloignée de s’affliger ou d’être envieuse des louanges que le Sauveur donnait aux autres.

" Il est vrai, Seigneur, répliqua-t-elle, mais les petits chiens mangent au moins des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (27). " Peut-on assez admirer. la sagesse et l’humilité de cette femme, qui ne s’oppose joint aux paroles de Jésus-Christ, et qui n’est point envieuse des louanges qu’on donne aux autres en sa présence? Peut-on assez admirer cette patience qui ne se rebute d’aucun mépris, et cette fermeté de courage qui ne petit s’abattre de rien? Jésus-Christ dit : " Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens. " Et elle répond : " Il est vrai, Seigneur. " Jésus-Christ appelle les Juifs " enfants " ; et elle les appelle " ses seigneurs et ses maîtres. " Jésus-Christ lui donne le nom " de chienne ", et elle accepte cette injure, elle s’y soumet et se rabaisse aussitôt à l’état et à la nourriture des chiens.

Pour voir encore mieux l’humilité de cette femme, il ne faut que la comparer avec l’orgueil insupportable, des Juifs, qui lorsque Jésus-Christ leur parle ont la hardiesse de lui répondre: " Nous sommes la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été asservis, à personne, mais nous sommes nés de Dieu. " (Jean, VIII, 33.) Ce. n’est pas ainsi qu’agit cette femme, Elle prend pour, elle le nom de "chienne ";et donne aux Juifs celui de " maîtres " et de "seigneurs; " et c’est ce qui la fit entrer elle-même au rang des "enfants. " Car que répond Jésus-Christ?’

" Alors Jésus lui dit: O femme, votre foi est grande ! qu’il vous soit fait comme vous le désirez ! et sa fille fut guérie à la même heure (28). " Il ne lui avait dit toutes ces dures paroles que pour avoir occasion de lui dire celle-ci: " O femme, votre foi est grande, " et de lui rendre ainsi la gloire qu’elle méritait : " Qu’il vous soit fait comme vous le " désirez; " comme s’il lui disait : il est vrai que votre foi pourrait obtenir beaucoup plus que vous ne demandez; néanmoins " qu’il vous soit fait comme vous le désirez. " Cette parole a du rapport avec celle de Dieu, lorsqu’il dit : " Que le ciel soit fait; et le ciel se fit. " Car " sa fille, " dit l’évangile, "fut guérie à la même heure. " Nous voyons dans ces paroles, combien la mère contribua à la guérison de sa fille. Car Jésus-Christ ne dit pas:

Que votre fille soit guérie , mais: " O femme, votre foi est grande ; qu’il vous soit fait comme vous le désirez. " Il voulait nous faire voir par cette parole que ce n’était point par complaisance ou par flatterie qu’il lui parlait de la sorte ; mais pour rendre un témoignage (406) illustre à sa vertu et à sa foi, à laquelle il voulut que l’événement même, servît de preuve. Car " sa fille fut guérie à la même heure. "

3. N’admirez-vous point, mes frères, comment cette femme vint par elle-même à bout de son dessein, lorsque les apôtres mêmes n’avaient pu réussir à l’aider? tant une prière ardente et continuelle a de force pour fléchir Dieu ! Il aime mieux les prières que nous lui faisons pour nous-mêmes, quoique nous soyons coupables, que celles que les autres lui font pour nous. Les apôtres avaient plus d’accès auprès de Jésus-Christ que. cette femme; mais cette femme avait plus de constance et de persévérance que les apôtres. Et Jésus-Christ leur fit assez voir par l’événement la sagesse de sa conduite, lorsqu’il différait de l’exaucer, qu’il n’écoutait point ses prières, et qu’il rejetait même celles que ses apôtres lui adressaient en sa faveur.

"Jésus quittant ce lieu vint le long de la mer de Galilée et montant sur une montagne il, s’y assit (29). Et une grande multitude s’approcha de lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles, des muets, des estropiés, et beaucoup d’autres malades qu’ils mirent aux pieds de Jésus, et il les guérit (30). De sorte qu’ils étaient tous dans l’admiration, voyant que les muets parlaient, que les estropiés étaient guéris, que les boiteux marchaient, que les aveugles voyaient et ils rendaient gloire au Dieu d’Israël (31)." Jésus-Christ va quelquefois de lieu en lieu chercher les malades pour les guérir. D’autres fois il attend qu’ils viennent à lui, et il souffre que les boiteux montent avec peine au haut des montagnes pour y aller chercher leur guérison. Ces malades dont il est parlé ici ne demandent plus à toucher le bord de sa robe, comme on voit qu’ils le souhaitaient auparavant. Ils semblent déjà plus avancés, et, on voit que leur foi s’est augmentée. Ils se contentent de se prosterner à ses pieds; et ils donnent ainsi une double preuve de leur foi; la première en montant, quoique boiteux sur les plus hautes montagnes dans la ferme espérance qu’ils ont de leur guérison; et la seconde, en ce qu’ils croyaient qu’il suffit pour l’obtenir de se jeter aux pieds de leur Sauveur.

C’était un prodige bien surprenant de voir des personnes qu’on était auparavant obligé de porter, marcher tout d’un coup sans aucune peine, et des aveugles qui ne pouvaient faire un pas sans guide, voir clair en un moment et n’avoir plus ,besoin de personne pour les conduire. On était également surpris, et de la multitude de ces malades qui étaient miraculeusement guéris, et de la facilité avec laquelle Jésus-Christ les guérissait.

Mais remarquez ici, mes frères, la conduite du Fils de Dieu, Il n’exauce cette femme chananéenne qu’après beaucoup de rebuts, il guérit au contraire tous ces malades, au moment même qu’ils se présentent. Ce n’était point parce que ces derniers étaient préférables à cette femme, mais parce que tette femme avait plus de foi qu’eux tous. Jésus-Christ en différant de la guérir voulait faire voir sa générosité et sa constance, et il guérissait au contraire ces malades sans différer, pour fermer la bouche à l’ingratitude des Juifs, et pour leur ôter toute excuse. Car plus nous avons reçu de grâces, plus nous devenons coupables si nous sommes ingrats, et si les faveurs dont Dieu nous honore ne nous rendent pas meilleurs.

C’est pour cette raison que, les riches qui auront mal vécu , seront bien plus punis que les pauvres parce que l’abondance où ils se sont vus ne les a pas rendus plus reconnaissants envers Dieu, et plus charitables envers leurs frères. Et ne me dites, point qu’ils ont fait quelques aumônes. Si les aumônes qu’ils ont faites ne sont en rapport avec leurs richesses, elles ne les délivreront pas de la peine qu’ils méritent. Dieu ne jugera pas de nos charités par la mesure que nous y aurons gardée: mais par la plénitude du coeur, et par l’ardeur de la volonté avec laquelle nous les aurons faites. Que si ceux qui ne donnent pas autant qu’ils le peuvent seront condamnés de Dieu, combien le seront davantage, ceux qui amassent, des biens superflus, qui font des bâtiments immenses, et qui négligent en même temps les pauvres; qui appliquent tous leurs soins à augmenter leurs richesses, et qui n’ont jamais la moindre pensée de les partager à ceux qui souffrent de la faim?

Mais puisque nous sommes tombés sur le sujet, de l’aumône, je vous prie de trouver bon que nous reprenions aujourd’hui le discours que nous laissâmes imparfait, il y a trois jours. Vous vous souvenez que lorsque je vous parlais de la charité envers .les pauvres, notre sujet (407) nous voilà insensiblement à condamner les dépenses superflues qui la pouvaient diminuer, et que nous descendîmes dans les détails, jusqu’à parler du soin qu’on apporte à orner ses chaussures et de mille autres vains ornements pour lesquels la jeunesse d’aujourd’hui est si fort passionnée, Vous savez que je commençai à vous représenter alors que la charité était comme un art divin. Que l’école où l’on apprenait cet art était le ciel, et que le maître qui nous en instruisait, était-non un homme, mais Dieu même.

Nous nous étendîmes ensuite sur la question de savoir ce que c’était proprement qu’un art, ou ce qui ne méritait pas ce nom. Enfin nous fîmes une longue digression sur la vanité de la plupart des arts d’aujourd’hui, et nous nous appliquâmes particulièrement à montrer la superfluité que l’on recherche dans les chaussures. Reprenons donc encore aujourd’hui ce sujet, et faisons voir que la charité est l’art le plus excellent et le plus divin de tous. Car si le propre d’un art est d’avoir pour objet quelque chose qui soit utile; et s’il n’y a rien de plus utile que la charité que nous exerçons envers les pauvres, n’est-il pas clair que la charité est le plus excellent de tous les arts ?

Cet art céleste ne nous apprend pas à faire un soulier avec élégance, à faire des étoffes bien fines, ou à bâtir des maisons de boue, mais à hériter la vie éternelle; à nous délivrer de la mort, à nous rendre illustres dans cette vie et dans l’autre. Cet art divin nous apprend à nous bâtir une demeure dans le ciel, à nous préparer des tentes célestes et à nous construire des tabernacles éternels. Il ne nous laisse point éteindre nos lampes. Il ne souffre point que nous nous présentions aux noces célestes de l’époux avec un habit sale et en désordre, mais il lave nos vêtements et les rend plus blancs que la neige. " Quand vos péchés ", dit Dieu, " auraient rendu vos habits plus rouges que l’écarlate, je les rendrai plus blancs que la neige." (Isaïe, I,17.) C’est cet art qui nous empêche de tomber dans le malheur du mauvais riche, et d’entendre les paroles terribles qui lui furent dites, mais qui nous conduit dans le bienheureux sein d’Abraham.

4. De plus chaque art en cette vie n’a qu’un but et une fin qui lui est particulière. On n’exerce l’agriculture que pour avoir de quoi se nourrir. La draperie ne se met en peine que du vêtement. Nous voyons même qu’un seul de ces arts ne peut de lui-même atteindre sa fin ni se donner ce qui lui est nécessaire pour agir. Comment, par exemple, pourrait subsister 1’agriculture, si les forgerons ne lui préparaient le hoyau, la faux, la hache et tous les instruments dont elle a besoin ; si les charpentiers ne lui faisaient des charrues; si les bourreliers ne lui taillaient les cuirs qui lui sont nécessaires ; si l’architecture n’élevait quelque toit ou pour les boeufs qui labourent, ou pour les hommes qui les conduisent; si d’autres n’allaient abattre et équarrir le bois dans les forêts ; enfin, si les boulangers ne savaient faire le dernier usage du blé que le laboureur recueille par ses travaux?

Combien de choses aussi sont nécessaires à la draperie, et de combien d’autres arts dépend-elle sans lesquels elle ne pourrait pratiquer le sien? Ainsi chaque art a besoin des autres, et il tomberait s’il n’en était soutenu. Mais l’art divin de la charité n’a besoin que de lui seul. Lorsque nous voulons l’exercer, nous sommes indépendants de tous les hommes. La seule volonté suffit.

Que si vous me dites que pour l’exercer il faut avoir de grands biens, souvenez-vous de ce que Jésus-Christ dit de cette veuve de l’Evangile, et détrompez-vous de cette fausse pensée. Quand vous seriez pauvre jusqu’à mendier votre pain, si vous donnez seulement, deux oboles, vous pratiquez divinement la charité. Quand vous ne donneriez qu’un morceau de pain, si vous ne pouvez donner davantage, vous excellez en cet art céleste.

Appliquons-nous donc, mes frères, à cet art divin. Exerçons-le avec amour. Il vaut sans comparaison mieux s’y rendre habile que d’être roi et de porter une couronne. Car l’avantage que cet art a sur les autres n’est pas seulement qu’il ne dépend point des autres arts. Il nous devient encore lui seul une source féconde de mille biens. Il nous dresse dans le ciel des édifices qui subsisteront éternellement. Il apprend à ceux qui le pratiquent à fuir une immortelle mort. Il nous enrichit et nous fait trouver des trésors inépuisables, qui ne craignent ni les voleurs ni la rouille ni la loi du temps, qui consume toutes les choses d’ici-bas. Si l’on vous promettait de vous enseigner un moyen de garder votre blé pendant plusieurs années sans se corrompre, que (408) ne donneriez-vous point pour l’apprendre? Et cet art admirable dont nous parlons vous apprend à garder en toute sûreté non votre blé, mais vos biens, votre corps et votre âme pure et incorruptible; et vous ne le recherchez pas?

Mais pourquoi m’arrêté-je à dire en détail tous les avantages de cet art divin? Il suffit de dire en général qu’il nous apprend le moyen de nous rendre semblables à Dieu même; ce qui seul sans doute est le plus grand de tous les biens. Ainsi vous voyez que cet art ne se borne pas à un seul objet, et que sans avoir besoin d’autre appui que de lui-même, il bâtit des édifices admirables, il fait des vêtements d’une beauté extraordinaire il amasse des trésors qui ne périssent jamais, il nous fait surmonter la mort et le diable, et nous rend semblables à Dieu.

Quel autre art donc peut être aussi utile que celui-ci? Les autres, outre ce que nous en avons déjà dit, périssent avec cette vie, et cessent même par la moindre maladie. Leurs ouvrages ne peuvent subsister toujours, et il faut, pour les achever, beaucoup de peine et de temps. Mais quand le monde passera, c’est alors que cet art divin dont nous parlons éclatera davantage.. C’est alors qu’il fera briller ces ouvrages merveilleux et qu’il les fera subsister avec plus de fermeté. Il n’a besoin pour agir ni de temps, ni de peine, ni de travail. La maladie n’interrompt point son action. La vieillesse ne l’affaiblit pas. Il nous accompagne jusque dans l’autre vie. Il ne nous quitte point à notre mort, et ne nous abandonne jamais.

Il nous met au-dessus des plus grands philosophes et des orateurs de ce siècle. Et au lieu que ceux-ci, lorsqu’ils sont habiles, ont mille envieux qui les déchirent, ceux au contraire qui excellent en cet art divin, sont estimés de tout le monde. Les orateurs ne peuvent défendre les autres qu’aux tribunaux de la terre. C’est la seulement qu’ils soutiennent la cause de ceux qui ont souffert quelque injustice, et souvent même de ceux qui l’ont faite; mais cet art céleste nous rend puissants au tribunal de Jésus-Christ; non-seulement il parle en faveur des autres devant ce redoutable juge, mais il oblige le juge même à parler en faveur du coupable, à le protéger ; et à lui prononcer une sentence favorable. Quand il aurait commis cent crimes, s’il a lâché de les laser par une charité sincère, Dieu est comme forcé de les lui pardonner, de le couronner et de le combler de gloire. " Donnez, " dit-il, " l’aumône, et toutes, choses vous seront pures. "

Mais pourquoi parler de l’autre monde? Si dans celui-ci même on donnait le choix aux hommes, et qu’on leur demandât lequel ils aimeraient qu’il y eût, ou beaucoup d’habiles orateurs, ou beaucoup d’hommes charitables, on les verrait préférer la charité à l’éloquence. Et n’aurait-on pas raison, mes frères, de faire ce choix, puisque quand ces ornements de discours seraient bannis de toute la terre, elle n’en serait pas moins heureuse, et qu’elle a subsisté sans cela durant tant de siècles? mais si vous en ôtiez la charité, tout le monde tomberait aussitôt dans une confusion et dans une ruine générale? On ne pourrait aller sur la mer, si l’in en détruisait les ports et les autres lieux favorables aux vaisseaux qui s’y retirent, et il serait impossible de même que les hommes subsistassent sans la charité et sans la miséricorde.

5. C’est pourquoi Dieu n’a pas voulu que les hommes ne fussent charitables que par étude et par la force des raisonnements. Il a comme enté cette vertu dans la nature même, et il a voulu qu’un instinct et une loi naturelle rendit les hommes doux et compatissants les uns envers les. autres. C’est cette loi intérieure qui inspire aux pères et aux mères la tendresse pour Feurs enfants, et qui donne réciproquement aux enfants de l’amour et du respect pour leurs pères; ce qui se retrouve jusque dans les bêtes mêmes. C’est elle qui lie tous les hommes par une amitié mutuelle.

Car nous avons tous une pente naturelle qui nous porte à la miséricorde. Et c’est ce secret instinct de la nature qui fait que nous ressentons de l’indignation lorsque l’on fait injustice aux autres et que nous pleurons lorsque nous en voyons d’autres qui pleurent. Comme Dieu veut que nous ressentions cette compassion. pour tous les hommes, il l’a lui-même imprimée et comme gravée dans la nature. Il semble lui avoir voulu commander de contribuer de sa part à produire en nous ces sentiments, afin que nous reconnaissions dans cet instinct naturel, combien la miséricorde lui est agréable, et combien il désire de nous que nous l’exercions envers tout le monde.

Pensons donc à ceci, mes frères. Allons à cette école céleste, et conduisons-y nos enfants, (409) nos parents et nos proches. Que l’homme apprenne avant toutes choses à être charitable, puisque c’est la charité qui le rend proprement homme. C’est une grande chose, mes frères, que d’être homme, Mais un homme charitable est une chose bien plus précieuse. Celui qui n’a pais cette charité cesse d’être homme, puisque c’est elle, comme j’ai dit, qui fait qu’il est homme. Et vous étonnez-vous que ce soit le propre de l’homme d’être charitable, puisque c’est le propre de Dieu même? " Soyez miséricordieux, " dit-il, " comme votre Père céleste est miséricordieux. " (Luc, VI, 36.)

Apprenons donc à devenir charitables, non-seulement pour les raisons que nous avons dites et .pour l’utilité des autres, mais, encore pour notre avantage particulier, puisque nous avons aussi besoin nous autres d’une grande miséricorde. Tenons pour perdu tout le temps, que nous né consacrons point à la pratique de la charité. Mais j’appelle ici charité celle qui est exempte de toute avarice. Car si celui qui se contente de posséder paisiblement ce qu’il a sans en faire part aux autres, est bien éloigné d’être charitable, que sera-ce de celui qui ravit le bien de ses frères, quand il ferait des aumônes infinies? Si c’est être cruel et inhumain que de jouir seul de ses richesses, que sera-ce de voler le bien des autres? Si ceux qui ne font aucune injustice sont punis parce qu’ils n’ont pas fait l’aumône, que deviendront ceux qui font tant d’actions injustes?

Ne me dites donc point qu’à la vérité vous avez volé cet homme, mais que c’était pour en faire l’aumône à un autre. C’est un crime qu’on ne peut souffrir. Ne fallait-il pas rendre cet argent à celui-là même à qui vous l’aviez ôté?

Vous avez fait une plaie à un homme et vous voulez guérir un autre que vous n’avez pas blessé. C’était à ce premier que vous deviez appliquer vos remèdes, ou plutôt que vous deviez ne point faire de plaie. Ce n’est pas être miséricordieux que de frapper les autres et de les guérir ensuite. il faut que nous guérissions ceux que nous n’avons pas blessés. Portez donc les premiers remèdes aux maux que vous avez faits vous-mêmes, et vous penserez ensuite au reste. Qu plutôt, comme je vous l’ai déjà dit, ne faites tort à personne, et ne faites point de plaie que vous soyez obligé de refermer. Ce serait se jouer de Dieu que d’ôter le bien d’autrui pour lui rendre ensuite ce qu’on lui avait ôté.

Il est impossible aussi qu’un avare répare le mal qu’il a fait par son avarice, lorsqu’il ne rend qu’autant qu’il a pris. Il ne suffit pas, pour une obole qu’il a volée de donner une, obole aux pauvres. Il faut qu’il rende un talent pour se laver de son crime devant Dieu. Lorsqu’un voleur est surpris il est obligé de rendre quatre fois plus qu’il n’a volé. Ceux qui, par des voies injustes. ravissent le bien des autres, sont pires que des voleurs déclarés. Si donc ces derniers doivent restituer quatre fois au. tant, n’est-il pas visible que ceux qui ravissent le bien d’autrui doivent rendre dix fois davantage?

Et Dieu veuille encore qu’en restituant de cette manière, leurs injustices et leurs rapines soient effacées aux yeux de Dieu! car pour espérer d’être récompensés , comme s’ils avaient fait de grandes aumônes, c’est ce que je ne crois pas qu’ils doivent prétendre. C’est pourquoi Zachée disait : " Si j’ai fait tort à quelqu’un, je lui rends le quadruple, et je donne la moitié de mon bien aux pauvres. " (Luc, XIX, 8.) Si la loi obligeait de rendre quatre fois autant, à combien plus nous obligera le temps de la grâce du Sauveur? Et si un voleur était obligé à cette rigueur, celui qui ravit le bien d’autrui est obligé à une sévérité bien plus grande. Car outre le tort qu’il fait à son frère, il témoigne encore avoir pour lui un si grand mépris que quand il lui rendrait le centuple de ce qu’il lui a ôté, à peine pourrait-il satisfaire.

Vous voyez donc que j’ai eu raison de dire que si vous avez volé un sou, vous aurez peine à réparer cette offense en rendant même un talent. Que si en restituant de la sorte, tout ce que vous pouvez faire c’est d’éviter de vous perdre pour jamais, que pouvez-vous prétendre si vous renversez cet ordre, et si, ravissant des successions tout entières, vous vous contentez de rendre de légères sommes, et non pas même à ceux à qui vous avez fait tort, mais à d’autres au lieu d’eux? Quelle espérance peut-il vous rester, et quel salut devez-vous attendre? Voulez-vous savoir le mal que vous faites par cette fausse miséricorde ? Ecoutez l’Ecriture qui vous l’apprend : " Celui ", dit-elle, " qui offre à Dieu un sacrifice du bien des pauvres ressemble à celui qui égorge le fils devant son père." (Ecclés. XXXIV, 22.)

Ne sortons donc de ce saint lieu, mes frères, qu’après avoir gravé cette parole de l’Ecriture (410) dans notre coeur; gravons-la aussi sur nos mains et sur nos murailles. Imprimons-la partout, afin qu’elle soit toujours-présente devant nos yeux, et que cette crainte étant vivante dans nous, retienne nos mains et les empêchent de se tremper dans le sang des pauvres. Car, celui qui vole le pauvre fait pis que s’il le tuait; et cette mort qu’il lui cause par son avarice est d’autant plus cruelle qu’elle est plus lente.

Afin donc que nous puissions nous délivrer d’un crime si horrible aux yeux de Dieu, comprenons-en nous-mêmes l’excès, et faisons-le comprendre aux autres. Ce sera ainsi que nous deviendrons plus ardents à faire l’aumône, et que nous recevrons dès ici la récompense de nos charités, qui sera enfin suivie des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LIII
" OR, JÉSUS, APPELANT SES DISCIPLES, LEUR DIT : J’AI GRANDE COMPASSION DE CE PEUPLE, PARCE QU’IL YA DÉJA TROIS JOURS QU’ILS DEMEURENT CONTINUELLEMENT AVEC MOI, ET ILS N’ONT RIEN A MANGER. ET JE NE VEUX PAS LES RENVOYER SANS AVOIR MANGÉ, DE PEUR QU’ILS NE TOMBENT EN DÉFAILLANCE SUR LES CHEMINS. " (CHAP. XV, 38, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. 16.)

ANALYSE

1. Second miracle de la multiplication des pains. — Les apôtres ont raconté avec une admirable franchise même ce qui n’est pas à leur avantage.

2. Comparaison des deux miracles de la multiplication des pains.

3. Réprimande que Jésus-Christ fait à ses Apôtres touchant leur peu d’intelligence des choses de Dieu.

4 et 5. Que l’homme ne doit pas prétendre, ni désirer même de passer toute sa vie dans le bonheur; qu’il faut que la vie soit mêlée de biens et de maux. — Que ceux qui paraissent les plus heureux, ont aussi leurs peines qui les tourmentent; et que ceux qui semblent les plus misérables, ont des douceurs qui les consolent. — Qu’il n’y a que la vertu qui puisse véritablement faire le bonheur des hommes.
 
 

1. Jésus-Christ, mes frères, fait encore ici ce qu’il avait fait dans la première multiplication des pains, il avait eu soin alors de guérir auparavant beaucoup de maladies corporelles. Il fait encore ici la même chose, et commence par guérir beaucoup d’aveugles, de boiteux et d’autres malades. Mais pourquoi les apôtres, qui prévinrent alors Jésus-Christ, et qui lui dirent: " Renvoyez ce peuple, " ne lui disent-ils rien de pareil en cette rencontre, et cela après trois jours entiers que ce peuple avait passés à sa suite? C’est ou parce que leur foi était devenue plus grande depuis ce premier miracle, ou parce qu’ils remarquaient que la joie de tout ce peuple le rendait insensible à la faim. Car ils étaient tout occupés à glorifier Dieu des miracles qu’ils voyaient faire au Sauveur.

Et remarquez encore ici, mes frères, que le Fils de Dieu n’en vient pas simplement et tout à coup à faire ce miracle. Il tente auparavant ses disciples, et il les excite eux-mêmes à le prier de le faire. Ce peuple, qui n’était venu que pour obtenir la guérison des malades, n’osait pas demander encore à Jésus-Christ qu’il lui donnât quelque nourriture. Mais (411) Jésus-Christ, qui était si charitable et qui prévoyait avec tant de soin les besoins de tous, prévient encore ici ceux qui ne lui demandaient rien, et dit à ses disciples: " J’ai grande compassion de ce peuple, parce qu’il y a déjà trois jours qu’ils demeurent continuellement avec moi, et qu’ils n’ont rien à manger, et je ne veux pas les renvoyer sans avoir " mangé. " Quand ce peuple en venant ici aurait apporté lui-même de quoi se nourrir trois jours entiers qu’il est avec moi, il aurait déjà consumé tout ce qu’il pouvait avoir.

C’était pour cette raison qu’il ne se hâtait pas de faire ce miracle, ni le premier, ni le second jour. Il attendit qu’ils eussent consumé tout ce qui leur pouvait rester, afin que, sentant un besoin présent, ils reçussent avec plus d’empressement un miracle qui leur était si nécessaire. C’est pourquoi il ajoute: " De peur qu’ils ne tombent en défaillance sur les chemins, " pour faire voir qu’ils étaient venus de loin, et que, quand même ils auraient d’abord pris avec eux quelques vivres, il ne leur en pouvait plus rester. Mats on pouvait dire au Sauveur : Si vous ne voulez pas renvoyer ce peuple sans lui donner à manger, pourquoi ne faites-vous donc pas un miracle pour le nourrir dans ce désert?. Je ne le fais pas, répond le Sauveur, parce que je veux auparavant instruire mes disciples par les demandes que je leur adresse, et par les réponses qu’ils me font, leur faire remarquer l’état des choses, les exciter à montrer leur foi et les porter, à me dire : Donnez-nous ici des pains pour nourrir ce peuple.

Cependant les apôtres ne comprennent point le dessein du Fils de Dieu, et il est obligé de leur dire, comme rapporte saint Marc: " Votre coeur est-il donc tellement appesanti qu’ayant des yeux vous ne voyiez pas, et qu’ayant des oreilles vous n’entendiez pas? " (Marc, VIII, 17.) Si telle n’eût pas été son intention, pourquoi aurait-il témoigné à ses apôtres que ce peuple méritait qu’il lui fît cette charité, et pourquoi leur aurait-il dit : " Qu’il était touché de compassion? " Saint Matthieu remarque que Jésus-Christ fit bientôt après ce reproche à ses disciples : " Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous n’avez point pris de pains? Ne comprenez-vous pas encore et ne vous souvient-il point des cinq pains pour cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers? " (Matth., C. XVI, 8, 9.) Ceci fait voir que les évangélistes sont parfaitement d’accord entre eux.

Mais que font ici les disciples? Ils rampent encore par terre: cependant leur Maître n’avait rien négligé pour graver dans leur mémoire le premier miracle de la multiplication des pains; il les avait interrogés, il avait provoqué leurs réponses, il les avait rendus les ministres de cette distribution miraculeuse, il leur avait fait emporter douze corbeilles pleines des restes du festin : ils étaient donc encore très-faibles et très-imparfaits. Voici la réponse qu’ils font à Jésus-Christ : " Comment pourrions-nous trouver dans ce lieu désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude (33)? " Ils représentent également à Jésus-Christ dans l’un et l’autre de ces miracles qu’ils étaient dans une profonde solitude; ce qu’ils ne disaient. sans doute qu’à cause de la faiblesse de leur foi; mais Dieu le permettait ainsi, pour donner plus d’éclat à ce miracle, et pour le rendre moins suspect. Il voulait empêcher, comme je l’ai déjà marqué, qu’on ne crût que l’on avait fait venir ce pain de quelque bourg du voisinage. Ce lieu désert, que l’Evangile marque avec soin, repoussait par lui seul cette pensée, et redoublait la foi et l’admiration de ce prodige.

C’était pour cette raison que dans ces deux différents miracles Jésus-Christ avait choisi un lieu solitaire écarté des villes. Mais les apôtres, ne comprenant rien à l’ouvrage de Jésus-Christ, lui disent : " Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude? Ils croyaient que Jésus-Christ, en leur parlant de la sorte, se disposait à leur ordonner d’aller chercher de quoi nourrir tout ce peuple. Mais cette pensée était bien peu sage, puisqu’il ne leur avait dit dans la première multiplication des pains: " Donnez-leur vous-mêmes à manger, " que pour les obliger à le prier lui-même de le faire. Il ne leur commande point ici de leur donner a manger. Il leur dit seulement : "J’ai grande compassion de ce peuple, et je ne le veux point renvoyer sans avoir mangé. " Il veut Les exciter et leur faire naître une ouverture favorable pour lui demander son secours dans cette rencontre. Car ses paroles marquaient assez qu’il pouvait bien ne les pas renvoyer sans manger, et qu’il avait ce pouvoir au milieu même des déserts, (413) puisqu’en disant: " Je ne veux pas les renvoyer," il faisait voir assez clairement ce qu’il pouvait.

Après donc que les apôtres lui eurent représenté quelle était la multitude de ce peuple et la solitude du désert où ils étaient, en disant: " Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude? " sans qu’ils comprissent encore rien au dessein de Jésus-Christ, par les paroles qu’il leur avait dites, il commence enfin à agir par lui-même, et il leur demande: " Combien avez-vous de pains? Sept, lui répondirent-ils, et quelques petits poissons (34)." Ils n’ajoutent pas ici comme la première fois : " Mais qu’est-ce que cela pour tant de monde? "Ce qui fait voir que s’ils n’étaient pas encore assez intelligents pour comprendre toutes les merveilles de Jésus-Christ, ils étaient néanmoins un peu plus avancés qu’ils n’étaient au temps du premier miracle. C’est pourquoi Jésus-Christ leur, fit à dessein la même demande, afin d’élever leur esprit, et de les faire souvenir du premier miracle qu’ils Lui avaient déjà vu faire.

Mais après avoir vu la faiblesse des apôtres, voyez maintenant, mes frères, la grandeur de leur vertu. Et admirez jusqu’où allait leur amour pour la vérité, puisqu’écrivant eux-mêmes cette histoire dans la suite, ils n’y ont rien caché de leur faiblesse, ni déguisé de leurs imperfections, quoiqu’elles fussent si considérables. Car c’était en effet une grande faute d’avoir si tôt oublié un si grand miracle, opéré il, n’y avait pas longtemps; et ce n’est pas sans sujet que Jésus-Christ leur fit le reproche qu’ils n’ont pas même voulu omettre.

2. Il faut encore remarquer ici, mes frères, la vertu prodigieuse des apôtres, et admirer jusqu’à quel point ils avaient appris à ne faire aucun état du manger; en effet, ils sont dans le fond d’un désert où ils ont déjà demeuré trois jours, et ils n’ont pour toute nourriture que sept pains. Pour les autres circonstances du miracle, elles sont les mêmes que dans la première multiplication; Jésus commande au peuple de s’asseoir par terre, puis il fait croître les pains dans les mains de ses disciples. " Il commanda donc au peuple de s’asseoir sur la terre (35). Et prenant les sept pains et les poissons, après avoir rendu grâces, il les rompit et les donna à ses disciples, et ses disciples les donnèrent au peuple (36). " Mais la suite n’est pas la même que dans le premier miracle. " Car tous en mangèrent et furent rassasiés. Et on emporta sept corbeilles pleines des morceaux qui étaient restés (37). Or, ceux qui en mangèrent étaient au nombre, de quatre mille hommes, sans compter les femmes et les enfants (38). " La première fois il avait nourri cinq mille hommes, et l’on avait rempli douze paniers des pains qui restaient ; pourquoi donc ne reste-t-il ici que sept corbeilles, lorsque cependant il n’y avait que quatre mille hommes? Pourquoi, plus il y a de monde, plus trouve-t-on de pain de reste? Nous pourrions répondre fort simplement que ces sept corbeilles d’ici étaient peut-être plus grandes que ces douze paniers d’alors, ou que Jésus-Christ, pour empêcher qu’on ne confondît ces deux miracles, et qu’on ne les fît passer pour un seul, voulut mettre entre les deux quelque différence ; voilà pourquoi il égale les paniers qui restaient du premier miracle au nombre de ses apôtres, et les sept corbeilles du second à celui des pains.

Mais il faisait encore voir bien clairement sa puissance souveraine par ces petites circonstances, et marquait avec quelle facilité il accomplissait les plus grands miracles, puisqu’il lui était si aisé de faire tout réussir dans la manière qu’il lui plaisait. Car je regarde ceci, mes frères, comme l’effet d’une grande puissance dans le Fils de Dieu, d’avoir fait trouver ce nombre si juste, et d’avoir fait rester si précisément douze paniers en nourrissant les cinq mille hommes, et sept corbeilles en nourrissant les quatre mille, sans qu’il y eût rien de plus ou de moins que ce nombre.

Ce dernier miracle se termine enfin comme le premier. Car il est marqué dans l’un et dans l’autre que Jésus-Christ, après avoir renvoyé le peuple, se retira " et monta dans une barque. " Comme Jésus-Christ n’avait encore point fait de miracle qui attirât autant le peuple à le suivre que cette multiplication des pains, et non-seulement à le suivre, mais à le prendre même pour roi, il voulut faire voir jusqu’à quel point il fuyait la royauté. Il se retira aussitôt et monta sur une barque, afin que ce peuple ne le pût suivre.

" Et ayant renvoyé le peuple, il monta sur une barque, et vint au pays de Magedan (39). Alors les pharisiens et les sadducéens vinrent à lui pour le tenter et le prièrent de leur faire voir quelque prodige dans l’air (1). (413)

" Mais il leur répondit : Le soir vous dites : il fera beau parce que le ciel est rouge (2). Et le matin vous dites : Nous aurons aujourd’hui de l’orage, parce que le ciel est sombre et rougeâtre (3). " Saint Marc dit que lorsqu’ils se furent approchés du Sauveur et qu’ils l’eurent- prié de leur faire voir quelque signe, il en gémit et dit en soupirant : " Pourquoi ce peuple me demande-t-il un prodige? "(Marc, VI, 42.} Cette demande captieuse qu’ils faisaient à Jésus-Christ ne mériterait que son indignation, et néanmoins le Fils de Dieu est si doux qu’il ne s’irrite point contre leur malice. Il est au contraire touché de leur misère.

Il s’afflige que leur maladie soit incurable, et qu’après tant de preuves si publiques de sa puissance, ils viennent encore le tenter. Il savait que ce n’était point pour croire en lui qu’ils lui faisaient cette demande, mais seulement pour le surprendre. S‘ils se fussent adressés à lui avec plus de sincérité, il leur eût accordé volontiers tout ce qu’ils lui demandaient. Nous avons vu, il n’y a pas longtemps, qu’après avoir dit à une femme chananéenne : " Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens, "il ne laisse pas néanmoins de l’exaucer ensuite; combien donc leur eût-il accordé plutôt cette grâce, s’ils la lui avaient demandée sans déguisement? Mais comme ils ne venaient que dans le dessein de le tenter, il les appelle très-justement " hypocrites, " puisqu’ils n’avaient pas dans le coeur ce qu’ils témoignaient par leurs paroles. S’ils eussent été disposés à croire en lui, ils ne lui auraient point fait cette demande.

Et une autre marque encore qu’ils ne faisaient pas cette demande dans l’intention d’acquérir la foi, c’est qu’en entendant les reproches qui leur sont faits, ils ne s’excusent point sur leur ignorance, et ne disent point qu’ils venaient à lui pour s’instruire. Mais quel prodige les pharisiens pouvaient-ils désirer de voir dans l’air? Ils voulaient, peut-être que Jésus arrêtat le soleil, ou qu’il donnât un frein à la lune, ou qu’il excitât des foudres et des éclairs, ou qu’il fît un changement dans tout l’air, et quelque merveille semblable. Jésus-Christ leur répond : "Hypocrites, vous savez bien reconnaître ce que présagent les diverses apparences du ciel, et vous ne savez point reconnaître les signes des temps que Dieu a. marqués (4). " Admirez, mes frères, la douceur et l’humilité du Fils de Dieu. Il ne leur refuse pas absolument de faire ce qu’ils lui demandent comme il avait fait ailleurs, lorsqu’il dit : " On ne leur donnera point de signes, " mais il donne la raison de ce refus, quoiqu’en lui faisant cette demande ils n’eussent aucun désir de s’instruire de la vérité. Quelle est-donc cette raison? Comme il y a dans l’air, dit-il, des marques du beau et du mauvais temps; et que personne, en voyant celles qui présagent le mauvais, il ne s’attend à voir le ciel serein, comme en voyant le ciel serein, il ne s’attend point aux orages : vous devez raisonner de même à mon sujet.

Ce temps que vous voyez de mon premier avènement est bien différent de ce que sera le second. Vous n’avez besoin maintenant que de voir les prodiges que je fais sur la terre; je réserve à mon autre avènement les prodiges qui paraîtront dans les airs. Je suis venu main,tenant comme médecin; mais je viendrai alors en juge. Je suis venu maintenant chercher la brebis égarée, et je viendrai alors me faire rendre compte de vos actions. C’est pourquoi je me suis caché d’abord en venant, mais j’ouvrirai alors les cieux; j’obscurcirai le soleil; je ferai disparaître la lumière de la lune; je ferai trembler toutes les puissances des cieux, et je paraîtrai tout d’un coup dans .l’air, comme un éclair qui brille et qui surprend tout le monde.

Mais ce n’est pas maintenant, le temps de faire ces prodiges, puisque je ne suis venu que pour mourir, et pour endurer les outrages les plus sanglants. Ne savez-vous pas que le Prophète a dit de moi : " Il ne disputera point, il ne criera point, et on n’entendra point sa voix dans les places publiques? " (Is. XLII, 2.) Et qu’un autre prophète a dit : " Il. descendra comme la pluie sur une toison? " (Ps., LXXI, 6) Que si vous m’objectez ici les miracles qui furent faits autrefois au temps de Pharaon, je vous réponds qu’il s’agissait alors de délivrer mon peuple d’un ennemi, et qu’ainsi ces miracles étaient nécessaires; au lieu que venant aujourd’hui chez des amis et au milieu de mon peuple, je n’ai point besoin de tous ces prodiges.

3. De plus, comment puis-je vous accorder ces grandes choses que vous demandez, puisque vous ne croyez pas les petites que je fais (414) tous les jours devant vos yeux;? Je ne les appelle petites que parce qu’elles n’ont pas tant d’éclat à l’extérieur, quoique leur vertu invisible soit incomparablement plus grande que tous ces prodiges de l’air. Car que peut-on comparer à la puissance de remettre les péchés, de ressusciter les morts,. de chasser les démons, de rendre la santé, le mouvement et l’affermissement aux corps, et de faire cent autres choses semblables?

"Ce peuple méchant et adultère demande un prodige, et il ne lui en sera point donné d’autre que celui du prophète Jonas. Et les laissant là, il s’en alla (4). " Voyez combien leurs coeurs sont aveuglés. Jésus-Christ leur dit qu’il ne, leur sera point donné d’autre signe que celui du prophète Jonas, et ils ne s’informent, pas même quel .était ce signe:

Ne devaient-ils pas, eux qui savaient quel avait été ce prophète, et ce qui lui était arrivé, chercher au moins, lorsqu’on leur disait cette parole pour la seconde fois, s’éclaircir de ce qu’elle voulait dire, et à se faire instruire de ce mystère? Mais ce que j’ai dit n’est que trop vrai. Ils ne faisaient point ces questions au Sauveur dans un désir sincère de s’instruire. C’est pourquoi l’Evangile remarque " que Jésus-Christ les laissa et qu’il s’en alla. "

" Or ses disciples étant passés au delà de l’eau, oublièrent de prendre des pains (5). Et Jésus leur, dit : Ayez soin de vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (6)." Pourquoi Jésus-Christ ne leur dit-il .pas clairement Ayez soin de vous garder de la doctrine des pharisiens? Il est clair que par cette expression, il voulait leur donner lieu de se souvenir des deux miracles qu’il avait faits, car il savait qu’ils ne s’en souvenaient déjà plus. Il n’eût pas été raisonnable de leur reprocher cet oubli s’il n’en eût trouvé un sujet légitime, mais en prenant ainsi l’occasion d’eux- mêmes et de ce qu’ils disent pour leur faire ce reproche, c’était sans doute un moyen de l’a doucir beaucoup, et de le leur rendre moins odieux.

Vous me direz peut-être : Pourquoi ne prenait-il pas sujet de les blâmer de cet oubli, lorsqu’ils lui dirent au second, miracle : " Où pourrons-nous avoir dans, ce désert assez-de pain pour nourrir un si grand nombre de personnes? " Il semblait que ce fût alors une occasion bien propre de les accuser de leur peu de souvenir. Je vous réponds qu’il ne voulut pas le faire alors, pour ne pas paraître faire avec quelque faste ce second miracle. On peut dire aussi qu’il évita de leur faire alors ce reproche, parce qu’il ne voulait pas les confondre devant le peuple, ni chercher sa gloire dans leur propre confusion. De plus cette accusation était beaucoup plus juste ici, puisque ce miracle opéré par deux différentes fois, avait produit sur eux si peu d’effet. Mais enfin, après cette seconde multiplication, il ne diffère plus d’accuser leur peu de foi, et il découvre en public les pensées qu’ils formaient dans le secret de leur coeur.

" Mais ils pensaient et disaient entre eux : C’est parce que nous n’avons point pris de pain (7)." Il paraît qu’ils étaient encore attachés aux cérémonies, de la purification des Juifs, et du discernement des viandes. Toutes ces raisons réunies obligent Jésus-Christ de les reprendre avec plus de force. " Ce que Jésus connaissant, il leur dit : Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous n’avez point pris de pains (8)? "Ne comprenez-vous point encore et ne vous souvenez-vous point.? Votre coeur est- il aveuglé? Avez-vous des yeux sans voir et des oreilles sans entendre? Ne vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers (9) ? Ni des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles (10)? "

Remarquez, mes frères, avec quelle sévérité le Sauveur parle ici à ses apôtres. On ne voit point ailleurs qu’il leur ait rien reproché avec tant de force. D’où vient donc qu’il les traite ici si sévèrement?.C’était encore pour les porter à laisser de côté l’observance concernant la distinction des viandes. Il s’était contenté, lorsqu’il en parlait aux pharisiens, de dire à ses apôtres qui l’interrogeaient : " Ne comprenez-vous point cela? Etes-vous aussi sans intelligence?" Mais il leur parle ici plus fortement et il les appelle des hommes de peu de foi. " Il n’est pas toujours à propos de parler doucement aux hommes. Si d’un côté il leur donnait beaucoup d’accès et de liberté auprès de lui, i1 savait aussi de l’autre les corriger par de sévères réprimandes, afin que par ce mélange et ce tempérament de sévérité et de douceur, il ménageât avec sagesse la conduite de leur salut.

Il semble qu’aussitôt qu’il leur a fait ce reproche, il veuille s’en justifier en disant: " Ne (415) vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers, et des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles? " Il leur marque avec soin le nombre des personnes qui furent rassasiées et celui des paniers qui restèrent, afin qu’en rappelant en leur mémoire toutes ces particularités, il les rendît plus vigilants et plus fidèles pour l’avenir. Et pour comprendre mieux quelle fut la force de celte réprimande et quel effet elle produisit sur les apôtres en les faisant sortir comme, d’un profond assoupissement, il ne faut que considérer les paroles de notre Evangile. Sans les réprimander davantage, Jésus ajouté seulement après ce reproche : " Comment ne comprenez-vous point que je ne vous parlais pas de pain, lorsque je vous ai dit de, vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (11)?" Et néanmoins l’évangéliste leur rend. ce témoignage. " Alors ils comprirent qu’il ne leur avait point dit de se garder du levain qu’on met dans le pain, mais de la doctrine des pharisiens et des sadducéens (12). " Ils comprirent sans aucune interprétation. de la part de leur Maître. Voyez-vous le bien qu’une réprimande faite à propos produit dans les âmes? Car on voit que celle-ci éloigna les apôtres de ces observances judaïques, et que de lâches qu’ils étaient auparavant, oubliant tout et négligeant tout, elle les rendit au contraire si ardents, et redoubla leur foi de telle sorte, qu’ils ne craignaient plus ni de manquer de pain, ni de tomber dans les extrémités les plus pressantes.

Que cet exemple donc, mes frères, apprenne aux pasteurs à n’avoir pas toujours une complaisance lâche et molle pour ceux qui leur sont soumis; et aux-peuples à ne pas rechercher une douceur excessive dans les pasteurs qui les conduisent. L’homme est si faible qu’il a toujours besoin de ces deux remèdes, de la force et de la douceur. C’est par ce double moyen que Dieu a toujours gouverné le monde. Tantôt il a usé de. sévérité, et tantôt de grâce, et il a mêlé divinement les biens et les maux ensemble. Il ne nous laisse pas toujours vivre ou dans l’affliction ou dans la joie; mais comme le jour succède à la nuit, et l’été à l’hiver, il nous fait passer de même de la tristesse à la joie, des maux aux biens, et de la maladie à la santé.

4. Ne soyons donc point surpris, mes frères, lorsque nous tombons dans la maladie, puisque que c’est au contraire de la santé que nous devons être surpris. Ne nous troublons point lorsque nous souffrons quelque douleur, puisque nous devons plutôt nous troubler d’être dans la joie. Ces deux différents états s’entresuivent et se succèdent toujours. Pourriez-vous vous étonner de vous voir sujets à telle vicissitude de biens, et de maux, puisque les plus grands n’en ont pas été exempts?

Pour vous convaincre de ce que je dis, examinez la vie de quelque saint que vous croirez avoir été moins sujet aux maux, et avoir joui de plus de biens. Voulez-vous que ce soit Abraham? voulez-vous que nous considérions son état dès le commencement de sa vie? Ecoutez ce que Dieu lui dit d’abord: " Sortez de votre terre et du milieu de vos parents." (Gen, XII, 1). Vous voyez sans doute combien ce premier commandement qu’il reçoit de Dieu semble dur; voyez maintenant comment le bien succède au mal, et la joie à la tristesse: " Et venez dans la terre que je vous montrerai, où je vous établirai le chef d’une grande race. "

Ne croyez pas que lorsqu’il fut arrivé dans cette terre comme dans un port tranquille, il cessa d’être dans 1es maux. Ce fut alors au contraire qu’il en ressentit d’infiniment plus fâcheux. Ce fut alors qu’il fut affligé de la famine; qu’il fut obligé d’aller dans un pays étranger, et qu’il vit enlever sa femme. Mais il vit aussi succéder ensuite à ces maux de nouvelles grâces. Il vit la plaie dont Dieu frappa Pharaon à son sujet, l’honneur avec lequel ce roi lui permit de s’en retourner, l’estime qu’il lui témoigna, les présents dont il le combla, et enfin s’on heureux retour dans son pays et dans sa maison. On voit ainsi dans toute la suite de sa vie une succession continuelle de biens et de maux, de prospérités et d’adversités. Tel a été dans, la suite l’état de tous les apôtres. C’est pourquoi saint Paul dit: " Je bénis Dieu qui nous console dans toutes nos peines, afin que nous puissions aussi consoler nous-mêmes ceux qui souffrent toutes sortes d’afflictions. " (II Cor. I, 4.)

Mais que me fait cela, me direz-vous, moi qui suis continuellement dans la douleur? Ne soyez point ingrat, mon frère, ne méconnaissez pas les grâces que Dieu vous fait. Cet état que vous dites est un état qui ne peut exister. Il est impossible d’être d’une de continuelles (416) douleurs. La nature n’y pourrait pas résister. Mais parce que nous voudrions être toujours dans la joie, nous croyons toujours être dans l’affliction. D’ailleurs, comme nous oublions bientôt les biens que nous avons reçus, et que nous ne pouvons au contraire oublier les maux que nous avons soufferts, l’oubli des uns et le souvenir toujours présent des autres nous fait dire que nous sommes dans la misère et dans la douleur. Mais comme je vous l’ai dit, il serait impossible qu’un homme pût vivre s’il était toujours dans les maux.

Examinons si vous voulez d’un côté la vie de ceux qui vivent dans les délices et dans l’abondance de. toutes sortes de biens, et voyons de l’autre l’état de ceux qui souffrent et qui sont accablés de maux. J’espère vous faire voir clairement que les premiers ont aussi leurs afflictions ; comme les seconds ont aussi leurs plaisirs et leurs joies. Ecoutez-moi seulement avec patience et sans prévention.

Prenons deux hommes tout différents. Que l’un soit esclave, et qu’il gémisse ,dans les fers : que l’autre soit un jeune roi qui n’ait plus de père qui le retienne, et qui dépense avec une profusion excessive les biens infinis qu’il lui a laissés. Que l’un soit un pauvre artisan qui gagne avec peine chaque jour de quoi subsister ; et que l’autre vive dans le luxe et dans toutes sortes de délices. Commençons par voir les ennuis et les chagrins de celui qui est si heureux en, apparence. Représentons-nous ce qu’il souffre lorsqu’il désire un degré d’honneur qu’il ne peut avoir ; lorsqu’il se voit méprisé de ses propres domestiques, négligé de ceux qui sont au-dessous de lui, blâmé dans ses excès et détesté de tout le monde; enfin lorsqu’il éprouve mille maux qui sont inévitables aux personnes riches comme les chagrins, les inquiétudes, les médisances, les ennuis, les piéges, les faux rapports, et le grand nombre, d’ennemis qui, rie pouvant usurper les grands biens qu’ils lui envient, n’ont point d’autre consolation que de traverser son bonheur par mille artifices, de lui susciter tous les jours de nouvelles affaires, et de ne lui permettre jamais de vivre en repos.

Voyons maintenant les douceurs dont jouit quelquefois cet artisan dans le travail pénible auquel il est contraint pour gagner sa vie. Premièrement, il n’est point exposé à ces malheurs, dont le riche est assiégé de toutes parts.

Si quelqu’un témoigne le mépriser, il n’en est point attristé, parce qu’il ne se préfère à personne. Il ne craint point de perdre ses biens. Il mange le peu qu’il a en repos. Il y trouve son plaisir, et-il dort en toute sécurité. Ces voluptueux trouvent moins de plaisir à boire leur vin de Thasos, que ce pauvre à se rafraîchir d’une eau claire qu’il tire d’une belle source.

Si ce que je vous dis ne vous suffit pas encore, comparons plus en détail l’état d’un roi et celui d’un homme qui gémit dans les chaînes. Nous verrons que souvent l’un est dans la joie et se divertit, pendant que l’autre, avec sa pourpre et son diadème, est abattu de tristesse, déchiré d’ennuis et tourmenté de mille frayeurs qui le font mourir. Car c’est une chose constante, qu’il n’y a point de vie si heureuse qui soit exempte de douleur, comme il n’y en a point aussi de si misérable qui n’ait sa joie et ses consolations. Notre nature est trop faible pour supporter un état aussi pénible que serait cette continuité rie douleurs. Que si l’un se réjouit plus souvent, et que l’autre soit plus souvent triste, c’est la faute de ce dernier. Ce n’est point son état qui, de lui-même, le jette dans cette tristesse; ce n’est que sa propre faiblesse qui l’abat et qui le met dans ce découragement.

Il ne dépend que de nous, si nous le voudrions, d’être toujours dans la joie. Appliquons.. nous seulement à la vertu, et rien ne sera capable de nous rendre tristes. La vertu remplit de douces espérances ceux qui la possèdent. Elle les rend chers à Dieu et agréables aux hommes. Elle les comble d’un plaisir et d’une consolation ineffable. Et, quoiqu’elle ait ses épines, elle remplit néanmoins le coeur d’une telle joie, et il est comme charmé de délices si inconcevables, qu’il n’y a point de paroles qui les puissent exprimer.

Car je vous prie de me dire ce que vous appelez plaisir en ce monde? Est-ce une table somptueuse, une santé robuste, une grande réputation et des richesses immenses? Je suis assuré que, si vous comparez toutes ces choses avec les joies intérieures dont je vous parle, elles vous paraîtront plutôt des maux que de véritables biens. Il n’y arien de plus agréable que la bonne conscience. Rien n’est plus doux à l’âme que l’espérance qu’elle, conçoit pour l’avenir. Si vous voulez vous en convaincre, (417) faisons venir ici un vieillard près de mourir. Représentons-lui, d’un côté, la bonne chère ou les honneurs dont il a joui durant sa vie, et montrons-lui, de l’autre, les bonnes oeuvres qu’il a faites. Demandons-lui ce qui lui donne alors plus de plaisir, et ce qui le console davantage, et nous verrons qu’il rougira des uns, au lieu que le souvenir des autres le fera tressaillir de joie.

5. C’est ainsi qu’Ezéchias, malade, ne se souvenait plus des délices de ses festins, ni de la gloire de son royaume; mais seulement de sa justice et de ses oeuvres de piété. Car il disait à Dieu: " Souvenez-vous, Seigneur, que j’ai marché en votre présence dans une voie droite. " (IV Rois, X, 3.) Voyez de même la joie que ressent saint Paul, lorsqu’il dit : " J’ai bien combattu, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. " (II Tim. IV, 7.)

Vous me demanderez peut-être de quels autres biens saint Paul pouvait se souvenir en cet état, et quelle autre consolation il pouvait avoir, que de ses vertus passées. Je vous réponds qu’il pouvait rappeler alors en sa mémoire plus d’avantages, même temporels, que toutes ces personnes du monde; car il avait reçu des honneurs et des dons très-considérables. Il dit lui-même, écrivant aux Galates, qu’ils l’avaient reçu " comme un ange du Seigneur, et comme Jésus-Christ même. Qu’ils, eussent, si cela était possible, arraché leurs propres yeux pour les lui donner " (Gal. IV, 14), et qu’ils eussent de bon coeur donné leur propre vie pour sauver la sienne.

Cependant cet apôtre, à la fin de sa vie, ne se souvient plus de tous ces honneurs. il n’a dans la mémoire que ses travaux, et la récompense qu’il en attend. Et certes, c’était avec grande raison que ce saint apôtre avait effacé le reste de sa mémoire. Les honneurs se perdent en ce monde, mais les souffrances nous accompagnent après notre mort, et, au lieu qu’on nous redemande compte des premiers, on nous rend, au contraire, des récompenses pour les autres.

Ne savez-vous pas quel trouble nos péchés causent dans notre esprit au moment de notre mort; quelle est alors notre inquiétude et l’agitation de notre coeur. Lorsque nous sommes ainsi déchirés au dedans de nous, le souvenir de nos vertus, qui se présente alors à notre âme, est comme la douceur du calme qui succède à la tempête, et qui nous console dans le trouble et dans le désespoir nous nous trouvons réduits. Si nous étions sages, mes frères, cette crainte nous accompagnerait durant toute notre vie. Mais, parce que nous y sommes insensibles tant que nous vivons, elle se saisira de nous à la mort, et nous frappera de terreur.

Un prisonnier, un coupable, n’est jamais plus triste que lorsqu’on le tire de la prison pour le présenter à son juge. C’est alors qu’il tremble, quand il se voit au pied du tribunal, où il doit rendre compte de ses crimes, et entendre prononcer l’arrêt de sa mort. N’est-ce pas ce qui remplit l’esprit des mourants de spectres et de visions effroyables, qu’ils nous racontent eux-mêmes, et dont ils ne peuvent souffrir le regard? Ils font des efforts si violents dans le désespoir où ils sont, qu’ils en ébranlent tout leur lit et le renversent par terre. Ils lancent de tous côtés des regards farouches sur ceux qui les environnent. On voit au dehors ce que l’âme souffre au dedans, lorsqu’elle combat pour ne pas sortir du corps, ou qu’elle ne peut supporter la présence des anges qui viennent à elle.

Si le regard de quelques personnes nous fait souvent trembler de peur, que ferons-nous lorsque les anges viendront à nous d’un oeil menaçant, et que les puissances célestes nous sépareront de toutes les choses présentes? Que deviendrons-nous, lorsque notre âme, se voyant arrachée du corps comme par force, jettera mille soupirs inutiles et mille regrets superflus, comme ce riche de l’évangile, qui s’affligea si inutilement à la mort?

Gravons donc ceci dans nos âmes. Pensons sérieusement, mes frères, à ce triste état. Craignons d’y tomber, afin que nous n’y tombions pas. Conservons en nous-une vive appréhension de ces maux. Ainsi, nous ne les éprouverons pas, mais nous jouirons au contraire des biens éternels, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, qui nous vivifie, est toute la gloire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il (418).
 

 

 

 

 

HOMÉLIE LIV
" OR, JÉSUS ÉTANT VENU AUX ENVIRONS DE CÉSARÉE DE PHILIPPES, INTERROGEAIT SES DISCIPLES EN LEUR DISANT : QUE DISENT LES HOMMES DE MOI? QUI DISENT-ILS QU’EST LE FLLS DE L’HOMME ? (CHAP. XVI, 13, JUSQU’AU VERSET 24.)

ANALYSE.

1. Pierre, le coryphée du choeur apostolique, confesse que Jésus est le Christ, Fils du Dieu vivant.

2. Excellence de cette confession. — Que le Fils est consubstantiel au Père. — Contre les Anoméens.

3. Jésus-Christ ayant élevé ses disciples à cette hauteur dans la foi, commence dès lors à leur laisser entrevoir dans un avenir prochain sa passion et sa croix.

4. Pierre se scandalise de la croix annoncée et prédite; son Maître le reprend sévèrement —Excellence du signe de la croix.

5 et 6. Avec quelle foi nous le devons imprimer sur notre front — Combien il est terrible aux ennemis de notre salut. — Qu’un chrétien ne doit point rougir de la croix. — Quelle est la grandeur des récompenses que Dieu nous promet.
 
 

1. Pourquoi, mes frères, l’évangéliste rapporte-t-il le nom du prince qui avait fait bâtir cette ville? C’était pour distinguer cette ville de Césarée de " Philippes, " d’avec une autre que l’on appelait Césarée de " Straton." Ce n’était pas dans cette dernière que Jésus-Christ interrogeait ses apôtres, mais à Césarée de Philippes. Il voulut les éloigner beaucoup des Juifs, afin qu’étant seuls, ils pussent avec plus de liberté lui dire tout ce qu’ils pensaient de lui.

Mais pourquoi Jésus-Christ ne leur demande-t-il pas d’abord ce qu’ils pensent eux-mêmes de sa personne? Pourquoi leur demande-t-il auparavant ce que le peuple en disait? Après qu’ils lui auraient rapporté les pensées du peuple, il voulait, en leur adressant cette nouvelle question : " Et vous, qui dites-vous que je suis? " il voulait, dis-je, leur faire comprendre que leurs sentiments devaient être beaucoup plus relevés, et se distinguer complètement des basses pensées de la multitude. C’est pour cette raison qu’il ne leur fait pas cette demande au commencement de sa prédication. Il attend qu’il ait fait devant eux beaucoup de miracles, qu’il leur ait révélé des vérités très-importantes, et qu’il leur ait manifesté sa divinité et son égalité avec son Père, par des preuves dont ils ne pouvaient douter.

Il ne dit point: que disent de moi les scribes et les pharisiens? qui disent-ils que je suis? quoiqu’ils eussent souvent été avec lui, et qu’il leur eût parlé en différentes rencontres; mais " qui les hommes disent-ils que je suis? " Il demande ce que le peuple dit de lui; parce que si les pensées du peuple étaient basses et grossières, elles étaient néanmoins sans malice : au lieu que les sentiments des pharisiens étaient toujours corrompus par leur envie.

Et, pour montrer la vérité de son incarnation, et témoigner qu’il voulait que l’on y ajoutât foi, il dit : " Qui est le Fils de "l’homme?" (Jean, III, 13) appelant ainsi sa divinité. C’est ce qu’il fait en plusieurs autres endroits de l’Evangile " Personne n’est monté dans le ciel sinon le Fils de l’homme qui est descendu du ciel. " (Jean, VI, 62.) Et ailleurs " Lorsque vous verrez le Fils de l’homme monter où il était auparavant. Ils lui répondent: Les uns disent que vous êtes Jean-Baptiste, les autres Elie, les autres Jérémie ou quelqu’un des prophètes (14); " et lorsqu’ils lui ont ainsi rapporté les sentiments des autres, " Jésus leur dit: Et vous autres, qui dites-vous que je suis (15)? " Il leur fait, comme je l’ai déjà dit, cette seconde demande pour les exciter à avoir des sentiments plus nobles et plus relevés de lui, et pour leur témoigner que cette pensée du peuple était trop basse et trop indigne de sa grandeur. Ce peuple voyant le Sauveur faire des miracles (419) au-dessus de la puissance des hommes, le regardait comme quelque grand homme ressuscité d’entre les morts , selon ce qu’Hérode disait lui-même; mais il n’allait pas plus loin. Jésus-Christ donc voulait retirer ses apôtres de ces pensées populaires. C’est pour ce sujet qu’il leur dit: " Et vous, qui dites-vous que je suis? " c’est-à-dire, vous qui êtes continuellement avec moi, qui me voyez faire un si grand nombre de miracles, qui en avez fait vous-mêmes en mon nom, " qui dites-vous que je suis? "

Que fait ici saint Pierre qui est comme la bouche de tous les apôtres, le prince et le chef de cette troupe sacrée, et qui témoigne partout tant de zèle pour le Sauveur? Quoique Jésus-Christ leur eût fait cette demande en commun, il répond lui seul. Quand le Fils de Dieu s’informait seulement quelle pensée le peuple avait de lui, ils répondent tous également à cette demande; mais lorsqu’il veut savoir quel était leur sentiment particulier, saint Pierre prévient tous les autres. " Simon Pierre prenant la parole, lui dit: Vous êtes le Christ Fils du Dieu vivant (16). A quoi Jésus-Christ répond: " Vous êtes bienheureux, Simon, fils de Jean, parce que ce n’est point la chair ni le sang qui vous ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans le ciel (17). "Ces paroles du Sauveur nous font voir que si saint Pierre ne l’eût reconnu pour le vrai Fils de Dieu, et né de sa propre substance, cette confession n’eût point été l’effet d’une révélation divine, ni digne de rendre " heureux "celui qui l’avait faite.

Nous avons déjà vu que les apôtres lui avaient dit dans le vaisseau, après cette tempête qu’il avait si miraculeusement calmée " Vous êtes véritablement Fils de Dieu, " sans que Jésus-Christ néanmoins les eût appelés " heureux, " comme il appelle ici saint Pierre; parce que, bien qu’ils eussent dit la vérité, ils ne confessaient pas néanmoins aussi pleinement qu’il était le Fils unique de Dieu que saint Pierre le fait ici. Ils ne lui attribuaient qu’une sorte de filiation qu’il partageait avec beaucoup d’autres, et quoiqu’ils le regardassent comme le plus cher et comme le premier-né de tous, ils ne croyaient pas cependant, comme fait ici saint Pierre, qu’il fût né de la propre substance de son Père, et qu’il en fût le Fils de cette manière unique et incommunicable tout autre.

2. Nous voyons que Nathanaël dit aussi à Jésus-Christ : " Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le roi d’Israël (Jean, s, 48); " et Jésus-Christ cependant est si éloigné de l’appeler " heureux " , qu’il le reprend au contraire comme ayant des sentiments trop bas de lui : car il lui dit aussitôt : " Vous croyez parce que je vous ai dit que je vous ai vu sous le figuier. Vous verrez d’autres choses bien plus grandes. " Jésus-Christ donc appelle ici saint Pierre " heureux " ; parce qu’il a confessé qu’il était le Fils de Dieu de cette manière excellente qui lui est particulière; et il lui rend ce témoignage qu’il n’avait rendu à nul autre : " Ce n’est point la chair et le sang qui vous a révélé ceci, mais mon Père qui est dans le ciel. "

Il semble que par ces paroles il veuille nous empêcher de croire que, parce que saint Pierre l’aimait ardemment, il voulait flatter son Maître en lui parlant par le mouvement d’une amitié humaine, et d’une complaisance secrète. Il fait voir publiquement quel était celui qui lui avait inspiré cette pensée, et il nous apprend que c’était Pierre qui parlait, mais que c’était le Père éternel qui lui mettait les paroles dans la bouche; afin que nous reconnussions qu’il ne lui accordait pas une louange humaine par cette confession, mais qu’il proférait au dehors ce qu’il avait appris de Dieu même.

Pourquoi Jésus-Christ ne leur dit-il pas lui-même clairement qu’il est le Christ? Pourquoi aime-t-il mieux donner lieu aux autres de reconnaître ce qu’il est, par les demandes qu’il leur fait? C’est sans doute parce qu’il lui était plus séant d’agir de la sorte, et que cette conduite était plus propre à attirer ses apôtres à la foi, et à leur persuader qu’il était égal à son Père? Et n’admirez-vous point ici, mes frères, comment le Père révèle son Fils, et comment le Fils révèle réciproquement son Père? Car Jésus-Christ dit lui-même que " personne ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils le veut révéler. " Il est donc impossible de connaître autrement le Fils que par le Père, ou de connaître le Père que par le Fils : ce qui est encore une preuve manifeste de l’égalité de leur gloire, et nous montre qu’ils sont d’une même substance.

Après que saint Pierre eut rendu ce témoignage au Sauveur, Jésus-Christ lui dit aussitôt "Vous êtes Simon, fils de Jean, vous (420) serez appelé Pierre. " Comme vous avez nommé mon Père, je nomme aussi le vôtre; et comme vous êtes véritablement " fils de Jean, " je suis de même véritablement Fils de Dieu le Père. Sans ce sens mystérieux on pourrait croire qu’il aurait été superflu de dire: " Vous êtes le fils de Jean. " Mais comme saint Pierre venait de dire, " vous êtes le Fils de Dieu, " Jésus-Christ ajoute aussitôt ces paroles pour nous faire voir qu’il était aussi véritablement le Fils de Dieu, que Simon était " fils de Jean, " c’est-à-dire, qu’il était d’une même substance avec son Père.

" Et moi aussi je vous dis que vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle (18). Sur cette pierre, "dit Jésus-Christ; " je bâtirai mon Eglise, "c’est-à-dire, sur cette foi et sur cette confession. Il montre par ces paroles que beaucoup de monde devait croire un jour en lui. Il relève l’esprit et les pensées de cet apôtre, et il l’établit le pasteur de son Eglise : " Et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. " S’il est vrai que ces portes ne vaincront point mon Eglise, combien moins pourront-elles me vaincre et je vous dis ceci, mon apôtre, afin que vous ne soyez point troublé, lorsque vous entendrez dire bientôt que je serai livré pour être crucifié. A cet honneur il en ajoute encore un autre: " Et je vous donnerai les clefs du royaume des cieux; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel (1 9)."

Que veulent dire ces paroles: " Je vous donnerai? " Comme mon Père vous a donné la grâce de me connaître, " je vous donnerai " aussi ces clefs. Il ne dit point : Je prierai mon Père qu’il vous les donne, quoique la grandeur de ce don fût ineffable, et qu’il fallût être Dieu pour le faire; mais il dit: " Je vous donnerai. " Quel est ce don qu’il lui fait:

" Je vous donnerai ", dit-il, " les clefs du royaume des cieux; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que vous délierez sur la terre sera aussi délié dans le ciel. "

Comment pouvons-nous expliquer que celui qui dit: " Je vous donnerai, " témoigne ailleurs que ce " n’est pas à lui de donner à personne le droit de s’asseoir à sa droite ou à sa gauche? " Considérez comment il porte cet apôtre à avoir des sentiments dignes de sa divinité; comment il se découvre à lui, et lui déclare qu’il est le Fils de Dieu par ces deux promesses qu’il lui fait. Car il lui promet deux choses qui ne peuvent être le don que d’un Dieu, l’une de remettre les péchés, et l’autre de rendre son Eglise immobile au milieu des assauts de tant d’orages, et de faire voir dans un simple pêcheur une fermeté plus solide que n’est celle de la " pierre ", lorsque tout le monde se soulèverait contre lui, et lui déclarerait une guerre ouverte.

Jésus-Christ traite ici saint Pierre comme son Père avait traité Jérémie, lorsqu’il lui dit:

" Qu’il le rendrait comme une colonne de fer, et comme un mur d’airain. " (Jér. I, 47.) Il y a cette différence, que l’un n’était exposé qu’aux attaques d’un seul peuple; et que l’autre était destiné à combattre tous les peuples de la terre.

Je demande ici à ceux qui s’efforcent de diminuer la dignité du Fils de Dieu, lequel de ces deux dons est le plus grand; ou celui que le Père fait à saint Pierre, ou celui que lui fait le Fils. Le Père lui fait connaître son Fils, et le Fils lui donne le pouvoir de révéler le Père et le Fils, et d’en donner la connaissance à toute la terre. Lorsqu’il lui donne ces "clefs " célestes, il rend un homme mortel maître de tout ce qui est dans les cieux. li fait qu’il répand la foi et qu’il étend l’Eglise par tout le monde, avec une fermeté plus immobile et plus inébranlable que n’est le ciel même, " puisque le ciel et la terre passeront, et que les paroles de Jésus-Christ ne passeront pas (Matth. XXIV, 25.) " Comment donc le Fils serait-il inférieur à son Père, puisqu’il fait de si grands dons aux hommes?

3. Je ne dis pas ceci, mes frères, pour séparer les ouvrages du Père d’avec ceux du Fils, " puisque toutes choses ont été faites par le Verbe, et que rien n’a été fait sans lui. " (Jean, I, 4.) Je prétends seulement fermer la bouche à ces personnes insolentes et téméraires, qui ont la hardiesse de proférer de tels blasphèmes. Mais remarquez partout avec quelle autorité Jésus-Christ parle en ce lieu " Je vous dis, moi, que vous êtes Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. Je vous donnerai les clefs du royaume des cieux. " Après leur avoir dit ces paroles il leur commanda de ne le découvrir à personne. (421)

" En même temps il commanda à ses disciples de ne dire à personne qu’il fût le Christ (20). " Il leur faisait cette défense afin que, lorsque tout ce qui scandalisait les hommes serait passé, que le mystère de sa croix serait accompli, et qu’il ne resterait plus rien qui pût surprendre ou troubler les esprits, et apporter quelque obstacle à leur foi, il fût plus facile aux apôtres d’imprimer dans les esprits des hommes des pensées dignes du Sauveur. Car jusque-là sa puissance souveraine n’avait pas éclaté bien visiblement, C’est pourquoi il voulait que, ses-disciples se réservassent de publier sa gloire, lorsque la vérité des mystères du Fils de Dieu serait plus connue, et que les miracles que feraient les apôtres autoriseraient leur prédication, et donneraient du poids à leurs paroles.

Car il y avait bien de la différence entre voir Jésus-Christ dans la Judée, tantôt faire des miracles, et tantôt souffrir des injures et des outrages, principalement lorsque tous ces miracles devaient enfin se terminer à la mort infâme de la croix; ou le voir au contraire adoré par toute la terre, confessé partout avec une foi généreuse, et élevé pour jamais au-dessus de toutes ces souffrances, auxquelles il s’était soumis pour nous. C’est pour cette raison qu’il commande aux apôtres de ne point dire encore qu’il fût le Christ. Quand on arrache de la terre l’arbre qui commençait d’y prendre racine, il ne reprend plus racine qu’avec peine : mais lorsqu’une fois bien enraciné dans la terre, il y demeure ferme sans qu’on l’y ébranle, il pousse des branches de toutes parts, et croît toujours. de plus en plus.

Si les apôtres, après avoir vu faire tant de miracles au Sauveur, et avoir eu part à ses plus secrets mystères, ne laissent pas de se scandaliser au seul nom de la croix, et lorsque Jésus-Christ leur prédit ce qui lui devait arriver ; si non-seulement le commun d’entre eux, mais leur prince même, et leur chef en est plus frappé que les autres; jugez dans quel scandale et dans quel trouble eût pu tomber le reste du monde, lorsque d’un côté on leur eût dit que Jésus-Christ était Fils de Dieu, et qu’ils l’eussent vu de l’autre attaché en croix, et couvert d’ignominies, dont ils n’eussent pas compris le mystère, parce qu’ils n’avaient pas encore reçu le don du Saint-Esprit. Si Jésus-Christ dit à ses apôtres mêmes : " J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez pas porter maintenant (Jean, XVI, 12); " combien plus ce peuple faible eût-il été incapable de les porter, et comment n’eût-il pas succombé sous le poids du plus auguste et du plus impénétrable de nos mystères?

C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ défend ici à ses apôtres de publier qu’il fût le Christ. Et pour vous faire mieux voir quel avantage il y avait pour les hommes de n’apprendre ce mystère qu’après que le scandale en serait passé, et qu ils n’en verraient plus que la profonde sagesse et l’utilité infinie, il ne faut que considérer ce qui arrive à saint Pierre. Car, après avoir témoigné tant de faiblesse à la passion de son maître, jusqu’à le renoncer trois fois par la crainte d’une servante; il parut si courageux dans la suite, lorsque le mystère de la croix fut accompli, et qu’il eut vu des preuves indubitables de la résurrection du Sauveur, que rien ne put à l’avenir lui être un sujet de scandale, ni ébranler dans son cœur ce que le Saint-Esprit lui avait appris. Il se lança au contraire comme un lion intrépide au milieu des Juifs; il vit sans pâlir les dangers qui l’environnaient de toutes parts, et enfin il méprisa la mort qui le menaçait toujours.

C’était donc avec grande raison que Jésus-Christ défendait ici aux apôtres de déclarer ce mystère aux hommes, puisqu’il usait même de réserve envers les apôtres, et qu’il leur disait: " J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez pas porter maintenant. " Aussi il ne faut pas douter que les apôtres n’aient ignoré beaucoup de choses que Jésus - Christ leur avait dites avant sa mort sans les expliquer, et qu’ils n’ont comprises ensuite qu’après sa résurrection. Et si Jésus-Christ traitait avec cette réserve ceux qui devaient être les maîtres et les docteurs de toute la terre, n’était-il pas juste d’user de cette conduite à l’égard du simple peuple?

" Dès lors Jésus commença à découvrir à ses disciples, qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrît beaucoup de la part des sénateurs, des princes des prêtres et des docteurs de la loi, qu’il y fût mis à mort, et qu’il ressuscitât le troisième jour (21). " Quand dès lors? Quand il eut bien imprimé cette vérité dans leurs esprits, qu’il était véritablement le Fils de Dieu; et qu’en leur promettant de bâtir son Eglise sur la pierre, il leur eut (422) marqué la vocation des Gentils. Cependant ils ne comprirent pas encore ce que leur disait Jésus-Christ. Cette parole leur était comme voilée, et leurs yeux étaient enveloppés d’une nuit si épaisse qu’elle les empêchait de rien voir, parce qu’ils ne savaient pas encore qu’il dût ressusciter d’entre les morts. C’est pourquoi Jésus-Christ s’applique davantage à les tires de leur aveuglement. Il leur éclaircit ces difficultés, afin qu’ils puissent les comprendre.

Mais ils n’y comprirent rien, et cette parole leur fut toujours un mystère. Ils craignaient même de lui demander, non s’il mourrait; mais comment et de quelle mort il mourrait : enfin ils n’osaient s’informer de ce que signifiait ce qu’ils entendaient. Comme ils ne savaient ce que c’était que de ressusciter, ils croyaient qu’il valait mieux ne point mourir que de ressusciter après être mort. Pendant que les autres apôtres étaient tous dans le trouble et dans l’agitation, sain! Pierre le plus zélé prend seul la liberté de parler à Jésus-Christ, non devant les autres apôtres, mais en particulier.

" Et Pierre l’ayant tiré à part, commença à le reprendre en lui disant: Ah Seigneur, à Dieu ne plaise, cela ne vous arrivera pas (22). " Quoi ! mes frères, cet Apôtre, après avoir reçu du Père une révélation si rare; après avoir été appelé " heureux " par le Fils de Dieu même, tombe en si peu de temps du haut de cette grandeur où il était élevé, et la passion de Jésus-Christ lui fait peur! Mais il ne faut pas s’étonner que celui qui n’avait point reçu de révélation de Dieu pour comprendre ce mystère, tombât dans le scandale, lorsqu’il en entendait parler. Dieu voulait nous faire voir que cet apôtre n’avait point parlé de lui-même, lorsqu’il avait confessé si généreusement la divinité du Sauveur, et c’est pourquoi il permettait qu’il se troublât si fort ensuite, lorsqu’on lui dit des choses que Dieu ne lui avait pas révélées. Il en est saisi de frayeur, et il les entend dire cent fois sans les pouvoir jamais comprendre.

Il avait appris que Jésus était le Fils de Dieu; mais il n’en savait pas davantage. Le mystère de sa croix et de sa résurrection lui était entièrement inconnu. Ainsi vous voyez avec quelle sagesse Jésus-Christ fait à ses disciples le commandement de ne déclarer cette vérité à personne. Car si elle trouble et épouvante ceux mêmes qu’il fallait nécessairement en instruire, quel trouble n’eût-elle point excité dans les autres ? Mais Jésus-Christ voulant montrer avec quel amour il s’offrait de lui-même à tant de maux, fait un sévère reproche à saint Pierre, et il l’appelle " satan. "

4. " Mais Jésus se tournant dit à Pierre: Retirez-vous de moi, satan, vous m’êtes à scandale, parce que vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain (23). " Que tous ceux qui rougissent de la croix de Jésus-Christ écoutent cette parole. Si le Prince même des apôtres, quoiqu’il n’eût pas encore appris de Dieu ce mystère, est appelé " satan " par Jésus-Christ même; que doivent attendre ceux qui renoncent cette croix après qu’elle a été adorée de toute la terre? Si le Fils de Dieu fait un reproche si sévère à celui qu’il venait d’appeler " heureux, " et qui avait fait une confession si excellente et si relevée, jugez comment il traitera un jour ceux qui après tant de preuves ne reçoivent et n’adorent pas encore le mystère de la croix.

Il ne lui dit pas simplement que le démon a parlé par lui; il lui en donne le nom même :

" Retirez-vous de moi, satan. " Tout son désir en s’opposant ainsi à Jésus-Christ était seulement que son Maître qu’il aimait ne souffrît pas. Mais le Fils de Dieu le reprend à dessein avec cette vigueur, parce qu’il savait, et que saint Pierre en particulier, et que tous les autres apôtres craignaient étrangement la mort de leur Maître, et qu’ils ne pouvaient souffrir d’en entendre parler. C’est pourquoi Jésus-Christ déclare ce que ce disciple avait de plus caché dans le secret de son coeur: " Vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain. "

Que veulent dire ces paroles : " Vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain? " Saint Pierre jugeant des souffrances de son Maître d’une manière fort grossière et toute charnelle croyait que cette mort lui était honteuse et indigne de sa grandeur. C’est de quoi Jésus-Christ le reprend. Il semble qu’il lui dise : Il n’est point indigne de moi de souffrir la mort, et il n’y a que les pensées basses et terrestres où vous vous laissez aller, qui vous en lassent juger de la sorte. Si vous aviez écouté mes paroles avec l’Esprit de Dieu, en éloignant de vous toutes ces pensées charnelles, vous connaîtriez quelle gloire je tirerai de cette conclusion et de cette ignominie. Vous dites qu’il est (423) indigne de moi de souffrir, et je vous réponds qu’il n’y a que le diable qui puisse s’opposer à mes souffrances. C’est ainsi qu’il réfute les pensées de cet apôtre par un raisonnement tout contraire.

Lorsque saint Jean refusa de le baptiser, parce qu’il jugeait son baptême trop indigne du Sauveur, Jésus-Christ lui persuada au contraire de le faire, en lui montrant qu’il convenait qu’il en fût ainsi; et bientôt encore il dira à Pierre, lorsque ce disciple voudra l’empêcher de lui laver les pieds : " Vous n’aurez u point de part avec moi, si je ne vous lave les " pieds (Jean, XIII, 9); " c’est de la même manière qu’il traite ici saint Pierre, c’est-à-dire qu’il réfute ses raisons par des raisons contraires, et que par la sévérité de sa réprimande, il lui ôte la crainte qu’il avait de sa passion.

Que personne donc, mes frères, ne rougisse de ces marques augustes et adorables de notre salut. La croix de Jésus-Christ est la source de tous nos biens. C’est par elle que nous vivons, et que nous sommes ce que nous sommes. Portons la croix de Jésus-Christ et parons-nous-en comme d’une couronne de gloire. C’est elle qui est comme le sceau et l’accomplissement de toutes les choses qui regardent notre salut. Si nous sommes régénérés dans les eaux sacrées du baptême, la croix y est présente. Si nous nous approchons de la table du Seigneur, pour y recevoir son saint corps, elle y paraît avec éclat. Si l’on nous impose les mains pour nous consacrer au ministère du Seigneur, elle y est encore présente. Enfin, quoi que nous fassions, nous voyons partout ce signe adorable, qui est tout ensemble la cause et la marque de notre victoire. Nous l’avons dans nos maisons; nous la peignons sur nos murailles; nous la gravons sur nos portes; nous l’imprimons sur nos visages, et nous la portons toujours dans le coeur. Car la croix est un signe et un monument sacré, qui rappelle en notre mémoire l’ouvrage de notre salut, le recouvrement de notre ancienne liberté, et l’infinie miséricorde de notre Sauveur Jésus-Christ, qui par l’amour qu’il nous a porté, a été comme une brebis que l’on mène à la boucherie.

Lors donc que vous imprimez ce signe sacré sur vous, souvenez-vous de ce qui a donné lieu à cette croix et de ce qui l’a rendue nécessaire. Que ce souvenir réprime en vous votre orgueil, qu’il arrête votre colère et qu’il étouffe toutes vos autres passions. Lorsque vous formez ce signe sur votre front, armez-vous d’une sainte hardiesse et rétablissez votre âme dans sa première liberté. Car vous n’ignorez pas, mes frères, que la croix est le prix qui vous l’a fait recouvrer. C’est pourquoi saint Paul nous exhortant à rentrer dans cette liberté si digne d’un véritable chrétien, nous y porte en nous parlant de la croix et du sang du fils de Dieu:

" Vous avez été, " dit-il, " rachetés d’un grand prix, ne vous rendez point esclaves des " hommes. " (1 Cor. VI, 20.)

Considérez quel est le prix qui a été donné pour votre rançon, et vous ne serez plus l’esclave d’aucun homme sur la terre. Ce prix, mes frères, et cette rançon c’est la croix. Vous ne la devez donc pas marquer négligemment du bout du doigt sur votre visage. Vous devez la graver avec amour dans votre coeur par une foi très-fervente. Si vous l’imprimez de la sorte sur votre front, nul des esprits impurs n’osera s’approcher de vous en voyant sur votre visage les armes qui l’ont terrassé, et cette épée étincelante dont il a reçu le coup mortel. Si la seule vue des lieux où les bourreaux exécutent les criminels, vous fait frémir d’horreur et trembler de crainte, dans quel trouble et quelle terreur doivent entrer les démons, en voyant les armes dont Jésus-Christ s’est servi pour les vaincre?

Ne rougissez donc pas de la croix, afin que Jésus-Christ ne rougisse point de vous, lorsqu’il viendra dans la majesté de sa gloire, et qu’il fera briller ce signe d’une lumière plus éclatante que les rayons du soleil. Car elle paraîtra alors aux yeux de tous les hommes qui auront été dans le monde. Elle publiera hautement l’innocence et la charité de celui qui s’y est laissé attacher, et elle convaincra toute la terre qu’il n’a rien omis pour sa part de tout ce qui’ était nécessaire pour notre salut.

C’est la croix qui, du temps de nos pères et du nôtre, a ouvert ces bienheureuses portes qui nous avaient été fermées ; . qui a détruit la vertu mortelle des breuvages empoisonnés que nous avions pris; qui a déraciné de nous toutes les plantes. envenimées qui poussaient des rejetons de mort, et qui a guéri les morsures horribles dont ces bêtes infernales nous avaient cruellement déchirés. Car si cette adorable croix a brisé les portes de l’enfer pour nous (424) ouvrir celles du ciel; si elle a terrassé toutes les forces du démon, si elle a détruit son empire, doit-on s’étonner qu’elle ait aussi détruit la force du poison qui envenimait nos coeurs, qu’elle y ait dissipé cet air pestilentiel qui les corrompait, et qu’elle en ait exterminé pour jamais ces bêtes furieuses qui les dévoraient?

5. Gravez donc, mes frères, ce signe dans votre coeur. Embrassez avec amour ce qui a produit le salut de vos âmes. Car c’est la croix qui a sauvé et converti toute la terre. C’est elle qui en a banni l’erreur; qui a rétabli la vérité; qui a fait de la terre un ciel; qui a changé les hommes en anges. C’est par elle que les démons ont cessé de nous paraître redoutables, et que nous les avons méprisés. C’est par elle que la mort n’a plus été une mort, mais un sommeil. Enfin c’est par la croix que tout ce qui nous faisait la guerre a été détruit, que tout ce qui s’opposait à nous a été foulé aux pieds, et que tous nos ennemis ont été renversés par terre.

Si vous trouvez donc quelqu’un qui vous dise: Quoi, vous adorez une croix? Répondez-lui d’un ton de voix qui témoigne de votre fermeté, et d’un visage gai et riant, dites: Oui, je l’adore, et je ne cesserai point de l’adorer. S’il se moque de vous, plaignez-le, et répandez vos larmes en voyant son aveuglement. Rendez grâces à Dieu qui vous a honoré d’un si grand don, et qui vous a fait des grâces si prodigieuses, que personne ne peut les comprendre, si Dieu par une faveur toute particulière ne les lui révèle. Cet homme qui vous insulte , ne vous raille ainsi que parce que " l’homme animal et humain n’est point capable des choses qu’enseigne l’esprit de Dieu, car elles lui paraissent une folie ; et il ne les peut comprendre, parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on en doit juger. " (1 Cor. II, 14.)

Ces personnes ressemblent à des enfants qui se rient des choses les plus grandes et les plus saintes. Amenez ici un enfant, qu’il voie nos plus redoutables mystères: et il en rira. Tels sont les païens, ou plutôt ils sont encore plus enfants, et par conséquent plus misérables, puisque malgré leur âge avancé, ils ont des sentiments et des pensées puériles. C’est ce qui les rend. tout à fait inexcusables. Pour nous, mes frères, disons sans rien craindre, et protestons hautement devant toute la terre et en présence de tous les païens, que toute notre gloire est dans la croix; qu’elle est la source de tous nos biens ; qu’elle est toute notre espérance ; et que c’est elle qui couronne tous les saints. Je voudrais pouvoir dire avec saint Paul, " que tout le monde m’est crucifié, et que je suis crucifié au monde. "(Gal. VI, 14.) Mais je ne puis le dire avec vérité, tyrannisé que je suis par tant de passions différentes.

Je vous exhorte donc, et je m’exhorte le premier en vous exhortant. Je vous conjure, mes frères, d’être crucifiés au monde, et de n’avoir plus rien de commun avec la terre. N’aimez que le ciel, qui est la véritable patrie. N’aimez que la gloire et les biens infinis, qui nous y sont réservés. Car nous sommes les soldats du Roi des cieux; il nous a revêtus d’armes toutes spirituelles. Pourquoi donc nous rabaissons-nous jusqu’à vivre comme les derniers des hommes, ou plutôt jusqu’à vivre comme les bêtes? Ne faut-il pas que le soldat soit où est son chef? Nous sommes à un souverain qui ne nous tient pas éloignés de lui, et qui veut que nous en soyons toujours proches. Les rois de la terre ne souffrent point que tous leurs soldats soient dans leur palais, et qu’ils les accompagnent partout où ils marchent. Mais ce chef divin veut que toutes ses troupes environnent toujours son trône.

C’est ainsi que saint Paul, vivant comme nous sur la terre, était toujours en esprit avec les chérubins et avec les séraphins. Il était plus proche de Jésus-Christ, que les gardes de nos souverains ne sont près de leurs personnes. Lorsque ces officiers gardent nos rois, et qu’ils se tiennent près d’eux, ils en détachent au moins leurs regards, et, quoiqu’ils soient présents de corps, leur esprit s’égare souvent en divers lieux. Mais rien ne détournait saint Paul de Jésus, son roi ; et il tenait arrêtées sûr lui toutes les pensées de son coeur.

Si nous voulons, mes frères, imiter ce saint apôtre, rien ne nous en peut empêcher. Si nous étions fort éloignés de notre Prince, nous aurions quelque sujet de trouver cette présence difficile, mais puisqu’il se trouve partout, les âmes généreuses et vigilantes peuvent l’avoir toujours présent.

N’est-ce pas cette vue et cette présence qui faisait dire à David: "Je ne craindrai point les maux, parce que vous êtes avec moi (Ps. XXII, 4); " et ce qui oblige Dieu de nous dire: " Je suis un Dieu proche et non pas un (425) Dieu éloigné (Jérém. XXIII, 23) ? " Le péché nous sépare et nous éloigne de Dieu, et la vertu nous en approche. " Lorsque vous me parlerez encore (lsaïe, LVIII, 9), " nous dit-il, " je vous dirai : me voici présent. " Quel est le père qui écoute aussi promptement les demandes de ses enfants; quelle est la mère qui veille avec plus d’empressement pour prévenir les prières de son fils, que Dieu pour prévenir les nôtres? il n’y a rien dans le coeur des pères et des mères de la terre qui approche de ce grand amour de Dieu. Il est continuellement attentif pour nous écouter. Aussitôt qu’un des siens commence à l’invoquer, il l’exauce au moment même, sans attendre qu’il l’invoque autant de temps que la grandeur de sa majesté le voudrait. C’est pourquoi il dit: " Quand vous me parlerez encore, je e vous dirai : me voici présent. " Je ne différerai point de vous exaucer et d’accomplir toutes vos demandes.

Invoquons donc Dieu, mes frères, comme il veut que nous l’invoquions. Comment veut-il qu’on le prie? " Rompez ", dit-il, " tous les liens de l’injustice, rompez les cédules des obligations extorquées, et déchirez tous les seings et toutes les procédures injustes. Faites part de votre pain au pauvre; recevez les étrangers dans votre maison. Quand vous verrez un pauvre nu revêtez-le, et ne méprisez point ceux qui viennent du même sang que vous. Alors votre lumière du matin éclatera, et vos blessures seront refermées. Votre justice marchera devant vous, et la gloire de Dieu vous environnera. Vous m’invoquerez et je vous exaucerai, et lorsque vous me parlerez encore, je vous dirai : me voici présent. " (Isaïe, LVIII, 6.)

Mais qui peut, dites-vous, faire tant de choses? Et moi je vous demande au contraire:

qui peut ne les pas faire? Qu’y a-t-il de pénible dans ce que je viens de dire? qu’y a-t-il de fâcheux? qu’y a-t-il qui ne soit aisé? Toutes ces choses sont au contraire si faciles, que plusieurs sont allés sans peine au delà de ces préceptes. Ils n’ont pas seulement " déchiré les obligations injustes, " que leur avarice avait exigées; ils ont même renoncé à tout leur bien. Ils n’ont pas seulement " retiré chez eux l’étranger, et fait part de leur table au pauvre, " mais ils ont travaillé de leurs propres mains, pour avoir de quoi les nourrir. Ils ne se sont pas contentés " d’obliger leurs proches, " ils ont encore fait du bien à leurs plus grands ennemis.

6. Que trouvez-vous donc de pénible en tout ce que je viens de dire? Le Prophète ne vous commande point de courir les terres et les mers, de creuser jusqu’aux entrailles de la terre, de vous macérer par de longs jeûnes, ni de vous couvrir d’un cilice. Il vous ordonne seulement d’être charitable envers votre prochain, de faire part de votre pain au pauvre, et de rompre les. obligations injustes. Peut-on trouver rien de plus aisé? Que si vous y craignez encore quelque peine, jetez les yeux sur la grandeur des récompenses qu’il vous promet, et vous n’y trouverez plus rien que de très-facile. Car, comme les princes et les rois sont soin, dans les combats et dans les jeux de course, d’exposer aux yeux de ceux qui courent le prix qu’ils destinent au vainqueur, Jésus-Christ de même met, comme au milieu de sa carrière, les récompenses qu’il prépare aux victorieux. Il nous les montre à tous pour nous exciter, et les paroles du Prophète sont comme les mains par lesquelles il nous les présente.

Quand nos princes et nos souverains seraient encore cent fois plus grands et plus riches qu’ils ne sont, comme ils sont hommes, il faut nécessairement que leurs richesses aient des bornes, et que leur libéralité s’épuise. Ils usent d’artifice pour faire paraître le peu qu’ils donnent, comme étant fort considérable. Ils font porter séparément les prix qu’ils proposent par autant de différentes personnes, et ils les étalent avec beaucoup d’appareil. Mais notre Roi agit bien d’une autre manière. Comme il est infiniment riche, que ses dons sont inépuisables, et qu’il ne lui est point nécessaire de leur donner un prix et un éclat emprunté, il les ramasse tous ensemble, et il ne les montre que confusément à nos yeux, parce que s’il voulait s’arrêter à nous les faire voir un à un, et en détail, ce serait une entreprise infinie.

Pour comprendre combien ce que je vous dis est véritable, examinez chacun de ces biens qu’il promet ici. " Alors ", dit-il, " votre lumière du matin éclatera. " Croyez-vous, mes frères, que Dieu ne nous promette qu’un seul don par ces paroles? Ne voyez-vous pas le grand nombre de prix et de récompenses que cette seule promesse renferme? (426) Voulez-vous que nous développions ces trésors cachés, et que nous vus les découvrions autant qu’il nous sera possible? Je vous prie seulement de ne vous pas ennuyer, et de ne vous pas lasser de m’entendre.

Que veut dire premièrement ce mot, " éclatera? " Car le Prophète ne dit pas : paraîtra, mais "éclatera. " C’est pour nous faire mieux comprendre là promptitude et la libéralité de notre prince, pour nous témoigner avec quel zèle il veille pour notre salut, quelle violence il se fait pour retenir en lui ses grâces, et qu’il ne cherche qu’à s’en décharger sur nous, sans que rien puisse arrêter sa magnificence.

" Votre lumière du matin; " Que veut dire cet autre mot, " du matin? " Dieu nous témoigne par là qu’il n’attend pas toujours, pour nous éclairer, que nous ayons souffert; mais qu’il prévient les maux. C’est ce qui est marqué par ces autres paroles : " Lorsque vous parlerez encore, je vous dirai : Me voici. "Mais quelle est cette " lumière? " Ce n’est pas sans doute cette lumière sensible; c’est une autre lumière beaucoup plus excellente, qui nous découvre le ciel, qui nous y fait voir les anges, les archanges, les chérubins et les séraphins, les principautés, les dominations, les trônes et les puissances, toutes ces armées divines, toutes ces troupes bienheureuses, toute cette cour céleste et ces tentes adorables. Celui qui a été honoré de cette lumière ineffable, verra ces objets bienheureux. Il n’éprouvera point le feu de l’enfer, le ver qui ronge et qui ne meurt point, ces grincements de dents, ces chaînes qui ne se peuvent rompre, ces tourments et ces misères, ces ténèbres profondes, ces fleuves de flammes qui ne s’éteindront jamais, ces blasphèmes horribles et ces lieux de douleurs et de tortures effroyables; mais il passera en d’autres lieux, d’où la douleur et la tristesse fuiront éternellement, où la joie, la paix, le plaisir et les délices, régneront sans fin, où il jouira d’une vie éternelle et d’une gloire ineffable; où il admirera ces tentes d’une beauté incomparable, et cette majesté si auguste et si sainte de notre roi; où il verra ces biens que l’oeil n’a point vus, que l’oreille n’a point ouïs, et qui ne sont point montés dans le coeur de l’homme; où demeure cet époux céleste, où est la chambre ‘nuptiale, dans laquelle entrent les vierges chastes et pures qui ont conservé leurs lampes ardentes, et tous ceux qui ont gardé purs et sans tache les habits qu’ils avaient reçus; où sont enfin les biens infinis de notre roi, et les richesses inépuisables de Dieu même.

Comprenez-donc, mes frères, quels sont les biens auxquels on , vous invite, et combien Dieu vous promet dans un seul mot. Que de trésors trouverions-nous si nous voulions examiner ainsi en particulier chacune des promesses que Dieu nous fait par son prophète? Combien découvririons-nous de richesses? Après cela différerons-nous davantage de les désirer? Témoignerons-nous de l’indifférence et, de la paresse à secourir les pauvres? Ne le faisons pas, mes frères, je vous en conjure. Quand nous devrions tout perdre, quand il faudrait renoncer à tout, quand nous devrions même être jetés dans le feu, et passer au travers des épées nues; souffrons tout avec courage, afin de pouvoir un jour recevoir de notre prince cette gloire inestimable, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (427).
 

 

HOMÉLIE LV.
" ALORS JÉSUS DIT A SES DISCIPLES SI QUELQU’UN VEUT VENIR APRÈS MOI, QU’IL RENONCE À SOI-MÊME, QU’IL SE CHARGE DE SA CROIX, ET QU’IL ME SUIVE. " (CHAP. XVI, 24, JUSQU’AU VERSET 28.)

ANALYSE

1. Précepte du renoncement à soi-même; en quoi il consiste.

2 et 3. Porter sa croix et suivre Jésus-Christ pour arriver au salut, à la vie, aux récompenses éternelles.

4. A quoi sert la santé du corps si l’âme est malade? — Le Père et le Fils ont la même substance comme la même gloire.

5 et 6. Eloge des solitaires et de leur genre de vie. — Leur formule de prière. — Les gens du monde pourraient et devraient imiter les solitaires.
 
 

1. " Jésus dit alors à ses disciples, " c’est-à-dire lorsque saint Pierre lui eut dit: " A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas, " et que Jésus-Christ eut répondu:

" Retirez-vous de moi, Satan; " car le Fils de Dieu ne se contenta pas d’une réprimande si sévère. Il voulut faire voir quelle était la vanité des paroles de cet apôtre, et quel serait le fruit, au contraire, que tout le monde tirerait de sa passion. Vous m’exhortez, lui dit-il, à avoir pitié de moi-même et vous désirez que ces souffrances ne m’arrivent pas; et moi je vous dis au contraire que non-seulement il vous serait très-dangereux de vous opposer à ma croix et d’empêcher que je ne meure pour vous, mais que vous périrez très-certainement et que vous ne pourrez prétendre aucune part au salut, si vous n’êtes disposé vous-même aux souffrances et toujours prêt à la mort. Il veut que ses disciples reconnaissent qu’il n’était pas indigne de lui de mourir en croix et de mourir non-seulement pour les raisons qu’il leur avait déjà dites, mais encore pour les grands avantages que sa mort produirait pour toute la terre. Il dit dans l’Evangile de saint Jean " Que si le grain de froment ne meurt lorsqu’il est en terre, il demeure seul, mais qu’après qu’il est mort il rapporte beaucoup de fruit. (Jean, XIX, 24.)

Et pour étendre encore cette vérité plus loin, dans cet endroit de saint Matthieu, il montre que non-seulement il faut qu’il meure lui-même, mais que tous ses véritables disciples s’y doivent aussi préparer. Il y a, leur dit-il, tant de biens renfermés dans ces souffrances passagères, qu’un de vos plus grands malheurs c’est de ne les vouloir pas accepter et de craindre de mourir; comme votre plus grand bonheur, c’est d’être toujours prêts à faire ce sacrifice. C’est ce qu’il montre clairement par toute la suite, quoique jusque-là il n’eût voulu découvrir cette vérité qu’en partie.

Et remarquez, mes frères, la sagesse avec laquelle Jésus-Christ parle en cet endroit. Il n’engage et ne force personne. Il ne dit point:

Quoique vous le vouliez, ou que vous ne le vouliez pas, il faut nécessairement que vous enduriez des maux. Il dit seulement : " Si " quelqu’un veut venir après moi. " Je ne contrains et ne violente personne. Je laisse tout le monde à soi et libre de faire ce qu’il voudra. C’est pourquoi je dis: " Si quelqu’un veut. "Car c’est à des biens que je vous invite et non à des maux. Je ne vous appelle point à un état de misères ni aux rigueurs d’un supplice pour user envers vous de contrainte. Les biens que je vous propose sont assez grands pour vous attirer d’eux-mêmes à écouter ce que je vous dis. Mais ces paroles formaient l’exhortation la plus puissante qu’il pût employer. Celui qui violente et qui force quelqu’un, lui donne souvent de l’éloignement et augmente son aversion, Lorsqu’au contraire on laisse celui à (428) qui l’on propose une chose, libre de la faire ou de ne la faire pas, c’est un moyen bien plus puissant pour l’attirer à ce qu’on désire de lui. Car les paroles douces et obligeantes font plus d’effet sur nos esprits que la force et la contrainte.

C’est pour cette raison que Jésus-Christ dit sans user de violence : " Si quelqu’un veut, "etc. Les biens que je vous offre, dit-il, sont si grands et si considérables, qu’ils méritent assez que vous y couriez de vous-mêmes et que vous les désiriez de votre propre mouvement. Si quelqu’un vous proposait de grandes sommes d’argent, il ne vous ferait aucune violence en vous invitant à les recevoir. Si donc vous ne croyez point que l’on vous force dans ces rencontres, combien le devez-vous moins croire lorsqu’on vous offre tous les biens du ciel? Si la seule grandeur de ces biens inestimables qu’on vous propose ne vous attire par elle-même et ne vous entraîne à tâcher de les acquérir, vous êtes indignes de les recevoir; et quand vous les auriez reçus, vous n’en comprendriez pas le prix. C’est pourquoi Jésus-Christ ne contraint ici personne. Il nous laisse à nous et il se contente de nous exhorter à nous y porter de nous-mêmes.

Comme les apôtres paraissaient surpris de cette parole, il semble que Jésus-Christ leur dise : Il n’est point nécessaire que vous vous troubliez de la sorte. Si vous ne croyez point que ce que je vous propose vous soit une source de biens et le plus grand bonheur qui puisse vous arriver, je ne vous y forcerai pas. Je ne prétends contraindre personne. Je n’appelle à moi que celui " qui me veut suivre. " Et ne croyez pas, mes disciples, que j’appelle " me suivre ", ce que vous avez fait jusqu’ici en m’accompagnant dans mes voyages, il faudra que vous enduriez bien d’autres travaux, et que vous passiez par des afflictions bien plus sensibles, si vous êtes résolus de me suivre de la manière que je l’entends. Et vous, Pierre, qui venez de confesser que je suis le Fils de Dieu, ne prétendez pas que pour cette confession, vous deviez attendre la couronne de la gloire. Ne vous imaginez pas que ce soit assez pour le salut et que vous n’ayez plus qu’à vivre dans une pleine assurance comme ayant satisfait à tout. Je pourrais assez, étant le Fils de Dieu, vous empêcher de tomber dans ces malheurs, et prévenir par ma puissance tous les périls qui vous pourront arriver, mais je ne le veux pas faire à cause de vous-même et pour votre propre bien, afin que vous contribuiez de votre part à votre bonheur, et que vos souffrances redoublent un jour votre gloire. Si quelqu’un aimait un athlète, il ne voudrait pas qu’on le couronnât, seulement parce qu’il est son ami. Il veut qu’il travaille et qu’il mérite sa couronne; et plus il l’aime, plus il désire qu’il s’efforce de s’en rendre digne. C’est ainsi que Jésus-Christ nous traite. Plus il chérit une âme, plus il veut qu’elle contribue pour sa part à son bonheur et à sa gloire. Il ne peut souffrir que sa grâce fasse tout en elle et qu’elle n’y réponde point par ses travaux.

Mais admirez comment il tâche de leur rendre moins odieux ce qu’il leur dit. Il ne l’adresse pas à eux seuls en particulier, mais il le propose comme une maxime générale pour tout le monde. " Si quelqu’un veut : " homme ou femme, roi ou sujet, " Si quelqu’un veut venir après moi, " il faut que ce soit par cette voie. Il semble, mes frères, que Jésus-Christ ne dise qu’une seule chose, et il en dit trois. Il commande à l’homme de " se renoncer lui-même, de porter sa croix et de le suivre. " Ces deux premiers commandements, " se renoncer soi-même et porter sa croix, " sont joints ensemble; mais le dernier qu’il ajoute, " de le suivre ", est proposé séparément.

Examinons d’abord ce que c’est que " se " renoncer soi-même. " Pour le bien comprendre, il faut voir ce que c’est que renoncer un autre homme. Celui qui renonce quelqu’un, frère, parent, domestique ou quelqu’autre que ce puisse être, a pour lui une haine irréconciliable. Quand il le verrait outragé, fouetté cruellement, ou chargé de rudes chaînes, il ne le secourrait pas; il ne compatirait pas à ses maux et ne serait point touché de toutes ses peines, parce qu’il n’a pour lui qu’une extrême aversion et une haine mortelle. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande d’abandonner notre corps. Il veut que nous l’épargnions si peu que, quand on le déchirerait par les fouets, qu’on le tourmenterait sur les chevalets, qu’on le livrerait aux flammes, ou qu’on lui ferait souffrir quelque autre tourment semblable, nous soyons prêts à souffrir tout sans avoir compassion de ses maux. Car c’est proprement par cette cruauté apparente que nous avons pitié de lui. (429)

Les pères ne témoignent jamais mieux combien ils aiment leurs enfants, que lorsqu’ils les abandonnent à des maîtres sévères, et qu’ils leur commandent de ne point les épargner. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande de traiter notre propre corps. Il ne nous dit pas simplement que nous ne l’épargnions pas; mais que nous " le renoncions, " c’est-à-dire que nous l’abandonnions aux périls et aux souffrances, et que nous ayons moins de compassion de lui que d’un étranger ou d’un ennemi. Et il ne dit pas arnesasto, mais aparnesasto, terme beaucoup plus fort.

2. " Qu’il porte sa croix. " C’était une suite du renoncement que Jésus-Christ vient de nous commander. Car afin que vous ne croyiez pas que œ renoncement de vous-mêmes ne devait aller qu’à souffrir simplement des paroles, des injures et des outrages, Jésus-Christ marque jusqu’à quel point vous devez vous renoncer, c’est-à-dire, jusqu’à mourir, et à mourir d’une mort infâme comme celle de la croix, et à la porter non une ou deux fois, mais durant toute votre vie. Portez, dit-il, continuellement votre croix; ayez la mort toujours présente devant les yeux, et soyez toujours prêts à vous laisser égorger comme un agneau que l’on conduit à la boucherie. Il se voit assez de personnes qui ont la force de mépriser les biens, les plaisirs et la gloire, et qui ne peuvent mépriser la mort, Ils ne peuvent se mettre au-dessus de tous les périls, dont la seule vue les fait pâlir. Mais moi je veux que celui qui veut être mon disciple se prépare aux maux, qu’il soit prêt à répandre jusqu’à la dernière goutte de son sang, qu’il passe gaiement des injures aux outrages, et des outrages à la mort, qu’il embrasse généreusement la mort la plus honteuse, et que plus elle est infâme, plus il s’en réjouisse.

" Et qu’il me suive. " Jésus-Christ ajoute ces paroles avec grande raison. Il y a bien des personnes qui souffrent mais qui ne " suivent " pas le Sauveur, parce qu’elles ne souffrent pas pour lui. Les voleurs, les sorciers, les meurtriers, les violateurs des tombeaux souffrent tous les jours de cruelles peines; mais ils se les sont attirées eux-mêmes. Ainsi ce n’est pas assez de souffrir en général, Jésus. Christ marque en particulier quel doit être le sujet de nos souffrances, lorsqu’il veut que nous le suivions, que nous endurions tout pour lui, et que nos souffrances soient accompagnées de toutes les autres vertus. Car c’est ce que marque ce mot, " et qu’il me suive. "C’est-à-dire, qu’il témoigne non-seulement du courage dans les souffrances, mais de l’humilité, de la douceur, de la modestie, et tout ce qui est nécessaire pour souffrir en vrai chrétien.

Suivre Jésus-Christ comme on le doit suivre, c’est avoir soin, lors même qu’on souffre, de pratiquer toutes les autres vertus, et de souffrir seulement pour Jésus-Christ. Car le démon a aussi des disciples qui le suivent, qui souffrent les mêmes maux pour lui, que nous souffrons pour le Sauveur; qui lui sacrifient misérablement leur vie, et qui n’ont aucune crainte de la mort la plus sanglante. Pour nous, nies frères, nous souffrons, non pour le démon, mais pour Jésus-Christ. Nous souffrons pour nous-mêmes et pour nous sauver, au lieu que ceux-là ne souffrent que pour se perdre, et dans ce monde et dans l’autre. Nous souffrons pour acheter par nos souffrances une double vie, et ils souffrent pour passer de leurs souffrances dans une double mort. Ne serait-ce pas être lâche que de ne pas témoigner autant de courage pour nous sauver, que ces malheureux en témoignent pour se perdre; de ne pas endurer des maux qui nous produisent tant de gloire, surtout lorsque Jésus-Christ est présent pour nous assister, pendant que ceux-là souffrent sans trouver aucun appui dans leurs souffrances?

Jésus-Christ avait déjà presque donné ce même commandement à ses apôtres, lorsqu’en les envoyant il leur dit : " N’allez point dans la voie des Gentils. Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, et vous serez conduits devant les princes et les rois. "(Matth. X, 5; Luc, X, 3.) Mais il marque ici la même chose en des termes bien plus forts et, bien plus terribles. Il ne parlait alors que de la mort; mais il parle ici de la " croix", et d’une croix continuelle : " Qu’il porte sa " croix", dit-il, c’est-à-dire, qu’il la porte en tout temps et dans tous les lieux. C’est la coutume que le Sauveur garde partout. Il ne commande point tout d’abord les choses les plus parfaites et les plus relevées. Il nous y porte insensiblement et comme par degrés, afin que nous n’en soyons point frappés d’abord, et que nous devenions plus disposés à les recevoir.

Mais, comme ces commandements (430) paraissaient extrêmement durs, admirez comment le Sauveur les adoucit. Il relève le courage de ses apôtres, en leur proposant le prix inestimable dont il les récompenserait. Il ne se contente pas de leur faire voir seulement les biens qu’ils mériteraient par ces souffrances il leur montre encore les maux qu’ils éviteraient, sur lesquels même il s’arrête davantage que sur les biens, parce qu’il savait que les hommes sont moins touchés des promesses des récompenses, que des menaces des supplices. Voyez donc comment, après avoir commencé son discours par là, il le termine de même.

" Car celui qui voudra sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra pour l’amour de moi, la sauvera (25). " C’est comme s’il leur disait : Il semble que je ne vous épargne point, en vous ordonnant de souffrir ces maux. Cependant, je ne le fais que pour vous épargner davantage. Le père qui épargne son fils, le perd. Celui qui ne l’épargne point, le sauve. Le Sage a dit: " Si vous frappez votre fils de verges, il ne mourra pas, et vous sauverez son âme de la mort. " Et ailleurs : " Celui qui aime son fils fermera ses plaies, et bandera ses blessures. " (Prov. XXIII, 13; Eccli. XXX, 7.) C’est ainsi que les généraux d’armée agissent envers leurs soldats. Si, pour les épargner, ils leur commandaient de ne point sortir du camp, ils les perdraient sans ressource. Afin donc, mes disciples, que vous ne tombiez pas dans ce malheur, je vous commande de vous tenir toujours préparés à la mort. Vous allez être en butte à une cruelle et sanglante guerre. Ne vous tenez donc pas à l’ombre. Ne vivez pas d’une vie lâche et molle, mais sortez du camp, et témoignez votre courage en combattant vos ennemis. Si vous mourez dans cette guerre, c’est alors que vous trouverez la vie.

3. On voit ici que, dans les armées, le soldat le plus résolu à la mort, est aussi celui qui se fait le plus remarquer, qui est le plus invincible, et qui donne plus de terreur à ses ennemis. Cependant, s’il mourait alors, le prince pour qui il combat ne lui redonnerait pas la vie, et ne lui pourrait témoigner sa reconnaissance. Combien donc, dans cette guerre toute sainte, où nous sommes animés d’une espérance si ferme de la résurrection, devons-nous être prêts à donner une vie que nous retrouverons un jour? Nous le devons, premièrement, parce que sacrifier sa vie est quelquefois le plus sûr moyen de la sauver; ensuite, parce que si nous la perdons, nous en retrouverons une autre infiniment plus heureuse. Mais, comme Jésus-Christ avait dit: " Celui qui veut sauver son âme la perdra, " il explique dans la suite ce qu’il entend par ce mot de " sauver ", afin qu’on ne confondît pas ce faux salut avec le salut qu’il donne.

" Que servirait-il à un homme de gagner le monde entier et de perdre son âme? Et que donnera l’homme en échange de son âme (26)? " Vous voyez donc, mes frères, que ce faux salut est une véritable " perte ", pire que toutes les pertes d’ici-bas, puisqu’elle est sans remède, et qu’elle ne se peut réparer. Ne me dites point, dit Jésus-Christ, que celui qui, par sa lâcheté, éviterait tous les maux que je vous prédis, aurait sauvé son âme. Comparez son âme, si vous voulez, avec le monde entier, et jugez quel avantage il trouverait de le posséder tout entier, s’il perdait enfin son âme. Si vos domestiques vivaient dans toutes sortes de délices, pendant que vous, qui êtes leur maître, seriez accablé de maux, quel avantage auriez-vous d’être le maître de ces personnes heureuses, étant si misérable vous-même? C’est ainsi que vous devez regarder votre âme. Elle gémit pendant que le corps est dans la joie; et lorsque l’un est plein de force et de vigueur, l’autre est toute languissante et sans force: " Car, que donnera l’homme en échange de son âme ? "A-t-il une autre âme qu’il puisse donner pour la racheter?

Si vous avez perdu de l’argent, vous le pouvez remplacer par d’autre argent. Si vous avez perdu une maison ou des esclaves, ou quelque autre chose semblable, vous pouvez les racheter. Mais si vous perdez votre âme, vous n’en avez point d’autre que vous puissiez donner en échange pour la recouvrer. Quand vous seriez roi de tout l’univers, vous ne pourriez, en donnant tout ce que vous y possédez, trouver de quoi racheter votre âme. Et faut-il s’étonner que cela vous arrive à l’égard de votre âme, puisque cela n’est que trop vrai à l’égard de la vie du corps? Quand vous auriez cent’ royaumes, pourriez-vous en les donnant guérir une maladie mortelle? Pourriez-vous par toutes vos richesses vous rétablir en santé, et vous arracher d’entre les bras de la mort? Jugez par là de votre âme, et croyez que ce (431) que je vous dis est encore bien plus vrai d’elle qu’il ne l’est du corps.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de renoncer à tout autre soin, et de ne veiller à l’avenir qu’à la garde de votre âme. Appliquez sur elle toute votre vigilance. Ne soyez pas si malheureux que de vous embarrasser pour des choses superflues, et qui vous sont étrangères, pendant que vous négligez ce qui vous doit être le plus cher. Cependant c’est le malheur où nous voyons tomber aujourd’hui presque tous les hommes. Ils sont semblables à ceux qui travaillent aux mines. Ces mines d’or et d’argent ne les enrichissent point; et au lieu de trouver quelque avantage pour eux au milieu de tant de trésors, ils n’y trouvent que leur perte. Ils souffrent des travaux horribles, et les autres en ont le fruit. Ils passent une vie misérable dans une longue suite de périls, et leurs périls ne servent que pour établir le repos des autres. Leurs sueurs leur sont stériles pour eux-mêmes; et ils n’en tirent d’autre avantage que leur propre mort.

4. Il y a bien des hommes aujourd’hui qui imitent ces malheureux, et qui ne travaillent que pour amasser du bien aux autres. Je trouve ces gens encore même plus misérables que ceux qui travaillent aux métaux; puisque ces travaux, quoique pénibles, sont moins terribles que l’enfer, qui est la malheureuse fin de tous les travaux des avares. Ceux-là trouvent au moins dans la mort la fin de leurs sueurs et de leurs peines; au lieu qu’elle devient pour les avares le renouvellement de leurs maux. Si vous me répondez que vous jouirez vous-même du fruit de vos travaux lorsque vous serez bien riche, montrez-moi comment votre âme en sera plus dans la joie, et alors je vous croirai. Car vous savez que notre âme est ce que nous avons de plus précieux. Mais si ce n’est que le corps qui s’engraisse, lorsque l’âme sèche de jour en jour, que vous sert cette abondance de biens que vous possédez? Que sert le plaisir de la servante lorsque la maîtresse se meurt ? Que sert le vêtement magnifique, lorsque le corps est près -de mourir? C’est pourquoi Jésus-Christ insiste beaucoup sur ce point, et il redit encore a Que donnera l’homme en échange de son " âme? " voulant par toutes sortes de moyens nous rappeler au soin de notre âme , et nous apprendre à n’estimer qu’elle. Jésus-Christ donc, après avoir étonné ses apôtres par ces paroles de terreur, les console dans la suite.

" Le Fils de l’homme doit venir dans la " gloire de son Père avec ses anges, et alors il rendra à chacun selon ses oeuvres (27). "Vous voyez par ces paroles que la gloire du Père et du Fils est la même gloire. Que s’ils n’ont que la même gloire, il est clair aussi qu’ils n’ont que la même substance. Car si, selon saint Paul, il se trouve dans une même substance, une inégalité de gloire: " La gloire du soleil, " dit-il, " est autre que celle de la lune, et celle de la lune est différente de celle des étoiles, et une étoile est différente d’une autre étoile en clarté (I Cor. XV, 41)," quoique tous ces astres ne soient que d’une même substance; comment lorsque la gloire est la même, la substance pourrait-elle être différente? Car Jésus-Christ ne dit pas qu’il viendra dans une gloire pareille à celle de son Père, ce qui nous eût laissé lieu de douter; mais il marque précisément qu’il viendra " dans la gloire de son Père, " pour faire voir que la gloire de l’un est la gloire même de l’autre. Pourquoi donc, dit Jésus-Christ à son apôtre, pourquoi, ô Pierre, tremblez-vous, lorsque je vous parle de ma mort, puisque c’est alors que vous me verrez dans la gloire de mon Père; et que si je suis dans la gloire, vous y serez aussi vous-même? Les biens que je vous destine ne se termineront pas sur la terre. Vous ne sortirez de cette vie que pour entrer dans une autre qui vous comblera d’une éternité de bonheur.

Mais lorsque Jésus-Christ a parlé des biens, il ne s’arrête pas là, Il ne veut pas terminer ce discours par des paroles si consolantes. Il y mêle encore la terreur de son jugement, la crainte de son tribunal, l’appréhension de ce compte exact qu’il nous redemandera, la frayeur de cet arrêt irrévocable, de ces yeux qui perceront jusqu’au fond des coeurs; de cette lumière à qui rien ne se pourra cacher, et de cette vérité qui ne pourra être surprise par aucun déguisement. Il tempère encore néanmoins ce discours terrible, et il mêle à des paroles si étonnantes, d’autres considérations qui relèvent notre courage. Car il ne dit pas qu’il punira alors les pécheurs ; mais " qu’il rendra à chacun selon ses oeuvres. " Il use à dessein de cette expression, afin que, représentant d’un côté aux pécheurs ce qu’ils doivent attendre, il assure de l’autre ceux qui (432) vivront selon ses règles de la récompense qui leur est promise.

Il est vrai, mes frères, que Jésus-Christ promettait de rendre à chacun selon ses oeuvres pour relever le courage des apôtres, et pour les consoler dans leur maux. Mais je vous avoue pour moi que je tremble en entendant ces paroles. Je reconnais que je ne suis point du nombre de ces saintes âmes qui attendent des couronnes. Je suis au contraire saisi de frayeur, quand je me regarde, et je crois qu’il y en a dans cette assemblée qui partagent avec moi mes appréhensions et mes craintes. Car qui de nous ne sera point frappé de ces paroles de Jésus-Christ, lorsqu’il rentrera sérieusement en lui-même? Qui de nous ne frémira d’horreur, qui ne se couvrira de sac et de cendre, et qui ne jeûnera plus que n’ont fait autrefois les Ninivites? Car il ne s’agit pas ici du renversement d’une ville ou d’une mort passagère, mais d’un supplice éternel, et d’un feu qui ne s’éteindra jamais.

5. c’est pourquoi j’admire ces bienheureux solitaires qui se sont retirés du milieu des villes pour aller vivre au fond des déserts. Je les estime heureux pour une infinité de raisons. Mais leur bonheur me touche encore davantage quand je sens mon coeur pénétré de crainte en pensant à ces paroles étonnantes. Tout le monde sait ce que ces hommes admirables disent tous les jours en sortant de table après le dîner ou plutôt après le souper; car ils ne dînent jamais, et ils sont trop persuadés que cette vie est un temps de jeûne et de tristesse. Lors donc qu’ils tendent leurs actions de grâces, ils se représentent chaque jour cette parole par laquelle Jésus-Christ vient de finir ce discours. Trouvez bon, mes frères, que je rapporte ici cette prière. tout entière ; afin qu’à l’imitation de ces saintes âmes, vous la puissiez avoir toujours dans la bouche et dans le coeurs, " Soyez béni, ô mon Dieu ", disent-ils, " vous qui me nourrissez dès mon enfance, qui donnez à toute chair la nourriture dont elle a besoin, et qui remplissez nos coeurs de consolation et de joie, afin qu’ayant chaque jour ce qui est nécessaire à la nature, nous soyons riches en toutes sortes de bonnes oeuvres par Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui vous est due la gloire, l’honneur et l’empire avec le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-i1. Gloire à vous, ô Seigneur ; Gloire à vous, ô Saint; Gloire à vous, ô Roi, qui nous avez donné de quoi nous nourrir. Remplissez-nous du Saint-Esprit, afin que nous puissions paraître agréables à vos yeux, et que nous ne soyons point couverts de confusion lorsque vous viendrez rendre à chacun selon ses oeuvres ".

Il n’y a rien dans cette action de grâces qui ne soit admirable; mais rien ne m’en paraît plus beau que les dernières paroles. Car, comme le temps du repas a coutume de dissiper l’âme et de la rendre pesante, ces bienheureux solitaires se servent alors de ces paroles comme d’un frein pour la retenir dans le devoir. ils la forcent, dans ce temps de relâche, de se souvenir du jour redoutable du jugement. Ils n’ignorent pas dans quel malheur les délices de la table et la bonne chère jetèrent autrefois les Israélites : " Mon bien-aimé ", dit l’Ecriture, " a mangé et s’est engraissé, et il m’est devenu rebelle " .(Deut. XXII, 15.) C’est pourquoi Moïse dit: " Quand vous aurez bu et mangé, et que vous serez rassasiés, souvenez-vous alors du Seigneur votre Dieu " (Deut. VI, 11); parce que c’était alors que les Israélites avaient offensé Dieu par une honteuse idolâtrie. Prenez donc garde qu’il ne vous arrive alors un malheur semblable Vous ne sacrifiez point des brebis et d’autres animaux aux idoles de pierre et d’argent; mais craignez de sacrifier votre propre âme à la colère, et de l’immoler à la fornication et aux autres passions semblables.

C’est le malheur que craignent ces saints solitaires. Lorsqu’ils ont cessé de manger, ou, pour mieux dire, lorsqu’ils n’ont point cessé de jeûner, puisque leur repas même est un jeûne, ils rentrent dans le souvenir de ce jour terrible, et du jugement rigoureux de Jésus-Christ. Que si des personnages si saints, qui s’affligent sans cesse, qui passent leur vie dans le jeûne et dans les veilles; et qui ne couchent que sur la terre, ont encore besoin de se représenter la mémoire de ce jour; comment pouvons-nous espérer, nous autres, de vivre dans la modération chrétienne, nous qui sommes tous les jours à des tables où la tempérance est exposée à tant de périls, et qui n’adressons à Dieu nos prières, ni lorsque nous y entrons, ni lorsque nous en sortons?

Pour prévenir ces malheurs à l’avenir, usons de la même prière que ces bienheureux solitaires, et expliquons-la en passant; afin qu’en (433) reconnaissant les grands avantages qu’elle renferme, nous l’ayons continuellement dans le coeur, lorsque nous serons à table. Réprimons ainsi les désirs déréglés de notre concupiscence. Imitons la conduite de ces anges visibles, et réglons nos maisons d’après le modèle qu’ils nous tracent sur leurs montagnes. Vous devriez aller de vous-mêmes dans ces bienheureuses solitudes voir ces grands exemples de piété, et vous édifier par vous-mêmes de leurs excellentes vertus. Mais puisque vous ne le voulez pas faire ; écoutez-nous au moins, lorsque nous vous en parlons, et lorsque nous vous rapportons ces hymnes admirables, et ces divins cantiques qu’ils offrent à Dieu tous les jours en sortant de table. Que chacun de vous, mes frères, use à l’avenir de ces mêmes actions de grâces. Je vous redis encore une fois cette prière.

" Soyez béni, mon Dieu ". Ils obéissent d’abord à cette loi de l’Apôtre qui nous fait ce commandement: " Quoi que vous fassiez, faites tout au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, rendant grâces par lui à Dieu le Père". (Coloss. III, 17.)

Ils ne rendent pas grâces à Dieu seulement pour le jour présent, ils le font pour toute la vie : " Qui me nourrissez dès mon enfance ". Ces paroles renferment encore une grande instruction; car, puisque c’est Dieu qui nous nourrit lui-même, tous nos soins ne sont-ils pas superflus? Si le roi vous avait promis de vous donner tous les jours un plat de sa table, vous mettriez-vous encore en peine de la nourriture? Combien devez-vous donc bannir de vous tous ces soins, puisque Dieu même se charge de vous donner à manger? Aussi le dessein de ces saintes âmes, en faisant à Dieu cette prière, est de se persuader à elles-mêmes, et à tous ceux qui veulent se former sur leur manière de vie, qu’ils doivent se décharger entièrement de tous les soins de la nourriture.

Et afin qu’on ne crût pas qu’ils ne rendaient grâces à Dieu que pour leurs personnes seules, ils ajoutent : " Qui donnez à toute chair la nourriture dont elle a besoin ". Ils offrent à Dieu leur reconnaissance pour les grâces qu’il fait à toute la terre. Ils sont comme les pères communs de toute la terre. Ils remercient Dieu des biens qu’il fait en général à tous les hommes. Ils s’accoutument ainsi à les regarder tous comme leurs frères, et à avoir pour eux une charité très-sincère. Car comment pourraient-ils haïr ceux pour qui ils rendent à Dieu de très humbles actions de grâces ?Ainsi ces hymnes sacrés qu’ils récitent en sortant de table, les avertissent de se tenir unis de charité et d’affection avec tous les hommes, et de bannir tout le soin de la nourriture du corps. Car si Dieu " nourrit toute chair ", s’il ne refuse. pas la nourriture aux plus méchants des hommes, la refuserait-il à ceux qui quittent tout pour s’attacher si étroitement à lui? s’il ne manque pas à ceux qui craignent toujours que ces secours ne leur manquent, manquera-t-il à ceux qui se sont déchargés sur lui de ces soins? N’est-ce pas ce que Jésus-Christ tâchait de nous persuader, lorsqu’il disait " que nous étions beaucoup plus considérables que les oiseaux " ? Ne voulait-il pas nous apprendre par ces paroles à ne point mettre notre confiance dans nos richesses et dans les biens de la terre ; puisque ce n’est point là proprement ce qui nous nourrit, mais la parole de Dieu? On peut voir en passant combien ces saints solitaires ferment la bouche aux Manichéens et aux Valentiniens, puisqu’un Dieu qui " nourrit toute chair", et qui offre si libéralement ses grâces à ceux même qui le blasphèment, ne peut certainement être mauvais.

" Remplissez nos coeurs de consolation et de joie". Croyez-vous, mes frères, que ces saints anachorètes demandent à Dieu par ces paroles qu’il les remplisse d’une joie charnelle et mondaine? Dieu nous garde de cette pensée! S’ils aimaient cette joie, ils ne la chercheraient pas dans la solitude des déserts les plus affreux, ni dans les montagnes les plus reculées; ils ne se seraient pas revêtus d’un sac, et ils ne mèneraient pas là vie que tout le monde sait qu’ils mènent. Ils ne cherchent que cette joie divine qui n’a rien de commun avec celle de la terre; cette joie des anges, et dont toute la céleste Jérusalem est comblée. Ils ne se contentent pas de la demander simplement, mais ils désirent même d’en jouir avec abondance. Car ils ne disent pas : donnez-nous cette joie; mais " remplissez-nous de cette joie "; ou plutôt ils ne disent pas : remplissez-nous-en, mais, " remplissez-en nos coeurs ". Car la principale joie de l’homme est celle qui réjouit son cœur. " Les fruits de l’Esprit ", dit saint Paul, " sont la charité, la joie et la paix ": (Gal. V, 22.) Et comme c’est le péché qui a fait entrer la tristesse dans le monde, ils prient Dieu que, par (434) cette joie qu’ils lui demandent, il répande dans leur coeur cette justice sans laquelle il ne faut point espérer de joie.

" Afin qu’étant contents de ce que nous " avons, nous soyons remplis de bonnes "oeuvres ". Voyez combien ces saintes âmes accomplissent à la lettre cette parole de l’Evangile: "Donnez-nous aujourd’hui notre pain " de chaque jour". Et ils ne demandent même ce pain que par le rapport qu’il a avec les choses spirituelles, " afin ", disent-ils, " que nous soyons remplis de toutes sortes de bonnes oeuvres. " C’est-à-dire, que nous ne fassions pas seulement ce que nous devons, mais que nous passions même au delà de ce qui nous est ordonné. C’est ce que marque ce mot : " Nous soyons remplis de toutes sortes de bonnes oeuvres. " Ainsi, ne demandant à Dieu que ce qui leur est précisément nécessaire pour la vie, ils souhaitent au contraire, non-seulement de lui obéir dans ce qui est absolument nécessaire pour le salut, mais encore de lui témoigner leur amour par une obéissance sans bornes et sans mesure. C’est là la marque des vrais serviteurs de Dieu; c’est là la marque des hommes généreux et des âmes vertueuses de se tenir toujours prêtes à toutes sortes de biens.

6. Mais pour s’humilier dans la vue et dans la connaissance de leur faiblesse, et pour protester que si la grâce de Dieu ne les soutient, ils sont incapables par eux-mêmes de former aucun bon dessein; après que ces saints solitaires ont dit: " Afin que nous soyons remplis " de toutes sortes de bonnes oeuvres", ils ajoutent aussitôt: " En Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui vous appartient l’honneur, la gloire " et l’empire avec le Saint-Esprit, dans tous les " siècles des siècles. Ainsi soit-il", ils finissent cette prière, comme ils l’avaient commencée, c’est-à-dire par l’action de grâces. Et ils semblent recommencer aussitôt une nouvelle prière, quoique ce ne soit que la suite de la précédente. C’est ainsi qu’a fait saint Paul dans ses épîtres. Il rompt souvent dès le commencement de sa lettre la suite de son discours pour donner des louanges à Dieu; comme lorsqu’ayant dit: " Selon la volonté de Dieu et du Père, à qui est la gloire dans tous les siècles. Ainsi soit-il (Gal. I, 4.) "; il reprend aussitôt la suite qu’il avait interrompue, et le sujet sur lequel il écrivait; ou comme lorsqu’il dit ailleurs : " Ils ont adoré et servi la créature plutôt que le Créateur qui est, béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il".(Rom. I, 25.) Il ne finit pas là son discours, mais il le reprend aussitôt. Que personne donc ne condamne ces anges visibles, comme confondant leurs discours et ne gardant aucun ordre dans leurs prières, parce qu’après en avoir rompu la suite pour bénir Dieu, ils la reprennent aussitôt pour continuer leur saint cantique. Ils suivent en cela les règles et la pratique des apôtres; ils commencent et finissent toujours leurs discours par les louanges de Dieu.

" Gloire à vous, Seigneur; gloire à vous, ô Saint; gloire à vous, ô Roi, de ce que vous nous avez donné de quoi nous nourrir ". Ils nous apprennent par là à ne pas rendre seulement grâces à Dieu pour les plus grandes choses, mais encore pour les plus petites. Ils bénissent Dieu pour cette nourriture temporelle et confondent par leur humble reconnaissance, l’orgueil des manichéens et de tous ceux qui rejettent cette vie comme étant mauvaise. Car, de peur que leur éminente vertu et que ce mépris qu’ils font des aliments ne donnât lieu aux hommes de croire qu’ils les rejetaient avec horreur, et qu’ils s’en séparaient comme d’une chose qui était impure, ils font voir par cette prière que ce n’est -point par cette considération qu’ils s’abstiennent d’en user, mais seulement parce qu’ils désirent de pratiquer l’abstinence et le jeûne avec une sévérité plus exacte.

Il est très-remarquable qu’en rendant grâces à Dieu des dons qu’ils en ont déjà reçus, ils viennent aussitôt à lui en demander de plus grands, et que, sans s’arrêter à ce qui ne regarde que cette vie, ils s’élèvent aux choses célestes en disant: " Remplissez-nous du Saint-Esprit ". Car nous ne pouvons faire aucune bonne action comme il faut, si nous ne sommes remplis de cette grâce, comme nous ne pouvons rien entreprendre de généreux ni de grand, si nous ne sommes soutenus de la force de Jésus-Christ. Comme donc nous venons de voir, que lorsqu’ils ont dit : " Afin " que nous soyons remplis de toutes sortes " de bonnes oeuvres ", ils ajoutent aussitôt: " En Jésus-Christ Notre-Seigneur " ; ils disent de même ici : "Remplissez-nous du Saint-Esprit "

" Afin que nous soyons agréables devant " vos yeux, et que nous ne soyons point couverts de confusion en votre présence". Comme (435) s’ils disaient : Nous sommes fort indifférents et fort insensibles à cette confusion qui nous vient de la part des hommes. Tout ce qu’ils peuvent dire de nous dans leurs plus sanglantes railleries et dans leurs outrages les plus atroces, n’est pas capable de faire que nous nous y arrêtions. Toute notre crainte, Seigneur, et toute notre appréhension est de tomber alors dans cette confusion dont tous les pécheurs de la terre seront couverte en votre présence. Et en disant ceci, ils se souviennent en même temps des flammes éternelles de l’enfer et de ce fleuve de feu, comme aussi des récompenses du ciel et de ces couronnes de gloire, qu’ils y attendent. Et ils ne disent pas: Afin que nous ne soyons point punis; mais " que nous ne soyons point couverts de confusion "; parce que ce leur serait une confusion plus in supportable que l’enfer même, de voir alors qu’ils auraient offensé Dieu. Mais comme les plus faibles et les plus grossiers ne sont pas assez frappés du malheur de cette honte, ils ajoutent :

" Quand vous rendrez à chacun selon ses oeuvres ". Reconnaissez donc, mes frères, quels services nous ont rendus aujourd’hui ces bienheureux solitaires ; combien nous avons appris de choses très-importantes de ces pauvres étrangers, éloignés de tout commerce avec le monde; de ces habitants des déserts, ou plutôt de ces citoyens du ciel. Car, au lieu que nous sommes étrangers à l’égard du ciel, et citoyens de la terre, ces bienheureux solitaires sont au contraire étrangers à notre égard et sont les compagnons des anges.

Ces saints hommes, après ces. actions de grâces, ayant le coeur touché de componction et les yeux trempés de larmes, vont chercher dans le sommeil quelque relâche à leur travail, et dorment seulement autant qu’il est nécessaire pour prendre un léger repos. Ils se relèvent presque aussitôt après, et font de toute la nuit, comme un jour qu’ils passent dans la psalmodie, dans les louanges, et dans les actions de grâces.

Ce ne sont pas seulement les hommes qui vivent de cette sorte. On y voit aussi des femmes embrasser avec courage cette vie angélique, et vaincre la faiblesse de leur sexe par la ferveur de leur foi. Rougissons, mes frères, rougissons. nous autres qui sommes hommes, en nous comparant avec ces âmes si généreuses. Cessons enfin d’être toujours plongés dans l’amour de cette vie, et d’avoir l’esprit rempli d’ombres, de songes et de fumée. La plus grande partie de notre vie se passe dans l’insensibilité. Nos premières années ne sont pleines que de puérilités et de folies. Celles qui approchent de la vieillesse commencent à éteindre en nous la vigueur de tous nos sens. Il ne nous reste entre les unes et les autres qu’un petit nombre d’années, pour goûter les plaisirs et jouir des délices de la vie, et l’on doit même reconnaître que cet intervalle si court ne peut goûter à son aise ces vains divertissements, parce que nous y sommes déchirés d’une infinité de travaux et de mille inquiétudes. Cherchons donc, mes frères, d’autres plaisirs, je vous en conjure. Attachons-nous à des biens qui sont immuables et éternels, et désirons une vie qui ne passera jamais.

Il ne vous est pas impossible d’imiter dans vos villes la vie de ces admirables solitaires. Vous pouvez étant mariés, et vivant dans votre famille, prier et jeûner comme eux, et entrer dans les sentiments d’une véritable componction. Les premiers chrétiens qui vivaient du temps des apôtres, demeuraient au milieu des villes, et y pratiquaient la vie des plus parfaits anachorètes. Il y en avait entre eux qui étaient occupés à des métiers et à des arts, comme Priscille et Aquila. Tous les prophètes autrefois comme Isaïe, Ezéchiel et le grand Moïse, avaient des femmes et des enfants, sans qu’ils leur fussent un obstacle à la vertu.

Imitons donc, mes frères, ces grands modèles. Rendons continuellement grâces à Dieu,, chantons-lui toujours des hymnes : embrassons la tempérance, la continence et toutes les autres vertus. Faisons refleurir dans les villes la vie des déserts, afin que nous soyons agréables devant Dieu et devant les hommes, et que nous méritions d’acquérir un jour ces biens éternels, que je vous souhaite par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui on rend au Père, la gloire, l’honneur et la force, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (436)
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE LVI
" JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’IL Y EN A QUELQUES-UNS DE CEUX QUI SONT ICI PRÉSENTEMENT QUI NE MOURRONT POINT QU’ILS N’AIENT VU LE FILS DE L’HOMME VENIR EN SON RÈGNE". (CHAP. XVI, 28, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XVII.)

ANALYSE

1. La Transfiguration.

2. Pourquoi Moïse et Elie sont présents à la Transfiguration?

3. Paroles et sentiments de saine Pierre pendant la Transfiguration.

4. La gloire de la Transfiguration si brillante qu’elle fût, n’était cependant qu’un rayon de la gloire du dernier avènement. — De l’état où seront alors les justes et les réprouvés.

5 et 6. Combien il est facile de pratiquer la vertu ; et combien on a de peine pour faire le mal. — Contre l’usure. — Bassesse et cruauté des usuriers.
 
 

1. Nous avons vu jusqu’ici , mes frères, que Jésus-Christ a beaucoup entretenu ses disciples de ses souffrances, de sa passion et de sa mort; et qu’il leur a prédit les maux qu’ils endureraient eux-mêmes et la mort violente qu’on leur ferait souffrir un jour. C’est pourquoi, après leur avoir dit des choses si dures et si fâcheuses, il tâche de les consoler ensuite. Et comme ces maux dont il leur parlait étaient présents, et que les biens qu’il leur promettait n’étaient encore qu’en espérance, lorsqu’il leur disait : " Qu’ils sauveraient leur âme en la perdant, et qu’il viendrait dans la gloire de son Père pour distribuer les récompenses " ; il veut par avance rendre leurs yeux témoins de cette gloire, et leur faire voir, autant qu’ils en étaient capables en cette vie; cette haute majesté dans laquelle il devait venir. Il veut aussi prévenir en même temps le trouble et la douleur que ses apôtres, et particulièrement saint Pierre, pouvaient ressentir de sa mort.

Mais remarquez ce que fait Jésus-Christ après qu’il a parlé de l’enfer et du Royaume du ciel. Car lorsqu’il dit : " Celui qui voudra sauver son âme la perdra. Celui qui la perdra pour l’amour de moi la sauvera "; et encore lorsqu’il assure " qu’il rendra à chacun selon ses oeuvres" , c’est du ciel et de l’enfer qu’il veut parler; il les marque bien l’un et l’autre, et néanmoins il ne les offre pas l’un et l’autre à la vue des apôtres, il ne leur montre que le ciel et il laisse l’enfer dans ses ténèbres. Pourquoi cela ? C’est que s’il avait eu affaire à des âmes par trop grossières, il aurait bien fallu leur présenter aussi une image de l’enfer ; mais comme les apôtres étaient pieux et bien disposés, c’est par la vue des biens célestes qu’il les excité. Outre cette raison tirée des apôtres, il y en avait encore une autre tirée de la personne de Jésus-Christ, pour qui il était plus convenable de montrer le ciel que l’enfer. Ce n’est pas néanmoins qu’il néglige l’autre moyen; il y a des endroits de l’Evangile où il nous met sous les yeux un tableau assez frappant de l’enfer, par exemple lorsqu’il parle du mauvais riche, ou de celui qui redemanda avec tant de cruauté les cent deniers que son frère lui devait, ou de ce téméraire qui osa se trouver aux noces avec des vêtements sales.

" Et six jours après Jésus prenant en particulier Pierre, Jacques et Jean son frère, les fit monter avec lui sur une haute montagne (XVII, 4) ". Un autre évangéliste dit que ce fut " huit jours après". Il n’y a néanmoins aucune contradiction entre eux, et ils ne laissent pas de s’accorder parfaitement. Car l’un compte le jour auquel Jésus-Christ disait ces paroles, et celui auquel il mena ses apôtres sur la montagne; et l’autre, négligeant ces deux jours, ne compte que l’intervalle qui y (437) est compris. Mais je ne puis m’empêcher, mes frères, d’admirer la vertu de notre évangéliste, qui n’affecte point de cacher le nom des apôtres que Jésus-Christ honorait davantage de ses faveurs, et qu’il préférait aux autres. C’est ce que fait aussi saint Jean en plusieurs endroits de son évangile, où il se complaît à rapporter assez au long les louanges de saint Pierre, et la prééminence qu’il avait sur tous les autres; c’est que cette sainte compagnie était entièrement exempte d’envie et de vaine gloire. Jésus-Christ donc prenant avec lui les principaux d’entre ses apôtres, " les mène en particulier sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux et sort visage devint resplendissant comme le soleil, et ses vêtements blancs et éclatants comme la lumière (2). Et en même temps ils virent paraître Moïse et Elie qui s’entretenaient avec lui (3) ". Pourquoi ne prend-il que ces trois apôtres, sinon parce qu’ils étalent plus parfaits que les autres? saint Pierre, parce qu’il aimait plus Jésus-Christ ; saint Jean, parce qu’il en était plus aimé, et saint Jacques à cause de cette réponse qu’il fit avec son frère: " Nous pouvons boire votre calice ", et il ne s’en tint pas aux paroles, mais il alla jusqu’aux effets, puisque sa grande vertu le rendit si insupportable aux Juifs, qu’Hérode crut leur faire un plaisir insigne, en lui faisant couper la tête.

Mais d’où vient que Jésus-Christ attend " six " jours " pour se transfigurer devant ces trois disciples? Que ne le fait-il aussitôt qu’il l’a promis? C’était pour épargner la faiblesse des autres apôtres, et c’est cette même raison qui l’avait empêché de leur dire quels seraient l’es trois qu’il devait choisir d’entre eux. On ne doit point douter qu’ils n’eussent eu un désir dardent de le suivre, et qu’ils n’eussent été percés jusqu’au coeur, se croyant méprisés de leur Maître. Car, bien que le Sauveur ne montrât qu’une image fort imparfaite et toute corporelle de sa gloire, cette vue ne laissait pat néanmoins de leur être extrêmement douce, Mais pourquoi, me direz-vous, prédit-il que cela arriverait? C’était afin que ceux qui en seraient témoins, fussent plus disposés à le croire, quand ils le verraient; et il voulait que ce retard de quelques jours, pendant les quels il différa de leur faire voir cette vision, en augmentât en eux le désir, et les y rendît ensuite plus attentifs. Pourquoi Jésus-Christ fait-il paraître Moïse et Elie? On pourrait en rapporter plusieurs raisons. Mais la principale c’est que le peuple disait que Jésus-Christ était ou Moïse ou Elie, ou Jérémie, ou quelque autre des prophètes. Jésus mena avec lui les principaux de ses apôtres, afin qu’ils vissent dans cette gloire la différence du maître et des serviteurs, et avec quelle raison il avait loué saint Pierre, lorsque celui-ci avait confessé qu’il était " le Fils de Dieu "

On sait d’ailleurs que les Juifs accusaient sans cesse Jésus-Christ d’être un violateur de la loi, un blasphémateur, lequel s’appropriait une gloire qui, selon eux, ne lui appartenait pas, la gloire de Dieu le Père. Ils disaient souvent: " Cet homme n’est point de Dieu, parce qu’il ne garde pas le sabbat ". (Jean, IX, 16.} Et ailleurs: " Nous ne vous lapidons pas à cause de vos bonnes oeuvres, mais à cause de vos blasphèmes, parce qu’étant homme vous vous faites Dieu ". (Jean, X, 33.) Jésus-Christ donc voulant montrer que l’une et l’autre de ces deux accusations ne venaient que de l’envie des Juifs; qu’il était également exempt de ces deux crimes; qu’il ne violait point la loi en faisant ce qu’il faisait, et qu’il ne s’attribuait pas une gloire qui ne lui appartenait point en se disant égal à Dieu son Père, Jésus-Christ s’autorise des deux témoins qui étaient les plus irréprochables et les moins suspects en ce point à tous les Juifs. Car puisque Moïse avait donné la loi, les Juifs ne pouvaient pas dire que ce saint prophète eût voulu souffrir un homme qui la violait, et qu’il eût honoré l’ennemi déclaré des ordonnances qu’il avait autrefois publiées de la part de Dieu. Elle aussi, qui avait été brûlé d’un zèle si ardent pour la gloire et le service de Dieu, n’eût eu garde de venir assister Jésus-Christ, et d’obéir à ses ordres s’il l’eût regardé comme un homme opposé à Dieu, qui. eût voulu, se rendre égal à lui, et usurper injustement une gloire dont ce saint prophète avait été si jaloux durant sa vie,

2. Jésus-Christ voulait encore apprendre qu’il étant le maître de la vie et de la mort, et qu’il dominait dans le ciel et dans les enfers. C’est pourquoi il fait venir ici en sa présence un homme qui était mort et un autre qui ne l’était pas. L’Evangéliste nous découvre encore une cinquième raison. Jésus-Christ voulait faire voir à ses disciples quelle serait la gloire de sa croix. Il voulait consoler saint Pierre, et les autres à qui sa passion faisait peur, et relever (438) ainsi leur courage. Car Moïse et Elie étant avec Jésus-Christ, ne se tenaient pas, en silence:

" mais ils parlaient entre eux de la gloire qu’il devait recevoir à Jérusalem (Luc, II, 31) ", c’est-à-dire de sa passion et de sa croix. Car c’est le nom que les prophètes lui donnaient toujours. Jésus-Christ ne se contente pas néanmoins de fortifier ses Apôtres par cette considération. Il les anime encore en rappelant en leur mémoire, par la présence de ces deux grands hommes, les vertus dans lesquelles ils avaient excellé autrefois, et que Jésus-Christ désirait le plus dans ses disciples. Et comme il venait de leur dire: " Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il porte sa croix et qu’il me suive", il fait venir aussitôt après en sa présence des hommes qui s’étaient offerts cent fois à la mort pour obéir aux ordres de Dieu, et pour procurer le bien du peuple qu’il leur avait confié.

Car on peut dire de chacun de ces deux prophètes qu’il avait perdu son âme, et qu’il l’avait retrouvée. Tous deux s’étaient hardiment présentés devant les princes endurcis, l’un devant Pharaon et l’autre devant Achab. Tous deux s’étaient exposés, pour leur parler en faveur d’un peuple désobéissant et rebelle, qui, après avoir été délivré d’une tyrannie insupportable, devait ensuite porter sa furie contre ses propres libérateurs. Tous deux n’étant encore que simples particuliers, avaient néanmoins résolu de retirer le peuple de l’idolâtrie. L’un avait la langue embarrassée et la. voix faible, l’autre fut un peu sauvage dans tout son extérieur. Tous deux furent exempts d’avarice, foulèrent aux pieds les richesses, et n’aimèrent que la vertu, puisque Moïse ne possédait rien en propre, et qu’Elie n’avait pour trésor qu’une peau de bête qui le couvrait.

Et ce qui est très-remarquable, c’est qu’ils étaient amis de la pauvreté dans le temps même de l’ancienne loi; et lorsque ni l’un ni l’autre ne faisait pas encore beaucoup de miracles. Car bien que Moïse ait fendu une fois les eaux de la mer, qu’a-t-il fait de comparable à saint Pierre qui a marché sur elles, qui y a pu transporter les montagnes, qui a guéri toutes sortes de maladies, chassé les démons, fait des miracles par la seule ombre de son corps, et converti toute la terre à Jésus-Christ? Que si Elie a ressuscité un mort, les apôtres en ont ressuscité mille, avant même qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit. Ce sont donc là les raisons, mes frères, du choix que Jésus-Christ fait de ces deux hommes pour être présents à sa Transfiguration. Il voulait que ses apôtres imitassent particulièrement dans l’un, l’amour qu’il avait eu pour son peuple, et dans l’autre ce courage inflexible qu’il avait témoigné en toutes rencontres, afin qu’ils devinssent tout ensemble doux comme Moïse, et pleins de zèle comme Elie. L’un frappa toute la Judée d une famine de trois années, et l’autre disait à Dieu : " Si vous leur remettez ce péché, Seigneur, remettez-le, sinon effacez-moi du livre que vous avez écrit ". (Exod. XXXII, 32.)

C’étaient toutes ces choses dont Jésus-Christ voulait faire souvenir ses apôtres en leur présentant seulement devant eux ces deux prophètes. Il les leur fait voir dans une grande majesté, afin de les encourager davantage à monter par leurs vertus, non seulement à ce même degré de gloire, mais encore à un autre plus élevé; car il ne voulait point que ses apôtres se bornassent à l’état et à la perfection de ces deux grands hommes, mais qu’ils allassent encore plus loin. C’est pourquoi, lorsqu’ils lui dirent : " Commanderons-nous au feu de descendre sur cette ville " ? (Luc. IX, 54) ce que fit autrefois Elie, il leur répond: " Vous ne savez, pas à quel esprit vous appartenez", voulant les exciter à la. patience, par la considération des grandes grâces qu’ils avaient reçues de Dieu.

Qu’on ne croie pas cependant que j’accuse Elie comme faible ou comme un homme d’une vertu médiocre. Je reconnais l’excellence et la vertu sublime de ce grand prophète, et j’admire qu’il l’ait possédée en un degré si éminent, dans le temps auquel il vivait. Caron sait combien ce temps était encore faible, et qu’il était comme l’enfance du monde. C’est aussi de cette manière que nous disons que Moïse était parfait; mais d’une perfection qui ne suffisait pas pour les apôtres. Car Jésus-Christ leur demandait plus que n’avait fait Moïse: " Si votre justice n’est plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ". (Matth. V, 27.) Il ne les envoyait pas seulement en Egypte comme il y avait envoyé Moïse, mais dans toute la terre, qui n’était pas moins corrompue ni moins plongée dans l’idolâtrie que ne l’était l’Egypte : et ils n’avaient pas à disputer contre Pharaon, mais à combattre le démon même qui est le prince et le père de toute malice. Car leur (439) combat et leur dessein était proprement de terrasser cet ennemi furieux; de l’enchaîner, et de lui enlever ses dépouilles. Ce qu’ils firent, non en divisant les eaux de la mer, mais en séparant par la vertu de Jésus-Christ, qui est la verge de Jessé, les abîmes de l’impiété qui s’élevaient de toutes parts avec plus de violence que tous les flots de la mer Rouge.

Représentez-vous ce qui donne d’ordinaire le plus de terreur aux hommes, la mort, la pauvreté, l’infamie et cent autres choses fâcheuses, qui nous font plus de peur que la mer alors n’en faisait aux Juifs. Cependant Jésus-Christ leur persuade de se raidir contre ces maux, et de passer au travers de ces souffrantes, comme à pied sec et dans une pleine paix. Pour les fortifier donc, et pour les exercer dans cette pénible carrière, il fait venir en leur présence ces divins athlètes d’autrefois, qui s’étaient le plus signalés du temps de l’ancienne loi. Mais que dit en cette rencontre saint Pierre que l’on voit partout montrer tant de feu?

" Seigneur, nous sommes bien ici (4) ". Comme il craignait ce qu’il avait entendu dire, il n’y avait pas longtemps, savoir que Jésus-Christ devait aller à Jérusalem pour y souffrir, et qu’il n’osait plus après cette rude réprimande que le Sauveur lui avait faite, prendre encore la liberté de le détourner de ce dessein, en lui disant : " Seigneur ayez pitié de vous " sa crainte continuant toujours, lui fait donner encore le même conseil à Jésus-Christ, mais par des paroles différentes et plus couvertes. Il se voyait sur le haut d’une montagne et dans une solitude fort écartée. Il crut que ce lieu était sûr et qu’il valait mieux y demeurer que de retourner à Jérusalem. C’est pourquoi il exhorte Jésus-Christ à y demeurer: "Seigneur", dit-il, " nous sommes bien ici ", il parle même de faire des tentes, croyant que si Jésus-Christ le lui permettait, il ne penserait plus à retourner dans la ville qui le devait faire mourir.

Il espérait ainsi que s’il pouvait une fois porter son maître à ne plus faire ce voyage, il l’empêcherait de mourir. Car c’était dans Jérusalem que Jésus-Christ disait que les scribes et les pharisiens le prendraient. N’osant donc dire ouvertement tout ce qu’il pensait, et tâchant néanmoins de le persuader au Fils de Dieu, il le dit d’une manière ingénieuse, assez pour se faire entendre et pas assez pour s’attirer une nouvelle réprimande: " Seigneur, nous sommes bien ici ", puisque Moïse et Elie s’y trouvent présents. Elie se souviendra qu’il a fait autrefois descendre le feu de la montagne sur ceux qui le voulaient perdre. Moïse pourra aussi nous cacher dans une nuée, comme il le fut autrefois sur la montagne en parlant à Dieu. Et d’ailleurs personne ne saura que nous soyons cachés ici.

3. Admirez, mes frères, l’amour ardent que cet apôtre avait pour son maître.. Ne considérez point que son conseil n’était pas sage, mais voyez combien son zèle pour le Sauveur était brûlant. Car ce n’était point pour lui-même que l’apôtre craignait. C’était uniquement pour son maître. Et il n’en faut point d’autre -preuve que ce qu’il dit à Jésus un instant

avant que celui-ci fût pris et conduit à la mort: " Je donnerai ma vie pour vous, et quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai jamais " (Marc, XIV, 31.), n‘est-ce pas aussi ce qui fit que, le trouvant au milieu d’un si grand danger et environné de tant de soldats, non-seulement il ne pensa point à fuir, mais qu’il tira même l’épée, et coupa l’oreille à l’un des serviteurs du grand prêtre? On ne peut donc raisonnablement croire qu’il craignît pour lui. Jésus-Christ seul était tout le sujet de sa crainte.

Mais comme il avait dit trop en général: " Nous sommes bien ici ", il se corrige en ajoutant aussitôt : " Faisons ici, s’il vous plaît, trois tentes: une pour vous, une pour Moïse, et une pour Elie ". Que dites-vous, saint apôtre? Vous venez de séparer le maître d’avec les serviteurs, et vous les confondez maintenant ensemble. Vous voyez, mes frères, combien les apôtres étaient imparfaits avant la mort du Sauveur. Il est vrai que le Père avait révélé son Fils à saint Pierre, mais saint Pierre n’avait pas cette révélation toujours présente dans l’esprit, et il était encore sujet au trouble, comme on le voit ici dans la surprise de cette vision, et de ce qu’il y entendit. Les autres évangélistes, pour exprimer ce trouble et nous montrer quelle était la confusion de son esprit, disent " qu’il ne savait ce qu’il disait " (Marc, IX, 6), parce. qu’il était saisi de crainte. Et saint Luc, après ces paroles : " Faisons ici trois tentes ", ajoute aussitôt : " Qu’il ne savait ce qu’il disait ": Et pour .marquer davantage leur épouvante, il dit qu’ils étaient appesantis par le sommeil, et qu’en se (440) réveillant ils virent la gloire du Sauveur, appelant du nom de " sommeil " le grand étonnement que cette vision leur causa.

Comme les yeux d’ordinaire sont obscurcis par une grande lumière, les apôtres furent comme aveuglés par la gloire de Jésus. Car cette transfiguration ne se fit point durant la nuit, mais en plein jour; et l’éclat extraordinaire d’une lumière si divine les frappa de telle sorte, que la faiblesse de leurs yeux n’en put supporter la force, et fut contrainte de céder. Après que saint Pierre eut dit ces paroles, ni Jésus, ni Moïse, ni Elie ne parlent plus. Seul le Père, autorité plus grande et plus digne de foi, fait sortir sa voix d’une nuée.

" Comme il parlait encore, une nuée lumineuse vint les couvrir; et en même temps il sortit une voix de cette nuée qui fit entendre ces mots: C’est mon Fils bien-aimé dans lequel j’ai mis toute mon affection. Ecoutez-le (5) "; Pourquoi cette voix sort-elle d’une nuée? Parce que c’est de cette manière que Dieu paraît partout. David dit de lui " que la nuée et l’obscurité l’environnent ". (Psal. LXIX, 4.) Et ailleurs: " Qu’il monte sur une nuée; et qu’il est assis sur une nuée légère ". (Ps. CIII, 3.) Et dans les Actes : " Une nuée le reçut et le cacha aux yeux des apôtres ". (Act. 1, 9.) Et ailleurs: " C’était comme le Fils de l’homme venant dans les nuées ". (Dan. VIII, 14.) C’est donc afin que les apôtres croient que cette voix venait de Dieu qu’elle sort d’une nuée. L’Évangile marque qu’elle était claire et " lumineuse ". Quand Dieu voulait étonner les hommes par ses menaces, il leur faisait voir une nuée noire et sombre, comme il fit sur le mont Sinaï : " Moïse ", dit l’Ecriture, " entra dans une nuée obscure, et la fumée paraissait de toutes parts comme une fumée épaisse ". (Exod. XXIV,13.) Le Prophète parlant de même des menaces dont Dieu étonnait les hommes, les compare à une " eau obscure et ténébreuse dans les nuées de l’air". (Ps. XVII, 13.) Mais Dieu, qui ne voulait point terrifier ici les apôtres, mais seulement les instruire et les enseigner, paraît sur une nuée claire. Saint Pierre disait : " Faisons trois tentes ", et Dieu en fait au contraire paraître une qui n’était point faite par la main des hommes. Ici on n’aperçut rien de ces fumées épaisses et sombres d’autrefois. On ne vit qu’une nuée claire et légère, d’où sortit une voix qui n’avait rien de terrible. Et pour ne point laisser de doute à qui des trois cette voix s’était adressée : " Voici mon Fils bien-aimé "; lorsqu’elle se fit entendre, Moïse et Elie s’étaient déjà retirés, ce qui ne fût pas arrivé, si ce témoignage si glorieux eût été pour quelqu’un de ces deux prophètes. Pourquoi la nuée les enveloppe-t-elle tous et non pas le Christ seul? Parce que si elle n’eût reçu que le Christ seul, on eût pu croire que c’était lui qui aurait fait entendre la voix. Aussi l’évangéliste, insistant sur ce point, affirme expressément que la voix venait de la nuée, c’est-à-dire de Dieu.

Et que dit la voix? " C’est ici mon Fils bien-aimé ". Si Jésus-Christ est le Fils bien-aimé du Père, Pierre, ne craignez plus rien. Vous ne devez plus douter de sa toute-puissance, lors même qu’il sera en croix: ni perdre l’espérance de. sa résurrection. Si votre peu de foi vous a fait trembler jusqu’ici, qu’au moitis la voix du Père vous rassure. Si vous ne doutez point de la toute-puissance du Père, pourquoi doutez~vous de celle d,u Fils? Ne craignez -donc plus les maux auxquels, il va s’exposer volontairement pour noua. Jésus est non seulement le Fils, mais le Fils bien-aimé de son Père. C’est le Père lui-même qui le dit en votre présence: "Voici mon Fils bien-aimé " Puisque le Père aime son Fils, que devez-vous craindre? Personne n’abandonne celui qu’il aime. Quittez donc ces vaines terreurs. Quand vous auriez pour Jésus-Christ un amour encore plus tendre, il ne peut égaler celle que le Père éternel a pour son Fils.

L’Evangile ajoute : " Dans lequel j’ai mis toute mon affection ". Le Père n’aime pas seulement son Fils parce qu’il l’a engendré, mais aussi parce qu’il lui est égal en toutes choses et qu’il veut généralement tout ce que son Père veut. Il trouve donc dans son Fils un double ou plutôt un triple sujet d’amour. Il l’aime parce qu’il est son " Fils " : Il l’aime, parce qu’il est son Fils " bien-aimé": Il l’aime enfin, parce qu’il " met en lui toute son affection ". C’est-à-dire, qu’il trouve en lui tout son repos, tout son plaisir. Le Père aime son Fils de la sorte, parce qu’il lui est égal en tout, qu’il n’a qu’une même volonté avec lui, et qu’étant Fils, il n’est néanmoins qu’un avec celui qui l’engendre : " Ecoutez-le ", dit le Père. Et s’il veut être crucifié, ne vous y opposez pas.

4. " Les disciples entendant cette voix, (441) tombèrent le visage contre terre, et furent saisis d’une grande crainte (6) ". Pourquoi furent-ils saisis d’une si grande crainte en entendant cette voix? Cette même voix s’était déjà fait entendre au baptême de Jésus-Christ en présence de tout un peuple, et cependant personne de tous ceux qui étaient présents ne fut frappé d’une semblable terreur. (Jean, XII, 21.) Il est encore marqué dans la suite qu’ils entendirent comme la voix, et comme le bruit d’un tonnerre, et cependant ce tonnerre ne les étonne pas autant que le fait ici cette voix. Quel est. donc le sujet de la crainte qu’ils éprouvent? C’était, mes frères, à cause de toutes les circonstances, du temps, du lieu, de la solitude, de la montagne, du silence qui y régnait, de là transfiguration du Sauveur, de la lumière ‘si brillante qui parut alors, et de cette nuée qui les couvrit de son ombre. Toutes ces particularités jointes ensemble les jetèrent dans une appréhension extrême. Tout ce qu’ils voyaient contribuait à leur trouble, et ils se jettent par terre autant par un sentiment de crainte que par un mouvement d’adoration. Mais Jésus, pour empêcher que Cette crainte ne leur fit perdre la mémoire de ce qu’ils venaient de voir, les en délivre sur l’heure.

" Mais Jésus s’approchant, les toucha et leur dit: Levez-vous, et ne craignez point (7). Alors levant les yeux, ils ne virent personne que Jésus tout seul (8). Et comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur fit ce commandement, et leur dit : Ne parlez à personne de cette vision jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts (9) ". Jésus-Christ leur défend de parler de cette vision avant qu’il fût ressuscité d’entre les morts, parce que plus les apôtres publiaient de grandes choses à son sujet, plus les hommes les croyaient difficilement. D’ailleurs, le scandale de la croix s’en fût augmenté. Il a soin, en leur faisant cette défense, de leur marquer qu’il ne les engageait pas au silence pour toujours, mais seulement " jusqu’à ce qu’il fût ressuscité d’entre les morts "; comme pour leur rendre raison du commandement qu’il leur faisait. Il use en leur parlant de sa passion, d’une expression qui cachait ce qu’elle avait de triste, et qui n’en faisait paraître que la fin qui devait être agréable.

Mais quoi, me direz-vous, les hommes ne devaient-ils plus se scandaliser de la croix du Fils de Dieu, lorsqu’il serait ressuscité d’entre les morts? Tout le monde sait que non. Le temps des scandales était celui qui précéda la passion. Mais depuis que les apôtres eurent reçu la plénitude du Saint-Esprit, et que l’éclat de leurs miracles soutenait leurs prédications, ils persuadèrent aisément aux hommes tout ce qu’ils voulurent, parce que d’une voix plus éclatante que le son de la trompette, les faits publiaient d’eux-mêmes la puissance du Sauveur. Quoi de plus heureux que ces trois apôtres qui furent trouvés dignes d’être avec le Seigneur enveloppés d’une même nuée?

Pour nous, mes frères, il dépendra de nous, si nous le voulons, de voir aussi le Fils de Dieu dans sa gloire; nous pourrons le voir, non plus comme ces trois disciples sur la montagne, mais d’une manière bien plus auguste. Quand il viendra au milieu des airs pour juger le monde, ce ne sera plus avec cette faible gloire qu’il fit paraître sur le Thabor. Il fallait épargner la faiblesse des apôtres; et Jésus. Christ ne leur devait dévoiler sa gloire qu’autant qu’ils étaient capables de la supporter. Mais lorsqu’il se fera voir à la fin du monde, il viendra dans toute la gloire de son Père. Il ne sera plus accompagné seulement de Moïse ou d’Elie, mais d’un nombre innombrable d’anges, des archanges, des chérubins, et de cette troupe bienheureuse que personne ne peut nombrer. Il ne sera point alors enveloppé dune nuée : le ciel se repliera sur lui-même comme pour 1ui faire place. Et de même que quand les juges vont prononcer leur sentence, on tire les rideaux qui les couvraient, ainsi le ciel s’ouvrira alors, afin que toute la terre voie Jésus, son juge, sur son tribunal, et que tous les hommes écoutent l’arrêt de ses jugements. Il ne fera point comme nos juges : il ne se servira de l’entremise de personne pour prononcer la sentence. Le Sauveur parlera lui-même. Il dira aux uns: " Venez, vous que mon Père a bénis. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger " (Matth. XXV, 49.) Il dira aux autres : "Courage, bon et fidèle serviteur; vous avez été fidèle dans les petites choses, je vous établirai sur les grandes ". (Ibid. 30.) Mais il dira au contraire aux méchants: " Allez, maudits, dans le feu éternel qui, est préparé pour le diable et pour ses anges ". Et à d’autres : " Méchant et lâche serviteur, etc. " Il séparera ces derniers d’avec lui; il les livrera entre les mains des bourreaux; il commandera qu’on lie les pieds et les mains aux autres et (442) qu’on les jette dans les ténèbres extérieures. Après que les méchants, comme de mauvais arbres, auront été coupés par cette cognée terrible dont il les avait menacés, ils seront précipités dans les flammes qui ne s’éteindront jamais; lorsque les justes , au contraire , brilleront comme le soleil, et plus même que le soleil. Car quand Jésus-Christ compare la gloire de ses élus à l’éclat et à la beauté de cet astre, il ne faut pas croire qu’ils ne seront précisément que dans ce degré de beauté et de lumière. Le Sauveur ne se sert de cette comparaison que parce que nous ne voyons rien ici-bas de plus brillant que le soleil, et il nous propose une lumière que nous connaissons, pour nous faire juger d’une autre que nous ne connaissons pas.

C’est en ce sens qu’il faut entendre ce que l’Evangile vient de dire, que " son visage était resplendissant comme le soleil " au moment de sa transfiguration. Le trouble qui saisit alors les apôtres et qui les fit tomber le visage en terre, nous fait voir que cette lumière était quelque chose de plus que n’est celle du soleil; puisqu’ils l’eussent aisément supportée, si elle lui eût été semblable et si elle n’eût point eu de plus grand éclat. Les justes donc brilleront alors comme le soleil et plus même que le soleil; mais les méchants seront jetés dans les ténèbres et réduits aux dernières extrémités.

Il ne faudra point alors ouvrir de livres, ni produire d’accusateurs, ni écouter de témoins. Jésus-Christ tiendra lui seul lieu de tout, de témoin, d’accusateur et de juge. Il connaît parfaitement toutes choses. Tout est nu et développé à ses yeux. Toutes les différentes conditions d’ici-bas, de pauvre ou de riche, de puissant ou de faible, de sage ou de fou, d’esclave ou de libre, disparaîtront en sa présence. Toutes ces qualités extérieures et étrangères à l’homme s’évanouiront devant lui, et il jugera de chacun uniquement par ses oeuvres. Nous voyons tous les jours dans les jugements séculiers, lorsqu’on juge un meurtrier et un homicide ou un criminel de lèse-majesté, qu’on oublie toutes ses qualités passées. On ne se souvient plus qu’il ait été ou préfet, ou consul, élevé en un mot aux plus hautes charges de l’Etat. On ne le considère plus que comme un coupable, et on ne pense qu’à lui faire souffrir la peine qu’il a méritée. Si cela est vrai des jugements de la terre, combien le sera-ce davantage du jugement de Dieu même?

5. Prévenons donc, mes frères, la rigueur de ce Juge. Quittons la robe souillée du mal. Couvrons-nous des armes de la lumière, afin qu’alors la gloire de Dieu -nous environne. Car enfin qu’y a-t-il de si pénible dans ce que Dieu nous commande? Ou qu’y a-t-il au contraire qui ne soit aisé? Ecoutez le prophète Isaïe, et reconnaissez avec quelle facilité vous pouvez obéir à la loi de Dieu: "Quand", dit-il, " vous " humilieriez vos têtes, et que vous seriez sur le sac et sur la cendre, vous n’offririez pas " encore une hostie qui fût agréable à Dieu. Mais rompez tous les liens de l’iniquité, et déchirez les obligations exigées par votre avarice et par votre violence ". (Isaïe, LVIII, 5.) Admirez la sagesse du Prophète. Il semble ne parler d’abord des choses rudes et pénibles que pour les exclure, et il nous porte ensuite à nous sauver, par la pratique de ce qui est le plus aisé. Il nous fait voir que Dieu ne recherche pas principalement de nous les travaux du corps et l’affliction de la chair; mais qu’il veut avant tout que nous obéissions à ses lois et que nous exécutions ses commandements.

Le Prophète va plus loin, et, pour nous faire comprendre combien la vertu est aisée, et qu’il n’y a que la malice qui soit pénible, il se sert d’expressions qui le montrent par elles-mêmes. Car il appelle la .malice " un lien et une chaîne, et la vertu, au contraire, la délivrance de nos chaînes : " Rompez ", dit-il, " tous les liens de l’iniquité. Déchirez ", ajoute-t-il, " les obligations exigées par votre avarice ", marquant ainsi ce que nous faisons par nos détestables usures " Laissez aller libres ceux qui sont brisés, "c’est-à-dire ceux qui sont chargés de dettes. Car le débiteur, lorsqu’il aperçoit celui qui lui a prêté, a le coeur comme brisé, et la crainte qui le saisit est comme un poids qui l’accable.

Il aimerait mieux voir alors une bête féroce " Retirez chez vous ceux qui n’ont point d’abri. Si vous voyez un pauvre nu, donnez-lui de quoi se vêtir, et ne méprisez pas ceux qui sont du même sang que vous ".

Je me souviens que, dans nos dernières exhortations, nous avons parlé de la grandeur des récompenses que Dieu promet à ces oeuvres de piété, et des biens inestimables qu’elles nous attirent. C’est pourquoi je ne m’y arrête plus. J’aime mieux aujourd’hui considérer avec vous, s’il est vrai qu’il y ait quelque chose de pénible dans ces exercices de charité, et (443) s’ils sont au-dessus des forces de l’homme. Je vous déclare par avance que nous n’y trouverons rien de difficile, et que nous reconnaîtrons qu’on n’a de la peine qu’en faisant le mal.

Car, sans sortir de l’exemple dont le Prophète nous parle, qu’y a-t-il de plus pénible que de donner son argent à usure, et de se charger l’esprit des soins de le bien placer; de chercher des assurances; de se défier de celles qu’on nous a données; d’avoir peur de perdre, tantôt la rente, tantôt le fonds, tantôt les cautions, tantôt les contrats? car l’on est exposé à toutes ces pertes. Souvent, plus en croit avoir d’assurances, plus on est trompé; et ce qui nous paraissait le moins à craindre, nous manque le plus. il n’y a rien de semblable dans la pratique de l’aumône. Elle se fait toujours sans peine. Elle est exempte de toutes ces inquiétudes.

Ne trafiquons donc plus des misères de nos frères, et ne faisons point un commerce si infâme d’un argent dont nous nous devrions faire des amis. Je sais qu’il y en a parmi vous qui ne prennent pas plaisir à m’entendre, et qui ne peuvent souffrir que je leur parle si souvent du mépris de. leurs richesses. Mais quel avantage retirez-vous de mon silence? Quand je me tairais, et que, pour vous épargner, je cesserais de vous avertir de votre devoir, mon silence vous délivrera-t-il de l’enfer? Vos peines, au contraire, ne s’augmenteront-elles pas par la liberté de vos crimes? Et un si lâche silence ne m’engagera-t-il pas avec vous dans la même condamnation? Que vous servirait donc ma fausse douceur et ma cruelle complaisance, puisqu’elle ne vous produirait aucun bien, et qu’elle rendrait vos maux encore pires qu’ils n’étaient. Quelle utilité retirerez-vous, si, vous flattant par des paroles qui vous plaisent, je vous jette en effet dans une éternelle douleur? Si j’épargne vos oreilles au lieu d’épargner vos âmes, et si, pour plaire aux unes, je laisse périr les autres? Ne vaut-il pas mieux vous causer ici un peu de peine, et vous causer une douleur passagère, qui vous délivrera d’un feu qui ne s’éteindra jamais?

Car il ne faut point vous céler, mes frères, que l’Eglise est attaquée aujourd’hui d’une maladie bien dangereuse, et qui a besoin d’un puissant remède. Dieu défend aux chrétiens de s’amasser des richesses. Il condamne en eux cette avarice, quand ils ne s’enrichiraient que par des voies innocentes, et par de justes travaux, parce qu’il ne veut pas qu’ils se fassent un trésor sur la terre. Il leur commande au contraire d’ouvrir leurs maisons aux pauvres, et de leur faire part de leurs biens. Et cependant on voit qu’aujourd’hui ils s’enrichissent de la misère et de la pauvreté de leurs frères et qu’ils sont ravis d’avoir trouvé une sorte d’avarice qui leur paraît irréprochable, et qui est même couverte de quelque prétexte de bonté.

.Et ne m’alléguez point ici les lois et les coutumes. Les publicains et les usuriers déclarés les gardent, et ils ne laissent pas d’être condamnés de Dieu. Ne doutons point donc que nous ne le soyons nous-mêmes, si nous ne cessons de tyranniser les pauvres, si nous augmentons leur pauvreté par nos usures, et si nous tirons un gain cruel de l’argent que nous leur prêtons pour satisfaire aux plus pressantes nécessités.

Dieu vous a donné des richesses, non pour appauvrir les autres, ni pour trafiquer de leurs misères, mais pour les en délivrer. Vous témoignez vouloir soulager leur pauvreté, et vous la rendez plus insupportable. Vous feignez de les consoler, et vous les jetez dans le désespoir. Vous voulez tirer un gain infâme de vos aumônes, et vous vendez le plaisir que vous leur faites. Vendez-le, je ne vous en empêche pas , mais que ce soit pour le royaume des cieux. Ne vous contentez plus d’un vil gain, d’un pour cent par. mois, et ne prétendez pas moins qu’une vie qui ne finit point.

Pourquoi vous condamnez-vous vous-même à une si grande bassesse, et à un gain si méprisable?Avez-vous l’âme assez basse pour abandonner de si grandes choses, afin de vous attacher à d’autres qui sont si petites, et pour vous contenter d’un peu d’argent, lorsque rien ne devrait vous contenter que le royaume de Dieu? Pourquoi laissez-vous de côté les récompenses que Dieu vous offre pour en chercher de basses et de honteuses parmi les hommes? Pourquoi quittez-vous Celui qui est infiniment riche, pour vous adresser à un pauvre qui n’a rien? Pourquoi méprisez-vous Celui qui ne cherche qu’à répandre ses dons et ses grâces, pour mettre toute votre espérance dans un ingrat? Vous ne confiez pas votre argent à celui qui pourrait tous le rendre avec une grosse usure, et vous l’abandonnez à celui (444) qui est même incapable de vous le rendre. L’un ne souhaite que de vous le restituer, et l’autre ne craint rien tant que d’être contraint de le faire. L’un ne peut qu’avec peine donner un pour cent, et l’autre vous offre cent pour un dans ce monde, et une vie éternelle dans l’autre. L’un ne vous rend ce qu’il vous doit qu’avec des murmures et des injures; et l’autre vous le rendrait avec des louanges et des applaudissements. L’un tâche d’attirer sur vous la haine de tout le monde, et l’autre ne pense qu’à vous couronner un jour devant tout le monde.

N’est-ce donc pas le comble de la folie de ne savoir pas même où l’on doit placer son argent, et où l’on doit chercher à gagner? Combien a-t-on vu de personnes perdre leur fonds par le désir violent d’en tirer trop de revenu ? Combien en a-t-on vu d’autres courir une infinité de hasards, et s’exposer aux pièges que leur tendaient ceux qui enviaient leurs richesses? Combien en a-t-on vu tomber dans la dernière pauvreté par l’insatiabilité de leur avarice?

6. Ne me dites point pour vous excuser que ces pauvres se réjouissent, lorsque vous leur prêtez votre argent, et que même ils vous rendent grâce de votre usure. C’est votre cruauté qui les oblige de trouver cette triste joie dans ce qui les réduit à la dernière pauvreté. (Gen. XII, 3.) Lorsqu’Abraham livra sa propre femme entre les mains des barbares, il se prêta à l’accomplissement de leurs mauvais desseins, mais était-ce de bon gré, ou par la crainte de Pharaon ? C’est ainsi que le pauvre agit. Comme vous êtes assez dur pour ne lui pas donner gratuitement la somme dont il a besoin, il est contraint de rendre grâce à votre avarice, et de recevoir avec joie l’effet de votre cruauté. Vous ressemblez à un homme qui, en délivrant un autre d’un péril de mort imminent, exigerait de lui la récompense de ce service. Cette comparaison vous fait horreur et vous paraît injurieuse. Quoi donc, vous rougiriez d’exiger de l’argent d’un homme pour l’avoir tiré de ce péril, et vous ne rougissez pas d’en exiger si cruellement pour l’avoir assisté dans un besoin moins considérable? Ne prévoyez-vous point déjà que le châtiment vous est réservé pour une telle conduite, et ne vous souvenez-vous point avec quelle sévérité ce crime était défendu dans l’ancienne loi?

Mais quelle est l’excuse dont la plupart se couvrent? Il est vrai, disent-ils, que je prête mon bien à usure, mais c’est pour assister les pauvres. Malheureux, que dites-vous? Dieu rejette avec horreur ces détestables aumônes. Il ne veut point ces sacrifices sanglants. Ne faussez point la loi de Dieu. Il vaut mieux ne rien donner aux pauvres que de leur donner d’un bien si cruellement acquis. Vous faites même souvent qu’un argent qui n’avait été amassé que par de justes travaux, et par des voies très-innocentes, devient enfin un argent maudit de Dieu par vos usures illégitimes, et vous faites le même mal que si vous forciez un sein pur et chaste d’enfanter des scorpions et des vipères.

Mais pourquoi vous parler de la loi de Dieu? N’avouez-vous pas vous-même que l’usure est une chose très-infâme? Si vous, qui profitez de ces usures, ne les regardez néanmoins qu’avec horreur, jugez de quel oeil Dieu les regarde. Que si vous consultez ceux qui ont établi les lois humaines, ils vous diront que l’usure a toujours été regardée comme la marque de la dernière impudence. Et c’est pour cette raison qu’il n’est jamais permis aux personnes constituées en: dignité, ni aux magistrats de se déshonorer par ces gains infâmes. .C’est la loi, dites-vous, qui le leur défend. Tremblez donc de votre indifférence, lorsque vous avez moins de respect pour les lois de Dieu, que les magistrats n’en, put pour les lois civiles, et lorsque vous témoignez estimer moins les oracles du ciel, qu’ils n’estiment les arrêts du sénat de Rome.

Mais si je vous crois, me dites-vous, et que je place mon argent au ciel, il me profitera moins que placé sur la terre. Ne rougissez-vous pas d’autoriser ainsi l’injustice de vos usures? Je l’appelle une injustice; car y a-t-il rien de plus injuste que de semer sans terre, sans- pluie, sans charrue et sans semence ? Que recueillent aussi ceux qui sèment de la sorte, sinon une ivraie qui sera jetée dans le feu? N’y a-t-il point d’autres voies justes et légitimes de gagner sa vie? Ne peut-on pas cultiver les champs, nourrir des troupeaux, engraisser des boeufs, travailler des mains, et ménager son revenu? N’êtes-vous pas déraisonnable? N’êtes-vous pas insensé de passer toute votre vie à labourer et à semer des épines?

Vous me répondrez peut-être que les fruits de la terre sont sujets à trop d’accidents, que (445) souvent la grêle, les brouillards, les eaux et les chaleurs ruinent tout. Mais y a-t-il là autant de périls à craindre que vous en courez par l’usure? Toutes ces intempéries de l’air ne peuvent au plus que gâter le fruit sans nuire à la terre qui le porte; au lieu qu’ici on perd très-souvent le fonds, et qu’avant cette perte, on souffre mille inquiétudes. Car l’usurier ne jouit jamais en paix de son bien, Jamais il n’y trouve de repos. Quand on lui apporte de l’argent, il ne considère point ce qu’il a, mais ce qu’il n’a pas; et quelque grande que soit la rente qu’on lui paie, il s’afflige toujours de ce qu’elle n’égale pas le fonds. C’est pourquoi il ne peut, dans cette impatience avare, se donner le temps d’amasser quelque somme considérable. Il replace cet argent à mesure qu’il le reçoit. Il contraint ces revenus injustes de lui produire d’autres revenus semblables, comme une vipère produit encore d’autres vipères.

Je me sers de cette comparaison, parce que l’usure ronge plus l’âme d-e l’avare qui l’exige, que les vipères ne. rongent les entrailles qui leur ont donné la vie. Ce sont là " les liens injustes " dont parlait tantôt le Prophète, " et ces chaînes pesantes " qui accablent ceux qui les portent. Je vous donne, dit l’usurier, non afin que vous jouissiez de ce que je vous donne, mais afin que vous me rendiez plus que je ne vous ai donné. Quoi ! Dieu ne veut pas que vous redemandiez même ce que vous avez donné: " Donnez", dit-il, " à ceux dont vous n’espérez rien recevoir (Luc, VI, 40)", et vous exigez plus nième que vous ne donnez? Vous redemandez comme une dette, un argent qui n’est point sorti de vos mains. Croyez-vous augmenter votre bien par un moyen par lequel vous ne vous amassez qu’un trésor de colère et de vengeance?

Donc, mes frères, pour éviter de tomber sous les coups de la colère de Dieu, et dans ces abîmes de feu, renonçons éternellement à l’usure. Desséchons cette racine empoisonnée qui ne porte que des fruits de mort, et n’aspirons plus qu’à ce gain dont parle saint Paul, qui est le seul gain qui soit grand et légitime, c’est-à-dire : " La piété avec ce qui nous suffit " pour vivre ". (I Tim. vi, 6.) C’est de ce trésor que nous devons nous enrichir; afin de passer ici paisiblement notre vie et de jouir ensuite des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le saint-Esprit, est la gloire, la puissance et l’empire, dans. tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (446)
 

 
 

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