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Saint Jean Chrysostome
Commentaire sur l'Evangile selon Saint Matthieu

COMMENTAIRE SUR
L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU.
SAINT JEAN CHRYSOSTOME, OEUVRES COMPLÈTES TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS SOUS LA DIRECTION DE M. JEANNIN, licencié ès-lettres professeur de rhétorique au collège de l'Immaculée-Conception de Saint-Dizier. Bar-le-Duc, L. Guérin & Cie, éditeurs, 1865, Tome VII - Tome VIII, p. 1-91

 

COMMENTAIRE SUR *

L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU. *

HOMÉLIE XXVIII *

HOMÉLIE XXIX *

HOMÉLIE XXX *

HOMÉLIE XXXI *

HOMÉLIE XXXII *

HOMÉLIE XXXIII *

HOMÉLIE XXXIV *

HOMÉLIE XXXV *

HOMÉLIE XXXVI *

HOMÉLIE XXXVII *

HOMÉLIE XXXVIII *

HOMÉLIE XXXIX *

HOMÉLIE XL *

HOMELIE XLI *

HOMÉLIE XLII *
 

 

HOMÉLIE XXVIII
" JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS UNE BARQUE, SES DISCIPLES LE SUIVIRENT ; ET AUSSITÔT UNE GRANDE TEMPÊTE S’ÉLEVA SUR LA MER, EN SORTE QUE LA BARQUE ÉTAIT COUVERTE DES FLOTS, ET LUI CEPENDANT DORMAIT. " (CHAP. VIII, 23, 24, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE.)

ANALYSE

1. Les évangélistes ne se contredisent pas.

2. Le Christ et Moïse ont fait tous les deux des miracles, mais le Christ faisait les siens en maître qui trouve en lui-même son pouvoir et Moïse en serviteur dont le pouvoir vient d’ailleurs

3. Les âmes des morts une fois sorties de ce monde n’y peuvent plus librement revenir. Il n’est personne qui ne soit l’objet de la providence de Dieu.

4. et 5. Exhortation. Que ceux dont l’âme est possédée par le démon sont plus dignes de compassion que les possédés. Portrait de l’avare.
 
 

1. Saint Luc, pour prévenir la curiosité de ceux qui voudraient s’informer trop précisément du temps auquel ce miracle de la tempête arriva, dit en général : " Et il arriva un jour qu’il monta dans une barque avec ses disciples. " (Luc, VIII, 22.) Saint Marc fait la même chose. (Marc, IV, 35.) Mais saint Matthieu observe ici l’ordre des temps. C’est que les évangélistes ne rapportent pas tous toutes les actions de Jésus-Christ. Je vous en ai déjà avertis afin que personne ne prenne une omission pour une contradiction. Jésus-Christ donc, mes frères, renvoie le peuple, et retient seulement ses disciples avec lui. Tous les évangélistes demeurent d’accord de cette circonstance. Et ce n’était pas au hasard ni sans grand sujet qu’il les retenait avec lui. Il voulait les rendre témoins de ce grand miracle qu’il allait faire. Comme un excellent maître d’exercices, il dressait et assouplissait ses apôtres de manière à les rendre imperturbables dans les dangers, et modestes au milieu des honneurs. Pour qu’ils ne soient pas trop vains de ce qu’il les a retenus auprès de lui après avoir renvoyé les autres, Jésus permet que ses disciples soient battus par la tempête, et tout ensemble il prépare le grand miracle qu’il fera bientôt, et exerce leurs coeurs à. supporter courageusement les épreuves. Les autres miracles que Jésus-Christ avait déjà faits en leur présence, étaient sans doute très considérables; mais celui-ci a une vertu toute particulière pour les rendre hardis et courageux. La mer devint alors comme une carrière dans laquelle le Sauveur exerçait ses nouveaux athlètes. C’est pourquoi il voulait qu’il n’y eût que ses disciples avec lui. Lorsqu’il n’a dessein que de faire des miracles, il veut que tout le peuple en soit témoin; mais lorsqu’il y a quelque péril ou quelque mal à souffrir, il renvoie le peuple et ne retient que ceux qu’il formait comme des athlètes aux combats qui devaient bientôt se livrer par toute la terre.

Saint Matthieu dit simplement que Jésus-Christ " dormait, " mais saint Marc dit " qu’il dormait sur un oreiller. " Il voulait nous apprendre par là combien le Fils de Dieu était éloigné de tout faste et de tout orgueil, et nous exhorter à suivre l’exemple de cette simplicité. Lors donc que la mer soulevait de plus en plus ses flots, et que la tempête devenait très violente : " Alors ses disciples s’approchant de lui le réveillèrent et lui dirent: Seigneur, sauvez-nous, nous périssons (25). " Jésus-Christ en se réveillant s’adresse plutôt à ses disciples qu’à la mer. Il reprend plutôt le peu de foi des uns qu’il ne commande à l’autre de se calmer; parce que, comme je l’ai déjà dit, il permettait cette tempête pour les exercer; et il traçait ici une figure des tentations (231) dont ils se trouveraient agités durant toute la suite de leur Vie. On les a vus depuis, battus par des tempêtes d’événements beaucoup plus fâcheuses que celle-là, sans que le Sauveur se soit mis en peine de les en tirer. C’est ce qui fait que saint Paul dit, en écrivant aux Corinthiens : " Je suis bien aise, mes frères, que vous sachiez l’affliction qui nous est survenue en Asie, parce qu’elle a été d’un poids excessif et au-dessus de nos forces, jusqu’à nous faire désespérer de sauver notre vie. " (II Cor. 1, 8.) Et il dit encore au même endroit: " Dieu nous a délivrés d’un si grand péril de mort. " (Ib. 10.)

Pour apprendre donc ici à ses apôtres, que quelque grands que fussent les maux dont ils seraient accablés à l’avenir, ils devaient toujours conserver une grande fermeté de courage, et croire que Dieu ne permettait ces épreuves que pour leur bien, il commence par les reprendre aussitôt qu’il se réveille. Ce. trouble même dans lequel il permet qu’ils tombent, leur devait être très avantageux, puisque le miracle leur en devait paraître plus grand, et que le souvenir en serait mieux imprimé dans leur mémoire. Quand Dieu veut faire quelque action extraordinaire, il ménage beaucoup de circonstances et d’accidents particuliers propres à graver fortement dans les esprits le souvenir de l’événement miraculeux, de peur qu’aussitôt qu’il sera passé on ne l’oublie. C’est ainsi qu’il permit que Moïse fût d’abord frappé d’horreur en voyant sa verge changée en serpent, afin qu’en sortant ensuite de cette épouvante, il admirât davantage ce prodige. C’est ce qui arrive ici aux apôtres. Dieu ne les sauve que lorsqu’ils se croyaient perdus; afin qu’en se souvenant de la frayeur dont ils avaient été saisis et du péril dans lequel ils étaient, ils se souvinssent en même temps de la grandeur du miracle qui les en avait délivrés.

C’était dans ce dessein que Jésus dormait. S’il eût été éveillé, peut-être que les disciples n’auraient pas eu peur, ou qu’ils n’auraient pas invoqué son aide, ou qu’i1s ne l’auraient pas cru assez puissant pour dissiper un tel danger. Il dort donc pour donner lieu la crainte de saisir leurs coeurs, et pour leur rendre ensuite ce miracle plus sensible. Nous ne voyons jamais si bien les miracles que les autres éprouvent, que ceux dont nous ressentons nous-mêmes les effets. Les apôtres voyaient à la vérité de nombreux miracles de guérison opérés tons les jours sur d’autres personnes, mais comme ces miracles ne les touchaient pas personnellement, il pouvait arriver qu’ils les laissassent indifférents. Comme ils n’étaient ni boiteux, ni atteints d’aucune autre infirmité corporelle, et qu’il était néanmoins utile qu’ils ressentissent personnellement la bonté et la puissance de leur Maître, Jésus-Christ permet la tempête puis il les en délivre, leur imprimant ainsi un plus vif sentiment de sa bienfaisance. Le Sauveur fait ce miracle loin de la foule pour n’avoir pas à condamner publiquement le manque de foi de ses disciples; il les en reprend, mais en particulier et lorsqu’ils sont seuls avec lui; avant même de calmer la tempête qui agitait les eaux, il apaise par la réprimande celle qui troublait leurs âmes.

Jésus leur répondit : " Pourquoi êtes-vous ainsi timides, ô hommes de peu de foi? Et se levant ensuite, il parla avec empire aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme (26)." Jésus-Christ nous apprend par ce reproche que la crainte et le trouble ne viennent point des maux ni des tentations par elles-mêmes, mais de la faiblesse de nos âmes et de notre peu de foi. Et si quelqu’un m’objecte que ce n’était point une marque de faiblesse dans les apôtres, mais plutôt une preuve de leur grande foi de s’adresser ainsi à Jésus-Christ et de. le réveiller pour lui demander du secours,.. je lui répondrai que les apôtres montraient qu’ils n’avaient pas encore une juste idée de la puissance de leur Maître, par cela même qu’ils ne le croyaient pas assez puissant pour apaiser la tempête à moins qu’il ne fût éveillé.

Et ne vous étonnez pas de l’imperfection qu’ils montrent ici, puisque vous la retrouverez encore plus tard en eux lorsqu’ils auront été témoins de beaucoup d’autres miracles.

C’est ce qui-leur attirera tant de réprimandes du genre de celle-ci: " Etes-vous donc encore, vous aussi, sans intelligence? " (Matth. XV, 16.) Et si les disciples eux-mêmes étaient si imparfaits, ne nous étonnons pas, mes frères, que le peuple n’eût pas des pensées plus relevées du Fils de Dieu. Car les disciples étaient dans l’étonnement et disaient : " Quel est cet homme-ci à qui les vents et la mer obéissent (27)?"

2. Cependant Jésus-Christ ne les reprend point de ce qu’ils ne le regardent encore que comme un homme; et il attend sans impatience que le grand nombre de ses miracles (232) les persuade eux-mêmes de la fausseté de leurs pensées. Que si vous me demandez pourquoi ils le regardaient toujours comme un homme ordinaire, je vous répondrai que c’est à cause de tout ce qui paraissait en lui au dehors, de ce qu’il donnait comme nous, et qu’il se servait d’un vaisseau, pour passer la mer. C’est ce qui jetait leurs esprits dans le trouble et dans la confusion à son sujet. Le sommeil où ils le voyaient et tout ce qui paraissait en lui, faisait voir que ce n’était qu’un simple homme ; mais cette tempête si divinement, calmée montrait qu’il était Dieu. Et si Moïse autrefois commanda aussi à la mer, ce qu’il fit ne sert qu’à montrer la supériorité de Jésus sur lui. Car Moïse agissait en serviteur, mais Jésus-Christ commandait en maître. Il n’étend point sa verge comme Moïse, il ne lève point comme lui les mains au ciel, il n’use point de prières. Il agit souverainement en créateur qui se fait obéir de sa créature, et comme un ouvrier qui dispose de son ouvrage selon qu’il lui plaît. Il calme par une seule parole l’agitation de la mer et il lui impose comme un frein pour dompter ses flots. Il fait succéder tout d’un coup le calme à la tempête, sans qu’il en reste la moindre trace, ce que l’évangéliste marque par cette parole: " Et il se fit un grand calme. "

Jésus-Christ fait dans ce miracle ce que l’Ecriture admire comme un rare prodige dans le Père dont il est écrit : " Il a parlé et la tempête s’est arrêtée. " (Ps. CVI, 20.) C’est exactement ce que l’on dit ici de Jésus-Christ.: Il parle et " il se fait aussitôt un grand calme. " Voilà ce qui causait à la multitude une si extraordinaire admiration; et certainement cette admiration eût été -moindre si Jésus avait opéré comme Moïse.

Lorsque Jésus-Christ eût quitté la mer, il fit voir un autre miracle encore plus terrible.

Deux démoniaques,.en le voyant, furent saisis de frayeur comme des esclaves fugitifs qui aperçoivent leur Maître. Ecoutons l’Evangile : " Jésus ensuite étant passé à l’autre bord, dans le pays des Géraséniens, il vint au devant de lui deux possédés sortant des tombeaux; ils étaient si furieux que personne n’osait passer par ce chemin-là (28). Et ils commencèrent à. crier : Jésus, Fils de Dieu, qu’y a-t-il de commun entre vous et nous? Etes-vous venu ici pour nous tourmenter s avant le temps (29)? " Pendant que le peuple regarde Jésus-Christ comme un " homme ", les démons viennent publier qu’il est " Dieu". Et ceux qui n’avaient pas entendu la voix de cette mer agitée d’abord, puis tout d’un coup calmée, entendirent les démons répéter à haute voix et distinctement ce que la mer avait déjà proclamé si haut par son subit apaisement. Et afin que ces paroles des démons ne parussent point une flatterie, ils en font voir tout d’abord la vérité, en avouant ce qu’ils souffrent: "Etes-vous venu ici, " disent-ils, " pour nous tourmenter avant le temps? " Ils déclarent d’abord qu’ils sont ses ennemis, afin que la prière qu’ils lui feraient ensuite ne parût point une chose concertée. Ils étaient invisiblement tourmentés; Ils sentaient des agitations plus grandes que celles des flots de la mer. La présence de Jésus-Christ les brûlait au dedans d’eux-mêmes et leur faisait souffrir des maux effroyables.

Comme personne n’osait amener ces possédés à Jésus-Christ, il les va trouver lui-même. Saint Matthieu marque seulement qu’ils dirent à Jésus-Christ " Etes-vous venu ici pour nous tourmenter avant le temps? " Mais les autres évangélistes ajoutent : " Qu’ils le priaient et le conjuraient de ne les point jeter dans l’abîme. " Car ils crurent que le temps marqué pour leur supplice était venu, et ils furent saisis de crainte, se croyant près d’être précipités dans l’enfer. Que si saint Luc ne parIe que d’un possédé, tandis que saint Matthieu parle de deux, ce n’est point une contradiction. Si saint Luc assurait formellement qu’il n’y en avait qu’un et qu’il n’y en avait point d’autre avec lui, ce serait alors qu’il combattrait ce que saint Matthieu a dit. Mais lorsqu’un évangéliste ne parle que d’un possédé et qu’un autre parle de deux, ce n’est plus se contredire, mais rapporter différemment une même histoire. Il me semble que saint Luc ne parle que d’un, parce qu’il avait dans l’esprit le plus violent de ces possédés. C’est pourquoi il s’arrête à décrire ce malheur d’une manière plus tragique, et rapporte que brisant toutes les chaînes dont on le " voulait lier, il errait dans les déserts. " Saint Marc ajoute : " Qu’il se frappait à coups de pierres. " Mais les seules paroles de ces possédés suffisent .pour faire voir leur cruauté et leur impudence : " Etes-vous venu pour nous punir avant le temps?" disent-ils. Ne pouvant pas dire qu’ils n’ont pas péché, tout ce qu’ils demandent, c’est qu’ils ne soient point (233) châtiés de leurs crimes avant le temps destiné à leur supplice. Comme le Sauveur les surprenait au milieu de leurs coupables pratiques, exerçant leur malice à pervertir et à tourmenter ses créatures, ils crurent que cédant à l’indignation que lui causait leurs excès, il ne différerait pas davantage à les punir. C’est dans cette appréhension qu’ils conjurent le Fils de Dieu et qu’ils lui disent : " Etes-vous venu " pour nous punir avant le temps? " Ceux que les chaînes ne pouvaient arrêter, qui brisaient leurs fers, qui se tenaient sur les montagnes, en descendent enfin d’eux-mêmes et de leur propre mouvement, viennent trouver le Sauveur, enchaînés qu’ils sont par sa puissance; ils empêchaient les autres de passer, et c’est maintenant Jésus-Christ qui leur ferme le passage, et ils s’arrêtent immobiles devant lui.

Mais d’où vient qu’ils se plaisaient tant dans les sépulcres? Pour insinuer dans l’esprit des hommes quelque croyance funeste, par exemple pour leur persuader que les âmes des morts deviennent des démons. Ce que je prie Dieu, mes frères, de détourner à jamais de notre pensée. Mais si cela n’est ainsi, me dira quelqu’un, comment se fait-il qu’il y a des magiciens qui s’emparent de petits enfants, et qui les égorgent pour se faire de leurs âmes des auxiliaires dans leurs entreprises? - Il se peut que des magiciens égorgent des enfants comme plusieurs personnes l’affirment; mais d’où savez-vous que les âmes de ces enfants agissent ensuite de concert avec eux pour faire réussir leurs projets?

Les démons eux-mêmes, me direz-vous, crient tous les jours : Je suis l’âme d’un tel. Mais cela n’est-il pas un piège qu’ils nous tendent, et un effet de leur tromperie? Ce n’est point l’âme de cet homme mort qui parle de la sorte, c’est le démon qui feint de l’être, et qui tâche de nous séduire par cette imposture. Si l’âme pouvait passer dans la substance d’un démon, elle rentrerait encore bien plus aisément dans le corps même d’où elle est sortie. Quelle apparence y aurait-il d’ailleurs, qu’une âme outragée et déshonorée, voulût servir à celui même qui l’outrage, et l’aider dans ses desseins? Et qui croira qu’un homme puisse faire qu’une substance spirituelle se transforme en une autre substance? Si cela est impossible dans les corps; et si le corps d’un homme ne se change point en celui d’une bête, combien 1. (Voyez la note de la page 167 du tome 1er.) est-il moins croyable que son âme puisse se changer en la substance d’un démon?

3. C’est pourquoi il faut mépriser ces discours, comme des contes de vieilles femmes ivres et comme des fables bonnes à faire peur aux enfants. Une fois qu’une âme est séparée de son corps, il ne lui est plus permis d’être dans ce monde. L’Ecriture dit : " Que les âmes des justes sont dans la main de Dieu. " (Sap. III, 1) Si les âmes des justes sont dans la main de Dieu, il est hors de doute aussi que celle des enfants qui n’ont point péché y sont. Nous savons aussi que les âmes des pécheurs sont aussitôt après leur mort enlevées de ce monde, comme nous le voyons dans l’histoire du Lazare et du mauvais riche; et Jésus-Christ dit en un autre endroit de son Evangile : " On vous redemandera votre âme. " (Luc, XII, 20.) Il est donc certain que dès qu’une âme est sortie de son corps, elle ne peut plus demeurer sur la terre. Et certes cela paraît bien raisonnable. Si lorsque nous voyageons en ce monde, revêtus de notre corps, sur une terre qui nous est cependant familière et connue, nous ne savons plus, pour peu que nous entrions dans une voie nouvelle, de quel côté dirige nos pas, et que nous avons besoin de quelqu’un qui nous guide; comment une âme, arrachée de son corps, et tout à coup transportée dans des régions qu’elle ne connaît point, pourra-t-elle savoir de quel côté se tourner, sans quelqu’un qui lui montre le chemin?

Il y a cent autres raisons qui font voir que lorsqu’une âme est sortie du corps, elle ne demeure plus sur la terre. Nous voyons que saint Etienne dit : " Recevez mon âme (Act, VII, 50); " que saint Paul dit : " Je désire d’être avec Jésus-Christ (Philip. I, 23); " et qu’il est dit d’un ancien patriarche : " II fut mis au rang de ses pères, et mourut dans une " heureuse vieillesse. " (Genèse, XXV, 2.) Que si vous voulez encore une autre preuve pour vous faire voir que les âmes de ceux qui sont morts ne demeurent point sur la terre, écoutez ce que dit le mauvais riche, et voyez ce qu’il demande sans pouvoir l’obtenir. Si les âmes avaient la liberté de demeurer sur la terre après leur mort, pourquoi ce mauvais riche ne serait-il pas venu lui-même avertir ses frères de ce qui se passe là-bas? (Luc, XV, 25.) Ce seul endroit de l’Ecriture suffit pour nous faire voir que les âmes, après leur mort, vont dans un lieu fixe et arrêté, d’où elles (234) ne sont plus maîtresses de sortir, et où elles attendent le jour terrible du jugement.

" Or il y avait au delà, un peu plus loin, un grand troupeau de pourceaux qui paissaient (30). Et les démons lui disaient en le suppliant: Si vous nous chassez d’ici, permettez-nous d’aller en ce troupeau de pourceaux (31). Et il leur répondit : Allez, et étant sortis ils entrèrent dans les pourceaux; et voilà que tous ces pourceaux coururent avec violence se précipiter dans la mer, et moururent dans les eaux (32). " Si quelqu’un veut savoir pourquoi les démons

firent cette demande à Jésus-Christ, et pourquoi le Sauveur la leur accorda, je lui réponds que ce n’était point pour se rendre à leur prière ni pour leur faire une grâce; mais pour nous apprendre plusieurs choses très importantes. Il voulait en premier lieu faire comprendre à ceux qu’il délivrait combien funeste et violente était la domination de ces tyrans sans cesse occupés à tendre des piéges, aux hommes. Il voulait en second lieu nous assurer que les démons n’osent pas même entrer dans des pourceaux, s’ils n’en reçoivent de Dieu la permission. Il voulait encore nous faire voir que s’il n’eût retenu la malice des démons, et si sa providence n’eût arrêté leur fureur, ils auraient encore fait plus de mal. aux hommes qu’ils n’en firent aux pourceaux.

Car il est certain qu’ils ont pour nous une haine bien plus grande que contre les bêtes.

Si donc ils n’épargnèrent pas les pourceaux, et s’ils les précipitèrent dans la mer aussitôt qu’ils en eurent reçu le pouvoir; que n’eussent-ils point fait à ces possédés qu’ils emmenaient et égaraient dans les solitudes, si Dieu. n’eût mis des bornes à leur rage?

Cet exemple nous fait voir qu’il n’y a personne sur qui la providence de Dieu ne veille.

Si nous n’en ressentons pas tous également les mêmes preuves, c’est par un autre grand effet de cette même providence, qui ne se découvre à chacun de nous qu’autant qu’il lui est nécessaire. Nous apprenons encore par cette histoire que Dieu ne veille pas seulement en général sur tous les hommes, mais sur chacun d’eux en particulier. Jésus-Christ sans doute le déclare expressément à-ses disciples lorsqu’il leur dit: " Tous les cheveux de votre tête ont été comptés (Matth. X, 30), " mais nous en voyons une preuve bien claire dans l’exemple de ces possédés , que les démons auraient fait mourir, si Dieu n’eût veillé à leur conservation. Outre ces raisons, on peut encore dire que Jésus-Christ voulait donner aux habitants du pays une idée de sa puissance: " Ce que voyant ceux qui les gardaient, ils s’enfuirent, et, étant venus-à la ville, ils donnèrent avis de tout, et de ce qui était arrivé aux possédés (33). Et aussitôt toute la ville sortit pour aller au-devant de Jésus; et, l’ayant vu ils le supplièrent de se retirer de leur pays (34). " Lorsque sa réputation était répandue en quelque endroit, Jésus ne s’y montrait plus que rarement et n’y faisait plus guère de miracles; mais lorsqu’il était inconnu dans quelque ville et qu’on n’y parlait point de lui, c’est alors qu’il se signalait par ses prodiges, afin d’attirer ainsi le peuple à la connaissance de sa divinité.

Que les habitants de cette ville fussent des hommes stupides, on le devine aisément, puisqu’au lieu d’admirer et d’adorer Celui qui déployait une telle puissance, ils le renvoyèrent et le supplièrent de s’éloigner de leur contrée. Mais pourquoi les démons précipitèrent-ils les pourceaux dans lamer? C’est parce qu’ils tâchent partout de jeter les hommes dans l’abattement, et qu’ils se réjouissent toujours de leur perte. C’est ce que le démon témoigna autrefois à l’égard du bienheureux Job. Dieu lui donna puissance sur son serviteur, non pour condescendre à son désir cruel et à son envie furieuse; mais pour rendre ce saint athlète plus illustre et pour ôter à cet esprit de malice tout sujet d’excuse, en faisant retomber sur sa tête tous les maux dont ce juste aurait été affligé.

Nous voyons encore ici arriver le contraire de ce que les démons souhaitaient. Car la puissance de Jésus-Christ qu’ils s’efforçaient d’obscurcir, en parut avec plus d’éclat; et la malice furieuse de ces esprits, dont Dieu délivra les possédés, inspira plus d’horreur à tout le monde. On remarqua en même temps leur faiblesse puisqu’ils n’avaient pas même la puissance de nuire à des pourceaux, si Dieu, le créateur de toutes choses, ne la leur donnait.

4. Si quelqu’un veut entendre cette histoire dans le sens anagogique, je ne m’y oppose pas. Il suffit qu’il reconnaisse que la vérité de l’histoire est telle que l’Evangile la rapporte. Or la leçon que nous donne ce passage ainsi entendu c’est que lorsque les hommes vivent en pourceaux, ils tombent aisément sous la puissance (235) du démon. Tant qu’ils demeurent encor hommes, et qu’ils ne sont pas tout à fait pourceaux, ils peuvent comme les deux possédés être encore délivrés de la puissance du diable; mais lorsqu’ils ont étouffé en eux tous les sentiments de l’homme, le démon non-seulement s’empare d’eux, mais il les précipite dans l’abîme. Afin que personne ne prît pour une fable l’expulsion des démons, mais que l’on y crût comme à un fait certain, Jésus-Christ permet que l’on en voie la preuve dans la mort des pourceaux.

Mais qui n’admirera ici la bonté du Sauveur en même temps que sa puissance? Ces hommes qui ont reçu un si grand bien du Sauveur dans la délivrance de ces possédés, sont assez ingrats pour le faire sortir de leur pays, et lui ne s’y oppose pas, mais il se retire, sans témoigner la moindre résistance. Après qu’ils se sont déclarés si visiblement indignes de la prédication de sa parole, il les quitte et se retire loin d’eux. Il leur laisse pour maîtres ceux qui avaient été possédés, et ceux qui paissaient les pourceaux, afin qu’ils apprissent d’eux comment tout s’était passé.. Mais en s’éloignant de ce peuple, il le laissa pénétré de crainte. Car la grandeur de la perte éprouvée, favorisait la divulgation de l’événement, dont le prodige dut faire une forte impression sur les esprits. Le bruit du miracle éclatait de toutes parts. Il était publié par toutes sortes de gens, par ceux qui avaient été délivrés, par les maîtres à qui appartenaient ces pourceaux, et par ceux qui les gardaient.

Il y a encore aujourd’hui, mes frères, bien " des possédés qui demeurent dans des sépulcres," et dont rien ne saurait retenir la fureur: ni le fer, ni les chaînes, ni les exhortations, ni les menaces, ni la crainte de Dieu ou des hommes. Quelle différence y a-t-il entre. un. homme possédé du démon et un impudique, qui s’abandonne aux dérèglements les plus infâmes, dont le coeur commet autant de crimes qu’il se présente d’objets à ses yeux? Il ne le croirait pas " nu " ; il l’est néanmoins, quelque magnifiquement habillé qu’il vous paraisse parce qu’ayant perdu Jésus-Christ dont il était revêtu, il a été dépouillé de toute sa gloire : " Il ne se frappe pas à coups de pierres, " mais il se brise par ses péchés, qui font à l’âme des plaies plus sanglantes que les pierres n’en font au corps.

Qui pourra donc lier un tel homme? Qui pourra l’arrêter ? Qui pourra le délivrer de cette passion qui l’agite et le tourmente, qui l’emporte hors de lui-même, et qui le fait toujours demeurer " dans les sépulcres" ? Ne sont-ce pas en effet des sépulcres, ces lieux infâmes où il passe sa vie, et ces détestables repaires de femmes perdues, où la corruption et la pourriture répandent de toutes parts une odeur de mort?

Ne pouvons-nous pas dire aussi de l’avare ce que nous avons dit de l’impudique? Qui peut le retenir? Qui peut " le lier "? N’est-il pas vrai " qu’il rompt ses chaînes", qu’il se rit également de toutes les exhortations, de toutes les menaces, et de tous es conseils? Ne conjurent-ils pas tous ceux qui tâchent de le guérir de son avarice, de ne le pas faire? et ne regarde-t-il pas comme un supplice, d’être délivré d’un cruel supplice? Y a-t-il au monde un état plus misérable que celui-là? Si "ce " possédé " de l’Evangile méprisa les hommes, il se rendit au moins à la parole de Jésus-Christ; mais l’avare n’écoute pas Jésus-Christ, même. Quoiqu’il l’entende dire tous les jours: "Tous ne pouvez pas servir Dieu et l’argent (Matth. VI, 32); quoiqu’on le menacé de l’enfer, quoiqu’on lui dise que ses tourments seront inévitables, il ne croit rien de ce qu’on lui dit; il ne se rend point à la vertu des paroles de Jésus-Christ, non parce qu’il est plus puissant que Jésus-Christ, mais parce que ce divin médecin ne nous guérit point malgré nous. Aussi quoique ces avares demeurent au milieu des villes, ils y sont néanmoins comme dans le fond " d’un désert. " Car quel est l’homme un peu raisonnable qui voulût demeurer avec eux? Pour moi, j’aimerais mieux vivre avec mille possédés, qu’avec un seul de ceux qui seraient frappés de cette horrible maladie : et il ne faut que considérer l’état des uns et des autres pour voir la vérité de ce que je dis.

Les avares considèrent comme leurs ennemis les personnes les plus innocentes. Ils sont prêts à rendre esclaves, s’ils le peuvent, les hommes libres, et à les accabler de tous les maux ; les possédés ne sont pas dangereux pour les autres, et le plus souvent ils ne sont malades que pour eux-mêmes.

Les avares renversent des familles entières; ils sont cause par leurs injustices qu’on blasphème le nom de Dieu : ils sont comme une (236) peste publique, qui dépeuple toute une ville, et qui répand sa contagion sur toute la terre. Les possédés ne causent point tous ces désordres et ces ravages. Au contraire, ils nous font compassion, et nous ne les pouvons voir sans verser des larmes. S’ils font quelque mal, c’est sans réflexion, et presque sans le savoir; mais les avares méditent leurs injustices, ils font le mal avec art et avec étude, et ils se livrent au milieu des villes à une sorte de manie furieuse, qui est accompagnée de lumière et de raison. Aussi tous les possédés ensemble pourraient-ils faire autant de mal qu’en a fait Judas qui est monté par son avarice jusqu’au comble de l’impiété? Tous ceux qui l’imitent dans sa passion pour les richesses sont comme des bêtes farouches qui rompent leurs liens, et qui viennent remplir les villes de confusion et de trouble sans que personne les puisse arrêter. On tâche de les retenir par de fortes chaînes, comme par la terreur du jugement, par la sévérité des lois, par la crainte de la haine et de l’aversion de tous les hommes, et par tout ce qui est capable de leur donner de l’effroi; mais ils brisent toutes ces chaînes, et ils portent le feu et le désordre partout. Si l’on supprimait ces salutaires entraves, on verrait alors combien le démon qui les agite est plus violent que ceux qui tourmentaient ces possédés dont il est parlé dans l’Evangile. Mais puisque cela ne se peut, supposons du moins que cela soit. Représentons-nous un avare dégagé de toute contrainte, et qui s’abandonne à sa fureur avec liberté. Je vous ferai voir une bête furieuse et un monstre horrible, mais ne craignez point, ce ne sera qu’une peinture, et non pas une vérité.

5. Représentez-vous un homme noir et hideux, qui jette le feu par les yeux et qui ait au lieu de bras et de mains, deux épouvantables dragons qui lui sortent des épaules. Que sa bouche ait au lieu de dents des épées tranchantes pressées l’une contre l’autre, et qu’il coule de sa langue une source d’un poison mortel. Que son ventre soit plus dévorant qu’une fournaise, et qu’il consume en un moment tout ce qu’on y jette. Que ses pieds aient des ailes et soient plus légers et plus prompts que la flamme la plus vive. Qu’il ait au lieu de visage une tête mêlée de chien et de loup. Que sa parole ne soit point celle d’un homme, mais plutôt un hurlement qui n’ait rien que de triste et de terrible. Enfin qu’il ait un feu dans ses mains, et des flambeaux ardents pour mettre le feu partout.

Peut-être que ce que je vous dis vous fait peur; mais ce n’est pas encore assez, et il faut ajouter le reste. Représentons-nous donc encore que ce monstre dévore tous ceux qu’il rencontre; qu’il suce leur sang et qu’il se rassasie de leur chair. Il semble que je dis beaucoup, mais je dis trop peu. L’avare est, sans comparaison, encore pire. C’est la mort même qui n’épargne personne. C’est l’enfer qui engloutit tout. C’est l’ennemi commun de tous les hommes, qui voudrait qu’il, n’y en eût plus un seul, afin que ce qu’ils ont tous ne fût qu’à lui seul. Mais l’excès de sa passion ne s’arrête pas encore là. Après avoir dans son coeur détruit tous les hommes, il voudrait encore anéantir la terre et en changer la substance en celle de l’or. Il ne voudrait pas voir seulement des campagnes, mais des montagnes, des fontaines et des fleuves d’or.

Et pour vous faire voir que nous n’en disons pas encore assez, supposons qu’il n’y ait personne qui ose accuser cet homme possédé de l’avarice, qu’il ne craigne ni les lois, ni la justice des-hommes: vous le verrez alors, l’épée à la main, tuer ce qui se présentera à lui pour avoir son bien, sans épargner ni ami, ni parent, ni frère, ni son père même. Mais laissons là les fictions. Demandez à un avare, si tous les jours ces pensées ne lui passent pas dans L’esprit, s’il ne forme pas continuellement des desseins contre ses amis, contre ses proches, contre son propre père? Il n’est pas même besoin de l’interroger. Tout le monde sait assez que ceux qui sont frappés de ce mal s’ennuient de ce que leurs pères vivent trop longtemps, qu’ils trouvent fâcheux et onéreux de devenir pères eux-mêmes, et que cette affection si tendre que la nature inspire pour les enfants, n’a pour eux que du dégoût et de l’amertume. On en a vu même qui n’ont pas craint de procurer la stérilité à leurs femmes, et de faire violence à la nature. Et s’ils n’ont pas été assez cruels pour tuer leurs enfants après leur naissance, ils l’ont été assez pour les empêcher de naître.

Ne vous étonnez donc pas que nous dépeignions ainsi les avares, puisque nous ne pouvons égaler leur méchanceté par nos paroles. Mais voyons de quelle manière nous pourrons chasser d’eux ce démon qui les possède. Je crois que le moyen de les guérir est de leur (237) persuader que l’avarice même est un grand obstacle pour amasser de grandes richesses, Car poursuivre un petit gain c’est souvent le moyen de faire de grandes pertes. Et cette vérité est si connue qu’elle est même passée en proverbe. Il arrive souvent que, pour vouloir prêter à gros intérêts, on agit avec une précipitation aveugle, qui ne permet pas même de s’enquérir à qui l’on prête, et que l’on perd tout, intérêt et principal. D’autres étant tombés dans de grands périls, et n’ayant pas voulu s’en délivrer pour un. peu d’argent, ont perdu tout ensemble leur bien et leur vie. Quelques-uns auraient pu acheter des charges et des emplois qui leur auraient été très-avantageux; mais ils ont eu peur de dépenser tant d’argent, et ils ont perdu tout ce qu’ils avaient voulu épargner. Comme ils ne savent point semer, et qu’ils veulent toujours moissonner, en ne semant point ils ne moissonnent point non plus. Car on ne peut ni moissonner toujours, ni gagner toujours. Ne sachant donc pas dépenser à propos, ils ne savent pas non plus l’art de gagner. Lors même qu’ils veulent se marier, ils sont souvent trompés par leur avarice. Car ou ils se méprennent en croyant riche une femme pauvre, ou ils s’abusent encore davantage, en en prenant une qui est riche effectivement, mais dont les nombreux défauts leur font souffrir mille maux.

Ce n’est point le bien d’une femme, mais sa vertu, qui enrichit son mari et sa, maison. A quoi sert cette grande dot qu’une femme apporte, lorsque ses profusions et son luxe dissipe tout, ou lorsqu’elle se plaît à être vue et à être aimée? Que si elle aime la dépense et la bonne chère, elle a beau être riche, elle ruinera bientôt son mari. Ce n’est pas seulement dans le choix d’une femme qu’ils se trompent de la sorte, mais encore dans les esclaves qu’ils achètent Car n’en voulant point avoir de bons, parce qu’ils coûtent trop cher, ils en achètent à vil prix, et ils perdent au lieu de gagner. Je vous conjure donc, vous qui êtes possédés de cette passion, de bien penser à ce que je dis. Je ne vous parle point maintenant ni des tourments de l’enfer, ni de la gloire du ciel, parce que vous êtes sourds à ces vérités. Considérez seulement les pertes que vous avez faites si souvent par le trop grand désir de gagner, eu en donnant votre argent à intérêt, ou en achetant des esclaves, ou en choisissant une femme, ou dans les tutelles et dans toutes les autres choses semblables, et ces seules considérations vous pourront suffire présentement pour vous porter à haïr l’avarice. Ainsi vous vous conduirez avec plus de sûreté dans cette vie même, et lorsque vous serez un peu plus avancés, vous deviendrez capables d’entendre les vérités qui vous apprendront à être sages non -plus selon le monde mais selon Dieu. Les yeux de votre âme se fortifieront peu à peu, et s’accoutumeront à voir et même à aimer la lumière du Soleil de justice, pour jouir ensuite des biens qu’il a promis, que je prie Dieu de nous accorder, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (238)
 

 

 

 

HOMÉLIE XXIX
" ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ EN UNE BARQUE PASSA AU-DELA DE L’EAU ET VINT EN SA VILLE. " (CHAP. IX, 1, JUSQU’AU VERSET 9)

ANALYSE

1. Que les évangiles font mention de deux paralytiques différents. Jésus-Christ se montre Fils de Dieu égal à son Père.

2. Il n’appartient qu’à Dieu seul de connaître les secrets des cœurs.

3. Exhortation. Que nous devons, à l’imitation de Dieu, employer beaucoup de modération, de patience et de charité pour corriger les défauts des hommes.
 
 

1. L’évangéliste dit que Capharnaüm était la ville de Jésus-Christ. Il était né à Bethléem; il avait été élevé à Nazareth; mais Capharnaüm était le lieu où il demeurait d’ordinaire. Ce paralytique n’est pas le même que celui dont parle saint Jean. L’un était à la piscine de Jérusalem, et l’autre à Capharnaüm. L’un avait trente-huit ans, et il n’est rien marqué de semblable touchant l’autre. L’un n’avait personne qui le secourût, l’autre au contraire était assisté de ses proches qui le portaient et qui avaient soin de lui. Jésus-Christ dit à l’un " Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous sont remis; " et il dit à l’autre : " Voulez-vous être guéri? "L’un est guéri le jour du sabbat, et à propos de l’autre on ne croit pas que les Juifs accusent Jésus-Christ de violer le sabbat. Enfin les Juifs demeurent confus et sont réduits au silence après que Jésus-Christ eût guéri l’un de ces paralytiques, et au contraire après qu’il a guéri l’autre, ils le persécutent. plus cruellement. Je vous dis ceci, mes frères, afin que vous ne confondiez point ces deux malades comme si ce n’en était qu’un, et que vous ne croyiez ensuite que les évangélistes se contredisent et se combattent.

Mais considérez, mes frères, la douceur et l’humilité de Jésus-Christ. Il fait retirer par modestie les multitudes qui l’accompagnaient partout. Lorsque les Gadaréniens le chassent, il s’en va sans leur résister, et se retire quoique non loin d’eux. Enfin lorsqu’il est obligé de passer l’eau, pouvant le faire à pied, il aime mieux se servir d’une barque comme le reste des hommes. Car il ne voulait pas toujours agir en Dieu, ni faire continuellement des miracles, pour établir mieux le mystère de son Incarnation , en paraissant véritablement homme.

"Ils lui présentèrent un paralytique couché dans son lit. Et Jésus voyant leur foi dit au paralytique : Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous sont remis (2). " Saint Matthieu dit simplement qu’on amena cet homme devant Jésus-Christ. Mais les autres évangélistes disent que ceux qui le portaient le descendirent par le haut du toit, et le présentèrent à Jésus-Christ sans lui dire une seule parole, et en le laissant faire ce qu’il lui plairait. Lorsque Jésus-Christ commençait à prêcher, il allait lui-même de tous côtés dans les villes, et ii n’exigeait pas une si grande foi de ceux qui le venaient trouver; mais ici il laisse venir ces gens à lui, et il veut qu’ils aient de la foi " Jésus voyant leur foi, " dit l’Evangile, c’est-à-dire la foi de ceux qui avaient descendu ce malade du haut du toit. Car Jésus-Christ n’exigeait pas toujours la foi de celui-là même qui était malade, comme lorsqu’il avait l’esprit aliéné, ou qu’il souffrait de quelqu’une de ces maladies qui attaquent la raison. Toutefois on peut dire ici que celui même qui était malade avait de la foi, puisque sans cela il n’eût jamais souffert qu’on le descendit de la sorte.

Voyant donc la grande foi que ces gens lui témoignaient, Jésus-Christ de son côté se hâta (239) de leur donner un témoignage de sa puissance, en déliant avec l’autorité d’un Dieu les péchés de ce malade, et en se montrant égal en tout à son Père. Il s’était déjà fait connaître plus haut, lorsqu’il enseignait comme ayant autorité, lorsqu’il disait au lépreux: "Je le veux, soyez guéri; " lorsqu’il louait le centenier d’avoir dit : " Dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri; " lorsqu’il mettait par une seule parole un frein à la mer, et calmait les flots et la tempête; lorsqu’il chassait les démons en Dieu, et leur faisait sentir. qu’il était leur Seigneur et leur juge. Mais il force encore ici bien plus hautement ses ennemis de le reconnaître et de confesser son égalité avec son Père, et de l’établir même de leur propre bouche.

Jésus-Christ montre encore ici un grand éloignement de la vaine gloire. Environné d’une grande foule qui fermait même l’entrée de la maison, et qui obligea ces hommes à descendre leur malade par le toit, il ne se hâte pas de faire d’abord un miracle visible en guérissant la maladie extérieure et corporelle, mais il attend que ses ennemis lui en donnent l’occasion. Il commence par un miracle invisible, en guérissant l’âme du malade, et en la délivrant de ses péchés, ce qui était infiniment plus avantageux à cet homme, mais moins glorieux en apparence pour Jésus-Christ. Cependant les Juifs poussés par leur malice, et, voulant profiter de ce que disait Jésus-Christ pour l’accuser, donnèrent lieu malgré eux à la suite du miracle. Car Dieu, dont la providence ne trouve jamais d’obstacles, fit servir leur envie même à rendre ce miracle plus éclatant.

"Aussitôt quelques-uns des docteurs de la loi dirent en eux-mêmes : Cet homme blasphème : qui peut remettre les péchés sinon " Dieu seul (3) ?." Que répond Jésus-Christ à ces murmures ? " Improuve-t-il ce qu’ils disent? S’il n’eût en effet été égal à son Père, ne devait-il pas leur dire: pourquoi avez-vous de moi une opinion qui n’est pas conforme à la vérité? Je suis bien éloigné d’avoir cette souveraine puissance. Il ne dit rien de semblable; mais il confirme plutôt ce qu’ils disent et par ses paroles et par ses miracles. Comme celui qui parle avantageusement de lui-même, semble ôter toute créance à ce qu’il dit, Jésus-Christ se sert du témoignage des autres pour affirmer ce qu’il est, et non-seulement du témoignage de ses amis, mais ce qui est encore plus admirable, de celui de ses ennemis eux-mêmes. C’est en cela qu’éclate son infinie sagesse. Il se sert du témoignage de ses amis, quand il dit : " Je le veux, soyez guéri. " Et : " Je n’ai, point trouvé une si grande foi dans Israël même. " Et il se sert ici du témoignage de ses ennemis, lorsqu’après qu’ils ont dit : " Personne ne peut remettre les péchés que Dieu seul, " il ajoute : " Or afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : " levez-vous, " dit-il alors au paralytique, " emportez votre lit et allez-vous-en dans votre " maison. "

Ce n’est pas seulement en cette rencontre que Jésus-Christ tira sa gloire de ses propres ennemis. Il le fit encore lorsqu’ils lui dirent: " Ce n’est pas à cause de vos bonnes œuvres que nous voulions vous lapider, mais à cause de vos blasphèmes, parce qu’étant homme vous vous faites Dieu. " (Jean, X, 33.) Il ne réfuta point leur opinion alors, mais il l’approuva en disant: " Si je ne fais pas les actions de mon Père, ne me croyez pas; mais si je les fais, croyez au moins à mes actions si vous ne vouIez pas croire à mes paroles. " (Jean, X, 37, 38.)

2. Mais outre la guérison du paralytique, il y a encore ici une autre preuve, par laquelle Jésus-Christ fait voir qu’il est Dieu, égal à son Père. Les Juifs disaient en eux-mêmes : il blasphème, parce qu’il n’appartient qu’à Dieu de remettre les péchés; et lui, non-seulement remet les péchés, mais auparavant, répondant à leur pensée, quoiqu’ils ne l’eussent pas exprimée, il montre qu’il est Dieu en pénétrant le secret 1es coeurs, qui n’est connu que de Dieu seul.

Et pour montrer qu’il n’y a que Dieu qui puisse connaître le secret des coeurs, il ne faut qu’écouter ce que dit le Prophète: " Vous êtes le seul qui connaissez les coeurs " (II Par. VI,30.) Et ailleurs : " Vous êtes le Dieu qui sondez les cœurs et les reins des hommes, " (Ps IX, 10.) Et Jérémie: " Le coeur de l’homme est profond et impénétrable, et qui le pourra sonder? " (Jérém. VIII, IX.) Et ailleurs: " L’homme voit la face, mais Dieu voit le coeur. " (1 Rois, XVI, 9.) Nous pouvons voir par beaucoup d’autres endroits semblables, qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse connaître les pensées de l’homme. Jésus-Christ donc (240) voulant montrer clairement qu’il est Dieu et égal à son Père, révèle à ses ennemis ce qu’ils pensaient en eux-mêmes, et qu’ils n’osaient publier parce qu’ils craignaient le peuple. " Jésus connaissant ce qu’ils pensaient leur dit: pourquoi donnez-vous entrée dans vos coeurs à de mauvaises pensées (4)? Car lequel des deux est plus aisé de dire : vos péchés vous sont remis, ou, levez-vous et marchez (5)? " Il laisse voir encore ici une admirable douceur : " Pourquoi, "dit-il, "donnez-vous entrée dans vos coeurs à de mauvaises pensées? " Si quelqu’un pouvait avoir de l’aigreur contre Jésus-Christ, ce devait être plutôt le malade que tout autre. Il pouvait se plaindre d’avoir été trompé. Il pouvait dire: je suis venu à vous pour trouver la santé du corps, et vous hie parlez de celle de l’âme. Où pourrai-je savoir que mes péchés me sont remis? Cependant il ne dit rien de semblable. Il s’abandonne entièrement à la puissance du médecin. Il n’y a que les scribes qui par l’excès de leur malice et de leur envie, s’opposent aux grâces que Jésus-Christ fait aux autres.

Le Sauveur les reprend d’une disposition si mauvaise; mais il le fait avec une extrême douceur. Si vous ne croyez pas, leur dit-il, que je puisse remettre les péchés, mais que j’usurpe par vanité ce qui ne m’appartient pas, regardez comme une preuve de ma divinité la connaissance que j’ai de ce qui se passe dans vos coeurs, à laquelle j’ajoute encore la guérison de ce malade. Lorsque Jésus-Christ parle au paralytique, il ne lui déclare pas ouvertement qu’il est Dieu, il ne lui dit pas : "Je vous pardonne vos péchés; " mais, " vos péchés vous sont pardonnés. " Mais lorsque ses ennemis le pressent, et le forcent de se déclarer, il le fait enfin, et leur dit : " Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : Levez-vous, dit-il, emportez votre lit, et allez-vous-en dans votre maison. (6) Et le paralytique se levant, s’en alla à sa maison (7). "

On voit clairement par ces paroles que Jésus-Christ veut bien qu’on le croie égal à son Père. Car il ne dit pas que le Fils de l’homme ait besoin d’un autre, ou que Dieu lui ait donné cette puissance, mais il dit absolument : " Que le Fils de l’homme a cette puissance. " Ce que je ne dis point par vanité, dit-il, mais pour vous persuader que je ne suis point un blasphémateur, lorsque je déclare que je suis égal à mon Père.

Il veut partout convaincre les hommes de la vérité de ce qu’il leur dit, par des preuves dont ils ne puissent douter, comme lorsqu’il dit au lépreux : " Allez vous montrer aux prêtres; " lorsqu’il donne en un moment une santé si parfaite à la belle-mère de saint Pierre, qu’elle le sert à table en sortant du lit; et lorsqu’il permet aux pourceaux de se précipiter dans la mer. Il prouve ici de même par la guérison du paralytique que les péchés de celui-ci lui sont véritablement remis; et il prouve la guérison en commandant à cet homme d’emporter sou lit, afin qu’on ne s’imaginât pas que ce miracle ne fût qu’une illusion.

Mais avant que de guérir miraculeusement ce malade, il fait cette demande aux scribes:

" Lequel des deux est le plus aisé, ou de dire: vos péchés vous sont remis; ou de dire : " Levez-vous et marchez, et allez-vous-en dans votre maison? " C’est comme s’il leur disait:

Lequel des deux sous paraît le plus aisé, de raffermir un corps paralytique, ou de délier les péchés de l’âme? N’est-il pas vrai qu’il est plus aisé de guérir un paralytique? Car autant l’âme est élevée au-dessus du corps, autant ses maladies sont plus grandes et plus difficiles à guérir. Néanmoins parce que la guérison de rune est cachée, et que celle de l’autre est toute visible, je prélude à la guérison de l’âme par celle du corps, qui est moindre, mais qui est plus sensible, afin que ce qui paraît à vos yeux vous porte à croire ce qui vous est invisible. C’était ainsi qu’il commençait à révéler par ses oeuvres ce que Jean avait dit de lui par ces paroles: " C’est lui qui porte le péché du monde. "(Jean, I, 30.)

3. Lorsque, par son ordre, le paralytique s’est levé, Jésus le renvoie dans sa maison, montrant par là son humilité en même temps qu’il prouve que la guérison est réelle et non fantastique; il prend pour témoin de cette guérison ceux qui l’avaient été de la maladie. J’aurais souhaité, semble-t-il dire, par, votre maladie que j’ai guérie, guérir aussi ceux qui sont malades ici, non dans le corps, mais dans l’âme; mais puisqu’ils ne le veulent pas, allez-vous-en chez vous, afin que vous guérissiez au moins les âmes malades de vos proches. Il fait voir ainsi qu’il est également le créateur du corps et de l’âme, en guérissant la paralysie de, l’âme avant même celle du corps, et en (241) prouvant l’une qui était invisible, par l’autre qui était manifeste aux yeux de tous.

Cependant l’âme de ces hommes rampe encore à terre, car l’évangéliste ajoute : " Le peuple voyant cela, fut rempli d’admiration et rendit gloire à Dieu, de ce qu’il avait donné une telle puissance aux hommes (8). " Après ce grand miracle, il regarde encore Jésus-Christ comme un " homme. " La chair dont il s’était revêtu les empêchait de le regarder comme un Dieu. Cependant Jésus-Christ ne leur reproche point leur peu d’intelligence. Il tâche seulement de les exciter de plus en plus, et d’élever leurs pensées par la sublimité de ses oeuvres. C’était déjà beaucoup qu’ils le regardassent comme le plus grand de tous les hommes, et comme étant venu de Dieu. Cette opinion, une fois bien enracinée dans leurs esprits, pouvait peu à peu les conduire plus avant, et leur faire croire qu’il était véritablement le Fils de Dieu. Mais ils n’y demeurèrent pas fermes. Leur inconstance fut cause qu’ils ne purent s’élever plus haut, et qu’ayant changé de sentiment, ils dirent : " Cet homme n’est point de Dieu. Comment cet homme pourrait-il être de Dieu? " (Jean, VII, 20.) Ils redisaient continuellement ces paroles pour se faire un prétexte à leur infidélité et à leurs passions secrètes.

C’est l’état, mes frères, où tombent aujourd’hui ceux qui, sous prétexte de venger l’honneur de Dieu, se vengent eux-mêmes et satisfont leur animosité particulière, au lieu que des chrétiens devraient se conduire en tout avec douceur et modération. Dieu même, qui est si fort offensé par les blasphèmes de ses créatures, et qui pourrait les anéantir d’un coup de foudre, " fait néanmoins lever son soleil sur ces ingrats, et tomber sa pluie sur eux, " et il les comblé de mille biens. Imitons, mes frères, ce grand modèle envers ceux qui nous offensent. Exhortons-les, avertissons-les, excitons-les, témoignons-leur une extrême douceur, sans nous laisser jamais emporter. Pourquoi les blasphèmes lancés contre Dieu vous jettent-ils dans l’impatience? il est hors d’atteinte à tous ces outrages. L’impiété ne nuit qu’à l’impie ; les traits qu’il lance ne blessent que lui. Pleurez-le donc, répandez des larmes sur son malheur, puisqu’il mérite qu’on le pleure, et qu’il n’y a point de remède plus souverain pour guérir ces sortes de plaies que la douceur et la patience, car la douceur est plus efficace que toute la violence dont on userait.

Considérez de quelle manière Dieu même, qui est l’offensé, parle dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament. Il dit dans l’Ancien: " Mon peuple; que vous ai-je fait? " (Mich. VI, 3) Et dans le Nouveau : " Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous? " (Act. IX, 4) Aussi ce même apôtre recommande-t-il ensuite de reprendre avec douceur nos adversaires. Jésus-Christ lui - même, lorsque ses disciples lui demandaient que le feu tombât du ciel sur une ville, leur fit une sévère réprimande, et leur dit: " Vous ne savez de quel esprit vous êtes. " (Luc, IX, 55.) Nous n’entendons de même ici aucune injure sortir de sa bouche, il ne dit pas aux pharisiens: O hommes exécrables, ô funestes charlatans, coeurs affligés par l’envie, ennemis du salut du monde; mais seulement: " Pourquoi donnez-vous entrée à de mauvaises pensées dans votre coeur? "

Il faut donc traiter avec une grande douceur les maladies de nos frères, parce que celui qui ne se retire du vice que par une crainte purement humaine, y retombera bientôt. Ce fut pour cette raison que Jésus-Christ défendit d’arracher l’ivraie de son champ, voulant par cette patience donner lieu à la pénitence des hommes. On a vu quelquefois par ce moyen des pécheurs touchés d’un profond regret, et de corrompus devenir très vertueux. Saint Paul, le publicain, le bon larron, ont été de ce nombre. Ce n’était d’abord que de l’ivraie, et ils furent changés ensuite en excellent grain. Les semences de la terre ne sont point susceptibles de ce changement; mais les dispositions des hommes peuvent être ainsi changées. Car la volonté n’est point liée ni assujétie aux lois inviolables de la nature; et Dieu l’a honorée du don de la liberté.

Lors donc que vous voyez quelque ennemi de la vérité, faites tous vos efforts pour le guérir; ménagez-le, tâchez de l’attirer au bien, exhortez-le à la vertu, montrez-lui l’exemple d’une vie pure, parlez-lui d’une manière édifiante ; témoignez-lui dans tous ses besoins une charité parfaite. Tentez toutes sortes de voies pour le ramener à la santé. Enfin imitez en cela les plus habiles médecins du corps : ils ont divers remèdes pour guérir leurs malades. Sils pausent une plaie, lorsque ce qu’ils y ont mis d’abord ne réussit pas, ils y appliquent un nouveau remède, et passent ainsi de l’un à (242) l’autre. Ils sont même quelquefois contraints de lier les malades, d’employer le fer et le feu, et de guérir la douleur par la douleur, et une plaie par d’autres plaies.

Vous donc qui êtes les médecins des âmes ne vous lassez pas de tenter tous les moyens de les guérir, selon les règles que Jésus-Christ a prescrites, afin que vous soyez récompensés pour vous être sauvés vous-mêmes en sauva les autres, et pour avoir tout fait pour la gloire de Dieu seul, ce qui vous comblera vous-mêmes de gloire. Car Dieu dit dans l’Ecriture: " Je glorifierai ceux qui me glorifient, et ceux qui me méprisent seront méprisés. " (I Rois, II, 9) Faisons donc tout pour glorifier le Tout-Puissant, et nous trouverons dans sa gloire notre repos : c’est ce que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (243)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXX
" ET JÉSUS SORTANT DE LÀ, VIT EN PASSANT UN HOMME QUI ETAIT ASSIS AU BUREAU DES IMPOTS, NOMME MATTHIEU, AUQUEL IL DIT : SUIVEZ-MOI, ET LUI SE LEVANT, LE SUIVIT. " (CHAP. IX, 9, JUSQU’AU VERSET 19.)

ANALYSE

1.Vocation de saint Matthieu; éloge de sa vertu.

2. Contre ceux qui recherchent l’estime des hommes en jeûnant.

3. Les disciples de Jean jaloux de Jésus-Christ.

4. Qu’il ne faut prescrire les choses difficiles qu’à ceux qui en sont capables.

5. et 6. Exhortation. Cette règle s’applique à tout. Par exemple qu’un mari veuille corriger sa femme de son goût pour la vanité, il devra procéder doucement et avancer par degrés.
 
 

1. Jésus-Christ ayant fait ce miracle, sort de ce lieu aussitôt, de peur que sa présence n’irritât encore davantage l’envie. Il se retire donc pour adoucir l’aigreur de ses ennemis, et il nous montre en cela l’exemple que nous devons imiter. Il nous apprend à ne point irriter encore davantage nos envieux en les bravant mais à tâcher de guérir leurs plaies, et de le apaiser par notre douceur.

Mais d’où vient que Jésus-Christ n’a point appelé l’apôtre dont nous venons de lire la vocation, avec saint. Pierre, saint Jean et le autres? Il avait choisi pour appeler ceux-ci le temps où il savait que ces hommes répondraient à leur vocation. De même il appela saint Matthieu lorsqu’il eut la certitude que ce publicain se rendrait à sa parole. C’est ainsi encore qu’il pêcha saint Paul, après sa résurrection. Car celui qui sonde les cœurs et qui voit à nu les pensées des hommes, n’ignorait pas le moment le plus propre pour se faire suivre de chacun de ses apôtres. Il n’appela point d’abord saint Matthieu, parce que son coeur était encore trop endurci ; mais après tant de miracles, et cette grande réputation qu’il s’était acquise, il l’appela enfin, parce qu’il savait qu’il ne lui résisterait pas.

Mais nous devons admirer ici la grande humilité de cet évangéliste, qui ne dissimule point sa vie passée, et qui marque expressément son nom de " Matthieu," lorsque tous les autres le cachent et l’appellent Lévi.

Pourquoi marque-t-il qu’il était " assis au bureau des impôts? " C’est pour faire voir la force toute-puissante de Celui qui l’appela, et qui le choisit pour son disciple, avant qu’il eût renoncé à une profession si déshonorante, avant qu’il eût cessé ses coupables exactions (243) et lorsqu’il y était actuellement occupé. C’est ainsi qu’il appela ensuite le bienheureux apôtre saint Paul, lorsqu’il était plein de rage et de furie contre les disciples. Ce saint apôtre exprime lui-même quelle était la toute-puissance de Celui qui l’appelait, lorsqu’il dit aux Galates : " Vous savez, mes frères, de quelle manière j’ai vécu autrefois dans le judaïsme, avec quelle fureur je persécutais l’Eglise de Dieu." (Gal. I, 13.)

Il appela encore les pêcheurs, lorsqu’ils étaient à leurs filets. Mais cette occupation, qui était celle de bons paysans, d’hommes rustiques et simples, n’avait cependant rien d’infamant: au lieu que le métier de publicain était rempli d’injustice, de cruauté et d’infamie, et passait pour un trafic honteux, pour un gain illicite, et pour un vol qui s’exerçait sous le couvert des lois. Cependant Jésus-Christ ne rougit point d’avoir pour disciples des hommes de cette sorte.

Mais devons-nous nous étonner que le Sauveur n’ait point rougi d’appeler un publicain, lui qui n’a pas rougi d’appeler à lui une femme impudique, qui lui a permis de baiser ses pieds, et de les arroser de ses larmes? C’est pour cela qu’il était venu. Ce n’est pas tant le corps qu’il a voulu affranchir de ses maladies que l’âme qu’il a désiré guérir de sa malice. Il le fit bien voir à propos du paralytique. Avant d’appeler à lui un publicain, et de l’admettre au nombre de ses disciples, ce qui aurait pu scandaliser, il prit la précaution de faire voir qu’il lui appartenait de remettre les péchés.

Car qui peut trouver étrange que Celui qui est assez puissant., pour guérir les péchés des hommes, appelle un pécheur et en fasse un apôtre?

Mais après avoir vu la puissance du Maître qui appelle, admirez la soumission du disciple qui obéit. Il ne résiste point; il ne témoigne point de défiance en disant en lui-même : Que veut dire cet homme? N’est-il pas visible qu’il me trompe en m’appelant à lui, moi qui suis un publicain et un pécheur? Il ne s’arrête point à des pensées que lui auraient pu inspirer une humilité fausse et indiscrète; mais il suit Jésus-Christ avec tant de promptitude, qu’il ne prend pas même le temps d’en aller demander avis à ses proches.

Le publicain obéit avec la même docilité que les pêcheurs. Ils avaient à l’instant quitté leurs filets, leur barque et leur père, celui-ci renonce de même à cette banque et au gain qu’il en retirait. Il témoigne combien il était disposé et préparé à tout. Il rompt tout d’un coup tous les liens et tous les engagements du siècle; et cette prompte obéissance rend témoignage à la sagesse et à la grâce pleine d’à-propos de Celui qui l’appelait.

Mais pourquoi , me direz-vous , Dieu a-t-il voulu faire marquer dans l’Evangile la manière dont quelques apôtres, comme Pierre, Jacques, Jean et Philippe ont été appelés et qu’il n’a rien fait dire touchant la vocation des autres? — Il a fait une mention expresse et particulière de ceux-ci, parce qu’ils étaient dans les occupations ou les plus viles, ou les plus opposées à la vocation de Jésus-Christ. Rien en effet de pire que la profession de publicain, ni de plus bas que celle de pêcheur. On peut juger aussi que Philippe était fort pauvre par le pays d’où il sortait. En parlant plus spécialement de ces apôtres et de leurs occupations qui sont si humbles, les évangélistes montrent combien on doit ajouter foi à leurs récits lorsqu’ils contiennent des choses merveilleuses. En effet, puisqu’ils craignent si peu de raconter des choses qui semblent faites pour rabaisser dans l’opinion des hommes soit les disciples; soit le Maître lui-même, qu’ils paraissent s’y attacher de préférence et les mettre en relief avec un soin particulier; comment pourrait-on raisonnablement suspecter leur véracité lorsqu’ils rapportent des actions éclatantes et sublimes? et cela surtout lorsque l’on voit qu’ils ne touchent que comme en passant une multitude infinie des miracles de Jésus-Christ, et qu’ils publient au contraire très-haut et très en détail les apparentes ignominies de la croix; qu’ils parlent sans rien déguiser de la profession des disciples quoique si humble et si vile aux yeux du monde; et qu’en retraçant la généalogie de leur Maître, ils nomment à haute voix ses ancêtres les plus décriés par leurs péchés comme les moins élevés par leur condition. Tout cela nous fait assez voir quel zèle ils avaient de dire la vérité eu toutes choses et qu’ils n’écrivaient rien ni par vanité ni par flatterie.

2. " Et Jésus étant assis à table dans la maison de cet homme, il y vint aussi beaucoup de publicains et de gens de mauvaise vie qui étaient assis avec Jésus et ses disciples (10). " Jésus-Christ ayant appelé saint Matthieu, l’honora aussitôt d’une visite, et il ne (244) dédaigna pas de manger à sa table. Il voulait par cette conduite si obligeante lui faire concevoir de grandes espérances pour l’avenir lui donner plus de confiance. Car Jésus n’attendit pas longtemps pour refermer les plaies de l’âme de son nouveau disciple, il le guérit en un moment de tous ses péchés.

Il veut bien même manger non avec lui seul, mais avec beaucoup d’autres de la même profession , quoique ce fût un crime aux yeux des Juifs que cette condescendance qu’il montrait pour les pécheurs en les laissant approcher de sa personne. Les évangélistes n’oublient pas encore de marquer cette circonstance et de rapporter combien ces envieux condamnèrent cette action. Il était tout simple que les publicains vinssent s’asseoir à la table d’un homme de la même profession qu’eux. Saint Matthieu, ravi de joie de l’honneur que lui faisait Jésus-Christ, convia tous ses amis. La bonté du Sauveur tentait toutes sortes de voies pour sauver les hommes: les uns en leur parlant, les autres en guérissant leurs maladies, les autres en les reprenant, et les autres en mangeant avec eux. Il voulait nous apprendre qu’il n’y avait point ou de temps, ou de condition où nous ne puissions nous convertir.

Quoique tout ce qu’on lui servait à table vînt de rapine, d’injustice et d’avarice, il rie refusa pas néanmoins d’en manger, parce qu’il voyait l’avantage qu’il en devait retirer, et il ne craint pas de se trouver avec de si grands pécheurs dans la même maison et à la même table. C’est ainsi qu’un médecin se doit conduire. S’il ne souffre la pourriture et la puanteur de ses malades, il ne les délivrera point de leurs maux. Ainsi Jésus-Christ n’appréhende point le mal qu’on peut dire ou penser de lui, de ce qu’il mange avec un publicain dans la maison d’un publicain, et avec d’autres publicains. Vous savez aussi combien les Juifs lui en ont fait de reproches: "Voilà, "disent-ils, " un homme de bonne chère et qui aime à boire : c’est un ami des publicains et des gens de mauvaise vie. " (Matt. XI,13.)

Que ces hypocrites qui désirent tant de se faire estimer par leurs jeûnes écoutent ces paroles. Qu’ils considèrent que Jésus-Christ n’a pas rougi de passer pour un homme qui aimait le vin et la bonne chère, et qu’il a méprisé tous ces propos pour arriver à la fin qu’il se proposait, la conversion des âmes. Et nous voyons comment il convertit en effet saint Matthieu, et comment d’un pécheur il fit un apôtre.

Pour mieux juger de l’avantage que saint Matthieu reçut de cette condescendance du Fils de Dieu, il ne faut que considérer ce que dit Zachée, un autre publicain. Aussitôt que Jésus-Christ lui dit: " Zachée, il faut que je loge chez vous (Luc, XIX, 5)," il fut transporté de joie; et, dans cette ferveur, il dit à Jésus-Christ : "Je suis résolu, Seigneur, de donner moitié de mon bien aux pauvres; et si j’ai trompé quelqu’un je lui rendrai quatre fois autant, " ce qui porta Jésus-Christ à lui répondre : " Aujourd’hui le salut a été donné à cette maison. " Tant ce que nous venons de dire est véritable, qu’il n’y a point d’état où l’on, ne puisse se convertir! Mais pourquoi donc, me direz-vous, saint Paul ordonne-t-il " de n’avoir point de commerce et de ne point manger avec celui de nos frères qui est fornicateur; ou avare, ou idolâtre, ou médisant, ou ivrogne, ou ravisseur du bien d’autrui ? " (I Cor, V,11.) D’abord on ne voit pas très-bien si c’est aux pasteurs qu’il parle en cet endroit, ou seulement aux fidèles.

Ensuite ces publicains n’étaient pas encore du nombre des vrais fidèles, ils n’étaient pas encore frères. De plus saint Paul ne commande d’éviter nos frères que lorsqu’ils demeurent toujours dans le mal. Ces publicains au contraire étaient déjà convertis dans le coeur et avaient renoncé à leur vie passée. Mais comme rien ne pouvait ni servir aux pharisiens, ni les toucher, ils s’adressent ici aux disciples de Jésus-Christ et leur disent : ". Pourquoi notre Maître mange-t-il avec des publicains et des gens de mauvaise vie (11)? " On voit ailleurs que lorsqu’ils croyaient avoir surpris les apôtres en quelque faute, ils viennent dire à Jésus-Christ: " Pourquoi vos disciples font-ils ce qu’il ne leur est pas permis de faire le jour du sabbat? " au contraire ils blâment le Maître devant ses disciples. Ils montrent partout leur malice et ils s’efforcent de séparer les disciples d’avec leur Maître. Mais que leur répond cette sagesse infinie? " Jésus les ayant entendus, leur dit : Ce ne sont pas les sains, mais les malades qui ont besoin de médecin (12). " Qui n’admirera comment il retourne leurs paroles, et s’en sert contre eux-mêmes? Ils lui font un crime d’aller avec cette sorte de gens, (245) et il leur montre au contraire qu’il serait indigne de lui et de sa parfaite charité, d’avoir de la répugnance à converser avec les pécheurs et qu’essayer de les convertir est une chose non-seulement irrépréhensible, mais de première importance, nécessaire et digne de toutes les louanges.

Ensuite, pour que cette parole: " ceux qui " sont malades, " par laquelle il désignait ceux qui étaient assis à table avec lui, ne leur causât trop de honte, il la corrige et l’adoucit en y joignant une réprimande à l’adresse de ses censeurs : " C’est pourquoi, " dit-il, " allez et apprenez ce que veut dire cette parole : " J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice. " (Osée, 6.) Il leur cite ce passage du Prophète, pour leur faire voir dans quelle ignorance ils étaient des paroles de l’Ecriture. Il anime même ici son discours un peu plus qu’à l’ordinaire, non par émotion ou par colère, Dieu nous garde de cette pensée! mais pour tâcher de les émouvoir et de les instruire. Quoiqu’il eût pu leur dire: N’avez-vous pas vu de quelle manière j’ai guéri le paralytique, et comment j’ai affermi tout son corps? il ne leur dit rien de semblable. Il leur répond d’abord par un raisonnement tout ordinaire et il s’appuie ensuite sur l’autorité de l’Ecriture. Après avoir dit que le médecin n’était pas pour les sains, mais pour ceux qui se portaient mal, et insinué, par ces paroles, qu’il était l’unique et le véritable Médecin, il ajoute ensuite : " C’est pourquoi allez et apprenez ce que veut dire cette parole : J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice.

Saint Paul agit de même : car après avoir débuté en disant : " Qui est celui qui paît un troupeau, et qui ne mange point du lait du troupeau? (I Cor. IX, 7), " il rapporte ensuite le témoignage de l’Ecriture et dit : Il est écrit dans la loi de Moïse: Vous ne tiendrez point la bouche liée au boeuf qui foule le grain " (Ibid. 9.) Et un peu après: " Le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l’Evangile de vivre de 1’Evangile. " (Ibid. 14.)

3. Jésus-Christ traitait ses disciples d’une autre manière, et il leur rappelait à la mémoire les miracles qu’ils lui avaient vu faire, en leur disant: " Avez-vous oublié qu’avec cinq pains j’ai nourri cinq mille hommes, et combien de corbeilles vous remplîtes de ce qui restait?" (Marc, 8.) Mais il n’agit pas ici avec les Juifs de la même manière. Il se contente de les faire souvenir de la faiblesse commune ,de tous les hommes, et de leur faire comprendre qu’étant hommes eux-mêmes, ils sont aussi du nombre des faibles, puisqu’ils n’avaient aucune connaissance des Ecritures, ni aucun amour pour la vertu; mais qu’ils réduisaient toute la piété à leurs oblations et leurs sacrifices. C’est cet abus que Jésus-Christ condamne hautement, en rapportant en peu de paroles ce que tous les Prophètes ont dit: " Apprenez ce que veut dire cette parole : " j’aime mieux la miséricorde que le sacrifice. " Il leur fait voir que ce sont eux qui violent la loi, et non pas lui. Il semble qu’il leur dise : pourquoi m’accusez-vous de ce que je fais rentrer les pécheurs dans la justice? Si je suis coupable en cela, vous devez donc accuser aussi mon Père. Il se sert ici du même raisonnement dont il se servit ailleurs, lorsqu’il disait : " Mon Père, depuis le commencement du monde jusqu’aujourd’hui, ne cesse point d’agir; et moi j’agis aussi avec lui. " (Jean, V, 47.) Il fait ici la même chose, en disant : "Allez et apprenez ce que veut dire cette parole : j’aime mieux la miséricorde que le sacrifice." Comme mon Père aime mieux l’un que l’autre, je l’aime mieux aussi moi-même.

Il déclare donc que leur sacrifice était superflu, et que la miséricorde est entièrement nécessaire. Car il ne dit pas : je veux la miséricorde et le sacrifice; mais " je veux la miséricorde et non pas le sacrifice. " Il approuve l’un et rejette l’autre. Il montre que ce qu’ils blâmaient, non seulement était permis, mais même commandé, et bien plus formellement que le sacrifice; ce qu’il confirme par un passage bien clair de l’Ancien Testament. Après donc les avoir convaincus et par des raisons communes, et par l’autorité de l’Ecriture, il ajoute : " Car je ne suis pas venu appeler les justes à la pénitence, mais les pécheurs (13)." Lorsqu’il les appelle " justes " c’est par ironie, et comme il dit autrefois d’Adam : " Voilà qu’Adam est devenu comme l’un de nous." .(Gen. III, 22.) Et ailleurs: " Si j’ai faim je ne vous le dirai pas. " (Ps. XLIX, 13) Saint Paul dit clairement que Dieu n’a trouvé personne qui fût juste sur la terre: " Tous ont péché, " dit-il, " et ont besoin de la gloire de Dieu. " (Rom. III, 23.) Jésus-Christ parlait donc de la sorte pour la consolation de ceux qui étaient à ce festin avec lui. (246)

Je suis si éloigné, dit-il, d’avoir de l’aversion pour les pécheurs, que c’est pour eux seuls que je suis venu. Mais afin de ne les point rendre lâches et paresseux par des paroles pleines d’une si grande confiance, après avoir dit: " qu’il était venu appeler les pécheurs, " il ajoute aussitôt, " à la pénitence. " Car je ne suis pas venu, dit-il, afin que les pécheurs demeurent dans leurs péchés; mais afin qu’ils en sortent et deviennent justes.

Enfin les Juifs confondus de toutes manières et ne pouvant répondre ni aux raisons de Jésus-Christ, ni aux passages de l’Ecriture, voyant qu’ils n’avaient plus rien à dire, qu’ils étaient coupables eux seuls des péchés dont ils accusaient Jésus-Christ, qu’ils étaient opposés à la loi même ancienne, les Juifs quittent la personne de Jésus-Christ et tournent leurs accusations contre ses disciples. Saint Luc attribue les paroles qui suivent aux pharisiens, et saint Matthieu aux disciples de saint Jean. Mais il est vraisemblable qu’ils s’étaient joints ensemble, parce que les pharisiens se voyant trop faibles, eurent recours aux disciples de saint Jean, comme ils eurent recours ensuite aux Hérodiens. Car les disciples de saint Jean avaient une jalousie continuelle contre Jésus-Christ. Ils témoignaient partout combien ils lui étaient opposés, et ils ne purent être humiliés que lorsque leur maître fut en prison. Ils parurent un peu plus doux alors, et ils vinrent trouver Jésus-Christ pour lui en donner avis, Mais on voit que dans la suite ils retournèrent à leur première jalousie. Que disent-ils donc ici à Jésus-Christ?

" Pourquoi les pharisiens et nous jeûnons-nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent point (14)?" C’était là proprement la maladie mortelle que Jésus-Christ tâchait de guérir lorsqu’il disait: "Quand vous jeûnerez, parfumez-vous la tête, et lavez-vous le visage (Matth. V,20), " prévoyant combien de maux devaient naître de cette source. Cependant Jésus-Christ ne leur fait point de reproche. Il ne les appelle point vains et frivoles; mais demeurant dans sa douceur ordinaire, il leur répond paisiblement: " Ceux qui accompagnent l’époux peuvent-ils jeûner pendant que l’époux est avec eux (15) ? " Quand Jésus-Christ parlait pour des personnes qui ne lui appartenaient pas, comme pour les publicains , il ne craignait pas, pour mieux consoler et adoucir leur âme blessée, de s’élever avec vigueur contre ceux qui les outrageaient; mais quand c’est à lui ou à ses disciples que les Juifs s’en prennent, il leur répond avec la plus grande douceur du monde. Le reproche qu’ils faisaient à Jésus-Christ revient à ceci : Soit, vous êtes médecin, et en cette qualité vous êtes obligé d’user de cette condescendance envers vos malades; mais quel prétexte peuvent avoir vos disciples de mépriser le jeûne pour se trouver à ces festins? Et pour donner encore plus de poids à leur accusation, ils se nomment les premiers et les pharisiens ensuite, afin que ces comparaisons rendissent la conduite des apôtres encore plus odieuse. " Nous autres, "disent-ils, " et les pharisiens jeûnons beaucoup. " Ils jeûnaient tous, en effet, les uns, parce qu’ils l’avaient appris de saint Jean, et les autres de la loi. C’est ce qu’on voit par ce pharisien qui disait: " Je jeûne deux fois la semaine. " (Luc, XV, 12.)

Que répond donc Jésus à cette accusation? Ceux qui accompagnent l’époux peuvent-ils "jeûner pendant que l’époux est avec eux? " Il vient de faire voir qu’il était le médecin des âmes, et il montre maintenant qu’il en est l’époux, découvrant des mystères ineffables dans ces différents noms qu’il se donne. Il pouvait répondre à ces calomniateurs d’une manière qui les confondît davantage. Il pouvait leur dire : Vous n’avez pas autorité pour établir par vous-même cette loi de jeûne et l’imposer aux hommes. Quelle utilité prétendez-vous tirer de vos jeûnes, lorsque votre âme est remplie de corruption et de malice? lorsque vous accusez les autres, lorsque vous les condamnez pour une paille que vous voyez dans leur oeil, sans vous apercevoir qu’il y a des poutres dans le vôtre, enfin lorsque vous faites tout par ostentation et par vanité? Il faudrait commencer par renoncer à ce vain désir de gloire, travailler à acquérir les véritables vertus, et à vous établir dans la charité, dans la douceur et dans l’amour de vos frères. Il ne leur dit rien de semblable. Il leur répond seulement avec une humble modestie:

" Ceux qui accompagnent l’époux ne peuvent pas jeûner pendant que l’époux est avec eux, " les faisant souvenir de ces paroles de saint Jean: " L’époux est celui à qui est l’épouse; mais l’ami de l’époux qui se tient debout et l’écoute, est ravi de joie parce qu’il entend la voix de l’époux. " (Jean, III, 29.) Comme s’il leur disait : Ce temps est pour (247) mes disciples un temps de joie, durant lequel il ne leur faut parler de rien qui soit triste; non que le jeûne le soit de soi-même, mais il l’est pour ceux qui sont encore faibles. Car lorsqu’un homme veut résolument s’avancer dans la vertu, le jeûne lui est doux et agréable, bien loin d’avoir quelque chose de pénible. Comme le corps est dans la joie, lorsqu’il est parfaitement sain; l’âme de même en ressent beaucoup plus, lorsqu’elle est saine et pure au dedans. Mais. Jésus-Christ parle ici selon la pensée des Juifs. C’est ainsi qu’Isaïe parlant du jeûne l’appelle aussi "l’abaissement et l’humiliation de l’esprit. " (Isaïe, XXXV.) Et Moïse en parle de la même manière.

4. Non content de les avoir réfutés par ce qu’il vient de dire, Jésus-Christ ajoute encore: " Mais il viendra un temps que l’époux leur "sera ôté, et alors ils jeûneront (15). " Il leur fait voir par ces paroles que ce n’était point par intempérance que ses disciples ne jeûnaient point, mais par un ordre admirable de sa sagesse. Il mêle aussi en répondant aux Juifs quelques paroles qui font allusion à sa passion et à sa croix, afin que ses disciples s’accoutument insensiblement à entendre ces choses fâcheuses du moins en apparence, et qu’ils se préparent aux. afflictions. Ils étaient encore trop faibles pour porter les discours clairs que Jésus-Christ leur aurait directement adressés sur ce sujet, puisqu’on voit dans la suite qu’ils en furent troublés quand ils les entendirent; mais dites à d’autres en leur présence, ces choses leur causaient une moins pénible impression. Ensuite comme vraisemblablement les disciples de Jean tiraient vanité de la passion de leur maître, Jésus-Christ rabat leur orgueil en laissant entrevoir sa propre passion dans l’avenir. Il n’avance encore rien touchant sa résurrection; il n’était pas encore temps. C’était une chose naturelle que celui qu’ils regardaient comme un pur homme, mourût, mais il était au-dessus de la nature qu’étant mort il ressuscitât.

Après s’être justifié de la sorte contre l’accusation des Juifs, il fait encore ici ce qu’il vient de faire auparavant. Car comme lorsque ses envieux tâchaient de le couvrir de confusion parce qu’il mangeait avec des pécheurs, il leur fit voir que bien loin d’être coupable, cette conduite était au contraire sage et méritoire; de même ici, lorsqu’ils veulent le convaincre de ne pas savoir diriger ses disciples, il leur prouve au contraire qu’ils n’entendaient rien eux-mêmes à gouverner les autres, et que ce n’était que la passion qu’ils avaient de l’accuser qui les faisait parler de la sorte.

" Personne ne met une pièce de drap neuf à un vieux vêtement, parce que le neuf emporte encore une partie du vieux, et qu’ainsi " la rupture en devient plus grande (16). " Il leur rapporte encore une comparaison familière pour leur prouver mieux ce qu’il leur dit. Voici le sens de ces paroles: Mes disciples ne sont pas encore très-forts. Ils ont besoin qu’on ait pour eux beaucoup de condescendance. Le Saint-Esprit ne les a pas encore renouvelés. Il ne faut pas. accabler leur faiblesse par trop de préceptes. Jésus-Christ traçait ici une règle importante à ses apôtres, afin que lorsqu’ils auraient eux-mêmes ensuite des disciples qui viendraient à eux de tous les endroits de la terre, ils les traitassent avec une douceur et une patience qui eût du rapport avec celle que Jésus-Christ leur témoignait à eux-mêmes. "Et l’on ne met point non plus de vin nouveau dans de vieux vaisseaux ; parce que si on le fait, les vaisseaux se rompent, le vin se répand, et les vaisseaux sont perdus; mais on met le vin nouveau dans des vaisseaux neufs, et ainsi le vin et les vaisseaux se conservent (17). " Jésus-Christ se sert ici d’exemples semblables à ceux dont se sont servis les prophètes. Car Jérémie. compare le peuple à une ceinture comme Jésus-Christ compare ici ses disciples à un vêtement; et ce même prophète parle de vin et de vaisseaux comme Jésus-Christ fait ici. (Jérém. XIII.) Il choisit à dessein ces comparaisons parce qu’il s’agissait d’intempérance et d’excès de bouche. Saint Luc dit quelque chose de plus, savoir, que " le neuf déchire le vieux " auquel on le coud. " (Luc, V.) Vous voyez donc que bien loin d’en recevoir quelque utilité on n’en retira qu’un plus grand mal. Ainsi par une même parole il leur apprend leur état présent et leur prédit leur état futur; c’est-à-dire qu’ils seraient entièrement renouvelés. Mais avant ce temps il ne leur veut rien commander de trop fort et de trop austère.

Celui qui veut imposer aux hommes des lois pénibles, avant qu’ils soient capables de les porter, ne les trouvera plus disposés à les recevoir lorsque le temps sera venu, parce, qu’il les en aura rendus incapables par sa précipitation. Ce malheur ne vient plus ni des vaisseaux, ni (248) du vin, mais de l’imprudence et de l’indiscrétion de ceux qui le versent.

Jésus-Christ nous apprend ici la raison pour laquelle il s’abaisse si souvent dans ses discours; c’est que son langage s’accommodait à la faiblesse de ceux qui l’écoutaient, plus qu’il n’était en rapport avec sa propre grandeur. Il s’en explique lui-même très-clairement lorsqu’il dit à ses apôtres : " J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez porter maintenant. " Il ne veut pas qu’ils croient qu’il n’avait plus rien à leur dire, mais que ce n’était que leur faiblesse qui l’empêchait de leur déclarer des vérités plus importantes, qu’il promet de leur découvrir, lorsqu’ils seraient devenus plus forts. Il fait la même chose ici : " Le temps viendra, dit-il, que l’époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront. "(Jean, XVI,12.)

Imitons cette conduite, mes frères. N’exigeons pas tout, dès le principe, de toutes sortes de personnes. Contentons-nous dans les commencements de ce que chacun peut faire, et notre modération les rendra capables de tout. Si vous avez un grand zèle de voir les âmes s’avancer bien vite, c’est ce zèle même qui doit vous porter à ne les presser pas trop, afin que vous les voyiez bientôt dans l’état que vous souhaitez. Si ceci vous paraît être une énigme, jetez les yeux sur toute la nature, et vous reconnaîtrez cette vérité. Ne vous laissez point ébranler par les reproches de ceux qui vous accuseront injustement.

Quoiqu’ici les accusateurs soient des pharisiens, et les accusés des disciples, cependant Jésus-Christ ne modifie en rien sa conduite ; il ne dit point : C’est une chose honteuse que ceux-là jeûnent et que mes disciples ne jeûnent pas. Il fait comme un sage pilote qui ne s’arrête pas à considérer la violence des flots agités, mais qui ne pense qu’à conduire son vaisseau, et à suivre toutes les règles de son art. C’est ainsi que Jésus-Christ fait. Il voyait que c’était une chose honteuse, non que ses disciples ne jeûnassent pas, mais qu’ils reçussent une plaie mortelle du jeûne, et qu’ils en devinssent comme un vêtement qui se déchire, ou comme un vaisseau qui se rompt.

5. Apprenons donc par là, mes frères, les règles de la conduite que nous devons garder envers toutes les personnes de notre maison. Vous avez, je suppose, une femme qui aime le luxe, qui ne respire qu’après les parures de toutes sortes, telles que les couleurs appliquées sur le visage et autres de ce genre, qui se plonge dans les délices et, les voluptés, qui ne sait pas retenir sa .langue, qui est légère, sans esprit, sans jugement. Je sais qu’il est difficile qu’une seule femme réunisse tant de défauts; mais enfin supposons-en une dont ce soit là le portrait fidèle. Mais pourquoi, direz-vous, supposer une femme plutôt, qu’un homme?

Je n’ignore pas qu’il y a des hommes encore pires que cette femme telle que nous l’avons représentée. Mais puisque la supériorité a été départie à l’homme, c’est l’ordre même établi parDieu qui fait que je parle ici de la lemme, et ce n’est nullement que je croie de ce côté la malice plus grande. On voit même chez les hommes des crimes qui ne se commettent guère parmi les femmes, comme les meurtres, la violation des sépulcres et mille autres choses semblables. Ne croyez donc point que je vous propose ici les femmes par un mépris de ce sexe. Je vous déclare que je suis très-éloigné de cette pensée, et que je ne le fais que parce que je trouve cet exemple bien plus propre à mon sujet.

Supposons donc qu’une femme ait tous les défauts dont j’ai parlé, et que son mari fasse tous ses efforts pour la corriger. Quelle conduite doit-il garder dans ce dessein? Il faut que d’abord il ne lui ordonne pas trop de choses à la fois; qu’il commence par les plus aisées, et par celles où elle a le moins d’attache. Car si vous la voulez obliger à faire tout d’un coup tout ce que vous désirez d’elle, elle ne fera rien du tout. Ne commencez donc pas par vouloir la forcer à faire le sacrifice de ses parures d’or. Permettez-lui de s’en servir encore, puisqu’il y a moins de mal en cela qu’à se farder le visage par des couleurs empruntées.

Tâchez de retrancher cela d’abord, non point en usant de menaces ou de sévères réprimandes,.mais par des raisons douces et persuasives, en blâmant devant elle les autres personnes qui s’en servent, ou en témoignant dire simplement votre pensée et vos sentiments sur ce sujet. Qu’elle sache et qu’elle soit bien persuadée que ces visages fardés ne vous plaisent pas, et que vous n’avez que de l’aversion pour cette beauté peinte et contrefaite. Ne vous contentez pas de lui dire votre sentiment personnel; représentez-lui aussi la (249) pensée de ceux qui sont là-dessus d’accord avec vous. Dites-lui que ces poudres et que ces peintures gâtent le teint naturel, afin de la guérir de cette passion par l’amour même qu’elle a pour sa personne.

Ne lui parlez point encore de l’enfer ni du ciel, car ce serait un langage qu’elle n’entendrait pas. Dites-lui que vous prenez plus de plaisir à voir son visage tel que Dieu l’a fait, et qu’il n’y a point d’homme sage qui ne condamne et même qui ne trouve laides celles qui se déguisent ainsi le visage par des poudres et par des couleurs empruntées, pour forcer en quelque sorte la nature, et pour se donner ce qu’elles n’ont pas. Servez-vous de ces raisons communes et sensibles pour la guérir de cette maladie. Et après que vous lui aurez adouci l’esprit, et que vous la verrez plus susceptible des raisons spirituelles, vous pourrez aussi lui parler du péril où elle s’expose de se perdre pour jamais. Ne vous lassez point de lui redire ces choses. Si vous ne gagnez rien la première, la seconde ou la troisième fois, ne perdez pas courage. Continuez à lui faire les mêmes représentations sans aigreur, sans chaleur et sans aversion, mais avec amour et avec douceur, tantôt en lui parlant obligeamment, tantôt en lui témoignant quelque froideur, pourvu que ce soit pour revenir bientôt aux caresses et aux moyens agréables. Ne voyez-vous pas combien les peintres effacent de fois ce qu’ils ont fait, combien ils rappliquent de fois leurs couleurs pour former un beau visage ? Ne leur cédez pas en ce point. S’ils prennent tant de peine pour représenter une figure morte sur du bois ou sur de la toile, que ne devez-vous point faire pour retracer dans une âme l’image de Dieu ? Lorsqu’elle aura acquis cette beauté intérieure et spirituelle, vous ne la verrez plus farder et déshonorer son visage; elle ne rougira plus ses lèvres; elle n’ensanglantera plus sa bouche, comme un ours qui revient du carnage; elle ne noircira plus ses sourcils, et elle ne blanchira plus ses joues, se souvenant " de ces sépulcres blanchis " dont il est parlé dans l’Evangile. Car tous ces fards qui ne sont que du plâtre et de la poudre, nous représentent fort bien tout ce que nous ne voyons qu’avec horreur au fond des tombeaux.

6. Mais je ne sais comment je me suis laissé emporter insensiblement, et je m’aperçois que tout en vous portant à être doux, je ne le suis pas moi-même, et que je vous parle de la modération avec chaleur. Je reviens donc à ce que je vous disais, savoir, qu’on doit supporter d’abord les femmes dans leurs défauts pour les gagner peu à peu, et pour les faire entrer dans la disposition que l’on désire. Ne voyez-vous pas tous les jours avec quelle douceur les mères traitent leurs enfants lorsqu’elles les veulent sevrer? Ces enfants crient et pleurent sans cesse. Cependant elles font tout et elles souffrent tout pour gagner cette seule chose, qu’ils ne retournent plus à la mamelle. Imitez la douceur de cette conduite. Souffrez tout d’une femme, pourvu que vous obteniez d’elle qu’elle ne se serve plus de fard. Quand vous l’aurez gagnée sur ce point, vous passerez à un autre. Vous commencerez à lui parler doucement contre ces parures d’or qu’elle porte. En formant ainsi peu à peu votre femme dans la vertu, vous deviendrez devant Dieu un excellent peintre, un serviteur fidèle, et comme un jardinier habile qui a soin du champ qui lui a été confié.

Représentez-lui ces femmes illustres de l’Ancien Testament, Sara, Rébecca et les autres dont les unes, selon l’Ecriture, ont été très belles, et les autres ne l’étaient pas, mais qui ont toutes été également sages. Quoique Lia, l’une des femmes du patriarche Jacob, ne fût pas fort belle ni fort aimée de son mari, elle n’eut jamais recours au fard, ni à de semblables artifices, et sans jamais emprunter ces couleurs étrangères, elle voulut demeurer telle qu’elle était, sans altérer en rien l’ouvrage de Dieu et de la nature. Et cependant elle avait été élevée parmi des infidèles et des idolâtres. Mais vous qui avez été nourrie dans la foi et la connaissance du vrai Dieu, vous qui avez Jésus-Christ pour chef, oserez-vous bien chercher une beauté artificielle dans ces déguisements que le diable a inventés ? Ne vous souvenez-vous plus de cette eau divine du baptême, qui a lavé et consacré votre tête et votre visage; de cette chair du Sauveur qui a tant de fois sanctifié vos lèvres, et de ce sang adorable qui a rougi votre langue? Si vous n’aviez point oublié toutes ces grâces, il vous serait impossible de devenir ainsi idolâtre de votre visage, et toutes ces peintures de blanc et de rouge vous seraient insupportables. Considérez que Jésus-Christ est votre époux, que c’est pour lui que vous devez vous parer, et vous fuirez avec horreur ces embellissement (250) si honteux. Car Jésus-Christ n’aime point ces agréments faux et contrefaits. Il veut que ses épouses soient belles, mais d’une beauté véritable, je veux dire de la beauté spirituelle. C’est cette beauté que le Prophète vous avertit de conserver avec soin, lorsqu’il vous dit " Et le roi aimera votre beauté." (Ps. XLIV,9.) Ne cherchons donc plus ces beautés étudiées aussi difformes qu’elles sont vaines. Les ouvrages de Dieu sont achevés. Il y a mis tout ce qui y doit être, et il n’a pas besoin de vous pour les réformer. Après qu’un excellent peintre a achevé le portrait de l’empereur, nul n’oserait y ajouter des couleurs étrangères, et cette audace ne serait pas impunie. Vous avez donc du respect pour l’ouvrage d’un homme, et vous osez altérer et corrompre l’ouvrage de Dieu? Vous ne vous souvenez plus qu’il y a un enfer? Vous ne tremblez point au souvenir de ses flammes? Vous oubliez même votre âme, et vous la traitez indignement sans en avoir aucun soin, parce que vous donnez tontes vos pensées et toutes vos affections à votre corps!

Mais j’ai tort de vous parler de votre âme, puisque vous ne traitez-pas mieux votre corps et qu’il lui arrive tout le contraire de ce que vous prétendez. Vous voulez paraître belle par ce fard, et il ne sert qu’à vous rendre laide. Vous voulez plaire à votre mari, et rien ne lui déplaît davantage; et non-seulement à lui, ruais à tout le monde. Vous voulez passer pour jeune, et vous en devenez plus vieille. Enfin vous voulez qu’on admire votre beauté, et tout le monde se moque de vous. Vous ne sauriez voir sans quelque honte, ni vos amies, et les personnes qui sont vos égales, ni même vos servantes et vos domestiques; et votre miroir même vous fait rougir.

Mais je ne veux point m’arrêter à ces raisons. Il y en a d’autres bien plus fortes et bien plus considérables. Car vous péchez contre Dieu ; vous perdez la pudeur qui est la gloire de votre sexe; vous allumez des flammes criminelles dans le coeur des hommes, et vous vous rendez semblable à ces victimes infâmes de l’impudicité publique. Pensez donc avec attention à tous ces avis que je vous donne, Méprisez à l’avenir ces ornements diaboliques. Renoncez à ces faux embellissements, ou plutôt à ces véritables laideurs, pour ne vous occuper plus que de cette beauté intérieure et invisible de l’âme, que les anges désirent; que Dieu aime, et qui sera précieuse et vénérable à ceux à qui vous êtes unie d’un lien sacré; afin qu’ayant passé cette vie dans une honnêteté vraiment chrétienne, vous passiez en l’autre dans la gloire qui vous est promise, dont je prie Dieu de nous faire jouir tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXXI
" COMME JÉSUS DISAIT CECI, LE CHEF DE LA SYNAGOGUE S’APPROCHA DE LUI, ET IL L’ADORAIT EN LUI DISANT : SEIGNEUR, MA FILLE EST MORTE PRESENTEMENT, MAIS VENEZ LUI IMPOSER LES MAINS, ET ELLE VIVRA. " (CHAP. IX, 18, JUSQUES AU VERSET 27.)

ANALYSE

1. Jésus-Christ comme homme ne recherchait point la gloire.

2. Guérison de l’hémorrhoïsse.

3. Qu’il faut éviter le faste et la vaine gloire. De combien de maux la vie présente est remplie.

4. et 5. Exhortation. Que c’est blesser la foi et la raison, que de pleurer avec excès, et de paraître inconsolable à la mort des personnes qui nous sont chères.
 
 

1. Jésus-Christ joint maintenant l’action à la parole, afin de confondre encore davantage les pharisiens et de leur fermer la bouche. Car celui qui le vient trouver ici était " chef de la synagogue" et sa douleur était excessive; parce que l’enfant qui était morte était sa fille unique, qu’elle était déjà arrivée à l’âge de douze ans, c’est-à-dire à la fleur de son âge. C’est pourquoi il le conjure de se hâter.

Que si saint Luc rapporte que quelques uns vinrent dire à ce père affligé: " Ne tourmentez pas inutilement le Maître, parce que votre fille vient de mourir (Luc, VIII, 46), " nous pouvons dire que par ces paroles: " Elle vient de mourir, " ils conjecturaient peut-être qu’elle l’était depuis le temps qu’ils étaient sortis du logis; ou qu’ils parlaient de la sorte pour exagérer sa maladie. Car c’est ainsi qu’agissent ceux qui souffrent quelque mal. Ils le font toujours paraître plus grand qu’il n’est pour toucher davantage ceux dont ils implorent le secours. Voyez, je vous prie, jusqu’où va la stupidité de ce chef de synagogue. Il demande deux choses à Jésus-Christ: l’une " qu’il vienne chez lui, " et l’autre, " qu’il mette les mains sur sa fille, " ce qui marque qu’il l’avait laissée encore en vie. C’est la même prière que faisait Naaman au Prophète lorsqu’il disait: " Il sortira et il étendra sa main sur moi (IV Rois, 5) : car les personnes grossières ont besoin de quelque chose qui frappe les yeux, et qui leur touche les sens.

Saint Marc et saint Luc marquent que Jésus-Christ prit avec lui trois de ses disciples, et saint Matthieu dit en général qu’il mena ses disciples avec lui. Mais d’où vient que saint Matthieu n’était pas l’un de ces trois, puisque Jésus-Christ venait de l’appeler presqu’en ce moment à sa suite? C’était pour augmenter son désir, et parce qu’il était encore trop imparfait. Il voulait honorer ces trois de ces faveurs extraordinaires pour exciter les autres à les imiter. Il suffisait pour lors à saint Matthieu de voir le miracle de l’hémorrhoïsse, et d’avoir reçu Jésus-Christ à sa table et d’avoir mangé le sel avec lui.

" Et Jésus se levant le suivit avec ses disciples (19). " Lorsque Jésus-Christ allait à cette maison, il fut accompagné de beaucoup de monde ou parce qu’on espérait voir un grand miracle , ou à cause de la dignité de la personne dont la fille était malade. Encore fort grossiers et plus curieux de voir la guérison des corps que celle des âmes, ces hommes accouraient en foule à Jésus-Christ, ou pour être guéris eux-mêmes de leurs maladies corporelles, ou pour voir tous les jours de nouveaux miracles dans la guérison des autres; mais peu venaient à lui pour entendre ses prédications, et pour profiter de sa doctrine. Cependant Jésus-Christ ne laisse entrer personne de tout ce peuple avec lui dans la maison. Il prend seulement ses disciples et non pas même tous, pour nous apprendre (252) à fuir l’ostentation et la vaine gloire. " En même temps une femme qui depuis douze ans avait une perte de sang s’approcha de u lui par derrière et toucha le bord de son vêtement (20). Pourquoi ne s’approche-t-elle de Jésus-Christ, que par derrière et en tremblant? Que ne se présente-elle à lui hardiment? C’était sans doute son mal qui lui causait trop de pudeur, et qui faisait qu’elle se regardait comme une personne impure. Car si les femmes passaient pour impures au temps de leurs incommodités ordinaires, celle-ci avait bien plus de raison de se regarder comme telle dans une si longue perte de sang, qui n’était point naturelle, mais contre l’ordre de la nature. C’est pourquoi elle se cache et ne veut point paraître en face devant le Sauveur. Et surtout elle n’avait pas encore une juste idée de ce qu’était Jésus-Christ, ni une foi parfaite, car autrement elle n’eût pas cru pouvoir se cacher de lui.

C’est ici la première femme qui ose publiquement approcher de Jésus-Christ, parce qu’elle avait déjà su que Jésus-Christ voulait bien aussi guérir ce sexe, et qu’il était actuellement en chemin pour aller ressusciter la fille de ce prince de la synagogue. Elle n’ose prier Jésus-Christ de venir chez elle, quoiqu’elle fût riche. Elle ne vient pas même à lui devant tout le monde; elle ne le fait qu’en secret et par derrière, et elle touche ses habits avec foi. Je dis avec foi, parce qu’elle n’hésita point, et qu’elle ne dit point: Serai-je guérie de ma maladie si je touche ses habits, ou ne le serai-je plus? Elle, ne doute point que cet attouchement ne la guérisse, et elle s’approche avec confiance. " Car elle disait en elle-même: Si je puis seulement toucher son vêtement je serai guérie (21)." Elle voyait que Jésus-Christ sortait de la maison d’un publicain, et que ceux qui l’accompagnaient étaient des publicains et des pécheurs. Tout cela lui donnait une sainte hardiesse et une ferme confiance. Mais que fait Jésus-Christ en cette rencontre? Il ne veut pas souffrir qu’elle demeure cachée comme elle le désirait; il la fait venir au milieu de cette foule et il manifeste sa foi devant tout le peuple. Il avait d’excellentes raisons pour agir ainsi, bien que des insensés aient osé dire qu’il l’avait fait par amour de la gloire. Pourquoi, disent-ils, ne la laissait-il pas demeurer dans ce secret qu’elle avait cherché? Que dites-vous impie? Que dites-vous blasphémateur? Celui qui défend qu’on ne publie ses miracles, qui fait mille prodiges en passant, sans que les hommes les connaissent, aurait-il pu ici rechercher la gloire?

D’où vient donc, me direz-vous, qu’il manifeste cette femme et qu’il la produit devant tout le monde? C’était premièrement pour dissiper la grande appréhension de cette femme, et pour empêcher le scrupule dont sa conscience l’aurait tourmentée dans la suite, comme ayant dérobé en quelque sorte sa santé sans l’avoir demandée à Jésus-Christ. C’était encore pour ajouter à sa foi ce qui lui manquait, puisqu’elle avait cru pouvoir faire quelque chose sans être vue par le Sauveur. C’était en troisième lieu pour proposer sa foi comme un modèle que tout le monde devait imiter. D’ailleurs était-ce un moindre miracle de connaître le secret des coeurs, que d’arrêter la perte du sang?

Enfin comme la foi du chef de la synagogue était chancelante, et, que sa complète défaillance aurait tout gâté et empêché la guérison de la jeune fille, Jésus-Christ la raffermit par ce miracle de l’hémorrhoïsse. C’est qu’en effet il était déjà venu quelqu’un dire au chef de la synagogue: "Ne lui donnez pas la peine de venir chez vous, parce que votre fille est morte (Luc, VIII, 49.); " et ceux qui étaient au logis "se moquaient de lui lorsqu’il disait qu’elle dormait. " C’est donc pour empêcher cette défaillance de foi assez présumable dans le père de .la jeune fille, que Jésus révèle à tous et cette femme et la guérison qui vient de s’opérer en elle. Car on peut assez juger que cet homme était des plus grossiers par cette parole que Jésus-Christ lui dit dans saint Luc: "Ne craignez point: croyez seulement et votre fille sera guérie. " (Luc, VIII, 50.)

2. Il attend même à dessein que cette jeune fille soit morte, afin de faire, en la ressuscitant, un miracle plus éclatant. Il ne se hâte point, il marche seulement, et s’arrête à parler longtemps avec cette femme, afin de n’arriver qu’après que la jeune fille serait morte, selon ce qui est rapporté dans saint Luc: " Lorsqu’il parlait encore, " dit-il, " il vint quelqu’un lui dire : Ne lui donnez pas la peine de venir chez vous parce que votre fille est morte. " (Luc, VIII, 48.) Ainsi il voulut qu’on ne doutât point de la mort, afin qu’ensuite on ne pût douter de la résurrection. C’est ce qu’il a observé presque partout. C’est ainsi qu’il ne se (253) pressa point d’aller voir Lazare le premier, ou le second, ou le troisième jour. Ce fut donc pour ces raisons qu’il découvrit le miracle arrivé eu la personne de cette femme.

"Mais Jésus se retournant et la voyant lui dit: Ma fille, ayez confiance (22)." Il avait dit de même au paralytique : " Mon fils, ayez confiance. " Comme cette femme était toute troublée, Jésus-Christ commence par l’exhorter à " avoir confiance; " et il l’appelle " sa fille ", parce que sa foi la mettait au nombre de ses enfants. Il lui donne même des louanges publiques et lui dit: " Votre foi vous a sauvée. Et cette femme fut guérie à l’heure même (22). " (Luc, VIII, 46.) Saint Luc s’étend bien plus au long en parlant de cette femme. Il rapporte qu’après qu’elle se fut approchée de Jésus-Christ et qu’elle eut été guérie, Jésus-Christ ne l’appelle pas d’abord, mais dit premièrement : " Qui est-ce qui m’a touché? " A quoi saint Pierre et les autres répondirent : " Maître, la foule du peuple vous presse et vous étouffe, et vous demandez qui vous a touché? " Ce qui nous marque en passant que Jésus-Christ était véritablement revêtu de notre chair, et qu’il foulait aux pieds tout faste, puisqu’il se laissait approcher de si près par ces foules, et qu’il ne leur commandait pas de ne le suivre que de loin.

Cependant Jésus-Christ continue de dire " Quelqu’un m’a touché, car j’ai reconnu qu’une vertu est sortie de moi. " S’il use ici d’une expression et d’une image quelque peu matérielle, c’est pour être mieux entendu de cette multitude inculte. Et ce qu’il dit, c’est pour porter cette femme à avouer elle-même ce qui s’est passé. Il ne la découvre pas lui-même, il se contente de lui faire entendre qu’il sait tout clairement, il veut qu’elle vienne d’elle-même tout déclarer, qu’elle publie elle-même le miracle qui s’est accompli, il ne veut pas, en le faisant connaître lui-même, donner lieu à aucun soupçon. Voyez-vous une femme meilleure qu’un chef de synagogue? Elle ne retient point Jésus-Christ, elle ne l’arrête point, et elle se contente de le toucher en passant et du bout du doigt; aussi, quoique venue la dernière, elle est guérie la première : le chef de synagogue entraîne le médecin en personne chez lui; pour la femme, c’est assez qu’elle le touche; sa maladie l’entravait, mais sa foi lui donnait des ailes. Aussi voyez comment le Seigneur La console en lui disant : " Votre foi vous a guérie " Parole qu’il n’eût pas dite, si c’eût été par ostentation qu’il eût produit cette femme en public. Il la dit pour affermir la foi du chef de synagogue, et pour relever publiquement celle de cette femme, ce qui lui cause une joie dans te fond du coeur, beaucoup plus grande que celle qu’elle avait reçue par la guérison si miraculeuse de son corps. N’est-il pas encore visible par ce que je vais dire, que ce n’était point par vanité qu’il produisait cette femme, mais pour mettre en évidence sa foi, et la proposer comme un modèle aux autres? Jésus-Christ n’avait point besoin de ce miracle pour se faire estimer des hommes, et il n’en eût pas moins paru Dieu par cette foule de prodiges et de miracles qu’il avait déjà faits et qu’il devait faire encore dans la suite de sa vie. Mais s’il n’avait point découvert ce qui était arrivé à cette femme, elle n’aurait point reçu les louanges qu’elle avait si justement méritées. C’est pourquoi il rend public ce qu’elle avait fait en secret. Il dissipe cette crainte avec laquelle elle s’était approchée de lui, il lui commande d’avoir de la confiance et la rétablissant dans une parfaite santé, il ajoute à sa guérison une grâce pour la conduire paisiblement dans le chemin du salut en lui disant: " Allez en paix. " (Marc, V, 33.)

" Or Jésus étant venu en la maison de ce chef de synagogue, et voyant les joueurs de flûtes, et une troupe de gens qui faisaient grand bruit (23), il leur dit : Retirez-vous, cette fille n’est pas morte, elle n’est qu’endormie; et ils se moquaient de lui (24). " Vous voyez quel était l’esprit et la disposition de ces princes de la synagogue, de faire venir ainsi des joueurs de flûtes et de cymbales, pour pleurer leurs morts. Que fait donc ici Jésus-Christ? Il chasse tout le monde, excepté les parents de la jeune fille, afin qu’ils fussent témoins que c’était lui et non pas un autre qui l’aurait ressuscitée. Et avant de la ressusciter en effet, il la ressuscite en parole en disant : " Elle n’est pas morte, mais elle dort. "

Il fait la même chose en plusieurs autres endroits de l’Evangile. Et comme on voit qu’ avant que d’apaiser la tempête, il reproche à ses disciples leur peu de foi, de même il dissipe le trouble des personnes présentes; il leur fait voir ici qu’il lui est aussi facile de ressusciter cette fille de la mort que de la réveiller (254) du sommeil. Ce qu’il fit encore à propos de Lazare en disant: " Notre ami Lazare dort. " (Jean, II, 15) Il voulait nous apprendre dans toutes ces rencontres, que la mort n’est plus à craindre aux hommes, puisqu’elle n’est plus une mort et qu’elle est devenue un sommeil. Comme il devait mourir bientôt lui-même, il accoutumait ses disciples, par la mort et par la résurrection des autres, à ne perdre point la foi lorsqu’il serait mort, puisqu’ils voyaient que depuis qu’il était venu au monde, la mort n’était plus qu’un sommeil. Cependant on se moquait de lui, et lui ne s’indignait pas que sa puissance fût mise en doute par ceux même en faveur de qui il allait faire un grand miracle. Il ne fit aucune réprimande au sujet de ces rires qui allaient devenir, ainsi que les flûtes et les cymbales et tout le reste de l’appareil funèbre, une preuve irrécusable de la mort. Comme la plupart du temps les miracles une fois opérés ne rencontrent plus que l’incroyance, Jésus-Christ se sert ici des propres paroles de ces gens pour les convaincre ; il les enlace dans leurs propres filets.

3. Dieu usa de la même conduite envers Moïse autrefois, et depuis encore dans la résurrection de Lazare. Dieu dit à Moïse : "Qu’est-ce que vous tenez dans votre main " (Exod. IV, 2)? " afin qu’en voyant la verge qu’il tenait changée en serpent, il n’oubliât point que ce n’était d’abord que du bois, et que ses propres paroles lui en rendant témoignage, il fût dans une admiration continuelle. Et Jésus-Christ dit en parlant de Lazare : " Où l’avez-vous mis (Jean, XI, 34)?" afin que ceux qui lui répondirent " Venez et voyez, " et peu après : " il sent déjà mauvais, parce qu’il y a quatre jours qu’il est mort, " ne pussent plus nier ensuite qu’il n’eût été Véritablement ressuscité.

" Mais après qu’on eut fait sortir tout le monde, il entra, prit la main de la jeune fille, et dit : Levez-vous, et la jeune fille se leva (25). Et le bruit s’en répandit dans tout le pays (26). " Jésus voyant donc toute cette foule de monde et tous ces joueurs de flûtes, les fit tous sortir, puis, sous les yeux des parents, il opéra le miracle. Dans ce corps inanimé, il n’introduit pas une nouvelle âme, Mais il rappelle celle qui venait de sortir, et mec autant de facilité que s’il la réveillait d’un sommeil. Il prend la main de la jeune fille pour mieux Convaincre de sa mort tous ceux qui étaient présents, et pour que le témoignage de leurs yeux ne laisse subsister aucun doute touchant la résurrection. Le père lui avait dit : " Mettez votre main sur elle;" mais Jésus-Christ fait plus. Car il ne se contente pas de mettre sa main sur elle, il la prend et la lève, pour montrer que tout lui cède et lui obéit. Il est marqué dans saint Luc " qu’il lui fit aussitôt donner de la nourriture (Luc, VIII, 55), " pour empêcher que ce miracle ne passât pour un prestige. II ne fait pas cela lui-même; mais il ordonne aux autres de le faire, comme il fit délier Lazare par les autres. " Déliez-le, " dit-il, " et le laissez aller, puis il accepte d’être son convive. " Il voulait en toutes ces rencontres qu’on fût convaincu de ces deux choses, que les personnes étaient véritablement mortes, et qu’ensuite elles étaient véritablement ressuscitées.

Remarquez ici, mes frères, non-seulement la résurrection de cette fille, mais encore le commandement que Jésus-Christ fait de n’en parler à personne; ce qui seul suffit pour faire voir contre les blasphémateurs de Jésus-Christ combien il était éloigné de rechercher la gloire. Considérez aussi qu’il chasse tous ces pleureurs comme indignes de voir un si grand miracle. Ne sortez donc pas avec les joueurs d’instruments, mais demeurez-y avec ces trois disciples si chéris qui méritèrent d’être témoins de ce prodige.

Si Jésus-Christ rejeta alors d’auprès de lui ces gens qui pleuraient les morts, doutez-vous qu’aujourd’hui il ne les rejette bien davantage? On ne savait pas alors que la mort ne fût qu’un sommeil, et cette vérité aujourd’hui est plus claire que le soleil. Vous me direz peut-être : Mais si ma fille meurt maintenant, Jésus-Christ ne la ressuscitera point. Il est vrai, mais il la ressuscitera un jour avec beaucoup plus de gloire. La jeune fille que nous venons de voir ressuscitée mourut encore une fois; mais quand Jésus-Christ ressuscitera la vôtre, il la rendra immortelle.

Que personne ne pleure donc plus les morts à l’avenir. Qu’on ne les plaigne plus, qu’on se souvienne que Jésus-Christ est ressuscité, et qu’on ne fasse plus cet outrage à la victoire qu’il a remportée sur la mort. Pourquoi vous laissez-vous aller inutilement aux soupirs et aux larmes? La mort n’est plus qu’un sommeil. Pourquoi vous laissez-vous abattre dans (255) l’excès de votre douleur? On se rirait d’un païen qui s’affligerait dans ces rencontres; mais qui pourrait excuser ces larmes dans un chrétien? Comment pourrait-on lui pardonner cette faiblesse après que la résurrection a été établie par tant de preuves si constantes, et par le consentement de tant de siècles ?

Cependant il semble que vous preniez plaisir à augmenter cette faute. Vous nous faites venir des pleureuses vous nous amenez des femmes païennes pour augmenter le deuil, pour attiser la flamme de la douleur. Vous n’écoutez point saint Paul qui vous dit : " Quel rapport y a-t-il entre Jésus-Christ et Bélial; ou qu’a de commun un fidèle avec un infidèle? " (II Cor. V, 15.) Les païens qui n’ont aucune foi ni aucune espérance de la résurrection, ne laissent pas de trouver des raisons pour consoler, leurs amis dans ces accidents. Soyez fermes, leur disent-ils, dans votre malheur. Il faut supporter doucement ce qui arrive nécessairement. Ce qui est fait est fait. Vos larmes ne le changeront pas, et elles ne rendront pas la vie à celui que vous pleurez. Et vous, chrétien, vous qui avez des connaissances plus pures et plus hautes que les infidèles, vous ne rougissez pas d’être plus lâche qu’eux dans ces rencontres?

Nous ne vous disons point, comme eux : Supportez. ce mal constamment puisqu’il est inévitable et que toutes vos larmes y sont inutiles. Nous vous disons au contraire : prenez courage, votre, fille ressuscitera. Elle n’est pas morte, elle n’est qu’endormie, elle repose en paix, et elle passera de ce sommeil-tranquille dans une vie immortelle, dans une paix angélique et dans un bonheur qui ne finira jamais. N’entendez-vous pas le Prophète qui vous dit: " Mon âme, rentrez dans votre repos, parce que le Seigneur vous a fait grâce?" (Ps. CXIV, 9.) Dieu appelle la mort une grâce et vous pleurez? Que pourriez-vous faire de plus si vous étiez l’ennemi mortel de celui qui meurt?

Si quelqu’un doit pleurer alors, c’est le démon qui le doit faire. Oui, qu’il pleure, qu’il s’afflige : qu’il se déchire, et se désespère, de ce que notre mort maintenant n’est plus qu’un passage à une vie immortelle. Cette tristesse est digue de sa malice, mais elle est indigne de vous qui êtes appelé au repos, qui allez recevoir la couronne, et dont la mort est un port tranquille après la tempête.

Voyez de combien de maux cette vie est pleine, souvenez-vous combien de fois vous l’avez eue en horreur, combien d’imprécations vous avez faites en voyant les maux qui l’assiégent sans cesse, et qui se succèdent les uns aux autres. Considérez que dès le commencement du monde Dieu nous a condamnés à souffrir. Il dit à la femme : " Vous enfanterez avec douleur. " (Gen. III,16.) Il dit à l’homme : " Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage. " (Ibid.) Et Jésus-Christ dit à ses apôtres: " Vous aurez de grandes afflictions dans le monde. " (Jean, XVI, 53.) On ne nous prédit rien de semblable pour l’autre vie. On nous assure au contraire que " la douleur, la tristesse et les gémissements en seront éternellement bannis (Isaïe, 33); et qu’il viendra des personnes de l’Orient et de l’Occident pour se reposer dans le sein d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (Marc, 8; Ezéch. 40); " que l’époux vous recevra dans sa chambre nuptiale, au milieu des lampes ardentes, et que votre vie sera changée en une vie toute céleste.

4. Pourquoi donc déshonorez-vous la mort de votre ami par vos larmes? Pourquoi en pleurant ainsi la mort apprenez-vous aux autres à craindre la mort ? Pourquoi donnez-vous sujet aux faibles d’accuser Dieu même, de ce qu’il-nous a exposés à tant de malheurs?, Mais je vous demande, au contraire, pourquoi, après la mort de vos proches, vous assemblez les pauvres? Pourquoi vous appelez les prêtres, afin qu’ils offrent pour ceux que vous pleurez leurs prières et, leurs sacrifices? Vous en répondrez que c’est afin, que celui qui est mort entre bientôt dans le repos éternel, et que son Juge lui soit, favorable. Et cependant vous ne cessez point de crier, et de répandre des larmes. Ne vous combattez-vous pas vous-même? Vous croyez que votre ami est dans le port, et pour cela, vous vous jetez vous-même dans le trouble et dans la tempête?

Mais que ferai-je? me direz-vous. C’est la faiblesse de la nature qui fait cela. Et moi je vous dis: N’accusez point la nature, accusez-vous vous-même et votre propre mollesse, qui, vous fait dégénérer de cette haute dignité que la foi vous avait donnée, et qui vous rend pires que les infidèles. Comment après cela oserons nous parler aux païens de l’immortalité de l’âme? Comment leur persuaderons-nous que nous ressusciterons un jour, puisque nous craignons la mort plus qu’ils ne la (256) craignent eux-mêmes? On a vu des infidèles autrefois, qui sans rien connaître de ce que la foi nous apprend, n’ont pas laissé de se couronner de fleurs et de prendre leurs plus beaux habits à la mort de leurs enfants pour se faire estimer des hommes, et pour s’acquérir un faux honneur; et après cela, cette gloire incompréhensible que nous attendons dans le ciel, n’aura pas assez de force sur nos esprits pour bannir de nous, à la mort de nos proches, cette tristesse lâche et efféminée , et cette mollesse si indigne d’un chrétien?

Mais je perds mon héritier, me direz-vous; je n ai plus personne à qui je laisse tous mes biens. Aimez-vous donc mieux que votre fils hérite d’un peu de bien sur la terre que de tous les biens qui sont dans le ciel ? Aimez-vous mieux qu’il jouisse de ces richesse qu’il devait quitter si tôt, que de celles qui ne périront jamais? Mon fils, dites-vous, ne sera point mon héritier. Il est vrai, il ne sera point l’héritier de son père, mais il le sera de Dieu. Il ne sera point le cohéritier de ses frères ; mais il le sera de Jésus-Christ.

Mais dans quelles mains donc, me direz-vous, passeront ces meubles si riches, ces habits si précieux, ces maisons si magnifiques, ce grand nombre d’esclaves, et ces terres si vastes et si étendues que nous possédons? Elles passeront si vous voulez entre les mains de votre fils, et avec plus d’assurance que s’il était encore en vie. Si les barbares ont brûlé autrefois avec les morts ce qu’ils avaient de plus précieux; combien est-il plus digne d’un chrétien de sacrifier avec son fils tout ce qui lui appartenait, non pour le réduire en cendres comme les barbares, mais pour augmenter le bonheur et la gloire de ce mort qui leur est si cher? Si ce fils avait des péchés en mourant, ces biens que vous donnez pour lui en effaceront les taches. S’il était juste et innocent, ils augmenteront sa récompense.

Mais vous désireriez bien de le voir. Hâtez-vous donc de sortir de ce monde et de vivre comme il a vécu, afin que vous le voyiez bientôt. Si vous n’écoutez pas mes raisons pour vous consoler, considérez que tôt ou tard, le temps même vous consolera et qu’il fera cesser votre douleur. Mais cette paix où vous vous trouverez alors ne sera point récompensée, parce qu’elle ne sera qu’un effet du temps et non point l’ouvrage de votre vertu. Que si vous voulez entrer dès maintenant dans les sentiments de la, sagesse chrétienne, vous en tirerez deux grands avantages: l’un, que vous vous délivrerez de beaucoup de maux, et l’autre, que vous vous procurez auprès de Dieu une très glorieuse couronne. Car l’aumône et les bonnes œuvres ne sont point d’un si grand mérite devant Dieu que cette modération et cette paix que nous conservons dans nos plus grands maux.

Considérez que le Fils de Dieu a bien voulu mourir lui-même. Il est mort, mais pour vous; et vous, vous mourez pour vous-même. Il est mort après avoir dit: " Mon Père, si cela est possible, que ce calice s’éloigne de moi. " (Matth. XXVI.) II est mort après avoir été dans la frayeur et dans l’agonie, et après avoir ressenti une profonde tristesse. Mais cependant il a accepté la mort et s’est soumis à toutes les circonstances cruelles et. honteuses qui l’accompagnaient. Il a souffert avant la mort les fouets, et avant les fouets, les railleries, les outrages et les insultes, pour vous apprendre à souffrir avec une fermeté inébranlable. Il est mort enfin, et son âme a été séparée de son corps, mais il l’a repris aussitôt, et l’a rempli de sa gloire, afin que sa résurrection vous fût un gage et une assurance de la vôtre. Si donc notre croyance n’est point une fable, ne vous affligez point de la mort des hommes. Si elle est véritable, ne pleurez point. Que si vous pleurez, comment pourrez-vous en persuader la vérité aux infidèles?

5. Mais peut-être que tout ce que nous vous représentons n’empêche pas que cette mort ne voua paraisse insupportable. C’est donc pour cela même que vous devez cesser de pleurer, puisque la mort de celui que vous regrettez l’a délivré de tant de maux. Ne lui portez donc point envie, et ne soyez point fâché de son bonheur. Car lorsque vous souhaitez vous-même de mourir parce qu’un des vôtres est mort un peu trop tôt et que vous vous affligez de ce qu’il ne jouit plus d’une vie qui l’aurait exposé à tant de misères, il semble que vous agissez plus par un mouvement d’envie que par une amitié véritable. Ne considérez donc pas que vous ne reverrez plus votre fils mort, mais pensez que vous l’irez retrouver bientôt. Ne regardez point qu’il n’est plus en ce monde, mais que ce monde un jour ne sera plus, que tout y changera de forme, que le ciel, la terre et la nier passeront, et qu’alors vous recevrez votre fils dans une gloire infinie. (257)

Si celui que vous pleurez est mort dans le péché, la mort en arrête le cours; et si Dieu eût prévu qu’il en eût dû faire pénitence, il ne l’eût pas sitôt retiré du monde. Que s’il est mort dans la grâce et dans l’innocence, son innocence n’est plus en danger, et il en possède une récompense qui ne finira jamais.

Il paraît donc, par tout ce que nous avons dit, que vos larmes sont plutôt l’effet d’un trouble d’esprit et d’une passion peu raisonnable, que d’un amour sage et bien réglé. Que si vous aimiez véritablement celui qui est mort, vous devriez vous réjouir clé ce qu’il a été délivré bientôt d’une navigation dangereuse. Car il y a quelque chose de stable dans le cours ordinaire de la nature. Le jour succède à la nuit et la nuit au jour. L’été vient après l’hiver et l’hiver après l’été. Ainsi les saisons s’entre-suivent et elles sont toujours liées de même es unes aux autres. Mais les maux au contraire viennent en foule et à contre temps, sans ordre et sans mesure, et notre vie est sujette à des accidents toujours nouveaux.

Voudriez-vous donc que votre fils fût encore assujéti à ces misères, qu’à chaque jour il fût exposé à une nouvelle peine, qu’il fût tantôt dans la maladie, tantôt dans la tristesse, et toujours dans la souffrance d’un mal et dans l’appréhension d’un autre? Car vous ne pouvez pas dire qu’il eût pu passer le cours de cette vie sans éprouver toutes ces inquiétudes et tous ces soins.

Mais vous, ô mère, qui pleurez votre fils, considérez que celui que vous aviez mis au monde n’était pas immortel, et que s’il n’était mort maintenant, il devait mourir bientôt après. Que si vous dites que vous n’avez pas eu le temps de jouir de lui, vous le ferez pleinement dans le ciel. Mais vous le voudriez voir maintenant ?Et moi je vous dis que si vous êtes sage de la sagesse de Dieu, il lie tiendra qu’à vous de le voir. Car l’espérance des chrétiens est beaucoup plus claire et plus assurée que vos propres yeux.

Si l’on voulait tirer votre fils d’auprès de vous pour le faire roi d’un grand royaume, refuseriez-vous de le laisser aller pour ne pas perdre le vain plaisir de le voir? Et maintenant qu’il est passé en un royaume infiniment plus grand et plus heureux que tous ceux de la terre ensemble, vous ne pouvez souffrir d’être un moment séparée de lui, lors particulièrement qu’au lieu d’un fils vous avez un mari qui vous console. Que si vous n’en avez plus, vous avez toujours pour consolateur " le père des orphelins et le juge des veuves. "Voyez de quelle manière saint Paul relève ces sortes de veuves : " Celle, " dit-il, " qui est véritablement veuve et désolée, met son espérance en Dieu. " (I Tim. V, 5.) Ce sont là les plus excellentes veuves, puisque ce sont les plus patientes.

Ne pleurez donc plus, et ne vous affligez point d’une chose pour laquelle vous espérez une si grande récompense. Vous n’avez fait que rendre un dépôt que l’on vous avait confié. C’est pourquoi n’en soyez plus en peine, puisque Dieu l’a repris et l’a mis dans son trésor éternel. Que si vous comprenez bien la différence qu’il y a entre la vie de la terre et celle du ciel, si vous voyez à fond l’inconstance et le néant de celle-ci et la grandeur et la solidité de l’autre, vous n’aurez pas besoin que je vous dise rien davantage.

C’est de cette agitation et de ce trouble que votre fils maintenant est délivré. S’il était demeuré sur la terre, vous ne savez s’il eût été bon ou méchant. Ne voyez-vous pas tous les jours combien de pères sont contraints de chasser leurs fils d’auprès d’eux et de les déshériter; et combien d’autres les retiennent malgré eux, quoiqu’ils soient pires que ceux que l’on chasse? Pensons donc à toutes ces choses et servons-nous-en pour régler nos moeurs. Car c‘est ainsi que notre patience sera approuvée des morts mêmes que nous pleurons, qu’elle sera estimée des hommes et couronnée par la miséricorde de Dieu, qui nous fera jouir des biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et la puissance, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

HOMÉLIE XXXII
" COMME JÉSUS SORTAIT DE CE LIEU, DEUX AVEUGLES LE SUIVIRENT, CRIANT APRES LUI ET DISANT : FILS DE DAVID, AYEZ PITIE DE NOUS. " (CHAP. IX, 27. JUSQU’AU VERSET 16 DU CHAP. X)

ANALYSE.

1. Qu’il faut fuir l’ostentation.

2. Il faut répondre aux calomnies, non par des calomnies, mais par des bienfaits.

3. Liste des noms des apôtres.

4. Les miracles, sans les bonnes oeuvres, ne servent de rien.

5. Les apôtres ont été plus remarquables par leurs vertus morales que par leur puissance de faire des miracles.

6. De la paix qui se donnait dans l’église pendant l’office divin. Malades guéris par l’onction faite avec l’huile de la lampe des églises.

7 et 8. De la sainteté de l’église et de la parole de Dieu. Avec quel respect on doit entendre les prédicateurs. Charité de saint Chrysostome pour son peuple. Qu’on ne doit pas désirer maintenant des miracles que de bien régler sa vie.
 
 

1. Pourquoi. Jésus-Christ tire-t-il ces aveugles du milieu du peuple d’où ils criaient, sinon pour nous apprendre encore avec quel soin nous devons fuir la gloire des hommes? Comme la maison était proche, il les y conduit pour les guérir plus en secret. Et ce désir d’être caché dans cette action paraît en ce qu’il défend à ces aveugles de ne parler de ce miracle à personne. Mais certes ces deux aveugles sont le sujet d’un grand reproche aux Juifs. Le seul bruit des miracles de Jésus-Christ les fait croire en Celui qu’ils ne pouvaient voir; et les Juifs, qui voyaient tous les jours de leurs propres yeux tant de miracles de Jésus-Christ, font le contraire de ces aveugles.

Jugez de l’ardeur de leur foi, et par les cris qu’ils poussent, et par la demande qu’ils font. Car ils ne s’approchèrent pas froidement de Jésus-Christ, mais en criant beaucoup, et demandant seulement miséricorde: " ayez pitié de nous. " Ils l’appelèrent " Fils de David, " parce que ce nom paraissait alors glorieux: et lorsque les prophètes mêmes voulaient parler d’un roi avec honneur, ils l’appelaient fils de David. " Et lorsqu’il fut entré dans la maison ces aveugles s’approchèrent de lui, et Jésus leur dit: Croyez-vous que je puisse faire ce que vous me demandez? Ils lui répondirent: " Oui, Seigneur (28). " Ainsi lorsque les aveugles venus avec lui sont arrivés dans la maison, .Jésus-Christ leur fait encore une seconde demande: "Croyez-vous, " leur dit-il, "que je puisse faire ce que vous me demandez? " Il s’étudiait partout à ne guérir que ceux qui l’en priaient, de peur qu’on ne crût qu’il cherchât sa gloire dans ces miracles, et qu’il les lit par vanité; outre qu’il voulait montrer encore que ces hommes étaient dignes de cette grâce, pour prévenir l’accusation de quelques impies qui eussent pu dire : s’il ne sauve et guérit les hommes que par miséricorde, pourquoi ne les sauve-t-il pas tous? Car la miséricorde que Dieu témoigne pour les hommes, a sans doute quelque rapport à la foi de ceux qu’il sauve.

Il avait encore une raison particulière pour exiger la foi de ces aveugles. Comme ils l’appelaient " Fils de David," il voulait les élever plus haut, et leur faire avoir des sentiments plus dignes de lui. C’est pourquoi il leur dit: " Croyez-vous que je puisse faire ce que vous me demandez? " il ne dit pas : croyez-vous que je puisse par mes prières obtenir ce miracle de mon Père; mais " que je puisse, moi, faire ce que vous demandez? " Que répondent ces aveugles? " Oui, Seigneur. " Ils ne l’appellent plus de Fils de David; " mais élevant leur foi plus haut ils reconnaissent la souveraine puissance de Celui à qui ils parlent. (259)

" Alors il leur toucha les yeux en disant qu’il vous soit fait selon votre foi ! Et aussitôt leurs yeux furent ouverts (29). " Jésus-Christ alors étend sa main sur eux pour les guérir, et leur dit: " Qu’il vous soit fait selon votre foi. " Le Fils de Dieu fait trois choses par ces paroles. Il affermit la foi de ces aveugles, il montre que leur volonté avait eu aussi quelque part à leur guérison, et il tait voir que la manière dont il leur avait parlé, ne pouvait être suspecte de flatterie. Car il ne leur dit pas: que vos yeux soient ouverts; mais: " qu’il vous soit fait selon votre foi. " C’était ce qu’il observait presque envers tous ceux qu’il guérissait, voulant que tout le monde reconnût quelle était la foi de leur âme, avant que d’être témoin de la guérison de leur corps; pour rendre en même temps ceux qui étaient guéris encore plus fervents dans la foi, et les autres qui les voyaient plus disposés à la recevoir.

Ce fut ainsi qu’avant que de guérir le paralytique, il guérit son âme par ces paroles: " Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous " sont remis; " qu’ayant ressuscité la jeune fille, il demeura là, et commanda qu’on lui apportât à manger, afin qu’elle connût Celui qui l’avait ressuscitée; qu’il fit voir, dans la guérison du serviteur du centenier, que c’était la foi avec laquelle le centenier la lui avait demandée, qui avait tout fait; et qu’avant que de délivrer ses disciples de la tempête, il les délivra auparavant de leur manqué de foi. II fait donc encore ici la même chose. Quoiqu’il sût parfaitement le fond du cœur de ces deux aveugles, il les interroge néanmoins devant tout le monde, pour exciter les autres par leur exemple, et pour faire connaître leur vive foi, c’est-à-dire la cause secrète de leur guérison. Après les avoir guéris il leur défend aussitôt d’en rien dire à personne, et par un commandement qu’il accompagne de beaucoup de sévérité.

" Jésus leur dit avec des paroles fortes et pressantes: Prenez bien garde que personne ne le sache (30). Mais eux s’en étant allés répandirent sa réputation dans tout ce pays-là (3l). " Ils ne purent donc se retenir, ils se firent prédicateurs et évangélistes, et malgré l’ordre formel qu’ils avaient reçu de tenir caché ce qui leur était arrivé, ils ne purent résister au désir de le répandra. Nous voyons dans l’Evangile que le Sauveur a dit à un autre malade qu’il guérit: "Allez et racontez la gloire de Dieu. " Mais cette parole, bien loin d’être contraire à ce que nous voyons ici, s’y accorde parfaitement. Jésus-Christ nous apprend d’une part à cacher toujours ce qui nous peut être avantageux, et à ne pas même souffrir que d’autres nous louent. Mais lorsque toute la gloire d’une action retourne à Dieu seul, non-seulement il ne nous empêche point mais il nous commande même de faire en sorte qu’on le loue.

" Et lorsqu’ils furent sortis, voici qu’on lui présenta un homme muet, possédé du démon (32). " L’infirmité de cet homme n’était point un effet de la nature, mais de la seule malice du démons C’est pourquoi il fallait qu’il fût amené à Jésus-Christ par d’autres, puisqu’étant muet il ne le pouvait prier par lui-même, ni- prier les autres de l’y mener, parce que son âme était liée par le démon aussi bien que sa langue. Jésus-Christ donc, sans exiger de lui la foi, le guérit aussitôt.

" Et le démon ayant été chassé, le muet parla, et tout le peuple en fut dans l’admiration, et ils disaient: on n’a jamais vu rien de semblable en Israël (33). " Ces paroles perçaient les pharisiens parce que le peuple témoignait publiquement préférer Jésus-Christ à tout, et l’estimer incomparablement plus que ceux qui non-seulement étaient dans la Judée, mais qui y furent jamais; non-seulement parce qu’il guérissait les malades, mais parce qu’il les guérissait en un moment, et avec une facilité admirable, quoique leurs maladies fussent inconnues et incurables à tout le reste des hommes. Mais pendant que le peuple est dans une disposition si raisonnable, les pharisiens entrent dans des sentiments bien différents; et ne se contentant pas de calomnier ces miracles de Jésus-Christ, ils ne rougissent point de se couper dans leurs propres paroles et de se combattre eux-mêmes. C’est ce qui arrive d’ordinaire à la méchanceté envieuse.

2. " Mais les pharisiens disaient au con traire : Il chasse les démons par le prince des démons (34)." Y a-t-il rien de plus extravagant que cette pensée, comme Jésus-Christ le leur reproche ensuite? Il est impossible que le démon chasse le démon. Cet esprit de malice ne détruit pas ses propres desseins, mais il ne tend et ne travaille au contraire qu’à les affermir. D’ailleurs Jésus-Christ ne faisait pas seulement paraître sa puissance en chassant les démons; mais encore en guérissant les (260) lépreux, en ressuscitant les morts, en calmant la mer, en pardonnant les péchés; en prêchant le royaume du ciel, et en conduisant les hommes à Dieu son Père : merveilles d’autant plus impossibles au démon, que n’en ayant point le pouvoir il n’en a pas même la volonté.

Les démons détournent les hommes du culte de Dieu, et ils les portent à adorer les. idoles. ils les attachent à cette vie, et ils leur ôtent la foi de l’autre. De plus, si l’on offense le démon, il n’a garde de faire du bien au lieu de se venger, puisqu’il nuit même à ceux qui le servent le mieux, et qui l’honorent davantage. Mais Jésus-Christ se conduit d’une manière bien différente, puisqu’après ces médisances, ces outrages et ces blasphèmes; l’Evangile ne laisse pas d’ajouter : " Et Jésus allait de tous côtés dans les villes et dans les villages enseignant dans leurs synagogues, et prêchant l’évangile du royaume, et guérissant toutes sortes de maladies et de langueurs (35). " Bien loin de punir leur ingratitude, il ne veut pas même les en reprendre.

Il leur témoigne son extrême douceur, et en même temps il réfute leurs calomnies. Car il veut les convaincre d’abord de la fausseté de leurs accusations par une grande multitude de miracles, et les confondre ensuite par ses paroles et par ses raisons. Après donc avoir été ainsi outragé, il ne laisse pas d’aller dans les villes, dans les villages et dans les synagogues des Juifs, pour nous apprendre à riposter à nos calomniateurs, non en leur répondant injure pour injure, mais en redoublant notre affection envers eux. Car si vous ne regardez que Dieu et non pas les hommes, dans la charité que vous leur faites, vous ne cesserez jamais de leur faire du bien, quelque ingrats qu’ils puissent être envers vous, sachant que leur ingratitude augmentera votre récompense.

Celui qui se lasse de faire la charité, parce qu’on médit de lui, et qu’on le décrie, témoigne assez qu’il a été plutôt charitable pour être loué des hommes que pour plaire à Dieu. Jésus-Christ au contraire nous voulant apprendre qu’il ne suivait dans ces guérisons que le mouvement de sa bonté n’attend pas, même après toutes ces médisances, que les malades le viennent trouver. Il va les trouver jusque dans leur pays et dans leurs villes, Il leur fait deux grâces très-considérables en même temps: l’une qu’il leur prêche l’Evangile, et l’autre qu’il les guérit de toutes leurs maladies. Il ne passait aucune ville, il ne négligeait aucun village, mais il allait indifféremment en toutes sortes de lieux. Il n’arrêtait pas encore là l’excès et la tendresse de sa charité.

" Car voyant la multitude du peuple, ses entrailles furent émues de compassion, parce qu’ils étaient languissants et dispersés çà et là, comme des brebis qui n’ont point de pasteur (36). " Considérez encore ici, mes frères, combien Jésus-Christ est éloigné de la vaine gloire. Pour ne pas attirer à lui tout le monde, il aime mieux envoyer ses disciples. Il veut que d’abord la Judée soit comme le lieu où ils s’exercent, pour les rendre ensuite capables de combattre et de lui assujétir toute la terre. Il les met d’abord dans des épreuves assez fortes, si l’on considère que leur vertu était encore bien faible, afin que s’étant fortifiés de plus en plus ils puissent entreprendre une guerre plus pénible. C’est un aigle qui tire du nid ses aiglons pour leur apprendre à voler.

Il leur donne d’abord de pouvoir de guérir les corps pour les rendre ensuite les médecins et les conducteurs des âmes.

Et remarquez comment il leur fait voir en même temps la nécessité et la facilité de ce qu’il leur ordonne. " La moisson est grande, " dit-il, " et il y a peu d’ouvriers. " Je ne vous envoie pas pour semer, mais pour recueillir une moisson toute préparée. C’est ce qu’il dit dans saint Jean : " Les autres ont travaillé et u vous êtes entrés dans leurs travaux. " (Jean, IV, 59.) Il leur parlait de la sorte pour les empêcher de s’enorgueillir et pour leur donner en même temps de la confiance en leur faisant voir que le plus grand travail était déjà fait.

Il est remarquable encore que ce qu’il fait en cette rencontre n’est point l’ouvrage d’une justice qui rende ce qui est dû, mais d’une miséricorde toute pure et toute gratuite.

" Voyant la multitude du peuple, ses entrailles furent émues de compassion, parce qu’ils " étaient languissants et dispersés çà et là comme des brebis qui n’ont point de pasteur. " Ces paroles sans doute retombent comme une accusation grave sur la tête des Juifs, puisqu’au lieu d’être les pasteurs des peuples ils en étaient devenus les loups. Car non-seulement ils ne les redressaient point de (261) leurs égarements, mais ils s’opposaient même au progrès qu’ils auraient pu faire dans la vertu. Aussi nous voyons que lorsque le peuple, ravi des miracles de Jésus-Christ, publie hautement " qu’on n’a jamais rien vu de semblable dans Israël," les pharisiens crient au contraire : " Il chasse les démons par le prince des démons. "

3. " Alors il dit à ses disciples : Il est vrai que la moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers (37). Priez donc le maître de la moisson qu’il fasse aller les ouvriers à sa moisson (38). " Qui sont " ces ouvriers " dont Jésus-Christ parle en ce lieu, sinon ses douze disciples? il dit " qu’ils sont peu, et néanmoins il n’y en ajoute point d’autres, et il les envoie sans en accroître le nombre. Pourquoi dit-il donc : " Priez le maître de la moisson qu’il fasse aller les ouvriers dans sa moisson, " puisqu’il n’y en ajoute pas un seul lui-même? C’est parce que, bien qu’ils ne fussent que douze, il sut les multiplier, non pas en augmentant leur nombre, mais en leur communiquant sa puissance et sa grâce. " Priez, " dit-il, "le maître de la moisson. " Il leur apprend par ces paroles quelle est la grandeur du don qu’il leur doit faire, et il marque aussi obscurément qu’il est lui-même " le maître de cette moisson. " Puisqu’aussitôt qu’il leur a donné cet avis, sans qu’ils eussent prié personne, il les fait apôtres et les envoie prêcher, les faisant souvenir en même temps de ces paroles de saint Jean, de "l’aire", du " van ", de " la paille ", et du " bon grain. " Ce qui montre clairement que c’est lui qui est le véritable laboureur, et qu’il est le maître de la moisson et des prophètes qui l’ont semée. Car en voyant ses apôtres recueillir la moisson, il est hors de doute qu’il ne les envoie pas recueillir la moisson d’un autre, mais celle qui était à lui, comme l’ayant lui-même semée par la prédication des prophètes. Mais il n’encourage pas seulement ses disciples, en leur représentant que leur travail est une moisson, mais en leur rendant encore ce travail facile.

" Jésus ayant appelé ses douze disciples, leur donna puissance sur les esprits impurs pour les chasser et pour guérir toutes sortes de maladies et de langueurs (X, 1.) " Cependant le Saint-Esprit n’avait pas encore été donné; saint Jean le dit clairement : " Le Saint-Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié. " (Jean, VII, 39.) Comment donc les apôtres pouvaient-ils chasser les démons, sinon par la puissance de Jésus-Christ, et par la vertu de la mission qu’il leur avait donnée? Considérez aussi, mes frères, comme il ne les envoie que lorsqu’il est temps. Il ne les envoie point d’abord lorsqu’ils ne commençaient que de le suivre, mais après qu’ils ont été longtemps en sa compagnie, après, qu’ils l’ont vu ressusciter les morts, chasser les démons, commander à la mer, guérir les paralytiques et les lépreux, remettre les péchés; enfin après les avoir suffisamment convaincus de sa toute-puissance par ses actions et par ses paroles, il leur dit alors: " Allez, je vous envoie. " Il ne les expose pas d’abord à de grands périls, puisqu’il n’y avait encore rien à craindre pour eux dans la Palestine, et qu’ils n’avaient qu’à se fortifier contre les injures et les médisances. Cependant il leur prédit de grands maux pour l’avenir, et il leur en parle sans cesse, afin qu’ils s’y préparent de bonne heure, et qu’ils soient plus fermes et plus courageux dans le péril.

Mais comme l’évangéliste ,n’avait encore parlé que de quatre apôtres, saint Pierre, saint André, saint Jacques, et saint Jean, et de saint Matthieu ensuite, sans avoir rien dit ni de la vocation, ni du nom même des autres, il rapporte ici leurs noms et leurs nombres.

" Voici les noms des douze apôtres. Le premier, Simon, qui est appelé Pierre, et André son frère (2). " Il marque avec soin les noms et le pays des apôtres, parce qu’il y en avait deux qui s’appelaient Simon; l’un Simon Pierre, et l’autre Simon le Chananéen; comme il y en avait deux appelés Judas, dont l’un était le traître, et l’autre le frère de Jacques; comme il y en avait aussi deux nommés Jacques, l’un qui était fils d’Alphée, et l’autre, de Zébédée. Saint Marc en les nommant observe le rang et la dignité. Car après avoir nommé les deux chefs, il nomme en troisième lieu saint André. Mais notre évangéliste nomine saint Thomas avant de se nommer lui-même, quoique saint Thomas lui fût de beaucoup inférieur.

Mais voyons cette liste jusqu’au bout. " Le premier est Simon, qui est appelé Pierre, et André, son frère. " Ce n’est pas là un petit éloge de saint Pierre, de le placer le premier à cause de sa vertu, et de lui joindre André, (262) son frère, à cause du rapport de vertu et de moeurs qui était entre eux. " Jacques, fils de Zébédée, et Jean, son frère; Philippe et Barthelemi; Thomas et Matthieu le Publicain; Jacques , fils d’Alphée; et Lebbée, surnommé Thaddée (3). " Il est visible que l’évangéliste ne prend pas garde au rang et à la dignité, puisqu’il me semble que saint Jean était plus grand non-seulement que les autres, mais encore que son frère même. De même, après avoir nommé " Philippe et Barthelemi, " il parle de " Thomas et de Matthieu le Publicain. " Mais au lieu que saint Matthieu met saint Thomas avant lui, saint Luc met saint Matthieu avant saint Thomas. Il appelle " Jacques, fils d’Alphée, " parce qu’il y avait, comme j’ai déjà marqué, un autre Jacques, fils de Zébédée, après lequel il émet "Lebbée, surnommé Thaddée; Simon le Chananéen, et Judas Iscariote, celui qui le trahit. "

Il met Judas le dernier de tous, et il en parle non comme un ennemi et avec passion, mais comme un historien fidèle qui dit les choses dans leur ordre. Il ne dit point, le méchant, le détestable Judas, mais il l’appelle seulement comme les autres, du nom de la ville d’où il était, " Judas Iscariote, " parce qu’il y avait un autre Judas, Judas Lebbée, surnommé Thaddée, que saint Luc dit être fils de Jacques. " Judas Iscariote, celui qui le trahit. " Il ne rougit point de rapporter cette parole : " Qui fut celui qui le trahit, " parce qu’il a soin de ne rien cacher de ce qui paraît mêlé de honte. Ainsi on voit assez, par son Evangile, que saint Pierre, le premier de tous, était un homme du peuple sans lettres et sans science. Mais voyons où Jésus-Christ envoie ses disciples, et vers qui il les envoie.

" Jésus envoya ces douze après leur avoir s donné ces instructions et leur avoir dit (5) : Quels sont ces douze? " Ce sont des pêcheurs et des publicains, puisqu’il y en avait parmi eux quatre qui étaient pêcheurs et deux qui étaient publicains, saint Matthieu et saint Jacques. Et l’un de ces douze encore devait être le traître de Celui qui l’envoyait. Mais voyons quels sont les ordres et les instructions que Jésus-Christ leur donne.

" N’allez point vers les Gentils, et n’entrez point dans les villes des samaritains (6). Mais allez plutôt aux tribus de la maison d’Israël qui sont perdues (6). " Ne croyez pas, leur dit-il, que j’aie quelque aversion pour les Juifs qui m’outragent et m’appellent démoniaque. Ce sont au contraire les premiers que je tâche de convertir, et je vous défends d’aller prêcher à d’autres qu’à eux, parce que je veux que vous soyez leurs maîtres et leurs médecins. Non-seulement je vous défends de prêcher aux autres avant eux, mais je ne vous permets pas de faire un pas dans la voie qui conduit aux autres peuples, ni d’entrer dans une seule de leurs villes, pas même dans celles des samaritains qui étaient toujours opposés aux Juifs.

4. Et quoique ce peuple fût beaucoup plus aisé à convertir que les Juifs, et qu’il fût plus susceptible de la foi, Jésus envoie néanmoins ses apôtres plutôt aux Juifs qu’à ceux-ci, pour faire mieux voir le zèle et le soin qu’il avait de leur salut, Son dessein était de fermer ainsi la bouche aux Juifs, de les disposer à la prédication des apôtres, de prévenir les calomnies qu’ils publiaient contre eux de ce qu’ils iraient prêcher aux incirconcis, et d’empêcher que la haine qu’ils devaient leur porter un jour ne parût avoir quelque fondement. Il les appelle des "brebis perdues. " Il ne dit point qu’elles se soient volontairement égarées. Il leur témoigne partout qu’il est prêt à leur pardonner, et il tâche toujours de les attirer à lui.

" Et dans les lieux où vous irez, prêchez en disant: le royaume des cieux est proche (7)." Admirez ici la grandeur des apôtres et. la dignité de leur ministère! Jésus-Christ ne leur commande point de prêcher rien de sensible, ou de semblable à ce que Moïse et les prophètes avaient annoncé avant eux. Ils proposent des choses nouvelles et inouïes jusqu’alors. Les prophètes ne promettaient que la terre et les biens terrestres; mais les apôtres annonçaient le royaume du ciel, et promettaient des biens éternels.

Ce n’est pas néanmoins cette seule excellence des promesses de l’Evangile qui rend les apôtres supérieurs aux prophètes, mais encore cette obéissance si prompte qu’ils témoignent à Jésus-Christ. Ils ne s’excusent point, ils ne résistent point comme quelques-uns des prophètes. De quelques périls, de quelques maux, de quelques combats qu’on les menace, ils ne laissent pas d’embrasser avec une parfaite soumission tout ce qu’on leur commande, comme de véritables prédicateurs d’un royaume céleste et divin.

Et quoi d’étonnant, direz-vous, si , n’ayant rien à publier de pénible et de fâcheux, ils (263) obéissent sans difficulté? —. Que dites-vous? est-ce qu’ils n’avaient à exécuter aucune mission difficile? est-ce que vous n’entendez pas parler de prisons, de supplices, de guerres civiles, de haine universelle et de tant d’autres maux qui les attendent? Il les rend pour les autres des sources de biens et de grâces, mais il ne leur promet à eux-mêmes que des afflictions et des maux. Pour les rendre ensuite dignes de toute créance il leur dit.: " Guérissez les infirmes, purifiez les lépreux, ressuscitez les morts, chassez les démons. Vous "avez reçu ces dons gratuitement, dispensez-les gratuitement (8). "

Considérez, mes frères, comme Jésus-Christ a souci des moeurs non moins que des miracles, et comme il montre que les miracles même ne sont rien sans la bonne vie : " Vous " avez, " dit-il, " reçu ces dons gratuitement, dispensez-les gratuitement. " Il les détourne par ces paroles de deux grandes passions premièrement de l’avarice, puisqu’il est bien juste qu’ils dispensent ses dons aussi gratuitement qu’ils les ont reçus. Secondement de l’orgueil, afin qu’ils ne s’imaginent pas que les miracles que Dieu fait par eux, soient leur propre ouvrage et qu’ils ne s’en glorifient pas: " Vous les avez reçus gratuitement, " leur dit-il : vous ne donnez rien du vôtre à ceux qui les reçoivent ; et ces effets miraculeux ne sont point la récompense de vos travaux, Ma grâce est à moi. Vous l’avez reçue de moi gratuitement , dispensez-la aux autres gratuitement. N’attendez point de prix de ce qui n’a point de prix. Et, pour arracher d’abord la racine de tous les maux, il dit: " Ne possédez ni or, ni argent, ni aucune monnaie dans vos ceintures (9). Ne préparez, pour le chemin, ni sac, ni deux habits, ni souliers, ni bâton (10). " Il ne leur dit pas seulement : Ne prenez point d’or avec vous; mais quand on vous en offrirait, rejetez-le, fuyez la maladie si dangereuse de l’avarice. Jésus - Christ remédie par ce seul précepte à beaucoup de maux. Il empêche premièrement que l’on ne puisse soupçonner ses apôtres d’avarice. Secondement , il les dégage de toute sorte de soins, afin qu’ils soient plus libres pour la prédication de l’Evangile. En troisième lieu, il leur montre sa souveraine puissance, ainsi qu’il leur fait remarquer ensuite:

" Quand je vous ai envoyés sans habits et sans . souliers, avez-vous manqué de quelque chose? " Il ne leur dit pas tout d’abord: " N’ayez ni or ni argent." Il leur donne premièrement le pouvoir de guérir les lépreux et de chasser les démons, et il leur dit ensuite : "Ne possédez rien. Vous avez reçu ces dons gratuitement, donnez-les aussi gratuitement, " se réservant de leur faire connaître par leur propre expérience qu’il ne leur donnait que des ordres très-saints en soi, très-utiles pour eux-mêmes et très-faciles à exécuter.

Vous me direz peut-être que toutes ces ordonnances sont très-justes, mais que vous ne pouvez comprendre pourquoi il leur défend d’avoir " une bourse, deux habits, des souliers, " et de porter même " un bâton. " Je vous réponds que c’était pour exercer les disciples dans la pauvreté la plus exacte. C’est ainsi que nous avons déjà vu qu’il leur a défendu de se mettre en peine du lendemain. Comme il les envoyait pour être les docteurs des nations, il en fait en quelque sorte des anges en les détachant de tous les soins de cette vie, pour les attacher uniquement à leur ministère. Il ne veut pas même qu’ils se mettent en peine sur ce point: " Ne vous mettez point en peine, " leur dit-il, " comment vous leur parlerez. " Ainsi il leur rend très-aisé ce qui paraissait le plus pénible. Car rien ne donne tant de joie à l’âme que cette absence de tout soin, lors principalement que sans nous mettre aucunement en peine, nous sommes assurés de ne manquer jamais de rien, Dieu pourvoyant à tous nos besoins et nous tenant seul lieu de toutes choses.

5. Mais parce que ses disciples auraient pu dire en eux-mêmes: D’où aurons-nous donc ce qui nous est nécessaire pour la vie? il prévient cette pensée et il ne leur propose plus ce qu’il avait dit ailleurs : " Considérez les oiseaux du ciel. " Ils n’étaient pas encore en état de pratiquer ce conseil; mais il les fortifie contre cette appréhension, par une considération moins haute : e Celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse (10). " Il montre par là que ceux qu’ils instruiraient les devaient nourrir,- afin-que d’une part les maîtres ne s’élevassent point au-dessus de leurs disciples, comme leur donnant tout et ne recevant rien d’eux, et que les disciples de l’autre n’eussent point la douleur de voir que- ceux qui les instruisaient ne voulussent point souffrir qu’ils leur rendissent aucune assistance. Ensuite, pour que les apôtres ne disent pas qu’il les (264) oblige donc à mendier pour vivre, il leur fait comprendre que ce qu’ils recevront sera moins un don qu’une dette; il leur fait comprendre cela par cette qualité " d’ouvriers " qu’il leur donne et en appelant salaire ce qui leur sera offert. Car encore que tout ce que vous faites, leur dit-il, ne consiste qu’à parler et à instruire; néanmoins votre ministère sera très-avantageux aux peuples et à vous très-laborieux; et ainsi ce que vous en recevrez sera moins une grâce qu’une récompense très-juste et très-légitime : " Car celui qui travaille mérite qu’on le récompense. " Ce qu’il ne dit pas pour nous faire croire que les travaux des ses apôtres fussent dignement payés de ce prix ; Dieu nous garde de cette pensée; mais pour persuader à ces docteurs des peuples de ne rien exiger de plus et pour apprendre aux disciples que, lorsqu’ils assistent ceux qui les instruisent, ils ne font pas un acte de libéralité, mais qu’ils s’acquittent d’une dette.

" En quelque ville, ou en quelque village que vous entriez, informez-vous du plus digne, et demeurez chez lui jusqu’à ce que " vous vous en alliez (11)." Ne croyez pas, leur dit-il, que par ces paroles: "Un ouvrier mérite qu’on le nourrisse, " j’aie prétendu vous ouvrir les maisons de tout le monde. Je veux qu’en ce point vous ayez beaucoup de réserve, puisque cette réserve même vous fera plus respecter et portera les hommes à contribuer à votre subsistance avec plus de joie. Si vous ne vous retirez que chez des personnes qui le méritent, ils vous donneront sans doute tous vos besoins, principalement lorsque vous ne leur demanderez que le nécessaire. Et il ne se contente pas de commander à ses apôtres de n’aller que chez des personnes qui en soient digues, il leur défend même de passer de maison en maison, pour ne point faire de peine à celui qui les aurait reçus d’abord et pour empêcher qu’ils ne passassent pour légers et amis de la bonne chère. C’est ce qu’il veut faire entendre par ces mots : " Demeurez-là jusqu’à ce que vous vous en alliez." Et ce point est aussi mis en lumière par les autres évangélistes. (Marc. VI; Luc. X.)

Vous voyez donc combien Jésus-Christ recommande d’une part la gravité à ses apôtres; et de l’autre l’empressement à ceux qui , les reçoivent, leur représentant que ce sont eux qui reçoivent dans ces visites tout l’honneur et tout l’avantage. Et pour confirmer davantage ce qu’il venait de dire, il ajoute: " Entrant dans la maison saluez-la en disant: la paix soit à cette maison (12)! Que si cette maison en est digne, votre paix viendra sur elle; et si elle n’en est pas digne, votre paix retournera à vous.(13). " Considérez, mes frères , jusqu’à quelles particularités Jésus-Christ veut bien descendre. Et c’est avec raison. Car puisqu’il formait les athlètes de la piété et les prédicateurs de l’univers, il convenait d’en faire des hommes que leur modération ferait rechercher et aimer de tout le monde.

" Lorsque quelqu’un ne voudra point vous recevoir ni écouter vos paroles, en sortant de cette maison ou de cette ville, secouez la poussière de vos pieds (14). Je vous dis en vérité qu’au jour du jugement Sodome et Gomorrhe seront traitées moins rigoureusement que cette ville (15). " Ne prétendez point, parce que vous êtes les maîtres dont la mission est d’enseigner le monde, que les hommes vous doivent saluer les premiers, mais prévenez-les vous-mêmes en les saluant. Et montrant ensuite que cette salutation ne doit point être seulement une civilité humaine et stérile, mais une source de bénédictions: " Si cette maison en est digne, " dit-il, " votre paix viendra sur elle. " Que si elle vous traite indignement, sa première punition sera de ne point jouir de votre paix, et la seconde sera d’être traitée avec plus de rigueur que n’ont été Sodome et Gomorrhe.

Mais comme si ses apôtres lui disaient: de quoi nous servira à nous ce terrible châtiment? Vous aurez, leur répond-il, pour vous recevoir les maisons de ceux qui en seront dignes. Et que signifie ceci: Secouez la poussière de vos pieds? C’est ou pour signifier qu’ils n’ont rien à eux, pas même la poussière de la terre ; ou pour témoigner de la longueur du chemin parcouru pour ces ingrats qui les repoussent. Remarquez ici que le Fils de Dieu ne donne pas tout ce qu’il pouvait donner à ses apôtres, puisqu’il ne leur donne pas l’esprit de discernement et de prévoyance, pour distinguer ceux qui seraient dignes de les recevoir d’avec ceux qui ne le seraient pas. Il veut qu’ils en fassent l’essai eux-mêmes, et qu’ils s’exposent à cette épreuve. Pourquoi donc Jésus-Christ logea-t-il lui-même chez un publicain ? parce que le changement de vie de ce publicain le rendit digne de cette visite. (265)

Mais qui n’admirera en ce point la conduite du Sauveur? Il dépouille ses disciples de tout, et en même temps il leur donne tout, leur permettant d’entrer et de demeurer dans la maison de ceux qu’ils auraient instruits. Ainsi par ce seul précepte du Fils de Dieu, les apôtres se trouvaient délivrés de tous les embarras de la terre, et ils faisaient voir clairement à ceux qui les recevaient, que ce n’était que pour leur salut qu’ils les venaient visiter, puisqu’ils ne portaient point d’argent avec eux, et qu’ils ne voulaient rien d’eux que le nécessaire, et qu’ils n’entraient pas indifféremment chez toutes sortes de personnes, mais avec réserve et avec choix. Jésus-Christ ne voulait pas que ses disciples se signalassent seulement par les miracles. Il leur commandait de se rendre encore plus illustres par leurs vertus que par ces prodiges. Car il n’y a point de caractère et de marque plus propre d’une vertu vraiment chrétienne que d’aimer à n’avoir rien de superflu, et de se passer de tout ce qui n’est pas absolument nécessaire. Les faux apôtres même savaient et pratiquaient cette vérité, et saint Paul, en faisant voir son désintéressement, disait d’eux: " Afin qu’en cela même dont ils " se glorifient tant, ils soient trouvés semblables à nous. " (I Cor. II, 12.) Que si ceux même qui vont dans des pays étrangers et chez des inconnus, n’en doivent rien rechercher que la nourriture de chaque jour, combien sont plus obligés à cela ceux qui demeurent toujours chez eux?

6. Ecoutons ceci, mes frères; mais écoutons-le pour le pratiquer. Jésus-Christ n’a pas dit ces paroles seulement pour ses apôtres. Il les a dites pour tous ceux qui voudraient se sanctifier dans la suite de tous les siècles. Rendons-nous donc dignes nous autres de recevoir chez nous de si divins hôtes, puisque c’est par la disposition intérieure de ceux qui les reçoivent, que cette paix ou descend sur eux, ou se retire d’eux. Elle ne dépend pas seulement de la vertu des prédicateurs qui la donnent, mais encore de la sainteté des disciples qui la reçoivent. Que personne ne regarde comme une perte légère la privation de cette paix. Le Prophète l’avait prédite autrefois en disant: " Que les pieds de ceux qui annoncent la paix sont beaux ! " (Nahum, I, 15.) Et pour en marquer davantage l’excellence, il ajoute: " de " ceux qui annoncent les biens. " Jésus-Christ montre assez quelle elle est, lorsqu’il dit: " Je vous laisse la paix: je vous donne ma paix. m (Jean, XIV, 13.)

Il faut, mes frères, faire toutes choses pour jouir d’une paix si précieuse, et dans vos maisons, et dans nos églises. Car celui qui préside ici et qui tient la première place dans l’église, donne comme vous savez la paix à tout le peuple; et cette paix est la figure de celle que Jésus-Christ a donnée à ses apôtres. C’est pourquoi il faut la recevoir de tout son coeur avant que de se présenter à la sainte table. Si c’est un si grand mal de ne point participer à cette table, quel mal serait-ce de chasser et d’outrager celui même qui la bénit? C’est pour vous que le prêtre se tient assis dans l’église, et que le diacre est debout avec beaucoup de peine quelle excuse donc vous restera-t-il de ne pas recevoir le ministre de Dieu, au moins en écoutant sa parole?

Cette église est la maison commune de tous. Vous y entrez les premiers, et nous y venons ensuite, et nous pratiquons en y entrant, ce que Jésus-Christ ordonne ici à ses apôtres. Nous vous y bénissons tous en général, et nous vous y donnons d’abord cette paix que Jésus-Christ commande à ses disciples de donner lorsqu’ils entrent dans une maison. Que personne donc ne soit lâche et paresseux, que personne ne s’abandonne à l’égarement de ses pensées, lorsque les ministres de Dieu entrent et parlent dans ce lieu saint, Car cette négligence sera terriblement punie. Pour moi j’aimerais cent fois mieux être maltraité de vous, lorsque je vais vous voir dans vos maisons, que de n’être pas écouté ici lorsque je vous parle de la part de Dieu. Ce dernier mépris est d’autant plus grand, que cette maison est sans comparaison plus sainte et plus excellente que les vôtres.

Car c’est ici, mes frères, que sont renfermées nos plus précieuses richesses; c’est ici qu’est l’objet de toutes nos espérances. Qu’y a-t-il ici qui ne soit grand et terrible? Notre table est plus sainte et plus délicieuse que les vôtres. Notre huile est plus précieuse; et tout le monde sait combien de personnes recevant avec foi cette divine onction dans leurs maladies, se sont trouvées guéries de leurs maux. Cette armoire où l’on garde l’Eucharistie est aussi bien plus estimable que ne sont les vôtres. Car elle ne renferme pas de riches habits, mais elle contient la miséricorde même, quoiqu’il y ait peu de personnes ici qui en jouissent (266) et qui la possèdent. Le lit aussi où l’on se repose ici est bien plus doux que les vôtres, puisque la lecture et la méditation de l’Ecriture est un repos plus agréable que celui que vous prenez chez vous.

Si nous étions tous dans une parfaite union, nous n’aurions point besoin d’autre maison que de celle-ci. Ces trois mille hommes d’autrefois, et ces cinq autres mille ensuite montrent la vérité de ce que je dis, puisqu’ils n’avaient tous qu’une même maison, qu’une même table, et qu’une même âme. " La multitude des fidèles, " disent les Actes, " n’avaient tous qu’une âme, et qu’un coeur. "(Act. IV, 32.) Mais puisque nous sommes trop éloignés de cette haute vertu, et que nous sommes dispersés en plusieurs maisons différentes, au moins lorsque nous nous rassemblons ici, rentrons le plus que nous pourrons dans cet esprit et cette charité de l’Eglise à sa naissance. Quand nous serions pauvres dans tout le reste, soyons riches en ce point.

Je vous conjure donc, mes frères, de nous recevoir avec affection lorsque nous entrons ici. Quand nous vous disons: " Que la paix " soit avec vous , " répondez-nous: " Et qu’elle soit avec votre esprit; " mais du coeur plus que de la bouche, et plus par un véritable désir que par le son extérieur de la parole. Que si après m’avoir dit ici avec tout le peuple: " Que la paix soit avec votre esprit, " lorsque vous êtes revenus chez vous, vous me faites une guerre sanglante par vos médisances, par vos injures, et par toute sorte d’outrages, que doit-on dire de cette paix que vous m’aurez donnée dans l’église?

Pour moi je vous assure que quand vous diriez de moi tout le mal imaginable, je ne laisserai pas de vous donner et de vous souhaiter toujours très-sincèrement la paix. Je n’aurai jamais pour vous qu’une affection très-pure. Car je sens que j’ai pour vous tous les entrailles d’un vrai père. Si je vous fais quelquefois des réprimandes un peu fortes, ce n’est que par le zèle que j’ai de votre salut. Mais lorsque je vois que vous me décriez en secret et que dans la maison même du Seigneur, vous ne me recevez pas, et que vous ne m’écoutez pas avec un esprit de paix, je crains fort que vous rie redoubliez ma tristesse, non parce que vous tâchez de me noircir par vos injures, mais parce que vous rejetez de vous la paix que je vous donnais, et que vous attirez sur vous ces supplices effroyables dont Dieu menace ceux qui méprisent les prédicateurs de sa parole.

Quoique "je ne secoue point contre vous la poussière de mes pieds, " quoique je ne me retire point d’auprès de vous; l’arrêt néanmoins que Jésus-Christ a prononcé contre vous subsiste. Pour ce qui est de moi je ne cesserai point de vous souhaiter la paix, et je dirai continuellement: " Que la paix soit avec vous! " Si vous la rejetez avec mépris, je ne secouerai point contre vous la poussière de mes pieds, non que je veuille en ce point désobéir à mon Sauveur, mais parce que la charité qu’il m’a donnée pour vous m’empêcherait de le faire.

Il est vrai que j’ai peut-être tort de m’attribuer ce que Jésus-Christ dit ici à ses apôtres puisque je n’ai rien souffert pour vous, que je ne vous suis point venu chercher de loin pour vous annoncer l’Evangile, et que je ne vous ai point paru dans cet extérieur pauvre que Jésus-Christ a commandé à ses disciples, ni sans chaussures, ni sans une double tunique. Je veux bien être le premier à m’accuser moi-même, mais je suis obligé de vous dire que cela ne suffit pas pour vous justifier devant Dieu. J’en serai peut-être plus condamné, mais vous ne serez pas excusés.

7. Les maisons particulières étaient autrefois des églises, et les églises aujourd’hui ne sont plus que comme des maisons particulières. Les chrétiens alors ne parlaient que des choses du ciel dans leurs maisons, et aujourd’hui ils ne parlent plus dans les églises que des choses de la terre. Vous introduisez le siècle dans nos temples, et vous faites entrer le tumulte du palais jusque dans le sanctuaire. Quand Dieu parle, et que Son Evangile frappe votre oreille, au lieu de l’écouter dans le silence, vous ne vous entretenez que de vos affaires, et plût à Dieu que vous ne parlassiez alors que de vos affaires ! mais vous parlez alors, et vous entendez parler de choses encore plus vaines et plus inutiles.

Je vous avoue, mes frères, que c’est là le sujet de ma douleur. C’est pour cela que je pleure, et que je ne cesserai jamais de pleurer. Je ne suis plus libre de quitter cette église pour passer dans une autre. Il faut nécessairement que je demeure et que je souffre ici jusqu’à la fin de ma vie. " Recevez nous donc, " comme saint Paul disait à un peuple, qu’il conjurait par ces paroles de lui (267) donner entrée non à leur table, mais dans leur coeur. C’est ce que nous vous demandons, mes frères. Nous ne désirons de vous que cette charité qui a de l’ardeur, et cette amitié sincère et véritable. Que si vous refusez de nous aimer, au moins aimez-vous vous-mêmes, en renonçant à cette tiédeur malheureuse dont vous êtes possédés. Il nous suffira pour nous consoler de voir que vous devenez meilleurs, et que vous avancez dans la voie de Dieu. C’est en cela même que mon affection paraîtra plus grande, si, lorsque j’en ai beaucoup pour vous, vous en avez peu pour moi.

Car il y a bien des liens qui nous unissent ensemble, et qui nous obligent de nous entr’aimer. Un même père nous a engendrés; une même mère nous a enfantés avec les mêmes douleurs: nous mangeons à la même table, et non-seulement nous recevons un même breuvage, mais nous buvons même à la même coupe. C’est un artifice de la sagesse et de la bonté de notre Père qui est dans le ciel, d’avoir voulu que nous bussions ainsi du même calice, ce qui est le fait de la plus parfaite charité.

Vous me direz peut-être que je suis bien éloigné du mérite et de la dignité des apôtres:

je le reconnais de tout mon coeur, et je ne le désavouerai jamais. Bien loin de m’égaler à eux , je confesse que je ne suis pas digne d’être comparé, je ne dis pas avec eux, mais avec leur ombre. Si vous faites néanmoins ce que vous devez, non-seulement mes défauts ne vous nuiront point, mais ils vous pourront même beaucoup servir. Car vous serez d’autant plus récompensés de Dieu, que vous témoignerez plus d’affection et d’obéissance envers des ministres qui par eux-mêmes en auraient été indignes.

Nous ne vous parlons point ici de nous-mêmes, et nous ne vous disons point nos propres pensées. Nous n’avons point de maître sur la terre, selon la parole de Jésus-Christ, nous n’en avons qu’un qui est dans le ciel. Nous vous donnons ce que nous avons reçu, et en vous le donnant nous ne vous redemandons autre chose que votre amour. Que si nous en sommes indignes, aimez-nous néanmoins, et peut-être que votre charité nous en rendra dignes. Ce n’est pas trop pour vous que d’aimer ceux qui ne méritent pas d’être aimés, puisque Jésus-Christ vous commande d’aimer même vos ennemis. Qui pourrait donc après un commandement si doux avoir l’âme si barbare et si inhumaine que de haïr celui qui l’aime, quand d’ailleurs il serait engagé dans mille vices?

Une même table, une même viande nous unit tous, qu’un même amour divin et spirituel unisse nos coeurs. Si les voleurs les plus cruels épargnent ceux avec qui ils ont bu et mangé, et oublient à leur égard cette inhumanité qui leur est si naturelle, quelle excuse nous restera-t-il, si après avoir mangé ensemble la même chair du Sauveur, nous avons moins de tendresse et moins d’amitié que des voleurs? Les païens autrefois se sont entr’aimés, non pour n’avoir eu qu’une même maison et une même table, mais seulement pour avoir été citoyens d’une même ville; que pourrons-nous donc attendre de Dieu? Nous nous trouvons divisés les uns des autres, nous qu’il a unis par tant de noeuds et par des chaînes si sacrées; nous qui demeurons dans la même ville et dans la même maison; nous qui marchons dans la même voie ; qui entrons par la même porte; qui sommeS les rejetons d’une même tige; qui sommes les membres d’une même tête et d’un même chef, et enfin nous qui n’avons tous qu’une même vie, un même créateur, un même père, un même pasteur, un même roi, un même maître et un même juge.

Vous voudriez peut-être que nous fissions des miracles tomme les apôtres en ont fait. Vous voudriez voir les lépreux guéris, les démons chassés et les morts ressuscités; mais c’est- là la plus grande preuve de votre foi et de votre amour pour Dieu, de croire fermement en lui sans tous ses miracles. C’est pour cela même que Dieu a fait cesser les miracles, quoiqu’il y en ait encore d’autres raisons. Car si lors même que Dieu a retiré ces dons qui ont plus d’éclat, ceux qui excellent en d’autres, comme dans celui de la science et de la vertu, s’énorgueillissent aisément, et par le désir d’une vaine estime se séparent d’avec leurs frères; s’ils avaient le don des miracles, combien tomberaient-ils encore plus aisément dans le même orgueil, et dans les schismes qui en peuvent naître? Ce que je vous dis n’est point seulement une vaine conjecture, mais nous en voyons une preuve dans ce que saint Paul dit des Corinthiens, parmi lesquels il se forma beaucoup de divisions, parce qu’ils aimaient fort les dons extérieurs, et entr’autres celui des miracles. (268)

Ne cherchez point, mes frères, ces effets miraculeux, mais la guérison de vos âmes. Ne désirez point de voir ressusciter un mort, puisque vous savez que tous les morts ressusciteront un jour. Ne demandez point comme une grâce de voir un aveugle recouvrer la vue; mais considérez plutôt tant de personnes à qui Dieu a ouvert les yeux du coeur et qu’il a si divinement éclairées dans l’âme. Apprenez à leur exemple à rendre votre oeil chaste et modeste, et à régler tous vos regards. Si notre vie était telle qu’elle devrait être, les païens seraient plus touchés en la voyant, que, si nous taisions les plus grands miracles; car les miracles ne persuadent pas toujours. On croit quelquefois qu’ils ne sont que feints et en apparence, ou qu’il s’y mêle quelque chose de mauvais, quoiqu’il soit vrai que ce soupçon ne puisse tomber sur ceux qui se font parmi nous. Mais une vie pure ne saurait être suspecte. Elle est hors d’atteinte à la calomnie, et elle ferme la bouche à tous les hommes. Appliquons-nous donc plus qu’à toute autre chose à bien régler notre vie. La bonne vie est un grand trésor et un grand miracle. C’est elle qui donne la véritable liberté. Elle rend les esclaves parfaitement libres, non, en les tirant de la servitude, mais en les rendant sans comparaison plus libres que les personnes libres, quoiqu’ils demeurent extérieurement toujours esclaves, ce qui est beaucoup plus grand que de leur donner la liberté. La bonne vie enrichit le pauvre , non en le tirant de sa pauvreté, mais en faisant que, demeurant pauvre il est plus content, il a moins de besoin, et il est plus riche, en effet, que tous les riches.

8. Si vous désirez de voir des miracles, tâchez de vaincre en vous le péché, et vous verrez ce que Vous désirez. Car le péché, mes frères, est un démon, et un démon redoutable, Si vous le chassez de vous, vous faites un plus grand miracle que ne font les exorcistes lorsqu’ils chassent les démons des possédés. Ecoutez ce que dit saint Paul, et voyez combien il préfère la vertu à tous les miracles. " Désirez " dit-il, " entre les dons ceux qui sont les plus excellents, et je vous montrerai une voie qui " est encore beaucoup plus élevée au-dessus de tous ces dons. " (I Cor. XII, 31.) Expliquant ensuite quelle est cette " voie, " il ne parle ni de la résurrection des morts , ni de la guérison des lépreux, ni des autres miracles semblables, mais seulement de la charité. Considérez aussi ce que Jésus-Christ dit à ses apôtres : " Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous obéissent, mais réjouissez-vous plutôt de ce que vos noms sont écrits au ciel. " (Luc, IX, 21.) Et ailleurs : "Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé? n’avons-nous pas chassé les démons, et fait beaucoup de miracles en votre nom? Et je leur répondrai alors: je ne vous connais point. " (Matth. VII, 26.) Et lorsque, près de mourir sur la croix, il donne ses dernières instructions à ses apôtres, il leur dit: " On reconnaîtra que vous êtes mes disciples, " non pas si vous chassez

les démons, mais " si vous vous aimez l’un l’autre. " (Jean, XIII, 35.) Et un peu après : " C’est en cela, mon Père, qu’on reconnaîtra que vous m’avez envoyé, " non pas si mes apôtres ressuscitent les morts, mais " s’ils sont tous une même chose. " (Jean, XVII.)

Souvent les miracles ont peu servi à ceux qui les voyaient, et ont nui beaucoup à celui qui les faisait, en lui donnant des sentiments de complaisance et de vaine gloire. Mais on ne peut craindre ce mauvais effet de la bonne vie et de la vertu. Car la vertu sert à ceux qui la voient et encore plus à celui qui la pratique. Travaillez donc, mes frères, à bien vivre, et vos actions seront des miracles. Si, d’avare que vous étiez; vous devenez libéral, vous avez guéri une main desséchée qui ne pouvait s’étendre pour donner l’aumône. Si vous renoncez au théâtre, pour venir dans nos églises, vous avez guéri un boiteux, et vous l’avez fait marcher droit. Si vous éloignez vos yeux de la courtisane et de la femme d’autrui pour n’avoir plus à l’avenir que des regards chastes vous aurez rendu la vue à un aveugle. Si vous détestez ces chansons diaboliques pour ne chanter à l’avenir que nos cantiques spirituels, vous aurez fait parler un muet. Voilà les merveilles qui sont véritablement estimables. Voilà les miracles que je vous souhaite. En faisant ces oeuvres saintes et miraculeuses, nous deviendrons grands nous-mêmes, et nous servirons aux autres par notre exempté, nous les ferons passer d’une vie mauvaise à une vie sainte, et nous nous ouvrirons ainsi l’entrée du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire, et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXXIII
" JE VOUS ENVOIE COMME DES BREBIS AU MILIEU DES LOUPS. SOYEZ DONC PRUDENTS COMME DES SERPENTS ET SIMPLES COMME DES COLOMBES. " (CHAP. X, 16 JUSQU’AU VERSET 25. "

ANALYSE

1. Les brebis du Christ vainquent les loups qui sont partout dans le monde.

2. Unir la simplicité et la patience. C’est la patience qui seule fait des chrétiens.

3. Constance et fermeté des apôtres.

4. Que les philosophes les plus fameux sont loin d’égaler les. Apôtres.

5. Ferveur initiale et persévérance finale.

6 et 7. Que la souffrance des premiers chrétiens devrait confondre notre mollesse. Qu’il faut se préparer aux grands maux par les petits. Vertu de Job égale à celle des apôtres.
 
 

1. Nous avons vu, mes frères, que Jésus-Christ a assuré ses disciples qu’ils ne manqueraient de rien; qu’il leur a ouvert les maisons de tous les fidèles; qu’il leur a prescrit même avec combien de modération et de retenue ils y devaient entrer, non comme des vagabonds et des mendiants, mais comme des hommes graves qui venaient obliger ceux qui les recevaient et qui étaient même fort au-dessus d’eux; c’est en effet ce qui découle comme conséquence de ce qu’il a dit: " Que celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse ; " de ce qu’il leur a commandé de s’informer de ceux qui seraient dignes d’être honorés de leur visite, de demeurer chez eux, et de les saluer en entrant; de ce qu’il prononce de terribles menaces contre ceux qui ne les recevraient pas. Après donc que le Sauveur a délivré ses apôtres de tous ces soins, qu’il les a comme armés de la puissance de faire des miracles, et que par ce dégagement même de tous les embarras de la vie, il les a rendus fermes comme le fer et le diamant, il leur prédit enfin les maux qui leur allaient arriver: et non-seulement ceux dont ils étaient bientôt menacés, mais encore ceux qui leur arriveraient durant tout le cours de leur vie, pour les former de bonne heure à cette guerre si difficile et si dangereuse qu’ils allaient entreprendre contre les démons.

Ces prédictions leur étaient extrêmement utiles. Car premièrement elles faisaient voir la toute-puissance de Celui à qui l’avenir était présent. Secondement elles empêchaient qu’on ne pût attribuer les maux que souffriraient les apôtres à la faiblesse et à l’impuissance de leur Maître. En troisième lieu, elles prévenaient les troubles où ils auraient pu tomber, s’ils avaient été surpris de ces afflictions contre leur attente. Et enfin elles les disposaient à ne pas s’étonner lorsque Jésus-Christ leur prédirait sa mort, quand il serait sur le point de la souffrir. Car ils furent étonnés alors, et Jésus-Christ même leur fait ce reproche " Parce que je vous ai dit, ces choses, la tristesse a rempli votre coeur, et personne de vous ne me demande : où allez-vous ?" (Jean, XVI, 3.)

Il ne leur parle point encore ici de lui-même. Il ne leur dit point qu’il serait lié, qu’il serait flagellé, et qu’il serait attaché en croix: ce qui sans doute les aurait extraordinairement troublés , mais il leur prédit seulement les maux qui leur devaient arriver.

Il leur fait voir ensuite combien la guerre à laquelle il les destinait était nouvelle, et comme la manière même de combattre serait tout à fait extraordinaire. il leur avait déjà dit qu’il les envoyait sans armes, n’ayant qu’une robe, sans souliers, sans bâton, sans bourse, sans vivres, et leur commandant de manger chez ceux qui les recevraient. Mais (270) il va encore plus loin, et pour leur montrer son ineffable puissance, il dit : allez ainsi et néanmoins montrez-vous doux comme des brebis, et cela lorsque c’est contre des loups que je vous envoie, et non-seulement contre des loups mais au milieu des loups. Outre la douceur des agneaux, il leur commande encore d’avoir la simplicité de la colombe. C’est ainsi, leur dit-il, que je signalerai ma toute-puissance, lorsque les agneaux se trouvant au milieu des loups, et étant déchirés par leurs morsures cruelles, non-seulement les agneaux ne céderont pas aux loups, mais qu’ils changeront même les loups en agneaux. Il est sans doute bien plus admirable de transformer son ennemi en un autre homme que de le vaincre; et de lui changer l’esprit et le coeur, que de lui ôter la vie. Mais ce qui est encore plus étrange, c’est qu’il n’envoie que douze agneaux pour s’assujétir toute la terre qui était pleine de loups.

Rougissons donc, nous autres, qui faisons maintenant tout le contraire de ce que Jésus-Christ ordonne aux apôtres, et qui combattons nos ennemis non comme des agneaux, mais comme des loups. Tant que nous demeurerons agneaux, nous serons vainqueurs; mais si nous devenons des loups, nous serons vaincus, parce que nous serons abandonnés de ce pasteur souverain qui paît des agneaux et non pas des loups. Il se retire de vous alors, et il vous abandonne; parce que vous l’empêchez de faire éclater en vous sa toute-puissance. Car lorsqu’en souffrant beaucoup de vos ennemis vous ne témoignez contre eux aucune aigreur, à lui est attribué tout l’honneur de la victoire. Mais si vous vous élevez contre eux, et si vous les attaquez, vous obscurcissez l’éclat de son triomphe.

Mais je vous prie de considérer ici quels sont ceux à qui Jésus-Christ prédit des choses si capables de les remplir de frayeur. Ce sont des hommes timides, ignorants , grossiers, sans lettres, sans aucune connaissance des lois et du barreau, enfin des pêcheurs et des publicains, en qui il n’y a rien que de bas, puisque tout conspire à leur abaisser l’esprit et le coeur. Si des choses si grandes et si difficiles auraient pu étonner les coeurs les plus haut placés, et ébranler les courages les plus fermes, comment des hommes sans expérience, qui n’avaient jamais pensé à rien de grand, ont-ils pu les entendre sans être abattus et atterrés? Et cependant ils ne le furent pas. Il n’y a rien d’étonnant à cela, dira quelqu’un, puisque Jésus-Christ leur avait donné la puissance de guérir les lépreux et de chasser les démons. Et moi je réponds au contraire que c’est ce qui les devait troubler davantage, qu’en ressuscitant les morts et faisant tant de miracles ils dussent souffrir néanmoins des maux si épouvantables, endurer les prisons et les chaînes, être traînés devant les tribunaux, enfin être en butte aux attaques de tous et devenir l’horreur du genre humain. Rien n’était plus capable de les étonner, que cette alliance incompréhensible des plus grands maux avec les miracles.

2. Que leur reste-t-il donc pour les consoler, sinon la puissance de Celui qui les envoie? C’est pourquoi il dit dès l’entrée de ce discours : " Je vous envoie. " Cela seul suffit pour vous consoler: cela seul suffit pour vous donner du courage, et pour vous empêcher de craindre ceux qui vous attaqueront. Qui admirera cette autorité, cette puissance, cette force à qui rien n’est difficile? Il semble qu’il leur dise : Ne vous troublez point de ce que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, et de ce que je vous commande d’être simples comme des colombes. Il me serait aisé de choisir une autre conduite. Je pourrais bien vous dispenser si je le voulais de tous les maux que je vous prédis. Je pourrais bien empêcher que vous ne fussiez exposés à vos ennemis comme des agneaux à des loups, et vous rendre au contraire plus terribles que des lions. Mais il est mieux que je me conduise de la sorte, puisque ma puissance et votre vertu en paraîtront davantage. C’est ce qu’il dit lui-même ensuite à saint Paul: " Ma grâce vous suffit, parce que ma force se perfectionne dans l’infirmité. " (II Cor. XXI, 9.) C’est donc moi, leur dit-il, qui ai voulu vous rendre ainsi doux comme des agneaux. Car lorsqu’il leur dit : je vous envoie comme des brebis, il leur donne ceci à entendre: ne vous laissez point abattre, car je sais, je sais très certainement que c’est principalement par cette douceur que vous serez invincibles à tous les efforts de vos ennemis.

Et voulant ensuite que ses apôtres fissent tout ce qui dépendait d’eux-mêmes sans se négliger, comme si tout devait venir de la grâce, ou qu’on pût recevoir la couronne sans: l’avoir justement méritée, il ajoute : " Soyez (271) donc prudents comme des serpents et simples comme des colombes (16) " Mais quel avantage tirerons-nous de toute "notre prudence " parmi de si grands périls? Comment pourrons-nous appliquer notre raison et notre jugement au milieu de ces tempêtes? De quoi servira à l’agneau toute sa sagesse, lorsqu’il est environné de loups et de loups si furieux? De quoi servira à la colombe d’être simple, lorsqu’elle est assaillie de tant de vautours? Il est vrai que cela est inutile dans ces animaux; mais vous en retirerez vous autres de grands avantages. Il veut que la prudence qu’il demande de ses apôtres soit une " prudence de serpent. " Car, comme le serpent abandonne tout son corps pour conserver sa tête, ainsi abandonnez tous vos biens, votre corps et votre vie même s’il est besoin, pour conserver votre foi. Elle est votre tête, elle est votre racine. Conservez-la seule, et quand vous auriez tout perdu, tout refleurira avec plus d’abondance, et vous recouvrerez tout avec plus de gloire.

C’est pourquoi il ne leur commande point séparément ou d’être simples, ou d’être prudents, mais il allie ensemble ces deux qualités, afin qu’unies l’une à l’autre, elles deviennent des vertus. Il demande une prudence de serpent, afin que pour sauver votre tête vous exposiez tout le reste; et une simplicité de colombe, afin que vous ne vous vengiez point de ceux qui vous font injure, et que vous ne désiriez point la punition de ceux qui vous dressent des piéges pour vous perdre. Car toute la prudence du serpent serait inutile, si elle n’était accompagnée de cette douceur de la colombe. Quelqu’un me dira peut-être : Qu’y a-t-il de plus pénible que ce précepte? Ne suffit-il pas de souffrir tout le mal qu’on veut nous faire? Non, répond Jésus-Christ. Cela ne vous suffit pas, mais je vous défends encore d’eu ressentir la moindre aigreur. Et c’est en cela que je veux que vous ayez la simplicité de la colombe. N’est-ce pas, mes frères, la même chose que si quelqu’un jetant un roseau dans le feu, non-seulement lui défendait de brûler; mais lui commandait même d’éteindre le feu?

Cependant ne nous troublons point. L’événement a justifié la sagesse de ce précepte. On l’a vu accompli parfaitement. Les. apôtres ont effectivement été sages comme des serpents et simples comme des colombes, non en changeant de nature, mais en demeurant toujours des hommes semblables à nous. Que personne donc ne croie que ces commandements de Jésus-Christ soient impossibles. Personne ne connaît mieux le véritable état des choses que celui-là même qui donne ces lois. Il sait parfaitement que l’audace ne s’abat point par l’audace, et. qu’elle ne cède qu’à la douceur. Si vous désirez de savoir comment ce précepte a été accompli, lisez les Actes des apôtres. Vous y verrez combien de fois, lorsque le peuple juif se levait furieux contre les apôtres, et qu’il aiguisait déjà ses dents comme une bète fauve, ils se sont sauvés de sa rage en imitant la douceur de la colombe; vous verrez que c’est en répondant avec une grande modération, qu’ils ont apaisé la colère, éteint la fureur, arrêté l’emportement. Lorsque les Juifs leur dirent: " Ne vous avons-nous pas commandé très-expressément de ne point parler au peuple, et de ne le point enseigner en ce nom (Act. IV)? " au lieu qu’ils pouvaient se justifier par une infinité de miracles, ils ne font et ne disent rien qui puisse témoigner la moindre aigreur, mais ils répondent avec une souveraine modération:

" Jugez vous-mêmes s’il est juste que nous vous écoutions plutôt que Dieu. " Vous voyez dans ces paroles la douceur et la simplicité de la colombe, voyez maintenant la prudence du serpent: " Car nous ne pouvons pas ne point dire ce que nous avons vu et ce que nous avons entendu. " Considérez donc, mes frères, combien nous devons être sur nos gardes, afin que d’un côté nous ne soyons point abattus par les dangers, et que de l’autre nous ne, soyons point emportés par la colère. C’est dans cette vue que Jésus-Christ leur dit : " Mais donnez-vous de garde des hommes, car ils vous feront comparaître devant l’assemblée de leurs magistrats et ils vous feront fouetter dans leurs synagogues (17). Et vous serez menés à cause de moi devant les gouverneurs et devant les rois; afin que ce leur soit un témoignage tant à eux qu’aux gentils (18). " Il les avertit encore ici d’être sur leurs gardes et de se préparer à tout, en ne leur promettant que des maux, et permettant aux hommes de les affliger pour nous apprendre qu’on ne peut vaincre qu’en souffrant, et que c’est la patience qui nous couronne. Il ne leur dit point : Combattez contre eux et résistez à ceux qui vous attaqueront. Il leur prédit seulement qu’ils souffriront les dernières extrémités.

3. Qui peut assez admirer d’un côté la puissance (272) du Maître qui parle et de l’autre la vertu des disciples qui l’écoutent? Car ne doit-on pas s’étonner comment de pauvres gens accoutumés à la pêche, et qui ne connaissaient que leurs filets et le lac où ils pêchaient, ne se sont pas retirés aussitôt qu’ils ont entendu ces paroles, comme ils n’ont point dit en eux-mêmes:

De quel côté fuirons-nous à l’avenir? Tous les tribunaux sont déclarés contre nous, tous les souverains nous persécutent, les princes des prêtres sont nos ennemis, les synagogues nous haïssent. Les juifs et les gentils, les princes et les peuples sont unis et conspirent tous ensemble contre nous. Vous ne nous parlez plus seulement de la Judée. Vous nous dites que nous serons menés " devant les gouverneurs et devant les rois. " Ainsi vous nous faites voir tout un monde armé contre nous, les peuples, les magistrats et les souverains. Vous dites même, ce qui est encore plus horrible, que notre doctrine fera massacrer les frères par les frères, les fils par les pères, les pères par les fils dans tous les lieux de la terre. " Le frère, dites-vous, livrera son frère à la mort, et le père son fils, les enfants se soulèveront contre leurs pères et leurs mères, et les feront mourir. " Comment donc pourra-t-on croire ce que nous dirons, si l’on voit que nous sommes cause que le frère tue son propre frère, le père son fils et le fils son père, et que toute la terre soit remplie de meurtres et de parricides? Ne nous chassera-t-on pas comme de mauvais démons, comme des corrupteurs des hommes, comme des pestes publiques, lorsqu’on verra les familles divisées, la tendresse la plus naturelle changée en haine et les plus proches s’entre-tuer les uns les autres? Est-ce ainsi que nous devons donner la paix à ceux qui nous recevront dans leurs maisons, auxquels, au contraire, nous ne devons apporter que la guerre, le sang et le meurtre? Quand nous serions un grand nombre au lieu que nous ne sommes que douze; quand nous serions savants et éloquents au lieu que nous sommes ignorants et grossiers; enflez quand nous serions rois au lieu de pauvres que nous sommes, et que nous aurions des richesses immenses et de puissantes armées, nous ne pourrions néanmoins jamais persuader aux hommes de recevoir une doctrine qui doit produire parmi eux des guerres domestiques et civiles, et plus que civiles. Enfin, quand nous mépriserions notre propre vie comme vous nous le commandez, que gagnerions-nous après tout cela, pour acquérir quelque créance dans l’esprit des hommes?

Les apôtres ne pensent et ne disent rien de semblable. Ils ne pénètrent point trop curieusement dans les ordres qu’on leur prescrit, et ils n’en demandent point les raisons. Ils se rendent simplement à ce qu’on leur ordonne, et obéissent à ce qu’on leur commande. Et cette soumission était une preuve non-seulement de la vertu des disciples, mais encore plus de la sagesse du Maître. Car je vous prie de considérer comme il apporte à chacun de ces maux le remède et la consolation qui lui était propre. Il dit d’abord contre ceux qui ne les recevraient pas, " que le peuple de Sodome et de Gomorrhe endurerait des maux plus supportables que la ville qui les rejetterait. "Après qu’il leur a dit " qu’ils seraient menés devant les tribunaux des juges et devant les rois, " il ajoute aussitôt : " à cause de moi, pour leur être en témoignage ainsi qu’aux gentils." Voilà une grande consolation, de souffrir pour Jésus-Christ et pour servir de témoignage à l’égard de ceux même qui nous font souffrir. Car lorsque Dieu a entrepris une chose, il la fait réussir infailliblement, et il l’exécute lui-même, quoique par des voies inconnues à tous les hommes. Ces paroles consolaient les apôtres, non parce qu’ils désiraient de voir leurs ennemis punis, mais parce qu’elles leur donnaient la confiance de trouver Dieu présent partout, lui qui savait tout et qui leur avait tout prédit, et en même temps, parce qu’ils souffraient comme des ministres de Dieu, et non comme des méchants et des criminels. Ce qu’il leur dit ensuite est encore un sujet de grande consolation.

" Lorsqu’ils vous livreront aux juges, ne vous mettez point en peine comment vous leur parlerez ni de ce que vous leur devez dire. Car ce que vous leur devez dire vous sera donné à l’heure même (19). Ce n’est pas vous qui parlez, mais c’est l’Esprit de votre père qui parle en vous (20). " Il veut leur ôter tout sujet de dire : Comment pourrons-nous leur persuader ce que nous leur prêcherons, lorsque notre doctrine produira de si étranges effets? C’est pourquoi il leur ordonne d’attendre de lui ce qu’ils devront répondre pour se défendre. Il leur dit ailleurs:

" Je vous donnerai moi-même une bouche et une sagesse à laquelle tous vos ennemis ne (273) pourront contredire ni résister." (Luc, XXI, 15.) Et il dit ici: " C’est l’Esprit de votre père qui parle en vous : " les égalant ainsi aux prophètes qui parlaient par l’Esprit de Dieu. Ce n’est qu’après leur avoir marqué la force invincible qui leur serait donnée, qu’il leur parle de meurtres et de massacres.

" Le frère livrera son frère à la mort, et le père son fils; les enfants se soulèveront contre leurs pères et leurs mères et ils les feront mourir (21). " Il ne s’arrête pas même à cela. Il dit des choses plus horribles, qui pouvaient ébranler des coeurs de marbre et de diamant. " Vous serez, " dit-il, " haïs de tous les hommes, " à quoi il joint aussitôt la consolation, lorsqu’il ajoute ces paroles: " à cause de mon nom; " et ces autres: " Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu’à la fin (22). " D’ailleurs rien n’était si propre à les consoler que de savoir que leur prédication serait si puissante qu’elle rendrait les hommes capables de rompre toutes les liaisons de la parenté et du sang, et de mépriser tout ce qu’il y a de plus aimable ou de plus redoutable dans la vie. C’est comme si Jésus-Christ leur disait: Qui pourra vous vaincre si vous surmontez la nature même et si elle est contrainte de céder à la vertu de vos paroles, quelque absolue qu’elle soit d’ailleurs sur l’esprit des hommes? Cependant n’espérez pas pour cela que votre vie en soit plus tranquille et plus assurée. Vous aurez pour ennemis tous les hommes, et vous serez comme en butte à la haine et à l’aversion de toute la terre.

4. Où est maintenant ce Platon si célèbre parmi les païens? où est ce Pythagore? où sont tous les stoïciens ensemble? N’est-il pas certain que si Platon s’est acquis une grande réputation, il a néanmoins été méprisé de telle sorte qu’il a même été vendu sans qu’il ait jamais pu persuader ses sentiments à un seul tyran? Quant à l’autre, tout le monde sait qu’après avoir trahi ses disciples il finit misérablement sa vie. Et les ordures des cyniques se sont évanouies il y a longtemps comme des songes et comme des fables. Cependant ces philosophes n’ont point été haïs comme le Fils de Dieu le prédit à ses apôtres. Ils ont été au contraire très-estimés pour leur éloquence, au point que les Athéniens exposèrent en public les lettres de Platon envoyées par Dion. Quelques-uns d’entre eux ont vécu dans la mollesse et dans les délices, et ont possédé de grandes richesses. On rapporte d’Aristippe qu’il a eu des prostituées qu’il avait achetées à grand prix. Un autre fit un testament par lequel il laissa de grandes sommes à ses héritiers. Un autre était si superbe qu’il se faisait comme un pont de ses disciples et marchait sur eux. On écrit de Diogène qu’il commettait des infamies en pleine place publique. Voilà donc les actions d’éclat de ces grands esprits.

On ne voit rien de semblable dans les apôtres. Toute leur conduite a été modeste, et toutes leurs actions ont été réglées. ils ne sont pas tombés dans le vice, ils lui ont déclaré une guerre mortelle. Ils ont entrepris d’établir dans toute la terre le règne de la vérité et de la piété, et lorsqu’on les u tourmentés et tués cruellement, ils ont vaincu et ils ont triomphé dans la mort même. Vous me direz peut-être qu’on a vu aussi parmi ces anciens de grands courages et des capitaines illustres comme Thémistocle et Périclès. Mais si vous comparez ce qu’ils ont fait avec ce que des pêcheurs ont accompli parmi nous, vous verrez que ces grandes actions de ces sages de la Grèce n’ont été que des jeux d’enfants. Car en quoi consiste la grandeur de Thémistocle? Est-ce en ce qu’il a persuadé aux Athéniens de monter sur leurs vaisseaux, lorsque Xerxès entrait dans la Grèce avec une puissante armée? Mais nous ne voyons plus ici une armée de Perses qui attaque les Grecs. Nous voyons le diable même, qui vient avec tous les hommes de la terre et tous les dénions de l’enfer attaquer douze pêcheurs et leur faire une guerre mortelle, non pas durant quelque temps, mais pendant toute leur vie. Cependant ces douze hommes ont soutenu ces efforts, et sont demeurés vainqueurs, non en tuant leurs ennemis, mais, ce qui est plus admirable, en les convertissant et en leur faisant changer de vie.

Car il ne faut pas oublier que les apôtres ne se sont pas défaits de leurs ennemis par la force et par la violence, mais qu’ils les ont transformés heureusement, et que des démons ils ont fait des anges. Ils ont tiré la nature humaine des chaînes du démon, de cette servitude si honteuse et si misérable, et ils ont chassé ces tyrans et ces séducteurs des âmes non-seulement des maisons et des villes, mais des autres déserts les plus reculés. On voit la vérité de ce que je dis par ces troupes de moines et de solitaires dont ils ont peuplé (274) toutes les solitudes du monde, purifiant par la force de leur prédication, non-seulement toute la terre habitable, mais encore jusqu’aux déserts eux-mêmes. Et ce qui est plus admirable, c’est que pour accomplir ces grandes actions, ils n’ont eu besoin ni d’armes, ni de corps d’armées, mais qu’ils sont venus à bout de tout par leurs travaux et par leurs souffrances!

Les villes, les synagogues et les rois avaient au milieu d’eux douze hommes pauvres et grossiers qu’ils tenaient dans les prisons, qu’ils chargeaient de chaînes, qu’ils déchiraient par les fouets et par mille autres tourments, qu’ils faisaient errer de ville en ville, et de province en province; et cependant ils ne pouvaient leur fermer la bouche. Il leur était aussi impossible de lier leur langue qu’il le serait de lier les rayons du soleil. Et nous ne devons pas nous en étonner, parce qu’un si grand miracle n’était point l’ouvrage de ceux qui parlaient, mais du Saint-Esprit qui parlait par eux. Ce fut par cette force invisible que saint Paul vainquit Agrippa, et Néron même, le plus méchant de tous les. hommes. " Le " Seigneur, " dit-il, " m’a secouru de sa présence, il m’a fortifié, et m’a délivré de la gueule du lion. " (II Tim. IV, 16.)

Mais admirez comment, après avoir entendu ces paroles : " Ne vous mettez en peine de rien, " ils les pratiquent en effet, sans se laisser ébranler par tout ce qu’il y a de plus terrible. Que si vous dites qu’ils ont été assez fortifiés par cette parole "L’Esprit de votre Père parlera en vous, " je dis au contraire que ce qui m’étonne davantage, c’est que, loin de chanceler dans leur résolution, ils n’ont pas même désiré d’être délivrés de tant de maux, dont ils se voyaient menacés non pas durant un an ou deux ans, mais pendant toute leur vie. Car c’est le sens de cette parole: " Celui-là sera sauvé, qui persévérera jusqu’à la fin. "

Il ne veut pas que sa grâce fasse tellement tout dans eux, qu’ils n’y contribuent en rien de leur part. Il y a des choses qui viennent de lui seul, et d’autres qui viennent aussi des apôtres. Les miracles étaient de lui seul; le renoncement à tous les biens était aussi des apôtres. Cette entrée libre dans toutes les maisons des chrétiens venait de Dieu seul; mais cette retenue qui les bornait au seul nécessaire venait aussi d’eux : " Car celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse. " La puissance de donner la paix en entrant était une grâce de Dieu seul, mais le soin de ne chercher que ceux qui en étaient dignes, et dé n’aller pas indifféremment chez tout le monde, était l’effet de leur sagesse. La punition de ceux qui ne les recevaient pas, était de Dieu seul, mais la douceur qu’ils témoignaient dans ces rencontres, en se retirant sans aigreur et sans reproches, était des apôtres. C’était Dieu qui leur donnait le Saint-Esprit, et qui les empêchait de se mettre en peine de ce qu’ils devraient dire, mais c’était par leur constance et par leur sagesse qu’ils enduraient tout avec courage, et qu’ils étaient doux comme des brebis et simples comme des colombes. C’était par leur force qu’ils voyaient sans s’abattre cette haine que tous les hommes avaient pour eux; mais c’était la grâce de Celui qui les envoyait qui les faisait persévérer, et qui les sauvait. C’est pour ce sujet qu’il disait: " Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé." Comme plusieurs ont coutume de commencer d’abord avec ferveur et avec zèle, et de se relâcher ensuite, je vous avertis, leur dit-il, que je considère principalement la fin. Que sert-il que les grains fleurissent d’abord, s’ils sèchent aussitôt après?

5. Il veut donc que ses apôtres aient une patience persévérante pour empêcher qu’on ne crût que Dieu faisait tout dans les apôtres, sans qu’ils y eussent aucune part, et qu’on ne devait pas beaucoup admirer leur courage, puisqu’ils n’auraient rien de bien pénible à souffrir. Il leur dit clairement qu’ils auraient besoin de patience: Quand je vous délivrerai d’un péril, ce sera pour vous laisser tomber dans un autre. Vous passerez d’un moindre dans un plus grand, et la fin de tous vos travaux sera la perte de votre vie. C’est ce qu’il leur promet par ces paroles : " Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu’à la fin. " C’est pourquoi leur ayant dit ici: "Ne soyez point en peine de ce que vous répondrez, " il dit ailleurs : " Soyez prêts à répondre à toutes sortes de personnes qui vous demanderont compte de votre foi. "

Quand nous n’avons à disputer qu’avec nos amis, il semble qu’il nous laisse à nous, et qu’il veut que nous nous mettions nous-mêmes en peine de ce que nous devons dire. Mais quand nous sommes devant le tribunal d’un juge sévère, environnés d’une populace (275) furieuse, et que tout est capable de nous frapper de terreur, il nous assiste alors de sa force, pour nous rendre fermes de coeur et, d’esprit, et pour nous faire répondre avec hardiesse, sans blesser en rien ni la vérité ni la justice. Car représentez-vous, je vous prie, un homme qui ne s’est occupé toute sa vie que de pêche, ou de cuirs, que de banque, et qui paraît tout d’un coup devant des rois assis dans leurs trônes, environnés de grands officiers, de gardes et d’épées nues et d’une fouIe innombrable de peuple, et qui entre seul devant tout ce monde, ayant les mains liées et les yeux baissés vers la terre; croyez-vous qu’un homme en cet état aurait eu seulement la hardiesse d’ouvrir la bouche, et de dire une parole?

On ne pouvait même souffrir qu’ils parlassent pour se justifier, et pour défendre la vérité de leur doctrine, mais on les regardait comme .des corrupteurs et des perturbateurs de toute la terre, qu’il fallait exterminer et condamner aux plus effroyables supplices : " Voilà, " disaient-ils, " ces gens qui troublent toute la terre (Act. XVI) , " ces séditieux " qui osent parler contre les édits de César, en appelant Jésus-Christ roi. " (Ibid. XVII.) Ainsi les juges étaient prévenus contre eux par ces fausses impressions, et il était besoin d’avoir une force et une lumière toute divine, pour persuader ces deux choses : l’une que la doctrine qu’ils prêchaient était vraie; et l’autre qu’elle n’était point contraire aux lois civiles et aux intérêts de l’Etat. Car si, d’une part, ils soutenaient la vérité qu’ils prêchaient, ou les accusait de renverser les lois de l’Etat; et si de l’autre, ils se mettaient en peine de prouver qu’ils n’étaient point contraires au bien des Etats, ils étaient en danger d’affaiblir en quelque chose la vérité et la sainteté de l’Evangile.

Cependant nous savons avec quelle sagesse saint Pierre et saint Paul, et tous les autres apôtres se sont conduits dans de semblables rencontres. On lés accusait partout comme des factieux, comme des gens qui voulaient introduire des nouveautés par des intrigues et par des cabales, et néanmoins non-seulement ils se sont purgés de toutes ces fausses accusations, mais ils ont même donné des impressions toutes différentes de leur conduite, et tout le monde a reconnu qu’ils étaient les sauveurs de la terre, les bienfaiteurs. et les pères communs de tous les hommes. Et ils se sont acquis cette réputation par leurs longs travaux, et par une extrême patience. C’est pourquoi saint Paul disait de lui-même qu’il mourait chaque jour : " Je meurs tous les jours," dit-il, et ainsi sa vie n’a été qu’une souffrance et une mort continuelle.

Après cela, mes frères, comment pouvons-nous nous excuser d’avoir de si grands exemples et de vivre dans une mollesse criminelle, lorsqu’il nous serait si aisé de servir Dieu dans la paix de son Eglise? Nous nous laissons tuer sans que personne nous fasse la guerre. Nous mourons sans qu’aucun ennemi nous persécute. Dieu nous commande de nous sauver, nous sommes en pleine paix, et nous ne le pouvons faire. Les apôtres voyant toute la terre en feu, se jetaient au milieu des flammes, et en retiraient tous ceux qui brûlaient. Nous sommes, nous autres, dans le plus grand calme du monde, et nous ne pouvons nous sauver nous-mêmes. Après cela quelle excuse nous restera-t-il?

Nous ne sommes plus menacés ni de prisons ni de chaînes. On ne parle plus ni de fouets ni de tortures.. Les princes et les synagogues ne fulminent plus, d’arrêts contre nous. Tout est changé maintenant. Nous dominons et nous régnons, puisque nous avons des princes fidèles et religieux. Le nom chrétien est en vénération et en honneur, et ceux qui en font profession sont dans les magistratures et dans lés premières charges; et cependant nous nous laissons vaincre au milieu de cette paix. Les apôtres et leurs disciples, alors battus de verges et tourmentés de mille manières, faisaient leurs délices de leurs tourments; et nous qui ne souffrons pas aujourd’hui le, moindre mal, nous sommes plus mous que de la cire.

Mais, me direz-vous, les apôtres faisaient des miracles? Mais leurs miracles les empêchaient-ils de souffrir les fouets, les prisons et les bannissements?Et ce qu’il y a d’étrange, c’est précisément qu’ils étaient si cruellement traités par ceux qui recevaient leurs bienfaits, et qu’ils ne se troublaient point de cette ingratitude et qu’ils recevaient sans s’étonner de si grands maux au lieu des grands biens qu’ils avaient faits. Vous au contraire, si vous avez rendu à quelqu’un le moindre service, et qu’ensuite il vous désoblige en quelque chose, vous entrez dans le trouble, vous avez l’esprit aigri et agité, et vous vous repentez du bien que vous lui avez fait. (276)

6. Que serait-ce s’il arrivait, ce que je prie Dieu de ne pas permettre; que serait-ce, dis-je, s’il arrivait quelque persécution dans l’Eglise? Quel désordre ne verrait-on pas, et à quelle confusion ne serions-nous pas exposés? Car où est le fidèle qui pourrait combattre, puisque personne ne s’exerce avant le combat? Quel est l’athlète qui puisse vaincre son adversaire, et remporter le prix aux jeux olympiques, si dès sa jeunesse il ne s’est formé dans l’art de la lutte? Ne devrions-nous pas courir tous les jours dans la carrière de la foi et combattre tous les jours? Ne voyez-vous pas que. les athlètes qui n’ont pas d’antagonistes se servent d’un sac plein de sable, pour faire ainsi l’essai de leurs forces, et que les plus jeunes d’entre eux s’exercent contre d’autres plus robustes pour se .préparer à un combat véritable? Imitez-les, vous qui êtes les athlètes de Jésus-Christ. Exercez-vous dans les combats de la piété et de la sagesse. Nous trouvons tous les jours des personnes qui nous portent à l’aigreur et à la colère, et qui allument en nous le feu de nos passions. Résistez à ces ennemis invisibles, supportez ces peines de l’âme, pour vous rendre plus supportables celles du corps.

Si le bienheureux Job ne se fût ainsi exercé avant le combat, il n’eût jamais témoigné dans l’occasion une patience si inimitable. S’il ne se fût longtemps étudié à étouffer tous les murmures et les ressentiments de son coeur il eût sans doute dit quelque parole déréglée, lorsqu’il se vit tout d’un coup accablé de tant de maux.. Mais parce qu’il s’était acquis une grande force en s’accoutumant à tout souffrir, il ne put être abattu ni par la perte de tous ses biens, ni par la mort si soudaine de tous ses enfants, ni par la fausse compassion de sa femme, ni par les plaies horribles de tout son corps, ni par les reproches de ses amis, ni par les insultes de ses domestiques.

Que si vous désirez de savoir quels furent les exercices par lesquels il se prépara à ce grand combat, écoutez jusqu’à quel point il témoigne lui-même qu’il méprisait les richesses. " Vous savez, Seigneur, " dit-il à Dieu, "si je me suis réjoui d’avoir de grands biens, si j’ai regardé l’or comme mon appui, et si j’ai mis ma confiance dans les pierres précieuses. " (Job, XXXI, 25.) Ainsi il ne se troubla point d’être devenu pauvre, parce qu’il n’avait point eu de joie de se voir si riche.

Considérez aussi de quelle manière il gouvernait ses enfants. Sa conduite envers eux n’était point molle et relâchée comme la nôtre; niais pleine de vigilance et d’une sage sévérité. Car s’il avait tant de soin d’offrir à Dieu des victimes pour leurs fautes secrètes, avec quel zèle les a-t-il dû reprendre pour celles qui étaient visibles? Si vous voulez voir encore comment il s’exerçait à la continence, voyez ce qu’il dit: " J’ai fait un pacte avec mes yeux, pour n’avoir pas seulement une pensée d’une vierge. " (Job, XXXI, 1.) Nous voyons aussi que sa femme ne put abattre son grand courage, parce qu’il ne l’aimait que comme un homme sage doit aimer sa femme.

C’est pourquoi j’ai admiré souvent en moi-même comment le démon osa tenter ce saint homme, et comment il entreprit même de le vaincre, lui qui savait que par un long exercice il s’était élevé jusqu’au comble de la vertu. Mais le démon est comme une bête cruelle. Il est toujours altéré de sang. Il ne se rebute point, et il ne désespère jamais de nous perdre. Son opiniâtreté est la condamnation dé notre mollesse, puisqu’il ne désespère jamais de nous perdre, au lieu que nous désespérons au contraire si aisément de nous sauver. Mais considérez encore comment ce saint homme se préparait aux maux du corps et aux plaies horribles dont il fut frappé. Comme il n’avait rien à souffrir en lui-même, parce qu’il vivait dans les richesses, dans l’abondance de toutes choses et dans la magnificence, il arrêtait ses yeux sur les misères des autres. Et c’est ce qui lui fait dire: " Le mal que je craignais m’est arrivé, et les afflictions que je considérais avec frayeur sont tombées sur moi. " Et ailleurs: " J’ai répandu des larmes sur toutes les personnes affligées, et j’ai soupiré quand j’ai vu un homme dans la misère. " (Job, III, 25.) C’est là ce qui l’a rendu invincible dans sa douleur et invulnérable à tous les traits du démon.

Car il ne faut pas seulement compter parmi ses maux la perte de ses biens, la mort de ses enfants, les plaintes empoisonnées de sa femme et les plaies incurables de out son corps. Il faut jeter les yeux sur d’autres encore beaucoup plus sensibles. Cela vous surprend sans doute, et vous demandez en vous-même ce que Job a souffert de plus . grand et de plus sensible que ce que nous venons de dire, puisque c’est tout ce que l’Ecriture nous en rapporte. Je ne m’étonne pas de votre doute. Je (277) sais avec quelle négligence vous lisez l’Ecriture, et ainsi je ne m’étonne pas que vous y remarquiez si peu de chose. Mais ceux qui pèsent la parole de Dieu comme l’or et qui savent le prix de ces perles spirituelles, y trouvent bien dans cette histoire d’autres sujets de douleur pour ce saint homme.

Ils considèrent premièrement qu’il n’avait pas encore une connaissance bien claire du royaume du ciel et de la résurrection des hommes. C’est ce qui lui faisait dire: " Je n’ai point à vivre éternellement, pour ne me lasser point dans ma patience. " (Ibid. VII.) Secondement, qu’il se voyait accablé de maux, après le grand nombre d’actions saintes qu’il avait faites. Troisièmement, qu’il ne se sentait coupable d’aucun crime. En quatrième lieu, qu’il croyait que Dieu était l’auteur des maux qu’il souffrait, et que quand même il les eût attribués au démon, c’en était encore assez pour le troubler. Cinquièmement, qu’il voyait que ses amis étaient devenus ses accusateurs et qu’ils lui disaient : " Vous n’avez pas encore souffert autant que vous le méritez. " Sixièmement, qu’il considérait que des hommes plongés dans le vice étaient comblés de biens, et qu’ils lui insultaient dans son malheur. Septièmement , qu’il n’y avait eu encore personne avant lui qui eût souffert de la sorte et dont l’exemple le pût consoler.

7. Pour comprendre combien toutes ces circonstances aggravaient son mal, il n’en faut juger que parce que nous voyons aujourd’hui. Car encore que nous croyions maintenant avec tant d’assurance au royaume des cieux et à la résurrection de la chair; que nous nous sentions coupables de tant de péchés; que nous ayons tant de grands exemples et tant de modèles excellents de toutes sortes de vertus; cependant s’il nous arrive de perdre quelque argent que peut-être nous avions volé, ce seul mal, sans être accompagné ni des reproches d’une femme, ni de la mort d’un enfant, ni des accusations d’un ennemi, ni des insultes d’un domestique, lorsqu’au contraire beaucoup de choses pourraient et devraient l’adoucir, ne laisse pas de nous être insupportable et de nous rendre la vie odieuse. Quelles louanges donc mérite Job, qui, après avoir perdu en un moment ce qu’il avait amassé par un juste travail durant tant d’années, voit comme pleuvoir sur lui les malheurs de toutes parts sans que sa constance soit ébranlée, et sans cesser jamais de rendre à son Créateur les actions de grâces qui lui sont dues?

Car, pour ne point parler de tout le reste, les seules paroles de sa femme n’auraient-elles pas été capables d’ébranler les pierres les plus dures? Considérez , je vous prie, avec quelle adresse elle tâche de le surprendre. Elle ne se plaint point de la perte de ses biens. Elle ne lui parle point de ses chameaux, de ses brebis et de tout le reste, parce qu’elle savait combien son mari méprisait toutes ces choses. Elle s’arrête à la mort de ses enfants, qui pouvait le plus le toucher. Elle la déplore avec des plaintes excessives; elle l’exagère autant qu’elle peut. Que si l’on a vu souvent des personnes qui , dans un état très-heureux, n’ont pas laissé de faire de grandes fautes par la persuasion de leurs femmes; quel courage devait avoir cette âme héroïque, pour repousser sa femme qui venait l’attaquer avec tant d’avantage et pour étouffer en même temps deux passions si fortes, l’amour et la compassion?

il est arrivé souvent que ceux qui avaient résisté à la première de ces passions ont succombé à la seconde. Le patriarche Joseph foula aux pieds l’amour impudique, en repoussant l’Egyptienne avec tous les attraits et tous les artifices dont elle usa; mais il ne put résister à la compassion ni retenir ses larmes, lorsqu’il vit ses frères qui l’avaient vendu autrefois; et ne pouvant plus souffrir le déguisement et la feinte , il se fit reconnaître pour ce qu’il était. Lors donc que ce n’est pas un frère qui parle à son frère,. mais une femme qui parle à son mari et qui lui dit des choses touchantes, qu’elle est d’ailleurs secondée par la conjoncture du temps, par les plaies, par la douleur et par mille maux de celui à qui elle parle, il est certain qu’à moins d’avoir un coeur plus ferme que le diamant on ne peut pas résister à cette tempête.

Permettez-moi, mes frères, de vous déclarer avec liberté ce que je pense de ce saint homme. Je ne dis pas que Job a été plus grand que les apôtres. Mais j’ose dire qu’il leur a été égal. Les apôtres avaient une très-grande consolation que Job n’avait pas. Ils savaient qu’ils souffraient pour Jésus-Christ, ce qui était un si grand soulagement dans leurs maux que Jésus-Christ ne manque jamais de marquer cette circonstance en leur disant: " Vous souffrirez (278) à cause de moi : vous souffrirez pour mon nom. S’ils ont appelé le maître Béelzébub, comment ne traiteront-ils pas de même ses disciples? " Mais Job ne pouvait pas se consoler par une si haute considération. Il n’avait point reçu comme les apôtres le don de faire des miracles et il n’était point assisté de Dieu si puissamment. Car il n’avait point reçu le Saint-Esprit dans cette plénitude avec laquelle il a depuis été donné à l’Eglise.

Nous devons encore considérer que Job avait été nourri dans une grande délicatesse; qu’il avait vécu dans les plaisirs et dans la jouissance de toutes sortes de biens; qu’il était en cela bien différent des apôtres, pêcheurs accoutumés à une vie dure et pauvre ; et qu’ainsi il fallait une grande vertu pour passer tout d’un coup du comble des délices dans une extrême misère. Il a souffert aussi comme les apôtres, les injures, les outrages et les insultes; mais ceux qui le traitaient de la sorte étaient ses propres amis et ses domestiques, car il était également haï de ses ennemis, et de ceux qu’il avait le plus obligés. Mais dans tous ces maux il n’a point eu le bonheur, comme nous l’avons déjà remarqué, d’être soutenu par cette ancre sacrée qui rassurait les apôtres parmi toutes les tempêtes de ce monde, c’est-à-dire de souffrir " pour Jésus-Christ et pour le nom du Sauveur. "

J’admire ces trois jeunes hommes de la fournaise, qui résistèrent à ce tyran si redoutable, et qui méprisèrent toute la violence des flammes. Mais considérez aussi ce qu’ils disent à ce roi barbare : " Nous n’adorons point vos dieux, et nous n’adorerons jamais cette idole que vous avez faite." (Dan. III, 7.) C’était là leur grande consolation, de savoir qu’ils souffraient pour Dieu tout ce qu’ils souffraient. Job au contraire ne savait pas que tout ce qu’il souffrait venait d’un combat qui se passait dans sa personne entre Dieu et le démon; et sans doute que s’il l’eût su, cette pensée l’aurait rendu insensible à tous ses maux. C’est pourquoi, aussitôt qu’il eût entendu ces paroles du Seigneur: "Croyez-vous que je vous aie ainsi affligé pour un autre sujet que pour faire connaître et publier votre vertu et votre justice (Job, XXIV, 3)? " vous voyez comme à cette parole, il reprend une nouvelle force, comme il s’anéantit en lui-même, et comment il croit n’avoir pas même souffert ce qu’il a souffert.

" Pourquoi," dit-il, "croit-on encore que Dieu m’ait traité de la sorte pour mes péchés, après avoir entendu ces paroles, moi qui ne suis rien? " (Job, XXIV, 13.) Et ailleurs : "Je ne pouvais que vous écouter auparavant, mais maintenant mon oeil vous a vu. C’est pourquoi je me méprise moi-même, je me fonds et je m’écoule comme l’eau, et je me regarde comme la poussière et la cendre. " (Job, XLII, 5.)

Imitons, mes frères, ce courage si fort et si humble. Imitons, nous qui ne sommes plus sous la loi, mais sous la grâce, un homme qui vivait avant la loi et avant le temps heureux de la grâce, afin que nous puissions mériter d’entrer un jour comme lui dans les tabernacles éternels où je prie Dieu de nous conduire, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (279)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXXIV
ALORS DONC QU’ILS VOUS PERSÉCUTERONT DANS UNE VILLE, FUYEZ DANS UNE AUTRE. JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QUE VOUS N’AUREZ PAS ACHEVÉ DE PARCOURIR TOUTES LES VILLES D’ISRAËL, QUE LE FILS DE L’HOMME NE SOIT VENU. " (CHAP. X, 23, JUSQU’AU VERSET 34)

ANALYSE

1. Le Christ propose son exemple à ses apôtres pour leur apprendre à supporter courageusement les injures.

2. Si nous le voulons, nous ne serons pas vaincus.

3. Celui qui confesse Jésus-Christ, le fait par la force que lui châtiments. Dieu dispense plus volontiers les biens que les châtiments.

4. Des maux qui s’ensuivraient si les corps ne se corrompaient point après la mort.

5. Rien de plus beau qu’une belle âme.
 
 

l. Après tant de prédictions pleines de terreur que Jésus-Christ vient de faire à ses apôtres, prédictions qui pouvaient abattre les coeurs les plus fermes, après ce déluge de maux qui devait fondre sur eux, lorsqu’après être mort sur une croix, leur Maître serait ressuscité et monté au ciel, il passe à des choses moins pénibles et moins dures, pour donner lieu à ses nouveaux soldats de reprendre un peu leurs esprits, et pour les rassurer contre la crainte. Car il ne leur commande pas d’aller attaquer eux-mêmes et d’irriter leurs persécuteurs, mais de les fuir.

Comme ils étaient faibles et qu’ils ne faisaient que débuter dans l’apostolat, il use d’une grande condescendance. Il ne leur parle point encore des persécutions qui devaient suivre sa passion, mais seulement de celles qui la devaient précéder. Il marque cela formellement lorsqu’il dit: " Je vous dis en vérité que vous n’aurez pas achevé de parcourir toutes les villes d’Israël, que le Fils de l’homme ne soit venu. " Il semble qu’il les veuille prévenir et les empêcher de dire : Mais si, lorsque nous aurons fui d’une ville dans une autre, nos persécuteurs nous y viennent encore chercher, que devrons-nous faire? Il les délivre de cette crainte en les assurant qu’ils n’auraient point achevé de parcourir toutes les villes de la Judée " avant que le Fils de l’homme soit venu. "

Il est remarquable aussi que Jésus-Christ ne veut point dispenser ses disciples de souffrir, mais qu’il leur promet seulement de les assister dans leurs périls et dans leurs travaux, Il ne leur dit pas : Je vous retirerai de toutes ces persécutions, mais: " Vous n’aurez u point achevé de parcourir toutes les villes " d’Israël, que le Fils de l’homme ne soit venu. "Je viendrai, leur dit-il, parce que sa seule vue leur suffisait pour les consoler de toutes leurs peines.

Considérez aussi comment il ne laisse pas tout faire à sa grâce; mais qu’il veut que ses apôtres travaillent, et qu’ils contribuent de leur part. Si vous craignez, leur dit-il, fuyez et ne craignez plus. Il ne leur commande pas de fuir les premiers et de leur propre mouvement, mais d’attendre qu’on les y force, et de se retirer lorsqu’on les y oblige. Il ne leur donne pas même une grande étendue de terre pour y chercher leur sûreté, mais seulement les pays de la Judée.

Il les excite ensuite à pratiquer encore une autre vertu. Après les avoir dégagés du soin de la nourriture; après les avoir délivrés de la crainte des périls, il les fortifie maintenant contre les médisances et les calomnies. Il les a dégagés de tous les soins qu’apporte la nourriture, en leur disant : " Celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse, " en les assurant que plusieurs les recevraient chez eux. Il leur (280) a ôté la crainte des périls lorsqu’il leur a dit : " Ne vous mettez point en peine de ce que vous direz ou comment vous répondrez; " et en les assurant que " celui-là sera sauvé "qui persévérera jusqu’à la fin. " Mais parce qu’il prévoyait qu’ils passeraient ‘pour des méchants et des séducteurs, ce qui paraît à quelques-uns la chose du monde la plus insupportable, il les fortifie contre cette crainte par son exemple, en les faisant ressouvenir de ce qu’on avait dit contre lui, ce qui était la plus grande consolation que ce divin Maître pût laisser à ses disciples. Ainsi comme lorsqu’il leur avait dit auparavant: " Tout le monde vous haïra, " il ajoute aussitôt : " à cause de " mon nom; " il les console ici de même, mais en ajoutant une nouvelle raison. Voici ce qu’il dit : " Le disciple n’est pas plus que le maître, ni l’esclave plus que son seigneur (24). C’est assez pour un disciple d’être comme son maître, et pour un esclave d’être comme son seigneur. S’ils ont appelé le père de famille Béelzébub, combien plutôt traiteront-ils de même ceux de sa maison (25)? " Il fait voir clairement dans ces paroles qu’il est Dieu, et Créateur de toutes choses. Quoi donc! me direz-vous, n’y a-t-il jamais de disciple qui soit plus grand que son maître, ni d’esclave qui soit plus estimable-que son seigneur? Non, le disciple en tant que disciple, l’esclave en tant qu’esclave n’est jamais plus grand que son maître selon l’ordre naturel des choses. Ne me citez pas ici quelques exceptions fort rares, raisonnez d’après la règle générale.

Remarquez aussi qu’il ne dit pas: " S’ils ont appelé le père de famille Béelzébub, combien plus traiteront-ils de même " ses esclaves? mais ceux de sa maison, usant de ce terme pour montrer l’affection qu’il avait pour eux; comme il fait encore ailleurs en leur disant:

" Vous serez mes amis si vous faites ce que je vous ai commandé; " et: " Je ne vous donnerai plus le nom d’esclaves, mais d’amis. " (Jean, XV, 14, 15.) Il ne leur dit pas en général qu’on a outragé le père de famille, mais il marque en particulier l’injure, en disant qu’on l’a appelé Béelzébub. Il joint à cela une troisième consolation plus grande que les deux premières; parce que, comme ils n’étaient pas encore élevés à une haute vertu, il avait besoin de les exciter par des considérations plus sensibles. C’est ce qu’il fait ici par une sentence qui semble générale et universelle, mais qu’il ne faut entendre néanmoins que du sujet auquel Jésus-Christ l’applique.

" Ne les craignez donc point. Car il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni de secret qui ne doive être connu (26). "Il leur dit par là: Il vous doit suffire pour votre consolation que moi, qui suis votre Maître et votre Seigneur, j’ai bien voulu passer le premier, par les mêmes outrages que vous aurez à souffrir. Si cela ne vous, suffit pas pour adoucir votre douleur, considérez au moins que dans peu de temps vous serez délivrés de ces faux soupçons. Car de quoi vous affligez-vous? Est-ce de ce qu’on vous appelle des séducteurs et des imposteurs? mais attendez un peu, et vous verrez tout le monde reconnaître et publier hautement que vous êtes les sauveurs de toute la terre.

Le temps découvre enfin ce qui est le plus caché. Il fera connaître un jour votre innocence, et la malice de ceux qui vous calomnient; Quand on verra par vos actions que vous êtes la lumière du monde, que vous comblez de grâces tous les hommes, et que vous éclaterez en toutes sortes de vertus, on ne s’arrêtera plus alors aux discours de vos calomniateurs; mais on jugera de vous selon la vérité. Vos ennemis passeront publiquement pour des imposteurs, pour des médisants, pour des âmes noires et malignes, et votre vertu sera plus éclatante que le soleil. Votre réputation se répandra et se publiera dans toute la terre, et tous les hommes seront les témoins de vos grandes actions. Ne vous laissez donc pas abattre par les maux que je vous prédis maintenant, mais fortifiez-vous par l’espérance des biens à venir. Car remplissant la mission à laquelle je vous destine, il est impossible que vous demeuriez éternellement dans l’obscurité.

2. Après donc que Jésus-Christ a délivre ses apôtres de toute crainte et de toute inquiétude, et qu’il les a élevés au-dessus de la calomnie, il les porte maintenant à témoigner une grande liberté dans la prédication de l’Evangile.

" Dites dans la lumière ce que je vous dis dans l’obscurité; et prêchez sur le haut des maisons ce qui vous aura été dit à l’oreille (27). " Quoique Jésus-Christ ne dît point ceci aux apôtres dans les ténèbres, et qu’il ne leur parlât point à l’oreille, il use néanmoins de (281) cette expression par une espèce d’hyperbole. Comme il leur parlait à eux seuls, et dans un petit coin de la Judée, il dit qu’il leur parlait dans l’obscurité et à l’oreille, en comparaison de cette liberté qu’il leur devait donner un jour dans la prédication de sa parole. Car tous n’annoncerez pas, dit-il, mon Evangile à une, à deux ou trois villes seulement, mais généralement à toutes les parties du monde; vous traverserez les terres et les mers, les pays habités et inhabités; vous prêcherez devant les rois et devant les peuples; vous enseignerez les philosophes et les orateurs, et vous leur parlerez avec une fermeté et une assurance qui leur donnera de la terreur. Il se sert de ces mots : " Qu’ils prêcheront sur le haut des maisons, et dans la lumière, " pour marquer cette hardiesse sainte avec laquelle ils devaient parler.

Mais ne suffisait-il pas de leur dire : " Prêchez sur le haut des maisons et dans la lumière?" Pourquoi ajoute-t-il: " Ce que je vous ai dit à l’oreille et dans les ténèbres, " sinon pour leur élever l’esprit, et les rendre capables de ses grands desseins? C’est ainsi qu’il leur dit dans saint Jean: " Celui qui croit en moi fera les mêmes oeuvres que je fais, et en fera même de plus grandes. " (Jean, XIV, 1.) Il montre ici de la même manière qu’il ferait tout par eux, et plus encore qu’il n’avait fait par lui-même. J’ai commencé, leur dit-il, j’ai marqué la première trace, et j’ai comme ébauché les choses; mais je veux par vous achever le reste.

Cette parole au reste n’est pas seulement un commandement, c’est encore une prédiction; c’est la parole d’un homme sûr que ce qu’il dit s’accomplira, et qui affirme aux apôtres qu’ils triompheront de toutes les difficultés, et qui, en leur montrant le succès, détruit doucement mais sûrement l’angoisse que leur causait la prévision des calomnies auxquelles ils seraient en butte. Il semble qu’il leur disait : Comme la prédication de l’Evangile, qui jusqu’ici a été cachée et secrète, remplira néanmoins toute la terre; de même ces calomnies que vos ennemis publieront de toutes parts contre vous, se dissiperont bientôt et s’évanouiront comme des songes. Après les avoir ainsi fortifiés, il leur prédit encore de plus grands périls. Mais il leur inspire en même temps un si grand courage, qu’il met leur âme au-dessus de tous les maux.

" Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme; mais craignez plutôt celui qui peut perdre et le corps et l’âme en les jetant dans l’enfer (28). " Considérez, mes frères, combien Jésus-Christ élève ses disciples, non-seulement au-dessus des soins, des inquiétudes, des périls et des pièges, des médisances et des calomnies, mais au-dessus de la mort même, qui est la chose de toutes la plus terrible, et non-seulement de la mort, mais de la mort la plus sanglante et la plus cruelle. Il ne leur dit point: On vous tuera. Il use d’une expression plus douce et moins effrayante : " Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme, mais craignez plutôt celui qui peut perdre et le corps et l’âme en les jetant dans l’enfer. "

Il use souvent de cette conduite, et il ménage tellement la pensée des hommes, qu’il leur fait conclure tout le contraire de ce qu’ils croyaient. Vous craignez la mort, leur dit-il, et cette crainte vous fait appréhender de prêcher mon Evangile. Mais c’est au contraire, parce que vous craignez la mort, que vous devez prêcher hardiment, puisqu’il n’y a que cette hardiesse sainte qui vous puisse délivrer de la véritable mort. Vos ennemis vous peuvent tuer, mais quelques efforts qu’ils fassent, ils ne peuvent vous toucher dans la plus noble partie de vous-mêmes. C’est pourquoi il ne dit pas seulement de ces ennemis qu’ils ne tuent point l’âme, mais " qu’ils ne la peuvent tuer, " pour montrer que quand ils le voudraient ils ne le pourraient pas. Si donc vous craignez les tourments des hommes, craignez encore plus ceux dont Dieu vous menace dans l’enfer.

Vous voyez encore ici que Jésus-Christ ne promet point à ses disciples de les délivrer de la mort, et qu’il les abandonne à la violence des hommes; mais qu’il leur promet une grâce plus grande que la délivrance même de la mort, puisque c’est beaucoup plus de persuader à un homme de mépriser la mort, que de le délivrer de la mort. Ainsi Jésus-Christ n’abandonne pas ses apôtres aux périls, mais il leur donne un courage plus grand que tous les périls.

Il établit ici en passant la vérité de l’immortalité de l’âme; et il imprime par ce peu de paroles dans l’esprit de ses disciples une doctrine salutaire qui les devait fortifier contre (282) tous les maux. Mais pour les consoler d’une autre manière, et pour les empêcher de se croire abandonnés de Dieu, en se voyant dans les périls, dans les tourments et dans la mort même, il les instruit encore et les assure de sa providence dans la suite.

" N’est-il pas vrai qu’on a deux passereaux " pour une obole? et néanmoins aucun d’eux " ne tombe sur la terre sans la volonté de " votre père (29). Les cheveux mêmes de votre " tête sont tous comptés (30)." Qu’y a-t-il de plus vil " que ces petits passereaux ? " leur dit-il, et cependant on n’en prend pas un sans que Dieu le sache. II ne dit pas que c’est Dieu qui les fait tomber sur la terre : cela serait trop indigne de la majesté divine; mais il déclare seulement que cela ne se fait point sans sa connaissance. Que si Dieu n’ignore rien de tout ce qui arrive; et s’il vous aime avec encore plus de tendresse que les pères n’aiment leurs enfants, et jusqu’à tenir compte de tous vos cheveux, que devez-vous craindre? Jésus-Christ parle de la sorte, non que Dieu compte effectivement le nombre de leurs cheveux; mais seulement pour faire voir jusqu’où va son soin et sa vigilance sur ceux qui le servent. Puis donc qu’il connaît tout, et qu’il peut et veut vous sauver, lorsque vous souffrirez quelque chose, ne croyez point que ce soit parce qu’il vous abandonne. Car son dessein n’est pas de vous délivrer des maux du corps, mais de vous apprendre à les mépriser, parce que ce ne sont plus des maux quand on les méprise.

3. " Et ainsi ne craignez point: vous valez beaucoup mieux qu’un grand nombre de passereaux (31). " Vous voyez, mes frères, comme il arrête leur crainte. Car il pénétrait le secret de leurs pensées. C’est pourquoi il dit : " Ne les craignez donc point. " S’ils ont quelque avantage sur vous, ce ne sera que sur la plus faible et sur la plus vile partie de vous-mêmes, sur le corps, qui mourrait de lui-même par une mort toute naturelle, si on ne la prévenait par une autre plus glorieuse. Ainsi ce ne seront point proprement vos ennemis qui vous feront mourir : ce sera plutôt la nature qui leur cédera son pouvoir. Que si vous craignez un homme qui a cette puissance, combien devez-vous plus craindre celui qui peut perdre l’âme et le corps, en les jetant dans l’enfer? Il ne dit pas clairement que ce soit lui qui ait cette puissance de perdre l’âme et le corps en les jetant dans l’enfer, mais il est aisé de tirer cette conséquence par ce qui précède, puisqu’il déclare qu’il est le juge du monde.

Cependant, mes frères, nous faisons le contraire de ce que Jésus-Christ nous commande. Nous ne craignons point celui qui peut perdre nos âmes, et nous craignons beaucoup ceux qui peuvent perdre nos corps, quoique Dieu puisse perdre en même temps et l’âme et le corps, et que les hommes soient si éloignés de nuire à l’âme, qu’ils n’ont pas même le pouvoir de punir le corps. Car ils ont beau le déchirer et le mettre en pièces, ils l’honorent au lieu de le punir, et toutes ses peines deviennent sa gloire. C’est ainsi que Jésus-Christ adoucit les travaux auxquels il les destinait. Car la mort leur paraissait encore bien terrible, et elle faisait une grande impression sur leurs esprits, parce que jusqu’alors on ne nous avait point appris à la vaincre, et que ceux qui la devaient mépriser n’avaient pas encore reçu la grâce et l’effusion du Saint-Esprit.

Mais après avoir banni cette frayeur qui les abattait, il les encourage encore dans la suite. Il chasse une crainte par une autre crainte, et il y joint l’espérance d’une grande récompense. Il allie ainsi les menaces avec les promesses, et il se sert de ces moyens opposés pour les encourager à prêcher la vérité avec une liberté apostolique. " Quiconque donc me confessera et me reconnaîtra devant les hommes, je le reconnaîtrai aussi devant mon Père qui est dans le ciel (32). Et " quiconque me renoncera devant les hommes, je le renoncerai aussi devant mon Père qui est dans le ciel (33). " Il n’exhorte pas seulement ses disciples par l’espérance des biens futurs, mais encore par la terreur de ses jugements. L’Evangile ne dit pas proprement Quiconque me confessera; mais " quiconque confessera en moi, " c’est-à-dire, en mon nom, en ma puissance, pour marquer que celui qui fait cette confession ne la fait point par sa propre force, mais par le secours et par la grâce de celui qui confesse. Il dit au contraire de celui qui renonce " Celui qui me renoncera," et non pas " qui renoncera en moi, " parce qu’il ne renonce qu’étant privé du secours de la grâce.

Vous me direz, peut-être: Pourquoi donc accuse-t-on celui qui renonce Jésus-Christ, (283) puisqu’il ne le fait qu’étant abandonné du secours de Dieu ? C’est parce qu’il n’a été abandonné de Dieu que par sa faute.

Mais pourquoi, me direz-vous, Jésus-Christ ne se contente-t-il pas de la seule foi du coeur?

pourquoi exige-t-il encore cette confession de la bouche? Jésus-Christ le fait pour nous exciter à être courageux et intrépides. Il veut que par cette confession généreuse nous témoignions l’ardeur .de notre charité, et que nous nous élevions au-dessus de tout. C’est pourquoi il parle en général à tout le monde, et il n’adresse point ici son discours seulement à ses apôtres. II ne se contente pas de les rendre généreux, mais il veut que cette même générosité passe dans tous leurs disciples. Aussi celui qui considère bien ces paroles de Jésus-Christ, non-seulement publiera hardiment la vérité, mais il souffrira même de grand coeur tous les maux qui lui en pourront arriver.

C’est la confiance dans ces paroles de Jésus-Christ qui a donné aux apôtres ‘un grand nombre de disciples. Car elles nous font voir que le supplice de ceux qui auront renoncé Jésus-Christ sera effroyable.; comme la récompense de ceux qui l’auront confessé devant les hommes, sera incompréhensible. Plus les souffrances du juste se seront prolongées dans cette confession de Jésus-Christ, plus s’accroîtra pour l’éternité la somme de son bonheur; au contraire le pécheur qui se flatte en ce monde du retard de sa peine, n’y gagnera rien, sinon de la trouver un jour augmentée d’autant plus qu’elle aura été plus retardée. Vous m’avez confessé avec courage, dira Jésus-Christ à l’un, et moi je vous promets aussi une récompense infiniment au-dessus de vos mérites. Car " je vous confesserai devant mon Père. " Et vous qui m’avez renoncé, " je vous renoncerai aussi devant les anges de Dieu. "

Vous voyez donc que c’est pour l’autre vie que Jésus-Christ réserve la dispensation des biens et des maux. Après cela pourquoi vous hâtez-vous? pourquoi vous précipitez-vous? pourquoi cherchez-vous ici votre récompense, vous qui selon saint Paul " êtes sauvé par l’espérance? " (Rom. VIII, 30.) Si vous faites quelque bien dont vous ne receviez ici aucune récompense, ne vous troublez pas, mais réjouissez-vous plutôt de ce qu’on vous en réserve une infiniment plus grande. Si au contraire vous commettez de grands crimes sans en être puni dans cette vie, ne croyez pas pour cela qu’ils demeurent impunis, puisque Dieu vous en châtiera un jour d’une manière terrible, si vous ne prévenez ici sa justice par une patience sincère et par le changement de votre vie.

Si vous ne croyez pas ce que je vous dis, jugez de l’avenir parce que vous voyez tous les jours. Car si la ‘gloire de ceux qui confessent Jésus-Christ est si grande dans ce temps même qui est le temps du combat, quelle pensez. vous qu’elle doive être, lorsque Dieu même les couronnera ? Si dès cette vie même vos ennemis sont contraints de vous huer, combien Dieu vous relèverait-il encore davantage, lui qui vous aime avec plus de tendresse que les meilleurs pères n’aiment leurs infants, lorsque le temps de récompenser les bons et de punir les méchants sera venu? Ceux au contraire qui, renoncent Jésus-Christ en seront punis terriblement dans l’autre monde, et ils le sont déjà dans celui-ci. Ils sont continuellement déchirés par les remords de leur conscience. Pour avoir craint une seule mort, ils meurent cent fois; et au lieu des supplices qui auraient passé en un moment, ils se précipitent dans les éternels.

Mais ceux qui meurent en confessant Jésus-Christ sont heureux en ce monde et en l’autre. Leur mort est un gain puisqu’ils en achètent l’immortalité ; et après s’être acquis ici-bas une gloire qui est plus grande que celle de tous les hommes , ils jouissent dans le ciel d’une félicité qui est ineffable. Car Dieu est toujours prêt à récompenser comme à punir, et il est encore. plus, porté à faire du bien qu’à rendre le mal. Vous me demanderez peut-être

pourquoi Jésus-Christ parle ici deux fois de l’enfer, quoiqu’il ne parle qu’une fois du paradis., Il le fait parce qu’il sait que la crainte des peines arrête bien plus les hommes que l’espérance des biens. C’est pourquoi, après avoir dit: " Craignez celui qui peut perdre le corps et l’âme en les jetant dans l’enfer ", il dit encore: " Je le renoncerai devant mon Père. " C’est la conduite que saint Paul a gardée en parlant continuellement des supplices de l’enfer.

Vous voyez, mes frères, comme Jésus-Christ se sert de tout pour fortifier ses disciples. Il leur ouvre le ciel, il les fait descendre jusqu’aux enfers. Il leur représente ce tribunal terrible, cette assemblée redoutable de tous les (284) anges, et cette publique distribution des couronnes immortelles, pour les exciter par ces grands objets, à s’acquitter avec ferveur du ministère de la prédication de sa parole. Et pour empêcher que leur timidité n’arrêtât le progrès de l’Evangile, lorsqu’il se présenterait des maux à souffrir, il veut qu’ils soient -prêts à s’exposer à la mort la plus cruelle, persuadés que leurs travaux auront leur récompense, et que ceux qui les persécutent seront punis, s’ils ne reviennent de leurs égarements.

4. Méprisons donc la mort, mes frères, quoiqu’il ne se présenta pas encore d’occasion de la souffrir, puisqu’elle n’est à notre égard qu’un passage à une meilleure vie. — Mais le corps, dans le tombeau, se réduit en poudre ?— Raison de plus pour se réjouir de. ce que la mort est détruite, de ce que la mortalité, et non la substance de notre corps est anéantie. Quand vous voyez jeter dans la fournaise une statue pour la refondre, vous ne tenez pas le fait pour une destruction, mais pour une restauration avantageuse.

Jugez de même de la destruction de votre corps, et cessez de vous affliger. Si le corps devait toujours demeurer dans cet état pénible où la juste punition de Dieu l’a réduit en cette vie, ce serait alors qu’il faudrait pleurer.

Mais ne serait-il pas plus avantageux, me direz-vous, que nos corps passassent à cette, immortalité sans passer par la corruption et la pourriture? Je ne vois pas, si cela était, quelle utilité en pourraient retirer n les vivants ni les morts. Jusques à quand donc, idolâtres de votre corps, jusques à quand serez-vous ainsi attachés à. la terre? jusques à quand aimerez-vous l’ombre et les ténèbres d’ici-bas ? Car que vous servirait-il que vos corps demeurassent toujours entiers, ou quel désavantage au contraire n’en résulterait pas pour vous?

Si nos corps n’étaient point réduits à cet anéantissement, il s’ensuivrait le plus grand des maux, l’orgueil chez un grand-nombre. Que s’il s’en est trouvé qui ont voulu passer pour des dieux, quoique leurs corps fussent mangés dés vers et consumés de pourriture, que n’auraient-ils point fait s’ils eussent été incorruptibles? D’ailleurs les hommes n’eussent pu croire qu’ils n’eussent été qu’un peu de terre. Nous le voyons maintenant et nous avons peine à le concevoir; combien donc en aurions-nous douté davantage si nous n’en avions pas ce témoignage de nos propres yeux? En troisième lieu les hommes auraient eu une attache bien plus grande pour les corps, et en seraient devenus bien plus charnels et bien plus grossiers. Car s’il s’en trouve encore aujourd’hui qui veulent bien souffrir la puanteur des sépulcres pour se. tenir auprès des personnes qui leur ont été chères durant leur vie, que n’auraient-ils point, fait, si les corps fussent demeurés entiers et incorruptibles après la mort? De plus, si nous n’avions été réduits à cet anéantissement dans cette vie, nous aurions moins désiré la félicité de l’autre. Ceux qui croient aussi que le monde est éternel se seraient servis de l’incorruptibilité de nos corps pour appuyer leur erreur, et pour en conclure que le monde n’aurait point été créé. Nous pouvons ajouter encore que, si le corps n’était entièrement détruit après la mort, nous n’aurions pas assez compris quelle est la vertu de l’âme, et comment c’est elle qui fait tout dans notre corps.

Enfin, si Dieu n’avait disposé les choses de cette manière, il se serait trouvé des personnes tellement possédées de passion pour leurs proches qui seraient morts, qu’abandonnant les villes, ils seraient venus demeurer auprès de leurs tombeaux, pour jouir de la présence de leurs corps, et pour s’entretenir avec eux autant qu’ils pourraient. Car si, maintenant que les corps périssent et se réduisent en cendre, quoi qu’on puisse faire pour les conserver, il y en a néanmoins qui s’attachent tellement à un portrait, et à la seule figure morte de ceux qu’ils aimaient, qu’ils passent leur vie à la regarder; que ne feraient-ils point- s’ils pouvaient conserver et voir devant eux leurs corps tout entiers? Pour moi, je me persuade aisément qu’il s’en serait trouvé qui auraient bâti des temples à ces corps morts, et que, l’art de la magie se mêlant à cette passion furieuse, se serait servi du démon pour faire parler ces morts, comme s’ils eussent été encore vivants, puisque nous voyons aujourd’hui que ceux qu’on appelle nécromanciens entreprennent des choses semblables, et même encore plus criminelles, quoique les corps, après la mort, soient réduits en cendre et en poussière. Et ainsi il ne pourrait naître de cette conservation de nos corps qu’une source d’impiété et d’idolâtrie.

C’est donc pour prévenir tous ces abus et tous ces désordres, c’est pour nous détacher de la terre et pour nous élever au ciel, que Dieu a voulu que nos corps se détruisent et disparaissent (285) aux yeux des hommes. Si celui qui est passionné pour la beauté d’une jeune fille ne peut pas se laisser persuader à la raison, et reconnaître la vanité de ce qu’il estime tant, Dieu veut qu’il en soit convaincu par ses yeux. Il veut qu’il voie tous les jours des femmes du même âge, mieux faites et plus riches que celle qu~il aime, disparaître tout d’un coup, et exhaler une grande puanteur un ou deux jours après leur mort, et être livrées à la corruption, à la pourriture et aux vers. Jugez donc par là, leur dit-il, quelle est cette beauté que vous aimez, et combien est insensée cette passion qui vous possède.

On n’aurait point compris si sensiblement toutes ces choses si l’on n’avait vu les corps se corrompre. Et comme les démons courent aux sépulcres et y font leur demeure ordinaire; ainsi ceux qui auraient été si passionnés pour les corps lorsqu’ils vivaient, les auraient toujours voulu voir après leur mort. Ils auraient habité dans les sépulcres comme les possédés, et devenus bientôt eux-mêmes les sépulcres des démons, ils auraient enfin perdu la vie aussi bien que la raison par une manie si honteuse et si détestable.

5. Outre les autres raisons qui nous peuvent détacher des morts, celle-ci est très-importante, savoir, que la disparition de l’objet aimé et de son image entraîne insensiblement l’oubli de la passion et son extinction complète. Que si le corps ne périssait de la sorte, on verrait aujourd’hui, au lieu de sépulcres et de mausolées, des villes entières pleines non pas de statues, mais de corps morts, chacun désirant de voir celui de la personne qui lui aurait été chère. Il naîtrait de là une horrible confusion. On n’aurait plus aucun soin de l’âme des morts, et on ne voudrait plus même entendre parler de l’immortalité de nos âmes. On verrait de plus beaucoup de désordres encore plus grands que ceux-ci, qu’il est plus utile d’ensevelir dans le silence.

Dieu veut donc que le corps soit détruit en un moment, afin qu’on voie plus clairement la beauté de l’âme. Car si elle a la force de donner toute la vie, et toute la beauté à notre corps, combien doit-elle être et plus vivante et plus belle que le corps? et si elle peut conserver cette chair si fragile et si corrompue, combien plus se conservera-t-elle elle-même? Car le corps n’est beau que par la disposition et par le mouvement de tous ses membres, et par cette couleur vive qui l’anime et qui l’embellit, et c’est l’âme seule qui lui donne cet avantage. Aimez donc votre âme, puisque c’est elle seule qui embellit ce corps que vous aimez tant.

Mais pourquoi me mets-je en peine de vous faire comprendre ce que le corps reçoit de l’âme, par la vue de l’état où il se trouve après la mort, puisque vous le pouvez voir si aisément par ce qui se passe même durant cette vie? Si l’âme est dans la joie, elle la répand aussitôt sur le visage par cette couleur vermeille qui y paraît. Si elle est triste, elle efface cet éclat du teint, et elle défigure tout le visage. Lorsque l’âme est contente et n’a point de soin, le corps est dans une parfaite santé; et lorsqu’elle est inquiète et mélancolique, le corps devient tout sec et tout languissant. Si l’âme est agitée de colère, elle répand un feu sur tout le visage; si elle est dans la paix, elle rend l’oeil doux et serein. Si l’âme est jalouse et envieuse, le visage en devient tout pâle et tout maigre ; si elle a de la bonté et de l’affection, on le voit par l’ouverture même et par la candeur du visage.

C’est pourquoi il est arrivé souvent que des personnes qui n’étaient point belles de figure l’étaient néanmoins par la beauté de leur âme, et que d’autres au contraire qui avaient de beaux traits sont devenues difformes par le déréglement de leurs passions.

Ainsi lorsque la pudeur fait rougir une personne modeste, cette rougeur donne à son visage beaucoup de grâce. Et au contraire lorsque l’impudence empêche une personne de rougir, elle devient laide, quelque agréable qu’elle puisse être, et elle ressemble plus aux bêtes, qu’aux hommes. Tant il est vrai que rien n’est plus beau ni plus attrayant que la pureté de l’âme ! Il n’y a que de la douleur et de l’infamie dans l’amour des corps : il n’y a que de la joie, et qu’une joie toute pure dans l’amour de l’âme. L’âme est la reine, et le corps l’esclave. Pourquoi abandonnez-vous celle qui commande pour admirer celui qui lui obéit? Pourquoi quittez-vous celle qui possède la lumière et la sagesse, pour vous asservir au corps et aux sens qui ne sont que ses organes? Si les yeux d’une personne vous paraissent beaux, considérez l’âme qui, les gouverne. Si cette âme est difforme et déréglée, méprisez ses yeux comme elle-même. Si vous voyiez une personne fort laide couverte d’un (286) voile extrêmement beau, vous ne seriez point touché de la beauté de ce voile. Et si une personne dont on estimerait la beauté était tellement voilée qu’on ne la pût voir, vous souhaiteriez qu’on ôtât ce voile, et qu’on vous permît de la voir. Faites donc la même chose à l’égard de l’âme, qui est couverte du corps comme d’un voile. Quand le corps est difforme, il demeure toujours ce qu’il est; mais l’âme la plus laide peut devenir belle si elle le veut. Elle aurait les yeux difformes, durs et repoussants, qu’elle pourrait en un moment les changer en d’autres, qui seront doux, sereins, paisibles et agréables. Cherchons donc, mes frères, cette beauté intérieure et invisible, afin que nous rendant agréables à Dieu, elle nous ouvre l’entrée en son éternelle gloire, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus- Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXXV
" NE PENSEZ PAS QUE JE SOIS VENU POUR APPORTER LA PAIX SUR LA TERRE ; JE NE SUIS PAS VENU POUR Y APPORTER LA PAIX, MAIS L’ÉPÉE. CAR JE SUIS VENU POUR SEPARER L’HOMME D’AVEC SON PERE, ET LA FILLE D’AVEC SA MÈRE, ET LA BELLE-FILLE D’AVEC SA BELLE-MERE. ET L’HOMME AURA POUR ENNEMIS CEUX DE SA PROPRE MAISON. " (CHAP. X, 31, 35, 36, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE

1. Mieux vaut la douceur des effets que celle des paroles. Défense de l’Ancien Testament contre les Manichéens.

2. Des grands avantages promis à ceux qui reçoivent les apôtres.

3-5. Contre les riches qui, au lieu d’assister tes pauvres, les rejettent avec mépris et avec injure, les accusent de paresse et se plaignent de leurs importunités.
 
 

1. Jésus-Christ recommence encore à donner ici des préceptes sévères et pénibles, et il parle avec une grande autorité. Il prévient de lui-même ses apôtres qui, entendant des prédictions si terribles, lui pouvaient dire : Quoi donc! Seigneur, êtes-vous venu au monde pour nous perdre, et avec nous ceux qui ajouteront foi à nos paroles, et pour remplir la terre de divisions et de troubles? Il leur répond par avance et leur déclare: " Qu’il n’est pas venu au monde pour y apporter la paix. "

Comment donc a-t-il commandé à ses apôtres, lorsqu’ils entreraient dans une maison, d’y donner la paix? Comment les anges ont-ils dit à sa naissance: " Gloire à Dieu dans le u ciel, et paix aux hommes sur la terre (Luc, II, 26)? " et comment enfin tous les prophètes ont-ils prédit que Dieu donnerait un jour la paix aux hommes? C’est parce que c’est donner la paix que de retrancher la partie qui gâte les autres, et de séparer ce qui peut causer la division. C’est ainsi que le ciel se peut réconcilier avec la terre. Un médecin a donné au corps la santé qui en est la paix, en coupant un membre malade qu’il est impossible de guérir. Un général apaise toutes ses troupes lorsque, pour étouffer une conspiration, il divise les factieux les uns contre les autres.

C’est ce qui se fit autrefois dans cette fameuse tour. Une division salutaire rompit une union très-pernicieuse, et la confusion produisit la paix. C’est ainsi que saint Paul divisa ceux qui s’étaient unis pour le perdre. Et au sujet de Naboth, l’accord qui se fit produisit une paix plus cruelle que la plus cruelle guerre. La paix n’est pas toujours un bien, puisque les voleurs et les scélérats ont la paix entre eux. Mais cette guerre dont Jésus-Christ parle ne (287) vient pas tant de son premier dessein, que de la malice des hommes. Il souhaiterait qu’ils fussent tous liés ensemble par un même esprit de piété; mais parce qu’ils se divisent les uns contre les autres, ces divisions produisent nécessairement la guerre. Lors donc qu’il dit ces paroles " Je ne suis point venu pour apporter la paix sur la terre, " il les dit pour consoler ses apôtres, comme s’il leur disait Ne croyez pas que ce soit vous qui soyez cause de toutes ces divisions. C’est par mon ordre et par ma volonté qu’elles doivent arriver; parce que je connais quelle sera pour lors la. disposition des hommes. Ne vous troublez donc point alors, comme s’il vous arrivait quelque chose que vous n’eussiez pas prévu; c’est moi-même qui le veux; c’est moi qui vous assure que je suis venu " pour apporter la guerre au " monde. " Ainsi ne vous étonnez point que, toute la terre s’arme et se soulève contre vous. Quand, par ces combats, ce qu’il y a de corrompu dans le monde en aura été retranché, le ciel se réconciliera avec la terre.

Jésus-Christ leur parle de la sorte pour les fortifier contre les opinions peu avantageuses que plusieurs devaient avoir d’eux. Il ne leur dit pas même : " Je suis venu apporter " la guerre, mais ce qui est plus effrayant : " Je suis venu apporter l’épée sur la terre. " Et ne vous étonnez pas qu’il se serve de paroles qui semblent si dures. Il a voulu les accoutumer d’abord à ces expressions fortes, afin qu’ils ne fussent pas surpris, lorsqu’ils se trouveraient dans l’occasion. Il voulait empêcher qu’on ne pût dire qu’il eût trompé la simplicité de ses apôtres par des paroles douces et flatteuses en leur cachant le mal qu’ils devaient souffrir un jour. Il affecte même de leur parler de ces choses en des termes plus durs que ne sont ceux dont on devrait naturellement user pour exprimer ce qu’il dit, parce qu’il vaut mieux témoigner sa douceur par des effets que par des paroles.

C’est pourquoi il ne se contente pas de cette proposition générale. Il s’étend même sur les circonstances de cette nouvelle sorte de guerre qu’il apporte au monde, et il en fait une peinture qui surpasse tout ce qu’il y a d’horreur dans les plus cruelles guerres civiles.

" Car je suis venu pour séparer l’homme d’avec son père, la fille d’avec sa mère, et la belle-fille d’avec sa belle-mère (35)." On ne verra pas seulement les citoyens s’élever contre les citoyens, et les amis contre les amis; mais les plus proches et ceux qui étaient le plus étroitement liés se feront une plus cruelle guerre. La nature se déclarera contre elle-même. Le fils se séparera de son père, et la fille de sa mère. Ce ne seront plus seulement ceux de la même maison qui se feront la guerre, mais ceux qui étaient le plus unis par tous les liens du sang. Rien ne pouvait mieux marquer la toute-puissance de Jésus-Christ que de voir les apôtres entendre ces prédictions effroyables, et les croire sans s’étonner, et pouvoir même les persuader aux autres.

Mais il faut toujours se souvenir que ce n’était pas Dieu qui était l’auteur de ces sanglantes divisions, et qu’elles n’étaient que l’effet de la malice des hommes. Cependant il parle comme s’il en était l’auteur, car c’est la coutume de l’Ecriture de s’exprimer de la sorte, comme elle dit ailleurs : "Dieu leur a donné des yeux afin qu’ils rie voient point. " (lsaïe, XII, 2.) Et Jésus-Christ le fait en cette rencontre, afin, comme nous avons dit, que lorsqu’ils seraient dans l’occasion, et qu’on les attaquerait avec toutes sortes d’outrages et d’injures, ils ne se trouvassent point surpris après qu’il leur avait prédit et représenté toutes choses d’une manière si forte.

Que si quelqu’un s’étonne que des divisions si étranges aient pu arriver à l’occasion de l’Evangile, qu’il se souvienne de l’Ancien Testament. On y a vu des histoires aussi sanglantes que celle que prédit Jésus-Christ, et qui font voir une liaison admirable de l’une et de l’autre loi; et que Celui qui parle ici à ses apôtres était le même qui présidait alors à tous ces événements. Qu’il se souvienne que du temps de Moïse la colère de Dieu ne put être apaisée qu’après que les frères eurent tué leurs propres frères pour venger Dieu qui avait été outragé par le culte impie et idolâtre qu’on avait rendu au veau d’or et à Belphégor. (Exod. XXXII, 27.)

Où sont donc ceux qui disent: le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu méchant, mais le Dieu du Nouveau est un Dieu doux et plein de bonté? Qu’ils considèrent que Jésus-Christ, parlant de son Evangile, dit que les proches répandront le sang de leurs proches. Et nous soutenons que cela même est un effet de la douceur de Dieu, et une grande miséricorde. Aussi Jésus-Christ voulant montrer qu’il était le même qui avait agréé dans l’ancienne loi (288) ces victimes sanglantes, veut bien rapporter l’endroit d’un prophète, qui bien qu’il n’ait pas été dit pour ce sujet, ne laisse pas de l’exprimer parfaitement.

" L’homme aura pour ennemis ceux de sa propre maison. " (Mich. VII, 3.) Voyant que les Juifs étaient divisés, qu’il y avait de vrais et. de faux prophètes , et que toutes les familles étaient partagées à leur sujet, les uns voulant suivre les véritables, et les autres s’attachant aux faux, le prophète Michée avertissait le peuple de se tenir sur ses gardes "N’ayez point, " disait-il, " de confiance dans vos amis, ni d’espérance dans vos chefs. Gardez-vous même de votre propre femme, et ne lui confiez rien, parce que l’homme aura pour ennemis ceux de sa propre maison. " Le prophète tâche par ces paroles d’élever celui qui les croirait au-dessus de tout. Car ce n’est pas un mal que de mourir; mais c’est un mal que de mourir mal.

Jésus-Christ dit aussi : " Je suis venu apporter le feu sur la terre. " Il marque par là combien grand doit être l’amour qu’il nous demande. Il nous a aimés avec excès, il veut que nous l’aimions de même. C’est pourquoi il fortifiait ses disciples par ces paroles, et il voulait les mettre au-dessus de tous les maux. Il semble qu’il leur dise : Si ceux que vous allez enseigner doivent renoncer à leurs femmes, à leurs enfants et à leurs pères, jugez ce que vous devez faire, vous autres qui serez leurs maîtres. Car tous les maux que je vous prédis ne se termineront pas à vous., mais ils passeront encore à ceux que vous convertirez, et qui embrasseront mon Evangile. Je suis venu apporter aux hommes des biens ineffables je redemande aussi d’eux une grande obéissance et un grand amour.

" Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi; et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi (37). " Remarquez ici, mes frères, l’autorité de Celui qui parle. Voyez comment il se déclare Fils unique de son Père, en commandant de renoncer à tout, et de préférer son amour à tout le reste. Je ne vous commande pas seulement, dit-il, de me préférer à vos amis et à vos proches. Mais je vous dis de plus, que si vous préférez votre propre vie à l’amour que vous me devez, vous êtes bien éloignés d’être du nombre de mes disciples.

Quoi donc! Ces paroles ne sont-elles pas opposées au commandement que Dieu fait dans l’ancienne loi d’honorer son père et sa mère? — Au contraire, le rapport est, sur ce point, parfait entre l’une et l’autre loi. Ainsi dans l’ancienne, Dieu commande non-seulement de haïr les idolâtres, mais même de les lapider. Et le Prophète admire dans le Deutéronome ceux de qui il dit: " Celui qui dit à son père et à sa mère : Je ne vous connais point; et à ses frères: Vous m’êtes étrangers; et à ses enfants : Je ne sais qui vous êtes, celui-là, Seigneur, garde votre parole. " (Deut. VII, 13.) Que si saint Paul recommande avec tant de soin aux enfants d’être obéissants à leurs pères, ne vous en étonnez pas. Car il ne leur commande de leur obéir qu’en ce qui ne blesse point la piété. C’est une chose qui de soi est très-juste et très-sainte de leur rendre toute sorte d’honneur et de déférence. Mais s’ils exigent de nous ce qui ne leur est point dû, il ne faut point leur obéir contre l’obéissance qui est due à Dieu. C’est pourquoi saint Luc dit : " Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sa vie même, il ne peut être mon disciple." (Luc, XIV, 27.) Dieu ne vous dit pas d’une manière absolue: Haïssez vos parents et vos proches, mais seulement lorsqu’ils voudront que vous les aimiez plus que moi ne craignez point alors de les haïr, puisque cet amour si déraisonnable que vous auriez pour eux ne servirait qu’à perdre et celui qui aime et ceux qui seraient aimés.

2. Ainsi par un même commandement Jésus-Christ rend les enfants plus hardis et plus courageux lorsqu’il s’agit de la piété, et les pères qui les en voudraient détourner, plus raisonnables et plus doux. Car voyant que Dieu est assez puissant pour attacher leurs enfants à lui, et les séparer de leurs pères, ils ne tenteront pas de les lui ôter, comprenant bien que tous leurs efforts pour cela seraient inutiles. C’est pourquoi Jésus-Christ en cet endroit ne s’adresse qu’aux enfants. Il ne parle point aux pères ; mais il les avertit suffisamment de ne point tenter l’impossible en voulant lui arracher leurs enfants.

Mais afin que les pères ne se fâchent point de ce commandement qu’il fait aux enfants, considérez jusqu’où il porte ce renoncement qu’il nous ordonne. Après avoir dit: " Celui "qui ne hait pas son père et sa mère, " il ajoute aussitôt : "et sa vie même. " Croyez-vous(289), dit-il, que je ne vous commande que de renoncer à vos parents, à vos enfants et à vos femmes? Il n’y a rien de plus ‘uni à l’homme que son âme; or si ce renoncement ne va jusqu’à l’abandonner elle-même et à la haïr, je vous traiterai non comme mes amis, mais comme mes ennemis. Et il ne commande pas seulement de la haïr, mais il veut que ce soit jusqu’à l’exposer à tous les combats et à tous les périls, et à ne rien craindre de tout ce qui peut nous ôter la vie.

" Et celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n’est pas digne de moi (38). " Il veut que nous soyons toujours prêts non-seulement à la mort, mais à une mort sanglante, et même la plus honteuse de toutes les morts. Il ne leur parle point encore de sa passion, mais de choses cependant qui devaient les rendre plus susceptibles d’en entendre parler.

Mais ne devons-nous pas admirer, mes frères, comment les apôtres, après des prédictions si effroyables, non-seulement n’ont pas été saisis de crainte, mais ne sont pas morts effectivement de frayeur, puisqu’ils ne voyaient pour eux que des maux présents, et que tout le bien qu’ils attendaient n’était qu’en promesse et en espérance? Comment donc ne se sont-ils pas abattus? commuent sont-ils demeurés fermes? Nous n’en pouvons trouver d’autre cause que la grandeur de la puissance du Maître et de la charité des disciples. C’est pourquoi se voyant exposés à souffrir des choses beaucoup plus dures et plus fâcheuses que ces grands hommes, Moïse et Jérémie, n’en avaient souffertes, ils n’en ont point été surpris et ils se sont soumis à tout sans rien répliquer.

" Celui qui conserve sa vie la perdra, et celui qui perd sa vie pour l’amour de moi, la conservera (39). " Considérez ici, mes frères, ce que perdent ceux qui ont trop d’amour pour leur vie, et ce que gagnent ceux qui savent la haïr et la perdre quand il le faut Comme Jésus-Christ commandait à ses apôtres des choses si difficiles, de renoncer à père, mère, femme et enfants, à toute la terre, et à leur vie même, il leur montre en même temps la grande récompense qu’ils en doivent retirer. Ces maux, leur dit-il, non-seulement ne vous nuiront pas, mais ils vous seront même très avantageux, et ce serait pour vous le plus grand des maux que de ne vouloir pas vous y exposer. Il fait encore ici ce qu’il a accoutumé de faire : il se sert de ce qu’ils désirent pour leur persuader ce qu’il leur dit. Car pourquoi, leur dit-il, ne voulez-vous point abandonner votre vie? n’est-ce pas à cause que vous l’aimez? Si donc vous l’aimez, méprisez-la. C’est l’aimer que de la perdre, puisque vous la gagnez en la perdant.

Et remarquez la sagesse ineffable de Jésus-Christ! Parlant du détachement des pères et des mères, il y joint aussitôt le détachement de sa propre vie, pour faire comprendre que s’ils sauvent leur vie en la méprisant, ils serviront aussi très-utilement leurs pères en leur désobéissant. Tout ceci était capable de persuader les hommes de recevoir chez eux les apôtres qui leur pouvaient procurer de si grands biens. Car qui n’aurait reçu avec joie des hommes si généreux, qui allaient comme des lions par toute la terre, et qui méprisaient leur propre vie pour sauver les autres?

Mais il ‘leur propose encore une autre récompense, qui fait voir qu’il ne s’intéresse pas moins à ceux qui recevront qu’à ceux qui seront reçus. Il commence par montrer d’abord quel honneur les hommes retireraient en recevant chez eux les apôtres. " Celui qui vous reçoit, me reçoit; et Celui qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé (40). " Peut-on souhaiter une plus grande gloire que de recevoir, chez soi Jésus-Christ et son Père même? II promet encore ensuite une autre récompense en disant: " Celui qui reçoit le prophète en qualité de prophète, recevra la récompense du prophète ; et celui qui reçoit le juste en qualité de juste, recevra la récompense du juste (41). " Il avait fait auparavant de grandes menaces contre ceux qui ne recevraient pas ses apôtres; et il promet ici le comble des biens à ceux qui les recevront. Et pour marquer expressément qu’il avait en cela plus de soin de ceux qui traiteraient bien ses disciples que de ses disciples même, il ne dit pas simplement : " Celui qui recevra un prophète, ou un juste ; " mais il ajoute: " en qualité de prophète; et en qualité de juste " ce qui retranche toutes les considérations d’intérêts, et suppose qu’on ne reçoit ce prophète et ce juste que parce qu’il est juste et prophète. Il recevra, dit Jésus-Christ, la récompense du prophète et du juste, c’est-à-dire la récompense que mérite raisonnablement celui qui reçoit un juste ou un prophète; ou bien la récompense que ce prophète (290) et ce juste recevront de Dieu C’est ce que disait saint Paul: " Afin que votre abondance supplée à leurs besoins et que leur abondance aussi supplée à ce qui vous manque." (I Cor. VIII, 14.) Et pour empêcher qu’on ne s’excuse sur la pauvreté, il dit: " Quiconque donnera seulement à boire un verre d’eau froide à l’un de ces plus petits parce qu’il est de mes disciples, je vous dis en vérité qu’il ne sera point privé de sa récompense (42). " Un verre d’eau froide ne vous coûte rien; et néanmoins je vous récompenserai. Parce que, lorsque je vous envoie mes disciples, je le fais pour votre avantage et non pour le leur.

3. Considérez, mes frères, combien de raisons Jésus-Christ apporte pour persuader aux hommes de recevoir ses apôtres, et comme il ouvre à ceux-ci les maisons de toute la terre, en leur faisant voir combien tous les hommes leur seront redevables. Nous pourrions compter jusqu’à neuf raisons : La première est que " celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse. " La seconde, qu’il les envoie sans rien, et presque tout nus. La troisième, qu’il les expose à des combats et à de grands périls pour le bien de ceux qui les recevraient. La quatrième, qu’il leur donne le pouvoir de faire de grands miracles. La cinquième, qu’à leur seule parole, cette paix qui est le comble de tous les biens devait entrer dans la maison où ils auraient été reçus. La sixième, qu’il menace de punir ceux qui ne les recevraient pas, plus sévèrement que Sodome et que Gomorrhe. La septième, qu’il assure qu’en recevant ses disciples, on le recevrait lui-même et Dieu son Père. La huitième, qu’il promet à ceux qui les recevront la récompense qui est due au juste et au prophète. Et enfin la neuvième, c’est qu’il promet de récompenser jusqu’à un verre d’eau froide qu’on leur donnera.

Il ne faudrait qu’une seule de ces considérations pour persuader aux chrétiens de recevoir avec grande joie dans leurs maisons les ministres de Jésus-Christ. Car, qui serait assez dur pour voir un général d’armée, qui revient du combat, chargé de dépouilles, et en même temps percé de coups et couvert de sang, et qui ne s’estimerait pas heureux de lui ouvrir toutes ses portes, et d’honorer sa maison en l’y recevant?

Vous me direz peut-être: Mais qui ressemble aujourd’hui aux apôtres, pour mériter qu’on le reçoive de la sorte? Jésus-Christ répond à cette pensée en ajoutant ces paroles avec tant de soin : " Celui qui reçoit mon disciple en qualité de juste, de prophète et de disciple, " pour marquer qu’il récompenserait cette charité, non selon le mérite, de celui que l’on reçoit, mais selon le zèle de celui qui l’aurait reçu.

Souvenez-vous donc, mes frères, que si Jésus-Christ nous exhorte ici à recevoir les apôtres, les prophètes, les justes et ses disciples, il nous commande ailleurs de le recevoir lui-même en la personne des pauvres et de ceux qui paraissent lés derniers des hommes, et qu’il menace des plus grands supplices ceux qui refuseraient de les recevoir : " Autant de fois, " dit-il, " que vous avez rendu ces devoirs de charité aux moindres de mes frères, c’est à moi-même que vous les avez rendus. Et autant de fois que vous avez manqué de rendre ces assistances aux moindres de ces petits, vous avez manqué de me les rendre à moi-même. " (Matth. XXV, 40.) Quoique celui qui implore votre charité n’ait rien de grand ni d’estimable, il ne laisse pas d’être homme comme vous, d’être dans le même monde, de voir le même soleil, d’avoir une âme semblable à la vôtre, d’adorer le même Dieu, de participer aux mêmes mystères , d’être appelé au même royaume, et d’y avoir même plus d’entrée et plus de droit que vous par le mérite de sa pauvreté.

Je vous vois souvent combler de dons ces importuns qui viennent au fond de l’hiver vous réveiller au son des trompettes et des instruments de musique. Vous ne refusez pas votre argent à des bouffons, à des gens qui se noircissent le visage pour avoir la liberté d’offenser tout le monde impunément; et si un pauvre, qui n’a pas un morceau de pain, vous va demander l’aumône, vous vous emportez contre lui, vous lui dites cent injures, vous l’accusez de paresse, et vous vous répandez en insultes et en invectives. Vous ne considérez pas que vous êtes vous-mêmes mille fois plus paresseux que ce pauvre que vous outragez, et que néanmoins Dieu ne laisse pas de vous combler de ses biens.

Et ne me dites point que vous travaillez beaucoup. Il n’est pas question de savoir si vous faites quelque chose, mais si vous faites ce qu’il serait nécessaire que vous fissiez. Si vous ne me parlez que de votre trafic, de vos usures et (291) de vos adresses pour amasser de l’argent, je vous réponds que ce n’est point là un travail ni des actions de chrétien. Les oeuvres d’un chrétien sont les aumônes, la prière, la défense des pauvres, la protection des opprimés, et tout ce qui a du rapport à ces actions. Quoi que vous fassiez, en ne vous occupant point à ces choses, votre vie n’est qu’une oisiveté et une paresse. Cependant, Dieu ne vous dit pas

Puisque vous êtes paresseux, je ne ferai plus luire sur vous mon soleil, je couvrirai la lune de ténèbres, je vous rendrai toute la terre stérile, et je tarirai toutes les sources, je sécherai tous les fleuves et tous les étangs, j’anéantirai tout l’air, et je retiendrai toutes les pluies. Dieu, dis-je, n’agit point de la sorte, mais il verse sans cesse avec une grande abondance toutes tes richesses de sa bonté. Il fait luire son soleil et il répand ses pluies, non-seulement sur des lâches et des paresseux, mais sur des méchants et des scélérats.

Souvent, lorsque vous voyez un pauvre, vous vous écriez : Ce misérable me met en colère, il est jeune, il est sain et robuste, il peut travailler et il ne le fait pas, et après cela il veut qu’on lui donne de quoi nourrir sa paresse. C’est un vagabond qui s’est enfui et qui s’est dérobé lui-même à son maître. Voilà les reproches que vous faites à ce pauvre. Mais vous devriez vous les faire à vous-même; ou plutôt si vous lui en aviez donné la liberté, vous devriez trouver bon qu’il vous les fit, et qu’il dît de vous plus justement que vous n’avez dit de lui : Cet homme me met en colère; il est sain, il est fort et robuste, et cependant il est lâche, et il ne fait rien de ce que Dieu lui commande; c’est un serviteur désobéissant et rebelle; c’est un fugitif qui s’est dérobé à son maître et qui est maintenant vagabond dans une terre étrangère, c’est-à-dire plongé dans toutes sortes de crimes: dans l’ivrognerie, dans la gourmandise,. dans les larcins et les vols. Il me reproche ma paresse et moi j’aurais à lui reprocher ses crimes, ses fourberies, ses parjures, ses mensonges, ses rapines, et mille autres dérèglements.

4. Je dis ceci, mes frères, non pour autoriser la paresse, Dieu me garde de cette pensée I Je souhaite avec ardeur que tout le monde travaille, car l’oisiveté est la mère et la maîtresse de tous les maux. Mais je vous conjure en même temps de n’être pas durs, sans compassion et miséricorde. Saint Paul a fait de grands reproches contre les lâches: " Si quelqu’un," dit-il, " ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus (II Thess. III, 1);" mais il ne laisse pas de dire aussitôt: " Pour vous, mes frères, ne vous lassez pas de faire le bien. " Il semble qu’il y ait de la contradiction dans ces paroles:

Si vous défendez aux paresseux de manger, comment nous commandez-vous de leur donner à manger? Il est vrai, nous répond ce grand apôtre, que j’ai commandé qu’on se séparât en quelque sorte d’eux, et qu’on n’eût avec eux aucun commerce; mais je vous ordonne aussi de ne les point regarder comme des ennemis, et au contraire d’avoir grand soin d’eux. Je ne me contredis point, et tout cela s’accorde parfaitement. Si vous êtes prompts à faire l’aumône, votre charité apprendra à travailler à celui qui la reçoit, et vous bannirez en même temps la paresse de son coeur et la dureté du vôtre.

Mais ce pauvre, me direz-vous, invente tous les jours cent mensonges. Et voilà précisément ce qui le rend plus digne de compassion! la nécessité où il est réduit le jette dans cette extrémité et lui fait perdre la honte, après avoir perdu tout le reste. Cependant non-seulement nous ne sommes point touchés de cette misère, mais nous leur disons même des paroles outrageantes : Ne t’ai-je pas déjà donné hier? ne t’ai-je pas encore donné avant-hier? Quoi! mes frères, ce pauvre, pour avoir vécu hier et avant-hier, ne doit-il pas vivre aujourd’hui?

Vous imposez-vous cette loi à vous-mêmes? vous dites-vous: j’ai bien mangé hier, j’ai bien mangé avant-hier, je ne mangerai donc point aujourd’hui? Vous ne laissez pas, après ces festins des jours précédents, de bien manger encore aujourd’hui, et vous ne donnez pas ce peu que vous demande ce pauvre, dont vous devriez avoir d’autant plus de compassion qu’il est contraint de vous demander chaque jour de quoi pouvoir vivre. Cela seul devrait vous toucher, puisqu’il n’a recours si souvent à vous, que parce qu’il y est contraint par l’extrémité où il se trouve réduit. Si vous n’êtes point sensible à son état, vous le devriez être au moins à cette dure nécessité qui l’oblige d’essuyer tous vos reproches, et de perdre la honte en vous importunant encore, parce que la misère le presse et l’accable. Et cependant au lieu de lui faire la charité vous lui faites outrage; et au lieu que Dieu vous commande (292) de lui donner en secret, vous le confondez devant tout le monde, et vous lui insultez pour les raisons mêmes qui devraient vous porter à le secourir.

Si vous ne lui voulez rien donner, pourquoi le tourmentez-vous, et pourquoi ajoutez-vous cette nouvelle affliction à tant d’autres qui l’accablent? Il vient à vous comme un homme qui a fait naufrage, il vous tend es mains. Et au lieu de lui servir de port et d’asile, vous le rejetez dans la mer et dans la tempête. Pourquoi lui reprochez-vous l’état où il est? Croyez-vous qu’il se fût jamais adressé à vous, s’il en eût attendu ce traitement ? Et si connaissant votre dureté il n’a pas laissé de venir à vous, n’est-ce pas ce qui le rend plus digne de compassion, et qui vous devrait faire rougir de votre cruauté, puisqu’une si épouvantable misère ne peut amollir la dureté de votre coeur?

Ne croyez-vous pas que cette violence de la faim qui le presse est une excuse assez légitime de l’importunité qu’il vous donne? Vous l’accusez d’être un impudent, vous qui l’êtes si souvent dans des choses qui devraient vous couvrir de honte? La misère du pauvre excuse son peu de pudeur; mais qui peut nous excuser, nous autres, lorsque nous faisons volontairement et sans rougir des actions honteuses et criminelles? Et après cela, au lieu de nous confondre de nos excès, nous insultons aux misérables, et au lieu de guérir leurs maux, nous leur faisons de nouvelles plaies.

Si vous ne voulez rien donner, à ce pauvre, pourquoi le frappez-vous? Si vous ne voulez point le secourir, pourquoi l’outragez-vous? Vous me direz qu’il ne s’en va point si on ne le traite de la sorte. Mais suivez-vous en cela l’avis que le Sage nous a donné quand il nous a dit: " Répondez au pauvre paisiblement et avec douceur? " Ce n’est que malgré lui qu’il est importun, et qu’il a si peu de honte. Il n’y a point d’homme qui veuille être impudent s’il n’y est contraint; et l’on ne me fera jamais croire que celui qui pourrait ne pas mendier puisse se résoudre à le faire.

Ainsi, mes frères, que personne ne vous trompe par de faux raisonnements. Que si saint Paul dit: " Que celui qui ne veut point travailler ne doit point manger (II Thess. III, 1), " c’est pour les pauvres qu’il le dit mais pour nous il nous dit le contraire : " Ne cessez point, " nous dit-il, " de faire du bien. "

Nous agissons ainsi tous les jours dans nos maisons. Quand deux personnes disputent l’une contre l’autre, nous les prenons séparément, et nous les mettons chacune dans son tort.

Moïse a autrefois gardé cette conduite. Car il dit à Dieu, lorsqu’il lui parle en particulier:

" Seigneur, si vous pardonnez ce péché à ce peuple, pardonnez-le; sinon effacez-moi, et " faites-moi périr avec eux (Exod. XXXII) ; " et parlant ensuite aux Hébreux, il commande de tuer ceux qui étaient tombés dans l’idolâtrie, et de ne pas même épargner leurs plus proches parents. Ces deux choses, semblaient se contredire en apparence, mais elles s’accordaient en effet et n’avaient qu’un même but. Dieu s’est servi aussi de cette même conduite. Il dit à Moïse pour intimider les Juifs : " Laissez-moi faire et je perdrai ce peuple. " (Ibid. 32.) Car quoique les Juifs ne fussent point présents, lorsque Dieu parlait de la sorte, Moïse néanmoins leur devait rapporter cette parole. Mais lorsque Dieu s’entretient en particulier avec Moïse, il lui parle d’une manière tout opposée, et il l’exhorte à supporter son peuple. C’est pourquoi ce même prophète s’écrie ailleurs: " Seigneur, les ai-je conçus dans, mes entrailles, vous qui me dites: Portez-les dans votre sein, comme une nourrice porte le nourrisson qu’elle allaite? " (Num. XI, 12.)

C’est encore ce qui arrive tous les jours dans vos familles. Souvent un père voyant le précepteur de son fils le traiter durement, l’avertit en secret, et le prie de n’être pas si sévère, et il exhorte au contraire son fils en particulier à souffrir ce traitement de son maître, quand même il serait injuste, et ainsi il établit l’union entre eux, en leur parlant d’une manière qui semble opposée. Saint Paul fait ici la même chose : il dit à ceux qui sont forts et qui mendiant pour vivre: " Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange " point, " parce qu’il voulait les encourager au travail. Mais il dit à ceux qui les peuvent secourir : " Pour vous ne vous lassez point de faire du bien, " afin de les exciter aux oeuvres de miséricorde. Ce même apôtre écrivant aux Romains use encore de la même prudence dans cette comparaison qu’il apporte de l’olivier franc et de l’olivier sauvage. Car lorsqu’il parle aux Juifs, il leur apprend à ne point s’élever au-dessus des gentils; et lorsqu’il parle aux gentils, il leur apprend à avoir du respect pour le peuple juif. (293)

Ayons donc de la charité, mes frères, et ne soyons pas durs et inhumains. Ecoutons saint Paul qui nous dit: " Pour vous ne vous lassez point de faire le bien. " Ecoutons Jésus-Christ même qui nous dit: " Donnez à tous ceux qui vous demandent. " Et ailleurs: " Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. " (Matth. V, 42; Luc, VI, 36.) Quoiqu’il ait donné beaucoup d’autres avis dans ce sermon sur la montagne, il ne nous exhorte néanmoins à imiter Dieu que dans ce qui regarde la charité et la miséricorde. Car il n’y a rien qui nous rende plus semblables à Dieu que de faire du bien à tout le monde.

Mais, direz-vous, rien n’est plus insupportable qu’un pauvre. Mais qu’est-ce qui le rend si insupportable? Il va de tous côtés, dites-vous, et il crie après tout le monde. Voulez-vous que je vous montré combien nous sommes plus impudents et plus insupportables que ce pauvre? Combien de fois vous est-il arrivé qu’en un jour de jeûne, lorsque l’heure du soir était venue, et que le couvert était mis, voyant que vos gens tardaient un peu à servir, vous les avez outragés en paroles, et même battus? Combien de fois, dis-je, vous êtes-vous mis en colère, quoique vous sussiez que dans un moment vous alliez apaiser cette faim qui vous rendait de si mauvaise humeur? Cependant vous ne vous appelez point insolent et insupportable, vous qui, dans ces occasions, êtes plus semblable à une bête farouche qu’à un homme. Et lorsqu’un pauvre est en danger non de manger un peu plus tard, mais de ne point manger du tout, vous le chargez d’injures, et vous croyez ,que son importunité est insupportable. Après cela avez-vous de la honte, vous qui reprochez aux autres de n’en avoir point? Mais nous ne faisons jamais réflexion sur nous-mêmes. Nous accusons les pauvres, et nous les condamnons comme impudents et fâcheux, quoiqu’en nous comparant avec eux, nous soyons en ce point plus coupables qu’ils ne le sont. Ne soyez donc point si dur et si inhumain dans vos jugements. Quand vous seriez le plus innocent du monde, la loi de Dieu ne vous permettrait pas d’examiner et de juger si sévèrement votre frère. Si l’Evangile nous assure que cette faute perdit le pharisien, quelle excuse nous restera-t-il en la commettant? S’il est défendu aux innocents mêmes de censurer les autres avec trop de rigueur, combien l’est-il plus aux pécheurs ?

Cessons donc, mes frères, d’être si cruels envers les pauvres, cessons d’être sans compassion et sans miséricorde. Car je sais que quelques-uns ont témoigné tant de dureté, que voyant des personnes qui mouraient de faim, ils les laissaient en cet état pour s’épargner une peine très-légère. Je n’ai point ici mes gens, leur disaient-ils, ma maison est loin et je n’ai ici personne de connaissance à qui je puisse emprunter de l’argent. O cruauté plus digne des bêtes que des hommes! Vous laisserez donc un pauvre mourir de faim, pour vous épargner la peine de faire trois pas! O négligence barbare! ô mépris insolent et insupportable! Quand vous auriez eu une demi-lieue à faire, auriez-vous dû appréhender ce chemin? Ne pensez-vous pas que plus vous avez de peine, plus vous en serez récompensé? Quand vous donnez de votre bien, Dieu vous en tient compte; mais si vous y joignez votre travail, vous en recevrez une double récompense.

N’est-ce pas ce que nous admirons avec sujet dans ce grand patriarche Abraham? il avait trois cent dix-huit serviteurs, et il ne s’en servit point pour exercer la charité par leurs mains, mais il alla lui-même au troupeau pour y prendre de quoi donner à manger aux hôtes qui l’étaient venu trouver; et nous voyons aujourd’hui des personnes assez superbes pour ne faire leurs charités que par leurs valets.

Mais si je fais ces aumônes par moi-même, dites-vous, ne semblera-t-il pas que je recherche la vaine gloire? Mais c’est par une autre vaine gloire que vous agissez ainsi, vous qui rougissez qu’on vous voie parler à un pauvre. Ce n’est pas néanmoins ce que je veux examiner ici ; donnez seulement l’aumône soit par vous, soit par les autres, et- ne querellez point les pauvres, ne les frappez plus, et ne leur dites plus d’injures. Ce pauvre qui s’adresse à vous a besoin d’être guéri et non d’être blessé; il a besoin de pain et non pas de coups. Si un homme avait reçu un coup de pierre à la tête, et que vous choisissant entre tous les autres, il vint 5e jeter à vos genoux, tout couvert de sang, seriez-vous assez cruel pour le frapper de nouveau, et pour lui faire une seconde blessure? Je ne vous crois pas assez durs, et je m’assure au contraire que vous tâcheriez de (294) guérir sa première plaie. Pourquoi donc agissez-vous autrement à l’égard du pauvre?

Ne savez-vous pas quelle impression fait sur un esprit une parole douce ou sévère? N’est-il pas écrit " que la parole douce vaut mieux que le don?" (Proverb. XXVI.) Ne voyez-vous pas que vous tournez votre propre épée contre vous-même, et que vous vous blessez plus que vous ne blessez ce pauvre, lorsque vous l’obligez par vos traitements injurieux à gémir en secret et à répandre des larmes? N’était-ce pas Dieu qui vous envoyait ce pauvre? Considérez donc sur qui retourne cette injure, puisque Dieu vous envoyant ce pauvre, et vous commandant de l’assister, non seulement vous ne lui donnez pas l’aumône, mais vous osez même l’outrager.

Si vous ne comprenez pas encore l’excès que vous commettez en cela, jugez-en par ce qui se passe entre les hommes, et vous comprendrez alors la grandeur de votre faute. Que diriez-vous si vous aviez donné ordre à un de vos domestiques de redemander à un autre qui serait aussi à vous l’argent que vous lui auriez donné, et que celui qui serait dépositaire de cet argent, non-seulement ne le rendit pas, mais traitât même avec toute sorte d’outrages celui qui le lui redemanderait votre part? Comment puniriez-vous ce serviteur dont vous croiriez avoir été si cruellement offensé? Et cependant vous traitez Dieu comme vous vous plaindriez alors d’avoir été traité de ce serviteur. C’est lui qui vous envoie ce pauvre, et il vous commande de lui donner ce qu’il vous a donné, et ce qui est plus à Dieu qu’à vous. Que si au lieu de lui faire l’aumône, nous le traitions avec outrage, jugez comment nous mériterions d’être punis, comment nous mériterions d’être foudroyés.

Pensons donc, mes frères, à toutes ces choses. Ne déshonorons plus notre bouche par ces injures, ni notre coeur par cette inhumanité, et consacrons nos mains en les employant aux oeuvres de miséricorde. Assistons les pauvres de notre argent, et consolons-les par nos paroles. Ainsi nous éviterons les supplice dont Dieu menace ceux qui disent des injures à leurs frères, et nous obtiendrons la couronne qu’il promet à ceux qui les assistent, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXXVI
JÉSUS AYANT ACHEVÉ DE DONNER CES INSTRUCTIONS A SES DOUZE DISCIPLES, IL PARTIT DE LÀ POUR S’EN ALLER ENSEIGNER ET PRÊCHER DANS LES VILLES DE CETTE CONTRÉE " (CHAP. XI, 1, JUSQU’AU VERSET 7.)

ANALYSE

1 et 2. Jalousie des disciples de Jean contre Jésus-Christ.

3. Les prophètes savaient que le Christ mourrait sur la croix.

4. Combien il faut craindre les supplices de l’enfer. Que le seul crime d’avoir profané le corps et le sang de Jésus-Christ par des communions sacrilèges suffit pour justifier l’éternité des peines.
 
 

1. Après que Jésus-Christ a donné mission à ses apôtres, il se retire, et il les laisse pour leur donner lieu d’agir par eux-mêmes, et de faire ce qu’il leur venait de prescrire. Car s’il fût demeuré toujours avec eux, personne n’eût voulu quitter Jésus-Christ pour s’adresser aux apôtres et leur faire guérir des malades. (295)

" Mais Jean ayant appris dans la prison les oeuvres merveilleuses de Jésus-Christ lui fit dire par deux de ses disciples qu’il lui envoya, etc. (2). " Saint Luc marque que les disciples de saint Jean rapportèrent à leur maître les miracles de Jésus-Christ, et que saint Jean les envoya le trouver. Cette circonstance néanmoins ne fait aucune difficulté, mais elle renferme seulement une grande instruction, puisqu’elle fait voir que les disciples de saint Jean avaient comme une secrète envie contre le Sauveur. Mais la parole qui suit est un peu plus difficile et mérite que nous nous y arrêtions davantage.

" Etes-vous celui qui doit venir, ou si nous " devons en attendre un autre (3)? " Comment celui qui avait connu Jésus-Christ avant même qu’il fît des miracles, à qui le Saint-Esprit l’avait révélé, à qui la voix du Père l’avait enseigné, qui avait dit hautement devant tout le monde: " Voilà l’Agneau de Dieu (Jean, I, 29), " comment, dis-je, envoie-t-il savoir maintenant si c’est celui qui doit venir, ou s’il en doit venir un autre? Si vous doutez que Jésus soit le Christ, comment prétendez-vous qu’on vous croie lorsque vous rendez témoignage d’une chose que vous ignorez? Avant qu’un homme assure une chose, il faut qu’il la sache tellement, qu’il mérite qu’on ajoute foi à ce qu’il dit.

N’est-ce pas vous qui disiez: " Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers?"

(Luc, III, 15). N’avez-vous pas dit: "Pour moi je ne vous connaissais pas; mais celui qui m’a envoyé baptiser avec de l’eau, m’a dit: " Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit, c’est celui qui baptise par le Saint-Esprit? " (Jean, I, 33.) N’avez-vous pas vu le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe? N’avez-vous pas ouï la voix du Père? (Matth. III, 17.) Ne l’avez-vous pas empêché vous-même, lorsqu’il s’est venu faire baptiser ? Ne lui avez-vous pas dit: " C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par vous, et vous venez à moi?" (Ibid. 44.) N’avez-vous pas dit à vos disciples : " Il faut qu’il croisse et que je diminue?"(Jean, III, 30.) N’avez-vous pas enfin témoigné devant tout le peuple que ce serai lui " qui baptiserait par le Saint-Esprit, et par le feu, " et que " c’était lui qui était l’Agneau de Dieu qui portait le péché du monde? " (Ibid.) N’avez-vous pas rendu ces témoignages de Jésus-Christ avant qu’il fît aucun miracle ? Comment donc maintenant qu’il s’est fait connaître par tant de prodiges, que sa réputation s’est répandue dans toute la Judée, qu’il ressuscite les morts, qu’il chasse les démons, qu’il guérit toutes sortes de maladies, comment, dis-je, envoyez-vous maintenant savoir si c’est celui qui doit venir, ou si on en doit attendre un antre? Tout ce que vous nous avez dit jusqu’ici n’était donc qu’un songe et une fable, ou un artifice pour nous tromper?

Qui serait, mes frères, l’esprit un peu raisonnable qui pût avoir cette pensée, je ne dis pas de saint Jean, qui tressaillit de joie dès le ventre de sa mère ; qui annonça Jésus-Christ avant même que de naître; qui passa toute sa vie dans le désert, et y vécut comme un ange; mais je dis même du dernier des hommes? Pourrait-il, après tant de témoignages qu’on lui avait rendus de Jésus-Christ ou qu’il en avait rendus lui-même aux autres, douter encore de ce qu’il était? Il est donc visible que si saint Jean s’informe ainsi de Jésus-Christ, ce n’est pas qu’il ne sût qui il était ou qu’il en doutât.

On ne peut pas dire qu’à la vérité il l’avait connu avant sa prison , mais que depuis il était devenu timide, et que sa crainte lui avait fait dissimuler ce qu’il savait. Pouvait-il espérer sa délivrance par cette ambassade? Et quand il l’aurait espérée, aurait-il pu trahir la vérité, lui qui était si résolu de mourir? S’il n’eût été ainsi préparé à la mort, aurait-il témoigné tant de vigueur et tant de force en parlant à tout un. peuple accoutumé depuis longtemps à répandre le sang des prophètes? Aurait-il repris avec une liberté si généreuse ce tyran incestueux en présence de ses sujets, et avec aussi peu de crainte que s’il eût parlé à un homme du peuple?

Si sa prison l’avait rendu timide, comment n’eût-il pas rougi au moins devant ses disciples qui étaient témoins de tout ce qu’il avait publié de Jésus-Christ, et comment les eût-il choisis pour cette ambassade, puisqu’il aurait pu en envoyer d’autres, et s’épargner ainsi cette honte? Car il savait fort bien qu’ils avaient conçu de la jalousie contre Jésus-Christ, et qu’ils auraient été ravis de trouver une occasion de le décrier. Comment n’aurait-il point même appréhendé la confusion de témoigner, devant tous les Juifs, qu’il avait quelque doute touchant Jésus-Christ, après qu’en leur présence il lui avait rendu des (296) témoignages si avantageux? Que pouvait-il aussi espérer de cette ambassade pour. sa délivrance? Ce n’était point sur le sujet de Jésus-Christ, ni pour lui avoir rendu témoignage, qu’on l’avait mis en prison , mais pour avoir condamné un mariage incestueux et illégitime. Il est donc clair, qu’à moins d’avoir perdu le sens , on ne peut porter de saint Jean un jugement si peu raisonnable.

Mais quel est donc le sujet de cette ambassade? Et puisqu’il est visible par tout ce que nous venons de dire qu’il ne pouvait plus rester, je ne dis pas à saint Jean, mais à la personne du monde la plus grossière, le moindre doute touchant Jésus-Christ, nous devons rechercher maintenant quel a pu être le dessein de Jean lorsqu’il a envoyé ses disciples vers le Sauveur. On voit clairement par l’Evangile que les disciples de ce saint avaient de l’éloignement pour Jésus-Christ, et qu’ils ont toujours nourri une secrète jalousie contre lui. Cette disposition paraît assez, par ce qu’ils disent à leur maître : " Celui qui était avec vous au delà du Jourdain, à qui vous avez rendu témoignage, baptise maintenant, et tout le monde vient à lui. " (Jean, II, 30.) Il s’éleva aussi quelque contestation entre eux et les Juifs au sujet de la purification. (Matt. XV.) On voit encore qu’ils vinrent dire à Jésus-Christ: Pourquoi nous et les pharisiens jeûnons-nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent pas? " (Matth. IX, 14.) Comme ils ne savaient pas encore qui était Jésus-Christ, et qu’ils avaient de lui une opinion fort médiocre, et une très-grande, au contraire, de saint Jean, qu’ils regardaient comme plus qu’un homme, ils ne pouvaient souffrir de voir la réputation de Jésus-Christ croître de jour en jour et celle de saint Jean diminuer, selon la parole de celui-ci.

2. C’est ce qui les empêchait de croire en Jésus-Christ; leur envie était comme un mur qui leur fermait la voie pour aller à lui. Tant que saint Jean hit avec eux, il les instruisait et les exhortait continuellement, sans qu’il pût rien gagner sur eux; mais se voyant près de mourir, il s’y appliqua avec encore plus de soin. Il craignait qu’il ne restât dans leurs esprits quelque semence de schisme, et qu’ils demeurassent toujours séparés de Jésus-Christ. C’était l’unique but que ce saint homme avait eu dès le commencement, et il avait tâché dès le principe de mener tous ses disciples au Sauveur. N’ayant pu jusque-là les persuader, il fait ce dernier effort, lorsqu’il se voit près de mourir.

S’il leur eût dit: Allez trouver Jésus-Christ, parce qu’il est plus grand que moi, l’attachement qu’ils avaient pour saint Jean les eût empêchés de lui obéir. Ils eussent pris ces paroles comme un effet de son humilité, de sa modestie, et bien loin de les détacher de lui, elles eussent encore redoublé cette grande affection qu’ils avaient pour lui. Que s’il eût gardé le silence, ce silence ne lui aurait pas été plus avantageux. Que fait-il donc? Il veut apprendre par eux-mêmes combien Jésus-Christ fait de miracles. Il ne veut pas même les envoyer tous à Jésus. Il en choisit deux qu’il savait être les plus disposés à croire, afin que s’acquittant de leur mission sans prévention, ils vissent eux-mêmes par des effets sensibles la différence qui était entre Jésus-Christ et lui.

" Allez, " leur dit-il, " et dites-lui : Etes-vous celui qui doit venir, ou en attendons-nous un autre? " Jésus-Christ, pénétrant dans la pensée de saint Jean, ne répond point à ces deux disciples : Oui, c’est moi : ce que naturellement il devait faire; mais sachant qu’ils en auraient été blessés, il aime mieux leur faire connaître ce qu’il est par les miracles qu’il fait devant eux. Car L’Evangile remarque que plusieurs malades s’approchèrent alors de lui, et qu’il les guérit tous. Quelle conséquence aurait-on pu tirer lorsqu’on lui demande s’il est le Christ, et que pour toute réponse il guérit beaucoup de malades, sinon qu’il voulait faire entendre ce que je viens de dire? Il savait que le témoignage des oeuvres est moins suspect que celui des paroles.

Jésus-Christ donc étant Dieu, et connaissant les pensées de saint Jean, qui lui envoyait ses disciples, guérit aussi beaucoup d’aveugles, de boiteux et d’autres malades, non pas pour apprendre à saint Jean qui il était, puisqu’il les avait déjà, mais seulement à ses disciples qui étaient encore dans le doute. C’est pourquoi après tous ces miracles il leur dit : " Allez dire à Jean ce que vous entendez, et ce que vous voyez (4). Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les. morts ressuscitent, l’Evangile est annoncé aux pauvres (5).Et bienheureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute (6)." (297)

Il leur montrait par ces paroles qu’il pénétrait dans leurs pensées. S’il leur eût dit: Oui, c’est moi, cette réponse les eût blessés, et ils eussent pu dire, au moins en eux-mêmes, ce que lui dirent les Juifs: " Vous vous rendez témoignage à vous-même. " (Jean VIII, 27.) Pour éviter cela, il ne leur dit rien de lui; il les laisse juger eux-mêmes de toutes choses par les miracles qu’il fait devant eux, les instruisant ainsi de la manière la plus persuasive et la moins suspecte. Il leur fait même un reproche secret par ces paroles. Sachant qu’ils étaient scandalisés en lui, il leur découvre leurs maladies cachées, mais n’en rend témoin que leur propre conscience. Il leur fait voir à eux seuls le scandale où ils tombaient à son sujet, et il tâche en les épargnant de les attirer à lui davantage: " Heureux, " leur dit-il en les désignant, " celui qui ne tirera point de moi un sujet de chute et de scandale! "

Mais pour éclaircir davantage cette difficulté, il est bon qu’après vous avoir dit ma pensée, je vous rapporte aussi celles des autres, afin qu’en les examinant et les comparant ensemble, nous en puissions tirer quelque lumière pour le discernement de la vérité. Il y en a qui soutiennent que saint Jean n’a pas envoyé cette ambassade au Sauveur pour la raison que nous venons de dire. Ils prétendent que saint Jean doutait en effet, non pas absolument si Jésus était le Christ, mais s’il devait mourir pour les hommes, et que c’est pour cette raison qu’il fait dire à Jésus-Christ: " Etes-vous celui qui doit venir? " c’est-à-dire êtes-vous celui qui doit descendre dans les enfers pour en retirer les captifs?

Mais ce sentiment est sans apparence, parce que saint Jean ne pouvait pas même ignorer ce qu’on dit qu’il ignorait, puisqu’il l’avait prêché lui-même et qu’il avait dit : " Voilà l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde. " Il l’appelle " l’agneau " pour marquer qu’il devait être immolé sur la croix; et il dit la même chose par ces autres paroles: "C’est lui qui ôte le péché du monde, " puisqu’il ne devait ôter le péché du monde qu’en mourant sur une croix. C’est ce que saint Paul déclare, lorsqu’il dit que Jésus-Christ a effacé " la cédule qui nous était contraire, et qu’il l’a entièrement abolie en la clouant à sa croix. " (Coloss. II, 14.) De plus saint Jean nous assurant que ce serait lui qui baptiserait par le Saint-Esprit, prédit comme prophète ce qui devait suivre la résurrection du Sauveur.

3. Il est vrai, réplique-t-on, que saint Jean savait que Jésus-Christ ressusciterait et qu’il donnerait le Saint-Esprit; mais il ne savait pas qu’il serait crucifié. Et moi je demande comment Jésus-Christ pouvait-il ressusciter sans être mort et sans avoir été crucifié? Comment saint Jean, qui était le plus grand de tous les prophètes, aurait-il ignoré ce que tous les autres prophètes avaient su et prédit de Jésus-Christ? Car on ne peut douter que saint Jean n’ait été le plus grand de tous les prophètes, puisque Jésus-Christ le dit lui-même; et on voit partout que les prophètes ont su et prédit la croix et la passion du Sauveur. (Matt. XI, 9.) " Il a été mené comme un agneau à la boucherie, " dit Isaïe, " et il se taira comme une brebis qui n’ouvre pas la bouche devant celui qui la tond. " (Is. LIII, 7.) Et il avait dit auparavant : " Il sortira une tige de Jessé d’où naîtra Celui qui doit régner sur les Gentils, et les Gentils mettront en lui leur espérance. (Ibid. XI, 1.) Et marquant ensuite les souffrances et la gloire de la passion, il ajoute: " Le sépulcre où il reposera sera en honneur. " Isaïe ne prédit pas seulement que le Christ serait crucifié, mais il. marque ceux mêmes qui seraient compagnons de son supplice : " Il a été mis au nombre des scélérats. (Ibid.) Il prédit encore qu’il ne se défendrait pas : " Il n’ouvrira pas sa bouche, " et fait voir l’injustice de ceux qui le condamneraient en ajoutant: " On lui a prononcé son arrêt dans son humilité. " (Ibid.)

David avait prédit avant lui ces mêmes choses : " Pourquoi, " dit-il , " les nations se sont-elles assemblées en tumulte, et pourquoi les peuples ont-ils formé de vains projets? Pourquoi les rois de la terre et les princes se sont-ils élevés ensemble et ont-ils conspiré contre le Seigneur et contre son Christ?"(Ps. II, 1.) Il marque ailleurs la croix en particulier, lorsqu’il dit : " Ils ont percé mes pieds et mes mains. ", (Ps. XXI, 17.) Et il décrit même exactement l’attentat des soldats : " Ils ont partagé entre eux mes vêtements et ils ont jeté le sort sur ma robe. "

(Ibid.) Il n’oublie pas même ailleurs de marquer le vinaigre qu’on lui présenta: " Ils m’ont donné pour mets du fiel très amer et lorsque j’ai eu soif, ils m’ont donné du vinaigre à boire. " (Ps. LXVIII.) Ainsi après (298) que les prophètes ont décrit si longtemps auparavant le jugement et la condamnation de ceux qui seraient crucifiés avec le Sauveur, le partage de ses vêtements, le sort qu’on, jetterait sur sa robe et plusieurs autres particularités semblables que je ne rapporte point de peur d’être long, qui pourrait croire que le plus grand des prophètes aurait ignoré ces choses? Ce sentiment ne se soutient donc pas. D’ailleurs si telle eût été la pensée de saint Jean, pourquoi ne disait-il pas clairement à Jésus-Christ : Etes-vous celui qui doit venir aux enfers, et non pas simplement " Etes-vous celui qui doit venir? "

Ils ajoutent encore à cela quelque chose de bien plus ridicule, savoir, que saint Jean lui faisait cette question, afin d’y annoncer sa venue prochaine. Ne peut-on pas dire à ces personnes ces paroles de saint Paul : " Mes frères, n’ayez point un esprit d’enfants ; mais soyez sans malice comme des enfants et ayez un esprit d’hommes. " (I Cor. XIV, 17.) La vie présente est le temps auquel il faut penser à soi. On ne trouve plus à la mort que le jugement de Dieu et le supplice des coupables. David dit: " Qui vous confessera dans l’enfer? " (Ps. VI, 5.)

Comment donc, me direz-vous, Jésus-Christ " a-t-il brisé les portes d’airain? comment a-t-il rompu les gonds de fer (Ps. C, 17), " comme il est dit dans le psaume? Je vous réponds que ce fut par la vertu de son corps. Car on vit alors, pour la première fois, un corps immortel vaincre la mort et détruire sa domination et sa tyrannie. Ce que prouvent ces paroles de l’Ecriture, c’est que Jésus-Christ fut alors le vainqueur de la mort, mais non pas qu’il délivra de leurs péchés. ceux qui étaient morts avant sa venue au monde. Que si ce que je dis n’était pas, et s’il était vrai que Jésus-Christ eût délivré de l’enfer tous ceux qui y étaient auparavant, comment aurait-il dit lui-même : " Le peuple de Sodome et de Gomorrhe sera traité plus doucement alors? "(Luc, X, 12.) Il ne dit pas qu’ils ne seront point punis alors, mais qu’ils seront moins punis. Il suppose donc que ceux qui auront été punis comme ceux de Sodome, le seront encore éternellement. Que si ceux qui auront été châtiés si sévèrement dès ce monde ne laissent pas de l’être dans l’autre ; combien plus le seront ceux qui n’auront point été punis de leurs crimes dans cette vie ?

Vous me direz, peut-être, que la manière dont ceux qui sont morts avant Jésus-Christ, ont été traités, ne paraît pas juste. Si, leur punition est juste. Car ils pouvaient se sauver sans confesser Jésus-Christ. Dieu n’exigeait point cela d’eux, mais seulement qu’ils s’éloignassent de l’idolâtrie, et qu’ils adorassent le vrai Dieu : " Le Seigneur votre Dieu est seul Dieu. " C’est pourquoi nous admirons les Macchabées qui aimèrent mieux souffrir de si grands tourments que de trahir leur loi. Nous admirons encore ces trois enfants de la fournaise et beaucoup d’autres d’entre les Juifs qui vécurent sans reproche et qui conservèrent inviolablement cette connaissance qu’ils avaient de Dieu, sans qu’on exigeât d’eux rien de plus. Car, comme j’ai déjà dit, il suffisait alors de connaître un seul Dieu. Mais il n’en est plus ainsi maintenant. Il faut joindre à cette foi la connaissance de Jésus-Christ. C’est pourquoi il dit lui-même: " Si je n’étais point venu et si je ne leur avais point parlé, ils n’auraient point de péché; mais ils n’ont plus maintenant d’excuse de leur péché. " (Jean, XV, 22.)

Nous sommes de même obligés de vivre plus saintement, et d’être plus réglés dans les moeurs que n’étaient les Juifs. Les Juifs étaient condamnés à mort quand ils avaient tué un homme, et un chrétien est condamné, lors seulement qu’il se met en colère contre un autre homme. On punissait alors celui qui commettait un adultère, et on punit maintenant jusqu’aux regards impudiques. Comme les connaissances sont devenues plus grandes dans la loi nouvelle, la morale aussi est devenue plus pure et plus parfaite que dans la loi ancienne.

Nous voyons donc par tout ce que j’ai dit que Jésus-Christ n’avait pas besoin de précurseur dans les enfers. Car si les incrédules pouvaient se convertir après leur mort et croire en Dieu, personne ne périrait jamais, puisque tous se repentiront un jour et adoreront Jésus-Christ selon cette parole: " Toute langue confessera que Jésus-Christ est le Seigneur, et tout genou fléchira devant lui dans le ciel, sur la terre et dans les enfers. " (Phil. II, 14.) Et ailleurs: " La mort sera le dernier ennemi que Jésus-Christ détruira. " (I Cor. V, 11.) Mais toutes ces adorations seront alors très-inutiles, parce qu’elles ne viendront point d’une humiliation volontaire, mais d’une reconnaissance forcée. (299)

4. Eloignons de nous, mes frères, ces opinions puériles et ces fables judaïques. Ecoutons plutôt ce que dit saint Paul : " Tous ceux qui ont péché sans la loi périront aussi sans la loi (Rom. II, 12) , " ce qu’il dit de ceux qui l’ont précédée; " et tous ceux qui ont péché dans la loi seront jugés par la loi, " ce qu’il dit de tous ceux qui sont venus après Moïse. " Car Dieu, " dit le même apôtre, " découvre du ciel sa colère et sa vengeance contre toute l’impiété et l’injustice des hommes. L’affliction et le désespoir accablera tout homme qui fait le mal, le juif premièrement, et puis le gentil. " Les histoires saintes et profanes nous font assez voir selon cette parole de saint Paul, combien les gentils dans tous les siècles ont souffert de maux. Car qui peut dire ce qu’ont enduré les Babyloniens ou les Egyptiens? Et pour faire voir que ceux qui ont précédé Jésus-Christ, et qui sans l’avoir pu connaître ont fui l’idolâtrie et adoré le vrai Dieu en réglant leurs moeurs selon la justice, seront comblés de tous biens, il ne faut que considérer ce que dit saint Paul : " La gloire, l’honneur, la paix à tout homme qui fait le bien, au juif premièrement, et au gentil. " (Ibid.) Ainsi vous voyez clairement par tout ce que nous venons de dire, que Dieu récompense toujours les bons, comme il punit toujours les méchants.

Où sont donc ceux qui croient qu’il n’y a point d’enfer? Si ceux qui ont précédé l’avènement de Jésus-Christ, qui n’ont jamais entendu parler de l’enfer ni de la résurrection, et qui ont souffert de si grands maux en ce monde, ne laissent pas d’être encore punis après cette vie, que deviendrons-nous nous autres, après avoir reçu de Dieu des connaissances si saintes et si relevées?

Mais comment se peut-on persuader, me direz-vous, que ceux qui n’ont jamais entendu parler de l’enfer durant leur vie y tombent après leur mort? Ne pourraient-ils pas dire à Dieu : Si vous nous aviez menacé de ces flammes éternelles, nous les aurions appréhendées, et nous aurions mieux vécu? Et moi je vous dis sur cela, mes frères, que ces personnes auraient donc été bien plus sages que nous puisque nous entendons à tout moment parler de l’enfer, sans y faire la moindre réflexion et sans en devenir meilleurs. Mais sans m’arrêter à cela, ne peut-on pas dire que celui qui n’est point retenu par les peines qu’il voit tous les jours dans ce monde le serait bien moins par tout ce qu’on pourrait lui dire de celles de l’autre? Car les choses présentes touchent beaucoup plus les hommes grossiers et charnels que celles qu’ils ne voient pas, et qui ne leur doivent arriver que longtemps après.

Vous me direz, peut être: Si nous avons aujourd’hui tant de sujets de crainte, que n’ont pas eu ceux qui ont précédé Jésus-Christ? Dieu les a-t-il traités avec toute la justice qu’il serait à souhaiter? Oui, mes frères, la conduite de Dieu est très-juste. Car nos obligations sont beaucoup plus grandes que n’ont été les leurs, Il était donc bien raisonnable que ceux qui étaient chargés de plus de préceptes, fussent aussi soutenus d’un plus grand secours. C’est ce que Dieu a fait en augmentant notre crainte. Que si nous avons l’avantage de mieux connaître l’avenir que ceux qui ont précédé Jésus-Christ, ils ont eu eux aussi leur avantage sur nous: c’est d’avoir vu dès ce monde des châtiments épouvantables qui les retenaient dans le devoir.

Il y en a encore qui nous disent: Où est la justice de Dieu de punir et sur la terre et dans l’enfer ceux qui n’ont péché que sur la terre? Voulez-vous bien rue permettre de vous répondre à cela par vous-mêmes, et que sans me mettre en peine de chercher d’autres raisons, je vous prie seulement de vous rendre attentifs à ce que vous pensez, et à ce que vous dites tous les jours? J’ai souvent ouï plusieurs d’entre vous se plaindre, lorsqu’ils voyaient conduire un voleur au supplice et dire hautement : Quoi ! ce scélérat a tué cent hommes durant sa vie, et il ne mourra qu’une fois? Où est la justice? Vous avouez vous-mêmes qu’une mort ne suffit pas à ce voleur pour le punir selon la justice : pourquoi donc jugez-vous autrement en cette rencontre, sinon parce qu’il s’agit de vous-mêmes? Tant il est vrai que l’amour-propre couvre l’âme de ténèbres, et l’empêche de voir ce qui est juste. Ainsi quand nous jugeons les autres, nous voyons clairement tout ce qu’il faut voir: mais quand nous nous jugeons nous - mêmes, nous sommes aveugles.

Si nous tenions la balance aussi droite, lors. que nous examinons ce qui nous touche, que ce qui se passe dans les autres, nous jugerions de nous-mêmes selon l’équité. Car combien avons-nous commis de crimes, qui ne méritent pas une ou deux, mais dix mille morts? (300)

Souvenons-nous seulement, pour ne rien dire de tout le reste, combien de fois nous avons participé indignement aux saints mystères, et cependant selon saint Paul nous nous sommes rendus autant de fois coupables du corps et du sang de Jésus-Christ. Quand donc vous parlez avec tant d’ardeur contre les homicides, pensez à vous en même temps. Ce meurtrier a tué un homme, et vous vous êtes rendu coupable de la mort d’un Dieu. Ce voleur, lorsqu’il a commis ses crimes, était banni de nos saints mystères; mais vous avez commis les vôtres, lorsque vous aviez l’avantage d’approcher de cette table sacrée.

Que dirai-je encore de ceux qui dévorent leurs frères, en quelque sorte, qui déchirent leur réputation et l’infectent du venin de leur langue? Que dirai-je de ceux qui ravissent le pain du pauvre? Si celui qui ne donne pas l’aumône tue le pauvre, combien est plus meurtrier celui qui lui ravit son sang et sa vie? N’est-il pas vrai encore que les avares sont plus cruels que les voleurs, et que les usuriers sont plus barbares que les meurtriers et les violateurs des sépulcres? Com bien en voyons-nous à qui il ne suffit pas d’avoir pillé le bien des autres, mais qui sont encore altérés de leur sang?

Non, non, dites-vous, personne n’est assez cruel pour cela : Vous le dites maintenant; mais dites-le, lorsque vous aurez un ennemi. Dites-vous alors ces paroles à vous-mêmes, et arrêtez votre colère pour ne pas tomber dans le malheur de Sodome et de Gomorrhe, et pour ne pas vous exposer aux supplices de Tyr et Sidon; ou plutôt pour ne point offenser Jésus-Christ, ce qui est encore bien plus horrible. Car quoique plusieurs regardent l’enfer comme le plus grand de tous les maux, je ne cesserai jamais néanmoins de publier et de soutenir que c’est un mal sans comparaison plus grand, de voir Jésus-Christ irrité contre nous, que d’être condamné au feu de l’enfer. Et je vous conjure, mes frères, d’entrer avec nous dans cette pensée, parce que c’est le moyen d’éviter l’enfer et de mériter la gloire de Jésus-Christ, par la grâce et la miséricorde de ce même Sauveur, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXXVII
" MAIS COMME ILS S‘EN ALLAIENT, JÉSUS COMMENÇA A DIRE AU PEUPLE, EN PARLANT DE JEAN : QU’ÊTES-VOUS ALLÉS VOIR DANS LE DÉSERT? UN ROSEAU AGITÉ DU VENT ? QU’ÊTES-VOUS, DIS-JE, ALLÉS VOIR ? UN HOMME VÊTU AVEC LUXE ET AVEC MOLLESSE? VOUS SAVEZ QUE CEUX QUI S’HABILLENT DE CETTE SORTE SONT DANS LES MAISONS DES ROIS. " (CHAP. XI, 7, JUSQU’AU VERSET 25.)

ANALYSE

1. Jésus-Christ défend saint Jean.

2. En quoi saint Jean l’emporte sur les autres prophètes. Que Jésus-Christ ne se compare point à saint Jean.

3 et 4. Jésus-Christ et saint Jean tendaient au même but par des voies différentes.

5.-7. Combien il est dangereux pour les chrétiens d’assister aux spectacles et aux comédies. Qu’ils doivent éviter les divertissements honteux et criminels, et ne rechercher que ceux qui sont saints et innocents
 
 

1. Tout ce qui se passa entre Jésus-Christ et les disciples de saint Jean fut conduit avec une admirable sagesse, et ils s’en retournèrent persuadés par tons ces miracles qu’ils virent de leurs propres yeux. Il restait encore d’apporter quelque remède aux illusions de ce peuple. En effet, quoique ces disciples n’eussent aucun mauvais soupçon de leur maître en cette rencontre, le peuple pouvait néanmoins avoir des pensées fâcheuses et très-déraisonnables touchant cette ambassade que saint Jean envoyait faire à Jésus-Christ. Ces hommes qui ne pénétraient pas les raisons du saint précurseur, pouvaient aisément dire en eux-mêmes : Jean n’a-t-il pas rendu un témoignage très-avantageux à Jésus-Christ? d’où vient donc qu’il doute maintenant si c’est lui qui doit venir, ou si on en doit attendre un autre? est-ce qu’il n’est plus uni maintenant à lui comme il était auparavant? est-ce qu’il est devenu plus timide dans sa prison? ou que ces témoignages qu’il avait rendus autrefois n’étaient pas fondés en vérité? Voilà les soupçons qui pouvaient s’élever dans l’esprit de ces hommes. Or admirez, mes frères, comment Jésus-Christ soutient leur faiblesse, et de quelle manière il éloigne d’eux toutes ces pensées.

"Lorsque ces disciples s’en allaient, Jésus " commença à dire au peuple, en parlant de Jean (7). " Pourquoi attend-il qu’ils s’en soient allés? C’est afin de ne pas paraître flatter saint Jean. Mais en voulant redresser l’égarement de ce peuple, il ne rapporte point publiquement leurs soupçons, et il se contente de répondre à leurs secrètes pensées pour leur apprendre qu’il connaissait le fond de leur coeur. Il ne leur dit point comme aux Juifs: " Pourquoi avez-vous des pensées mauvaises dans votre coeur? " Car s’ils avaient formé ces soupçons, ce n’était pas néanmoins par malice, mais par ignorance. C’est pourquoi Jésus-Christ leur parle fort doucement. Il ne les reprend point, mais il les guérit de leurs doutes. Il justifie devant eux la conduite de saint Jean, et il leur fait voir qu’il n’est point changé, et qu’il est demeuré toujours ferme dans son premier sentiment: que ce n’était point un homme léger et volage, mais ferme et constant, et entièrement incapable de trahir le ministère que Dieu lui avait confié.

Il les dispose même peu à peu à entrer dans ce sentiment. Il ne leur parle pas d’abord comme de lui-même, mais il se sert de leur propre témoignage, et il les fait souvenir qu’ils ont assez fait voir non-seulement par leurs paroles, mais encore par leurs actions qu’ils avaient été toujours persuadés de la fermeté de saint Jean. Car il leur dit: " Qu’êtes-vous allés voir dans le désert? Un roseau agité du vent(7)?" C’est-à-dire: qui vous a portés à quitter les villes et vos maisons pour aller en foule dans le désert? Etait-ce pour y voir un homme inconstant et léger? Cela serait sans apparence. Vous n’auriez pas-sans doute témoigné un si grand empressement pour si peu de chose. Tant de peuples et tant de villes ne seraient pas venus fondre de tous côtés sur le bord du Jourdain, si vous n’eussiez eu une idée de Jean comme d’un grand homme, comme d’un homme admirable et plus ferme qu’un rocher. " Car vous n’êtes pas allés dans le désert pour y voir un roseau agité du vent. " Le roseau est proprement la figure des esprits légers qui se laissent emporter sans aucune résistance, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, qui disent aujourd’hui une chose et demain tout le contraire. Considérez comme Jésus-Christ s’applique particulièrement à lever ce soupçon qu’ils avaient pu avoir de quelque inconstance qui aurait paru dans saint Jean.

" Qu’êtes-vous, dis-je, allés voir? un homme vêtu avec luxe et avec mollesse? Vous savez " qùe ceux qui s’habillent de la sorte sont dans les maisons des rois (8)." Il semble qu’il leur dise par ces paroles: Il est certain que Jean ne vous a pas paru de lui-même léger et inconstant, puisque cette ardeur avec laquelle vous l’avez été trouver en foule prouve le contraire. Vous ne pouvez pas dire non plus qu’étant ferme par lui-même, il s’est laissé amollir et relâcher par les délices de la vie.

Car les hommes sont d’ordinaire ce qu’ils sont, ou parce qu’ils sont nés tels, ou parce qu’ils le sont devenus ensuite. Il y a des personnes qui sont colères naturellement. Il y en a d’autres qui, tombés dans une longue maladie, sont devenus colères par l’impatience que leur a causé leur mal. Il y en a de même qui sont légers et inconstants de leur nature, et il y en a d’autres qui le sont devenus en vivant dans le luxe et dans les délices. Mais Jean, leur dit Jésus-Christ, n’est ni léger par lui-même, puisque " vous n’êtes point allés dans le désert pour y voir un roseau agité du vent;" et il n’a point depuis cessé d’être ferme, en s’abandonnant au plaisir et au luxe, puisque son vêtement, son désert et sa prison prouvent le contraire. S’il avait aimé les délices, il n’aurait point choisi un désert pour sa demeure. Il aurait bien pu aussi éviter la prison, et demeurer dans les maisons des princes. Il n’avait qu’à se taire pour cela, et il eût joui en paix d’un très. grand bon fleur. Car si Hérode l’a tant respecté,(302) quoiqu’il le reprît si librement, et s’il l’a révéré dans sa prison même, combien l’aurait-il encore plus honoré s’il eût voulu garder le silence? Qui peut donc raisonnablement soupçonner de légèreté un homme qui témoigne tant de constance dans ses actions?

2. Après avoir ainsi relevé saint Jean par le lieu où il demeurait, par le vêtement dont il usait, et par ce concours de peuple qui affluait vers lui de toutes parts, il ajoute une chose qui lui est encore plus avantageuse. " Qu’êtes-vous donc allés voir? un prophète? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète (9). Car c’est de lui qu’il est écrit: j’envoie devant vous mon ange qui vous préparera la voie (10). "

Après avoir rapporté le témoignage que tous les Juifs ont rendu à Jean, il passe à celui que lui ont rendu les prophètes, ou plutôt il rapporte prèmièrement le témoignage des Juifs qui était très-considérable, puisqu’il lui était rendu par ses propres ennemis. Le second témoignage est celui que rendait à saint Jean la sainteté de sa vie. Le troisième est celui qu’il lui rend lui-même, et le quatrième enfin celui que lui rend le Prophète, fermant ainsi la bouche à tous ceux qui auraient pu avoir des pensées désavantageuses à ce saint. Et pour les empêcher de dire : mais s’il a d’abord été tel, ne peut-il pas s’être relâché dans la suite? il leur montre le contraire par l’habit dont il s’est toujours servi, par la prison où sa générosité l’a fait mettre, et enfin par le témoignage du prophète même.

Ensuite, comme il l’avait appelé le plus grand des prophètes, il montre en quoi il est le plus grand. En quoi est-il plus grand que les autres? Parce qu’il était lé plus proche du Messie que les prophètes avaient annoncé " J’envoie, " dit-il, " mon ange devant vous, " c’est-à-dire proche de vous. Comme ceux qui sont les plus proches de la personne du roi sont les plus honorables; ainsi saint Jean, comme le plus grand de tous, marche immédiatement devant le Sauveur. Mais remarquez que ce témoignage si avantageux ne le satisfait pas encore, il va plus loin et ajoute cet oracle de sa propre bouche.

" Je vous dis en vérité qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste (11), " c’est-à-dire que jamais femme n’a eu de fils plus grand ni plus saint que saint Jean. Quoique cet oracle suffise tout seul, néanmoins si vous en voulez mieux voir la vérité, souvenez-vous de la vie de Jean, quelle était sa nourriture, quelle était sa demeure, et combien son esprit était élevé en Dieu. Il vivait sur la terre comme s’il eût été déjà dans le ciel. Il s’était mis au-dessus de toutes les nécessités de la nature. Sa vie était toute nouvelle et inouïe jusqu’alors; il était toujours occupé à la contemplation et à la prière. Il ne parlait jamais à personne, et il ne s’entretenait qu’avec Dieu seul. Il ne voulait voir aucun homme, ni ne se laissa voir à aucun. Il ne fut point nourri de lait. Il ne se servit ni de lit, ni de maison, ni de tous les secours qu’on va chercher dans les villes, et qui sont les plus nécessaires à la vie des hommes. Et quoique sa vie fût si dure, il était doux néanmoins, et il avait allié en lui la douceur avec la fermeté et le courage. Sa douceur paraît dans la manière dont il supporte les défauts de ses disciples, sa fermeté dans les exhortations qu’il fait aux Juifs, et son courage dans la liberté avec laquelle il reprend Hérode. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : " Entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste. "

Mais pour empêcher encore que ces louanges ne fissent un mauvais effet dans l’esprit des Juifs, qui estimaient plus saint Jean que Jésus-Christ, considérez avec quelle sagesse il remédie à ce mal. Comme, en effet, ce que saint Jean avait fait dire à ses disciples troublait le commun des Juifs en leur faisant croire qu’il y avait quelque légèreté dans sa conduite, ce que Jésus-Christ aussi avait dit à l’avantage de saint Jean pour le justifier de ce reproche pouvait beaucoup nuire à ses disciples en leur donnant lieu de préférer leur maître à Jésus-Christ même. C’est donc ce qu’il veut prévenir par ces paroles: " Mais, dans le royaume des cieux, le plus petit est plus grand que lui (11). " Jésus-Christ s’appelle plus petit que Jean, parce qu’il était un peu moins âgé, ou parce qu’il était plus petit que saint Jean dans l’esprit du peuple qui disait de Jésus: " Voici un homme de bonne chère, et " qui aime à boire : n’est-ce pas là le fils de cet " artisan? " et qui partout parlait de lui avec mépris. — Quoi donc! me direz-vous, Jésus-Christ se compare avec saint Jean et nous marque qu’il était plus grand que lui? Dieu nous garde de cette pensée! Quand saint Jean (303) dit lui-même de Jésus-Christ: "Il est plus fort que moi, " ce n’est point en se comparant à Jésus-Christ qu’il parle de la sorte. Que saint Paul parlant de Moïse dise que Jésus-Christ " mérite plus de gloire que lui (Héb. III, 3), "ce n’est point en faisant aucune comparaison entre eux deux. Et lorsque Jésus-Christ dit de lui-même : " Celui qui est ici est plus grand que Salomon (Matth. XII, 42), " il ne se compare nullement avec ce roi.

Que si nous accordions que ces paroles renferment une comparaison, il faudrait dire que le Fils de Dieu n’en avait usé que pour s’accommoder à la faiblesse de ce peuple, parce que les Juifs avaient conçu une estime extraordinaire de saint Jean, qui s’était encore beaucoup augmentée depuis sa prison, parce qu’ils voyaient que la générosité avec laquelle il avait repris le roi lui avait fait perdre sa liberté. Et ainsi c’était relever Jésus-Christ à leur égard que de l’égaler à saint Jean. Nous voyons que l’Ecriture se sert de cette même conduite, et qu’elle compare des choses qui n’ont aucune proportion entre elles pour condescendre à la faiblesse des hommes, et pour les tirer de leurs erreurs, comme lorsqu’elle dit: " Entre tous les dieux il n’en est point qui vous ressemble, Seigneur. Il n’y a point de Dieu qui soit semblable à notre Dieu. " (Ps. LXXXV, 7.)

Quelques-uns disent que ces paroles de Jésus-Christ en parlant de Jean : " Celui qui est le plus petit dans le royaume de Dieu, est plus grand que lui (Exod. VIII, 8), " se doivent entendre des apôtres; d’autres les appliquent aux anges : mais cette explication ne peut subsister. Lorsqu’on s’écarte une fois du point de la vérité, on tombe aisément dans beaucoup d’erreurs. Car quelle liaison auront ces paroles avec celles qui les précèdent, si on les entend des apôtres ou des anges? D’ailleurs s’il voulait parler de ses apôtres, pourquoi ne les aurait-il pas nommés? Que s’il ne se nomme pas lui-même, bien que ce soit de lui-même qu’il parle, cela s’explique, parce que le peuple était prévenu contre lui, et parce qu’il ne voulait pas parler à son avantage, ce que nous voyons qu’il a toujours évité avec grand soin. Qu’est-ce à dire dans le royaume des cieux? c’est-à-dire, dans les choses spirituelles, et qui regardent le ciel. Mais Jésus-Christ fait voir encore qu’il ne fait point comparaison de lui avec saint Jean, lorsqu’il dit : " Qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’est point élevé de plus grand prophète que Jean-Baptiste." Car s’il est né d’une femme, il n’en est pas né comme saint Jean. Il n’était pas un simple homme, il n’était pas né comme les hommes naissent d’ordinaire, mais d’une manière tout extraordinaire et tout ineffable.

3. " Et depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu’à présent le royaume des cieux se prend " par violence, et ce sont les violents qui l’emportent (12). " Quel rapport y a-t-il de ces dernières paroles avec celles qui les précèdent? Il y en a un grand et profond. Jésus-Christ porte ici ce peuple à croire en lui, et il con. firme ce qu’il avait dit auparavant de saint Jean.. Car si toutes choses ont été accomplies jusqu’à saint Jean, c’est donc moi, dit-il, qui devais venir selon ce qui avait été prédit. " Car jusqu’à Jean tous les prophètes aussi bien que la loi ont prophétisé et annoncé des choses futures (13). " Les prophètes n’auraient donc point cessé. si je n’étais venu au monde. N’attendez donc plus personne, et n’en cherchez plus d’autre que moi. Il est clair que c’est moi qui devais venir, puisque tous les prophètes ont cessé dès que je suis venu, et que tous les jours le monde se hâte de croire en moi. La foi que l’on a en moi est déjà si claire et si connue, que plusieurs la prennent et la ravissent comme par violence. Qui sont, dites-vous, ces personnes qui l’ont prise par violence ? tous ceux qui se sont approchés de Jésus-Christ avec ardeur. Il ajoute ensuite une autre marque, lorsqu’il dit:

" Si vous voulez le recevoir, c’est lui-même qui est cet Elie qui doit venir (14)." Il est dit dans l’Ecriture: " Je vous enverrai Elie pour réunir les coeurs des pères avec leurs enfants. " (Malach. IV, 5.) " C’est là, " dit-il, " cet Elie si vous voulez le recevoir. Car j’enverrai mon ange devant votre face. " (Ibid. 3.) Il dit fort bien: " si vous le voulez recevoir, " pour montrer qu’il ne contraint et ne violente personne. Et il parlait de la sorte afin qu’on l’écoutât favorablement, et qu’on reconnût qu’en effet Elie était Jean, et que Jean était Elie. Ils ont eu tous deux le même ministère, et l’un et l’autre ont été véritablement précurseurs. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas généralement : C’est là Elie, mais: " Si vous le voulez recevoir, c’est Elie, " c’est-à-dire, si vous voulez comprendre ce que je dis, et (304) examiner avec soin et sans contention les actions de l’un et de l’autre. Et ne se contentant pas encore de cela, pour montrer quelle prudence il fallait pour entendre ces paroles, il ajoute:

" Que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre (45). " Il leur disait tant de choses si obscures et si confuses pour les exciter à lui faire des questions, que s’ils ne sortaient pas encore de leur assoupissement, ils en seraient bien moins sortis s’il leur eût dit des choses claires et manifestes. Car on ne peut pas dire que les Juifs n’avaient pas la hardiesse d’interroger Jésus-Christ, parce qu’il était trop diffIcile d’approcher de lui. Comment ces Juifs qui lui faisaient des questions sur les moindres sujets, qui le tentaient en tant de manières, qui après avoir été tant de fois confondus par les réponses de Jésus-Christ, ne se rebutaient jamais comment, dis-je, ces hommes ne l’eussent-ils pas interrogé, questionné, quand il s’agissait d’un sujet si important, s’ils avaient eu quelque désir de s’instruire ? Après lui avoir fait si à contre-temps des questions sur la loi, et lui avoir demandé quel en était le premier commandement, sans qu’ils eussent aucun besoin de l’apprendre de lui, comment, s’ils avaient eu l’amour de la vérité, ne l’eussent-ils pas prié d’expliquer une réponse obscure qu’il semblait être obligé d’éclaircir, et qu’il ne leur faisait même que pour les exciter à en demander l’éclaircissement? Car en disant: " Les violents l’emportent, " et ajoutant aussitôt, " que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre, " il est clair qu’il les invitait en quelque sorte à lui demander l’intelligence de ces paroles.

" Mais à qui dirai-je que ce peuple-ci est semblable? Il est semblable à ces enfants qui sont assis dans la place, et qui crient à leurs compagnons, et leur disent (16): Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé : nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil (17). " Quoique ce passage paraisse encore détaché de ce qui précède, il y est néanmoins fort bien lié, c’est toujours sur le même sujet que parle Jésus-Christ : il veut montrer que, malgré toutes les apparences contraires, il existait entre lui et Jean un parfait accord; c’est ce qui a déjà été indiqué à propos de l’ambassade. Il fait donc voir aux Juifs que de tous les moyens qui pouvaient procurer leur salut, il n’en a omis aucun. C’est la répétition de ce que disait le Prophète: Que puis-je faire à cette vigne que je ne lui aie déjà fait? — " A qui, " dit en effet le Sauveur, dirai-je que ce peuple-ci est semblable? Sinon à ces enfants qui sont assis dans la place et qui crient à leurs compagnons: Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé : nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil. " (Isaïe, V, 4.) " Car Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils disent: Il est possédé du démon (18). Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent: C’est un homme de bonne chère, et qui aime à boire; c’est un ami des publicains et des gens de mauvaise vie (19). " Il semble que Jésus-Christ veuille leur dire par ces paroles: Nous sommes venus Jean et moi par deux voies toutes contraires: nous avons imité les chasseurs qui poursuivant une bête fort difficile à prendre, lui tendent des filets en divers endroits, afin que s’ils la manquent d’un côté ils la prennent de l’autre. Comme tout le monde d’ordinaire admire ceux qui jeûnent beaucoup, et qui mènent une vie dure et austère, Dieu par une mesure pleine de sagesse, fait que Jean dès le berceau s’accoutume à cette vie, afin que le peuple surpris de cette austérité, l’écoute avec respect, et ajoute foi à ses paroles.

Pourquoi donc, me dira quelqu’un, Jésus-Christ n’a-t-il pas suivi la même voie? je réponds qu’il l’a suivie, comme on le voit assez par les quarante jours de son jeûne, et par le reste de sa vie, puisqu’allant prêcher de village en village, il n’avait pas même un lieu pour reposer sa tète. Mais il a trouvé encore un autre moyen de tirer avantage de ce genre de vie, qui avait paru dans saint Jean, avec tant d’éclat. Car il s’est acquis une aussi grande estime dans l’esprit des Juifs par le témoignage que lui a rendu saint Jean si célèbre par l’autorité de sa vie, que s’il eût été -lui-même aussi austère que son précurseur.

D’ailleurs saint Jean n’a été recommandable que par l’éminence de sa vertu. Car " Jean n’a fait aucun miracle (Jean, X, 20), " comme il est marqué dans l’évangile : au lieu que Jésus-Christ n joint encore à sa vertu le témoignage de ses miracles. C’est pourquoi Jésus-Christ. laissant à saint Jean la gloire qu’il s’était (305) acquise par ses jeûnes, a voulu marcher par une autre voie. Il s’est trouvé, pendant le temps de sa prédication; à la table des publicains et des pécheurs, et il a bien voulu boire et manger avec eux.

4. Après cela voici ce que nous avons à dire aux Juifs. Aimez-vous l’austérité? Louez-vous le jeûne? Pourquoi donc n’avez-vous pas cru saint Jean, lorsqu’il a voulu vous persuader que Jésus-Christ était le Messie? Que s’ils répondent au contraire que le jeûne est une chose rude et pénible, nous leur dirons: pourquoi donc n’avez-vous pas cru en Jésus-Christ, qui n’a pas jeûné comme saint Jean, et qui amené une vie commune? Ainsi qu’ils approuvassent l’une ou l’autre de ces conduites différentes, Dieu leur avait ouvert un chemin pour gagner le ciel. Mais au lieu de se servir de ce double moyen qu’ils avaient de se sauver, ils se sont jetés comme des bêtes furieuses et sur saint Jean, et sur Jésus-Christ même.

Il n’y a donc pas de faute à imputer à ceux qui n’ont pas été crus, tout le crime retombe sur ceux qui n’ont pas voulu croire. Car il n’y a point d’homme raisonnable qui loue et qui blâme en même temps des choses toutes contraires. Par exemple celui qui aime les personnes gaies et de bonne humeur, n’aime point celles qui sont d’un naturel triste et sauvage. Et celui qui aime ces derniers, n’aura point d’inclination pour les premiers. Car nous ne pouvons avoir la même affection pour deux choses toutes contraires.

C’est pourquoi Jésus-Christ fait parler ces enfants ainsi: " Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé ; " c’est-à-dire: j’ai voulu vous attirer à moi, en menant une vie commune et ordinaire, et vous ne m’avez pas écouté : " Nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil. " C’est-à-dire, Jean est venu à vous, menant une vie dure et austère, et vous ne l’avez pas cru. Nous n’avions l’un et l’autre qu’un même but et qu’une même pensée, et quoique nous ayons suivi une conduite toute différente, cette contrariété apparente n’a pas empêché que nous n’ayons eu la même fin dans nos actions. C’était au contraire votre parfaite union qui produisait ces deux conduites si opposées. Après cela, quelle excuse vous reste-t-il? C’est pourquoi il ajoute : " Mais la sagesse a été justifiée par ses enfants (19) "

C’est-à-dire : Quoique vous n’ayez pas voulu me croire, vous n’aurez pas néanmoins sujet de vous plaindre de moi. David dit la même chose du Père: " Afin que vous paraissiez juste dans vos paroles. " (Ps. L, 6.) Car encore que Dieu prévoie que tout le soin qu’il prend de nous par sa providence et par sa bonté doive être inutile, il ne laisse pas de faire de sa part tout ce qu’il doit faire, pour confondre les âmes ingrates, et pour ne leur laisser pas la moindre ombre dont ils puissent couvrir leur opiniâtreté et leur impudence.

Que si ces comparaisons de " flûtes" et de " danses " dont Jésus-Christ se sert ici pour expliquer de si grandes choses, paraissaient basses, ne vous en étonnez pas, puisqu’il en usait par condescendance pour la faiblesse de ses auditeurs. C’est ainsi qu’Ezéchiel (Ezéch. IV, 16) se proportionne aux Juifs dans des exemples qui. paraissent bas et disproportionnés à la majesté de Dieu. Car rien n’est plus digne de la bonté et de la grandeur de Dieu, que de s’abaisser ainsi pour gagner les hommes.

Mais considérez , je vous prie ici , dans quelles contradictions s’engagent les Juifs. Ils disent de saint Jean qu’il était possédé du démon. Ils disent encore la même chose de Jésus-Christ qui avait suivi une conduite toute différente. Ainsi ils se combattent dans leurs pensées, et ils ne sont pas d’accord avec eux-mêmes. Saint Luc ajoute ensuite une circonstance qui aggrave beaucoup le crime des Juifs, lorsqu’il dit : " Que les publicains ont justifié Dieu en recevant le baptême de Jean. Jésus-Christ donc ayant fait voir que la sagesse était justifiée par ses enfants, et que Dieu avait fait tout ce qu’il devait de sa part, commence ensuite à faire des reproches aux villes où il avait prêché. N’ayant pu rien gagner sur ces peuples par ses raisons, il déploie leur malheur, ce qui n souvent plus de force que les menaces. Après que sa doctrine et ses miracles leur ont été inutiles, il ne reste plus qu’à leur reprocher leur incrédulité opiniâtre.

" Alors Jésus commença à faire des reproches aux villes dans lesquelles il avait fait plusieurs miracles, de ce qu’elles n’avaient point fait pénitence (20). Malheur à vous Corozaïn ! malheur à vous Bethsaïde (2l)! " Pour montrer que ces peuples n’étaient pas tombés dans ce malheur par une nécessité naturelle et inévitable, mais par leur seule malice, il marque entre ces villes celle d’où il avait (306) tiré cinq de ses disciples, puisque Philippe et les quatre autres, qui ont tenu le premier rang entre les apôtres, étaient tous de Bethsaïde. " Parce que si les miracles qui ont été faits chez vous, avaient été faite dans Tyr et dans Sidon, il y a déjà longtemps qu’elles auraient "fait pénitence dans le sac et dans la cendre (21). C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement, Tyr et Sidon seront irritées moins rigoureusement que vous (22).

" Et vous Capharnaüm, qui avez été élevée jusqu’au ciel, vous serez abaissée jusqu’au fond des enfers; parce que si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Sodome, elle se serait conservée jusqu’aujourd’hui (23). C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement, Sodome sera traitée moins rigoureusement que vous (24)." Ce n’est pas sans sujet que Jésus-Christ parle ici de Sodome. Il veut par cette comparaison augmenter le crime de ces villes. Car il n’y avait point de plus grande preuve à donner de leur malice, que de les montrer pires que les cités les plus corrompues, non-seulement qui étaient alors sur la terre, mais qui y eussent jamais été. Il condamne encore ailleurs les Juifs en rapportant l’exemple des Ninivites et de la reine de Saba. Mais au lieu qu’en cet autre endroit il les compare avec un peuple dont la conduite avait été très-louable, il les compare ici avec les plus corrompus des hommes, moyen beaucoup plus énergique d’exprimer la même pensée. Ezéchiel connaissait et pratiquait aussi ce mode de réprobation, lorsqu’il disait, s’adressant à Jérusalem : " Vous avez justifié vos soeurs criminelles par la grandeur de vos crimes (Ezéch. XVI, 2); " et on voit partout que Jésus-Christ se sert des mêmes expressions dont Dieu s’est servi dans la loi ancienne. Il ajoute ensuite : " C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement Sodome sera traitée moins rigoureusement que vous (24). " Il augmente encore ici la frayeur qu’il leur avait inspirée auparavant, en disant qu’ils seront punis plus rigoureusement que ceux de Sodome et de Tyr. Ainsi il te sert d’un double moyen pour les toucher, en déplorant d’une part leur malheur extrême, et en leur représentant de l’autre la grandeur du supplice dont Dieu les menace.

5. Ecoutons ceci, mes frères, Jésus-Christ ne menace pas seulement les incrédules de les traiter avec plus de sévérité que Sodome et que Gomorrhe. Il nous fait aussi la même menace, si nous ne recevons les hôtes qui viennent chez nous, lorsqu’il leur commande de " secouer contre nous la poussière de leurs pieds. " Et c’est avec grande raison qu’il nous châtiera ainsi. Car si les désordres de Sodome furent effroyables, il faut néanmoins observer qu’ils eurent lieu avant la loi de grâce. Mais à quels supplices nous exposons-nous, si après que Dieu a fait de si grandes choses pour nous sauver, nous sommes encore si éloignés d’exercer l’hospitalité, si nous n’ouvrons point nos maisons aux hôtes, si nous fermons même l’oreille pour ne point entendre leurs prières et leurs cris.

Mais pourquoi me plaindre de ce que vous n’écoutez pas les pauvres lorsqu’ils vous prient, puisque vous ne voulez pas écouter les apôtres même lorsqu’ils vous parlent, et que c’est pour cela même que vous n’écoutez point les pauvres? Saint Pan! vous parle dans ses épîtres, lorsqu’on le lit ici devant tout le monde. Saint Jean vous prêche dans son Evangile, et vous ne daignez écouter ni l’un ni l’autre. Et après cela nous étonnerons-nous que vous soyez sourds aux cris des pauvres, puisque vous l’êtes à la voix des apôtres mêmes? Afin donc que nos maisons soient toujours ouvertes aux pauvres, et l’oreille de nos coeurs aux instructions des apôtres, purifions-les de tout ce qui les souille et qui les rend sourds. Car de même que l’oreille du corps, si elle est remplie de terre et de boue, ne peut pins entendre, ainsi l’oreille de notre coeur devient sourde, lorsqu’elle est remplie de chansons impudiques, des fables et des vains discours du monde; des inquiétudes que causent les dettes, et du soin d’amasser de l’argent par des usures. Toutes ces choses ne bouchent pas seulement les oreilles du coeur, mais elles les souillent plus que ne pourraient faire les choses les plus immondes. C’est le sens de la parole de ce barbare qui menaçait le peuple de Dieu, en lui disant : Vous mangerez vos propres excréments. Voilà l’indignité que vous font endurer ces chanteurs que vous allez entendre au théâtre, non plus seulement en paroles, mais par les effets; ou plutôt, ce qu’ils vous font est encore pire, puisqu’il n’y a pas d’ordures aussi dégoûtantes que leurs chansons lubriques. Et cependant lorsque les comédiens les récitent devant vous, non-seulement vous n’en avez pas de la peine, mais vous en riez, vous vous (307) en divertissez, bien loin d’en avoir de l’aversion et de l’horreur.

Que ne montez-vous donc aussi sur le théâtre, aussi bien que ces bouffons, qui vous font rire? Si ce qu’ils font n’est pas infâme, que n’imitez-vous ce que vous louez? Allez seulement en public avec ces sortes de personnes. Cela me ferait rougir, dites-vous. Pourquoi donc estimez-vous tant ce que vous auriez honte de faire? Les lois des païens rendent les comédiens infâmes; et vous allez en foule, avec toute la ville, pour les regarder sur leur théâtre, comme si c’étaient des ambassadeurs ou des hérauts d’armées, et vous y voulez mener tout le monde avec vous, pour emplir vos oreilles des ordures et des infamies qui sortent de la bouche de ces bouffons. Vous punissez très-sévèrement vos serviteurs lorsqu’ils disent chez vous des paroles peu honnêtes. Vous ne pouvez souffrir rien de sale dans vos enfants, ni dans vos femmes le moindre mot qui choque l’honnêteté; et lorsque les derniers des hommes vous invitent à entendre publiquement ces infamies que vous détestez si fort dans vos maisons, non-seulement vous n’en avez point de peine, mais vous vous en divertissez, et vous louez ceux qui les débitent. N’est-ce pas là le comble de l’extravagance?

Vous me répondrez peut-être que ce n’est pas vous qui dites ces choses si infâmes. Si vous ne les dites pas, vous aimez au moins ceux qui les disent. Mais d’où prouverez-vous que vous ne les dites pas? Si vous n’aimiez point à les dire, vous n’auriez point tant de plaisir à les écouter, ni tant d’ardeur à courir à ces folies.

Quand vous entendez des personnes qui blasphèment, vous ne prenez point de plaisir à ce qu’elles disent. Vous frémissez au contraire, et vous vous bouchez les oreilles pour ne les point entendre. D’où vient cela, sinon parce que vous n’êtes point blasphémateur? Conduisez-vous de même à l’égard de ces paroles infâmes; et si vous voulez que nous croyions que vous n’aimez pas à dire des turpitudes, n’aimez pas non plus à les écouter.

Comment vous pourrez-vous appliquer aux bonnes choses, étant accoutumé à ces sortes de discours? Comment pourrez-vous supporter le travail qui est nécessaire pour s’affermir dans la continence, lorsque vous vous relâchez jusqu’à prendre plaisir à entendre des mots et des vers infâmes, Car si, lors même qu’on est le plus éloigné de ces infamies, on a tant de peine à se conserver dans toute la pureté que Dieu nous demande: comment notre âme pourra-t-elle demeurer chaste, lorsqu’elle se plaira à entendre des choses si dangereuses?

Ne savez-vous pas quelle pente nous avons au mal ? Lors donc qu’à cette inclination naturelle nous ajoutons encore l’art et l’étude, comment ne tomberons nous pas dans l’enfer, puisque nous nous hâtons de nous y jeter? N’entendez-vous point ce que dit saint Paul : " Réjouissez-vous dans le Seigneur? " (Phi. I.) Il ne dit pas, réjouissez-vous dans le démon. Comment écouterez-vous ce saint apôtre, comment serez-vous touché du ressentiment de vos péchés, étant toujours comme ivre et hors de vous, par la vue malheureuse de ces spectacles?

6. Que si vous ne laissez pas néanmoins de venir en ce lieu, je ne m’étonne pas que vous vous acquittiez encore de ces devoirs extérieurs, ou plutôt je m’en étonne. Car vous ne venez ici que froidement et comme par coutume, au lieu que vous courez au théâtre avec une ardeur et une avidité insatiable. On n’en voit que trop les malheureux effets, lors. que vous retournez chez vous. C’est là que chacun de vous remporte toutes ces ordures dont les paroles licencieuses, les vers impudiques et les ris dissolus ont rempli vos âmes. Toutes ces images honteuses demeurent dans votre esprit et dans votre coeur. De là vient que vous n’avez que de l’aversion pour ce que vous devriez aimer, et que vous aimez ce que vous devriez avoir en horreur.

Il y en a parmi vous qui entrent dans le bain, lorsqu’ils reviennent d’un enterrement; et lorsqu’ils reviennent de la comédie, ils ne pleurent point, au lieu qu’ils devraient verser des torrents de larmes. Un corps mort n’a rien d’impur, et ne souille point celui qui en approche. Mais le péché infecte l’âme de telle sorte, et y imprime des taches si horribles que toutes les eaux de la mer ne suffiraient pas pour les effacer. Il n’y a que les larmes et la pénitence qui le puissent faire. Mais comme ces taches sont invisibles, on n’y pense point. Ainsi nous ne craignons pas ce qui serait véritablement à craindre, et nous craignons ce qui n’est rien.

Mais que dirai-je du bruit et du tumulte de ces spectacles? de ces cris et de ces applaudissements diaboliques? de ces représentations (308) et de ces habits qu’il n’y a que le démon qui ait inventés? On y voit un jeune homme, qui, les cheveux rejetés derrière la tête, prend des airs de femme et s’étudie à paraître une fille dans ses habits, dans son marcher, dans ses regards et dans sa parole. On y voit un vieillard qui, après avoir quitté toute honte avec ses cheveux qu’il a fait couper, se ceint d’une ceinture, s’expose à toute sorte d’insultes, et est prêt à tout dire, à tout faire, et à tout souffrir. On y voit des femmes, qui, la tête nue, paraissent hardiment sur un théâtre devant un peuple; qui ont fait une étude de l’impudence, qui par leurs regards et par leurs paroles répandent le poison de l’impudicité dans les yeux et dans l’oreille de tous ceux qui les voient et qui les écoutent, et qui semblent conspirer par tout cet appareil qui les environne à détruire la chasteté, à déshonorer la nature, et à se rendre les organes visibles du démon, dans le dessein qu’il a de perdre les âmes. Enfin tout ce qui se fait dans ces représentations malheureuses ne porte qu’au mal les paroles, les habits, la démarche, la voix, les chants, les regards des yeux, les mouvements du corps, le son des instruments, les sujets mêmes et les intrigues des comédies, tout y est plein de poison, tout y respire l’impureté.

Comment donc espérez-vous de demeurer chaste après que le diable vous a fait boire de ce calice de l’impudicité; qu’il en a enivré votre âme, et que par ses noires fumées il vous a obscurci la raison? Car c’est là qu’il vous fait voir tout ce que le vice a de plus honteux, la fornication, l’adultère, le déshonneur du mariage, la corruption des femmes, des hommes et des jeunes gens, enfin le règne de l’abomination et de l’infamie. Toutes ces choses devraient donc porter ceux qui les voient, non à rire, mais à pleurer.

Quoi! me direz-vous : voulez-vous que nous fermions le théâtre pour jamais, et que nous renversions tout pour vous obéir? Tout est déjà renversé, mes frères. Car d’où viennent tous ces piéges que l’on tend tous les jours à la chasteté des mariages, sinon de ces représentations honteuses? N’est-ce pas de là que naissent ces adultères, dont tout est plein aujourd’hui ? N’est-ce pas de là que viennent ces maris insupportables à leurs femmes, et ces femmes qui se rendent si justement méprisables à leurs maris ? Il est donc visible que c’est le théâtre qui perd tout, et qu’il détruit l’autorité des rois légitimes pour introduire celle d’un tyran.

Vous me direz peut-être que le théâtre est autorisé par les lois, et qu’ainsi on n’y peut rien trouver de violent et de tyrannique. Mais je vous demande si les tyrans ne sont pas ceux qui s’emparent injustement des villes, qui séparent les femmes d’avec leurs maris, qui violent la loi de la nature, et qui font servir tout à leur passion détestable?

Qui est-ce, me direz-vous, que le théâtre a rendu adultère? Et moi je vous demande au contraIre, qui est celui qu’il n’a point rendu adultère? Si je pouvais ici citer des noms propres, je vous ferais voir combien ces femmes prostituées, qui paraissent sur le théâtre, ont perdu d’hommes ou en les séparant de celles avec qui Dieu les avait unis, ou en leur faisant préférer l’avantage honteux du vice et de l’infamie au lien sacré du mariage. Quoi donc! me direz-vous, renverserons-nous les lois en détruisant le théâtre qu’elles autorisent ? Quand vous aurez détruit le théâtre, vous n’aurez pas renversé les lois, mais le règne de l’iniquité et du vice. Car le théâtre est la peste des villes. C’est de là que naissent toutes les séditions et tous les troubles. Ceux qui sont accoutumés à cette vie de théâtre, qui vendent leur voix pour avoir rie quoi vivre, qui n’ont point d’autre occupation ni d’autre étude que de dire et de faire des folies, sont les plus propres à exciter des séditions, et à causer des troubles parmi le peuple. Tous ces jeunes gens accoutumés à l’oisiveté, et nourris à cette vie de divertissements et de plaisir, sont les premiers à se soulever et deviennent plus cruels que les bêtes les plus farouches.

7. Qui a porté encore les hommes à rechercher les secrets de la magie sinon le théâtre? Afin d’attirer tout un peuple à venir en foule voir leurs folies, pour assurer à leurs représentations et à leurs danses le plus d’acclamations et d’applaudissements qu’ils peuvent pour procurer à d’infâmes prostituées comme une escorte d’honnêtes femmes, ils se sont tellement plongés dans toutes les abominations de la magie, qu’ils n’épargnent pas même les os des morts. N’est-ce pas de là que vient cette profusion de tant d’argent que l’on dépense pour avoir un commerce détestable avec le démon? Que dirai-je des impuretés et de mille autres crimes qui se commettent en (309) ce lieu? Il est donc clair que c’est vous-mêmes qui corrompez les moeurs des hommes, en les attirant à ces divertissements si dangereux.

Irons- nous donc, direz-vous, détruire tout l’amphithéâtre? Plût à Dieu qu’il fût déjà détruit! quoiqu’à notre égard, il le soit il y a longtemps. Néanmoins, je ne vous le commande pas : conservez l’amphithéâtre, mais bannissez-en tous les spectacles et les comédies, et ce vous sera une plus grande gloire que si vous l’aviez détruit.

Imitez au moins les barbares qui se passent bien de tous ces jeux. Quelle excuse nous restera-t-il, si étant chrétiens, c’est-à-dire citoyens des cieux et associés aux anges et aux chérubins, nous ne sommes pas néanmoins si réglés en ce point que le sont les païens et les infidèles?

Que si vous avez tant de passion pour vous divertir, il y a bien d’autres divertissements moins dangereux et plus agréables que ceux-là. Si vous voulez vous relâcher l’esprit, allez dans un jardin, promenez-vous sur le bord d’une rivière ou d’un étang. Allez dans un lieu dont la vue soit belle, écoutez le chant des oiseaux; ou pour vous divertir plus saintement, allez visiter les tombeaux des martyrs. Tous ces plaisirs sont innocents, vous y trouverez la santé du corps et le bien de l’âme; et ils n’ont rien de ces divertissements criminels, où l’on ne trouve qu’une joie fausse et un prompt repentir.

Mais de plus vous avez votre femme, vous avez vos enfants. Qu’y a-t-il de comparable à la satisfaction que vous trouvez en eux? Vous avez votre famille; vous avez vos amis ce sont là les honnêtes divertissements que vous pouvez prendre, et qui soient également utiles et modestes. Car en vérité qu’y a-t-il de plus agréable que les enfants? qu’y a-t-il de plus doux qu’une femme chaste à un mari chaste?

Les barbares ont dit autrefois une parole digne des plus sages d’entre les philosophes. Car entendant parler de ces folies du théâtre et de ces honteux divertissements qu’on y va chercher : " Il semble, " dirent-ils, " que les Romains n’aient ni femmes ni enfants, et qu’ainsi ils aient été contraints de s’aller divertir hors de chez eux; " ils voulaient dire par là qu’il n’y à point de plaisir plus doux à un homme sage et réglé, que celui qu’il reçoit de sa femme et de ses enfants.

Mais si je vous montre, me direz-vous, des personnes à qui ces jeux et ces comédies n’ont fait aucun mal? N’est-ce point un assez grand mal que d’employer si-inutilement un si long temps, et d’être aux autres un sujet de scandale? Quand vous ne seriez point blessé de ces représentations infâmes, n’est-ce rien que d’y avoir attiré les autres par votre exemple? Comment donc êtes-vous innocent, puisque vous êtes coupable du crime des autres? Tous les désordres que causent parmi le peuple ces hommes corrompus, et ces femmes prostituées; et toute cette troupe diabolique qui monte sur le théâtre, tous ces désordres, dis-je, retombent sur vous. Car s’il n’y avait point de spectateurs, il n’y aurait point de spectacles ni de comédies; et ainsi tant ceux qui les représentent que ceux qui les voient, s’exposent au feu éternel, C’est pourquoi, quand même vous seriez assez chaste pour n’être point blessé par la contagion de ces lieux, ce que je crois impossible, vous ne laisserez pas d’être sévèrement puni de Dieu, comme coupable de la perte de ceux qui vont voir ces folies, et de ceux qui les représentent sur le théâtre. Que s’il est vrai que vous soyez tellement pur, que ces assemblées dangereuses ne vous nuisent point, vous le seriez encore bien davantage, si vous aviez soin de lés éviter.

Quittons donc ces vaines excuses, et ne cherchons point des prétextes si déplorables. Le meilleur moyen de nous justifier est de fuir cette fournaise de Babylone, de nous éloigner des attraits de l’Egyptienne, et s’il est nécessaire, de quitter plutôt notre manteau, comme Joseph, pour nous sauver des mains de cette prostituée. C’est ainsi que nous jouirons dans l’esprit, d’une joie céleste et ineffable, qui ne sera point troublée par les remords de -notre conscience; et qu’ayant mené ici-bas une vie chaste, nous serons couronnés dans le ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXXVIII
" EN CE TEMPS-LA JÉSUS PASSAIT, UN JOUR DE SABBAT, A TRAVERS LES BLÉS ; ET SES DISCIPLES, AYANT FAIM, SE MIRENT A ROMPRE DES ÉPIS ET A MANGER. CE QUE VOYANT LES PHARISIENS, ILS LUI DIRENT : VOILA VOS DISCIPLES QUI FONT CE QU’IL N’EST POINT PERMIS DE FAIRE AU JOUR DU SABBAT. " (CHAP. XI, 1. 2, JUSQUES AU VERSET 9.)

ANALYSE

1. Qu’il faut fuir l’orgueil et aimer la simplicité.

2. Que le Fils est consubstantiel au Père. Contre l’hérétique Marcion. Que l’humilité est la mère des vertus.

3. Que la loi de Jésus-Christ est un fardeau léger.

4. Il en coûte encore plus pour satisfaire ses passions que pour les vaincre.
 
 

1. Considérez, mes frères, de combien de moyens Jésus-Christ se sert peur exciter les Juifs à croire en lui. Premièrement, il donne des louanges extraordinaires à saint Jean en leur présence, parce qu’en leur représentant la grandeur et la sainteté d’un homme si admirable, il leur faisait voir en même temps qu’ils devaient ajouter foi aux témoignages si avantageux qu’il rendait de lui. Secondement, il dit que le royaume des cieux souffrait violence, ce qui était non pas les porter simple. ment, mais comme les pousser et les entraîner à la foi. Troisièmement, il les assure que lès prophéties ont cessé, leur déclarant ainsi que c’était lui que les prophètes avaient promis. Quatrièmement, il leur apprend qu’il avait fait de son côté tout ce qu’il devait faire pour leur salut, ce qu’il exprime par la comparaison de ces enfants que nous avons vue. Cinquièmement, il reproche aux incrédules leur peu de foi, il déplore leur misère, et tâche de les étonner par les maux terribles dont il les menace. Et enfin il rend grâces à son Père pour ceux qui avaient cru en lui. Car ce mot: " Je vous rends gloire, " est la même chose que s’il disait : " Je vous rends grâces. Je vous rends grâces, " dit-il, " de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux " prudents. "

Quoi donc! est-ce qu’il se réjouit de la perte de ceux qui n’ont pas voulu croire? Nullement, mais Dieu garde cette conduite très-sage pour notre salut. Lorsque les hommes s’opposent à la vérité, et refusent de la recevoir, il ne les force point, mais il les rejette, afin qu’ayant méprisé celui qui les appelait, et ne s’étant point corrigés de leurs désordres, ils rentrent en eux-mêmes, en se voyant rejetés, et qu’ils commencent à désirer ce qu’ils avaient négligé. Cette conduite servait aussi à rendre plus ardents ceux qui avaient embrassé la foi.

Ces mystères donc, si grands et si divins, ne pouvaient être révélés aux uns sans que Jésus-Christ en ressentît de la joie, ni cachés aux autres, sans lui causer une profonde tristesse, comme il le témoigna en effet en pleurant sur cette Ville malheureuse. Ce n’est donc point parce que ces mystères sont cachés aux sages que Jésus-Christ se réjouit, mais parce que ce qui était caché aux sages était révélé aux petits. C’est ainsi que saint Paul dit: " Je rends grâces à Dieu de ce qu’ayant été auparavant esclaves du péché, vous avez obéi du fond du coeur à la doctrine de l’Evangile, à laquelle vous vous êtes conformés comme à votre modèle. " (Rom. VI, 7.) Il ne se réjouit pas de ce qu’ils avaient été esclaves du péché, mais de ce qu’ayant été tels, ils se sont convertis à Dieu.

Jésus-Christ, par ce mot de " sages, " entend les scribes et les pharisiens. Et il parle de (311) la sorte pour relever le courage de ses disciples, en leur représentant que tout pécheurs et grossiers qu’ils sont, ils ne laissent pas d’avoir reçu des lumières et des connaissances que les sages et les prudents avaient laissé perdre. Jésus-Christ marque donc par ce mot de " sage " non ceux qui le sont véritablement, mais ceux qui le croient être, parce qu’ils ont cette sagesse que le monde estime. Aussi il ne dit pas : " Et vous les avez révélées " aux fous et aux insensés, mais " aux petits, " c’est-à-dire à ceux qui sont simples et sans déguisement. Ce qui fait voir que si ces faux sages n’ont pas reçu cette grâce, ç’a été par une grande justice de Dieu.

Il nous avertit aussi par ces paroles de fuir la vaine gloire, et de rechercher avec ardeur la simplicité et l’humilité. C’est ce que saint Paul marque clairement et avec force, lorsqu’il dit: " Que nul ne se trompe soi-même: Si quelqu’un d’entre vous pense être sage selon le monde, qu’il devienne fou à l’égard du monde pour devenir vraiment sage. " (Cor. III, 17). C’est dans cette sainte folie que paraît la grâce de Dieu.

Mais pourquoi Jésus-Christ rend-il grâces de cette conduite à son Père, puisqu’il en est lui-même l’auteur? Comme il prie ailleurs son Père pour nous, il lui rend à cette occasion ces actions de grâces pour nous, et dans lés deux cas il montre l’excès de l’amour qu’il nous porte. Il fait voir encore par ces paroles que ces sages superbes sont rejetés de son Père comme de lui. Il pratique ici par avance ce qu’il a commandé à ses apôtres, lorsqu’il leur a dit: "Ne donnez point les choses saintes aux chiens. " (Matth. VII, 6.)

Il montre encore par là, et que lui et que son Père nous préviennent de leur bonne volonté, le Fils en se réjouissant et en rendant grâces des faveurs que nous recevons, et le Père en nous faisant voir qu’il les a faites de son mouvement propre, et sans y être excité par aucune prière. " Oui, " dit-il, " mon Père, parce qu’il vous a plu ainsi. " Saint Paul nous apprend pourquoi il a plu à Dieu de cacher ses mystères à ces faux sages : " Parce que cherchant, " dit-il, " à établir leur propre justice, ils n’ont pas été assujétis à la justice de Dieu. " (Rom. I, 3.)

Dans quels sentiments croyez-vous qu’étaient alors les apôtres d’avoir des connaissances que les sages du monde n’avaient pas, de les avoir en demeurant toujours petits, et de les avoir par la révélation de Dieu même? Saint Luc marque que Jésus-Christ vit alors ses soixante-douze disciples revenir à lui, et lui dire " que les démons leur étaient assujétis, " et qu’il commença à se réjouir en esprit, et à dire ces paroles précédentes, qui leur inspiraient tout ensemble, et du zèle pour Dieu, et un humble sentiment d’eux-mêmes.

2. Cet empire qu’ils exerçaient sur les démons élevait naturellement les coeurs des disciples. Jésus-Christ les rabaisse par ces paroles, en leur montrant que les 1umières qu’ils avaient ne venaient que de la pure volonté de Dieu, et non point de leur mérite; comme s’il leur disait : Les scribes et les pharisiens qui ont été sages et prudents en eux-mêmes sont tombés par leur orgueil. Si donc Dieu leur a caché ces mystères à cause de leur présomption, vous, mes apôtres, appréhendez un traitement semblable, et demeurez toujours petits, puisque c’est cette simplicité et cette humilité d’enfants qui vous a fait mériter ces secrets du ciel, comme il n’y a que l’orgueil qui en ait privé ces sages. Lorsque Jésus-Christ dit à son Père: " Vous leur avez caché ces choses, " il ne marque pas qu’il soit le seul auteur de cette punition, sans qu’ils y aient contribué de leur part. Mais comme lorsque saint Paul, en disant que Dieu " a livré et abandonné les sages du monde à l’égarement d’un esprit dépravé et corrompu (Rom.I, 28), " n’entend pas que ce soit Dieu qui, de lui-même, les ait jetés dans ces ténèbres, mais qu’ils s’y sont précipités par leur faute; il faut entendre de même ce que Jésus-Christ dit en ce lieu : " Vous avez caché ces choses aux sages, et les avez révélées aux petits. "

Mais Jésus-Christ voulant empêcher qu’on ne crût par ces paroles " Je vous rends gloire, mon Père, de ce que vous avez révélé ces choses aux petits, " qu’il n’eût pas lui-même la puissance de faire ces révélations, il ajoute : " Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains (27). " Il semble dire à ses disciples qui se réjouissaient de ce que les dé-mous leur étaient assujétis Pourquoi admirez-vous tant que les démons vous obéissent? Tout est à moi : " Mon père m’a mis toutes choses entre les mains. " Quand vous entendez ces paroles : " Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains, " n’ayez point de pensées basses et terrestres. Car, de peur que (312) vous ne crussiez qu’il y eût deux dieux non engendrés, il se sert à dessein du mot de " Père", et il montre ainsi en plusieurs autres endroits qu’il est, et engendré du Père, et en même temps le Seigneur souverain de toutes choses. Mais il ajoute encore quelque chose de plus grand pour élever nos esprits plus haut.

" Nul ne connaît le Fils que le Père, comme " nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils l’aura voulu révéler (47)." Ces paroles paraîtront peut-être à ceux qui n’ont pas assez de lumière n’avoir aucune liaison avec ce qui les précède, mais cette liaison existe. Après avoir dit : " Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains, " il semble qu’il ajoute: Pourquoi vous étonnez-vous que, je sois le Maître souverain? J’ai quelque chose encore de bien plus grand, savoir, de connaître parfaitement mon Père, et d’être de même substance que lui. Car c’est ce qu’il donne à entendre en disant qu’il est le seul qui connaît son Père.

Mais il ne leur parle ainsi, que lorsqu’il leur a donné par ses miracles une preuve de sa puissance, et que non-seulement ils lui voyaient faire ces miracles à lui-même, mais qu’ils en faisaient eux-mêmes, par la vertu de son nom. Et comme il venait de dire en parlant à son Père: " Vous avez révélé ces choses aux petits, " il montre que cette révélation venait aussi de lui-même en disant: " Nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils l’aura voulu révéler;" non celui à qui Dieu aura ordonné, ou à qui il aura commandé de révéler le Père, " mais à qui le Fils l’aura voulu révéler. " Que " s’il révèle son Père, " il se révèle aussi lui-même; mais il ne le dit pas expressément parce que c’est une chose qui s’entend assez d’elle-même. Mais il marque positivement qu’il révèle son Père, il le fait ici et ailleurs encore, comme lorsqu’il dit : " Nul ne peut venir à mon Père, sinon par moi. " (Jean, XIV, 8.)

Il montre encore par ces paroles, qu’il n’a qu’une même volonté et qu’un même sentiment avec son Père: Je suis, dit-il, si éloigné d’avoir jamais de différend avec lui et de le combattre en rien, qu’il est au contraire impossible de venir à lui que par moi. Comme les Juifs étaient particulièrement scandalisés de ce que Jésus-Christ leur paraissait un adversaire de Dieu, un homme qui usurpait la Divinité, il s’efforce par tout, et par ses actions, et encore plus ici par ses paroles, de détruire cette pensée.

Quand il dit " que personne ne connaît le Père que le Fils, " il ne veut pas dire que tout le reste des hommes l’ignore entièrement, mais seulement que les hommes n’ont pas la même connaissance du Père qu’en a le Fils, et que de même ils ne connaissent point le Fils, comme le connaît le Père. Car Jésus-Christ ne dit pas ces paroles comme l’impie Marcion le croit, de quelque Dieu inconnu dont jamais personne n’ait eu la moindre connaissance; mais il marque ici une connaissance très-claire et très-parfaite; et cette connaissance, nous ne la possédons ni du Père, ni du Fils, selon cette parole de saint Paul: " Ce que nous avons maintenant de connaissance et de prophétie est très-imparfait. " (I Cor. XIII, 12.)

Le Fils de Dieu, après avoir excité par ces paroles l’ardeur de ses disciples, et leur avoir montré qu’il est tout-puissant, commence ensuite à les appeler à lui.

" Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai (28)." Il n’appelle point celui-ci ou celui-là en particulier, mais en général tous ceux qui sont accablés de soins, de tristesses, d’inquiétudes et de péchés. " Venez à moi, " leur dit-il, non pas afin que je tire vengeance de vos crimes, mais afin que je vous en délivre. " Venez à moi, " je vous invite, non que j’aie aucun besoin de vos louanges, mais parce que j’ai une ardente soif de votre salut. " Et je vous soulagerai. " Il ne dit pas seulement : Je vous sauverai, mais: Je vous établirai dans un très-parfait repos. . " Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur et vous trouverez le repos de vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau est léger (29, 30). " Ne tremblez point quand vous entendez parler de " joug, " car il est " doux. " Ne craignez point quand je vous parle d’un " fardeau, " car il est " léger. " Comment donc, me direz-vous, Jésus-Christ dit-il ailleurs: " que la porte est petite et la voie " étroite? " Elle est petite si vous êtes lâche, elle est étroite si vous êtes paresseux. Mais quand vous accomplirez ce que Jésus-Christ vous commande, son fardeau vous sera léger. C’est dans ce sens qu’il lui donne ici ce nom.

Mais comment, me direz-vous, pourrai-je accomplir ce que Jésus-Christ commande? Vous l’accomplirez, si vous êtes doux, modeste et humble. Car l’humilité est la mère de toutes les vertus. C’est pour cette raison que lorsque (313) Jésus-Christ, prêchant sur la montagne, veut apprendre aux hommes la loi de Dieu, il commence par l’humilité. Il confirme encore ici ce qu’il a dit alors, et il promet à cette vertu une grande récompense. Elle ne vous rendra pas, dit-il, seulement utile aux autres; vous serez le premier qui en recevrez le fruit, puisque " vous trouverez le repos de vos âmes. " Il vous donne dès ce monde ce qu’il vous prépare en l’autre, et il vous fait goûter par avance le repos " du ciel.

3. Mais pour vous rendre plus doux et plus agréable ce qu’il vous commande, il se propose lui-même pour modèle. Que craignez-vous? dit-il. Appréhendez-vous de paraître méprisable en vous humiliant? Regardez-moi; considérez en combien de manières je me suis humilié, et vous reconnaîtrez quel bien c’est que l’humilité.

Remarquez, mes frères, par combien de raisons Jésus-Christ exhorte ses apôtres à être humbles. Il leur propose son exemple: " Apprenez de moi, " dit-il, " que je suis doux et humble de cœur. " Il leur marque les récompenses des humbles: " Vous trouverez, " dit-il, " le repos de vos âmes. " Il leur promet lui-même de les assister : "Car je vous soulagerai, " dit-il. Enfin il les assure qu’il leur adoucira son joug: " Car mon Joug est doux, et mon fardeau est léger. " C’est ce que saint Paul tâche de persuader aux chrétiens, lorsqu’il leur dit: " Le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons, produit en nous le poids éternel d’une souveraine et incomparable gloire. " (II Cor. IV, 17.)

Mais comment, me direz-vous, peut-on appeler ce fardeau léger; puisqu’il nous dit: " Si quelqu’un ne hait son père et sa mère et s’il ne porte sa croix et ne me suit, il n’est pas digne de moi. Si quelqu’un ne renonce à toutes choses, il ne peut être mon disciple (Luc, XIV, 26-29); " et qu’il nous commande même de donner notre propre vie? Il faut que saint Paul vous apprenne comment ces deux choses peuvent s’allier : " Qui nous séparera, " dit-il, de l’amour de Jésus-Christ? Sera-ce " l’affliction, ou les déplaisirs, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou le fer et la violence? " (Rom VIII, 35.)

Il dit encore au même endroit : " Quand je considère les souffrances de la vie présente , je trouve qu’elles n’ont aucune pros portion avec cette gloire que Dieu doit découvrir un jour, et faire éclater en nous." Mais passez des paroles aux actions, et considérez la joie que recevaient les apôtres, lorsqu’après avoir été fouettés dans les synagogues, ils s’en retournaient avec joie: " Parce qu’ils avaient été trouvés dignes de souffrir cette ignominie pour le nom de Jésus-Christ. " (Act. V, 54.) Que si après cela vous tremblez encore en entendant ce mot de " joug et de fardeau, " vous n’en devez accuser que votre propre paresse. Quand vous serez prêts à tout, et que vous vous offrirez de bon coeur à ce qui vous arrivera, tout vous paraîtra facile.

C’est pourquoi Jésus-Christ voulant nous montrer que nous devons nous efforcer de notre part à nous faire violence, évite égale. ment ou de ne nous dire que des choses douces et agréables, ou de ne nous en dire aussi que de pénibles et sévères ; mais tempérant les unes par les autres, il appelle sa loi un " joug, " mais un joug agréable; et un " fardeau, " mais un fardeau " léger ; " afin que vous n’en ayez ni horreur comme étant trop pénible, ni mépris comme étant trop léger.

Si donc la vertu vous paraît encore rude et austère, jetez les yeux sur les peines encore plus fâcheuses qui accompagnent la mauvaise vie. Jésus-Christ les indique assez, lorsqu’avant que de parler de son joug, il dit: " Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, " pour montrer combien le péché est pénible, et que c’est un fardeau accablant et insupportable. li ne dit pas seulement " qui êtes fatigués; " mais il ajoute : " Qui êtes chargés, " ce que David marque plus clairement en exprimant quelle est la nature du péché: " Mes iniquités se sont appesanties sur " moi comme un lourd fardeau. " (Ps. XXX VII, 4.) Et le prophète Zacharie décrivant le péché l’appelle " un talent de plomb. " (Zach. V, 9.) Mais nous ne le sentons que trop par notre propre expérience. Rien ne rend l’âme si pesante, ne l’accable davantage, et ne la rend plus aveugle que le poids du péché, et la mauvaise conscience, comme il n’y a rien au contraire qui la rende plus légère, et qui l’élève plus à Dieu que la vertu.

Qu’y a-t-il de plus pénible en apparence que de ne rien posséder? que de tendre la joue droite quand on flous a frappés sur la gauche? que de ne point rendre le mal pour le mal, que de s’exposer à une mort violente? Cependant (314) si nous jugeons sainement des choses, non-seulement nous ne trouverons pas ces choses pénibles, mais elles nous paraîtront même très-douces et très-agréables. Ne soyez point surpris de ceci, et ne vous troublez pas de ce que je dis. Examinons avec soin chacune de ces choses dont je viens de vous parler. Commençons, si vous voulez, par ce qui paraît plus insupportable presque à tout le monde. Dites-moi donc lequel des deux vous choisiriez, d’avoir simplement le Soin de votre nourriture de chaque jour, ou de vous charger l’esprit de mille inquiétudes pour l’avenir? de n’avoir qu’un habit sans en désirer davantage, ou d’en posséder un grand nombre, et d’être tourmente jour et nuit par le soin de les garder, d’être toujours dans l’appréhension, ou que les vers ne les mangent, ou que les voleurs ne les emportent, ou qu’un serviteur ne vous les dérobe?

Je ne puis pas vous exprimer par mes paroles le bonheur de cet état autant qu’on le ressent par l’expérience, et je souhaiterais de tout mon coeur qu’il y eût ici un de ces chrétiens parfaits qui vivent retirés du monde. Vous reconnaîtriez le contentement ineffable dont il jouit dans cette profession, et vous verriez que, considérant sa pauvreté comme son trésor, il ne voudrait pas la changer contre tous les biens du monde. Mais les riches, dites-vous, voudraient-ils devenir pauvres, pour se décharger des soins qui les accablent? Il est vrai qu’ils ne le voudraient pas. Mais cet attachement qu’ils ont à leurs .richesses n’est pas une preuve de la satisfaction qu’ils y trouvent, mais de la maladie et du dérèglement de leur esprit. Je n’en veux point d’autres juges qu’eux-mêmes, puisqu’ils se trouvent tous les jours accablés de nouvelles inquiétudes, et qu’ils pro-testent que la vie leur est à charge. Ces pauvres évangéliques dont je parle ont bien différents. Ils sont toujours dans la joie, toujours dans la paix, et ils se glorifient plus de leur pauvreté que les rois de leur diadème.

4. Considérez aussi combien la pratique des conseils de l’Evangile peut contribuer à notre repos, puisqu’il est plus aisé de tendre l’autre joue à celui qui nous a donné un soufflet, que de se mettre en état de le lui rendre. L’un est la source des divisions et des guerres, l’autre apaise toutes les querelles. L’un allume encore davantage le feu de la passion qui brûlait dans notre frère, l’autre l’éteint, et dans lui et dans nous-mêmes. Or il est indubitable qu’il est plus doux de ne point brûler que d’être consumé du feu. Et si cela est vrai du corps, c’est encore plus vrai de l’âme.

Vous regardez de même la mort comme un grand mal, et cependant elle est un bien pour. les serviteurs de Dieu. Car lequel est le plus agréable de lutter dans le combat, ou d’être déjà vainqueur; de courir dans la carrière, ou d’être déjà couronné; de combattre encore contre les flots, ou d’être déjà arrivé au port ? La mort donc est préférable à la vie. L’une délivre de la tempête, l’autre en ajoute toujours de nouvelles, et nous expose à mille périls et mille malheurs qui nous rendent insupportables à nous-mêmes.

Si vous ne me croyez pas, demandez à ceux qui ont été témoins de la constance des martyrs; Ils savent que ces saints ont été battus de verges et déchirés par des ongles de fer, avec un visage serein et tranquille, qu’ils se sont étendus sur des grils brûlants, comme s’ils se fussent couchés sur des roses, et qu’ils ont trouvé les délices et une joie toute céleste dans les supplices les plus effroyables, et dans la mort même. C’est pourquoi saint Paul, près de mourir, et d’une mort violente, dit : " Je me réjouis et je me conjouis pour vous tous, et vous, réjouissez-vous de même, et conjouissez-vous avec moi. " (Philip. II, 16, 17.) Qui n’admirera le zèle avec lequel ce grand apôtre exhorte toute la terre à prendre part à sa joie? Tant il croyait que c’est un grand avantage de sortir bientôt de cette vie, et que la mort qui paraît si terrible n’a rien que d’aimable et de désirable à un disciple de Jésus-Christ!

On pourrait prouver encore par beaucoup d’autres raisons combien le joug du Sauveur est doux et léger, mais considérons maintenant combien celui du péché est dur et insupportable. Examinons ces avares qui ne rougissent point de leurs rapines et de leurs usures. Qu’y a-t-il de plus pénible que ce commerce infâme? combien de soins, combien d’afflictions, combien de périls, combien de piéges, combien de guerres naissent tous les jours de ce désir d’amasser? Comme la mer n’est point sans agitation, ainsi ces personnes ne sont jamais sans trouble et sans crainte. Les peines et les inquiétudes se succèdent les unes aux autres, et avant que les unes soient finies les (315) autres recommencent, et trouvant l’âme déjà blessée, lui font encore de nouvelles plaies.

Que si vous passez des avares aux personnes colères et insolentes, où trouverez-vous un supplice aussi grand que le leur? Combien se blessent eux-mêmes en blessant les autres, et combien est ardente cette fournaise qu’ils allument sans cesse dans leur coeur, dont la flamme secrète et intérieure ne s’éteint jamais?

Qu’y a-t-il encore de plus misérable que ceux qui sont possédés d’une passion brutale et honteuse? ils vivent comme Cala, toujours dans l’agitation, toujours dans la crainte; et ils sont plus touchés de la mort des personnes qu’ils aiment criminellement, qu’ils ne le sont de celles de leurs plus proches.

Qu’y a-t-il aussi de plus inquiet et de plus furieux que l’orgueilleux? Venez donc, venez tous à moi, dit Jésus-Christ : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes. " Car la douceur qui est humble est la mère de tous les biens. Ne craignez donc point ce joug, ne fuyez point ce fardeau, qui vous décharge de ces autres infiniment plus pesants. Soumettez-vous à ce joug de tout votre coeur, et vous reconnaîtrez combien il est doux. Il ne vous accablera point. Il vous sera un ornement plutôt qu’une charge. Il vous conduira dans la voie droite et royale sans tomber dans les précipices, à droite et à gauche, et il vous fera marcher avec plaisir et avec liberté dans le sentier de Jésus-Christ.

Puis donc que ce joug est si doux, qu’il nous met dans une si grande assurance, et qu’il nous remplit d’une joie ineffable, embrassons-le de tout notre coeur, et portons-le avec ardeur et avec zèle, afin que nous trouvions ici le repos de nos âmes, et dans le ciel les biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXXIX
" ALORS JÉSUS DIT CES PAROLES : JE VOUS RENDS GLOIRE, MON PÈRE, SEIGNEUR DU CIEL ET DE LA TERRE, DE CE QUE VOUS AVEZ CACHÉ CES CHOSES AUX SAGES ET AUX PRUDENTS, ET QUE VOUS LES AVEZ RÉVÉLÉS AUX SIMPLES ET AUX PETITS. OUI, MON PÈRE, PARCE QUIL VOUS A PLU AINSI. " (CHAP. XI. 25,26, JUSQU'A LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE

1. Comment Jésus-Christ se dispense d’observer le sabbat.

2. Comment il se justifie de la violation du sabbat que lui reprochaient les Juifs.

3. Utilité du sabbat. — le sabbat sous le règne de la Loi Ancienne et de la Loi Nouvelle.

4. Que nos efforts personnels doivent concourir avec la grâce divine. – Que les préceptes évangéliques sont faciles à pratiquer.
 
 

1. Saint Luc dit que ceci arriva le jour du sabbat appelé " le second premier. " Que veut dire ce mot, sinon qu’il y avait alors une double solennité : l’une du sabbat du Seigneur, et l’autre de quelque fête qui y survenait encore ? Car les Juifs appelaient ces fêtes également du nom de sabbat. Mais d’où vient que celui qui prévoyait tout, conduisait ses disciples par cet endroit, sinon pour montrer qu’il ne voulait point alors observer le sabbat? Il ne le voulait pas garder alors pour de grandes raisons, Car on voit partout qu’il ne (316) se dispense de l’observer que lorsqu’il en avait un légitime sujet, afin de faire cesser la loi sans scandaliser personne.

Il y a néanmoins eu des occasions où il a témoigné vouloir à dessein ne la pas garder, comme lorsqu’il fit de la boue pour en frotter les yeux de l’aveugle-né, et lorsqu’il dit " Mon Père depuis le commencement du u monde agit, et moi j’agis aussi avec lui. " (Jean, V, 8.) Jésus-Christ se conduisait avec cette modération ou pour glorifier son Père ou pour épargner la faiblesse de ce peuple. C’est ce qu’il fait dans notre évangile, lorsqu’il s’excuse de la violation du sabbat, par la nécessité où se trouvaient ses disciples. Or, ce qui est évidemment péché ne s’excuse par aucune raison. Un homicide ne peut point s’excuser sur sa colère, ni un adultère sur sa passion. Mais comme il ne s’agissait point ici d’une chose essentiellement mauvaise, la nécessité où les apôtres étaient réduits pouvait suffire pour les exempter de faute.

Mais admirons ici, je vous prie, le détachement des apôtres: comme ils n’avaient aucun soin du corps; comme les moindres choses leur suffisaient pour les nourrir, et comme dans les besoins même les plus pressants, ils ne pensaient point à s’éloigner tant soit peu de la compagnie de Jésus-Christ ! Car s’ils n’eussent souffert une grande faim, ils n’auraient jamais voulu violer le sabbat.

" Ce que voyant les pharisiens, ils lui dirent: Voilà vos disciples qui font ce qui n’est point permis de faire au jour du sabbat (2)." Les pharisiens ne paraissent pas ici aussi aigres qu’à l’ordinaire, quoique le sujet semble le comporter. Ils se contentent de dire assez simplement le mal qu’ils reprennent dans les disciples; au lieu que lorsque Jésus-Christ rétablit miraculeusement la main desséchée, on les vit s’emporter d’une si furieuse colère, qu’ils délibérèrent de le tuer. D’où vient cette différence? C’est que lorsqu’ils ne voient rien d’éclatant dans les actions de Jésus-Christ, ils sont un peu plus paisibles; mais lorsqu’ils voient des guérisons miraculeuses, ils deviennent cruels et furieux. Tant ils étaient ennemis du salut des hommes! Mais remarquez. comment Jésus-Christ excuse ses disciples.

" N’avez-vous pas lu ce que fit David lorsque lui et ceux qui l’accompagnaient furent pressés de la faim (3)? Comme il entra dans la maison de Dieu, et mangea les pains qui y étaient exposés, qu’il n’était permis de manger qu’aux seuls prêtres, et non point à lui ni à ceux qui étaient avec lui (4). " Quand Jésus-Christ défend ses apôtres, il allègue David ou quelque prophète; mais quand il se défend lui-même, il allègue son Père céleste. Il leur parle avec force: " N’avez-vous point lu, " leur dit-il, " ce que fit David? " La gloire et la réputation de ce saint roi était si grande que saint Pierre, après la résurrection de Jésus-Christ, parlant de lui devant les Juifs, se croit obligé d’user de ces termes : " Permettez-moi, mes frères, de vous dire avec liberté, touchant le patriarche David, qu’il est mort, et qu’il a été mis dans le sépulcre. " (Act. II, 29.)

Mais pourquoi Jésus-Christ, lorsqu’il parle de ce saint prophète, soit ici, soit plus tard, ne lui donne-t-il jamais de louanges? C’était peut-être parce qu’il descendait de lui. Si les pharisiens eussent été plus doux et plus compatissants, Jésus-Christ se fût contenté d’excuser ses apôtres par la faim qu’ils enduraient; mais parce qu’ils étaient durs et inhumains, il leur rapporte cet exemple.

Saint Marc dit que le fait concernant David se passa sous le grand’prêtre Abiathar; en cela il ne contredit pas l’auteur du premier livre des Rois, mais montre seulement que ce prêtre avait deux différents noms. Il marque même que ce fut ce prêtre qui donna ces pains, pour mieux défendre ses disciples, en rappelant qu’un prêtre avait non-seulement permis une pareille action, mais y avait même contribué.

Et il serait inutile de dire que David était prophète, puisque les prophètes mêmes n’avaient point ce droit qui était uniquement réservé aux prêtres, ainsi que le dit expressément Jésus-Christ : " Il n’était permis de les manger qu’aux seuls prêtres. " Quand il eût été mille fois prophète, il n’était point prêtre. Et s’il était prophète, ceux qui l’accompagnaient ne l’étaient pas, et ils mangèrent néanmoins de ces pains que le grand prêtre leur donna.

Mais quoi ! me direz-vous, les apôtres étaient-ils égaux à David? Que me parlez-vous de dignité quand il est question d’une violation au moins apparente de la loi, et d’une pressante nécessité naturelle? Si la nécessité a excusé David, elle doit à plus forte raison excuser les apôtres. Et plus David aura été (317) grand, plus ceux qui l’auront imité seront excusables.

2. Mais à quoi sert toute cette histoire, me direz-vous, puisque David n’a point violé le sabbat? Il n’a point violé le sabbat, mais il a fait ce qui était encore moins permis: c’est donc une raison de plus pour admirer la sagesse de Jésus-Christ qui, pour justifier ses disciples d’avoir violé le sabbat, rapporte un exemple qui n’est pas tout à fait semblable, mais qui prouve beaucoup plus. Car ce n’était pas une égale faute de ne pas garder le respect dû au jour du sabbat, ou de toucher à cette table sacrée, dont il n’était pas permis d’approcher. Il y avait plusieurs exemples de la violation du sabbat. On le violait presque tous les jours, comme dans la circoncision, et dans plusieurs actions semblables. On voit même qu’il fut violé dans la prise de Jéricho. Mais il n’y avait que ce seul exemple de la profanation de ces pains; ce qui le rendait bien plus fort, et plus propre aux desseins de Jésus-Christ. Il aurait pu même insister davantage sur cet exemple, et leur dire: Comment personne n’a-t-il accusé David de cette profanation, puisqu’elle donna même lieu à la mort de tant de prêtres? Mais il ne le fait pas, et il se contente de prendre de cette histoire ce qui était entièrement attaché à son sujet. Il justifie encore ses apôtres d’une autre manière, et après avoir fermé la bouche aux pharisiens par l’exemple de David , et réprimé leur insolence par l’autorité de ce saint prophète, il leur apporte un autre argument pour les confondre encore davantage.

" N’avez-vous point lu dans la loi que les prêtres au jour du sabbat violent le sabbat dans le temple et ne sont pas néanmoins coupables (5) ? " Dans l’action de David, c’est la circonstance qui produit la violation, mais il n’y avait rien de semblable dans la manière dont les prêtres violaient le sabbat. Néanmoins Jésus-Christ ne rapporte point d’abord cette raison si convaincante. Il défend premièrement cette action de ses apôtres, comme en l’excusant, et ensuite il la justifie entièrement. Il fallait ainsi réserver pour la fin ce qu’il y avait de plus fort, quoique cette première raison eût aussi sa force. On me dira que ce n’est pas décharger quelqu’un d’un crime que de dire qu’un autre y soit tombé. Mais lorsqu’une action s’est faite publiquement sans donner lieu à une accusation, il semble que son exemple est la justification de ceux qui l’imitent.

Cependant Jésus-Christ ne se contente pas de cela. Il apporte encore une raison plus puissante, et il montre que cette violation du sabbat n’est point un péché, ce qui lui donnait tout l’avantage sur ses ennemis. Il fait voir que la loi se détruisait elle-même; qu’elle se détruisait doublement, puisqu’elle ne permettait pas seulement de violer le sabbat, mais de le violer dans le temple même; ou plutôt qu’elle se détruisait triplement, car ce n’était pas simplement le sabbat qui était violé et dans le temple, mais encore c’étaient les prêtres qui commettaient cette violation, sans qu’il y eût en cela aucun péché: " Et ils ne sont pas néanmoins coupables, " dit Jésus-Christ.

Considérez donc, mes frères, combien de preuves Jésus-Christ rapporte tout ensemble: preuves tirées du lieu, c’est dans le temple; des personnes, ce sont des prêtres; du temps, c’est le jour du sabbat; de la chose même, c’est la violation d’un jour saint. Car Jésus-Christ ne dit pas : Ils n’observent pas le sabbat; mais ce qui est beaucoup plus, ils "le violent, " et ceux qui sont plus que ses apôtres, non-seulement n’en sont point punis, mais ils ne fout pas même la moindre faute: " Et ne sont pas néanmoins coupables."

Cette dernière preuve est donc bien différente de la première. Car David n’a fait qu’une fois ce qu’il fit alors: il ne l’a fait que par une nécessité absolue; il n’était pas prêtre lorsqu’il le faisait, ce qui le rendait fort excusable : au lieu que ce que dit Jésus-Christ dans cette dernière raison, se faisait à chaque jour de sabbat, et par les prêtres, et dans le temple même, et par l’ordre de la loi. Car lorsque j’excuse les prêtres en cette rencontre, dit Jésus-Christ, ce n’est point en usant envers eux d’aucune condescendance, mais en les jugeant selon la justice. Il semble faire l’apologie des prêtres , mais il fait en effet celle des apôtres: et en assurant des uns " qu’ils ne sont aucunement coupables, " il fait voir que les autres sont très-innocents.

Mais les apôtres, direz-vous, n’étaient pas prêtres, ils étaient plus que les prêtres, puisqu’ils appartenaient au véritable Seigneur du temple, à Celui qui n’était pas la figure des choses divines, comme le temple des Juifs, mais la vérité même; C’est pourquoi Jésus-Christ leur dit; " Et cependant je vous dis que (318) Celui qui est ici est plus grand, que le temple (6)." J’admire que les Juifs entendant cette parole n’en sont point irrités. C’était peut-être parce qu’elle n’était point accompagnée de miracles et de la guérison de quelque malade. Cependant comme elle, pouvait leur paraître dure, il la couvre aussItôt et détourne son discours ailleurs en leur disant avec quelque force !

" Que si vous entendiez bien cette parole: J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice, vous n’auriez pas condamné, des innocents. (7) ". (Osée, VI.) Il diversifie son. discours. Il fait voir tantôt que ses apôtres méritent qu’on les excuse et tantôt qu ils n’ont rien fait dont on les puisse accuser : " Vous n’auriez pas, " dit il, " condamné des innocents " Il avait déjà fait voir par la comparaison des prêtres que ses disciples n'étaient point coupables, mais il l' assure ici de son autorité propre qu’il appuie néanmoins sur la loi, en rapportant le passage du prophète Enfin, après tant de raisons, il finit par cette dernière.

3. "Car le Fils de l’Homme est maître du sabbat même (8) " Ce qu’il entend de lui-même, quoique saint Marc témoigne que cette parole a été dite en général de tous les hommes. Car il dit " Le sabbat est fait pour l' homme et non l' homme pour le sabbat ". Si cette parole est vraie, me direz-vous, pourquoi celui qui ramassait du bois le jour du sabbat en fut il puni? Je vous réponds que Dieu usa alors de cette rigueur, parce que s’il eut laissé violer impunément cette loi aussitôt qu’elle fut faite, on ne saurait point gardée ensuite. L'observation du sabbat était d’abord très avantageuse aux hommes Elle leur apprenait a être doux et charitables les uns envers les autres, et les instruisait de la sagesse et de la providence de Dieu dans la conduite du monde , comme le témoigne Ezéchiel. (Ezéch. XX, 6.) Elle les avertissait de se séparer au moins pour un peu de temps de leurs dérèglements et de leurs péchés, et de s’appliquer aux choses spirituelles. Si Dieu, en donnant cette loi aux Juifs, leur eut dit Vous pourrez vous appliquer à quelque bon ouvrage au jour du sabbat, mais vous ne ferez en ce jour rien de ce qui sera mauvais, ils n’eussent pu s’empêcher de travailler. C’est pourquoi il leur dit absolument: Ne faites aucun ouvrage en ce jour; et ils ne peuvent pas même ainsi se soumettre à cette loi. Mais Dieu a fait assez voir, en l’établissant, qu’il ne désirait autre chose des Juifs, sinon qu’ils s’abstinssent de faire le mai: " Vous n’y ferez rien, " dit-il, " excepté les ouvrages qui sont propres à"l’âme. " Car dans le temple tout se passait ce jour-là comme les autres jours: on y travaillait même beaucoup plus que les autres jours, Et ainsi Dieu découvrait dès lors à ce peuple par des ombres et des figures la lumière de sa vérité.

Jésus-Christ donc, me direz-vous, a-t-il voulu abolir une loi qui était si utile? A Dieu ne plaise! Bien loin de l’abolir, il l’a étendue encore plus loin. Le temps était venu d’instruire les hommes de toutes les vérités, et d’une manière plus sublime et plus élevée. Il ne fallait plus que ces ordonnances légales liassent les mains à un homme qui, étant délivré et affranchi du péché, courait avec ardeur dans la voie de Dieu. Ce n’était plus le temps d’apprendre seulement par l’observation du sabbat que Dieu était le maître et le créateur da toutes choses, ni de se servir de cette considération pour être plus doux et plus humain, lorsque les hommes étaient invités à se rendre les imitateurs de la charité infinie de Dieu même : " Soyez, " dit-il, " miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. " (Luc, VI, 22.) Il ne fallait plus non plus nous ordonner de célébrer seulement un jour de la semaine, puisque Dieu nous commande maintenant de ne faire de toute notre vie qu’une seule fête : " Célébrons une fête," dit saint Paul, " non pas dans le vieux levain, ou dans le levain de la malice ou de la corruption, mais avec les pains purs de la sincérité et de la vérité. " (I Cor. V, 7.) Pourquoi commander de passer le jour auprès de l'arche de Dieu et de l’autel d’or, à ceux qui deviennent eux-mêmes le temple de Dieu, qui l’ont toujours présent dans eux et qui s’entretiennent sans cesse avec lui par leurs prières, par leurs sacrifices, par la lecture de sa parole et par la pratique de l’aumône et des bonnes oeuvres? Enfin de quoi servirait l’observation du jour du sabbat à celui qui passe sa vie dans une fête qui ne finit point, et dont la conversation est toujours dans le ciel?

Célébrons, mes frères, ce sabbat céleste et continuel, et abstenons-nous de toute oeuvre servile et mauvaise Appliquons-nous de plus en plus à des choses divines et spirituelles, et séparons-nous de tout ce qui est humain et (319) terrestre : entrons comme dans un saint repos, dans une inaction et une oisiveté bienheureuse, empêchant nos mains de se prêter à l’avarice et tout notre corps de s’employer à des travaux vains et inutiles, semblables à ceux où s’occupaient autrefois les Juifs en Egypte.

Car lorsque nous amassons évidemment de l’or, nous ne différons en rien de ces Hébreux que des maîtres cruels tenaient attachés à la boue et à la paille qu’ils travaillaient sous le fouet, et dont ils faisaient de la brique. Le démon oblige encore aujourd’hui à ces mêmes ouvrages et avec la même barbarie que Pharaon autrefois y forçait les Juifs. Car qu’est autre chose l’or et l’argent sinon de la terre et de la paille? L’argent n’allume pas moins la passion et l’avarice que la paille n’allume le feu, et il ne salit pas moins notre âme que la boue notre corps. C’est pourquoi Dieu nous a donné un Sauveur, non en nous envoyant Moïse du fond d’un désert, mais son Fils même du haut du ciel. Si après cela vous demeurez encore en Egypte, vous serez enveloppé dans le malheur des Egyptiens. Mais si vous y renoncez pour être du nombre des véritables Israélites, vous verrez toutes les merveilles que Dieu fera en votre faveur.

4. Ce n’est pas que cette seule retraite vous suffise pour le salut. C’est peu que de sortir de l’Egypte, si l’on n’entre dans la terre promise. Les Juifs, comme dit saint Paul, ont tous passé la mer Rouge , ils ont mangé la manne, ils ont bu un breuvage spirituel, et néanmoins ils n’ont pas laissé de périr. De peur donc que ce mal-heur ne nous arrive, ne soyons point lâches et paresseux. Quand il y aurait encore aujourd’hui des personnes dangereuses comme ces espions d’autrefois qui rendraient suspecte la vie évangélique, et qui décrieraient la voté étroite en la représentant comme trop rude et trop pénible, n’imitez point la lâcheté de ce peuple juif, qui se laissa abattre par ces faux rapports, mais le zèle de Josué et de Caleb, et ne les quittez point jusqu’à ce que vous soyez entré avec eux dans la véritable terre promise. Ne craignez point toute la peine et tous les périls qui peuvent se rencontrer dans ce chemin. Lorsque nous étions ennemis de Dieu, il nous a réconciliée avec lui nous abandonnera-t-il après nous avoir rendus ses amis?

Vous me direz peut-être que cette voie que je vous propose est bien étroite et bien difficile. Et moi je vous réponds que celle où vous marchiez auparavant était bien plus dure et plus pénible. Elle n’était pas seulement étroite et resserrée, mais pleine de ronces et d’épines, et infestée par un grand nombre de bêtes farouches. Comme il était impossible aux Egyptiens de passer la mer, si Dieu ne l’eût ouverte par un grand miracle, il nous est impossible de même de passer de notre première vie à une vie sainte et céleste, à moins que le Sauveur ne nous ouvre les eaux salutaires du baptême. Si Dieu a bien pu faire alors que ce qui était entièrement impossible devînt possible, il pourra bien faire maintenant que ce qui est difficile devienne facile.

Mais cette merveille qui se fit alors, me direz-vous, était purement l’ouvrage de la grâce et de la bonté de Dieu. C’est ce qui vous doit donner plus de confiance. Car si les Juifs alors, sans contribuer en rien de leur part, ont surmonté de si grandes difficultés par la seule miséricorde de Dieu, que ne devez-vous point espérer, lorsque vous tâcherez de joindre votre travail et vos efforts au secours et à l’opération de la grâce? S’il a sauvé ceux qui étaient lâches et paresseux, abandonnera-t-il ceux qui agissent et qui travaillent?

Nous vous avons exhortés, jusqu’à cette heure, à avoir confiance en Dieu, dans ce qui vous paraîtra rude et pénible, en considérant qu’il a fait autrefois des choses entièrement impossibles; mais je vous dis maintenant que si nous sommes vraiment sages, ce que nous appréhendions tant ne nous paraîtra plus difficile. Car considérez combien Jésus-Christ nous a aplani la voie. La mort a été foulée aux pieds; le démon a été terrassé; la domination du péché a été détruite; la grâce du Saint-Esprit a été donnée; toutes ces ordonnances si pénibles de la loi ont été abolies, et la vie même, qui est le temps du travail, a été réduite à fort peu d’années.

Et pour vous faire voir par des preuves effectives combien tout ce que Dieu nous demande est léger, voyez combien de personnes sont allées même au delà des commandements de Jésus-Christ. Et après cela vous craignez des ordonnances si douces et si modérées? Quelle excuse donc restera-t-il à votre lâcheté, si lorsque les autres courent avec joie au delà même des bornes prescrites , vous perdez courage avant que d’y arriver? Nous avons peine à (320) vous persuader de donner seulement une partie de, vos biens aux pauvres, et les autres renoncent à tout ce qu’ils possèdent. Nous travaillons beaucoup pour obtenir de vous que vous, viviez chastement dans le mariage, et les autres n’en ont pas même voulu user. Nous avons peine à gagner, sur vous que vous ne soyez plus envieux, et la charité des autres sacrifie pour leurs frères leur propre vie. Nous vous conjurons, beaucoup de pardonner aisément les injures qu’on. vous fait et de ne vous point laisser emporter à la colère contre ceux qui vous offensent, et les autres, lorsqu’on leur adonné un soufflet, tendent l’autre joue.

Que dirons-nous donc à Dieu un jour? que lui répondrons-nous, pour nous excuser de n’avoir pas fait ce qu’il nous ordonne, lorsque tant d’autres vont même au delà, par l’ardeur et le zèle de leur piété? Ces personnes auraient-elles été si ferventes dans les œuvres saintes, si elles ne les avaient trouvées faciles? Car je vous demande lequel des deux sèche de déplaisir, ou celui qui se fâche du bien de ses frères, ou celui qui s’en réjouit comme du sien propre? Lequel des deux est toujours dans la crainte, ou celui qui est pur et chaste, ou celui qui est impudique et adultère ? lequel des deux est toujours dans la joie, ou celui qui ravit le bien d’autrui, ou celui qui donne le sien aux pauvres ?

Pensons à ceci, mes frères, et ne témoignons plus à l’avenir de tant de mollesse dans les exercices de la piété. Courons avec vigueur dans cette carrière sainte. Souffrons un travail léger pour recevoir enfin cette couronne immortelle que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XL
" JÉSUS ÉTANT PARTI DE LA, VINT EN LEUR SYNAGOGUE. ET COMME IL S’Y TROUVA UN HOMME QUI AVAIT LA MAIN DESSÉCHÉE, ILS LUI DEMANDÈRENT S’IL ÉTAIT PERMIS DE GUÉRIR LE JOUR DU SABBAT, POUR AVOIR UN SUJET DE L’ACCUSER. " (CHAP. XII, 9,10, JUSQU’AU VERSET 25)

ANALYSE

1. Guérison de la main sèche.

2.3. Que l’envie est un très-grand mal.

4 et 5. Des remèdes propres à guérir l’envie . – Combien les honneurs sont funestes à ceux qui n’y prennent pas garde. – Qu’on devrait plutôt avoir de la compassion que de l’envie pour ceux qui sont dans les charges de l’Eglise. – Que leur réputation même est capable de les perdre.
 
 

1. Jésus-Christ guérit encore ici cet homme le jour du sabbat pour justifier davantage ses apôtres. Les antres évangélistes remarquent que Jésus-Christ ayant mis cet homme au milieu des Juifs, leur demanda s’il était permis de faire du bien au jour du sabbat.

N’admirez-vous point, mes frères, la bonté et la tendresse du Sauveur? Il met cet homme au milieu d’eux, afin de les toucher par la seule vue de sa misère, et que la compassion prenant la place de la malignité et de l’envie, ils rougissent de perdre la douceur naturelle à l’homme pour agir avec une brutalité barbare et inhumaine. Mais ces coeurs de pierre, que rien ne peut amollir et qui semblent avoir déclaré la guerre à l’humanité, trouvent bien (321) plus de délices à noircir la réputation du Sauveur, qu’à voir un miracle qui guérit cet homme. Ils montrent doublement leur malice, et par le dessein formé de contredire Jésus-Christ en tout, et par cette opiniâtreté si étrange avec laquelle ils s’opposaient à la guérison des autres.

Quelques évangélistes disent que ce fut Jésus-Christ qui interrogea les Juifs; mais le nôtre marque que ce fut au contraire les Juifs qui lui demandèrent : " S’il était permis de guérir le jour du sabbat, pour avoir un sujet de l’accuser. " Il est vraisemblable que les deux versions sont vraies l’une et l’autre. Comme ils étaient malicieux, et que d’ailleurs ils ne doutaient pas que Jésus-Christ ne guérît ce malade, ils voulaient le prévenir par cette question, pour empêcher ainsi ce miracle. Ils lui demandent donc " s’il est permis de guérir au jour du sabbat, " non pour s’instruire en effet, si cela était permis, mais pour avoir lieu de le calomnier ensuite. Pour leur donner lieu de l’accuser, il suffisait que Jésus-Christ fit ce miracle. Mais ils veulent encore que ses paroles leur donnent prise contre lui, pour multiplier autant qu’ils peuvent les moyens de lui nuire.

Cependant Jésus-Christ demeure dans sa douceur ordinaire. Il guérit ce malade et il leur répond pour faire retomber leurs piéges sur eux, pour nous apprendre la modération, et pour faire voir leur dureté inhumaine. Saint Luc remarque qu’il fit mettre cet homme " au milieu " des Juifs (Luc, VI, 8): non qu’il eût quelque crainte d’eux, mais pour les aider à rentrer en eux-mêmes et pour les toucher de compassion. Mais n’ayant pu fléchir leur dureté, il est dit dans saint Marc (Marc, III, 5), qu’il s’affligea en voyant l’aveuglement de leur coeur, et qu’il leur dit: " Quel est celui d’entre vous, qui ayant une brebis qui vienne à tomber dans une fosse le jour du sabbat, ne la prenne et ne l’en retire (11)? Et combien un homme ne vaut-il pas mieux qu’une brebis? Il est donc permis de faire du bien les jours du sabbat (12). " Pour leur ôter d’abord tout sujet de s’emporter contre lui avec insolence, et de l’accuser encore de violer la loi, il se sert de cette comparaison, et il nous donne lieu d’admirer combien il diversifiait selon les rencontres, les raisons dont il se défend de violer le sabbat.

Il est vrai que dans le miracle de l’aveugle-né (322), il ne se défendit point d’avoir fait de la boue un jour de sabbat, quoique les Juifs l’en accusassent, parce qu’un miracle si extraordinaire suffisait pour montrer qu’il est l’auteur et le maître de la loi. Lorsqu’il commanda au paralytique de porter son lit le jour du sabbat et que les Juifs l’en accusaient, il se défendit, tantôt en Dieu, tantôt en homme. Il parle en homme lorsqu’il dit: " Si un homme est circoncis le jour même du sabbat, afin que la loi ne soit point violée, " il ne dit pas, afin qu’un homme reçoive assistance, " pourquoi vous mettez-vous en colère contre moi, parce que j’ai guéri un homme dans tout son corps (Jean, V)? " Et il parle en Dieu lorsqu’il dit : " Mon Père agit depuis le commencement du monde jusqu’ici, et moi j’agis avec lui." Lorsqu’il excuse ses disciples que l’on calomniait devant lui, il dit : " N’avez-vous point lu ce que fit David, quand il eut faim lui et ceux qui étaient avec lui; comment il entra dans la maison de Dieu, et y mangea les pains offerts? " Il les défend encore par la conduite ordinaire des prêtres qui faisaient beau. coup de choses le jour du sabbat sans commettre aucune faute.

Mais ici il leur demande: " S’il était permis, le jour du sabbat, de faire du bien ou de faire du mal, " et il leur fait cette question : " Qui d’entre vous ayant une brebis, " et le reste; parce qu’il savait qu’ils étaient avares, et qu’ils craignaient plus la perte d’une brebis qu’ils ne désiraient le salut des hommes.

Saint Marc rapporte " que Jésus-Christ les regardait (Marc, III, 5), " en leur faisant cette question, afin que son regard pût encore aide; à les toucher de compassion. Mais tout cela ne put faire aucun effet sur leur endurcissement. Il guérit cet homme par sa seule parole, quoique souvent ailleurs il impose les mains sur les malades pour les guérir. Et cette circonstance rendait ce miracle encore plus grand. Mais rien ne pouvait adoucir les Juifs, le paralytique était guéri, et eux devenaient plus malades encore par là. Jésus-Christ avait tâché, et par ses paroles, et par ses raisons, et par ses actions de les faire revenir et de les gagner. Mais voyant que leur opiniâtreté était inflexible, il les quitte et il fait son oeuvre.

" Alors il dit à cet homme : Etendez votre main, et l’ayant étendue elle fut rendue saine comme l’autre (13). " Que font à cela les Juifs? Ils sortent d’avec Jésus-Christ, ils s’assemblent (323) et ils consultent entre eux pour lui dresser quelque piége.

2. " Mais les pharisiens étant sortis tinrent du conseil ensemble contre lui sur les moyens qu’ils pourraient prendre pour le perdre (14). " Il ne les avait blessés en rien, et ils voulaient le faire périr. Tant il est vrai que l’envie est cruelle et furieuse, et qu’elle n’épargne ni amis, ni ennemis. Saint Marc dit qu’ils se lièrent avec les hérodiens, pour voir ensemble comment ils perdraient Jésus-Christ. Mais que fait ici le Sauveur, cet agneau si doux et si paisible? Il se retire pour ne pas les aigrir davantage. " Mais Jésus, sachant leurs pensées, se retira de ce lieu (45). " Où sont maintenant ceux qui croient qu’il serait à souhaiter que Dieu fît aujourd’hui des miracles comme autrefois? Jésus-Christ fait bien voir par ce qui lui arriva alors, que les esprits rebelles ne se rendent point aux miracles même. Tout ce qui se passe dans cette guérison miraculeuse montre clairement que les Juifs avaient accusé injustement les apôtres.

Il est à remarquer que plus Jésus-Christ faisait du bien aux hommes, plus ses ennemis s’en aigrissaient. S’ils le voient ou guérir les corps, ou convertir les âmes, ils entrent en furie, et ils cherchent les moyens de l’accuser. Lorsque chez le pharisien il change miraculeusement la pécheresse, ils le condamnent. Lorsqu’il mange avec les publicains et les pécheurs, ils le calomnient. Et ils conspirent ici pour le perdre, après qu’il a guéri cette main desséchée. Mais considérez, je vous prie, comme Jésus-Christ continue de faire son oeuvre. Il guérit les malades comme auparavant, et il tâche en même temps d’adoucir et de guérir les esprits.

" Une grande foule de peuple l’ayant suivi, il les guérit tous, et il leur recommanda en des termes forts et pressants, de ne le point découvrir (16). " Le peuple partout suit et admire Jésus-Christ, et les pharisiens ne quittent point cette aversion qu’ils ont pour lui. Mais pour nous empêcher d’être surpris d’une animosité si opiniâtre, Jésus montre que cela même avait été prédit par le prophète. Car les prophéties ont été faites avec tant de lumière et d’exactitude, qu’elles n’ont rien omis, et qu’elles marquent en particulier les voyages même de Jésus-Christ, les changements de lieux, et le dessein dans lequel il les faisait, pour nous apprendre que c’est le Saint-Esprit qui a tout dicté. Car si les hommes, selon saint Paul, ne peuvent connaître les secrètes pensées des hommes, ils auraient bien moins pu pénétrer les pensées et les raisons de Jésus-Christ, sans une révélation particulière de l’Esprit de Dieu. Voyons donc ce que dit ce prophète:

" Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie (17) : Voici mon Fils que j’ai élu, mon bien-aimé dans lequel mon âme a mis toute son affection. Je ferai reposer sur lui mon Esprit, et il annoncera la justice aux nations (8). " Le Prophète relève en même temps la douceur et la puissance de Jésus-Christ. Il ouvre aux gentils une porte large et spacieuse pour leur donner entrée dans la grâce du Sauveur, et il prédit aux Juifs les maux qui devaient leur arriver un jour. Il montre encore l’union parfaite de Jésus-Christ avec son Père. " Voici, " dit-il, " mon Fils que j’ai élu, mon bien-aimé dans " lequel mon âme a mis toute son affection. " Si le Père l’a élu pour son fils bien-aimé, ce n’est donc point pour le combattre qu’il se dispense de garder la loi. Jésus-Christ n’agit point en ennemi du législateur de l’ancienne loi. Ce qu’il fait, il le fait parce qu’il entre dans les desseins de son Père, et qu’il est parfaitement d’accord avec lui en toutes choses. Pour relever ensuite sa douceur, le Prophète dit : " Il ne disputera point ni ne criera point, et personne n’entendra sa voix dans les rues (19)." Il souhaitait d’être toujours au milieu d’eux pour les guérir, mais puisqu’ils ne l’ont pas voulu, it ne leur a point résisté. Il marque encore la toute-puissance du Sauveur et l’extrême faiblesse de ses ennemis lorsqu’il ajoute : " Il ne brisera point le roseau cassé (20); " pour montrer qu’il était aussi aisé à Jésus-Christ de terrasser tous les Juifs, que de " briser un roseau, " et un roseau déjà "cassé". Il n’achèvera point d’éteindre "la mèche de la lampe qui fume encore (20). " Le Prophète nous représente par ces paroles l’excès de la colère des Juifs et la toute-puissance du Sauveur, qui peut avec tant de facilité éteindre cette fureur et calmer ces violences. Que s’il ne l’a pas fait quelquefois, c’est ce qui marque la grandeur de son humilité et de sa douceur. Mais sa patience n’aura-t-elle point de fin, et souffrira-t-il éternellement cette malignité si cruelle et si envenimée de ses ennemis? Non certes ! mais quand il aura accompli ce qu’il a résolu, (323) il se rendra justice à lui-même. C’est ce que marquent ces paroles suivantes : " Jusqu’à ce qu’il rende victorieuse la justice de sa cause (20). " Saint Paul dit la même chose : " Nous avons en notre main le pouvoir de punir toute désobéissance, lorsque vous aurez satisfait à tout ce que l’obéissance demande de vous. " (I Cor. X, 7.) Que veulent dire ces paroles: " Jusqu’à ce qu’il rende victorieuse la justice de sa cause? " C’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il ait accompli ce qui le regarde. C’est alors qu’il tirera une vengeance éternelle de ses ennemis, Ils souffriront alors des peines cruelles, lorsqu’il aura fait éclater " sa victoire ", lorsqu’il aura fait voir " la justice de sa cause", et lorsque l’impudence de ses ennemis deviendra muette et sera couverte de confusion et de honte. Ce jugement ne se terminera pas seulement a punir les coupables, mais a attirer encore à lui toute la terre. " Et les nations espéreront en son nom (21). " Et pour marquer que cela se faisait ainsi par l'ordre et. par la disposition du Père, le Prophète commence d’abord par ces paroles : " Voici mon Fils que j’ai élu, mon bien-aimé dans lequel mon âme a mis toute son affection. " Car il est visible qu’un Fils qui est aimé de la sorte ne fait rien qu’avec le consentement de son père.

3. " Alors on lui présenta un possédé aveugle et muet, lequel il guérit, en sorte que cet homme qui était auparavant aveugle et muet commença à parler et à voir (22) " Combien est grande, mes frères, la malice du démon ! Il ferme les deux voies par lesquelles cet homme pouvait croire en Jésus-Christ, en lui ôtant la parole et la vue Mais Jésus-Christ lui rend l' une et l’autre " Et tout le peuple fut rempli d’admiration, et ils disaient : N'est-ce pas là le fils de David (23)? " Ce qu’entendant les pharisiens, ils dirent : " Cet homme ne chasse les démons que par la vertu de Béelzébub, prince des démons (24). " Quelle louange si extraordinaire ce peuple donnait-il à Jésus-Christ, et quel sujet les pharisiens avaient-ils de s’en scandaliser? Mais ils ne peuvent supporter ces louanges, et comme je l’ai déjà dit, les bienfaits que les hommes reçoivent de lui irritent ces pharisiens. Ce qui réjouit tous les autres est pour eux une affliction sensible, et là guérison certaine et indubitable des hommes leur perce le coeur. Il s’était retira de devant eux; il avait donné lieu à leur passion de s’apaiser; mais elle se renouvelle, aussitôt en voyant un homme guéri de nouveau. Ainsi leur fureur en cette rencontre a surpassé même celle du démon. Car nous voyons que le démon cède à la toute-puissance de Jésus-Christ, il s'enfuit du corps qu’il possédait, et il demeure dans le silence ; mais ceux-ci, après un si grand miracle de Jésus Christ, s’efforcent ou de. lui ôter la vie, ou de le perdre d’honneur. Et voyant qu’ils n’avaient pas assez de pouvoir pour le faire mourir, il tâchent au moins de noircir sa réputation par leurs calomnies.

Vous voyez, mes frères, par cet exemple, ce que c’est que l’envie, et ce que peut dans une âme, ce mal, qu’on peut appeler le plus grand des maux. L'adultère cherche une malheureuse satisfaction son crime, et il le commet en peu de temps; mais l’envieux se punit et se tourmente longtemps, lui-même avant que de tourmenter les autres: il est tellement possédé de sa passion, qu’elle ne lui donne point de trêve. Son. crime se commet et dure toujours.

Comme le pourceau trouve son plaisir dans la boue, et les démons dans notre perte : l’envieux du même trouve ses délices dans l'affliction de son frère. S’il lui voit arriver quelque mal, est alors qu'il respire et qu'il trouve du repos. Il se réjouit de ce qui afflige les autres Il compte leurs pertes au nombre de ses bonnes fortunes, et leurs avantages sont ses plus grandes disgrâces. Enfin il ne s’arrête pas tait a considérer le bonheur qui lui arrive que le malheur qui arrive aux autres.

Ne faudrait-il pas lapider ces sortes de gens? Ne faudrait-il pas leur arracher la vie par mille tortures, eux qui comme des chiens enragés aboient contre tout le monde, qui sont comme des démons visibles, et pires que ces furies que les fables ont invitées? Comme il y a des animaux qui ne se repaissent que d’ordures personnes aussi ne se nourrissent que de la misère des autres, et ils se déclarent ennemis communs de tous les hommes.

Nous avons souvent de la compassion pour les bêtes, même lorsqu'on les tue; mais vous cruel, lorsque vous voyez un homme guéri, vous devenez furieux comme une bête farouche, et vous en séchez d'envie. Peut-on trouver rien de plus détestable que cet excès? N'est-ce donc pas avec raison que les fornicateurs et les publicains ont trouvé accès au royaume (324) bienheureux de Dieu, et que les envieux en ont été éternellement bannis, quoiqu’ils en fussent les enfants et les héritiers légitimes? " Les enfants légitimes, " dit l’Evangile, " seront jetés dehors. " (Matth. VIII, 13.) Les uns en quittant leurs désordres, ont reçu de Dieu des biens qu’ils n’avaient pas espérés, et les autres par envie, ont perdu ceux qu’ils avaient déjà reçus. Et certes cette conduite de Dieu est bien juste. Car cette passion cruelle fait que l’envieux, d’homme qu’il était devient un démon. C’est l’envie qui a causé le premier homicide dans le monde. C’est elle qui a animé le frère contre le frère, et qui lui a fait oublier tous les sentiments de la nature. C’est l’envie qui a souillé la terre du sang de l’innocent Abel, et qui depuis a fait que cette même terre s’est ouverte pour dévorer tout vivants Coré, Dathan, Abiron, et tous ceux qui s’étaient joints à eux contre Moïse.

On me dira peut-être qu’il est aisé de par1er contre l’envie, mais qu’il serait bien plus utile de trouver des moyens de s’en défendre. Voyons donc comment nous pourrons nous préserver d’un mal si funeste. Nous devons considérer premièrement que comme il n’est pas permis aux adultères d’entrer dans l’assemblée des fidèles, il ne le doit pas être non plus aux envieux. Et j’ajoute encore que l’entrée de 1’Eglise devrait être plus interdite aux envieux qu’aux adultères même. Comme on croit que ce vice n’est rien, on se met souvent peu en peine de le combattre : mais lorsque nous en aurons compris la grandeur, il nous sera bien plus aisé de nous en défendre.

Si donc vous vous sentez prévenu de cette passion, pleurez et soupirez. Versez des ruisseaux de larmes devant Dieu, et appelez-le à votre secours. Soyez très-persuadé qu’en portant envie à un autre vous commettez un grand crime, et faites-en pénitence. Si vous entrez, dans ces sentiments, vous pourrez bientôt vous guérir d’une maladie si mortelle.

Vous me direz peut-être : qui ne sait que l’envie est un péché? Il est vrai que tout le monde le sait; mais qui est-ce qui en a autant d’horreur que de la fornication ou de l’adultère? quel est l’envieux qui prie Dieu avec larmes de le délivrer de ce crime? ou qui ait tâché de fléchir sa colère, et de se réconcilier avec lui? On ne voit personne qui ait cette idée de l’envie. L’homme le plus envieux du monde se croit en sûreté s’il jeûne un peu, et s’il fait quelque légère aumône. Il ne croit pas avoir fait un crime, lorsqu’il s’est abandonné à la plus furieuse et la plus criminelle de toutes les passions. Qui a rendu Caïn le meurtrier de son frère, et Esaü le persécuteur du sien ? qui a irrité Laban contre Jacob, et les enfants de Jacob contre leur frère Joseph? qui a suscité Coré, Dathan et Abiron contre Moïse? qui a fait murmurer encore contre lui Aaron son frère et Marie sa soeur? qui a rendu le démon même ce qu’il est, et lui a donné le nom de diable, c’est-à-dire de calomniateur ?

4. Considérez aussi que vous; vous nuisez beaucoup plus qu’à celui à qui vous portez envie, et que l’épée dont vous voulez le blesser vous perce vous-même. En effet, quel mal Caïn a-t-il fait à Abel? Il lui a procuré contre son intention le plus grand des biens, en le faisant passer plus tôt dans une vie très-heureuse, et il s’est enveloppé lui-même dans une infinité, de maux. En quoi Esaü a-t-il nui à Jacob? Son envie a-t-elle empêché qu’il ne se soit enrichi au lieu que cet envieux, en perdant l’héritage et la bénédiction de son père, a vécu et est mort malheureusement?

Quel mal a fait à Joseph l’envie de ses frères, qui les porta presque jusqu’à répandre son sang? Ne se sont-ils pas vus enfin dans la dernière extrémité, et près de périr par la famine, pendant que leur frère régnait, sur toute l’Egypte? Ainsi plus vous avez d’envie contre votre frère, plus vous lui procurez de bien. Dieu qui voit tout, prend en main la cause de l’innocent; et touche de l’injustice avec laquelle vous traitez, il se plaît à le relever lorsque vous cherchez à l’abaisser, et vous punit en même temps selon la grandeur de votre crime. Si Dieu a coutume de punir ceux qui se réjouissent du mal de leurs ennemis; s’il dit dans ses Ecritures: " Ne vous réjouissez pas de la chute de votre ennemi, de peur que Dieu ne le voie, et que cela ne lui plaise pas (Prov. XIV, 17) ; " combien punira-t-il davantage ceux qui, poussés par leur envie, veulent du niai à ceux qui ne leur en ont jamais fait?

Etouffons donc, mes frères, dans nous, ce monstre à plusieurs têtes. Car il y a plusieurs sortes d’envie. Si celui qui n’aime que celui qui l’aime, n’a rien de plus qu’un publicain, que deviendra celui qui hait une personne qui (325) ne l’a point offensé? Comment évitera-t-il l’enfer puisqu’il est pire que les païens mêmes? C’est, mes frères, ce qui me remplit de douleur. Nous devrions imiter les anges, ou plutôt le Seigneur et le Dieu des anges, et nous imitons le démon. Car je sais que dans l’Eglise même il y a beaucoup d’envieux, et encore plus entre nous autres qui en sommes les ministres, qu’entre les fidèles qui nous sont soumis. C’est pourquoi il est bon que nous nous parlions aussi à nous-mêmes.

Dites-moi donc, vous qui êtes ministre de l’Eglise : pourquoi portez-vous envie à cet homme? Est-ce parce que vous le voyez élevé en dignité et en honneur, et célèbre par son éloquence? Ne savez-vous pas que tous ces avantages sont souvent de véritables maux pour ceux qui ne veillent pas assez sur eux? qu’ils les rendent orgueilleux, vains, insolents et lâches? et qu’enfin ils disparaissent bientôt et perdent tout leur éclat? Car ce qu’il y a de plus déplorable dans ces faux biens, c’est que le plaisir qui en naît est court, et que les maux qu’ils causent sont éternels. Dites-moi donc en vérité, est-ce là le sujet de votre envie?

Mais il est puissant, dites-vous, auprès de l’évêque. Il conduit, il ordonne, il fait tout ce qui lui plaît. II peut faire du mal à tous ceux qui lui résistent. Il peut faire du bien à tous ceux qui le flattent. Enfin il a toute la puissance entre les mains. Les gens du monde pourraient parler de la sorte. On excuserait ces pensées dans des hommes charnels, et tout attachés à la terre. Mais un homme spirituel en est incapable. Car que lui pourrait faire celui que vous prétendez être si puissant? Le déposera-t-il de sa dignité? Quel mal en recevra-t-il? s’il mérite d’être déposé, ce sera son bien, puisque rien n’irrite Dieu davantage, que d’être dans les fonctions saintes et d’en être indigne. Que si c’est à tort qu’il le dépose, toute la honte de cette action retombe sur celui qui l’a faite, et non sur celui qui la souffre. Car celui à qui l’on fait une si grande injustice, et qui la souffre généreusement, en devient bien plus pur, et en acquiert une bien plus grande confiance auprès de Dieu.

Ne pensons donc point, mes frères, aux moyens d’avoir des dignités, des honneurs et des charges ecclésiastiques, mais aux moyens d’avoir de véritables vertus. Les dignités portent d’elles-mêmes à faire beaucoup de choses qui ne plaisent pas à Dieu. Il faut avoir une vertu grande et héroïque pour n’en user que selon les règles de son devoir. Un homme qui est sans charge se purifie et se perfectionne par l’humilité de son état même. Mais celui qui est dans une dignité, est semblable à un homme qui demeurerait avec une fille d’une rare beauté, et qui serait obligé de n’arrêter jamais les yeux sur elle. C’est ainsi que ceux qui sont puissants dans l’Eglise doivent craindre de se laisser éblouir par l’éclat de leur puissance.

Telle est la puissance; elle en pousse beaucoup à traiter injurieusement les autres; elles ont allumé la colère dans leur coeur; elles ont rompu le frein de leur langue, pour ouvrir leur bouche aux paroles insolentes et injurieuses, et enfin elles ont été à leur égard comme une tempête furieuse, qui rompt tous les mâts et les cordages d’un vaisseau, et qui le fait périr au milieu des flots. Croyez-vous donc un homme heureux, lorsqu’il est environné de tous ces périls, et son état vous paraît-il bien digne d’envie? Il faudrait, ce me semble, avoir perdu le sens pour en juger de la sorte. Que si ces périls secrets et invisibles ne vous touchent pas assez, représentez-vous encore combien ces personnes qui sont en charge sont exposées aux flatteries, aux jalousies et aux médisances. Appelez-vous donc cet état un état heureux et digne d’envie?

Mais tout le peuple, dites-vous, honore cet homme. De quoi lui sert cet honneur? Est-ce le peuple qui le jugera? Est-ce au peuple qu’il rendra compte de ses actions? N’est-ce pas Dieu qui lui redemandera un compte très-exact de toute sa vie? Ne tremblez-vous point pour lui, lorsque le peuple l’estime? Cet applaudissement et ces louanges, ne sont-ce pas comme- autant d’écueils et de rochers où il est en danger de se perdre? Plus les honneurs que le peuple lui rend sont grands, plus ils sont accompagnés de périls, de soins et d’inquiétudes. Celui qui dépend ainsi du peuple a bien de la peine à respirer un peu, et à demeurer ferme dans le même état. Quelque vertu que ces hommes aient d’ailleurs, il leur est très-difficile de se sauver, et d’entrer dans le royaume de Dieu.

Rien ne corrompt tant l’esprit et ne relâche tant les moeurs, que cet honneur qu’on reçoit du peuple qui rend les prélats timides, lâches, flatteurs et hypocrites. Pourquoi les pharisiens disaient-ils que Jésus-Christ était possédé du (326) démon, sinon par un désir ardent d’être estimés et d’être honorés du peuple? Et d’où vient au contraire que les autres Juifs jugeaient plus favorablement du Sauveur, sinon parce qu’ils n’étaient pas frappés de cette passion comme les pharisiens? Car rien ne rend un esprit si déraisonnable et si insensé que cette avidité de la gloire; et rien ne le rend si équitable, si solide et si ferme que le mépris de l’honneur. C’est pourquoi ce n’est pas sans sujet que je vous ai dit qu’il faut qu’un homme qui est en charge ait un esprit ferme et héroïque pour résister à tant de flots dont il est battu, et pour se sauver de la tempête ,qui l’attaque de toutes parts. Car quand un homme est possédé du désir de l’honneur, lorsque le vent de la gloire humaine lui est favorable, il est prêt à s’exposer à tout : et lorsqu’il lui est contraire, il s’abîme dans la tristesse. La gloire est pour un tel homme un paradis, et le déshonneur un enfer.

5. Est-ce donc là le sujet de votre envie, et n’en devriez-vous pas plutôt faire le sujet de votre compassion et de vos larmes? Lorsque vous croyez l’état de ces personnes digne d’envie, il me semble que vous êtes semblable à celui qui voyant un misérable lié, fouetté cruellement, ou déchiré par des bêtes farouches, regarderait avec envie sa douleur cuisante, et le sang qui lui coulerait de toutes parts. Car autant il y a d’hommes dans tout un peuple, autant ce ministre de l’Eglise a de liens qui l’environnent, et de maîtres auxquels il doit obéir. Ce qui est encore plus insupportable, c’est que chaque homme a ses pensées différentes, Ils attribuent tout le mal qui arrive à celui qui les conduit. Ils n’examinent rien à fond. Qu’une imputation imaginaire et sans fondement vienne à quelqu’un d’eux, elle passera pour une vérité constante dans l’esprit de tous les autres.

Quelle tempête est aussi pénible à souffrir que ces bizarreries du peuple ? Celui qui s’arrête à ces louanges populaires, est comme ces flots de la mer qui s’élèvent jusqu’au ciel, et s’abaissent ensuite jusqu’aux abîmes. il est toujours dans l’agitation, et jamais en paix. Avant que le jour de parler publiquement soit venu, il tremble de peur, et il appréhende le succès; et après que son discours est prononcé, ou il meurt de déplaisir et de tristesse, ou il entre dans une joie excessive qui est pire encore que son déplaisir. Car il est aisé de voir combien cette joie nuit à l’âme par les mauvais effets qu’elle y cause. Elle la rend légère et inconstante, sans solidité et volage.

Nous pouvons voir une preuve de cette vérité dans ces excellents hommes de l’Ancien Testament. Quand David a-t-il fait paraître plus de vertu? Est-ce lorsqu’il était dans le bonheur ou dans la joie, ou lorsqu’il était accablé de tristesse et de misère? Quand les Juifs servaient-ils Dieu avec plus de fidélité? Etait-ce lorsque l’extrémité de leurs maux les obligeait d’appeler Dieu à leur secours que la joie qu’ils ressentaient dans le désert les portait à adorer le veau d’or? C’est ce qui a fait dire à Salomon, qui savait parfaitement ce que c’était que la joie : " qu’il vaut mieux aller dans une maison de pleurs que dans celle où l’on rit (Eccl. VIl, 3); et que Jésus-Christ appelle heureux ceux qui pleurent, et ceux qui rient malheureux: " Malheur à vous qui riez, parce que vous pleurerez ! " Et c’est avec grande raison qu’il parle de la sorte, parce que l’âme devient plus molle et plus relâchée dans la joie; au lieu que dans la tristesse elle rentre en elle-même, elle devient plus sage et plus modérée, elle se dégage de ses passions, elle s’élève plus aisément vers Dieu, et elle trouve en soi-même plus de solidité et de force.

Pensons, mes frères, à ces vérités : fuyons la vaine gloire et le faux plaisir qu’on y trouve, afin de mériter cette gloire véritable qui ne passera jamais, que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

HOMELIE XLI
" JÉSUS CONNAISSANT LEURS PENSÉES LEUR DIT : TOUT ROYAUME DIVISÉ CONTRE LUI-MÊME SERA RUINÉ ; ET TOUTE VILLE OU TOUTE MAISON DIVISÉE CONTRE ELLE-MÊME NE POURRA SUBSISTER. QUE SI SATAN CHASSE SATAN, IL EST DIVISÉ CONTRE LUI-MÊME. COMMENT DONC SON ROYAUME SUBSISTERA-T-IL ? " (CHAP. XII, 25, 26, JUSQU’AU VERSET 33.)

ANALYSE

1. Jésus-Christ en révélant les secrètes pensées des coeurs, prouve sa divinité.

2. Jésus-Christ daigne se justifier devant les Juifs qui le calomniaient en disant qu’il chassait le démon par le démon.- En quel sens le blasphème contre le Saint-Esprit n’est point remis.

3. et 4. Qu’il faut se représenter tous ses péchés pour en concevoir un vif regret – Qu’il faut faire attention aux péchés intérieurs, non moins qu’aux autres. — Qu’on doit guérir les plaies de l’âme par les vertus qui leur sont opposées.
 
 

1. Les Juifs avaient déjà dit de Jésus-Christ qu’il chassait les démons au nom de Béelzébub. Jésus-Christ ne les en avait pas repris. Il s’était contenté de leur faire connaître sa puissance par la multitude de ses miracles et par la sainteté de sa doctrine. Mais voyant qu’ils continuent à tenir les mêmes propos, il se croit enfin obligé de leur répondre. Il commence par leur faire connaître sa divinité, en déclarant publiquement ce qu’ils avaient dans le coeur, et en délivrant en leur présence les possédés avec une facilité toute-puissante. Quelque imprudente et absurde que fût cette calomnie, parce que, comme j’ai dit, l’envie ne se met pas en peine de ce qu’elle dit pourvu qu’elle dise une injure, néanmoins Jésus-Christ ne néglige pas d’y répondre. Il le fait avec une douceur et une modération digne de lui, voulant nous apprendre à être doux à l’égard même de nos ennemis, quand ils publieraient de nous des choses dont nous ne nous sentons point coupables, et qui n’ont pas la moindre vraisemblance. Il veut que nous ne nous troublions point alors, mais que nous leur rendions raison de notre conduite avec beaucoup de douceur et de patience. C’est ce qu’il pratiqué lui-même en cette rencontre, afin que sa modestie fût même la conviction de leur fausseté, puisqu’un homme possédé du démon n’aurait pu être ni assez éclairé pour pénétrer dans le fond des coeurs, ni assez humble pour leur répondre si modérément.

La pensée qu’ils avaient de lui était trop effroyable pour oser la publier devant le peuple, mais ils s’en entretenaient en eux-mêmes. Jésus-Christ veut leur faire connaître qu’il voyait à nu tout ce qu’ils pensaient, et, sans publier leurs calomnies, ni découvrir leur, malice, il se contente de répondre au mouvement de leur coeur, laissant ensuite à leur conscience à leur reprocher, l’excès de leur propre malice. Car l’unique but du Sauveur était de convertir les pécheurs, et non pas de les confondre. Rien ne l’empêchait, s’il l’eût voulu, de les convaincre par ses raisons, de les rendre ridicules et de punir leur impiété très-sévèrement. Mais il ne veut pas le faire. Il oublie ses intérêts pour ne s’appliquer qu’à les guérir de leur prévention haineuse et à les rendre plus doux et plus susceptibles de conversion.

Mais comment se détend-il? Il ne leur oppose point l’Ecriture, parce qu’ils négligeaient eux-mêmes de s’y appliquer, et qu’ils la corrompaient par de faux sens. Il se sert de raisons communes et d’exemples qui arrivent tous les jours. " Tout royaume, " dit-il, " qui " est divisé contre lui-même sera ruiné; et toute ville ou toute maison divisée contre elle-même ne pourra subsister (25). " On (328) sait assez que les guerres domestiques et civiles sont bien plus dangereuses que le étrangères il en est de même pour nos corps et généralement pour toutes choses. Il aime mieux d abord leur rapporter deux exemple plus communs, et qu’ils pouvaient mieux connaître. Car qu’y a-t-il sur la terre de plus fort qu’un puissant royaume ? Cependant, si la division s’y mêle, il se détruit aisément. Que si l’on dit qu’un royaume ne se détruit si aisément, lorsqu’il se divise, que parce que son étendue et la multitude des parties qui le composent, contribuent beaucoup à sa ruine, Jésus-Christ montre que la division fait le même effet dans une seule ville, et même dans une maison particulière. Il est donc clair que tout ce qui subsiste, qu’il soit grand ou petit, périt lorsqu'il se divise. Si donc, dit Jésus-Christ, je chasse tes démons parce que je suis possédé d'un démon, n'est-il pas évident que les démons se combattent, qu'ils sont opposés les uns aux autres, et qu'ainsi leur puissance, étant divisée contre elle-même, ne pourra plus subsister?

" Si Satan chasse Satan, il est divisé contre lui-même. Comment donc son royaume subsistera-t il (26)? " Il ne dit pas si Satan chasse les démons mais " si Satan chasse Satan, " afin de faire mieux voir l’union qui est entre eux "Il est divisé contre lui-même ". S'il est divisé il est affaibli et ruine, et s’il est affaibli et ruine, comment pourra-t-il chasser les autres?

Voyez donc combien cette accusation des Juifs est ridicule, combien elle est extravagante, et comme elle se combat et se détruit elle- même Car c'est assurément bien mal raisonner de reconnaître que le règne des démons subsiste, lorsque les démons chassent les démons, et de prétendre qu'en se combattant de la sorte, ils établissent leur règne, au lieu que cette division même serait la destruction de leur règne.

Voila la première réponse que Jésus-Christ fait à leurs accusations. L’autre est celle qu’il tire de ses disciples et des miracles qu ils faisaient sur les possédés. Car Jésus-Christ ne se contente pas de réfuter leurs objections impertinentes par une seule raison. Il leur en oppose plusieurs pour confondre davantage leur impudence. C’est ainsi qu’il a détruit cette vaine accusation de la. violation du sabbat, non seulement en produisant l'exemple du roi David, mais encore en rapportant la conduite ordinaire des prêtres, puis cet endroit de l’Ecriture, où Dieu dit: Je veux la miséricorde et non pas le sacrifice, " en ajoutant enfin que l'institution du sabbat avait été faite pour l’homme même. Il réfute ici de même cette objection par une seconde raison plus claire que la première en disant :

2. " Si donc je chasse les démons par la vertu de Béelzébub, par qui vos enfants les chassent-ils (27)? " Considérez, mes frères, combien il est doux encore et modéré dans cette réponse. Il ne dit pas, mes disciples ou mes apôtres, mais " vos enfants, et il leur donne ainsi le moyen de se rendre dignes de la même grâce qu’avaient reçue ceux qui étaient Juifs comme eux ; mais s’ils voulaient au contraire demeurer toujours dans leur ingratitude, il les rend entièrement inexcusables. Voici donc ce qu'il leur dit : " Si je chasse les démons par la vertu de Béelzébub, par qui les chassent vos enfants ? " Car les apôtres avaient déjà chassé les démons par la puissance que Jésus-Christ leur avait donnée. Cependant les Juifs ne les accusaient point, comme Jésus-Christ, de chasser les démons au nom des démons parce qu ils n’en voulaient pas à la chose même, mais à la personne.

Ainsi pour leur faire voir que tout ce qu’ils disaient contre lui ne venait que de leur envie, il leur propose ses apôtres qui chassaient aussi les démons, comme s'il leur disait : Si je chasse les démons par la vertu de Béelzébub, c’est aussi par Béelzébub que vos enfants les doivent chasser, puisqu'ils n'ont point d’autre puissance que celle que je leur ai donnée. Cependant vous n'avez point eu d'eux ces pensées. Comment donc les pouvez-vous avoir de moi? Pourquoi me condamnez vous, lorsque vous les justifiez, quoique je n’aie fait que ce qu’ils font? Ce jugement favorable que vous portez sur vous, vous rendra encore plus coupables pour l'injustice que vous me faites; aussi, il ajoute ensuite: " C'est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges (27). " Juifs comme vous et suivant même loi que vous, ils ont obéi en toute chose; ils condamneront donc un jour tout ce que vous faites, et tout ce que vous dites contre moi avec tant d’insolence et tant d’imposture.

" Mais si je chasse les démons par l’Esprit de s Dieu, vous devez donc croire que le règne (329) de Dieu est parvenu jusqu’à vous (28). " Quel est ce royaume de Dieu " ? C’est ma présence sur la terre. Remarquez encore combien il attire à lui les Juifs, combien il cherche à les guérir, et à faire en sorte qu’ils le connaissent. Il leur représente qu’ils s’opposent eux-mêmes aux grands biens qu’il leur veut faire et qu’ils agissent contre leur propre salut. Au lieu que vous devriez vous réjouir et être ravis de ce que je suis ici pour vous dispenser les grâces que les prophètes ont prédites au-autrefois, et de ce que le temps de votre bonheur est enfin venu, vous faites tout le contraire, et non-seulement vous vous opposez aux grands dons que je vous offre, mais vous me déshonorez même par vos fausses accusations et par vos calomnies.

Saint Matthieu dit ici: " Que si je chasse les démons par l’Esprit de Dieu; " et saint Luc: " Que si je chasse les démons par le doigt de Dieu, " ce qui montre que c’est l’ouvrage de la toute-puissance de Dieu de chasser ainsi les démons, et non pas l’effet d’une grâce qui soit ordinaire. Il veut aussi qu’ils puissent conclure de là que le Fils de Dieu est venu. Mais il ne le dit pas clairement. Il se sert d’une expression figurée en disant: " Vous devez croire que le règne de " Dieu est parvenu jusqu’à vous. " O sagesse admirable du Sauveur ! Il établit son incarnation et prouve son avènement au monde par les accusations mêmes de ses ennemis. Et pour les attirer davantage à lui, il ne dit pas seulement: " Le royaume de Dieu est venu, " mais il dit, " est parvenu jusqu’à vous; " comme s‘il disait : ces grands biens sont venus pour vous. Pourquoi donc recevez-vous avec chagrin et avec tristesse la nouvelle de votre bonheur? Pourquoi combattez-vous votre salut ? Voici le temps que les prophètes vous ont marqué autrefois. Ils ont prédit que je viendrais, et ils ont donné pour marque de mon avènement, qu’il se ferait alors des miracles par une puissance toute divine. Vous êtes témoins que ces miracles se font, et ils sont assez grands pour faire voir qu’il n’y a que Dieu qui les puisse faire. Le démon ne peut être maintenant plus puissant qu’il l’a été jusqu’ici. Il faut nécessairement qu’il soit plus faible. Et il est impossible que le démon étant faible chasse un autre démon qui est très-fort.

C’est ainsi qu’il leur parlait, pour leur montrer que toute la force vient de la charité et de l’union, et toute la faiblesse de la division et du schisme. C’est pourquoi il exhorte sans cesse et à tout propos ses disciples à la charité, leur représentant que le démon fait tous ses efforts pour la détruire.

Après cette seconde raison Jésus-Christ en donne une troisième. " Aussi comment quelqu’un peut-il entrer dans la maison d’un " homme fort et puissant et piller ses armes et ce qu’il possède, si auparavant il ne le lie pour pouvoir ensuite piller sa maison (29)?" Il est clair par ce qui a déjà été dit que Satan ne peut point chasser Satan. Il est encore évident que personne ne peut chasser un homme fort, si auparavant il ne le surmonte. Que devez-vous donc conclure de là, dit Jésus-Christ aux Juifs, sinon la vérité de ce que je vous al déjà dit, de ce qui vous est encore une fois démontré ici avec un surcroît de force? savoir, que je suis si éloigné de faire ces miracles par la puissance du démon et d’avoir quelque intelligence avec lui, que je lui fais au contraire une guerre continuelle, que je l’ai vaincu, et que je le tiens dans les chaînes? Et je ne veux point vous en donner d’autre preuve que ces dépouilles que je lui ai arrachées.

Considérez, mes frères, comment Jésus-Christ tire toujours des raisonnements des Juifs le contraire de ce qu’ils avaient prétendu. Ils voulaient montrer que Jésus-Christ ne faisait pas ces miracles par lui-même, mais par la vertu des démons. Et Jésus-Christ au contraire prouve qu’il a vaincu non-seulement les démons, mais leur prince même et leur chef, et qu’il le tient " enchaîné " par sa puissance. Et il le prouve par les effets. Car si les démons ont un chef et un prince, comment aurait-il pu prendre leurs dépouilles, sans avoir auparavant vaincu leur prince?

Il me semble qu’il parle ici prophétiquement, parce que non seulement les démons sont " les vases " et les instruments de Satan, mais encore tous les hommes qui vivent comme le démon leur commande. Il déclare donc ici qu’il ne chasse pas seulement les démons, mais qu’il va encore bannir de la terre toutes les erreurs dont ils l’ont remplie; qu’il va détruire tous les enchantements dont il aveuglait les âmes, et rendre inutiles toute sa méchanceté et ses artifices. Il ne dit pas qu’il ravira, mais qu’il " pillera ", pour marquer qu’il le fera avec plus d’autorité et de puissance. Il lui donne le nom de " fort ", non (330) qu’il soit tel par lui-même, Dieu nous garde de cette pensée! mais pour marquer la tyrannie qu’il avait exercée. jusque-là sur les hommes, dans laquelle il ne s’était affermi que par notre lâcheté et par notre faiblesse.

3. " Celui qui n’est point avec moi est contre moi : et celui qui n’amasse point avec moi dissipe au lieu d’amasser (30). " Voici la quatrième raison dont Jésus-Christ se sert pour réfuter l’accusation des Juifs. Que désiré-je, dit Jésus-Christ, si ce n’est de convertir les hommes à Dieu, de les instruire dans la vertu, et de leur annoncer un nouveau royaume? Que veut au contraire le diable et tous les démons, sinon la perte des hommes et leur éternelle damnation? Comment donc celui qui " n’est point avec moi, et qui n’amasse point " avec moi, " pourrait-il m’aider de son secours, et contribuer à mes desseins? Mais que dis-je, contribuer à mes desseins? A-t-il d’autre désir que de dissiper ce que j’aurais amassé moi-même? Est-il donc vraisemblable que celui qui non-seulement ne recueille pas avec moi, mais qui tâche même de dissiper ce que j’aurais amassé, voulût s’accorder avec moi pour chasser ensemble les démons?

Mais si cette parole de Jésus-Christ fait voir que le démon est contre lui, et qu’il travaille à détruire tout ce que fait Jésus-Christ, elle montre aussi que Jésus-Christ est toujours opposé au démon, et qu’il renverse tout ce que le démon établit. Comment doit-on entendre ces paroles: " Celui qui n’est point avec moi est contre moi? " C’est-à-dire par cela même qu’il ne recueille et n’amasse pas avec lui. Si cela est vrai, mes frères, combien plus celui-là sera-t-il l’ennemi de Jésus-Christ, qui s’oppose à lui, et qui le combat? Si celui qui ne s’accorde pas avec Jésus-Christ, et qui ne contribue pas à ses desseins, est son adversaire, combien plus le sera celui qui lui déclare une guerre ouverte? Il parle de la sorte pour marquer davantage l’inimitié immortelle qui est entre lui et lé démon. Car dites-moi, je vous prie, si vous aviez un ennemi à combattre et que quelqu’un ne voulût pas vous assister contre lui, ne le regarderiez-vous pas comme un homme qui vous serait opposé? Que si Jésus-Christ dit ailleurs: " Celui qui n’est pas " contre vous est pour vous (Luc, IX); " cela ne contredit pas ce qui est dit ici, car il parle ici des personnes qui sont entièrement opposées à ses disciples; et il parle en cet autre endroit de celles qui ne seraient pour eux qu’en partie: " Nous avons vu quelqu’un qui chassait " les démons en votre nom. " (Matth. IX, 22) Mais il me semble qu’ici il désigne particulièrement les Juifs qu’il met du côté des démons. Car ils étaient opposés à Jésus-Christ, et ils dispersaient tout ce qu’il avait amassé. Il déclare assez qu’il avait cette pensée lorsqu’il dit: " C’est pourquoi je vous déclare que tout péché et tout blasphème sera remis aux hommes (31). " Après s’être défendu; après avoir satisfait à toutes les objections; après avoir découvert l’impudence de ses ennemis, il les effraye ensuite. par ses menaces. Car ce n’est pas une petite preuve du zèle qu’il avait du salut des hommes, de ne pas se contenter de se justifier devant eux et de les persuader de son innocence, mais de les intimider même par les menaces. C’est ce qu’il fait souvent à leur égard dans les avis qu’il leur donne, et dans les lois qu’il leur impose. Cette parole d’abord paraît fort obscure; mais si nous la considérons avec soin, nous n’y trouverons plus de difficulté. Il est donc important de la peser et de la bien examiner : " Tout péché, " dit-il, " et tout blasphème sera remis aux hommes. "

" Mais le blasphème contre le Saint-Esprit ne leur sera point remis (31). Et si quelqu’un parle contre le Fils de l’homme, il lui sera remis, mais s’il parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle ni en l’autre (32). " Que veut-il dire par ces paroles? Vous avez, leur dit-il, publié contre moi plusieurs choses. Vous avez dit que j’étais un séducteur et un ennemi de Dieu. Je vous pardonne ces excès, et je ne vous en punirai point si vous en faites pénitence, mais le blasphème contre le. Saint-Esprit ne sera point remis à ceux même qui en feront pénitence. Quoi donc! ce blasphème ne sera-t-il point pardonné même à ceux qui s’en repentiront? Qui pourrait raisonnablement le croire, après que nous avons vu effectivement ce crime pardonné à ceux qui se sont repentis de l’avoir commis? Plusieurs de ceux qui avaient blasphémé ainsi contre Jésus-Christ, ont ensuite cru en lui, et Dieu leur a pardonné leurs crimes.

Qu’est-ce donc que Jésus-Christ veut faire entendre par ces paroles, sinon que ce péché était de tous celui qui se pardonne le moins? Car celui qu’ils commettaient contre (331) Jésus-Christ était plus excusable, puisqu’ils ne le connaissaient pas; au lieu qu’ils ne pouvaient ignorer le Saint-Esprit, après tant de preuves qu’ils en avaient. Car c’était par lui que les prophètes avaient prédit de Jésus-Christ tout ce qu’ils en avaient annoncé. Et généralement tous les saints de l’Ancien Testament avaient eu une grande connaissance du Saint-Esprit. Il semble donc que Jésus-Christ leur dise: Je demeure d’accord que vous ayez eu quelque sujet d’être scandalisés à mon sujet à cause de cette chair dont vous me voyez revêtu; mais pouvez-vous dire du Saint-Esprit que vous ne le connaissez pas? " Je vous déclare donc que le blasphème contre le Saint-Esprit ne vous sera point remis; et vous en serez punis ici et en l’autre monde. " Plusieurs d’entre les pécheurs n’ont été châtiés qu’en cette vie, (comme le fornicateur de Corinthe et les autres Corinthiens qui participaient indignement aux saints mystères), mais vous autres vous serez punis, et en ce monde et en l’autre. Je vous pardonne toutes les injures que vous avez publiées contre moi durant ma vie; je vous pardonne même ma mort, cet outrage sanglant de la croix; il n’y a que votre infidélité qui ne vous sera point remise.

Il dit ceci parce que plusieurs d’entre ceux qui avaient cru en lui avant sa passion n’avaient pas une foi pleine. C’est pourquoi il est souvent obligé d’ordonner à ceux qu’il guérissait de ne le point découvrir avant sa mort; et sur la croix même il prie son Père de pardonner à ceux qui l’y avaient attaché. Mais pour ce qui regarde, leur dit-il,. les blasphèmes que vous dites contre l’Esprit-Saint, c’est un crime irrémissible. Il marque donc qu’il entend ces paroles des injures qu’on lui disait avant sa passion, lorsqu’il ajoute : " Si quelqu’un parle contre le Fils de l’homme, il lui sera remis, mais s’il parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle, ni en l’autre. " Pourquoi? Parce que le Saint-Esprit ne vous est pas inconnu, et que vous attaquez impudemment une vérité trop claire. Car si vous dites que vous ignorez qui je suis, pouvez-vous ne pas connaître le Saint-Esprit, et pouvez-vous ignorer que chasser les démons et guérir miraculeusement les maladies, ne peut être l’ouvrage que du Saint-Esprit? Ce n’est donc pas nous seulement que vous offensez. Vos outrages retombent sur l’Esprit-Saint. C’est pourquoi vous ne pourrez éviter d’être punis de ce crime et en ce monde et en l’autre. De tous les hommes qui sont sur la terre, les uns sont punis et en cette vie et en l’autre; les autres ne le sont qu’ici; les autres ne le seront qu’en l’autre monde; enfin les autres ne le seront ni en celui-ci ni en l’autre.

Les Juifs ont été punis et en cette vie et en l’autre. Ils ont été punis ici lorsque les Romains ont assiégé leur ville et qu’ils ont souffert des maux effroyables, mais temporels, d’où ils sont passés dans les supplices éternels. Les peuples de Sodome et de Gomorrhe et plusieurs autres ont souffert de même sur la terre et dans les enfers. D’autres ne sont punis qu’en l’autre monde, comme le mauvais riche, qui, après avoir vécu dans un si grand luxe, ne trouva pas même une goutte d’eau après sa mort. D’autres ne sont punis qu’ici, comme le fornicateur de Corinthe. Et d’autres ne sont punis ni en ce monde ni en l’autre, comme les saints apôtres, comme les prophètes et comme le bienheureux Job. Car les maux qu’ils ont souffert n’étaient point la punition de leurs crimes, mais l’épreuve de leur vertu.

4. Travaillons,.mes frères, à être du nombre de ces saints amis de Dieu; et si nous ne sommes pas assez heureux pour leur ressembler, soyons au moins de ceux qui ont expié leurs péchés en cette vie. Car le tribunal de ce grand Juge sera terrible, en l’autre vie. L’arrêt de la condamnation ne se révoquera point, et les tourments seront insupportables. Si vous voulez empêcher que Dieu ne vous punisse même en cette vie, jugez-vous vous-mêmes, et punissez-vous de vos péchés. Ecoutez ce que dit saint Paul: " Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions point jugés de Dieu." (I Cor. XI, 31.) Si vous suivez ce conseil, et si vous vous avancez peu a peu dans cette voie, vous remporterez enfin, la couronne.

Et comment, direz-vous, pouvons nous nous juger et nous punir nous-mêmes. ? Pleurez, soupirez dans l’amertume de votre cœur, gémissez amèrement, humiliez-vous, affligez-vous, souvenez vous de tous vos péchés en particulier. Ce souvenir est un supplice secret et intérieur, qui n est connu que de celui qui est entre dans les sentiments d’une vive componction et qui a éprouvé combien la mémoire des fautes passées est sensible à une âme touchée d’un véritable regret. C’est pourquoi Dieu propose la justification comme le prix de cette pénitence sincère. " Accusez-vous le premier de vos péchés, " dit-il, " afin que vous deveniez juste. " (Isaïe, XLIII, 26). Car c’est, n’en doutons pas, un moyen bien propre pour nous corriger, que de rassembler tous les péchés de notre vie, de les repasser dans notre mémoire, et de nous en occuper sans cesse. Celui qui en usera de la sorte sera tellement percé de douleur qu’il se croira même indigne de vivre. Et ce sentiment le tiendra tellement humilié sous la main de Dieu, qu’il le rendra flexible à tous ses ordres comme de la cire.

Mais ne rappelez pas seulement en votre mémoire les crimes honteux, les fornications, les adultères et les autres péchés semblables qui font horreur à tout le monde. Rappelez-y tous ces péchés intérieurs et invisibles : ces calomnies et ces médisances cachées , ces pièges tendus en secret, cet amour dola vaine gloire, ces mouvements d’envie, et tons les dérèglements de cette nature. Car pour être invisibles ils n’en seront pas moins punis. Les calomniateurs seront précipités dans la géhenne, les ivrognes n’auront aucune part dans le royaume du ciel, et celui qui n’aime pas son frère est tellement rejeté de Dieu, que le martyre même ne lui servirait de rien. Celui qui n’a pas soin de ses proches a renoncé la foi, et celui qui méprise le pauvre sera condamné au feu.

Ne négligez pas ces fautes comme peu considérables, mais recueillez-les toutes ensembles et écrivez-les dans votre coeur comme dans un livre. Si vous les écrivez dans votre, mémoire, Dieu les effacera de la sienne. Si vous négligez de les marquer, Dieu.les marquera lui-même, et en tirera la vengeance. Ne vaut-il donc pas beaucoup mieux nous en souvenir, afin que Dieu les oublie, que de les oublier afin que Dieu nous les représente et nous les reproche devant toute la terre dans son effroyable jugement?

Pour éviter ce malheur, rappelons dans notre souvenir tous nos désordres passés et nous nous trouverons étrangement redevables à la justice de Dieu. Qui par exemple est pur et exempt de toute avarice ? ne me dites point que vous ne tirez de vos usures qu’un gain modéré. Ce peu de gain que vous faites, vous coulera un jour de grands supplices Pensez-y sérieusement et faites-en pénitence Qui peut dire qu’il n’a jamais outragé son frère? Cependant Jésus-Christ dit lui-même, que qui traite mal son frère sera jeté dans l’enfer. Quel est celui qui n’a point parlé mal en secret de son prochain ? Cependant les calomniateurs seront éternellement bannis du royaume. Qui n’a point eu de mouvements d’orgueil? Qui ne s’est point enflé de vanité? Et c’est ce crime néanmoins qui est le plus horrible de tous. Qui n’a jamais jeté de regards déshonnêtes sur une femme ? Vous savez cependant ce que Jésus-Christ dit de ces regards. Qui ne s’est point mis en colère contre son frère sans aucun sujet? Cependant celui qui le tait se rend coupable de jugement. Qui n’a jamais tait de jurements? Et l’Evangile nous assure que les jurements viennent d’une mauvaise cause. Qui ne s’est jamais parjuré? Et cela néanmoins vient d’une cause bien plus mauvaise. Qui n’a point été l’esclave de l’argent ? Cependant on ne peut l’être sans se retirer de la bienheureuse servitude de Jésus-Christ.

Je pourrais rapporter encore beaucoup d’autres choses encore plus considérables. Mais ceci suffira pour toucher les coeurs qui ne seront pas plus durs que la pierre. Si chacun de ces péchés suffit en particulier, pour jeter une personne dans l’enfer, que sera-ce de tous ensemble?

Comment donc, me direz-vous, est-il possible de se sauver? Nous le ferons si nous appliquons à nos maux des remèdes tout contraires, la, miséricorde, les aumônes, les prières, la componction, la pénitence, l’humilité, la contrition du coeur, et le mépris de toutes les choses de ce monde. Dieu nous a ouvert mille voies, pour nous sauver, si nous y voulons prendre garde.

Veillons donc sur nous-mêmes; tâchons de guérir nos plaies par toutes sortes de remèdes. Faisons l’aumône; pardonnons à ceux qui s’emportent de colère contre nous ; rendons grâces à Dieu de tout ; jeûnons autant que nous le pourrons ; prions avec assiduité, et faisons-nous des amis de notre bien. Car c’est ainsi que, nous pourrons obtenir de Dieu le pardon de nos fautes, et recevoir de lui les biens, qu’il nous a promis. Je le prie de nous faire à tous cette grâce, par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (333)
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE XLII
" OU DITES QUE L’ARBRE EST BON ET QUE LE FRUIT AUSSI EN EST BON, OU DITES QUE L’ARBRE EST MAUVAIS ET QUE LE FRUIT AUSSI EN EST MAUVAIS. CAR C’EST PAR LE FRUIT QUE L’ON CONNAÎT L’ARBRE. " (CHAP. XII, 33, JUSQU’AU VERSET 38.)

ANALYSE

1 et 2. Les méchants ne retirent aucun avantage de la vertu de leurs ancêtres.- la bouche parle de l’abondance du cœur soit en bien soit en mal.

3. Qu’il ne faut pas révéler les vices du prochain, même s’ils sont les nôtres.

4. Utilité de l’examen de conscience, du soin que l’on doit y apporter.- Exhortation à la pratique de la vertu qui n’est pas plus difficile que celle du vice.
 
 

1. Jésus-Christ se sert encore ici d’un autre raisonnement pour confondre ses adversaires, et il ne se contente pas des réfutations précédentes. Il est visible qu’il n’agissait pas ainsi pour se justifier devant eux du crime qu’ils lui imputaient, puisqu’il en avait déjà. dit assez pour cela; mais pour tâcher de les convertir, et de les rappeler à Dieu. Il semble qu’il leur dise par ces paroles: Personne de vous ne s’en prend à ceux qui ont été guéris, comme ne l’ayant pas été véritablement: personne ne dit non plus que ce soit un mal de délivrer un homme du démon qui le possède. Car quelle que fût leur impudence, ils n’auraient cependant pas osé dire pareille chose. Puis donc que ne trouvant rien à dire dans ses actions, ils ne laissaient pas de décrier sa personne, il leur montre que leurs accusations étaient entièrement déraisonnables, et qu’elles combattaient l’ordre naturel des choses. Il leur laissait à conjecturer de là quelle impudence il fallait avoir pour dire des choses qui non-seulement étaient détestables, mais même sans aucune apparence de raison.

Mais considérez la modération du Sauveur. Il ne dit pas: Dites que l’arbre est bon, parce que le fruit en est bon; mais pour les confondre entièrement, et pour leur faire mieux comprendre quelle était sa douceur et leur audace, il leur dit: Si vous voulez reprendre mes actions, je ne vous en empêche pas : mais que vos accusations au moins paraissent un peu raisonnables, et qu’elles ne se contredisent point elles-mêmes. Car le moyen le plus propre pour les convaincre de leur malice était de leur faire voir qu’ils voulaient obscurcir les choses du monde les plus claires. En vain, leur dit-il, votre malignité s’aveugle elle-même et veut allier ce qui est incompatible. On reconnaît l’arbre par le fruit, et non pas le fruit par l’arbre. Mais vous faites le contraire. Quoi. que l’arbre soit le principe du fruit, c’est néanmoins le fruit qui fait juger quel est l’arbre. Il fallait donc, pour être conséquents, blâmer mes actions pour pouvoir m’accuser moi-même, ou bien ne pas m’accuser si vous approuviez mes actions. Pour vous, vous agissez d’une manière tout opposée. Sans rien blâmer dans mes actions qui sont les fruits, vans accusez ma personne qui est comme l’arbre, et vous allez jusqu’à m’appeler démoniaque.

Jésus-Christ confirme encore ici ce qu’il a dit précédemment : " Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre en porter de bons. " (Matth. VII, 18.) Ce qui fait voir que leurs accusations étaient tout à fait absurdes, et contre toute sorte de raison.

Et comme ce n’est plus lui qu’il justifie, mais le Saint-Esprit, il leur parle avec chaleur et (334) avec force. " Race de vipères, comment pourriez-vous dire de bonnes choses étant méchants comme vous êtes, puisque la bouche parle de la plénitude du coeur (34)? " Jésus-Christ, par ces paroles, accuse en même temps ses ennemis, et prouve par eux la vérité de ce qu’il vient de leur dire. Vous autres, leur dit-il, étant d’aussi mauvais arbres que vous êtes, vous ne pouvez porter de bons fruits. Je ne m’étonne donc pas que vous disiez ce que vous dites, puisqu’étant sortis de si mauvais pères, vous avez eu une éducation semblable à votre naissance, et que vous en retenez encore l’esprit et le coeur.

Mais remarquez avec quelle sévérité il les reprend, et combien ce qu’il leur objecte est sans réplique. Il ne leur dit point: " Comment pourriez-vous dire de bonnes choses, vous qui êtes une race de vipères? La conséquence serait moins frappante; mais comment pouvez-vous dire de bonnes choses, étant méchants comme vous êtes? " Il les appelle " Race de vipères, " parce que ces hommes se glorifiaient de leurs ancêtres. Et, pour leur montrer qu’ils n’en devaient attendre aucun avantage, il les retranche de la race d’Abraham; il leur ôte ce titre d’honneur, dont ils s’enorgueillissaient si insolemment, et, au lieu d’un ancêtre si illustre, il leur donne pour pères des serpents, extraction plus conforme à leur malice noire et envenimée. " Puisque la bouche, " ajoute-t-il, " parle de la plénitude du coeur. "

Il leur fait voir encore ici qu’il est Dieu, et qu’il connaît le fond des coeurs. Il nous apprend que nous rendrons compte un jour non-seulement de nos paro1es, mais encore de nos mauvaises pensées, et qu’elles ne peuvent être cachées aux yeux de Dieu. Il montre même que les hommes peuvent aussi les connaître. Car il y a une si grande liaison et un si grand rapport du dedans avec le dehors, que lorsque le venin est au dedans, il faut nécessairement qu’il se répande et qu’il paraisse au dehors par les paroles. Lors donc que vous entendez dire à quelqu’un des paroles mauvaises et scandaleuses, vous devez croire qu’il a en lui beaucoup plus de mal qu’il n’en fait paraître. Car ce qu’il dit de mauvais a un principe et une source, et ce qui paraît au dehors n’est qu’une petite partie de cette plénitude de corruption qui est cachée au dedans. Cc reproche est sanglant, vous le comprenez; car si l’impiété de leurs paroles fait voir que c’est le démon qui les leur inspire, jugez quelle est la corruption de leur coeur, et combien cette source d’où elle coule est empoisonnée. Et cette conséquence est très-certaine, parce que la langue n’ose pas dire tout ce que le coeur lui dicte, et qu’elle ne laisse pas sortir toute la corruption intérieure; mais comme le coeur n’a aucun homme pour témoin, et qu’ayant perdu la crainte de Dieu, il n’appréhende point ses jugements, il produit hardiment dans ses pensées tout le mal qu’il a conçu en lui-même. Ainsi il arrive d’ordinaire qu’il y a encore plus de corruption dans notre volonté que dans nos paroles, parce que la crainte même de ceux qui nous écoutent nous retient dans ce que nous disons, au lieu que le coeur n’étant connu de personne, s’abandonne avec plus de liberté au dérèglement de ses pensées. Mais lorsqu’il y a au dedans une trop grande corruption, elle se répand enfin au dehors. Et comme ceux qui sont pressés de rejeter les mauvaises humeurs qui les incommodent, se contraignent d’abord, mais enfin ne les peuvent plus retenir; de même ceux qui ont de mauvaises pensées et de mauvais desseins dans le coeur, après s’être retenus quelque temps, rejettent enfin au dehors ce venin caché, qui se répand en injures et en calomnies.

2. " L’homme qui est bon tire du bon trésor de son coeur ce qui est bon, et l’homme qui est mauvais tire de son mauvais trésor ce qui est mauvais (38)." — Ne croyez pas, nous dit-il, que cette parole : " Que la bouche ne parle que de la plénitude du coeur, " ne soit vraie que dans le mal, elle l’est aussi dans le bien. Car il y a plus de vertu dans le fond du coeur des bons qu’il n’en paraît au dehors dans leurs paroles. Il concluait donc de la qu’on devait croire les Juifs plus malicieux qu’ils ne le paraissaient être par ce qu’ils disaient, et qu’on devait aussi supposer en lui plus de bonté qu’il n’en paraissait dans ses paroles.

Il donne au coeur le nom de " trésor " pour mieux exprimer la multitude des biens ou des maux qu’il renferme. Il tâche ensuite de les frapper de terreur. Ne croyez pas, leur dit-il, que le jugement que Dieu vous réserve se termine seulement à faire connaître à tout le monde la corruption de vos coeurs, mais votre malice sera de plus condamnée à des tourments éternels, Il ne leur adresse pas son discours (335) en leur parlant à eux-mêmes et se serrant du mot de "vous", pour instruire tout le monde en général, et pour rendre ce qu’il dit moins odieux.

" Aussi je vous déclare que les hommes rendront compte au jour du jugement de la moindre parole inutile qu’ils auront dite (36). " Une parole inutile est une parole qui n’a point de rapport avec les choses dont on parle, ou qui tient du mensonge et de la médisance. Quelques-uns disent aussi qu’une parole inutile est une parole vaine, comme celles qui font rire, qui ne sont pas assez réglées, qui sont trop libres, et qui blessent l’honnêteté et la pudeur.

" Car vous serez justifié par vos paroles et vous serez condamné par vos paroles (37). " Peut-on accuser ce jugement d’une trop grande sévérité; et ce compte que Dieu redemandera ne paraît-il pas être plein d’équité et de douceur? Le juge ne prononcera point l’arrêt contre vous sur le simple rapport des autres, mais sur ce que vous aurez dit vous-même manière de juger de toutes la plus juste et la plus équitable, puisque vous êtes entièrement maître ou de dire ou de ne pas dire ce que vous voudrez.

Ce ne sont donc point, mes frères, ceux qui sont calomniés qui doivent trembler, mais bien les calomniateurs eux-mêmes. Car ceux qui auront été déchirés parles médisances ne seront pas contraints de justifier leur innocence, mais ceux qui les auront décriés seront obligés dé rendre compte de toutes leurs paroles injurieuses. C’est sur eux que tout le péril tombera; c’est contre eux que le juge prononcera la sentence.

C’est pourquoi ceux qui sont calomniés doivent être dans une entière assurance, puisqu’ils ne seront point responsables des médisances des autres; mais leurs calomniateurs doivent frémir d’horreur et d’effroi aux approches de ce juge qui leur fera rendre compte de leurs impostures. Ce crime est un crime diabolique. C’est un péché qui n’apporte aucune satisfaction à celui qui le commet et qui ne lui cause que du mal. C’est une passion qui amasse dans l’âme un trésor funeste de malice et de péchés. Que si celui qui a le corps plein de mauvaises humeurs, tombe malade nécessairement, combien plus celui qui se remplit de cette humeur noire et maligne, infiniment plus nuisible à l’âme que la bile ne l’est au corps, ne s’expose-t-il à une maladie plus dangereuse, dont les douleurs seront infinies et éternelles ?

On en peut juger par les effets. Car si la médisance afflige de telle sorte celui qu’elle attaque, combien doit-elle plus tourmenter celui qui l’a dit ? Le calomniateur se blesse toujours le premier avant que de blesser les autres. Celui qui marche sur les charbons ardents se brûle lui-même ; et celui qui frappe sur un diamant sent que le coup retombe sur lui : celui qui regimbe contre l’aiguillon se pique et se blesse lui-même. Car le chrétien qui sait supporter généreusement l’injustice et la calomnie, est en vérité comme un diamant, comme un feu, et comme un aiguillon perçant : au lieu qui celui qui médit de ses frères est plus faible et plus méprisable que la boue.

Ce n’est donc pas un mal que d’être calomnié par les autres : mais c’est un très grand que d’être assez méchant pour publier des calomnies, ou de n’être pas assez ferme pour les souffrir. Avec quelle injustice Saül persécuta-t-il autrefois David ? et combien David eut à souffrir de sa part ? et cependant lequel des deux a été le plus fort ou le plus heureux ? lequel des deux a été le plus misérable et le plus digne de compassion ? n’est-ce pas celui qui a fait l’injure et non celui qui l’a soufferte ? Considérez, je vous prie, la conduite de l’un et de l’autre. Saül avait promis à David que s’il tuait Goliath, il lui donnerait sa fille en mariage. Cependant David tue Goliath, et Saül manque à sa parole, et bien loin de le faire son gendre, il ne pense qu’à le tuer.

Lequel des deux s’est donc acquis le plus de gloire ? l’un est en proie à une tristesse profonde, il est possédé d’un démon ; l’autre par ses victoires et par sa piété envers Dieu devient plus éclatant que le soleil. Nous en voyons aussi que, à propos de cette danse fameuse des femmes israélites après la mort de Goliath, Saül sécha de dépit et d’envie contre David, et que David garda une modération et un silence qui lui attira le coeur et l’affection de tout le monde.

Quand ensuite David eut Saül entre ses mains, et qu’étant maître de sa vie, il lui pardonna ; lequel des deux fut le lus fort ou le plus faible, le plus heureux ou le plus malheureux ? n’est-il pas visible que c’est celui qui ne voulut point se venger d’un ennemi qui avait tant cherché à le perdre ? l’un était (336) armé de soldats et d’un grand nombre de troupes; David, au contraire, n’était armé que de la justice qui le couvrait comme d’un bouclier qui lui tenait lieu de toute une armée. C’est pourquoi après avoir souffert tant d’injustices et de violences il ne voulut point tuer son persécuteur, quoiqu’il eût pu le faire sans blesser la justice, parce qu’il savait que le courage d’un homme doit paraître non à faire le mal, mais à le souffrir.

Jetez maintenant les yeux sur le patriarche Jacob. Ne fut-il pas traité, par Laban avec beaucoup d’injustice et de violence? cependant qui des deux fut le plus fort? ou Laban qui tenant Jacob en sa puissance n’osa jamais le toucher; ou Jacob qui étant sans armes et sans soldats ne laissa pas dé lui être plus redoutable que n’auraient été dix mille rois?

3. Mais pour vous mieux prouver ce que je vous ai déjà dit, je retourne encore à David, pour le considérer, d’une manière toute contraire à celle dont nous l’avons envisagé. Car après avoir été si ferme et si courageux lorsqu’on lui faisait violence, n’a-t-il pas été ensuite le plus faible de tous les hommes lorsqu’il a fait violence aux autres? Ne vit-on pas dans l’injustice qu’il fit à une que l’auteur de l’injure devient le plus faible et l’offensé le plus fort? Une, tout mort qu’il était, mettait le désordre dans la famille de David et troublait tout son royaume; et David tout vivant et tout roi qu’il était, était trop faible pour lui résister. Il ne pouvait empêcher qu’un seul homme, et un homme mort, ne remplît tout son Etat de confusion et de trouble.

Voulez-vous que je vous fasse voir encore plus clairement ce que je vous dis? Examinons ce qui est arrivé à ceux qui se sont vengés même avec justice. Car nous avons déjà fait voir que ceux qui outragent injustement les autres, sont sans comparaison plus faibles que ceux qu’ils haïssent, puisqu’ils se perdent eux-mêmes en les voulant perdre. Joab, général de l’armée de David, peut me servir à prouver ce que je vous dis. Il voulut venger la mort de son frère et il excita pour cela une guerre civile, et s’engagea dans une longue suite d’afflictions et de maux, qu’il se serait épargnés, s’il eût eu assez de vertu et de sagesse pour souffrir constamment la perte d’une personne qui lui était chère.

Fuyons donc ce crime, mes frères, et n’offensons jamais nos frères, ni par nos actions, ni par nos paroles. Jésus-Christ n’a pas dit : Si vous accusez publiquement, si vous dénoncez au juge, mais simplement: "Si vous dites du mal, " quand. ce ne serait qu’en vous-même, vous ne laisserez pas d’en être très-sévèrement puni. Quand ce que vous auriez dit se trouverait en effet véritable, et que vous en connaîtriez d’une manière certaine la vérité, vous ne laisserez pas d’être puni. Car Dieu vous jugera non point par ce qu’un autre aura fait, mais par ce que vous aurez dit vous-même : " Vous serez, " dit-il, " condamné par vos paroles. "

Ne vous souvenez-vous pas que le pharisien ne disait rien qui ne fût très-véritable et très- connu de tout le monde , et que néanmoins sans qu’il eût révélé: des fautes secrètes et cachées, il fut condamné aux derniers supplices? S’il ne faut donc point accuser les autres de fautes qui sont connues et qui sont publiques, il faut encore bien moins leur reprocher celles qui sont incertaines et douteuses? Le pécheur n’a-t-il pas un juge qui le jugera? Pourquoi usurpez-vous l’autorité du Fils unique du Père? C’est à lui que le Père a donné tout le pouvoir de juger. C’est à lui qu’il réserve ce trône et ce tribunal.

Que si vous avez tant d’envie de juger, jugez-vous vous-même. Ce jugement ne vous exposera à aucun blâme et vous sera même très-avantageux. Elevez ce tribunal au milieu de vous et représentez-vous tous les dérèglements de votre vie. Redemandez-vous un compte exact de toutes vos actions. Dites à votre âme : Pourquoi avez -vous eu la hardiesse de faire telle ou, telle action? Que si elle ne prend pas déplaisir à se juger ainsi elle-même et qu’elle aime mieux examiner les fautes des autres, dites-lui encore: Ce n’est pas sur les actions des autres que je vous juge; ce n’est pas de celles-là que vous avez à vous justifier. Que vous importe qu’un tel vive mal? Pourquoi vous-même osez-vous faire une telle faute ? Défendez-vous vous-même et n’accusez pas les autres. Examinez-vous vous-même et n’examinez point votre frère.

Intimidez aussi votre âme. Tenez-la dans la crainte et dans la frayeur. Si elle n’a rien à répondre et qu’elle tâche de s’échapper à ce tribunal, contraignez-la d’y comparaître traitez-la comme une criminelle, frappez-la de verges comme une esclave orgueilleuse qui s’est laissée corrompre. Ne laissez passer, aucun jour sans la juger de la sorte. (337) Représentez-lui ce fleuve de feu, ce ver qui la rongera sans cesse et tous ces supplices si effroyables de l’enfer.

Ne lui permettez point à l’avenir de se laisser souiller par le démon. Ne souffrez plus qu’elle se serve de ces vaines excuses: c’est le démon qui vient me chercher, c’est lui qui me tend des pièges, c’est lui qui m’assiège et qui me tente. Répondez-lui que si elle ne voulait point consentir, il ne lui ferait aucun mal et que tous ses artifices seraient inutiles à son égard.

Que si elle se défend d’une autre manière et qu’elle dise : Je suis liée avec mon corps, je suis environnée d’une chair faible, je demeure parmi des hommes et je suis encore sur la terre, répondez-lui que ce ne sont là que des prétextes pour entretenir ses désordres. Que tels et tels sont, aussi bien qu’elle, environnés d’une chair, qu’ils demeurent en ce monde et qu’ils sont encore sur la terre. Que néanmoins ils vivent dans une vertu admirable et que quand elle aura pris une ferme résolution de bien vivre, la chair ne l’en empêchera plus.

Que si ce discours l’afflige, ne cessez point de la blesser. Ces blessures salutaires que vous lui ferez, ne la tueront pas, mais la sauveront. Si elle répond encore : qu’un tel homme l’a irritée et l’a mise en colère, répondez-lui qu’il était en sa puissance de ne s’y pas mettre et que souvent elle s’en était abstenue. Si elle dit: la beauté de cette personne m’a surprise, répondez-lui qu’il était encore en son pouvoir d’étouffer cette passion. Rapportez-lui l’exemple de beaucoup d’autres personnes qui l’ont éteinte et faites-la souvenir des paroles de la première femme : " Le serpent m’a trompée " (Gen. III), " à qui néanmoins cette excuse ne servit de rien.

4. Lorsque vous jugerez ainsi votre âme, que personne ne soit présent et que personne ne vous trouble. Imitez les juges qui font tirer les rideaux pour être plus en repos et pour mieux former leurs jugements. Cherchez de même, au lieu de rideaux, un temps et un lieu de solitude et de paix. Quand vous avez soupé et que vous êtes près de vous mettre au lit, jugez-vous alors et examinez vos fautes. Tout y est très-favorable, le temps, le lieu, le lit, le repos. David l’a marqué, lorsqu’il a dit: " Dites dans vos coeurs ce que vous dites, et soyez touchés de componction, lorsque vous êtes sur vos lits. " (Ps. IV, 5.) Punissez avec sévérité les moindres fautes, afin que vous soyez d’autant plus éloigné de tomber jamais dans les grandes.

Si vous êtes exact à faire cela tous les jours, vous paraîtrez avec confiance devant ce tribunal terrible qui fera trembler tout le monde. C’est ainsi que saint Paul s’est élevé à un si haut point de pureté et d’innocence, et c’est ce qui lui a fait dire : " Si nous nous jugions " nous-mêmes, nous ne serions point jugés de " Dieu. " (I Cor. II, 31.) C’est ainsi que Job a purifié ses enfants, puisqu’il est bien croyable qu’offrant à Dieu des sacrifices pour leurs fautes secrètes, il les punissait sévèrement de celles qui paraissaient.

Pour nous autres nous sommes bien éloignés de cette vertu, et nous faisons le contraire de ces grands saints. Aussitôt que nous nous sommes mis au lit, nous repassons dans notre esprit nos affaires domestiques. Il y en a même qui s’entretiennent alors de choses qui blessent l’honnêteté. D’autres pensent à leurs biens et à leurs usures, et s’embarrassent dans mille sortes de soins. Si vous aviez une fille unique, vous veilleriez avec soin pour la conserver chaste et pure ; et vous souffrez que votre âme qui vous devrait être plus précieuse que votre fille, s’abandonne à des fornications spirituelles, et vous lui suscitez vous-même une infinité de pensées mauvaises.

Si l’amour de l’argent, si le désir du gain, si un objet dangereux, si la haine ou la colère, ou quelque autre passion se présente à la porte de notre âme, nous la lui ouvrons aussitôt, nous l’invitons à entrer, nous l’attirons, et nous lui permettons sans rougir de la déshonorer et de la corrompre. Y a-t-il rien de plus cruel que cette mortelle négligence? Nous n’avons qu’une âme qui nous doit être plus chère que toutes choses; et nous la prostituons à ces pensées malheureuses et à ces fantômes, comme à des adultères qui ne la quittent qu’après lui avoir fait perdre la pureté, et lorsqu’ils en sont bannis par le sommeil; ou plutôt ces fantômes ne s’en retirent pas même alors. Les songes de la nuit lui représentent encore les images dont elle s’était remplie durant le jour. Elle se trouve encore occupée alors par ces représentations de la nuit, qui l’expose souvent à des chutes et à des crimes véritables.

Nous ne pouvons souffrir que la moindre poussière ou la moindre paille entre dans notre (339) oeil; et nous négligeons notre âme, lorsqu’elle est accablée de tant de maux. Quand la purgerons-nous de toutes ces 1m puretés dont nous la souillons chaque jour? Quand couperons-nous toutes ces ronces et ces épines? Quand y répandrons-nous la semence des vertus?

Ne savez-vous pas que le temps de la moisson approche? et cependant nous n’avons pas encore commencé à défricher la terre qui nous a été commise. Que si le maître du champ nous surprend dans cette paresse, que lui dirons-nous, que lui pourrons-nous répondre? Dirons-nous que personne ne nous a donné de semence? On a soin de le faire tous les jours. Dirons-nous que personne n’a arraché les épines qui couvraient toute la terre. Nous tâchons à tous moments d’y mettre cette faux " dont il est parlé dans l’Ecriture. Nous excuserons-nous sur les nécessités de la vie qui nous attachent et qui nous tiennent comme captifs? Pourquoi ne vous êtes-vous pas " crucifié au monde? " selon la parole de l’Apôtre.

Si celui qui n’a rendu que le talent qu’il avait reçu de son maître, est appelé " méchant serviteur ", parce qu’il ne l’a pas rendu au double, comment appellera-t-on celui qui aura même dissipé ce qu’on lui aura donné? Si ce serviteur fut lié et précipité dans le lieu " des s pleurs et des grincements de dents; " que souffrirons-nous, nous autres qui demeurons toujours lâches et paresseux, quoique tant de considérations nous portent à nous convertir?

Car qu’y a-t-il en ce monde qui ne vous dût aider à penser à Dieu? Ne voyez-vous pas combien la vie est fragile et incertaine, et de combien de maux et d’afflictions elle est traversée? Ne croyez pas, je vous supplie, qu’il n’y ait que la vertu qui soit pénible. Le vice a aussi ses épines et ses travaux. Puis donc que le travail est égal de part et d’autre, pourquoi n’embrassez-vous pas plutôt celui qui sera suivi d’une si grande récompense?

Il y a même des vertus qui s’exercent sans aucune peine. Car quelle peine y a-t-il à ne point médire, à ne point mentir, à ne point jurer, à ne se point mettre en colère contre son frère? S’il y a de la peine, ce n’est pas à fuir ces vices, mais à les commettre. Ne serons-nous donc pas inexcusables, et indignes de pardon, si nous ne nous appliquons pas à ces vertus mêmes qui sont si faciles? Et qui s’étonnera que nous n’arrivions jamais à ce qu’il y a de plus élevé et de plus pénible dans la vertu, puisqu’en négligeant les choses les plus aisées, nous nous rendons incapables des plus grandes?

Souvenons-nous, mes frères, de ces avis si importants; fuyons le mal, embrassons la vertu, afin de jouir et du vrai bonheur de cette vie, et dans l’autre des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il.
 

 
 

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