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Saint Jean Chrysostome
Commentaire sur l'Evangile selon Saint Matthieu

COMMENTAIRE SUR
L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU.
SAINT JEAN CHRYSOSTOME, OEUVRES COMPLÈTES TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS SOUS LA DIRECTION DE M. JEANNIN, licencié ès-lettres professeur de rhétorique au collège de l'Immaculée-Conception de Saint-Dizier. Bar-le-Duc, L. Guérin & Cie, éditeurs, 1865, Tome VII - Tome VIII, p. 1-91

COMMENTAIRE SUR *

L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU. *
HOMÉLIE XVI *
HOMÉLIE XVII *
HOMÉLIE XVIII *
HOMELIE XIX *
HOMÉLIE XX *
HOMÉLIE XXI *
HOMÉLIE XXII *
HOMÉLIE XXIII *
HOMÉLIE XXIV *
HOMÉLIE XXV *
HOMÉLIE XXVI *
HOMÉLIE XXVII *

 

HOMÉLIE XVI
" NE PENSEZ PAS QUE JE SOIS VENU DÉTRUIRE LA LOI OU LES PROPHETES. " (CHAP. V, 17, JUSQU’AU V. 27.)

ANALYSE

1. Le Christ n’a point violé mais accompli la loi. — Pourquoi le Christ n’agit pas en tout comme ayant autorité.

2. Pourquoi le Christ ne dit pas toujours clairement qu’il est Dieu. — Contre les Manichéens.

3. Les préceptes du Christ sont le complément de la loi ancienne.

4. Minimus vocabitur in regno coelorum. Ce que cela signifie.

5. Pourquoi Jésus-Christ ne dit pas vous savez que j’ai dit, mais tous savez qu’il a été dit. — Contre les Manichéens.

6. Que la loi punit justement les crimes.

7. Les deux Testaments n’ont qu’un seul et même législateur.

8. Qu’il faut réprimer la colère.

9. La réconciliation avec un frère est un sacrifice agréable à Dieu. C’est le sacrifice de ceux qui ne sont pas initiés aux mystères.

10 et 11. Il faut travailler à vaincre ses passions. — Que l’espérance des dons du ciel doit adoucir toutes nos peines. — Que Dieu aide puissamment ceux qui s’efforcent de le servir.
 
 

1. Qui pouvait avoir eu cette pensée? ou qui l’avait pu accuser de cela pour qu’il se soit cru obligé d’y répondre? Il n’y avait rien dans toutes ses paroles qui pût donner lieu à ce soupçon. Le commandement qu’il faisait d’être doux, humbles, miséricordieux, d’avoir le coeur pur et de combattre pour la justice, n’indiquait point qu’il voulût détruire la loi, mais faisait voir tout le contraire. Pourquoi donc parle-t-il de la sorte? Ce n’est pas sans intention et sans raison. Il allait établir des lois plus parfaites que celles de l’Ancien Testament et dire: " Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens: vous ne tuerez point (21); " et moi je vous défends le moindre mouvement de colère. Il allait tracer une voie et une conduite toute céleste et toute divine. Afin donc que cette nouveauté ne surprit pas ses auditeurs et ne leur donnât point lieu de s’élever contre ce qu’il disait, il commence d’abord par ces paroles: " Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi ou les prophètes. Je ne suis pas venu les détruire, mais les accomplir (17). Quoique les Juifs n’observassent pas la loi et que leur conscience leur reprochât de la violer tous les jours par leurs actions déréglées, ils ne laissaient pas néanmoins d’en être extraordinaire. ment jaloux et ils voulaient que la lettre et les paroles en demeurassent inviolables, sans qu’il fût permis à personne d’y rien ajouter. Ils ont souffert néanmoins des additions que leurs prêtres y ont faites, non pour la perfectionner, mais pour la détruire. C’est par ces additions qu’ils ruinaient le commandement que Dieu fait d’honorer ses parents et plusieurs autres choses semblables. Comme donc Jésus-Christ ne venait point de la tribu sacerdotale et que les additions qu’il allait faire à la loi, n’allaient point à détruire la loi, mais à la rendre plus parfaite, prévoyant que ces deux choses troubleraient les Juifs, il prévient leurs esprits par cette parole, avant que de leur annoncer des vérités si sublimes et si relevées.

Ce qu’il avait à craindre en leur parlant, c’était qu’ils ne s’imaginassent qu’il eût dessein d’abolir l’ancienne loi. C’est cette maladie de leur esprit qu’il veut guérir ici d’abord, comme il lâche de le faire encore ailleurs. Car comme les Juifs croyaient qu’il était l’ennemi de Dieu, (126) parce qu’il ne gardait pas le sabbat, il a bien voulu leur ôter ce soupçon, tantôt par des raisons proportionnées à sa divinité, comme lorsqu’il dit: " Mon Père, depuis le commencement du monde jusqu’aujourd’hui ne cesse point d’agir, et moi j’agis aussi avec lui. " (Jean, V, 17.) Tantôt par d’autres pleines d’une admirable condescendance, comme lorsqu’il leur apporte l’exemple de la brebis qui est en danger de périr au jour du sabbat et qu’il montre qu’on viole la loi pour empêcher une bête de mourir. Il y joint encore l’exemple de la circoncision qu’on donnait aussi au jour du sabbat. C’est pour cette même raison qu’il use souvent de termes si humbles, afin d’ôter aux hommes tout sujet de le regarder comme un ennemi de Dieu.

C’est dans ce dessein qu’ayant tant de fois ressuscité les morts par sa seule parole, il voulut avant que de ressusciter Lazare , adresser sa prière à son Père. Et pour montrer en même temps que cette déférence ne le rendait point inférieur à son Père, il ajoute aussitôt pour prévenir cette pensée " Je dis ceci pour ce peuple qui nous environne, afin qu’ils croient que c’est vous qui m’avez envoyé. " (Jean, 11,42.) Ainsi par un mélange admirable, il ne se conduit pas car toutes choses comme ayant une souveraine puissance, afin de guérir ainsi leur faiblesse, et il ne prie pas aussi son Père toutes les fois qu’il fait des miracles, afin de ne donner sujet à personne de le soupçonner de faiblesse et d’impuissance, mais il allie divinement sa grandeur avec son humilité et son humilité avec sa grandeur.

Il use encore de ce même tempérament en diverses rencontres, avec une sagesse admirable. Car, agissant dans les plus grandes choses par lui-même et par sa propre puissance, il lève les yeux au ciel et il prie son Père dans celles qui sont beaucoup moindres. Lorsqu’il remet les péchés, qu’il révèle les secrets des coeurs, qu’il ouvre le paradis, qu’il chasse les démons, qu’il guérit les lépreux, qu’il calme la mer, qu’il ressuscite une infinité de morts, il le fait en commandant. Mais lorsqu’il fait d’autres actions beaucoup moindres, comme de multiplier des pains, il regarde alors vers le ciel. Lors donc qu’il s’adressait à son Père et qu’il priait, il faisait bien voir que ce n’était pas par faiblesse et par impuissance. Car comment celui qui faisait les plus grandes choses par son autorité propre, eût-il eu besoin de prier pour en faire de plus petites? Mais comme j’ai déjà dit, il agit de la sorte pour fermer la bouche à ses ennemis et pour arrêter leur insolence.

Raisonnez de même lorsque vous voyez dans l’Evangile que Jésus-Christ parle humblement de lui-même. Il gardait cette conduite dans ses paroles et dans ses actions pour plusieurs raisons, parce qu’il voulait empêcher qu’on ne le crût étranger à Dieu ou pour instruire et guérir nos âmes : ou pour nous donner un grand exemple d’humilité, ou parce qu’il était revêtu de notre chair, ou parce que les Juifs n’auraient pu comprendre les vérités, s’il les leur avait dites toutes ensemble ; ou enfin pour leur apprendre, en se rabaissant de la sorte, à fuir la présomption et la vanité dans tous leurs discours.

2. C’est pour ce sujet que parlant souvent si humblement de lui-même, il laisse à d’autres le soin de publier ses grandeurs. il se contente de dire aux- Juifs: " J’étais avant qu’Abraham " fût au monde. " (Jean, VIII, 58.) Mais son disciple bien-aimé va bien plus loin, et il dit : " Au commencement était le Verbe, et le Verbe p était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. " (Jean, I, 1). Jésus-Christ de même ne dit point clairement qu’il a créé le ciel et la terre, la mer et toutes les choses visibles et invisibles mais son disciple le dit sans rien craindre, et avec une liberté merveilleuse ; et il le dit plus d’une fois "Toutes choses (ibid. 3), " dit-il, " ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait, n’à été fait sans lui. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui. " (Ibid.10.)

Et pourquoi s’étonner que les autres aient parlé plus avantageusement de Jésus-Christ qu’il n’en a parlé lui-même; puisque souvent il n’a pas voulu exprimer nettement par ses paroles, ce qu’il faisait voir clairement par ses actions? Car il montre assez dans la guérison de l’aveugle-né, que c’était lui qui avait créé l’homme, et néanmoins lorsqu’il parle de cette première création , il ne dit pas : " J’ai créé l’homme et la femme, " mais " Celui qui a créé l’homme et la femme (Matth. XIV, 4); " et le reste. Il fait voir de même par là pêche des poissons ; par l’eau qu’il a changée en vin; par les pains qu’il a multipliés ;par la mer qu’il a calmée; par la radieuse splendeur dont il se fit voir entouré au mont Thabor; et par plusieurs miracles semblables, que c’est lui (127) qui a créé le monde, et qui gouverne tout ce qu’il enferme: et cependant il ne l’a jamais marqué clairement par ses paroles. Au lieu que ses disciples Jean, Pierre, et Paul, le déclarent hautement en toutes rencontres.

Car si ses apôtres mêmes qui étaient nuit et jour avec lui ; qui l’entendaient parler ; qui voyaient ses miracles; auxquels il expliquait en particulier beaucoup de choses obscures et cachées; à qui il avait donné la puissance de ressusciter les morts; et qu’il avait élevés à un si haut degré de sagesse et de vertu, que do renoncer à tout pour son amour; si les apôtres, dis-je, ne peuvent pas néanmoins, après tant de grâces, porter tout ce que Jésus-Christ leur eût pu dire, avant la descente du Saint-Esprit; comment le peuple juif, qui n’avait ni cette sagesse, ni cette vertu des apôtres, et qui n’écoutait Jésus-Christ et ne voyait ses miracles, que comme par hasard et par rencontre, eût-il pu s’empêcher de le croire ennemi de Dieu, s’il n’eût usé d’une conduite si pleine de condescendance et d’humilité?

C’est pourquoi lorsqu’il s’excuse d’avoir violé le sabbat, il ne leur en dit pas d’abord la vraie raison, mais il en allègue quelques autres capables de les satisfaire. Que si lorsqu’il manque à accomplir un seul précepte de la loi, il use d’une si grande discrétion dans ses paroles, pour ne pas blesser ses auditeurs: combien en devait-il garder, lorsqu’il allait ajouter une loi toute nouvelle à la vieille loi ? C’est par cette même sagesse qu’il ne leur parle pas toujours clairement de sa divinité. Car si l’addition qu’il faisait d’une loi était capable de les troubler de la sorte, combien les eût-il troublés davantage, s’il leur eût dit qu’il était Dieu ? C’est pourquoi il parle souvent d’une manière peu digne de sa grandeur; et ici même, lorsqu’il va faire cette addition à la loi, il use de ce long prélude. Il ne se contente pas de dire une fois: " Je ne détruis point la loi, " mais il le répète par deux fois. Il va même plus loin. Car après avoir dit:

" Ne pensez pas que je sois venu détruire la " loi, " il ajoute: " Je ne suis pas venu la détruire, mais l’accomplir. " Ces paroles doivent arrêter, non seulement l’insolence des juifs, mais encore celle des hérétiques, qui osent dire que le démon est l’auteur de l’ancienne loi. Que si cela était, comment Jésus-Christ, qui est venu pour détruire la tyrannie du démon, aurait-il accompli une loi que le démon aurait faite, bien loin de la combattre et de la détruire? Car il ne dit pas seulement; " Je ne la détruis pas; " ce qui aurait pu suffire; mais il ajoute: " Je l’accomplis; " ce qui marque que non-seulement il n’en était point ennemi, mais qu’il l’appuyait et l’autorisait.

Mais comment, me direz-vous, Jésus-Christ n’a-t-il point détruit la loi ? Comment a-t-il accompli la loi et les prophètes ? Pour ce qui est des prophètes, il les a accomplis en accomplissant exactement ce qu’ils avaient prédit de lui, comme l’Evangile le marque partout en disant: " Jésus fit cela pour accomplir ce qui avait été prédit par les prophètes. " (Matth. VII, 17; XIII, 17 ; XXVI, 56.) Quand il naquit, quand les enfants publièrent sa gloire dans le temple, quand il monta sur une ânesse, et en plusieurs autres rencontres, il accomplissait les prophètes, dont les prophéties n’eussent point été accomplies, s’il ne fût venu au monde. Mais pour ce qui regarde la loi, il l’a accomplie en trois manières. Premièrement parce qu’il ne l’a point violée, selon le témoignage qu’il en rend lui-même, lorsqu’il dit à saint Jean: " Il faut que nous accomplissions toute justice. " (Matth. III, 15.) Et aux Juifs: " Qui de vous me peut convaincre d’aucun péché ? " (Jean, VIII, 46.) Et à ses disciples: " Le prince du monde s’en vient; et il n’a rien en moi qui lui appartienne. "

(Jean, XIV.) Et le Prophète l’avait marqué auparavant en disant: " Il n’a point fait de péché. " (I Pierre, II, 22.) Voilà la première manière dont Jésus-Christ a accompli la loi. Secondement il l’a accomplie en la faisant accomplir. Ce qu’il y a en effet de particulièrement admirable, c’est que non-seulement il a accompli la loi, mais qu’il nous a donné sa grâce pour l’accomplir. C’est ce que saint Paul marquait lorsqu’il disait: " Jésus-Christ est la fin à laquelle tend toute la loi, pour justifier tous ceux qui croiraient en lui. " (Rom. X, 4). Et ailleurs: " Que Dieu avait condamné le péché dans la chair de Jésus-Christ, à cause du péché commis contre lui, afin que la justice de la loi fût accomplie en nous, qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l’esprit." (Ibid. VIII, 3.) Et dans la même épître: " On dira peut-être que par la foi nous détruisons la loi. A Dieu ne plaise! mais au contraire nous l’établissons. " (Ibid. III, 31.) Comme en effet toute la loi ne tendait qu’à rendre l’homme juste, et qu’elle n’avait pas pour cela (128) assez de force; Jésus-Christ est venu introduire un moyen efficace de justification par la foi, et accomplir ainsi ce que la loi voulait faire ce que la loi n’avait pu faire par la lettre, lui l’a fait par la foi. C’est en ce sens qu’il dit: " Je ne suis pas venu détruire la loi. "

3. On peut trouver encore une troisième manière selon laquelle Jésus-Christ a accompli la loi, c’est en y ajoutant les préceptes de la loi nouvelle. Car tout ce que Jésus-Christ dit dans l’Evangile n’est point la destruction, mais plutôt la confirmation et l’accomplissement de la loi ancienne. Par exemple, ce commandement: " Vous ne tuerez point, " non seulement n’est pas détruit, mais il est même perfectionné et fortifié par celui qu’il fait, de ne se point mettre en colère. On peut dire la même chose des autres préceptes.

Nous avons remarqué tout à l’heure comment Jésus-Christ, en jetant les semences de sa doctrine, a pris soin d’écarter tout fâcheux soupçon, mais comme le parallèle de l’ancienne législation avec la nouvelle était surtout de nature à en faire naître, il les prévient encore par une adroite précaution. En effet, ce qu’il va dire expressément dans ce parallèle était déjà implicitement contenu et établi dans ce qui précède. Car dire : " Bienheureux les pauvres d’esprit, " c’est la même chose que dire: " Ne vous mettez point en colère. " En disant: " Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, " il avait défendu par avance de regarder une femme avec un mauvais désir. En disant: " Bienheureux ceux qui sont miséricordieux," il avait ordonné aux hommes " de ne point amasser de trésors sur la terre. " En disant: "Bienheureux sont ceux qui pleurent et qui souffrent les persécutions et les injures, " il avait commandé par avance "d’entrer dans la voie étroite. " En disant que " ceux qui ont faim et soif de la justice sont " heureux, " il dit la même chose que ce qu’il commande ensuite: " Faites aux hommes tout " ce que vous voulez qu’ils vous fassent. " En nous assurant aussi que les pacifiques sont " heureux, " il a presque dit la même chose que ce qu’il enseigne peu après, " qu’on doit laisser son présent à l’autel, pour aller se réconcilier avec son frère", et qu’il faut être "bienveillant pour son adversaire. "

Toute la différence est que dans les béatitudes il propose des récompenses à ceux qui feront le bien, et ici des supplices à ceux qui commettront le mal, Là, il dit: " Que les doux hériteront la terre; " il dit ici : " Que celui qui appellera son frère fou et insensé, sera coupable de la géhenne du feu. " Il dit là: " Que ceux qui auront le coeur pur verront Dieu, " et il ajoute ici : " Que celui qui jette un regard impudique sur une femme, est un véritable adultère. " Il dit là : " Que les pacifiques seront appelés les enfants de Dieu; " et il nous épouvante ici par la menace " d’être livrés au Juge par notre adversaire. " il dit là; " Bienheureux sont ceux qui pleurent et qui souffrent persécution! " et il menace ici "de la perdition ceux qui marchent dans la voie large. " Ce qu’il dit ici : " Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et l’argent," me semble aussi conforme à ce qu’il avait déjà dit: " Bienheureux sont ceux qui font miséricorde et qui ont faim et soif de la justice ! "

Mais comme il va donner, je l’ai déjà dit, des préceptes plus clairs, et non seulement plus clairs, mais même plus parfaits ( il ne demande plus en effet une simple compassion, mais il nous commande de nous laisser prendre jusqu’à notre manteau; il ne se contente plus d’une douceur ordinaire, mais il veut, quand on nous donne un soufflet, que nous tendions l’autre joue), il veut d’abord faire évanouir entièrement l’apparente contradiction de la loi avec sa doctrine. C’est pourquoi après avoir dit : "Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi, " et donné plus de force à son affirmation en ajoutant: " je ne suis pas venu la détruire, mais l’accomplir, " non content de cela, il insiste encore en ces termes: " Car je vous le dis en vérité, avant que le ciel et la terre passent, un seul iota, un seul trait ne passera point de la loi sans que tout s’accomplisse (18). "

C’est la même chose que s’il eût dit: il est impossible que la loi ne soit accomplie. Il faut nécessairement qu’elle soit observée jusqu’au moindre iota. C’est ce que Jésus-Christ a fait, lui qui l’a parfaitement accomplie. Ce n’est pas sans raison qu’il fait allusion à la transformation du monde. C’est pour élever l’esprit des auditeurs et leur faire entendre que c’était avec justice qu’il voulait les faire entrer dans une voie plus parfaite, puisque toute la création était destinée à subir une transformation, et le genre humain appelé à une autre patrie et à une vie plus sublime.

" Celui donc qui violera l’un des plus petits (129) de ces commandements, et qui enseignera les hommes à les violer, sera des derniers dans le royaume des cieux; mais celui qui fera et enseignera, sera grand dans le royaume des cieux (19). "

Après avoir prévenu le soupçon que la malice de ses ennemis pouvait former contre lui, et fermé la bouche à ceux qui le voudraient contredire, il commence à épouvanter ses auditeurs, et menace d’un supplice effroyable ceux qui violeraient ces nouvelles ordonnances. Car pour voir que ceci ne doit pas s’entendre de la loi ancienne mais de celle qu’il établit, écoutez la suite : " Je vous dis que si votre justice n’est plus abondante que celle des docteurs de la loi et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. "Si ces menaces eussent été contre les violateurs de la loi, pourquoi dirait-il: " Si votre justice n’est plus abondante que celle des pharisiens ? " Ce n’était pas avoir une justice abondante que de faire ce que faisaient les Pharisiens. Cette abondance de justice consistait donc à ne se mettre point en colère, et à ne pas jeter un regard impur sur une femme. Mais pourquoi appelle-t-il ces préceptes petits, quoique si grands et si relevés? C’est parce qu’il en était l’auteur. Comme il s’humiliait en tout et ne parlait jamais de lui qu’avec une grande modestie, il garde la même conduite en parlant de ses préceptes, pour nous apprendre à être humbles en toutes choses. D’ailleurs comme il pouvait être suspect d’établir de nouvelles lois, il tâche d’éloigner de lui ce soupçon, par l’humilité de ses paroles.

4. Ce mot, " il sera le plus petit dans le royaume des cieux, " ne marque autre chose que les supplices de l’enfer. Jésus-Christ entend par ce mot " de royaume des cieux, "non seulement la jouissance des biens du ciel, mais encore la résurrection, et le moment de son avènement terrible. Car quelle apparence y aurait-il que celui qui a appelé son frère fou, et qui a violé un seul commandement, soit précipité dans l’enfer, et que celui qui les violerait tous, et porterait les autres à les violer, trouvât place dans le royaume du ciel? Lors donc qu’il dit : " Que celui-là sera des " derniers dans le royaume des cieux," il veut dire qu’il sera du nombre de ceux qui seront rejetés de Dieu. Et ceux-là certainement seront précipités dans l’enfer.

De plus, Jésus-Christ étant Dieu, prévoyait la lâcheté de plusieurs, et que des personnes taxeraient un jour ses paroles d’exagération, et diraient: comment peut-on croire que pour appeler son frère insensé, l’on soit éternellement puni; ou que pour avoir jeté les yeux sur une femme, on devienne adultère? C’est pourquoi voulant empêcher les hommes de tomber dans ce mépris de sa loi, il menace également ceux qui la violeraient, ou qui porteraient les autres à la violer. Que la sévérité donc de ces menaces nous retienne, et nous empêche de violer cette loi sainte, ou de la faire violer à ceux qui la voudraient garder.

" Mais celui qui fera et qui enseignera sera grand. " Les hommes ne doivent pas procurer seulement leur utilité particulière, mais encore celle des autres. La récompense ne sera pas égale pour celui qui ne pense qu’à lui-même, et pour celui qui en se sauvant, sauve les autres avec lui. Comme celui qui prêche et ne fait pas ce qu’il dit, se condamne lui-même selon saint Paul: " Vous qui instruisez les autres, " vous ne vous instruisez pas vous-même (Rom. II, 21); " ainsi celui qui fait le bien et n’enseigne pas aux autres à le faire, perd beaucoup de sa récompense. Il faut donc travailler à l’un et à l’autre, et après s’être appliqué à se corriger soi-même, il faut étendre ensuite sa vigilance et sa charité sur ses frères. C’est pourquoi Jésus-Christ dit qu’il faut faire, et puis enseigner. Il met la pratique avant l’instruction, pour montrer qu’on ne peut enseigner utilement sans avoir auparavant pratiqué ce qu’on enseigne; qu’autrement on nous dira: " Médecin, guérissez-vous vous-même. " Celui qui, ne pouvant se régler lui-même, se mêle d’instruire les autres, s’expose à être moqué de ceux qui l’écoutent, et toutes ses instructions seront sans fruit, parce qu’il détruira par ses actions ce qu’il établira par ses paroles. " Mais celui qui fera et qui enseignera " sera grand dans le royaume des cieux. " Car je vous dis que si votre justice n’est plus abondante que celle des docteurs de la loi et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux (20). " Jésus-Christ, ici, sous le mot de " justice, " comprend toutes les vertus. C’est ainsi que l’Ecriture exprime la vertu de Job en-disant: "C’était un homme juste et irrépréhensible." Saint Paul suivait cette règle, lorsqu’il appelle juste celui pour qui il dit que la loi n’est point établie : "La loi, " dit-il, " n’est pas pour le juste (130) " (I Tim. II, 9)," et presque dans toute l’Ecriture, ce mot s’entend de toutes sortes de vertus. Mais remarquez combien est grande la grâce et la loi de Jésus-Christ, puisqu’il commande à ses disciples, qui ne faisaient encore que commencer, d’être plus justes que les docteurs même de la loi. Il n’entend point par ces docteurs de la loi et ces pharisiens, seulement ceux d’entre eux qui étaient injustes, mais ceux même qui gardaient la loi. Car, à moins de cela, il ne les aurait pas appelés justes, en un certain sens, et il n’aurait pas comparé la justice évangélique, qui est la véritable, à la leur, si elle n’avait été au moins extérieure et apparente.

Considérez encore comment Jésus-Christ autorise la loi ancienne, comme il fait voir, en les comparant, que ces deux lois sont comme deux soeurs qui n’ont qu’un même père; puisqu’en effet elles ne diffèrent que du plus au moins, il s’ensuit qu’elles sont du même genre. Ainsi il ne détruit point la vieille loi, au contraire, il la développe. Mais si elle eût été donnée par le mauvais esprit, comme ont dit les hérétiques, le Sauveur ne se serait jamais mis en peine de l’accomplir, et de la rendre encore plus parfaite, mais il l’aurait rejetée absolument.

Vous demandez peut-être pourquoi cette loi de Moïse, qui était bonne en elle-même, ne sauve plus maintenant les hommes? Je vous réponds qu’elle ne les sauve plus maintenant depuis l’avènement de Jésus-Christ, parce qu’ayant reçu une plus grande grâce, ils doivent aussi entreprendre de plus grands combats. Mais tous les élus de Dieu, qui ont vécu pendant ces temps-là, se sont sauvés en la pratiquant. Car Jésus-Christ dit dans l’Evangile: "Plusieurs viendront d’Orient et d’Occident, et auront leur place dans le royaume des cieux, avec Abraham, Isaac et Jacob "(Matth. VIII, 11.) Nous voyons aussi que le Lazare, lorsqu’il jouit de ces délices ineffables, demeure dans le sein d’Abraham, et en un mot, ceux qui, dans les premiers siècles, ont éclaté par leurs excellentes vertus, se sont sanctifiés dans la pratique de cette loi.

5. Que si cette loi eût été mauvaise, ou qu’elle eût eu un autre principe que Dieu, Jésus-Christ ne l’aurait pas voulu accomplir. Car s’il ne s’y fût assujéti que pour attirer les Juifs, et non pour montrer l’union de l’une et de l’autre loi, et la conformité que la nouvelle avait avec l’ancienne, pourquoi ne s’assujétissait-il pas de même aux superstitions des gentils, pour les inviter de la même manière? Cela nous fait voir que si la loi ancienne cesse de sauver les hommes, ce n’est pas qu’elle soit mauvaise, mais c’est que maintenant le temps est venu d’une vertu plus parfaite. Que si elle est moins parfaite que la loi nouvelle, il ne s’ensuit pas pour cela qu’elle soit mauvaise, puisque cette condamnation de la première retomberait même sur la seconde. Car si l’on compare la science de cette vie avec celle du ciel, elle n’est presque rien, et elle sera détruite, quand cette seconde nous sera donnée, " Lorsque nous serons dans l’état parfait, " dit saint Paul, "ce qui est imparfait sera aboli. "(I Cor. XIII, 10.) C’est ce qui est arrivé à la loi ancienne, à l’égard de la nouvelle. Cependant nous ne blâmons point la loi de grâce, quoiqu’elle doive cesser lorsque nous serons dans le ciel, " car alors ce qui est imparfait sera " aboli; " et nous ne laissons pas de reconnaître qu’elle est grande et très-relevée. Puis donc que les récompenses promises y sont plus grandes que dans l’ancienne, et que la grâce du Saint-Esprit y est plus abondante, c’est avec juste raison qu’on nous demande plus de vertu.

Car on ne nous promet plus une terre coulante de lait et de miel, ni une longue vieillesse, ni un grand nombre d’enfants, ni beaucoup de blé ou de vin, ou de grands troupeaux de brebis et de boeufs; mais le ciel même, et les biens dont on y jouit; l’honneur d’être les enfants adoptifs de Dieu, les frères du Fils unique du Père, les héritiers de sa gloire, de son royaume ; et d’une infinité d’autres biens. Saint Paul nous fait assez voir combien nous avons reçu plus de grâce que les Juifs, lorsqu’il dit: " Il n’y a donc point de condamnation pour ceux qui sont incorporés en Jésus-Christ, qui vivent et qui marchent non selon la chair, mais selon l’esprit; parce que la loi de l’esprit de vie qui est en Jésus-Christ, m’a délivré de la loi du péché et de la mort." (Rom. VIII, 1.)

Après donc que Jésus-Christ a étonné les violateurs de la loi, et établi de si grandes récompenses pour ceux qui y obéiraient, et qu’il a montré ainsi que c’est avec justice qu’il exige plus de nous que des anciens, il commence enfin à rapporter cette loi nouvelle en la coca. parant avec l’ancienne. Il le fait pour montrer (131) deux choses; la première, qu’il n’était point contraire à la loi de Moïse; mais qu’il s’accordait avec elle en établissant ses règles; et la seconde, qu’il avait grande raison de faire cette nouvelle addition, et de perfectionner la loi ancienne. Pour voir ceci plus clairement, considérons avec soin les paroles de Jésus-Christ :

" Vous avez appris, dit-il, qu’il a été dit aux anciens : Vous ne tuerez point, et quiconque tuera, méritera d’être puni en jugement (21)." (Exod. XX.) Ces commandements, c’était lui-même qui les avait donnés, mais il n’en indique point ici l’auteur. Car s’il eût dit : Vous avez appris que j’ai dit aux anciens, on n’eût pu souffrir cette parole. S’il eût dit aussi : Vous avez appris que mon Père a dit aux anciens , et qu’il eût ajouté aussitôt Mais moi je vous dis, etc., il eût paru être plus grand que son Père, et se glorifier en parlant de la sorte. Il se contente donc de rapporter ce commandement, sans marquer particulièrement celui qui l’avait fait, et il leur montre que le temps était venu de leur renouveler ce précepte. Car en disant : " Il a été dit aux anciens, " il marque qu’il y avait longtemps que cette loi leur avait été donnée : ce qu’il dit pour exciter ses auditeurs à s’avancer à une vertu plus parfaite, comme si un maître disait à un enfant paresseux, pour l’exhorter à l’étude : Considérez combien il y a déjà de temps que vous êtes à assembler des syllabes. C’est ce que Jésus-Christ insinue ici par ce mot d’anciens, excitant les Juifs à s’avancer enfin à une vertu plus parfaite, comme s’il leur disait : Il y a déjà longtemps que vous devez avoir appris ces préceptes, il est temps maintenant que vous passiez à d’autres plus relevés.

Mais il est à remarquer que Jésus-Christ ne confond pas même l’ordre des préceptes, et qu’il commence par où la loi même commençait, pour montrer la parfaite conformité de ces deux lois.

"Mais moi je vous dis que quiconque se mettra en colère sans sujet contre son frère méritera d’être condamné en jugement (22)." Remarquez dans ces paroles la puissance de celui qui les dit. Considérez l’autorité avec laquelle il agit, et comme il parle en législateur. Car qui d’entre les prophètes, qui d’entre les. justes ou les patriarches a jamais parlé de la sorte? Ils commençaient par ces mots: " Voici ce que dit le Seigneur. " Mais le Fils de Dieu n’agit pas ainsi. Ils parlaient en serviteurs, et comme de la part de leur Maître; mais Jésus-Christ parle en Fils de Dieu, et de la part de son Père. Et lorsqu’il parle de la part de son père, il parle en même temps de la sienne; puisqu’il dit lui-même à son Père : " Tout ce qui est à moi est à vous; et tout ce qui est à vous est à moi. " (Jean, XVII, 10.) Les prophètes parlaient à des hommes, qui comme eux étaient serviteurs du même Maître mais Jésus-Christ parle à ses propres serviteurs.

6. Demandons maintenant à ceux qui rejettent l’ancienne loi, si le commandement de ne se point mettre en colère est contraire à celui de ne point tuer; et s’il n’en est pas plutôt la perfection et comme le couronnement. N’est-il pas visible que l’un est l’accomplissement de l’autre et qu’ainsi il est plus grand? Celui qui s’abstient de la colère s'abstiendra bien plus aisément de l’homicide; et celui qui étouffe dans son coeur tous les mouvements d’indignation, arrêtera bien plus aisément ses mains pour leur interdire toute violence. La colère est la racine de l’homicide. Celui qui coupe cette racine en coupera facilement toutes les branches, ou plutôt il ne les laissera pas même pousser. Ainsi Jésus-Christ ne donnait point ces nouveaux préceptes pour détruire la loi; mais pour la faire observer plus parfaitement. Car quel est le but de la loi? N’est-ce pas d’empêcher l’homicide? Il eût donc fallu pour être contraire à la loi commander le meurtre, puisque tuer, et ne pas tuer, sont les deux contraires. Mais lorsqu’il ne permet pas même qu’on se mette en colère, il est visible qu’il tend au même but où la loi tendait, mais qu’il le fait plus parfaitement. Celui qui ne pense qu’à ne point tuer, n’aura jamais tant d’aversion de l’homicide que celui qui veut étouffer même la colère; et ce dernier est sans comparaison plus éloigné de tomber dans le crime que n’est le premier.

Mais, pour mieux combattre ces hérétiques, voyons tout ce qu’ils nous disent : Le Dieu, disent-ils, qui a créé le monde, " qui fait lever le soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Matth. V, 45), " est un esprit mauvais. Il est vrai que les moins emportés d’entre eux ont horreur de cette impiété; et qu’ils se contentent de dire que ce Dieu peut être juste; mais (132) qu’il ne peut pas être bon. Ils feignent ensuite un autre Dieu qui ne fut jamais et qui ne créa jamais rien, qu’ils disent être le Père de Jésus-Christ. Celui qu’ils nient être bon, demeure selon eux dans ce qu’il a créé, comme dans un bien qui lui appartient et qu’il conserve; et l’autre à qui ils donnent le nom de bon, vient tout d’un coup usurper l’héritage de l’autre, et entreprend d’être le Sauveur de ceux dont il n’est pas le Créateur. Voyez-vous. les fils du démon, comme ils puisent leur langage à la source de leur père, puisqu’ils ôtent à Dieu la création qui lui est propre, quoique saint Jean crie: " Il est venu dans son domaine " et le monde a été fait par lui ? " (Jean, I, 11.)

Ils examinent ensuite l’ancienne loi qui dit: " Oeil pour oeil, et dent pour dent. " Ils s’emportent contre ces paroles et demandent comment celui qui les a dites, a pu être bon. Que répondrons-nous à cela, sinon que ces préceptes sont en effet pleins de bonté? Car le législateur n’ordonne pas cela afin que nous nous entr’arrachions les yeux, mais afin que la crainte de souffrir ce mal, nous empêche de le faire aux autres. Comme lorsqu’il a menacé les Ninivites de renverser leur ville, il n’avait pas résolu de le faire, puisque, pour l’exécuter, il n’avait qu’à les punir sans les menacer,-mais il voulait seulement les effrayer, afin que par leur pénitence ils apaisassent sa colère. De même-ici, par cette perte d’un oeil dont il menace ceux qui arracheraient celui de leur frère, il veut retenir par le frein de la crainte ceux qui ne se laisseraient pas gouverner à la raison et à l’humanité. Il faudrait donc avoir perdu l’esprit et être furieux, pour dire qu’il y a de la cruauté à arrêter l’homicide , et à réprimer l’adultère.

Pour moi je suis si éloigné de trouver qu’il y ait de la cruauté dans cette loi, que je trouverais de l’injustice dans la disposition contraire. Vous dites que Dieu est cruel, parce qu’il commande d’arracher oeil pour oeil, et moi je vous dis que, s’il n’avait fait ce précepte, plusieurs auraient dit de lui ce que vous en dites. Car supposons que toute la loi soit détruite, que personne n’ait plus rien à craindre de ses châtiments, qu’il soit libre à tous les méchants de satisfaire sans crainte leurs passions; qu’ils pussent voler, tuer, être parjures, être adultères et parricides; n’est-il pas vrai que tout serait dans une confusion étrange, et que toutes les places, toutes les villes, toute la terre et la mer seraient remplies de meurtres et de toutes sortes de crimes? Si lors même que les lois sont en vigueur, et qu’elles répandent la terreur et les menaces, les méchantes âmes ont peine à se réprimer; que serait-ce sans ce secours, et qui pourrait arrêter leurs excès? Avec quelle insolence ne se déchaîneraient-elles pas contre nos personnes et contre nos vies?

Mais il n’y aurait pas seulement de la cruauté à permettre aux méchants tout ce qu’il leur plairait de faire; il n’y en aurait pas moins à négliger celui qui, sans faire aucun tort, aurait été injustement outragé par les autres. Si quelqu’un assemblait tout ce qu’il pourrait trouver de libertins et d’assassins, qu’il leur mit les armes à la main, et leur commandât de tuer dans toute la ville ce qui se présenterait à eux, cet homme ne passerait-il pas pour un monstre en cruauté et en barbarie? Et si quelque autre au contraire liait toutes ces personnes que ce furieux aurait armées, et délivrait de leurs mains ceux qu’ils allaient égorger, cet homme ne passerait-il pas pour un conservateur de la paix et de la sûreté publique? Appliquez cet exemple à notre sujet. Celui qui commande de donner oeil pour oeil, retient comme par de fortes chaînes la violence des méchants, et est semblable à celui qui arrêterait ces furieux à qui l’on aurait donné des armes; et celui qui n’établissant aucune peine, met par cette impunité comme les armes aux mains de tout le monde, imite celui qui assemblerait ces libertins, et les armerait pour mettre à feu et à sang toute la ville.

7. Reconnaissez donc que l’auteur de cette ancienne loi non seulement n’est pas cruel, mais qu’il est même plein de bonté. Si vous dites que son joug est insupportable, et que cette sévérité de donner oeil pour oeil, va jusqu’à l’excès; je vous demande qui des deux vous paraît plus dur de défendre de ne point tuer, ou de ne pas se mettre même en colère? Qui est le plus sévère de celui qui punit l’homicide, ou de celui qui venge le moindre emportement contre son frère ? De celui qui condamne l’adultère lorsqu’il est commis, ou de celui qui en condamne même le désir, et qui le condamne à un supplice éternel?

Ainsi voyez où retombent les raisonnements de ces hommes. Le Dieu de l’Ancien Testament qu’ils appellent cruel, paraîtra doux et modéré et le Dieu du Nouveau Testament (133) qu’ils avouent être bon, se trouvera sévère et insupportable. Pour nous, nous croyons que le même Dieu est l’auteur de l’un et de l’autre Testament; qu’il s’est conduit dans l’inégalité de ses lois, selon qu’il était avantageux pour le bien des hommes, et qu’il a proportionné la différence de ses règles à la différence des temps. Les préceptes de l’ancienne loi n’ont rien de cruel, ni ceux de la nouvelle rien de trop rude ou d’insupportable. Une même providence a pesé les uns et les autres dans son équitable justice. Dieu témoigne lui-même par ses prophètes qu’il a donné la vieille loi " Je ferai, " dit-il, " un Testament, non selon l’alliance que j’ai faite avec vos pères. " (Jérém. XXXI, 32.) Et si celui qui est dans l’erreur des Manichéens ne reçoit pas ce témoignage, qu’il écoute au moins saint Paul qui nous confirme la même chose : " Abraham, "dit-il, " eut deux fils; un de la femme esclave, et l’autre de la femme libre, qui marquent les deux Testaments. " (Gal. IV, 1.) De même qu’on voit ici deux femmes et un seul homme, ainsi n’y a-t-il qu’un même Dieu, auteur de l’une et de l’autre loi.

Et pour vous montrer quelle douceur il fait paraître partout, il dit dans la première loi " OEil pour oeil, " et il dit ici : " Si quelqu’un vous donne un soufflet sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre." ici comme là c’est par la crainte du châtiment qu’il retient la main prête à frapper. Et quelle crainte, direz-vous, inspire-t-il, lorsqu’il commande de tendre l’autre joue? Il ne fait pas ce commandement pour ôter toute crainte à celui qui outrage, mais pour persuader à celui qui souffre, de s’abandonner à la passion de ce furieux, et de lui permettre de la satisfaire de la manière qu’il lui plaira. Il ne dit pas aussi qu’il ne sera point puni, mais que vous ne le punissiez pas vous-même. Ainsi il répand en même temps la crainte de l’avenir dans l’âme de celui qui fait l’outrage, et il console celui qui le reçoit. Je dis ceci seulement en passant pour tous les commandements en général. Je reviens maintenant à notre sujet.

" Mais moi je vous dis que quiconque se mettra en colère sans sujet contre son frère, méritera d’être condamné en jugement (22)." Dieu ne condamne pas la colère d’une manière absolue, premièrement parce qu’il est impossible que l’homme, tant qu’il est homme, soit entièrement libre de ses passions. Il peut bien les dompter, mais il ne peut pas en être tout à fait exempt. En second lieu, parce que la colère peut quelquefois être utile, si nous nous en servons comme nous devons. Combien la colère de saint Paul fut-elle autrefois avantageuse aux Corinthiens, puisqu’il s’en servit pour les guérir d’une peste très dangereuse? Et à tout le peuple des Galates, puisque s’étant fâché contre eux, il les fit rentrer une seconde fois dans le culte de Jésus-Christ? C’est ainsi qu’une colère sainte a produit souvent de bons effets. Quel est donc le temps et l’occasion légitime de se mettre en colère? C’est lorsque nous ne nous vengeons pas nous-mêmes: mais que nous réprimons le désordre, ou que nous excitons la paresse.

Quelles sont les occasions où la colère est défendue? C’est lorsque nous nous animons de cette passion pour nous venger nous-mêmes. Ce que saint Paul défend expressément, lors. qu’il dit: " Ne vous vengez point vous-mêmes, mes très chers frères, mais donnez lieu à la colère (Rom. XII, 19): " ou lorsque nous disputons pour de l’argent; ce que cet apôtre défend encore : " Pourquoi, " dit-il, " ne souffrez-vous pas plutôt qu’on vous fasse injure? Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu’on vous prenne votre bien? " (I Cor. VI, 7.) Cette espèce de colère est aussi vaine et superflue que l’autre est nécessaire et avantageuse. Mais presque tout le monde fait tout le contraire. Un homme se fâche lorsqu’il souffre quelque injustice; et il est froid et lâche lorsqu’il voit les autres cruellement opprimés. Ces deux excès sont également contraires aux préceptes de l’Evangile. Ainsi la colère n’est pas absolument mauvaise, mais elle le devient, lorsqu’elle est injuste et indiscrète. C’est pourquoi David disait : " Mettez-vous en colère, et ne péchez pas." (Ps. XLV.)

" Celui qui dira à son frère, Raca, méritera " d’être condamné par le conseil (22). " Il marque ici par ce conseil un tribunal des Hébreux, dont il parle à dessein et pour ne point paraître dire toujours des choses étrangères et nouvelles. Ce mot de " Raca, " n’est pas une injure, mais seulement un mot de mépris. C’est de même que lorsqu’en parlant à nos valets, nous leur disons fièrement, va-t’en là, va dire cela à un tel. Car " Raca, " dans la langue syriaque, ne veut dire autre chose que " Toi. " La bonté de notre Sauveur veut déraciner de nous jusqu’aux moindres offenses. Il nous commande (134) de nous traiter et de nous entre-parler avec respect, afin de couper ainsi la source des plus grands péchés.

8. "Et celui qui dira à son frère: vous êtes un fou, méritera d’être condamné au feu de l’enfer (22)." Plusieurs regardent cette loi comme sévère jusqu’à l’excès, d’être ainsi punis, pour une parole un peu injurieuse. Quelques-uns même osent dire que cela n’est dit que par hyperbole. Mais je crains fort qu’après nous être séduits ici nous-mêmes par nos vains raisonnements, nous n’éprouvions en l’autre vie par une expérience funeste la vérité des paroles de Jésus-Christ. Car pourquoi ce commandement vous paraît-il si pénible? Ne savez-vous pas que la plupart des péchés et des peines qui les suivent, viennent souvent d’une parole? C’est par les paroles qu’on blasphème contre Dieu, qu’on le renonce; qu’on dit des calomnies, des injures, des faux témoignages et des parjures. Ne considérez donc pas si ce n’est qu’un petit mot; mais si ce petit mot ne produit pas de grands maux.

Ignorez-vous que lorsque la colère possède, brûle, embrase toute notre âme, les moindres. choses paraissent insupportables; et que ce qui est le moins injurieux se grossit à nos yeux, et paraît comme un outrage sanglant? Ce que vous appelez un petit mot, a souvent causé des meurtres, et ruiné des villes entières. Comme lorsque nous aimons quelqu’un, les choses les plus insupportables nous semblent légères; de même lorsque nous le haïssons, les choses les plus légères nous paraissent intolérables. Quoiqu’une parole soit dite sans aucun dessein, nous voulons croire qu’elle vient d’un coeur envenimé contre nous. Il nous arrive alors ce que nous voyons arriver au feu. Tant que l’étincelle demeure petite, elle ne consume jamais le bois. Mais si cette étincelle se change en flamme, elle dévorera non-seulement le bois, mais les pierres même; elle réduira en cendres tout ce qu’elle rencontrera; et l’eau qui éteint d’ordinaire le feu, ne servira alors qu’à l’allumer davantage, et à lui donner une nouvelle vigueur. C’est ce qui se voit dans la colère. Quoi qu’on nous puisse dire en cet état, nous en abusons, et notre passion se nourrit de ce qui aurait dû l’éteindre. C’est le désordre que Jésus-Christ veut arrêter lorsqu’il condamne par le jugement celui qui se fâche sans sujet; et qu’il déclare que celui qui dira Raca, méritera d’être condamné par le conseil.

Mais c’était peu de chose que ces châtiments infligés en ce monde, c’est pourquoi il ajoute que : " Celui qui dit à son frère, vous êtes un fou, sera condamné au feu de l’enfer. " Et c’est ici la première fois que Jésus-Christ parle de l’enfer. Il a beaucoup parlé jusqu’ici du royaume des cieux, il parle enfin de l’enfer; c’est qu’il parlait de l’un par un mouvement de son amour, et qu’il ne rappelait l’autre que contraint par notre paresse. Et remarquez comment les supplices dont il menace sont toujours de plus en plus grands; comme s’il voulait s’excuser de cette sévérité, et nous faire voir que ce n’est que malgré lui qu’il nous en menace, et que c’est nous-mêmes qui l’y contraignons.

Il semble qu’il nous dise. Je vous ai dit : " Ne vous mettez point en colère sans sujet, parce que vous mériterez d’être condamnés en jugement. " Vous avez négligé cette punition. Mais voyez ce que votre colère a produit, elle vous a porté aussitôt à dire des paroles de mépris. Vous avez dit: " Raca" à votre frère : je vous ai encore menacé d’une autre peine qui est celle du conseil. Que si cela ne vous arrête ,et si vous vous emportez encore dans d’autres plus grands excès, je ne me contenterai plus de ces peines légères , et je vous épouvanterai par la menace d’un feu éternel, afin qu’au moins cette crainte vous empêche d’en venir jusqu’à l’homicide. Car il n’y a rien qui soit plus insupportable que les injures, et qui fasse plus d’impression sur l’esprit des hommes; et s’il arrive que cette injure soit sanglante, elle excite un double embrasement.

Ainsi ne croyez pas que ce soit une chose légère que d’appeler quelqu’un fou; car en ôtant à votre frère ce qui distingue les hommes d’avec les bêtes, et ce qui les rend proprement hommes, c’est-à-dire, le jugement et la raison, vous lui ôtez sa dignité et le réduisez à la dernière bassesse. Ne nous arrêtons donc pas seulement au son de cette parole : mais considérons la chose; voyons comment elle déchire, comment elle laisse un aiguillon dans le coeur de celui qu’elle a blessé, et combien de maux elle cause ensuite. C’est pourquoi saint Paul exclut du royaume des cieux, non seulement les fornicateurs et les adultères, ou les infâmes, mais encore les insulteurs. Et c’est avec grande raison qu’il les traite de la sorte. Car ces personnes détruisent la charité; jettent le prochain dans mille inquiétudes; (135) causent des inimitiés immortelles; déchirent les membres de Jésus-Christ; bannissent la paix qui est si chérie de Dieu; ouvrent au démon par ces injures une entrée dans les âmes et lui donnent des armes pour les blesser et pour les perdre.

Aussi, est-ce pour énerver la puissance du démon que Jésus-Christ a porté cette loi. Au reste il n’y a rien qu’il estime tant que la charité. Elle est la mère de tous les biens; la marque des disciples de Jésus-Christ, et la gardienne de toutes les vertus. C’est donc avec raison que Jésus-Christ retranche toutes les inimitiés, en arrache jusques aux moindres racines, et sèche ces sources empoisonnées qui corrompent et étouffent la charité. Ne vous imaginez pas qu’il y ait de l’hyperbole et de l’exagération dans ces préceptes; comprenez les grands biens qu’ils produisent, et admirez-en la sagesse et la bonté. Dieu ne désire rien avec tant d’ardeur que de nous unir tous ensemble par le lien de la charité. C’est pour ce sujet, et que par lui-même et que par ses disciples, dans l’Ancien et dans le nouveau Testament, il nous recommande si souvent cette vertu, et qu’il ne punit rien avec plus de sévérité que les violations dont elle est l’objet.

Car rien ne cause et n’entretient tant de désordres que la ruine de la charité. C’est pourquoi il dit en un endroit: " Quand l’iniquité se sera accrue, la charité de plusieurs se refroidira. " (Matth. XXIV, 42.) C’est ainsi que Caïn a été le meurtrier de son propre frère; qu’Esaü a formé des desseins contre la vie de Jacob; que les frères de Joseph l’ont persécuté; que mille désordres se sont vus dans le monde. Tous ces maux sont nés de la violation de la charité. C’est pourquoi Jésus-Christ s’élève avec force contre tout ce qui pourrait la détruire. Et il ne se contente pas d’avoir dit ce que nous avons vu; il ajoute beaucoup d’autres choses qui font voir l’estime qu’il fait de cette vertu. Car après avoir menacé ceux qui la violeraient, du " jugement ", du " conseil ", et de " l’enfer " même; il ajoute d’autres choses, qui tendent encore à la même fin.

9. " Si donc, lorsque vous présentez votre don à l’autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous (23); laissez-là votre don devant l’autel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère, et puis vous reviendrez offrir votre don (24). "

O admirable bonté de Dieu ! ô amour qui surpasse toutes nos pensées t il méprise sa propre gloire, lorsqu’il s’agit d’établir la charité que nous devons avoir les uns pour les autres. Ne voit-on pas clairement que ces menaces qu’il vient de faire, ne viennent point ou d’aversion, ou de quelque rigueur excessive, mais de l’extrême amour qu’il a pour les hommes? Car que peut-il y avoir de plus tendre et de plus charitable que ces paroles? Qu’on interrompe, dit-il, le culte qu’on me rend, et le sacrifice qu’on m’offre, parce que la réconciliation entre les frères est. le sacrifice le plus agréable qu’on puisse m’offrir. C’est pourquoi il ne dit point: Après que vous aurez offert le sacrifice, ou avant que vous l’offriez, mais lors même que vous avez commencé à l’offrir. Il renvoie celui qui le lui offre se réconcilier avec son frère. Il ne dit point qu’on remporte le présent, ou qu’on prévienne ce sacrifice , mais que lors même qu’il est déjà commencé, on aille trouver son frère pour rentrer en grâce avec lui.

Il me semble qu’il avait deux raisons de nous faire ce précepte; la première pour nous marquer combien il estimait la charité; que c’était le sacrifice le plus agréable qu’on lui pût faire, et que sans elle il ne recevait point les autres. La seconde pour obliger indispensablement les hommes de se réconcilier ensemble. Car celui à qui l’on ordonne de ne point achever son sacrifice qu’il ne se soit réconcilié; quand il ne le ferait pas par un mouvement de charité, il le ferait au moins pour pouvoir offrir son sacrifice, et ainsi il se hâtent de satisfaire son frère qui a quelque ressentiment contre lui. C’est pourquoi Jésus-Christ s’applique à rapporter toutes ces circonstances, afin d’étonner davantage. Car il ne se contente pas de dire: " Laissez là. votre présent, " mais il ajoute, " devant l’autel," afin de frapper l’esprit par. la sainteté du lieu. Et " allez auparavant, " dit-il, " vous réconcilier, et puis vous viendrez offrir votre présent, " marquant par toutes ces circonstances que cette table sainte ne souffre point ceux qui ont quelque inimitié.

Que ceux qui ont part aux sacrés mystères, et qui, ayant quelque inimitié et quelque aversion dans le coeur, osent approcher de la sainte communion, écoutent ces redoutables paroles. Que ceux qui n’y ont point encore part, les écoutent aussi. Elles les regardent eux-mêmes, puisqu’ils offrent à Dieu des présents et des (136) sacrifices, c’est-à-dire leurs prières et leurs aumônes. Car le Prophète marque que ces deux choses tiennent lieu de sacrifice. " Le sacrifice de louanges m’honorera (Ps. XLIX, 23), " dit-il. Et au même psaume: " Immolez à Dieu un sacrifice de louanges. " (Ibid. -14.) Et ailleurs: " Que l’élévation de mes mains vous " soit agréable comme le sacrifice du soir. " (Ps. CXL, 2.) Ainsi quand vous offririez à Dieu votre prière dans cette disposition, il vaut mieux la quitter pour vous aller réconcilier et la venir offrir ensuite. Car la charité est, préférable à tout, et c’est pour elle que tout a été fait. Dieu s’est fait homme, pour établir la charité parmi les hommes. Et la fin de tous ses miracles et de toutes ses souffrances a été de nous réunir tous ensemble dans un seul corps.

Mais il faut remarquer que Jésus-Christ oblige ici celui qui a tait l’injure à s’aller réconcilier avec celui qu’il a offensé, au lieu que dans l’oraison qu’il nous a prescrite, c’est celui qui a reçu l’injure, qu’il oblige de se réconcilier avec celui dont il l’a reçue : " Remettez aux hommes ce qu’ils vous doivent, " dit-il; et il dit ici : " Si votre frère a quelque chose contre vous, allez vous réconcilier avec lui. " Il me semble néanmoins qu’il engage ici celui-là même qui a été offensé de prévenir celui qui lui a fait tort. Car il ne dit pas : Réconciliez-vous avec votre frère; mais, " soyez réconcilié "avec votre frère. Il semblerait d’abord que cela devrait s’entendre de celui qui a fait l’injure, mais en réalité cela s’entend de celui qui l’a soufferte. Si vous vous réconciliez, dit Dieu, avec votre frère, cette charité que vous lui témoignerez fera que je vous aimerai moi-même et vous mettrai en état de m’offrir votre sacrifice avec confiance. Que si vous avez peine à recevoir les avis que je vous donne, souvenez-vous que je veux bien qu’on interrompe le culte que l’on me rend, pour vous donner lieu de vous réconcilier plus tôt, et qu’une considération si puissante vous aide à vaincre votre colère.

Il est remarquable encore que Jésus-Christ ne dit pas : Lorsque vous aurez été beaucoup offensé, réconciliez-vous avec celui qui vous a offensé; mais, si votre frère a la moindre chose contre vous. Il n’ajoute point si c’est avec raison ou à tort, mais simplement : " Si votre frère a quelque chose contre vous. " Quand même ce serait avec justice, il ne faudrait pas pour cela entretenir l’inimitié. Combien Jésus-Christ avait-il de justes causes pour se mettre en colère contre nous ? Et néanmoins au lieu de nous imputer nos crimes, il s’est offert en sacrifice pour les expier.

10. Saint- Paul emploie une autre considération pour nous exhorter à nous réconcilier avec nos frères : " Que le soleil, dit-il, ne se couche point sur votre colère. " (Ephés. IV, 26.) Comme Jésus-Christ se sert de la considération du sacrifice pour exciter les chrétiens à se réconcilier, saint Paul se sert de même du jour. et de la lumière. Il craint que la nuit trouvant seule cette personne offensée, n’envenime encore ses plaies. Durant le jour cette passion se dissipe par les distractions elle commerce du monde, mais durant la nuit, lorsqu’on est seul et qu’on -s’entretient de l’injure qu’on a reçue, il s’excite dans l’âme des mouvements plus violents et la passion s’aigrit davantage. Saint Paul, pour prévenir ce malheur, veut qu’on se réconcilie avant que le soleil se couche, afin que le démon ne prenne point occasion du repos de la nuit pour rallumer notre colère et pour la rendre bien plus vive et plus forte.

C’est dans ce même dessein que Jésus-Christ nous commande de ne pas différer d’un moment notre réconciliation, de peur que si nous attendions la fin de notre sacrifice, nous ne fussions, ensuite plus lents à nous réconcilier et ne différassions de jour en jour à le faire. Il savait que cette passion a besoin d’un prompt remède. Et comme un habile médecin ne donne pas seulement des préservatifs contre les maladies, mais les guérit encore lorsqu’elles sont déjà formées, Jésus-Christ fait la même chose. Car lorsqu’il défend d’appeler son frère " fou, " il prévient l’inimitié; et lorsqu’il commande de se réconcilier avec lui, il empêche toutes les suites fâcheuses de la haine. Et remarquez avec quelle sévérité il exige cela de nous! D’une part, il nous menace de l’enfer, et de l’autre il ne reçoit point notre sacrifice jusqu’à ce que nous nous soyons réconciliés. Il témoigne partout que notre défaut de charité l’irrite extraordinairement, pour couper ainsi la racine de ce mal avec tous ses fruits. Il dit d’abord : Ne vous mettez point en colère, et ensuite: Ne dites point d’injures, car ces deux choses naissent l’une de l’autre. L’inimitié fait dire des injures, les injures font croître l’inimitié. C’est pourquoi tantôt il attaque la racine, et tantôt il coupe le fruit, empêchant que le mal ne naisse d’abord et voulant que, s’il (137) pousse et qu’il porte ses fruits détestables, on les retranche aussitôt. C’est pourquoi, après avoir parlé du "jugement", du "conseil", de la " géhenne ", de l’interruption du sacrifice et de plusieurs autres choses, il ajoute : " Accordez-vous au plus tôt avec votre adversaire, pendant que vous êtes en chemin avec lui, de peur qu’il ne vous livre au juge, et le juge au ministre de la justice, et que vous ne soyez mis en prison (25). " Je vous dis en vérité que vous ne sortirez point que vous n’ayez payé jusqu’à la dernière obole (26). " Et ne dites pas: Mais si l’on me fait tort? si l’on me ravit mon bien, si l’on me met en procès? Non, ce motif ou ce prétexte, Jésus-Christ ne veut pas le recevoir, et il n’autorise pas l’inimitié même en ce cas. Et comme ce commandement était grand, il exhorte à l’accomplir par l’attrait d’un avantage présent, qui a toujours plus de force sur les esprits grossiers, que le bien qui n’est qu’à venir. De quoi vous plaignez-vous? nous dit Jésus-Christ. Qu’un tel est plus puissant que vous, et qu’il vous fait tort? Il vous nuira donc bien davantage, si vous ne vous délivrez de ses mains, et si vous le contraignez de vous faire mettre en prison. Vous n’avez perdu jusqu’ici que votre bien; et votre corps est en liberté; mais quand le juge aura prononcé l’arrêt contre vous, vous serez mis en prison, et vous souffrirez les dernières extrémités, Que si vous évitez de plaider, vous vous procurerez deux grands biens: le premier, de ne souffrir aucune disgrâce; et le second, de terminer cette affaire plutôt par votre propre vertu, que par la puissance de votre adversaire. Si vous ne suivez pas ce conseil, vous ne lui ferez pas tant de tort, que vous vous en ferez à vous-même.

Mais voyez combien il est pressant pour pousser à la réconciliation. Car après avoir dit: " Accordez-vous avec votre adversaire, " il ajoute, " au plus tôt, " et ne se contentant pas de cela, il presse encore davantage, en disant: " Pendant que vous êtes en chemin avec lui, "parce qu’il n’y a rien qui nous nuise tant pendant cette vie, que de différer trop à faire le bien. C’est ainsi que plusieurs se perdent souvent. Ainsi donc nous avons entendu saint Paul nous recommander de nous réconcilier avant que le soleil se couche, Jésus-Christ nous dire: Réconciliez-vous avant d’achever votre sacrifice, et ici encore derechef le divin Sauveur nous ordonne de nous accorder " promptement " avec notre adversaire, pendant que nous sommes en chemin avec lui, avant que nous approchions du tribunal du juge, et que nous soyons en sa puissance.. Vous êtes maître de tout, avant que d’entrer en ce lieu de la justice; mais dès que vous y aurez mis le pied, quelque effort que vous fassiez, vous ne pouvez plus disposer de vous selon que vous le voudrez, et vous serez réduit sous la puissance d’un autre.

Mais que veut dire ce mot: " Accordez-vous? " C’est comme s’il disait: Choisissez plutôt de souffrir quelque perte. Ou bien: Portez le jugement que vous porteriez si vous teniez la place de votre adversaire, et que votre amour-propre né corrompe pas en vous la justice. Aimez l’avantage de votre prochain comme le vôtre, et soyez un arbitre équitable entre lui et vous. Si cela vous paraît grand, ne vous en étonnez pas. C’est pour ce sujet que Jésus. Christ a prononcé d’abord les béatitudes et les récompenses, afin de préparer l’esprit de ses auditeurs, et de le rendre plus susceptible de ses ordonnances saintes.

11. Quelques-uns croient que par cet " adversaire, " il faut entendre le démon, et que Jésus-Christ nous commande de n’avoir rien de ce qui lui appartient, puisque c’est par là seulement que nous pouvons être d’accord avec lui, et qu’il ne nous est plus possible après la mort de nous en débarrasser, livrés que nous sommes à un éternel supplice. Mais pour moi je crois que Jésus-Christ parle des jugements humains et civils, et des prisons de ce monde. Après avoir excité les hommes par des considérations plus élevées, et par la crainte des supplices à venir, il les étonne encore par le mal qu’ils peuvent recevoir dès cette vie. C’est ce que saint Paul a imité depuis, en se servant des choses futures, aussi bien que des présentes, pour porter les chrétiens à la vertu. Par exemple lorsqu’il veut détourner le méchant de mal faire, il lui met sous les yeux l’image du souverain armé du glaive: " Si vous faites " mal, " dit-il, " vous avez raison de craindre, parce que ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, car il est le ministre de Dieu. " (Rom. XIII, 4.) Et commandant au même endroit aux chrétiens d’être soumis aux puissances, il ne les y porte pas seulement par la crainte de Dieu, mais encore par celle du prince: " Il est nécessaire, " dit-il, " de vous soumettre, (138) non seulement par crainte, mais aussi par conscience (Ibid. 5), " parce que les personnes moins sages sont plus touchées de ces objets présents et grossiers.

C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ ne menace pas ici seulement de l’enfer, mais encore du jugement, de la prison, et des incommodités qui l’accompagnent, afin d’arracher, par tant de considérations, jusqu’à la moindre racine des passions qui portent au meurtre. Car comment celui qui ne dit jamais d’injures, qui ne veut jamais plaider, et qui n’entretient jamais sa haine, pourrait-il commettre un homicide? On voit par là que nous trouvons notre bien propre dans celui de notre prochain; puisque celui qui s’accorde avec son ennemi, se fait plus de bien qu’il ne lui en fait, en se délivrant de la puissance des juges, des prisons, et de toutes les misères qui en sont inséparables.

Soumettons donc nos esprits à ces vérités, et ne les combattons pas par nos raisonnements et nos disputes. Car sans parler des récompenses que Dieu joint à ces préceptes, on y trouve dès ici-bas un plaisir et un avantage qu’on ne peut assez estimer. Si quelqu’un les croit pénibles et insupportables, qu’il se souvienne qu’il le fait pour Jésus-Christ, et ce qui lui paraissait dur lui deviendra très agréable. Si nous sommes fermes dans ce sentiment, nous ne trouverons que de la satisfaction et du plaisir dans une vie sainte. Le travail ne nous paraîtra plus travail: et plus il sera grand, plus il nous sera délicieux.

Lors donc que vos mauvaises habitudes vous feront la guerre, ou que l’avarice s’opiniâtrera contre vous, résistez-lui en vous armant de cette pensée, que pour un vil plaisir que nous quittons ici, nous recevrons une récompense infinie. Dites à votre âme: Quoi ! tu t’affliges, parce que je te prive d’une petite satisfaction, tu devrais plutôt te réjouir de ce que je te procure le ciel. Ce n’est point pour un homme que tu travailles, c’est pour Dieu même. Attends donc un peu et tu verras quelle sera ta récompense. Souffre courageusement les maux de cette vie, et tu acquerras de grands mérites devant Dieu.

Si nous avons ces sentiments, et que nous ne considérions pas seulement les amertumes qui accompagnent la vertu, mais encore les biens qui la doivent suivre, nous nous retirerons bientôt du vice, Comment! Le démon, en nous offrant l’appât d’un plaisir passager suivi d’une éternelle douleur, peut bien nous vaincre et nous faire tomber dans ses piéges, et la vue des mêmes choses considérées en sens inverse, c’est-à-dire sous une face qui nous montrera une joie éternelle précédée d’une courte peine, et la vue, dis-je, d’une telle consolation ne suffira pas pour nous faire suivre la vertu! Cela est-il raisonnable, cela est-il excusable, lorsque la seule fin que nous nous proposons dans ces travaux, et la ferme croyance que c’est pour Dieu que nous souffrons, nous devrait suffire pour nous consoler dans toutes nos peines?

Si un homme se croit assuré pour tout le reste de sa vie, lorsque son prince s’est chargé de lui payer une dette; dans quelle assurance doit être celui qui a Dieu même, ce roi si doux et si plein de miséricorde, pour répondant de tous les biens petits ou grands qu’il aura faits en cette vie? Ne me parlez donc plus de vos peines et de vos travaux. Car Dieu ne se sert pas seulement des récompenses à venir pour nous rendre léger le travail de la vertu, il le fait encore en coopérant avec nous, et en nous assistant de sa grâce. Si vous voulez seulement apporter quelque ferveur de votre côté, tout le reste suivra sans peine. C’est pour cela même qu’il veut que vous travailliez un peu afin que la victoire soit à vous.

Comme un roi veut que son fils soit dans la mêlée, qu’il combatte contre l’ennemi, qu’il paraisse dans l’armée, afin qu’on attribue au fils une victoire dont le père en effet a été l’unique auteur, ainsi fait Dieu dans cette guerre que vous avez contre le démon Il se contente presque que vous témoigniez avoir contre le démon une inimitié véritable. Si vous lui offrez cette disposition, il achèvera le reste. Quand la colère vous aigrirait, quand l’avarice vous obséderait, quand d’autres passions semblables vous tyranniseraient, s’il voit seulement que vous vous mettez en état de leur résister, il vous facilite tout le reste, et vous rend victorieux de toutes ces flammes, comme il fit autrefois à ces jeunes hommes de la fournaise: car ils ne lui offrirent alors autre chose que leur bonne volonté.

Pour éviter donc ici cette fournaise ardente des plaisirs illicites et déréglés de cette vie, et pour éviter en l’autre les flammes éternelles de l’enfer, pensons à ceci chaque jour ; occupons-nous en sans cesse, et attirons sur nous (139) la miséricorde de Dieu par notre progrès dans le bien, et par la continuation de nos prières. C’est ainsi que ce qui nous paraît maintenant insupportable, deviendra aisé, léger, et délicieux. Tant que nous demeurons dans nos passions, nous trouvons la vertu pénible, âpre et laborieuse, et le vice doux et agréable: mais aussitôt que nous quittons le vice, nous n’y voyons plus rien que de hideux et d’horrible, et la vertu au contraire nous paraît aisée et agréable.

Tous ceux qui se sont convertis à Dieu éprouvent ce que je dis. Car les vices, selon saint Paul, couvrent de confusion après même qu’on y a renoncé. " Quel fruit, dit-il, tiriez-vous alors de ces désordres dont vous rougissez maintenant? " (Rom. VI, 21.) Et il montre au contraire combien la vertu est facile, de quelque travail qu’elle soit accompagnée; lorsqu’il l’appelle " une affliction légère et d’un moment; lorsqu’il se réjouit de ses souffrances; qu’il tressaille de joie dans ses persécutions (II Cor. IV, 17; Gal. VI, 14), " et qu’il trouve sa joie dans les blessures qu’il a reçues pour le nom de Jésus-Christ. Pour nous affermir dans cette disposition, mes frères, formons tous les jours notre vie sur cette règle sainte qu’on nous propose. Oublions le passé; avançons-nous vers ce qui est devant nous, et courons incessamment jusqu’au bout de la carrière pour remporter le prix auquel Dieu nous a appelés, et dont je le prie de nous faire jouir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

HOMÉLIE XVII
" VOUS SAVEZ QU’IL A ÉTÉ DIT AUX ANCIENS: VOUS NE COMMETTREZ POINT D’ADULTÈRE .- MAIS MOI JE VOUS DIS QUEQUICONQUE REGARDERA UNE FEMME, AVEC UN MAUVAIS DÉSIR POUR ELLE, A DEJA COMMIS L’ADULTÈRE DANS SON COEUR. " (CHAP. V, 27 JUSQU’AU VERSET 38 )

ANALYSE

1. et 2. Des regards impudiques.

3. Contre le luxe des femmes et les femmes et les spectacles.

4. Pourquoi l’ancienne loi permettait l’acte de répudiation.

5. Sur les jurements.

6. Pourquoi la Loi nouvelle les défend? - Les mêmes choses permises ou défendues selon les temps.- La Loi nouvelle plus exigeante que l’ancienne.-

7. Moyen de se défaire d’une mauvaise habitude. — Saint Chrysostome repousse les applaudissements.
 
 

1. Après que Jésus-Christ a pleinement éclairci ce premier commandement, et qu’il l’a porté jusqu’à sa plus haute perfection, il suit l’ordre marqué dans la loi, et il parle ensuite du second. Mais vous me direz peut-être que ce n’est pas ici le second commandement mais le troisième, puisque le premier n’est pas : " Vous ne tuerez point; " mais celui-ci: " Ecoutez Israël, le Seigneur votre Dieu est le " seul Seigneur. " (Exod. XX, 43.) Il faut donc voir pourquoi il ne commence pas par celui-là. Il ne l’a pas fait parce qu’il aurait été obligé d’étendre ce commandement jusqu’à sa propre personne, et de se faire connaître aux hommes en leur révélant des choses dont le temps n’était pas encore venu. Il se contentait alors de former les moeurs, voulant persuader aux hommes, d’abord par la sainteté de sa vie et par ses miracles, qu’il était le Fils de Dieu.

Si donc avant d’avoir jamais rien enseigné ou rien fait, il fût venu d’abord dire aux hommes : Vous savez qu’il a été dit aux anciens: Je suis le Seigneur votre Dieu, et il n’yen a point d’autre que moi: mais moi je vous dis, que vous m’adoriez de même que mon Père; il n’est pas douteux qu’ils l’eussent traité comme un extravagant et un insensé. Car si après leur avoir enseigné une doctrine si pure, et avoir fait tant de miracles, ils ne laissaient pas de dire qu’il était possédé du démon, lorsqu’il ne déclarait pas même ouvertement ce qu’il était; .à quoi ne se fussent-ils point portés, s’il leur eût parlé de la sorte, avant que de leur avoir donné des preuves de ce qu’il était ? Mais en réservant cette vérité pour un temps plus opportun, il disposait peu à peu les hommes à la recevoir. C’est pourquoi il la passe ici sous silence, en y préparant le monde par ses prodiges, et par la pureté de sa doctrine. Il l’a dite clairement dans la suite, mais il se contente ici de la découvrir peu à peu par une longue suite de merveilles, et par la manière dont il instruisait les hommes.

L’autorité même avec laquelle il établissait de nouvelles lois, et réformait les anciennes, était capable de faire juger à un esprit réfléchi que celui qui parlait de la sorte, n’était autre que Dieu. " Ils étaient surpris, " dit l’Evangile, " parce qu’il ne les enseignait pas comme les docteurs de la loi. " (Matth. VII, 29.) En effet commençant par les vices les plus naturels à l’homme, savoir la colère et l’impureté, les deux passions qui le tyrannisent le plus, et qui sont la source de toutes les autres, il les combat avec l’autorité, d’un législateur, et il leur oppose la vertu la plus pure et la plus parfaite. Il ne dit pas qu’on punira seulement les adultères qui auront effectivement commis ce crime. Mais de même qu’il a condamné jusqu’à la pensée de l’homicide, de même ici il punit jusqu’à un regard impudique, afin de nous apprendre en quoi consiste cette surabondance de justice qu’il demande de nous et que n’avait pas la vertu des pharisiens.

" Celui, dit-il, qui aura regardé une femme avec un mauvais désir pour elle, a déjà commis l’adultère dans son coeur: " c’est-à-dire celui qui se plaît à regarder des personnes agréables, qui recherche même avec curiosité et avec passion la vue d’un gracieux visage, et qui en repaît ses yeux et son coeur. Car Jésus-Christ n’est pas venu seulement pour empêcher qu’on ne déshonore son corps par des actions criminelles, mais encore pour établir la pureté de l’âme, en lui interdisant les mauvais désirs. Comme c’est dans le coeur que nous recevons la grâce du Saint-Esprit, c’est le coeur aussi qu’il purifie le premier.

Mais comment est-il possible, me direz-vous, d’être délivré de ces désirs? II nous sera facile, si nous le voulons, de les réprimer de telle façon, que s’ils commencent à s’élever, ils demeurent néanmoins sans aucun effet. D’ailleurs Jésus-Christ ne parle pas ici généralement de toute sorte de désirs; mais de ceux qui s’excitent par les yeux et par les regards. Car celui qui se plaît à regarder de beaux visages, allume en lui-même une flamme impure, met son âme sous le joug de la passion, et ne tarde pas à commettre le crime même. C’est pour ce sujet que Jésus-Christ ne dit pas : Celui qui aura désiré de commettre un adultère, mais " celui qui aura regardé une femme avec un mauvais désir. " Il ne dit pas même ici ce mot, " sans sujet, " qu’il met expressément en parlant de colère, non, il condamne sans exception toute convoitise. Et cependant ces deux passions, la colère et la concupiscence, sont toutes les deux inhérentes à notre nature, et l’on peut se servir utilement de l’une et de l’autre, de la première, en l’employant à réprimer les méchants, et à corriger les gens déréglés; et de l’autre en en usant seulement pour la génération des enfants, et pour conserver la succession des hommes.

2. D’où vient donc que Jésus-Christ ne met point ici d’exception ? Je vous réponds que si vous considérez bien ses paroles, vous y en trouverez une grande. Car il ne dit pas, Celui qui aura eu un mauvais désir, ce qui peut arriver aux solitaires dans les déserts les plus retirés, mais: " Celui qui aura regardé une femme avec un mauvais désir pour elle; "comme s’il disait: Celui qui aura excité ce mauvais désir en lui-même et qui aura volontairement déchaîné sur son âme cette espèce de bête féroce. Car cela n’est plus l’effet de la nature, mais de votre négligence et de votre (141) paresse. L’ancienne loi même nous faisait déjà la même défense : " Ne vous arrêtez point," dit-elle, "à considérer une beauté étrangère. " (Prov. VI, 25.) Et afin que personne ne pût dire : mais si je la regarde sans qu’il en résulte aucun mal? l’Ecriture défend généralement tous ces regards, de peur qu’en s’assurant trop de soi-même, on ne tombe dans le péché.

Mais si je la regarde, dites-vous, et que j’aie même un mauvais désir, quel mal fais-je pourvu que je n’aille pas plus loin? Cela seul vous range parmi les adultères. Jésus-Christ déclare qu’il vous met de ce nombre. Il est le législateur, il a fait la loi, il ne faut point disputer davantage. Vous pourrez peut-être voir une ou deux ou trois fois une femme sans en ressentir de mauvais effets. Mais si vous vous abandonnez souvent à ces regards, vous allumerez un feu dans votre coeur, dont vous serez enfin consumé. Car vous n’êtes pas d’une autre nature que les autres hommes.

Comme donc lorsque nous voyons un enfant prendre un couteau, quoiqu’il ne s’en soit pas blessé, nous ne laissons pas de le châtier et de lui défendre d’y toucher à l’avenir; Dieu de même nous défend les mauvais regards avant même que nous péchions, afin que nous ne péchions pas. Car celui qui allume dans son coeur cette passion honteuse, lors même que les objets sont absents, se trouve environné de fantômes et d’images détestables, qui le font enfin tomber dans le crime. C’est pour cette raison que Jésus-Christ condamne même Lette sorte d’adultère, qui ne se passe que dans le coeur.

Que répondront à ceci ceux qui ont avec eux des jeunes filles demeurant sous le même toit, puisque par cette loi de Jésus-Christ, ils peuvent devenir coupables d’une infinité d’adultères, en les regardant tous les jours avec de mauvais désirs? Aussi le bienheureux Job s’était d’abord imposé cette loi lui-même, en s’interdisant absolument cette sorte de regards. Car le combat devient plus grand après avoir vu ce que l’on aime, et cette vue ne nous cause pas tant de satisfaction, que la nouvelle violence de notre passion ne nous fait ressentir de douleur. Nous rendons ainsi le démon bien plus puissant contre nous et nous ouvrons la porte à cet ennemi, sans qu’il soit plus en notre pouvoir de le chasser de chez nous, après l’avoir introduit dans le fond de notre coeur et dans le plus secret de nos pensées. C’est pourquoi Jésus-Christ nous dit : Ne soyez point adultère des yeux et vous ne le serez point du coeur.

Il est certain qu’on peut regarder une femme innocemment et comme les personnes chastes la regardent. C’est pourquoi Jésus-Christ ne condamne pas en général toutes sortes de regards, mais seulement ceux qui sont accompagnés d’un mauvais désir. S’il n’eût voulu faire cette distinction, il eût dit simplement: " Celui qui regarde une femme, " mais il ne parle pas ainsi, et il dit : " Celui qui regarde une femme avec un mauvais désir; " c’est-à-dire, celui qui la regarde afin de contenter ses yeux. Dieu ne vous a pas donné des yeux pour que vous introduisiez par là l’adultère dans votre âme, mais afin que, contemplant ses créatures, vous en admiriez le Créateur. Comme donc on se met en colère " sans sujet , " on regarde aussi " sans sujet, " lorsqu’on le fait avec un mauvais désir.

Si vous voulez prendre plaisir à voir une femme, regardez la vôtre et aimez-la toujours. Il n’y a point de loi qui vous le défende. Que si vous en regardez curieusement une autre, vous faites tort à celle que Dieu vous a donnée, en détournant vos yeux d’elle pour en regarder une autre, et vous faites encore une injure à celle que vous regardez. Car quoique vous ne la touchiez pas de la main, on peut dire néanmoins que vous la touchez des yeux et du désir. Dieu regarde cela comme un véritable adultère, et avant que de le punir par les peines de l’enfer, il le punit ici par avance par des supplices rigoureux. Car l’esprit est rempli aussitôt de nuages et de troubles. Il entre dans l’agitation et l’inquiétude, et il est percé des pointes de la douleur. Un homme en cet état est aussi misérable que les captifs qui gémissent sous leurs chaînes. Cette femme qui vous a blessé d’un de ses regards, s’est retirée de vous, mais la plaie qu’elle vous a faite demeure toujours; ou plutôt ce n’est pas celle femme qui vous a fait cette plaie, c’est vous-même qui vous êtes blessé en la regardant d’une manière déshonnête.

Je dis ceci afin qu’on n’accuse point celles d’entre les femmes qui sont sages et modestes, Que si quelqu’une prend plaisir à se parer et à se rendre agréable et qu’elle attire ainsi sur elle les regards de tous les hommes, quoique peut-être elle ne fasse aucun mal à ceux qui la (142) voient, elle ne laissera pas d’être punie d’un supplice extrême. Car elle a mêlé le poison, elle l’a préparé, elle n’avait plus qu’à le présenter à boire, ou plutôt elle l’a même présenté; mais il ne s’est trouvé personne pour boire ce breuvage de mort.

3. Quoi donc! direz-vous, Jésus-Christ parle-t-il aussi aux femmes en cet endroit? Les lois qu’il établit ici sont communes aux hommes et aux femmes, quoiqu’il adresse son discours particulièrement aux hommes. Quand il parle au chef, il parle à tout le corps. Il sait que l’homme et la femme ne sont qu’un, et il ne les divise point. Que si vous voulez entendre un avis particulier pour les femmes, voyez ce que dit Isaïe, qui jette tant de ridicule sur leur vanité dans leurs habits, dans leurs regards, dans leur marcher, dans leurs robes traînantes, dans leurs démarches affectées, et dans tout le port de leur corps. Ecoutez après Isaïe saint Paul, qui leur donne beaucoup d’avis touchant leurs habits, leurs ornements d’or, leurs cheveux frisés, leur luxe, et autres choses semblables qu’il leur défend très sévèrement. Et Jésus-Christ exprime la même pensée, quoique obscurément. Car en disant : Arrachez et coupez ce qui vous scandalise, il montre avec quelle colère on doit traiter ces sortes de personnes. C’est pourquoi il ajoute :

" Que si votre oeil droit vous est tin sujet de scandale, arrachez-le, et jetez-le loin de vous (29)." Et ne dites pas : mais quoi! si c’est ma parente, si c’est mon alliée ? L’objection est prévenue par ces paroles, ce sont ces personnes-là précisément que Jésus-Christ nous ordonne de retrancher et non pas les membres mêmes de notre corps. Dieu nous garde de cette pensée! il n’accuse point notre chair, mais il condamne la corruption de la volonté. Ce n’est point l’oeil qui regarde, mais l’esprit et la pensée. Il arrive, tous les jours que lorsque notre esprit est appliqué ailleurs, notre oeil ne voit pas ceux qui sont présents parce que l’action dépend de l’esprit. Si Jésus~Christ eût parlé de nos membres, il ne nous eût pas commandé d’arracher seulement un oeil, et il n’eût pas marqué particulièrement le droit, mais il y aurait joint le gauche. Car celui qui est scandalisé par le droit, l’est sans doute aussi par le gauche.

Pourquoi donc marque-t-il précisément l’oeil droit, et ensuite la main droite, sinon pour nous apprendre qu’il ne parle point des membres de notre corps, mais des personnes qui nous sont le plus unies? Quand vous aimeriez, dit-il, quelqu’un, de telle sorte que vous le regarderiez comme votre oeil droit, ou que vous vous le croiriez aussi utile que votre main droite, néanmoins s’il nuit à votre âme, retranchez-le hardiment de vous. Et remarquez la force de ces paroles. Il ne dit pas : Retirez-vous de lui;mais pour marquer une plus grande séparation : " Arrachez-le, " dit-il, " et le jetez loin de vous. " Mais après un commandement si rude, il en fait voir l’avantage, et par les biens que nous en recevons, et par le mal que nous évitons; et, demeurant toujours dans la même comparaison, il ajoute:

" Car il vaut bien mieux pour vous qu’une partie de votre corps périsse, que si tout votre corps était jeté dans l’enfer (29). Et si votre main droite vous est un sujet de scandale, coupez-la et jetez-la loin de vous. Car il vaut bien mieux pour vous e qu’une partie de votre corps périsse, que si tout votre corps était dans l’enfer (30)." Car puisque cette personne ne se sauve pas elle-même, et qu’elle vous perd avec elle, quelle amitié serait-ce de tomber tous deux dans le précipice, lorsqu’en se séparant, l’un des deux au moins pourrait se sauver? Pourquoi donc saint Paul, dites-vous, souhaitait-il d’être anathème? Ce n’était pas pour se perdre inutilement, mais pour acheter par sa perte le salut des autres. Mais ici tous deux se perdent sans ressource. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas seulement: " Arrachez-le, " mais " jetez-le loin de vous; " afin que vous ne le repreniez plus s’il continue à vous être dangereux. Car vous empêcherez ainsi qu’il ne soit puni davantage, et vous vous sauverez vous-même.

Mais pour voir plus clairement l’avantage de ce précepte, examinons-le en le comparant avec ce qui se passe dans notre corps. Si on nous donnait le choix, et qu’il fallût nécessairement ou, en conservant nos deux yeux, tomber dans le précipice, ou en perdre un pour conserver tout le corps, n’est-il pas clair que nous choisirions le dernier parti , et que ce ne serait pas alors haïr son oeil que de le perdre, mais aimer le reste du corps? Appliquons ceci aux personnes qui nous sont chères. Si quelqu’un vous nuit par l’affection qu’il a pour vous, sans que vous puissiez y remédier, en (143) le retranchant de vous, premièrement vous empêcherez qu’il ne vous perde, ensuite vous le sauverez d’une condamnation plus terrible en faisant en sorte qu’il n’ait pas à rendre compte et de ses propres péchés et de votre perte. Il est donc visible que cette loi est très douce et très charitable, quoiqu’elle semble si sévère à tant de personnes.

Que ceux qui sont si ardents pour le théâtre et dont les yeux se remplissent d’adultères presque tous les jours, écoutent ce que nous disons. Si Jésus-Christ nous commande de retrancher de nous nos plus intimes amis, lorsqu’ils nous sont un sujet de scandale, qui pourra excuser ceux qui sans connaître d’ailleurs des personnes, et seulement parce qu’ils les voient tous les jours au théâtre, s’engagent dans dès connaissances qui leur font naître mille occasions de se perdre? Jésus-Christ ne se contente pas de défendre les regards accompagnés de mauvais désirs, mais, après avoir montré le mal qu’ils peuvent faire, il va plus loin, et il ordonne de s’arracher l’oeil et la main, et de les jeter loin de nous. Et cependant celui qui fait cette loi qui paraît si dure, est celui-là même qui nous commande tant la charité fraternelle, ce qui nous fait voir combien il veille pour notre salut, et comme il a soin d’écarter de nous ce qui nous peut nuire.

4. " Il a été dit encore: Quiconque veut quitter sa femme, qu’il lui donne un écrit par lequel il déclare qu’il la répudie (31). Mais " moi je vous dis que quiconque quitte sa femme, si ce n’est en cas de fornication, la fait devenir adultère, et que quiconque épouse celle que son mari aura quittée, commet un adultère (32) ." Jésus-Christ ne passe à ces ordonnances plus hautes qu’après avoir purifié tout ce qu’il y avait de plus grossier. Car il nous apprend encore ici une autre espèce d’adultère. Il y avait une loi qui permettait à un homme qui avait conçu de l’aversion pour sa femme pour quelque sujet que ce fût, de la quitter et d’en prendre une autre, pourvu qu’on lui donnât un écrit par lequel il déclarait qu’il la répudiait, afin qu’il ne fût plus permis à cette femme de le reprendre pour mari, et qu’au moins cette ombre de mariage subsistât. Car si le législateur n’eût apporté cette restriction, et qu’il eût simplement permis à un homme de répudier sa femme pour en prendre une autre, et de reprendre ensuite la première, ç’aurait été une confusion effroyable : les hommes auraient pris ainsi les femmes les uns des autres, ce qui aurait été une suite continuelle d’adultères.

C’est pourquoi cet écrit de répudiation était une admirable invention de la sagesse de Dieu; car cette loi s’opposait encore à un autre mal bien plus grand. Si Dieu eût contraint les Juifs de retenir leur femme chez eux, lors même qu’ils la haïssaient, ils eussent pu se porter quelquefois jusqu’à la tuer. Telle était l’humeur brutale de cette nation. S’ils ne pardonnaient pas à leurs enfants, s’ils tuaient les prophètes, s’ils répandaient le sang comme l’eau, combien auraient-ils moins épargné leurs femmes? C’est pourquoi Dieu souffrait un moindre mal, afin d’en empêcher un plus grand. Car Jésus-Christ fait assez voir que ce n’était pas là l’intention principale de Dieu, lorsqu’il dit : " Moïse vous a permis cela à cause de la dureté de votre coeur (Matth. XIX, 8), " pour vous empêcher de tuer vos femmes dans vos maisons, en vous permettant de les chasser. Mais comme il avait déjà condamné la colère et défendu non-seulement l’homicide, mais encore le moindre mouvement de haine, il lui était plus aisé d’établir cette loi touchant les femmes. Il apporte toujours les paroles de l’ancienne loi pour faire voir comme elle s’accorde avec la nouvelle. Car sa doctrine n’est pas une destruction, mais une extension de la loi de Moïse, et, bien loin de la violer, il l’accomplit et la perfectionne.

Remarquez aussi qu’il s’adresse toujours aux hommes : " Celui qui quitte sa femme la fait devenir adultère, et quiconque épouse celle que son mari a quittée, commet un adultère. " Lors même que le premier de ces deux n’épouse point une autre femme, il se rend coupable par cela seul qu’il rend sa femme adultère. Et le second, en prenant la femme d’un autre, commet encore un adultère. Et ne me dites point que cet homme a chassé sa femme. Quoiqu’il l’ait chassée, elle ne cesse pas d’être sa femme. Et de peur qu’en rejetant tout sur le mari, il ne rende la femme trop insolente, il lui ferme aussi à elle la porte d’un second mariage, en disant: " Quiconque épouse celle que son mari a quittée, commet un adultère. " Ainsi il rend en quelque sorte la femme sage malgré elle, en empêchant tout autre de l’épouser, en ne (144) souffrant pas qu’elle cherche les occasions d’irriter son mari contre elle. Car se voyant dans la nécessité, ou d’être toujours avec le mari qu’elle a pris d’abord, ou, si elle est une fois répudiée, de demeurer toute sa vie sans secours et sans assistance, elle se sent comme forcée d’aimer son mari.

Il ne faut pas s’étonner que Jésus-Christ ne parle point en particulier à la femme. Ce sexe est trop faible, et Jésus se contente, en effrayant les hommes, de retenir en même temps les femmes dans leur devoir. Il imite un père qui, ayant un fils débauché, lui épargnerait la honte d’une réprimande, et se contenterait de menacer ceux qui l’auraient jeté dans la débauche, leur commandant de ne le plus voir, et de ne se trouver jamais avec lui.

Si cela vous paraît onéreux, souvenez-vous de ce que le Seigneur a dit d’abord dans les huit béatitudes, et vous le trouverez aisé. Comment, en effet, un homme doux et ami de la paix, comment celui qui est pauvre d’esprit et charitable, répudiera-t-il sa femme? comment celui qui réconcilie les autres serait-il lui-même en guerre avec sa femme? Mais Jésus rend encore cette loi douce et facile d’une autre manière, puisqu’il laisse à l’homme une occasion légitime de répudier sa femme si ce n’est, " dit-il, " en cas de fornication. "Sans cela tout aurait été dans le trouble. Car si Jésus-Christ avait commandé de retenir sa femme après qu’elle se serait abandonnée à un autre, le monde aurait été plein d’adultères.

Vous voyez donc la liaison que ce commandement a avec les autres. Celui qui ne voit point d’un oeil impudique la femme de son prochain, ne commettra pas d’adultère avec elle; et ainsi on ne donnera occasion à personne de répudier sa femme. C’est pourquoi il ne craint point, après cela, d’intimider si fort le mari, en le menaçant d’un grand péril s’il répudie sa femme, et en le rendant coupable de l’adultère où il l’expose. Car de peur qu’on n’entendît de la femme cette parole : " Arrachez votre oeil, " il prévient cette interprétation abusive, lorsqu’il déclare qu’il n’y a qu’un sujet légitime où l’on puisse la répudier.

" Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens: Vous ne vous parjurerez point; mais " vous vous acquitterez envers le Seigneur des serments que vous lui aurez faits (33). Et moi je vous dis de ne point jurer du tout (34). " Pourquoi Jésus-Christ passe-t-il le commandement qui défend le larcin, pour venir à celui qui regarde le parjure et le faux témoignage? C’est parce que quelquefois celui qui craindrait de dérober ne craindrait pas de se parjurer, et qu’au contraire celui qui craindra le mensonge et le parjure, ne se laissera jamais aller au larcin. Ainsi en détruisant le parjure il détruit le vol, puisque c’est du vol que naît le parjure.

5. Mais que veulent dire ces paroles: "Vous rendrez au Seigneur les serments que vous lui aurez faits? " (Ps. XL1X, 14.) C’est-à-dire, lorsque vous jurerez, vous direz la vérité " Et moi, " dit-il, "je vous défends de jurer absolument. " Et voulant les éloigner davantage de jurer par le nom de Dieu, il dit: " Ne jurez point, ni par le ciel, parce que c’est le trône de Dieu (34); ni par la terre, parce que c’est son marche-pied; ni par Jérusalem, parce que c’est la ville du grand Roi (35). " Il se sert encore du langage des prophètes, et montre qu’il n’est point contraire aux anciens, qui avaient coutume de jurer par ces choses, comme il le dit à la fin de cet évangile. Mais remarquez comment il relève les éléments, non par leur nature particulière, mais par le rapport qu’ils ont à Dieu; remarquez aussi la condescendance de son langage. Les hommes alors étaient étrangement portés à l’idolâtrie. C’est donc pour les détourner de croire les éléments vénérables par eux-mêmes, qu’il se sert du motif que nous venons de voir, et qu’il met en jeu la majesté de Dieu. Il ne dit pas que le ciel est beau, et d’une grande étendue, ou que la terre est féconde et très-utile aux hommes; mais il dit de l’un qu’il est le trône de Dieu, et de l’autre, qu’elle est son marchepied, afin de porter les hommes par toutes sortes de considérations à craindre et à révérer le Créateur.

" Et ne jurez pas même par votre tête, parce que vous ne pouvez rendre un seul de vos cheveux blanc ou noir. " Lorsque Jésus-Christ défend à l’homme de jurer par sa tête, ce n’est pas qu’il considère l’homme comme quelque chose de bien grand, puisque l’homme n’a été créé que pour être soumis à Dieu, et pour l’adorer. Mais il veut en ceci rendre gloire à Dieu, et montrer que l’homme n’est pas le maître de lui-même, ni des serments qu’il ferait en jurant par sa tête. Que si (145) un père ne donne point son fils à un autre homme, Dieu donnera bien moins à un autre l’ouvrage de ses propres mains. Car encore que votre tête soit à vous, elle est néanmoins l’ouvrage d’un autre. Vous êtes si éloigné d’en être le seigneur et le maître, qu’il vous est impossible d’y faire le moindre changement. Il ne dit pas : Vous ne pouvez agrandir un de vos cheveux, mais: vous n’en pouvez changer la couleur.

Vous me direz peut-être: Si quelqu’un me contraint de jurer, et m’impose cette nécessité, que dois-je faire? Je vous réponds que. la crainte de Dieu doit être plus forte sur votre esprit, que cette nécessité qu’on. vous impose. Que si vous allez chercher des raisons de ce genre, et de semblables prétextes, vous n’obéirez à aucun des commandements de Dieu. Car lorsqu’on vous défend de répudier votre femme, ne pourrez-vous pas dire de même: mais si elle est de mauvaise humeur, si elle fait trop de dépense? Lorsqu’on vous commande d’arracher votre oeil droit, ne pourrez-vous pas dire : Mais si je l’aime de tout mon coeur? Lorsqu’on ne vous permet pas de jeter un seul regard déshonnête, ne direz-vous pas encore : Mais puis-je m’empêcher de voir? Lorsqu’on vous ordonne de ne vous point mettre en colère contre votre frère, ne pourrez-vous pas dire aussi : Mais si je suis prompt, et que je ne puisse retenir ma langue? Ainsi vous pourriez éluder tous les commandements que Dieu vous fait.

Considérez que vous n’oseriez alléguer de semblables excuses, lorsqu’il s’agit de garder les lois humaines. Vous n’oseriez dire: Mais si telle ou telle chose arrive, suis-je obligé de garder la loi? Et il faut de gré ou de force que vous vous y soumettiez. Si vous voulez être fidèle à la loi de Jésus-Christ, vous ne vous trouverez pas exposé à cette nécessité de jurer. Car celui qui aura écouté avec foi ces béatitudes, et qui se sera mis dans l’état où Jésus-Christ le demande, sera tellement cru de tout le monde, qu’il ne trouvera personne qui le contraigne à jurer.

" Mais contentez-vous de dire: Cela est, ou cela n’est pas. Ce qui est de plus vient du mauvais (37). " Ce qui est de plus que le oui ou le non, c’est le jurement, et non le parjure, puisque ce dernier étant visiblement mauvais, nous n’avons pas besoin que personne nous en avertisse, et Jésus-Christ ne dirait pas: " ce qui est de plus, " en parlant d’une chose évidemment mauvaise. Car ce qui est " de plus," c’est le superflu, le surajouté, ce qui dépasse le nécessaire, tel qu’est le jurement.

Vous nie direz peut-être: Si le serment vient d’une mauvaise cause, pourquoi Dieu le commande-t-il par la loi ?Vous pourrez demander la même chose touchant le divorce : Pourquoi ce qui est un adultère maintenant, était-il permis autrefois? Que pouvons-nous répondre à cela, sinon que la faiblesse de ce peuple obligeait Dieu. à user de condescendance dans les lois qu’il lui donnait? N’était-il pas de même indigne de Dieu d’être honoré par la fumée des holocaustes? Mais il se proportionnait à ce peuple, comme un homme sage prend avec un enfant le langage des enfants. Mais depuis que Dieu nous a instruits des véritables vertus, le divorce passe pour un adultère, et le jurement est défendu comme venant d’un mauvais principe.

Si ces premières lois avaient eu le démon pour auteur, elles n’auraient pas produit tant de bons effets. Si la loi ancienne n’avait précédé la nouvelle, celle-ci n’aurait pas été si facilement reçue. N’accusez donc point d’être sans vertu une loi, dont l’usage n’est plus de saison. Elle a servi, en son temps, et nous pouvons dire qu’elle sert encore aujourd’hui. Rien ne montre mieux son utilité que le reproche même qu’on lui fait de n’en avoir pas. C’est sa gloire qu’on en juge de la sorte. Car si elle ne nous avait nourris d’abord d’une manière proportionnée à notre faiblesse, et si elle ne nous avait ainsi rendu capables de quelque chose de plus grand, nous n’aurions pu jamais en porter un semblable jugement.

6. Ainsi la mamelle d’une nourrice paraît inutile lorsqu’elle a nourri l’enfant, et qu’elle l’a rendu capable, d’une nourriture plus solide. On ne la considère plus alors; et le père qui la regardait auparavant comme étant si nécessaire à son fils, s’en moque ensuite. Plusieurs même y mettent quelque chose d’amer, afin que n’en pouvant retirer l’enfant par des paroles, ils arrêtent par cette amertume l’inclination violente qui sans cesse l’y ramène. Ainsi Jésus-Christ dit que le jurement venait d’un mauvais principe, non pour marquer que la loi ancienne vînt du démon, mais pour porter les hommes avec plus de force à se séparer de ses observances désormais trop imparfaites. C’est ainsi qu’il agit avec ses disciples (146). Mais pour ce qui est des Juifs, qui sont demeurés toujours inflexibles et opiniâtres dans leur aveuglement, il a voulu leur rendre leur ville inaccessible, comme on empêche les enfants d’approcher de la mamelle de leurs nourrices; et comme on y met quelque chose d’amer pour les en éloigner, il a voulu aussi les éloigner de Jérusalem par la crainte d’un siége, et par l’appréhension de perdre leur liberté. Et parce que cela ne suffisait pas pour les écarter, et qu’ils désiraient toujours de revoir leur ville, comme un enfant qui veut reprendre la mamelle de sa nourrice, Dieu se vit enfin réduit à la cacher entièrement, à la détruire tout à fait, et à disperser la plupart d’entre eux dans des pays éloignés, les traitant comme ces animaux qu’on enferme et qu’en sépare de leurs mères lorsqu’on veut les en sevrer, afin que la longueur du temps leur apprenne à se désaccoutumer enfin de cette nourriture, et comme du lait de la loi, pour passer à une autre plus solide.

Si l’ancienne loi avait eu le démon pour auteur, elle n’aurait jamais défendu l’idolâtrie, et elle en eût fait un commandement exprès, puisque le démon n’aime rien tant que cette impiété sacrilège. Cependant nous voyons tout le contraire, et c’est- pour cela même qu’elle permettait de jurer, et afin que les hommes ne jurassent point par les idoles " Jurez, "leur dit-elle, " par le véritable Dieu. " Il est donc vrai que la loi ancienne a été très utile, puisqu’elle a élevé les hommes pendant leur enfance, et qu’elle les a rendus capables d’une nourriture plus solide.

Mais quoi! me direz-vous, est-ce un mal que de jurer? Oui c’en est un, depuis que règne la perfection évangélique, mais auparavant ce n’était pas un mal. Vous me répondrez sans doute: Comment ce qui était autrefois un bien est-il devenu maintenant un mal? Et moi je vous demande au contraire: Comment peut-on nier que ce qui est bon en un temps ne l’est plus en un autre, puisque nous voyons cette vérité dans tous les arts, dans tous- les fruits de la terre, et dans toute la nature? Considérez premièrement ce qui se passe dans notre enfance. C’est un bien lorsqu’on est enfant d’être sur les bras; mais ce serait un mal de l’être encore lorsqu’on est homme. C’est un bien quand on est petit de sucer le lait d’une nourrice; mais ce serait un mal de le faire quand on est grand. L’enfant au berceau veut qu’on lui mâche sa nourriture, tandis que cela répugnerait à l’homme fait. Ainsi vous voyez que la différence des temps rend les mêmes choses tantôt bonnes tantôt mauvaises. Un habit d’enfant sied bien à un enfant: mais il serait in supportable dans un homme. Ce qui est de même propre à l’homme, ne l’est pas à un enfant. Habillez un enfant en homme, tout le monde s’en rira, et cet habit même pourrait le faire tomber. Donnez à un enfant le soin du commerce, d’une ferme, des affaires civiles, et tout le monde se moquera de vous.

Mais que dis-je ? Nous avons encore des preuves plus grandes de cette vérité. L’homicide est certainement l’ouvrage du démon, et néanmoins un homicide a mérité à Phinée l’honneur du sacerdoce. Jésus-Christ, lorsqu’il disait aux juifs: " Vous voulez exécuter les désirs de votre père. Il a été homicide dès le " commencement (Jean, VIII, 44) ," fait assez voir que c’est le démon qui a appris à tuer les hommes: et néanmoins Phinée tue un homme, et ce meurtre lui est imputé à justice Abraham, pour avoir voulu tuer un homme seulement, mais son propre fils, ce qui est bien plus grave, en devient plus juste et plus agréable aux yeux de Dieu. Saint Pierre tue Ananie et Saphira, et il les tue par un mouvement du Saint-Esprit.

7. Ne regardons pas les choses, mes frères, comme elles paraissent. à l’extérieur. Examinons avec soin le temps, le sujet, la volonté, la différence des personnes, et toutes les autres circonstances, puisque sans cela nous ne pouvons bien connaître la vérité. Efforçons-nous, si nous voulons entrer dans le royaume de Dieu, de faire plus de bonnes oeuvres, et d’aller au delà de la justice de la loi, puisqu’autrement nous ne devons point prétendre d’avoir aucune part au ciel. Si nous nous bornons à la vertu des anciens, les portes célestes nous seront fermées. " Car si votre justice n’est plus abondante, " dit Jésus-Christ, " que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. " Et cependant après cette menace , il y a des personnes, qui non-seulement ne surpassent point la vertu des anciens; mais qui même en sont encore très-éloignées. Bien loin d’éviter de jurer, ils se parjurent. Bien loin de s’empêcher de jeter un regard impur, ils s’abandonnent à. des actions brutales, Ils commettent sans aucune crainte tout ce que Jésus-Christ nous défend. (147)

Et il ne leur reste plus que de trouver ce jour qui vengera tous leurs crimes, et qui les punira avec une extrême rigueur; puisque c’est là le partage de ceux qui finissent leur vie dans le péché. Il faut que ceux qui vivent de la sorte, désespèrent de leur salut, et qu’ils n’attendent plus que la punition de leurs crimes. Pour ceux qui ont encore du temps et de la vie, ils peuvent combattre et vaincre aisément leur ennemi, et mériter ainsi la couronne.

Ne vous laissez donc point abattre par la négligence, et ne perdez point courage. Ce qu’on vous commande n’est point pénible. Quelle peine y a-t-il à ne point jurer ? Faut-il pour cela dépenser beaucoup d’argent ? Faut-il y employer beaucoup de travail? Il suffit de le vouloir, et tout ce qu’on vous commande sera accompli. Que si vous vous excusez sur votre mauvaise habitude, c’est par cela même que je vous veux faire voir qu’il vous est aisé de vous corriger. Car aussitôt que vous aurez pris une habitude contraire, vous aurez gagné ce que vous voulez. On en a vu autrefois parmi les païens qui, ayant une difficulté de langue, l’ont surmontée par leurs soins, et se sont corrigés de ce défaut : d’autres qui remuaient sans cesse les épaules d’une façon disgracieuse, se sont fait des violences pour perdre cette habitude, jusqu’à arrêter ce mouvement de leur corps par la pointe d’une épée nue.

Puisque l’Ecriture ne vous persuade pas, je suis contraint de vous exciter par l’exemple de ces idolâtres. Dieu traitait ainsi les Juifs lorsqu’il leur disait : " Allez dans les îles de Céthim et envoyez dans le pays de Cédar, et voyez si ces peuples ont quitté leurs dieux, quoique certainement ils ne soient pas dieux. " (Jér. II, 10.) Il renvoie même quelquefois l’homme à l’exemple des bêtes. Il dit aux paresseux : " Allez à la fourmi, allez à l’abeille et imitez leur activité et leur travail. " (Prov. VI, et XXX.) Je suis donc aujourd’hui cet exemple et je vous dis : Jetez les yeux sur ces philosophes païens et vous reconnaîtrez de quels supplices sont dignes ceux qui méprisent la loi de Dieu, puisque ceux-là, pour avoir l’extérieur un peu mieux réglé, ont enduré tant de maux, et que vous ne voulez rien faire de semblable pour gagner le ciel.

Que si après cela vous dites que la longue habitude est difficile à vaincre et qu’elle trompe souvent ceux qui se tiennent le plus sur leurs gardes, j’en demeure d’accord avec vous. Mais je vous dis en même temps, que comme elle peut aisément vous surprendre, vous pouvez aussi aisément la vaincre. Car si vous donnez ordre à quelqu’un de chez vous de vous avertir, comme à un domestique, à votre femme, à quelque ami, vous vous dégagerez bientôt de votre habitude. Si vous prenez cette peine seulement durant dix jours, il ne vous en faudra pas davantage, vous serez dans une paisible assurance et cette nouvelle habitude que vous contracterez, vous rendra fermes contre la mauvaise. Si, lorsque vous entreprendrez ainsi de vous corriger, vous tombez, une ou deux ou plusieurs fois, ne vous découragez pas. Relevez-vous aussitôt, revenez au combat avec ardeur et vous remporterez enfin la victoire.

Le parjure n’est pas un péché peu considérable, et si le simple jurement vient du mauvais, jugez de quels supplices le parjure sera puni. Vous applaudissez à ce que je dis, mais ce ne sont point ces applaudissements ni ces acclamations que je recherche. Tout mon désir est que vous écoutiez paisiblement et modestement ce que je .vous prescris et que vous soyez fidèles à le pratiquer. Ce sont là les acclamations que je cherche, et les applaudissements que je désire. Que si vous vous contentez de louer ce que je dis sans le pratiquer, vous vous attirez un plus grand supplice et une condamnation plus sévère, et vous vous couvrez vous-mêmes de honte. Nous n’êtes pas ici au théâtre et vous ne vous y assemblez pas pour écouter des comédiens et leur applaudir. C’est ici une école toute sainte, et tout ce que vous avez à faire, c’est de mettre en pratique ce que vous entendez et de témoigner votre obéissance par vos actions. Ce sera alors que je me tiendrai bien récompensé de toutes mes peines. Mais maintenant je vous avoue que je suis presque réduit au désespoir. Quoique je ne cesse point de vous instruire et en particulier et en public, le n’en remarque aucun fruit et vous êtes encore comme aux premiers éléments de la vie spirituelle, ce qui abat sans doute et qui décourage beaucoup un pasteur. Considérez que saint Paul même témoigne une extrême peine de voir des chrétiens toujours dans la bassesse des premières instructions : " Au lieu que depuis le temps qu’on " vous instruit, " dit-il aux Hébreux, " vous devriez déjà être maîtres, vous avez besoin " encore qu’on vous apprenne les rudiments (148) par où l’on commence à expliquer la parole " de Dieu. " (Hébr. V, 12.) C’est le sujet de notre douleur et de nos gémissements. Et si vous demeurez toujours les mêmes, je vous interdirai l’entrée de l’église et la participation des sacrés mystères, comme aux impudiques, aux adultères et aux homicides. Car il vaut bien mieux offrir à Dieu nos prières avec deux ou trois qui gardent ses commandements, que d’assembler une foule de personnes corrompues qui se perdent et perdent les autres. Que les riches, que les grands ne s’élèvent point ici contre moi, qu’ils ne me regardent point avec indignation. Je me ris de leur colère, et leurs menaces sont pour moi une fable, une ombre et un songe. Ces riches ne me défendront pas un jour quand Dieu m’accusera à son tribunal et qu’il me reprochera de n’avoir pas soutenu avec vigueur la sainteté de ses commandements. C’est ce qui perdit autrefois cet admirable vieillard Héli qui était irrépréhensible d’ailleurs. L’indifférence avec laquelle il vit ses enfants fouler aux pieds la loi de Dieu, attira sa colère sur lui et sur eux, et il en fut puni d’une manière terrible. Que si dans une rencontre où la nature, qui a tant d’empire, pouvait jusqu’à un certain point servir d’excuse, cet homme néanmoins fut puni avec tant de rigueur, parce qu’il n’avait pas été assez sévère à réprimer ses enfants, quelle excuse nous restera-t-il à nous autres, si sans être surpris comme lui par cette tendresse naturelle, nous corrompons néanmoins les hommes par notre indulgence et nos flatteries? Afin donc que vous ne nous perdiez pas avec vous-mêmes, je vous conjure de vous rendre à ce que je vous dis. Priez autant de personnes que vous pourrez, de vous avertir quand vous jurerez, pour vous défaire peu à peu de cette mauvaise habitude. C’est ainsi que vous avançant dans la vertu, elle vous deviendra aisée de plus en plus et que vous mériterez de jouir des biens à venir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XVIII
VOUS AVEZ APPRIS QU’IL A ETE DIT : ŒIL POUR ŒIL, DENT POUR DENT.- ET MOI JE VOUS DIS DE NE POIT RESISTER AU MECHANT ; MAIS SI QUELQU’UN VOUS DONNE UN SOUFFLET SUR LA JOUE DROITE, PRÉSENTEZ-LUI ENCORE L’AUTRE.- SI QUELQU’UN VEUT VOUS FAIRE UNE QUERELLE POUR VOUS PRENDRE VOTRE ROBE, LAISSEZ-LUI ENCORE EMPORTER VOTRE MANTEAU. " (CHAP. V, 38, 39, 40, JUSQU'A LA FIN DU CHAPITRE.)

ANALYSE

1. Pourquoi certains préceptes de l’ancienne Loi étaient si peu relevés.

2. C’est par la patience qu’il faut vaincre.

3. Les hommes parfaits sont plus fort que le malheur.

4. Comment l’on doit se conduire envers les ennemis. On arrive au sommet de la perfection en cette matière par neuf différents degrés. - Le Christ modèle de patience et de charité.

5. et 6. Que nous devons nous prévenir les uns les autres par des déférences volontaires ; que rien n’est plus glorieux que d’être méprisé des hommes pour plaire à Dieu.
 
 

1. Vous voyez clairement, mes frères, que Jésus-Christ ne parlait point des yeux du corps, lorsqu’il nous commandait d’arracher l’œil qui nous scandalise, mais qu’il marquait par cette expression, que nous devons éloigner de nous les personnes dont l’amitié nous nuit, et qui sont capables de nous perdre. Comment en effet, Celui qui ne nous permet pas même d’arracher (149) l’oeil à un autre qui nous l’aurait arraché, pourrait-il nous commander de nous l’arracher à nous-mêmes? Que si quelqu’un blâme l’ancienne loi, de ce qu’elle commande ainsi d’exiger " oeil pour oeil, et dent pour dent; " il ne comprend guère, ni la sagesse que doit avoir un législateur, ni les différentes conjonctures des temps, ni l’avantage que les hommes ont de cette divine condescendance. Car si vous considérez quel était ce peuple, dans quelle disposition il était, et en quel temps il a reçu cette loi, vous reconnaîtrez aisément que Dieu est le seul et le même auteur de l’un et de l’autre Testament, qu’il a établi très-utilement ces lois différentes, et qu’il les a proportionnées aux personnes et aux temps. S’il avait tout d’abord imposé aux hommes la loi évangélique qui est si sublime, les hommes n’auraient reçu ni l’ancienne ni la nouvelle: mais les publiant en divers temps, et chacune en celui qui lui était propre, il s’est servi très utilement de l’une et de l’autre, pour renouveler la face de toute la terre.

Au reste s’il a donné ce commandement ce n’était pas pour porter les hommes à s’arracher les yeux les uns aux autres, c’était au contraire pour les empêcher de se porter à des violences. Car la menace de cette peine était un frein pour la colère. Il commençait ainsi à établir insensiblement la vertu dans le monde, en voulant qu’on se contentât d’une vengeance pareille au mal qu’on avait reçu, bien que cependant celui qui commence l’injure mérite une peine plus grave, et que la peine du talion ne semble pas assez rigoureuse au jugement d’une exacte justice. C’est parce qu’il voulait tempérer la justice par la miséricorde, qu’il n’infligeait au coupable qu’un châtiment au-dessous de son crime: c’était aussi pour nous enseigner à montrer beaucoup de patience dans les maux que nous souffrons.

Après avoir rapporté l’ancienne loi tout au long, il montre que ce n’est pas proprement votre frère qui vous offense, mais le démon par votre frère. C’est pourquoi il ajoute : " Et moi je vous dis de ne point résister au méchant (39). " Il ne dit pas de ne point résister à votre frère, mais "au méchant, " montrant que c’est le démon qui lui inspire cette violence, et diminuant ainsi beaucoup notre colère contre celui qui nous aurait offensé, en rejetant toute sa faute sur un autre.

Quoi donc! me direz-vous, ne faut-il point résister au méchant? Il faut lui résister, mais non de la manière que vous pensez, mais de celle que Jésus-Christ nous commande: c’est-à-dire en voulant bien souffrir tout le mal qu’il nous veut faire. C’est ainsi que vous le surmonterez. Ce n’est pas avec le feu qu’on éteint le feu, mais seulement avec l’eau. Et pour vous faire voir que dans l’ancienne loi même, celui qui souffrait l’injure avait l’avantage et qu’il remportait la couronne, considérez la chose en elle-même, et vous jugerez combien la patience de cet homme s’élevait an-dessus de l’autre. Car celui qui a commencé l’outrage est lui seul cause de la perte des deux yeux, c’est-à-dire, de celui de son frère et du sien propre, ce qui doit l’exposer justement à la haine et à l’exécration du monde. Celui au contraire qui a souffert la violence, lors même qu’il en tire une vengeance proportionnée à l’injure qu’on lui a faite, ne passera point pour cruel, ni pour avoir fait aucun mal. C’est pourquoi il trouve beaucoup d’hommes pour compatir à sa douleur parce qu’il est innocent, même après s’être vengé de la sorte. Le mal est égal pour tous deux; mais la gloire n’est pas égale ni devant Dieu ni devant les hommes; ce qui fait une grande inégalité dans l’égalité du mal qu’ils souffrent.

2. Jésus-Christ s’était contenté de dire d’abord: " Celui qui se met en colère sans sujet contre son frère; et qui l’appelle fou, méritera d être condamné au feu de l’enfer; " mais il exige ici de nous une plus grande vertu, ordonnant à celui qui a été outragé, non seulement de conserver la paix et la douceur, mais de témoigner même du respect à celui qui le frappe et de lui présenter l’autre joue. Il nous prescrit cette loi de patience, non seulement dans l’offense particulière qu’il nous marque, mais généralement dans toutes sortes d’injures. De même, en effet, qu’en disant: " Celui qui appelle son frère, fou, mérite d’être condamné au feu de l’enfer, " il ne restreint pas cette vérité à cette injure particulière, mais qu’il l’étend à toutes les autres; de même lorsqu’il nous commande de souffrir généreusement un soufflet, il nous ordonne en même temps de ne nous point troubler dans tous les autres outrages qu’on nous pourrait faire. C’est pourquoi il choisit cette injure comme la plus offensante, et il marque particulièrement l’outrage d’un soufflet, parce que c’est le dernier mépris qu’on puisse témoigner à un homme. (150)

Ce commandement il le donne dans l’intérêt de celui qui est frappé, non moins qu’en faveur de celui qui frappe. En effet, formé par ces saintes instructions du Sauveur, celui qui sera frappé ne se croira point offensé, et il se regardera plutôt comme un homme qui reçoit un coup dans le combat, que comme une personne qu’on outrage. Et de son côté l’offenseur, rougissant de honte en voyant la patience de l’autre, bien loin de redoubler le coup, ce qu’il ne fera pas quand il serait plus cruel qu’une bête farouche, aura une douleur extrême du premier qu’il aura donné. Car rien ne calme tant les hommes violents que la patience de ceux qu’ils outragent. Non-seulement cette douceur arrête le cours des violences, mais encore elle produit le repentir des injures déjà faites; à sa vue, les plus malintentionnés se retirent saisis d’admiration, et souvent ils deviennent amis sincères et dévoués d’ennemis déclarés qu’ils étaient.

Il arrive tout le contraire lorsqu’on se venge. On se couvre de confusion l’un l’autre, on devient pire qu’on n’était; on ne fait que s’irriter encore davantage de part et d’autre, et souvent on se porte jusqu’aux dernières extrémités et jusqu’à tuer son ennemi. C’est pourquoi non-seulement Jésus-Christ défend à celui qui a reçu le coup, de se mettre en colère, mais il lui commande même d’être prêt à souffrir toute la violence de celui qui le frappe, pour lui témoigner qu’il n’a aucun ressentiment du premier outrage qu’il a reçu, En agissant de la sorte vous blesserez plus sensiblement celui qui vous offense, quelque insensible qu’il puisse être, que si vous le perciez de coups, et les plus impudents seront forcés de rougir, et de vous traiter avec respect.

" Si quelqu’un vous veut faire une querelle pour vous prendre votre robe, laissez-lui encore emporter votre manteau (40). " Jésus-Christ veut que nous montrions cette patience, non-seulement dans les outrages, mais encore dans les pertes d’argent c’est le sens propre de l’expression figurée dont il se sert. De même que tout à l’heure il commandait de surmonter l’injure en la souffrant; il veut de même ici que celui que l’on dépouille, donne plus même qu’on ne veut lui ôter. Il ne dit pas simplement: Donnez votre vêtement à celui qui le demande; mais, donnez-le à celui qui veut disputer contre vous, c’est-à-dire, s’il veut vous faire une affaire, et vous appeler en jugement. Et comme, après avoir défendu de se fâcher sans sujet contre son frère et de l’appeler fou, il va plus loin et commande de tendre la joue droite, de même en cet endroit, après avoir dit: " accordez-vous au plus tôt avec votre adversaire, " il enchérit encore et nous conseille non-seulement de céder ce qu’on veut nous ravir, mais de donner même plus qu’on ne voulait nous prendre.

Mais vous me direz peut-être : Abandonnerai-je donc ma robe, et irai-je tout nu par la ville? Nous ne serions jamais nus, si nous étions fidèles à ces règles, et nous serions plus richement parés, que ne peuvent l’être les mieux pourvus de vêtements. Premièrement, il ne se trouverait personne qui voulût nous offenser, si nous étions dans cette disposition. Et quand il se trouverait quelqu’un d’assez barbare et d’assez brutal pour nous traiter de la sorte, nous en trouverions une infinité d’autres, qui admirant notre vertu, nous couvriraient non-seulement de leurs habits, mais de leurs corps même, s’il était possible. Que si enfin vous étiez réduit à être nu pour avoir accompli ce précepte, cette nudité vous serait glorieuse, et n’aurait rien qui vous fit rougir, puisqu’Adam était nu dans le paradis, et qu’il n’en rougissait pas. Isaïe allait nu et déchaux parmi les Juifs (Is. XX, 3), et nul d’entre eux n’était aussi glorieusement paré de ses habits, que ce prophète l’était de sa nudité. Jamais Joseph ne fut plus glorieux, que lorsque sa chasteté le rendit nu, en le dépouillant de son manteau.

3. Ce n est pas un mal que d’être dans cette nudité, et dans cette pauvreté : mais c’en est un et un bien honteux, que d’être vêtu de ces habits d’aujourd’hui, si somptueux et si magnifiques. C’est pourquoi Dieu souvent a loué ce premier état; et il blâme au contraire cette magnificence et par ses prophètes et par ses apôtres. Ne regardons donc pas comme impossibles les commandements de Dieu, qui au contraire nous paraîtront aussi faciles qu’utiles si nous veillons sur nous-mêmes. Ils sont très-avantageux, non-seulement à nous qui souffrons, mais à ceux-mêmes qui nous font souffrir. Qui n’en admirera la sublimité et l’excellence, puisqu’en nous commandant une si parfaite patience, ils font cesser la violence des injustes, et leur inspirent même l’amour de la vertu et de la sagesse? Car lorsque celui qui vous vole (151) croit que c’est un grand bonheur de pouvoir enlever le bien des autres, et que vous lui témoignez au contraire que vous êtes très disposé à lui donner même ce qu’il ne vous demande pas, que vous opposez votre générosité à sa bassesse, et votre libéralité à son avarice; combien est grande l’instruction que vous lui donnez, puisque vous lui apprenez, non par vos paroles, mais par vos actions, à mépriser le vice, et à désirer la vertu!

Dieu veut que nous soyons utiles non-seulement à nous-mêmes, mais à tous nos frères. Si vous ne donnez que ce qu’on vous dispute, pour éviter un procès, vous ne recherchez en cela que votre utilité particulière; mais si vous y ajoutez ce qu’on ne vous demande pas, vous convertirez votre frère, vous le rendrez meilleur. Jésus-Christ compare ses disciples au sel. Le sel se conserve lui-même, et il conserve encore toutes les choses auxquelles on le mêle. Ainsi l’oeil s’éclaire lui-même, et il éclaire aussi le reste du corps. Puisque telle est la fonction que Jésus-Christ vous donne, assistez votre frère qui est assis dans les ténèbres. Agissez avec lui, comme s’il ne vous avait fait aucun tort; persuadez-lui qu’il ne vous a pas même lésé. Ainsi il admirera votre vertu, et il semblera que vous lui aurez plutôt donné ce qu’il vous avait ravi, qu’il ne vous l’a pris. Faites de son péché l’honneur de votre générosité. Et si vous croyez que ce que je vous dis soit trop élevé, écoutez la suite. Vous trouverez, que quand vous feriez ce que je vous dis, vous ne seriez pas encore parfait. Car Jésus-Christ ne termine pas là la patience qu’il exige de vous; mais il l’étend encore plus loin.

" Si quelqu’un veut vous contraindre à faire " mille pas avec lui, faites-en encore deux mille autres (41). " Voilà, mes frères, le comble de la perfection. Après avoir donné votre robe et votre manteau, dit Jésus-Christ, si votre ennemi veut encore que dans cette nudité de votre corps vous le serviez et vous souffriez quelque peine et quelque travail, ne vous y opposez pas. Il veut que tout soit commun parmi nous, non-seulement nos biens, mais notre corps, et que nous en fassions également part, et aux pauvres, et à nos ennemis, parce que le premier est l’effet de la charité; et le second, de la générosité. C’est pourquoi il dit: " Si quelqu’un veut vous contraindre à faire mille pas avec lui, faites-en encore deux mille autres. " Il vous élève encore plus haut, et il veut que vous soyez généreux dans cette occasion comme dans l’autre. Car si ce qu’il ordonne d’abord, quoique beaucoup inférieur à ces dernières ordonnances, ne laisse pas d’avoir ces grandes béatitudes pour récompense, que doivent attendre ceux qui auront pratiqué ces préceptes si sublimes, et qui dès ici-bas dans un corps mortel et passible auront paru comme spirituels et impassibles? Car puisque ni les affronts, ni les plaies, ni la perte des biens ne les touchent point, puisque tous les maux semblables ne les peuvent vaincre, et que plus ils souffrent, plus ils deviennent patients et généreux, quelle doit être la perfection et la pureté de leur âme? C’est pourquoi Jésus-Christ commande en cet endroit la même chose pour le travail du corps, qu’il a commandé auparavant pour souffrir la violence, et la perte de nos biens. Comme s’il disait : ce n’est pas assez de souffrir qu’on vous vole, et qu’on vous outrage; mais si de plus on veut abuser de votre peine en vous faisant marcher loin, et en vous imposant un grand travail, embrassez-le de bon coeur, et mettez-vous au-dessus de cette injustice par votre vertu, et votre courage. " Si quelqu’un veut vous contraindre, " c’est-à-dire : s’il vous entraîne par force, sans avoir raison, et par une pure violence, ne vous impatientez pas néanmoins, et soyez prêt à souffrir encore plus de mal, qu’il ne sera disposé à vous en faire.

" Donnez à celui qui vous demande, et ne rejetez point celui qui veut emprunter de vous (42). " Ce commandement n’est pas si grand ni si difficile que celui qui précède. Mais ne vous en étonnez pas. Le Seigneur agit ainsi d’ordinaire, il mêle ses grands préceptes avec les petits. Que si ceux-ci paraissent légers en comparaison des autres, que diront ceux qui volent le bien de leurs frères, et donnent le leur à des femmes prostituées : qui s’allument ainsi un double feu par ces injustes richesses qu’ils amassent, et par ces honteuses profusions qu’ils en font?

Cet emprunt dont parle Jésus-Christ, ne doit pas s’entendre de ces sortes d’emprunts dont on tire usure; mais du simple argent qu’on prête sans intérêt. Et il va plus loin ailleurs, lorsqu’il nous commande de donner à ceux de qui nous n’espérons rien recevoir.

" Vous avez appris qu’il a été dit: Vous (152) aimerez votre prochain, et vous haïrez votre " ennemi (43). Et moi je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent; faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous calomnient, et qui vous persécutent (44). "

" Afin que vous soyez enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes (45)." Remarquez comment il réserve pour la fin le couronnement de tous les biens. C’est pour cela qu’il commande non-seulement de souffrir le soufflet qu’on nous donne, mais de tendre même l’autre joue, et de ne pas donner seulement notre manteau avec notre robe, mais de faire encore deux mille pas avec celui qui n’en demande que mille, afin de nous disposer à embrasser de tout notre coeur les commandements encore plus relevés. Mais que peut-on ajouter, direz-vous, à ce qu’il vient de commander? C’est de ne pas regarder comme votre ennemi celui qui vous traite si mal, mais d’en avoir une idée toute contraire. Car le Seigneur ne dit pas : Ne baissez point; mais, " Aimez. " Il ne dit point: Ne leur faites point de mal, mais, " Faites-leur du bien. " Il va même plus loin. Il ne commande pas un amour qui soit commun et ordinaire; mais qui aille jusqu’à " prier pour eux. "

4. Considérez par combien de degrés il nous ait passer pour monter à la plus haute perfection. Je vous prie de les compter. Le premier c’est de n’être point le premier à faire du mal. Le deuxième, lorsqu’on nous en a fait, de n’en point tirer une vengeance, égale. Le troisième, de ne point rendre la pareille à l’offenseur, mais de ne rien faire. Le quatrième, de s’offrir volontairement à l’injure. Le cinquième, de vouloir souffrir plus qu’on ne nous veut faire endurer. Le sixième, de ne point haïr celui qui nous maltraite. Le septième, d’avoir même de l’affection pour lui. Le huitième, de lui faire du bien. Et le neuvième enfin, de prier Dieu pour lui. Voilà le comble de la vertu chrétienne. C’est pourquoi Jésus-Christ y attache cette haute récompense. Comme ce commandement était relevé, et qu’il avait besoin d’une âme généreuse, et d’un grand travail le Sauveur y joint aussi une récompense, qu’il n’a promise à aucune de toutes ces autres vertus. Il ne promet point une terre comme à ceux qui sont doux, ni des consolations comme à ceux qui pleurent, ni la miséricorde comme à ceux qui seront miséricordieux; ni le royaume même du ciel; mais ce qui est plus étonnant, il promet que nous deviendrons semblables à Dieu, autant que des hommes le peuvent être : " Afin, " dit-il, "que vous soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux. "

Et remarquez que ni ici, ni dans ce qui précède, il ne nomme point Dieu son Père, mais qu’il l’appelle ou un grand Roi, comme lorsqu’il parle des jurements; ou le Père de ceux à qui il parle, comme en cet endroit. Il voulait réserver cela à un autre temps plus favorable.

Il ajoute ensuite: " Il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. " Comme s’il disait : Il est si éloigné de haïr ceux qui le méprisent, qu’il leur fait même du bien. Et cependant cette comparaison n’est pas égale, non-seulement à cause de l’excellence des biens que Dieu fait aux hommes, mais encore à cause de son infinie grandeur. Celui qui vous méprise est un homme semblable à vous; mais celui qui offense Dieu est son esclave, et un esclave qui en avait reçu mille biens. Vous ne lui donnez que des paroles, lorsque vous priez pour lui; mais Dieu lui donne des biens réels et admirables, en faisant lever son soleil sur lui, et en lui procurant des pluies durant tout le cours de l’année. Cependant une laisse pas de vous donner la gloire d’être égal à Dieu, autant qu’un homme peut l’être. Ne haïssez donc plus celui qui vous a fait tort, puisqu’il vous procure un si grand bien, et qu’il vous élève à une si haute gloire. Ne lancez donc point d’imprécations contre celui qui vous outrage, puisqu’alors vous ne laisseriez pas de souffrir le mal qu’il vous fait, et que vous en perdriez tout le fruit. Vous endureriez une peine; et vous n’en auriez point de récompense. Ce serait le dernier aveuglement, qu’après avoir souffert les plus grands maux, on ne pût souffrir les plus légers.

Mais comment, direz-vous, puis-je pardonner ainsi à ceux qui m’offensent? Quoi ! lorsque vous voyez un Dieu qui se fait homme, qui s’abaisse et qui souffre si épouvantablement pour vous; vous hésitez encore, et vous demandez comment vous pouvez remettre à vos frères les injures qu’ils vous font? Ne l’entendez-vous (153) pas crier du haut de sa croix: " Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. "(Luc, XXIII, 34.) N’entendez-vous pas saint Paul qui dit : " Jésus-Christ est ressuscité, et est monté au ciel, et est assis à la droite de Dieu, où il intercède pour nous? " (Rom, VIII, 34.) Ne savez-vous pas qu’après sa mort et après sa résurrection il envoya aux Juifs qui l’avaient tué, ses apôtres pour les combler de biens, quoique ces mêmes juifs dussent leur faire souffrir mille maux?

Mais vous dites qu’on vous a cruellement offensé. L’avez-vous été autant que votre Seigneur? Avez-vous été comme lui chargé de chaînes, battu de verges, outragé de soufflets, couvert de crachats par les derniers de tous les hommes, condamné à la mort, et à la mort la plus cruelle et par des personnes qui vous avaient des obligations infinies? Si votre frère vous a beaucoup offensé, efforcez-vous de lui faire plus de bien, afin de rendre votre couronne plus illustre, et de délivrer votre frère du profond assoupissement où vous le voyez. Plus les frénétiques frappent les médecins, et plus ceux-ci les plaignent, plus ils s’appliquent à les guérir parce qu’ils savent que cet outrage n’est qu’un effet de la violence de la maladie. Imitez cette conduite à l’égard de vos ennemis, et traitez ainsi ceux qui vous outragent. Ces personnes sont vraiment malades. Elles souffrent une véritable violence. Délivrez-les donc de cette langueur mortelle. Aidez-les à vaincre leur passion, et à chasser d’eux ce démon cruel de la colère et de la fureur.

Nous pleurons sur les possédés lorsqu’ils se présentent à nous; et non-seulement nous ne tâchons pas, mais nous appréhendons extrêmement d’être possédés comme eux. Agissons de même à l’égard de ceux qui sont transportés de fureur. Le démon les possède comme ceux qu’on appelle proprement possédés, et d’autant plus malheureusement, qu’ils sont furieux sans avoir perdu l’esprit. Ainsi leur folie est d’autant plus inexcusable qu’elle est volontaire. N’insultez donc point à ces malades, mais ayez compassion d’eux.

5. Quand nous voyons une personne tourmentée de la bile, et qui témoigne par le soulèvement de son estomac, qu’elle veut rejeter quelque humeur maligne; nous lui tendons la main pour la soutenir, nous n’appréhendons point que nos habits soient gâtés, et nous ne pensons qu’à la secourir. Traitons ainsi ces autres malades; supportons-les pendant qu’ils jettent tout leur feu, et toute leur mauvaise humeur; et ne les quittons point qu’ils ne s’en soient, entièrement déchargés. Ce sera alors qu’ils comprendront l’obligation qu’ils vous ont, et qu’ils reconnaîtront de quelle maladie vous les aurez délivrés. Que dis-je, qu’ils reconnaîtront l’obligation qu’ils. vous auront? Dieu même vous récompensera d’une couronne de gloire, et vous comblera de biens, parce que vous aurez sauvé votre frère d’une maladie si dangereuse. Cet homme vous re. gardera toute sa vie comme son maître; et il aura un profond respect pour votre modération et votre douceur.

Ne voyez-vous pas tous les jours que les femmes qui sont dans les douleurs de l’enfantement, mordent et déchirent celles qui les assistent, sans que celles-ci le sentent; ou plu. tôt elles le sentent, mais elles le supportent avec courage dans la compassion qu’elles ont des douleurs excessives que souffrent ces femmes en cet état. Imitez au moins ces personnes, et ne soyez pas plus délicat que des femmes.

Quand ceux qui vous outragent, et qui sont en effet plus pusillanimes que les femmes, auront jeté dehors, et comme enfanté cette fureur qu’ils avaient conçue, ils admireront votre courage, et ils reconnaîtront que vous êtes véritablement homme. Que si ce que je vous dis vous paraît pénible, souvenez-vous que Jésus-Christ s’est fait homme pour vous imprimer cette modération dans le coeur, et pour nous mettre en état d’être également utiles à nos amis et à nos ennemis. C’est pourquoi il nous commande d’avoir soin des uns et des autres: de nos amis et de nos frères, lorsqu’il nous commande de quitter l’offrande à l’autel pour aller nous réconcilier avec eux, et de nos ennemis, lorsqu’il nous ordonne de le aimer et de prier pour eux. Il ne nous y exhorte pas seulement par l’exemple de Dieu, mais encore par un autre tout contraire.

" Car si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous? Les publicains ne le font-ils pas aussi(46)? " Saint Paul dit la même chose: " Vous n’avez pas encore résisté jusqu’à répandre le sang en combattant contre le péché. " (Hébr, XII, 4) Si donc vous faites ce que je dis, vous demeurerez uni à Dieu, mais si vous le négligez, vous serez au rang des publicains. Que si (154) la grandeur de ce précepte vous étonne, jetez les yeux sur la différence qu’il y a entre inciter Dieu ou les publicains. Ne considérez pas seulement la difficulté du commandement, mais pesez-en aussi la récompense. Voyez à qui nous nous rendons semblables en l’accomplissant; et à qui nous le serons en le violant.

Lorsqu’il s’agit de nos frères, Jésus-Christ veut que nous nous réconciliions avec eux, et que nous ne les quittions point que nous ne soyons rentrés en grâce; mais pour les autres hommes, il ne nous impose plus cette nécessité, il se contente que nous leur rendions seulement ce que nous leur devons, et il rend ainsi sa loi légère. Comme il avait dit à ses disciples en leur parlant des Juifs : " C’est ainsi qu’avant vous ils ont persécuté les prophètes (Matth. V, 12.), " de peur qu’ils ne prissent de là occasion de les haïr, il leur commande aussi non-seulement de les supporter en cet état, mais encore de les aimer. Il arrache, comme vous voyez, jusqu’aux moindres racines de la colère, des désirs sensuels, de l’avarice, de la vanité, et de tous les soins de cette vie.

C’est ce qu’il fait dès le commencement de ce sermon, mais surtout à l’endroit où nous sommes arrivés. En effet, celui qui est pauvre d’esprit, qui est doux, et qui pleure, bannit de lui la colère; celui qui est juste et miséricordieux, chasse l’avarice; celui qui a le coeur pur, s’éloigne de toute impureté; et celui qui souffre les persécutions, les outrages et les calomnies, se met en état de mépriser toutes les choses de la terre; et de se purifier du faste de la vanité du monde

Mais après avoir dégagé de ces liens les mes de ses auditeurs, et les avoir comme frottées d’huile pour le combat, il s’applique encore à déraciner ces vices avec plus de soin qu’auparavant. Il commence par la colère. Il la détruit entièrement en disant : "Que celui qui se fâchera contre son frère sans sujet, "et qui lui dira "Raca," ou qui l’appellera "fou," sera puni. Que celui qui veut offrir son présent n’approchera point de l’autel avant qu’il se soit réconcilié avec son frère, et que celui qui a un ennemi, tâchera de se le rendre ami avant que d’entrer en jugement. Il passe ensuite à l’impureté. Il dit: Que celui qui regarde une personne avec un oeil impudique, sera puni comme un adultère: Que celui à qui la compagnie d’une femme, ou d’un homme, ou d’un de ses intimes amis, peut être une occasion de chute et de scandale, doit les éloigner et se retrancher de lui: Que celui qui est lié à une femme par le mariage ne la quittera point pour en épouser une autre. Et c’est ainsi qu’il coupe la racine de l’impureté.

Il attaque ensuite l’avarice en défendant de jurer ou de mentir, ou de plaider contre celui qui emporte notre robe, en nous commandant de lui laisser notre manteau, de donner même les assistances corporelles qu’on exige de nous, et par là il enseigne admirablement à étouffer l’amour des richesses. Enfin il ajoute, comme pour le couronnement de tous ces différents préceptes: " Priez pour ceux qui vous calomnient." C’est ainsi qu’il élève ses disciples à la plus haute perfection. Car s’il est évident qu’être doux est moins que de se laisser maltraiter; qu’être miséricordieux, est moins que de donner son manteau à celui qui nous ôte notre robe; qu’être juste, est moins que de souffrir l’injustice; qu’être pacifique, est moins que de faire volontairement plus qu’on n’exige de nous, ou de tendre la joue droite quand on nous frappe sur la gauche, c’est de même beaucoup moins d’être persécuté, que de bénir ceux qui nous persécutent.

6. C’est de cette manière qu’il nous élève peu à peu jusqu’au plus haut des cieux. Après cela de quels supplices ne serons-nous pas dignes, si tandis qu’on nous commande de nous rendre semblables à Dieu, nous ne faisons pas même ce que font les païens et les gentils? Si les publicains, les païens et les pécheurs aiment ceux qui les aiment: que deviendrons-nous nous autres, si nous n’aimons pas nos propres frères, et si nous témoignons ce, manquement de charité, par l’envie que nous causent les louanges et l’estime dont ils sont l’objet? A quels supplices ne serons-nous pas condamnés, si lorsque Jésus-Christ nous commande d’être plus justes que les pharisiens, nous sommes moins vertueux que les païens même? Comment oserons-nous approcher de l’entrée du ciel, et de ces portes sacrées si nous ne sommes pas meilleurs que les publicains? Car Jésus-Christ le donne à entendre lorsqu’il dit: " Et si vous n’aimez que vos frères, que ferez-vous en cela de particulier? Les païens ne le font ils pas aussi (47)? " Mais une des choses qui doit nous faire le plus admirer la manière dont Jésus-Christ instruit les hommes, c’est (155) qu’il propose les récompenses avec une sorte de prodigalité, comme de voir Dieu, d’avoir part au royaume des cieux, de devenir enfants de Dieu, et semblables à lui; d’avoir part à ses. miséricordes et à ses consolations divines, et de jouir d’une couronne immortelle, tandis qu’au contraire, s’il est obligé de faire quelque menace, il ne le fait que comme en passant. Car il ne parle qu’une seule fois ici du feu de l’enfer, et il fait la même chose ailleurs, ayant plus pour but de toucher ses auditeurs par la honte que par des menaces, comme lorsqu’il dit: " Les publicains ne font-ils pas la même chose? " Et: " Si le sel devient fade, " etc.; et: " Celui-là sera appelé le dernier dans le " royaume des cieux. " Il y a même des endroits, où au lieu de punition, il ne marque que le péché même où l’on tombe, afin de laisser juger à l’auditeur de la sévérité du châtiment. Comme lorsqu’il dit: " Il a déjà commis l’adultère dans son coeur. " Et: " Celui qui quitte sa femme la rend adultère. " Et: " Ce qui est de plus, vient du mauvais. " Car il ne faut point marquer d’autre punition à des personnes raisonnables pour les éloigner de quelque péché, que de leur en montrer la grandeur. C’est pour ce sujet qu’il apporte ici l’exemple des publicains et des gentils, afin que cette comparaison fasse plus d’impression sur ses disciples. Saint Paul a imité cette conduite, lorsqu’il a dit: " Ne vous affligez point comme les autres qui n’ont point d’espérance (I Thes. IV, 12: ) " et " comme les gentils qui ne connaissent point Dieu. " (Ibid. 5.) Et pour leur montrer qu’il ne leur demande rien de fort grand, mais seulement d’un peu au-dessus de la pratique ordinaire, il leur dit: " Les païens n’en font-ils pas autant? " Mais il ne s’arrête pas là, et c’est par les récompenses qu’il conclut, c’est sur les bonnes espérances qu’il laisse ses auditeurs: " Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait (48). " Il nomme le ciel presque partout pour accoutumer ses disciples à des pensées plus hautes et plus sublimes; Car ils étaient encore faibles et dans des sentiments humains et charnels.

Repassons, mes frères, dans notre esprit toutes ces instructions si saintes, et témoignons à l’avenir un grand amour pour nos ennemis. Rejetons cette coutume ridicule de quelques personnes déraisonnables, qui attendent que ceux qu’ils rencontrent les saluent les premiers, négligeant ainsi ce qui les rendrait heureux selon la parole de Jésus-Christ, et affectant ce qui les rend ridicules. Car pourquoi ne saluez-vous pas le premier celui que vous rencontrez? C’est, dites-vous, parce qu’il attend que je le prévienne. N’est-ce pas pour cela même que vous devez vous hâter, afin qu’en le prévenant vous receviez la récompense que Jésus-Christ a promise? Je ne le ferai pas, dites-vous, parce qu’il veut exiger cela de moi. Qu’y a-t-il de plus extravagant que cette pensée ? Parce qu’il m’offre une occasion d’être récompensé de Dieu, je ne veux pas m’en servir. Car s’il vous salue le premier, vous ne gagnerez plus rien en le saluant. Mais si vous le prévenez, la vanité est votre profit, et son orgueil sera votre couronne.

N’est-ce pas un étrange aveuglement de pouvoir gagner beaucoup par peu de paroles, et de vous priver volontairement de cet avantage? Mais de plus vous tombez dans le même vice que vous reprenez dans votre frère. Car si vous le blâmez de ce qu’il attend que vous le saluiez le premier, pourquoi imitez-vous ce que vous condamnez en lui? Pourquoi affectez-vous de faire comme un bien, ce que vous reprenez en lui comme un mal ? Voyez-vous par là qu’il n’y a rien de plus ennemi de la raison, que celui qui n’est pas ami de Dieu ?

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de fuir une coutume si dangereuse et si peu raisonnable. Cette maladie d’esprit a séparé une infinité d’amis, et fait une infinité d’ennemis. Prévenons donc les hommes, et aimons à les saluer toujours les premiers. Car si Jésus-Christ nous commande de nous tenir prêts à souffrir les soufflets, à laisser prendre notre robe, et à suivre nos ennemis lorsqu’ils nous contraignent de marcher bien loin, qui pourra nous excuser si nous faisons preuve d’un orgueil si opiniâtre, lorsqu’il ne s’agit que de saluer et de dire un mot?

Vous me direz peut-être : Mais si je lui rends cette déférence, les autres me mépriseront et me railleront. Quoi donc! de peur d’être méprisé par un extravagant, vous ne craindrez pas d’offenser Dieu? Et pour empêcher qu’un autre homme comme vous ne vous raille, vous foulerez aux pieds la loi de Celui qui vous a tant fait de grâces? Si c’est un mal qu’un homme vous méprise, quelle indignité sera-ce que vous désobéissiez à Dieu même qui vous a créé?

Mais de plus, si vous souffrez quelque mépris (157), c’est pour vous un sujet de récompense. Car vous le souffrez pour Dieu et pour avoir obéi à sa loi. Qu’y a-t-il de plus glorieux que cette souffrance et où trouvera-t-on une couronne qui l’égale? Qui me rendra assez heureux que d’être méprisé pour Dieu, plutôt que d’être honoré de tous les rois de la terre? Je ne vois rien de si illustre, ni de si glorieux que ce mépris.

Suivons donc cet esprit, puisque Dieu nous l’ordonne et regardons comme un néant toute la gloire des hommes. Aspirons à cette haute sagesse et réglons par elle toute la suite de notre vie. Ce sera ainsi que nous jouirons par avance des biens du ciel et de la gloire qui nous est promise en vivant dès ici-bas comme des anges qui conversent avec les hommes et en nous tenant au-dessus de tous les désirs terrestres, de tout le trouble des passions, comme ces puissances célestes et spirituelles, et que nous recevrons ensuite ces biens ineffables de l’autre vie, que je vous souhaite à tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient toute gloire, tout empire et toute adoration avec son Père éternel et saint principe, et avec le Saint-Esprit, la source et le principe de toute bonté, maintenant et à jamais, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMELIE XIX
" PRENEZ BIEN GARDE DE NE FAIRE PAS VOS AUMÔNES DEVANT LES HOMMES POUR EN ÊTRE REGARDÉS. " (CHAP. VI, 1, JUSQU’AU VERSET 16)

ANALYSE

1. Que la vaine gloire assaillit même les bons. — Définition de la vraie aumône.

2. Dommage que porte l’ostentation.

3. C’est de l’élan de l’âme et non de la multiplicité des paroles que la prière a besoin.

4. A qui prie la persévérance est nécessaire. — Ils sont tous également nobles ceux qui peuvent appeler Dieu leur père.

5. La vertu ne dépend pas seulement de notre volonté mais aussi de la grâce d’En-Haut.

6. Il nous sera pardonné dans la mesure que nous aurons pardonné nous-mêmes.

7. Soyons les fils de Dieu, non-seulement par la grâce mais encore par les oeuvres. — Dieu nous aime plus qu’un père et une mère.

8. et 9. Que sous nous devons tenir très heureux de pouvoir obtenir le pardon de nos péchés, en pardonnant à ceux qui nous ont offensés.
 
 

1. Jésus-Christ attaque ici la passion de toutes la plus violente, cet amour furieux de la vaine gloire, qui tourmente ceux qui sont délivrés des autres vices. Il n’en a rien dit d’abord, parce que cela était superflu avant que de nous avoir montré nos devoirs et la manière de nous en bien acquitter. Mais après nous avoir inspiré l’amour de la plus haute vertu, il a soin de combattre cette passion qui l’attaque d’ordinaire et qui en est l’ennemie la plus mortelle. Car cette maladie ne naît pas tout d’abord et comme au hasard dans nos âmes, mais seulement après que nous avons fait beaucoup d’oeuvres saintes. C’est donc avec grande raison que Jésus-Christ établit premièrement et plante en quelque sorte dans le coeur les racines de la vertu la plus-pure et qu’il entreprend ensuite de la défendre de cette vapeur contagieuse, qui en corrompt les fruits les plus excellents.

Il commence par l’aumône, par la prière et par le jeûne, parce que c’est dans ces exercices (157) de vertu, que la vanité d’ordinaire se plaît davantage. C’était de cela que le pharisien s’enorgueillissait : " Je jeûne, " dit-il, " deux fois la semaine et je donne la dîme de tout ce que je possède." (Luc, XVIII, 15.) Il tirait même vanité de sa prière, puisqu’il ne la faisait que par ostentation. Comme il n’y avait là personne excepté le publicain, il indiquait celui-ci et disait: " Je ne suis pas comme le reste des hommes, ni comme ce publicain. "

Mais considérez comment Jésus-Christ, en commençant à parler de cette passion, en parle comme d’un serpent subtil et dangereux, capable de surprendre ceux qui ne s’appliquent pas avec grand soin à veiller sur eux-mêmes.

" Prenez garde, " dit-il, " de ne pas faire votre aumône devant les hommes pour en être regardés (1)." C’est ainsi que saint Paul parle au peuple de Philippes: " Prenez garde aux chiens. " (Philip. III, 4.) Cette bête cruelle entre dans l’âme sans se faire sentir et elle infecte toutes les vertus qu’elle y trouve, par un poison secret et imperceptible.

Nous avons vu par ce qui précède comment il a parlé au long de l’aumône et qu’il y a exhorté les hommes par l’exemple de Dieu même, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. Après leur avoir persuadé d’aimer à donner et de le faire avec une grande effusion de coeur, il veut prévenir tout ce qui pourrait corrompre cette vertu , lorsqu’elle fleurit dans le coeur, comme un olivier beau et fertile. " Prenez bien garde, " dit-il, " que vous ne fassiez votre aumône devant les hommes. " Il dit " votre aumône, " parce que l’autre, dont il est parlé auparavant, est comme l’aumône de Dieu. Mais après avoir dit : " Ne faites point votre aumône devant les hommes, " il ajoute aussitôt, " pour en être regardés. " Il semble que cela était enfermé dans ce qu’il venait de dire. Mais celui qui examinera ces paroles, verra bien que ce second avis est différent du premier et que Jésus-Christ y témoigne une grande tendresse envers nous et un admirable soin de tout ce qui nous regarde. Car un homme peut faire l’aumône devant les hommes, sans avoir dessein d’en être vu, et au contraire une personne qui la fera en secret, peut souhaiter quelquefois d’être vue des hommes. C’est pourquoi le Seigneur ne considère pas simplement l’action, mais il discerne la volonté; et c’est elle qu’il punit ou qu’il récompense. Si Jésus-Christ n’eût point marqué si exactement cette circonstance, ce commandement eût pu servir de prétexte à plusieurs, pour se refroidir dans leurs aumônes, parce qu’on ne peut pas toujours les faire dans le secret. C’est pourquoi il ne vous impose point cette nécessité et il vous assure que ce n’est point l’action extérieure, mais l’intention secrète, qu’il jugera digne de punition ou de récompense. Vous auriez dit peut-être en vous-même : Pourquoi suis-je coupable de ce qu’un autre me voit quand je fais l’aumône? Mais je vous réponds encore : Il ne vous demande point le secret de l’action, mais la droiture de la volonté et la pureté de l’intention. Car Dieu veut guérir votre âme par votre aumône et la délivrer de ses maladies.

Mais après qu’il a défendu de rien faire par vanité, qu’il a montré combien cette passion serait pernicieuse, comme ce serait travailler inutilement et perdre tout le fruit des bonnes oeuvres, il relève ensuite les pensées des auditeurs, en leur parlant de son Père et du ciel, pour ne pas les toucher par la seule crainte de ce qu’ils peuvent perdre, mais pour les encourager encore par le souvenir de Celui qui les a créés.

" Autrement vous ne recevrez point la récompense de votre Père qui est dans le " ciel (1). " Il ne s’arrête pas là, mais il va plus loin et se sert de plusieurs moyens pour dé. tourner de la vaine gloire. Comme il leur a proposé auparavant les publicains elles païens pour confondre par cette comparaison ceux qui les imiteraient, il leur propose ici de même les hypocrites.

" Lors donc que vous ferez l’aumône ne faites point sonner la trompette devant vous, "comme le font les hypocrites dans les synagogues et dans les places publiques, pour être honorés des hommes. Je vous dis en vérité que déjà ils ont reçu leur récompense (2). " Je ne parle pas de la sorte pour marquer qu’en effet ces personnes sonnent de la trompette en donnant l’aumône, mais pour montrer seulement la passion furieuse qu’ils avaient d’être vus des hommes, se moquant d’eux par cette expression figurée. Et c’est avec grande raison qu’il les appelle " hypocrites, " puisqu’ils sont charitables en apparence, mais cruels et inhumains dans le coeur. Car ils ne donnent pas l’aumône par une sincère compassion de leur prochain, mais par (158) un désir de s’acquérir de la gloire. Et n’est-ce pas une cruauté extrême, lorsque votre. frère meurt de faim, de penser à vous procurer de l’estime et non à le soulager dans ses maux? Ainsi la vertu de l’aumône ne consiste pas simplement à donner, mais à donner de la manière et pour la. fin que Dieu nous commande.

2. Après qu’il a blâmé la vanité des hypocrites, jusqu’à faire rougir ceux de ses auditeurs qui en étaient coupables, il apporte maintenant le remède à une âme frappée de ce mal, et, après avoir dit ce qu’il faut éviter en faisant l’aumône, il dit ensuite ce qu’il faut y observer.

" Mais lorsque vous ferez l’aumône, que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main-droite (3)." Il ne parle point encore ici de la main du corps, mais il se sert de cette expression, comme s’il disait: Il faudrait, si cela se pouvait faire, que vous ignorassiez vous-même ce que vous faites, et que vos propres mains dont vous vous servez pour faire vos bonnes oeuvres ne les sussent pas. Il n’entend pas par ce mot de main gauche, comme pensent quelques-uns, que nous ne devons nous cacher que des personnes injustes. Dieu étend ce commandement du secret à l’égard de toutes sortes de personnes.

Considérez maintenant quelle est la récompense qu’il promet. Comme il a fait voir le châtiment à encourir par l’ostentation, il montre maintenant la récompense à mériter par la modestie, double considération dont il se sert pour exciter plus puissamment et pour conduire à des préceptes plus relevés. Car il nous invite à ne pas perdre de vue que Dieu est présent partout; que nos biens ou nos maux ne se terminent pas à cette vie; que nous devons eu sortant de ce monde être présentés à un tribunal terrible, où nous rendrons un compte exact de toutes nos actions, pour en recevoir ou la peine, ou la récompense; enfin qu’aucune chose grande ou petite n’est cachée aux yeux de ce juge, si bien cachée soit-elle à ceux des hommes. C’est ce que Jésus-Christ insinue en ces termes :

" Afin que votre aumône se fasse en secret, et votre Père qui voit ce qui est de plus secret, vous en rendra lui-même la récompense devant tout le monde (4). " Il semble qu’il expose l’homme sur un grand et magnifique théâtre, et qu’il lui donne ce qu’il désirait, avec une magnificence qu’il n’aurait osé espérer. Car que prétendez-vous? lui dit-il. N’est-ce pas d’avoir quelques témoins de vos bonnes oeuvres? Et vous aurez pour témoins non les anges et les archanges, mais Dieu même. Que si vous souhaitez que les hommes en soient spectateurs, je ne vous priverai pas même de cette satisfaction, lorsque le temps en sera venu, et ce que je vous donnerai passera. tous vos souhaits. Si vous vouliez faire paraître ici vos bonnes oeuvres, vous le feriez peut-être à l’égard de dix, ou de vingt, ou de cent personnes; mais si vous avez soin de les cacher, Dieu lui-même les découvrira en présence de toute la terre. C’est pourquoi, si vous avez tant de désir que les hommes connaissent vos bonnes actions, cachez-les ici un peu de temps, et ils les verront un jour avec plus d’éclat, lorsque Dieu les fera paraître, qu’il les louera, et qu’il les exposera aux yeux de tout l’univers. Ceux qui s’aperçoivent ici que vous voulez être vu, vous blâment comme un homme vain. Mais quand ils vous verront un jour couronné de gloire, non seulement ils ne vous blâmeront pas, mais ils vous admireront. Puis donc que vous pouvez, en différant un peu de temps, recevoir une plus grande récompense, et vous acquérir une gloire pins solide; quel aveuglement serait-ce de perdre par votre précipitation, l’un et l’autre, et de souhaiter. que les hommes soient spectateurs du bien que vous faites, sans vous contenter qu’il soit vu de Dieu seul, de qui vous en attendez le prix et la récompense? Que si nous souhaitons d’avoir quelque témoin de nos actions, qui devons-nous choisir plutôt que notre Père qui est dans le ciel, puisque lui seul a le pouvoir de nous couronner ou de nous punir? Mais quand même notre vanité ne nous devrait pas coûter la perte de notre salut, il serait néanmoins indigne de celui qui est jaloux de la gloire, d’aimer mieux avoir pour témoins de ses actions les yeux des hommes que ceux de Dieu. Car qui serait assez fou dans le monde, pour ne pas se contenter qu’un roi fût spectateur d’une action héroïque qu’il aurait faite, mais qui souhaiterait d’être regardé alors, et d’être loué par les plus méprisables de tous les hommes? C’est pourquoi Jésus-Christ ne nous défend pas seulement de ne point aimer à faire voir nos bonnes oeuvres, mais il nous commande même de les cacher. Car il y a bien de la différence entre ces deux choses, et c’est (159) bien moins de n’affecter point de faire paraître ses bonnes oeuvres, que de s’étudier même à les tenir secrètes.

" Ainsi lorsque vous priez, ne faites point comme les hypocrites qui affectent de prier en se tenant debout dans les synagogues et dans les coins des rues, afin qu’ils soient vus des hommes : Je vous dis en vérité que déjà ils ont reçu leur récompense (5). "

" Mais vous, lorsque vous priez, entrez en un " lieu retiré de votre maison, et fermant la porte, priez votre Père en secret (6). " Jésus-Christ appelle encore ces personnes hypocrites, et très justement, puisque, feignant de prier Dieu, ils ne font que regarder les hommes autour d’eux, et qu’ils ressemblent moins à des suppliants qu’à des comédiens. Car celui qui prie vraiment Dieu, quitte tout le reste, et n’est attentif qu’à Celui qui a le pouvoir de lui accorder sa demande. Que si vous le quittez pour porter ailleurs votre attention et vos regards, et partout à la ronde, vous vous en retournerez les mains vides, c’est-à-dire avec ce que vous avec demandé. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas que ces personnes ne recevront point leur récompense, mais qu’ils l’ont déjà reçue; c’est-à-dire qu’ils l’ont reçue des hommes, et qu’ils ont trouvé ce qu’ils désiraient. Ce n’était pas là le dessein de Dieu. Il voulait nous donner lui-même la récompense de notre prière. Mais lorsqu’on la prétend d’ailleurs, on ne mérite pas de rien recevoir de lui, puisqu’on n’attend rien de lui. Qui n’admirera la bonté de Dieu, qui promet de nous récompenser, même de ce que nous lui avons demandé ses grâces?

3. Après avoir blâmé ceux qui abusent de la prière, en leur reprochant le lieu qu’ils affectent et leur intention corrompue, et fait voir qu’ils sont plus dignes d’être moqués que d’être exaucés, il enseigne ensuite une excellente manière de prier, à laquelle il attache une grande récompense: " Entrez, dit-il, dans un " lieu retiré de votre maison. " Vous me direz peut-être, ne faut-il point prier dans l’église? Oui, il le faut, mais dans la même disposition de coeur que si vous étiez en un lieu secret. Car Dieu considère toujours le but et la fin qu’on se propose, puisque quand vous entreriez dans le lieu le plus retiré de votre logis, et que vous fermeriez la porte sur vous, si vous le faisiez par vanité, toute cette retraite ne vous servirait de rien. C’est donc avec grande sagesse que Jésus-Christ ajoute ce mot, " afin qu’ils soient vus des hommes. " Quoique vous preniez soin de fermer la porte de votre cabinet, il veut que vous en preniez encore plus de fermer celle de votre coeur et de votre intention. Car on doit toujours combattre et rejeter la vaine gloire, mais particulièrement en priant. Que si lors même que nous sommes exempts de cette passion, nous ne laissons pas d’être égarés et distraits dans nos prières; que sera-ce si nous y apportons une intention si corrompue? Comment nous écouterons-nous nous-mêmes? Et si nous, qui prions et qui sommes dans le besoin, ne nous écoutons pas dans la prière, comment voulons-nous que Dieu nous écoute? Cependant, après tant de menaces que Jésus-.Christ fait ici, il se trouve des personnes qui ont si peu de honte et de retenue dans~les prières, que, si elles sont cachées de corps, elles tâchent de se faire entendre de tout le monde par des exclamations, des soupirs et un fatras de paroles qui les rendent la risée des autres. Un homme trouverait mao. vais qu’on vînt en pleine rue le prier de la sorte, et il repousserait celui qui le ferait. Lorsqu’au contraire quelqu’un prie modestement et comme il convient, tous ceux qui peuvent lui donner sont plus portés à le faire,

Apportons donc à la prière, non la posture du corps, ru les cris de la bouche, mais la ferveur de l’esprit et le cri du coeur. Ne faisons point un bruit qui nous fasse remarquer, ni qui incommode nos frères; mais prions modestement, avec un coeur brisé, devant Dieu, et des larmes répandues en sa présence. Que si vous me dites que vous ne pouvez retenir vos cris dans la douleur dont vous êtes saisi; Je vous réponds que rien n’est plus propre à ceux qui sont touchés de douleur que de prier de la manière que je viens de dire. Moïse, percé de douleur, priait en silence, et Dieu entendit le cri de son coeur, lorsqu’il lui dit: " Pourquoi criez-vous vers moi? " (Exod. XX, 13.) Anne, mère de Samuel (I Rois, I, 12), pria de même sans qu’on entendît sa voix; et il obtint de Dieu tout ce qu’elle voulait, parce que son coeur criait vers lui. Abel aussi criait devant Dieu, non seulement dans son silence, mais même étant mort (Gen. IV, 13), et sou sang élevait au ciel une voix plus puissante et plus forte que le bruit des trompettes. Criez vous-même comme ces saints et je ne vous en empêcherai pas. " Déchirez votre coeur," comme (160) dit le Prophète, " et non pas vos vêtements. u (Joét, me) " Criez au Seigneur, comme David (Ps. CXXIV), " de la profondeur " où vous vous trouvez, du fond de votre coeur, et faites que rotre oraison soit une chose secrète, et soit un m~st ère. Ne voyez-vous pas que devant les rois tout est en silence, et que tout tumulte cesse? Vous entrez ici dans un palais bien plus terrible que ceux des rois de la terre, dans le palais du roi du ciel, gardez-y donc une parfaite modestie. Vous avez part au choeur des anges; vous entrez en société avec les archanges et vous joignez vos chants à ceux des séraphins mêmes. Ces habitants du ciel témoignent une frayeur modeste, et offrent à Dieu, avec crainte et tremblement, des hymnes saints et des concerts ineffables. Mêlez-vous avec eux lorsque vous priez, et tâchez d’imiter leur retenue et leur modestie toute céleste. Car ce n’est pas un homme que vous priez, mais Dieu qui est présent partout, qui vous entend avant même que vous lui parliez et qui voit ànu tous les secrets de votre coeur. Si vous priez de la sorte, vous en recevrez une grande récompense.

" Et votre Père qui voit ce qu’il y a de plus secret, vous en rendra la récompense devant tout le monde (6)." Il ne dit pas, vous donnera, mais "vous rendra. " Car il veut bien se rendre votre débiteur et c’est un grand honneur qu’il vous fait. Mais comme il est invisible lui-même, il veut aussi que votre prière soit secrète et invisible; il marque ensuite la manière dont nous devons prier.

" Ne soyez pas grands parleurs dans vos prières comme font les païens, qui s’imaginent qu’à force de paroles ils obtiendront ce qu’ils demandent (7). " Lorsqu’il a parlé de l’aumône, il s’est contenté d’en retrancher la vanité sans spécifier de quoi il faut faire l’aumône, c’est-à-dire d’un bien acquis par un juste travail, et non pas par l’avarice ou par les rapines. Cela était si clair que personne n’en pouvait douter, et il l’avait déjà assez marqué lorsqu’il appelait " bienheureux ceux qui auraient faim et soif de la justice. " Mais lorsqu’il parle de l’oraison, il ajoute quelque chose de plus en retranchant le trop de paroles. En parlant de la vanité des aumônes, il avait rapporté l’exemple des hypocrites, il rapporte ici celui des païens, afin de confondre partout ses auditeurs par la bassesse des personnes avec qui il les compare. Il se sert de ce moyen pour nous corriger, parce qu’il n’y a presque rien qui nous touche plus que lorsqu’on nous compare à des personnes méprisables.

Jésus-Christ appelle ici " grands discours " toutes les demandes que nous lui faisons, qui ne nous sont pas utiles, les dignités, les honneurs, l’avantage sur nos ennemis, l’abondance des richesses, et en un mot tout ce qui ne nous sert pas pour notre salut.

" C’est pourquoi ne vous rendez pas semblables à eux; parce que votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez (8)."

4. Il me semble encore que par là il défend tes longues prières. Mais j’appelle longues prières celles qui le sont, non par le temps, mais par la multitude des paroles. Car il est bon de persévérer longtemps à demander à Dieu une même chose. "Soyez assidus à l’oraison (Coloss. IV, 14)," dit saint Paul. Et lorsque Jésus-Christ nous propose l’exemple de cette veuve qui fléchit par l’assiduité de ses prières la dureté d’un juge cruel et impitoyable, et celui d’un homme qui vient trouver son ami au milieu de la nuit, et qui obtient de lui non tant par amitié que par importunité qu’il se lève, et qu’il lui donne ce qu’il lui demande; il ne nous ordonne autre chose que de nous présenter continuellement devant lui, non pour lui offrir une prière longue et étendue en paroles, mais pour lui exposer simplement notre besoin. C’est ce qu’il exprime cri disant que " les païens s’imaginent qu’à force de paroles ils obtiendront ce qu’ils demandent. C’est pourquoi, " ajoute-t-il, " ne vous rendez pas semblables à eux, car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. " S’il sait ce dont nous avons besoin, dites-vous, pourquoi le lui demander? Ce n’est pas pour l’en instruire, mais pour le toucher; afin que vous acquériez avec lui une divine familiarité par le commerce continuel que vous avez avec lui dans vos prières; afin que vous vous humiliiez devant lui, et que vous vous souveniez souvent de vos péchés.

" Voici donc comme vous prierez : Notre Père qui êtes dans les cieux (9)." Voyez comment il relève d’abord les esprits, et rappelle en notre mémoire toutes les grâces que nous avons reçues de Dieu. En nous apprenant à appeler Dieu " notre Père, " Il marque en même temps (161) par ce seul mot la délivrance des supplices éternels, la justification des âmes, la sanctification, la rédemption, l’adoption au nombre des enfants de Dieu, l’héritage de sa gloire qui nous est promis, l’association à son Fils unique; et enfin l’effusion de son saint Esprit. Car il est impossible à celui qui n’a pas reçu tous ces biens, d’appeler avec vérité Dieu " son Père. " II nous attire donc à. Dieu par deux considérations très puissantes par la majesté de celui que nous invoquons, et par la grandeur des dons que nous en avons reçus. Quand il dit que " Dieu est dans les cieux, " ce n’est pas comme pour le berner et l’y renfermer; mais pour retirer de la terre l’esprit de celui qui prie et pour l’attacher au ciel.

Il nous apprend encore à faire nos prières en commun pour tous nos frères. Car il ne dit pas: Mon père " qui êtes dans les cieux; " mais " notre père, " afin que notre oraison soit généralement pour tout le corps de l’Eglise, et que chacun ne regarde point son intérêt particulier, mais celui de tous. Il bannit aussi par là toutes les aversions, et les inimitiés; il réprime l’orgueil, il chasse l’envie, et il introduit dans les âmes la charité, cette mère divine de tous les biens. Il détruit encore toutes les inégalités et les différences de conditions et d’états, et il égale admirablement le pauvre avec le riche, et le sujet avec le prince; puisque nous nous trouvons tous unis dans les choses les plus importantes et les plus nécessaires, qui sont celles du salut.

En quoi peut donc nous nuire la bassesse de notre naissance selon la chair, puisqu’une autre naissance nous unit tous, sans que l’un ait aucun avantage sur l’autre: ni le riche sur le pauvre; ni le maître sur le serviteur; ni le magistrat sur le particulier; ni le roi sur le soldat; ni le philosophe sur le barbare; ni le plus savant sur le plus simple et le plus ignorant? Car Dieu rend tous les hommes également nobles, lorsqu’il veut bien s’appeler également le père de tous.

Après donc qu’il a représenté à ses disciples cette noblesse et la grandeur de ce don de Dieu; l’égalité qui doit régner entre eux, et la charité qu’ils doivent avoir les uns pour les autres; après qu’il les a relevés de la terre pour les attacher au ciel, voyons ce qu’il leur ordonne de demander. Il est vrai que les premières paroles de cette prière semblaient devoir suffire pour le leur apprendre. Car il est bien juste que celui qui appelle Dieu " son Père, " et un père commun à tous, vive de telle sorte qu’il ne paraisse pas indigne d’une qualité si haute, et qu’il corresponde à l’excellence de ce don par la sainteté de sa vie. Mais Jésus-Christ ne s’arrête pas là, et il ajoute :

" Que votre nom soit sanctifié(9). " C’est une prière digne d’un homme qui vient d’appeler Dieu son Père, de n’avoir rien tant à coeur que la gloire de ce Père, et de mépriser toutes les autres choses en comparaison de celle-là. Car ce mot " soit sanctifié, " veut dire, soit glorifié. Dieu a sa gloire qui est toujours pleine, toujours infinie, et qui demeure toujours la même. Et il commande néanmoins à celui qui le prie de vouloir qu’il soit encore honoré par là sainteté de notre vie. C’est ce qu’il avait déjà dit en ces termes : " Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est dans le ciel. " (Matth. V, 15.) Quand les séraphins louent Dieu, ils ne disent que ces paroles : "Saint; saint, saint. " C’est pourquoi ce mot : " Que votre nom soit sanctifié, " veut dire, qu’il soit glorifié. Daignez, s’il vous plaît, disons-nous à Dieu, régler et purifier notre vie de telle sorte, que tout le monde vous glorifie en nous voyant. C’est là la perfection d’un chrétien d’être si irréprochable dans toutes ses actions, que chacun de ceux qui le voient en rende à Dieu la gloire qui lui est due.

5. " Que votre règne arrive (10)." C’est encore là la prière d’un véritable enfant de Dieu, de ne point s’attacher aux choses visibles, et de ne point estimer les biens présents ; mais de nous soupirer toujours vers son Père, et de désirer les biens à venir. C’est là l’effet d’une bonne conscience, et d’une âme dégagée de la terre. C’était le souhait continuel de saint Paul. C’était ce qui lui faisait dire : " Nous qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous soupirons et nous gémissons en nous-mêmes, attendant l’effet de l’adoption divine, c’est-à-dire la rédemption et la délivrance de notre corps." (Rom. VIII, 43.) Celui qui est brûlé de ce désir ne peut plus s’enfler des avantages de ce monde, ni s’abattre dans ses maux, mais comme s’il était déjà dans le ciel, il n’est plus sujet à l’une et l’autre de ces deux inégalités si différentes.

" Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel (40). " Il y a une admirable (162) suite dans ces paroles. Il nous commande bien de désirer les biens futurs, et de tendre toujours au ciel : mais il veut de plus qu’en attendant cet avenir, nous imitions même sur la terre, la vie des anges dans le ciel. Vous devez, nous dit-il, désirer le ciel et les biens que je vous y prépare; mais je vous commande cependant de faire de la terre un ciel, et d’y vivre, d’y parler et d’y agir comme si vous étiez déjà dans le ciel. C’est cette grâce que vous devez me demander. Quoique vous soyez sur la terre, vous devez néanmoins tâcher de vivre comme ces puissances célestes, puisque vous pouvez tout ensemble être ici-bas, et vivre comme elles. Voici donc ce que nous marquent ces paroles de Jésus-Christ. Comme les anges dans le ciel obéissent librement et toujours avec la même ferveur, comme ils ne sont point inconstants, obéissant dans une occasion et n’obéissant point dans l’autre; mais qu’ils se soumettent toujours et demeurent parfaitement assujettis, parce qu’ils sont "puissants en vertu," dit le Prophète, " pour accomplir les ordres de Dieu (Ps. CII, 20) ;" faites-nous cette même grâce à nous autres hommes, de ne point faire votre volonté en partie, mais de l’accomplir entièrement en toutes choses.

Considérez aussi comment Jésus-Christ nous apprend à être humbles, en nous faisant voir que notre vertu ne dépend pas de notre seul travail, mais de la grâce de Dieu. Il ordonne encore ici à chaque fidèle qui prie de le faire généralement pour toute la terre. Car il ne dit pas: " Que votre volonté soit faite " en moi ou en nous, mais " sur toute la terre; " afin que l’erreur en soit bannie; que la vérité y règne; que le vice y soit détruit; que la vertu y refleurisse; et que la terre ne soit plus différente du ciel. Car si Dieu était ainsi obéi dans le monde, quoique les habitants du ciel soient bien différents de ceux de la terre, la terre néanmoins deviendrait un ciel, et les hommes seraient des anges, parce qu’ils vivraient comme les anges.

"Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour (11). " Comme il vient de dire : " Que votre volonté soit faite sur la terre comme " au ciel, " et qu’il parlait à des hommes environnés d’une chair fragile, sujets à diverses nécessités, et incapables de jouir encore de l’impassibilité des anges, il veut bien nous commander d’accomplir la volonté de Dieu, aussi parfaitement que les anges, mais il condescend en même temps à la faiblesse de notre nature : J’exige de vous, dit-il, la vertu de mes anges, mais non leur impassibilité. La fragilité de votre nature en est incapable, et elle a nécessairement besoin d’une nourriture qui la soutienne.

Mais remarquez combien il veut en nous de spiritualité même dans ce qui regarde le corps. Car il ne nous commande point de lui demander des richesses, ou des plaisirs, ou des habits précieux, ou rien de semblable, mais seulement du pain, et le pain dont nous avons besoin le jour où nous vivons, sans nous mettre en peine du lendemain : " Donnez-nous, " dit-il, " notre pain de chaque jour. " Et non content de cela, il ajoute encore : " Donnez-nous aujourd’hui," afin d’exclure entièrement de nos esprits le soin et l’embarras du jour suivant. Car pourquoi vous tourmenter du soin d’un jour que vous n’êtes pas assuré de voir? Aussi il s’étend plus au long sur ce sujet dans la suite : " Ne vous mettez point en peine du lendemain," dit-il. Car il veut que nous soyons toujours ceints pour le voyage, et tout prêts à prendre notre essor vers le ciel, ne donnant au corps que ce que la nécessité commande.

Mais parce qu’un chrétien ne devient pas impeccable par le baptême, Jésus-Christ nous témoigne encore ici sa tendresse, en nous prescrivant cette prière pour fléchir la bonté de Dieu, et pour lui demander le pardon de vos péchés.

" Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent (12)." Considérez jusqu’où va l’excès de l’amour que Dieu porte aux hommes. Il croit encore dignes du pardon ceux qui l’offensent après avoir été délivrés de tant de maux., et après avoir reçu des grâces si ineffables. Car c’est pour les fidèles que cette prière est faite, comme la coutume de l’Eglise nous le montre, et le premier mot même de cette oraison, puisqu’une personne qui n’est pas encore baptisée ne peut pas appeler Dieu son " Père." Si donc cette prière est pour les fidèles, et s’ils demandent à Dieu le pardon de leurs péchés, il est visible que Dieu ne nous refuse pas, même après le baptême, le remède de la pénitence. S’il n’avait voulu nous persuader cette vérité, il ne nous aurait pas prescrit cette prière. Mais en parlant des péchés, et en nous commandant d’en demander le pardon; en nous apprenant le moyen (163) de l’obtenir par cette voie facile, qui consiste à remettre afin qu’on nous remette; il est clair qu’il a voulu nous montrer par là que les péchés peuvent encore être effacés après le baptême, et que c’est pour nous le persuader qu’il nous commande de prier de cette manière. Ainsi en nous faisant souvenir de nos péchés, il nous inspire des sentiments d’humilité. En nous commandant de pardonner aux autres, il efface de notre esprit le souvenir des injures. En nous promettant de nous pardonner nos fautes, il relève nos espérances. Et en nous rendant les imitateurs de sa douceur et de sa bonté ineffable, il nous élève jusqu’au comble de la sagesse.

Mais voici qui est extrêmement remarquable: puisqu’il avait renfermé dans chacune de ces demandes toute la perfection chrétienne, il y avait compris par conséquent l’obligation de pardonner les injures. Comme en effet l’abrégé de toute la vertu est dans cette parole : "Votre nom soit sanctifié; " ou dans cette autre : " Que votre volonté soit faite sur la terre, comme elle l’est dans le ciel; " ou dans cette faveur qu’il nous donne d’appeler Dieu "notre Père, " on peut dire que toutes ces vertus renferment aussi la nécessité d’oublier les injures que nous avons reçues de nos frères. Et cependant il ne se contente pas de cette recommandation implicite, et pour montrer combien il avait à coeur ce précepte, il en fait un article exprès de la prière qu’il nous prescrit, et quand il l’a achevée, il n’en répète aucun autre que celui-là seul, en nous assurant : " Que si nous ne pardonnons point aux hommes les péchés qu’ils ont commis contre nous, notre Père céleste ne nous pardonnera point aussi les nôtres. "

Ainsi Dieu fait dépendre de nous notre fin, et nous rend maîtres de l’arrêt qu’il doit prononcer un jour. Car afin que, quelque déraisonnable que vous soyez, vous ne puissiez vous plaindre en quoi que ce soit du jugement que Dieu doit prononcer, il veut que vous, qui êtes le coupable, soyez néanmoins le maître de votre sentence. Comme vous aurez jugé de vous, ainsi en jugerai-je moi-même, et si vous pardonnez à un homme comme vous, je vous promets de vous pardonner. Et néanmoins Dieu égale en cela deux choses bien inégales. Car vous pardonnez, parce que vous avez besoin qu’on vous pardonne; mais Dieu fait grâce sans avoir besoin de rien. Vous pardonnez comme serviteur à celui qui est ce que vous êtes; mais Dieu pardonne comme un maître à son esclave. Vous faites grâce, parce que vous êtes chargé de péchés; Dieu fait grâce, étant la sainteté même, incapable de la moindre faute.

Mais il y a encore ici une grande preuve de sa bonté. Car il pouvait absolument vous pardonner vos péchés; mais en ne le faisant qu’à proportion que vous pardonnez aux autres, il vous fait naître mille occasions d’exercer la douceur et la charité. Il vous donne lieu d’éteindre votre colère, et d’étouffer dans votre coeur tout ce qui y pourrait être de brutal et d’inhumain, et il vous apprend à vous unir très étroite. ment avec vos frères, qui font avec vous partie du même corps.

Après cela de quelle excuse vous couvrirez-vous? Direz-vous que votre frère vous a mal. traité sans sujet? C’est ce qu’on suppose, puis. qu’on vous commande de lui pardonner. S’il y avait de la justice dans ce qu’il a fait, il n’y aurait plus de péché. C’est donc son injustice, c’est son péché qu’on vous exhorte de lui pardonner, comme c’est pour des péchés semblables, et pour beaucoup d’autres encore plus grands, que vous demandez à Dieu qu’il vous pardonne. Mais avant même qu’il vous accorde le pardon, il vous fait grâce, en vous commandant de le demander de la sorte, et en vous apprenant ainsi à être doux et charitable envers vos frères. Et de plus il vous promet après cela une grande récompense, en vous assurant qu’il ne vous demandera plus compte d’aucun de vos péchés.

De quel supplice donc serons-nous dignes, si après que Dieu a mis ainsi notre salut en notre pouvoir, nous nous trahissons nous-mêmes, et nous nous perdons volontairement? Comment osons-nous demander à Dieu, qu’il soit doux et indulgent envers nous, puisque dans une chose qui dépend de nous, nous sommes si cruels et si inhumains envers nous-mêmes?

" Et ne nous laissez point succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal, parce qu’à vous appartient la royauté, la puissance et la gloire, dans tous les siècles, Amen (13)." Rien de plus propre à nous faire voir notre bassesse et à rabattre notre présomption que ces paroles qui nous enseignent à ne pas fuir les combats, mais aussi à ne pas nous y jeter de nous-mêmes, C’est ainsi et qu’il nous sera plus glorieux (164) de vaincre, et plus honteux au démon d’être vaincu. Car lorsque nous sommes forcés de combattre, il faut le faire avec fermeté et avec vigueur: mais quand nous n’y sommes point appelés, il faut nous tenir en repos, et attendre le temps du combat, afin de montrer tout ensemble de l’humilité et du courage. Il entend par ce mot, " du mal, " qui signifie aussi " du méchant, " le malin esprit, et il nous exhorte à avoir contre lui une inimitié irréconciliable. Il nous apprend aussi qu’il n’est pas méchant par sa nature. Car la malice n’est pas naturelle à la créature, mais elle vient du choix de la volonté. Jésus-Christ l’appelle absolument " le méchant, " parce qu’il l’est au suprême de gré; et comme, sans avoir jamais reçu de nous la moindre injure, iI nous fait une guerre qui ne connaît pas de trêve, le Seigneur nous fait dire non pas: " Délivrez-nous des méchants, "mais " du méchant; " afin de nous commander de n’avoir point d’aigreur contre nos frères dans les maux que nous en souffrons, mais de tourner toute notre haine sur cet esprit de malice, l’auteur et le principe véritable de tous les maux.

Après nous avoir excités au combat par le souvenir de cet ennemi, et exhortés à fuir la tiédeur et la paresse, il nous encourage de nouveau, et relève nos esprits en nous représentant quel est le roi que nous servons, et nous faisant voir qu’il est lui seul plus puissant que tous: "Car à vous appartient la royauté, la puissance et la gloire. " Si donc la royauté appartient à Dieu, il ne faut rien craindre, puisqu’il n’y a personne qui soit capable de lui résister, et qui puisse lui ravir son pouvoir suprême. Lorsqu’il dit, " la royauté est à vous, " il fait voir que cet ennemi même qui nous attaque, lui est soumis, et que s’il nous fait la guerre, ce n’est que parce que Dieu le souffre. Il est du nombre de ses esclaves, quoique déjà condamné et réprouvé par lui, et quelque furieux qu’il soit, il n’oserait attaquer un homme, s’il n’en avait reçu le pouvoir de Dieu. Que dis-je, qu’il n’oserait attaquer un homme? Il n’osa pas même autrefois entrer dans des pourceaux, sans en avoir reçu auparavant la permission de Jésus-Christ; comme il n’osa non plus toucher aux boeufs et aux brebis du saint homme Job, qu’après que Dieu même lui en eut donné le pouvoir. Quand vous seriez donc mille fois plus faible que vous n’êtes, si vous êtes juste, vous devez avoir toute confiance, ayant un si grand roi, un roi qui peut faire par vous tout ce qu’il lui plaît.

7. " A vous appartient la gloire dans tous les siècles. Amen. " Dieu ne vous délivre pas seulement de vos maux, il peut encore vous donner la gloire. Comme sa puissance est infinie, sa gloire est ineffable, et l’une et l’autre s’étendront dans tous les siècles. Vous voyez combien de choses il nous propose pour nous exciter à combattre, et pour nous inspirer la fermeté et la confiance.

Et pour montrer ensuite, comme je vous l’ai déjà dit, qu’il ne hait rien tant que le souvenir des injures, et qu’il n’aime rien tant que la douceur et la modération qui lui est opposée; après qu’il a achevé cette prière, il reprend cet article, et il nous exhorte, et par la peine dont il nous menace si nous ne le pratiquons, et par la récompense qu’il nous promet, si nous avons soin d’y obéir.

" Car si vous pardonnez aux hommes, votre Père céleste vous pardonnera aussi (14). Mais si vous ne leur pardonnez point, votre Père ne vous pardonnera point (15). " Il parle encore d’un " Père " et d’un " Père céleste, " afin de nous faire rougir de honte, si, ayant un tel Père, nous devenions durs et inhumains comme les bêtes, et si, appelés au ciel, nous n’avions que des pensées basses et terrestres. Ce n’est pas assez d’être enfants de Dieu par la grâce qu’il nous a faite, il faut l’être encore par nos actions. Rien ne nous rend si semblables à Dieu, que la douceur et la charité que nous témoignons envers ceux qui nous outragent avec le plus de malice et de violence. C’est ce qu’il a marqué lui-même, lorsqu’il a dit que Dieu " fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. " C’est pour ce sujet qu’il est indiqué dans tous les articles de cette prière qu’elle doit se faire en commun. " Notre Père, " dit-il, " que votre nom soit sanctifié; que votre royaume arrive; que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel. Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour, et remettez-nous nos dettes; ne nous laissez point succomber à la tentation, et délivrez-nous du mal. " Il veut que nous parlions toujours en commun pour nous apprendre que nous devons être toujours parfaitement unis, sans qu’il nous reste la moindre trace d’animosité ou d’aversion contre notre frère.

Quel supplice donc mériteront ceux qui, (165) après ces préceptes de Jésus-Christ, non seulement ne pardonnent point à leurs ennemis, mais osent même prier Dieu de les en venger, et qui ne craignent pas de combattre sa loi sainte, et ce soin qu’il nous témoigne en tant de manières de prévenir toutes nos divisions, et tout ce qui peut mettre dans nos esprits quelque semence d’aversion ou de haine. Comme il sait que la charité est la racine de tous les biens, il veut retrancher de nous tout ce qui pourrait l’altérer en quelque manière, afin que nous demeurions parfaitement unis, en nous réunissant tous ensemble, comme membres d’un même corps. Car il n’y a personne, non, je le dis encore une fois, il n’y a personne sur la terre, sans excepter père,. mère, ou quelque autre ami que ce soit, qui nous aime autant que Dieu nous a aimés. Il n’en faut point d’autre preuve que les grâces qu’il nous fait tous les jours, et les commandements qu’il nous prescrit.

Que s’il vous semble que es maladies, les misères publiques, et les autres maux dont Dieu nous afflige dans cette vie, ne s’accordent pas avec cette affection si tendre qu’il a pour nous; considérez combien vous l’offensez fous les jours, et vous ne vous étonnerez plus, quand vous en souffririez encore davantage. Vous serez surpris, au contraire, lorsque vous recevrez quelque bien. Mais pour nous, nous nous arrêtons à considérer les différents maux que nous souffrons, et nous ne considérons jamais cette multitude de fautes que nous commettons de jour en jour. De là vient que nous tombons dans la tristesse, et que nous nous abattons aisément.

Que si nous voulions compter exactement, seulement durant un jour, les péchés que nous commettons, nous reconnaîtrions aussitôt que nous mériterions de souffrir encore beaucoup plus que nous ne souffrons. Je ne m’arrêterai pas aux péchés que chacun de vous peut avoir jusqu’ici commis; je ne veux que vous représenter ceux de ce jour. Je ne sais pas en détail tout ce qui se passe chez, vous, cependant le nombre de nos fautes est. si grand, que ceux qui ne les peuvent toutes comprendre, peuvent au moins en connaître une partie par ce que je vais vous dire. Car qui de nous n’a pas été négligent dans ses prières? qui n’a point eu de vanité? qui ne s’est point enorgueilli? qui n’a point médit de son frère? qui n’a point eu de mauvais désir? qui n’a point jeté un regard trop libre? qui n’a point senti quelque émotion et quelque trouble en se souvenant de son ennemi.

Si jusque dans l’église et durant si peu de temps, nous nous sommes rendus coupables de tant de maux, que deviendrons-nous quand nous en serons sortis? Si nous ressentons tant d’orages dans le port, lorsque nous rentrerons au milieu de la mer, je veux dire au milieu du monde et des affaires de ce siècle, comment pourrons-nous nous reconnaître nous-mêmes? Cependant Dieu nous a donné un moyen bien court et bien facile pour nous délivrer de ce poids effroyable de tant de péchés. Car quelle peine, y a-t-il de pardonner à celui qui vous a offensé? Il y a de la peine à nourrir de l’aversion dans son coeur, mais il n’y en a point à pardonner., Car en étouffant notre colère, nous assurons la paix de notre âme, et notre volonté seule suffit pour cela. Il ne faut ni passer les mers, ni faire de longs voyages, ni traverser les montagnes, ni dépenser notre bien, ni lasser notre corps. Il suffit de vouloir, et tout le mal que notre ennemi nous a fait est effacé.

8. Mais si, au lieu de lui pardonner, vous vous adressez à Dieu afin qu’il vous venge de lui, quelle espérance vous restera-t-il de votre salut, puisque tors même que vous devriez fléchir la colère de Dieu, vous l’irritez davantage, et qu’ayant l’apparence d’un suppliant, vous vous expliquez par des paroles qui seraient plus dignes d’une bête farouche que d’un homme, et qui sont comme autant de flèches mortelles que vous donnez au démon, afin qu’il s’en serve pour percer votre âme? C’est pourquoi saint Paul, parlant de la prière, ne recommande rien tant que de pratiquer ce précepte : " Levez au ciel vos mains pures, "dit-il, " sans colère et sans dispute. " (I Thess. II, 5.) Car si, lors même que vous avez besoin de miséricorde, bien loin d’étouffer votre colère, votas en nourrissez le ressentiment, quoi. que ce soit alors vous mettre vous-même le poignard dans le sein: quand pourrez-vous prendre des sentiments plus doux, et quand rejetterez-vous de votre coeur cette humeur maligne qui vous empoisonne et qui vous tue?

Que si vous ne comprenez pas encore la grandeur de ce péché, jugez-en par ce qui se passe parmi les hommes, et vous reconnaîtrez alors combien grand est l’outrage que vous osez faire à Dieu. Bien que vous ne soyez (167) qu’un homme, si quelqu’un venait vous demander pardon, et qu’apercevant son ennemi, lorsqu’il serait à vos pieds, il se levât et vous quittât tout à coup pour aller le tuer, n’est-il pas certain qu’il vous irriterait encore davantage par cette satisfaction si offensante? Jugez par là de ce qui se passe entre Dieu et vous. Vous offrez à Dieu votre prière, vous vous abaissez devant lui, et après cela vous le quittez soudain, pour attaquer votre ennemi par des imprécations sanglantes. Ce n’est pas là prier Pieu, c’est le déshonorer. Vous invoquez contre celui qui vous a offensé Celui qui vous commande de lui pardonner, et vous le priez de faire le contraire de ce qu’il vous ordonne. une vous suffit pas de violer la loi de Dieu; mais pour augmenter votre supplice, vous le priez encore de la violer lui-même. Croyez-vous qu’il ait oublié ce qu’il ordonne? Est-ce avec un homme que vous traitez, qui peut quelquefois manquer de mémoire, ou avec un Dieu qui sait tout, et qui veut qu’on garde ses lois très exactement? Aussi est-il si éloigné de taire ce que vous lui demandez, qu’il ne peut souffrir seulement la demande que vous lui faites, qu’il vous a en horreur, et qu’il vous destine déjà au dernier supplice. Comment donc prétendez-vous obtenir de lui ce qu’il vous commande de fuir avec tant de soin?

Cependant il y a des personnes si insensées, que non seulement elles prient Dieu contre leurs ennemis, niais encore contre les enfants de leurs ennemis, et que dans la fureur qui les possède, elles voudraient les dévorer si cela leur était possible; ou plutôt elles les dévorent en effet. Et ne me dites point que vous n’avez point déchiré avec les dents la chair de ces personnes. Vous les avez déchirées encore plus cruellement par les désirs de votre coeur, lorsque vous avez conjuré Dieu de faire tomber sur elles toute sa colère, que vous avez souhaité qu’elles fussent damnées éternellement, et que toute leur famille pérît avec elles. Quelles plaies sont aussi cruelles? quels traits sont aussi envenimés que ces désirs?

Ce n’est pas là ce que Jésus-Christ vous a appris. Il ne vous a point enseigné à ensanglanter ainsi votre bouche. Vous êtes plus horrible aux yeux de Dieu par ces prières détestables, que vous ne le seriez aux yeux des hommes si vous aviez la bouche pleine du sang et de la chair de vos ennemis. Comment donnerez-vous en cet état le baiser de paix à vos frères? Comment approcherez-vous, du sacrifice? comment pourrez-vous boire le sang de Jésus-Christ ayant le coeur si plein de poison? Quand vous dites : Mon Dieu, étendez ,votre malédiction sur mon ennemi, renversez toute sa famille, qu’il périsse avec tout ce qui est à lui, et que vous lui souhaitez ainsi mille morts, en quoi êtes-vous différent d’un assassin et d’un meurtrier, ou plutôt des bêtes les plus farouches?

9. Bannissons de nous, mes frères, cette fureur et cette manie. Témoignons envers ceux qui nous offensent la, douceur que Jésus-Christ nous commande, afin que nous soyons semblables à notre Père qui est dans les cieux. Nous le serons si nous rappelons en notre mémoire tous les péchés de notre vie, si nous examinons avec soin combien nous offensons Dieu, soit dans notre maison, soit dehors, soit dans les lieux publics ou dans les églises. Quand nous n’aurions point fait d’autre mal, la seule négligence que nous témoignons en ce lieu si saint suffirait pour nous rendre dignes du dernier supplice. Les prophètes font retentir ici leurs divins oracles; tes apôtres nous prêchent, Dieu nous parle lui-même, et notre esprit cependant s’échappe et s’égare, et s’occupe des soins et des affaires du monde.

Nous n’écoutons pas dans l’église la loi de Dieu avec autant de silence et de retenue, que ceux qui assistent aux théâtres, en témoignent pour les édits de l’empereur. Les consuls alors, les sénateurs, les magistrats, et tout le peuple, se lèvent et se tiennent debout pour écouter ce qui se lit avec un profond respect. Si quelqu’un osait faire du bruit et élever sa voix dans ce grand silence, on punirait ce crime de mort, comme étant commis contre la majesté du prince. Et ici lorsqu’on lit publiquement les lettres que Dieu nous écrit du ciel, tout est en tumulte et on n’entend que du bruit de tons côtés. Cependant Celui qui nous écrit ces lettres est bien plus grand que l’empereur; et cette assemblée où on les lit est bien plus auguste que celle de vos théâtres. Il n’y a que des hommes dans ces assemblées; mais celle-ci, les anges s’y trouvent avec les hommes. De plus les prix qui sont promis par ces décrets du ciel à ceux qui seront vainqueurs, sont sans comparaison plus grands que ne sont toutes ces vaines récompenses d’ici-bas.

C’est pourquoi non seulement les hommes, mais les anges, les archanges, tous les chœurs (167) du ciel, et tous les peuples de la terre, doivent rendre ici leur commun hommage à leur commun roi, selon ce commandement exprès que nous en fait l’Ecriture: " Bénissez le Seigneur, vous tous qui êtes ses ouvrages. " (Daniel, III, 30.) Car tous ses ouvrages sont admirables. Ils sont élevés au-dessus de la raison, et l’esprit humain ne les peut comprendre. Les prophètes nous les annoncent tous les jours, et chacun d’eux en relève différemment l’excellence et la grandeur. L’un dit: " Dieu montant en haut a emmené avec lui la captivité même captive, il a fait des dons aux hommes (Ps. XVII, 49);" et: " Le Seigneur est puissant, Dieu est fort dans les armées. "(Ps. XXIII, 8.) L’autre dit : " Il divisera les dépouilles des puissants, parce qu’il est venu pour annoncer aux captifs leur délivrance, et pour rendre la vue aux aveugles. " (Isaïe, XIII, 12.) Un autre chantant la gloire que Dieu a remportée sur la mort, s’écrie: " O mort, où est ta victoire? ô enfer, où est ton aiguillon? "(Osée, XIII, 14.) Un autre prédisant la paix profonde qui régnerait dans le monde dit: " On " brisera les épées pour les employer au fer " des charrues, et on changera les lances en "faux. " (Isaïe, II, 4.) Un autre parlant a Jérusalem lui dit : " Tressaillez de joie, fille de Sion fille de Jérusalem, annoncez partout que votre roi vient vous voir et vous témoigner sa douceur, qu’il est assis sur une ânesse et sur un ânon. " (Zachar. IX, 9.) Un autre prédit son avènement, et dit : " Le Seigneur que vous cherchez viendra, et qui pourra soutenir le jour de son avènement? Tressaillez de joie et bondissez comme de jeunes veaux qu’on a déliés. " (Joël II,2.) Un autre encore s’écrie sur le même sujet avec admiration : " C’est là notre Dieu et il n’y en a point d’autre qu’on puisse lui comparer. "(Deut. IV, 35.) Cependant lorsque nous entendons tant de merveilles, au lieu de trembler dans ce lieu saint, et de croire que nous sommes plutôt dans le ciel que sur la terre, nous faisons du bruit comme si nous étions dans un marché. Nous remplissons de tumulte le temple de Dieu, et nous y passons une grande partie du temps à parler de folies et de bagatelles.

Lors donc que nous sommes si négligents et en public et en particulier, et dans I’Eglise même, et à écouter la parole de Dieu, et dans toutes nos actions grandes ou petites; et que de plus nous faisons tant d’imprécations contre nos ennemis, comment espérons-nous de nous sauver, puisque nous ajoutons à tant de crimes des prières encore plus criminelles? Après cela devons-nous nous étonner s’il nous arrive quelque malheur; et ne serait-ce pas plutôt une merveille s’il ne nous en arrivait pas? Le premier effet semble naturel et ordinaire; et le second est contraire à la raison. Car il serait tout à fait injuste, qu’étant ennemis de Dieu, et l’irritant continuellement, nous jouissions de son soleil, de ses pluies et de tous ses autres biens qui découlent de lui comme de leur source : puisque n’ayant que l’apparence d’hommes, nous sommes en effet plus cruels que les bêtes les plus sauvages; puisque nous nous déchirons les uns les autres et que nous trempons notre langue dans le sang de nos frères. Et cela après avoir mangé avec eux à la table divine et spirituelle; après avoir reçu tant de grâces pour cette vie, et tant de promesses pour être éternellement heureux en l’autre.

Pensons, mes frères, à ces vérités si importantes. Rejetons de nos âmes ce poison mortel, brisons ces chaînes de la haine et de la colère, offrons à Dieu des prières dignes de lui et de nous; et au lieu d’être cruels comme les démons, devenons doux et charitables comme les anges. De quelque manière qu’on nous ait outragés, que le souvenir de nos péchés, et la récompense que Jésus-Christ joint à ce précepte de pardonner aux autres, adoucisse notre esprit, et arrête tous les mouvements de notre colère, afin qu’ayant toujours conservé la pair dans notre coeur pendant cette vie, Dieu nous traite dans l’autre avec autant de bonté, que nous en aurons témoignée envers nos frères. Si ce tribunal d’un Dieu nous épouvante, rendons-le-nous favorable en pardonnant à nos ennemis, et ouvrons-nous maintenant la porte de sa miséricorde, pour paraître alors devant lui avec confiance. Si nous n’avons pu mériter cette grâce en ne péchant point, nous l’obtiendrons, en pardonnant à ceux qui auront péché contre nous. Cette condition est sans doute très avantageuse pour nous, et elle ne nous sera point pénible. Faisons du bien à nos ennemis, et nous amasserons un trésor de miséricorde. Ainsi nous serons aimés non-seulement des hommes, mais de Dieu même, qui nous couronnera enfin, et nous fera jouir des biens éternels que je vous souhaite, par la (168) grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE XX
" LORSQUE VOUS JEUNEZ, NE SOYEZ POINT TRISTES COMME LES HYPOCRITES QUI PARAISSENT AVEC UN VISAGE DÉFIGURÉ, AFIN QUE LES HOMMES CONNAISSENT QU’ILS JEUNENT. JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’ILS ONT DÉJA REÇU LEUR RÉCOMPENSE. — MAIS VOUS, LORSQUE VOUS JEUNEZ, PARFUMEZ VOTRE TÊTE, ET LAVEZ VOTRE VISAGE. — AFIN DE NE PAS FAIRE PARAÎTRE AUX HOMMES QUE VOUS JEUNEZ, MAIS SEULEMENT A VOTRE PÈRE QUI EST PRÉSENT DANS LES LIEUX LES PLUS SECRETS, ET VOTRE PÈRE QUI VOIT CE QU’IL Y A DE PLUS SECRET, VOUS EN RÉCOMPENSERA. " (CHAP. VI, 16, 17, 18 ; JUSQU’AU VERSET 24.)

ANALYSE

I. Comment il faut entendre cette parole : Parfumez vos têtes.

2, Contre la feinte vertu.

3. Combien les richesses sont difficiles à conserver. — Ce que l’œil est au corps, l’âme l’est à l’homme.

4. De quelle manière les richesses deviennent fructueuses.

5.et 6. Qu’il faut tacher de vaincre l’avarice par la foi, et de rendre Dieu le dépositaire de notre bien .- Qu’on doit craindre d’être surpris par le jugement dernier, qui surprendra tout le monde.
 
 

1.Il faut gémir ici, mes frères. Il faut pleurer notre malheur, puisque nous n’imitons pas seulement, mais que nous surpassons même ces hypocrites dont parle Jésus-Christ. Car je sais, et je ne le sais que trop, qu’il y a aujourd’hui plusieurs personnes qui, par une hypocrisie bien différente de celle des pharisiens, ne jeûnent pas comme eux, afin qu’on les voie; mais qui veulent faire croire qu’ils jeûnent lorsqu’ils ne jeûnent pas. Ils allèguent pour excuse une raison qui est pire encore que leur crime, en disant qu’ils affectent de paraître ainsi jeûner, afin de ne scandaliser personne. Pensez-vous bien à ce que vous dites? Quoi ! Dieu vous fait un commandement, et vous nous parlez de scandale? Vous croyez scandaliser le monde, en faisant ce que Dieu commande, et éviter le scandale en le violant? Y a-t-il rien de plus criminel et de plus extravagant que cette excuse? Jusqu’à quand surpasserez-vous en malice les hypocrites mêmes? Jusqu’à quand userez-vous d’une double hypocrisie dans un seul crime, et pratiquerez-vous ce raffinement de malice si ingénieusement inventé par vous? Ne rougissez-vous point de l’expression si forte dont Jésus-Christ se sert en cet endroit, où il ne se contente pas d’appeler ces personnes qui vous ressemblent " hypocrites ", mais où il ajoute: " Qu’ils abattent et décolorent leur visage? " C’est-à-dire, qu’ils le corrompent et le défigurent.

Mais si c’est se défigurer le visage que de vouloir par vanité paraître pâle et blême à cause du jeûne; que dirons-nous, mes frères, du fard, des eaux et des poudres dont les femmes couvrent leur visage pour corrompre les âmes des jeunes gens? Les premiers se contentent de se perdre eux-mêmes : mais celles-ci en se perdant font périr encore ceux qui les regardent. Il faut donc éviter avec un soin égal cette double peste: et c’est pour ce sujet que Jésus-Christ nous commande encore ici, comme il l’avait déjà fait, non seulement de ne point faire voir notre jeûne, mais encore de le cacher.

Remarquez que le Sauveur, en parlant de (169) l’aumône, ne dit pas simplement: " Prenez garde de ne pas faire vos aumônes devant les hommes, " mais qu’il ajoute formellement, " afin d’être vus d’eux; " au lieu que lorsqu’il parle de la prière et du jeûne, il n’ajoute pas cette même circonstance. Pourquoi cela? C’est sans doute parce que souvent nous ne pouvons cacher nos aumônes, quelque désir que nous en ayons; au lieu que nous pouvons toujours garder le secret dans notre jeûne et notre prière. Comme donc lorsqu’en disant:

" Que votre main gauche ne sache pas ce que fait la droite, il ne veut pas qu’on prenne ces paroles à la lettre, mais seulement qu’on ait grand soin de cacher ses aumônes; et comme lorsqu’il nous commande d’entrer dans un lieu secret pour prier, il ne nous oblige point à ne faire nos prières que dans ces lieux retirés, mais seulement à ne pas rechercher les yeux des hommes; de même, lorsqu’il nous dit ici de parfumer et de laver notre visage, il ne faut point entendre ce commandement à la lettre, puisque nous ne l’observons point de cette manière, non plus que ces peuples entiers de solitaires qui vivent sur les montagnes. Ce n’est donc point là ce que Jésus-Christ demande de nous; mais comme les anciens se parfumaient le visage les jours de fête et de réjouissances, ainsi qu’on le voit par David et Daniel, il nous dit de nous parfumer aussi, ce qui ne doit pas s’entendre au pied de la lettre, mais en ce sens que nous devons être attentifs à cacher soigneusement ce précieux trésor du jeûne.

Et pour nous faire voir que c’est de cette manière que doit s’entendre ce commandement, Jésus-Christ a fait lui-même ce qu’il nous a commandé de faire : il a jeûné quarante jours dans le désert, et il n’a ni lavé ni parfumé son visage; et néanmoins sa conduite était exempte de la plus légère ombre d’affectation. Car son dessein principal dans ces paroles, est de nous inspirer un grand éloigne. ment de la vaine gloire. C’est pourquoi il se sert du mot "d’hypocrite " , qui signifie aussi un comédien, afin de nous éloigner de ce vice par deux considérations différentes. La première en nous montrant combien ce vice est ridicule et dangereux pour le salut; et la seconde, en nous faisant voir que ce déguise. ment et cette imposture ne peuvent pas durer longtemps. Un homme qui joue un personnage sur un théâtre, ne peut être estimé que le temps que dure la comédie. Tous même ne l’estiment pas alors, puisque plusieurs de ceux qui le voient, savent très bien qu’il n’est pas en effet ce qu’il paraît être. Mais au moins lorsque la comédie est jouée, il est reconnu de tout le monde pour ce qu’il est. C’est ce qui arrivera indubitablement aux amateurs de la vaine gloire. Plusieurs dès cette heure reconnaissent leur déguisement. On sait déjà qu’ils ne sont pas ce qu’ils paraissent, et qu’ils n’en ont que l’extérieur. Mais ils seront reconnus clairement pour ce qu’ils sont dans ce grand jour où Dieu fera voir à nu les secrets des coeurs.

Jésus-Christ nous montre par cette même parole combien ce commandement qu’il nous fait est doux. Cari! ne nous ordonne pas d’augmenter nos jeûnes et de les rendre plus austères; mais il nous avertit seulement de n’en pas perdre le mérite. Tout ce qu’il y a de pénible dans le jeûne nous est commun avec les hypocrites, puisqu’ils jeûnent en effet; mais ce que Jésus-Christ nous ordonne en cet endroit est extrêmement doux, puisqu’il ne tend qu’à nous empêcher de perdre notre récompense. Il n’ajoute rien à nos travaux; mais il nous en assure le mérite, et sa bonté ne peut souffrir que nous perdions notre couronne comme les hypocrites la perdent.

Ces âmes vaines ne veulent pas imiter ceux qui combattent dans les jeux olympiques, qui voyant devant eux une si grande foule de peuple qui les regarde, et tant de magistrats qui les environnent, négligent néanmoins tout ce monde, et ne tâchent qu’à plaire à celui qui leur promet le prix s’ils sont vainqueurs, quand même sa qualité serait beaucoup moindre que celle des autres. Vous, vous avez des raisons puissantes de ne vouloir que Dieu seul pour témoin de votre victoire, et parce que c’est lui seul qui vous en donne le prix, et parce qu’il est infiniment élevé au-dessus de tous, et cependant vous ne laissez pas de vouloir être vus des autres, qui non seulement ne vous servent pas, mais qui vous nuisent même beaucoup par leur estime et par leurs louanges.

2. Néanmoins Dieu est si bon qu’il semble vous dire : Si vous voulez encore après ce que je vous dis être vus des hommes, je ne m'oppose pas. Attendez un peu; et je vous accorderai ce que vous désirez, d’une manière puis avantageuse et plus éclatante que vous ne (170) l’osez espérer. La gloire que vous recherchez ici des hommes, vous ravit celle que je vous prépare; et en méprisant celle-là, vous vous assurez celle-ci. C’est alors que vous jouirez de tout avec une pleine assurance, mais même avant ce temps vous recevrez dès ici-bas cet avantage si important, de fouler aux pieds toute la gloire des hommes, de vous affranchir du honteux esclavage des ambitieux, et de ne contrefaire pas seulement la vertu, mais de la posséder véritablement.

Que si vous désirez d’être vus des hommes, quand vous seriez dans le fond d’un désert, vous ne laisseriez pas de perdre le fruit de tous vos travaux. N’est-ce pas faire une grande injure à la vertu, que de ne pas la suivre pour elle-même, mais pour être loué seulement de quelques gens du peuple qui vous verront, et de ceux qui ne sont dignes que de mépris? Vous voulez être bon afin que des méchants vous admirent, et vous cherchez pour spectateurs de votre vertu les ennemis mêmes de la vertu. N’est-ce pas imiter celui qui voudrait être chaste, non parce que la chasteté est une chose excellente, mais pour être loué des impudiques? Ainsi vous n’auriez point été ami de la vertu, si elle n’avait point d’ennemis; au lieu que vous devriez l’admirer d’autant plus que ses ennemis eux-mêmes ne peuvent s’empêcher de l’admirer. Il faut donc aimer la vertu pour elle-même, et non point par d’autres considérations. Nous croyons qu’on nous fait injure lorsqu’on ne nous aime pas pour nous-mêmes, mais par des raisons qui ne nous regardent point. Traitez donc au moins la vertu comme vous voulez qu’on vous traite. Aimez-la pour elle-même, et non à cause des autres. N’obéissez pas à Dieu à cause des hommes; mais obéissez plutôt aux hommes à cause de Dieu. Quant vous agissez autrement, quoique vous paraissiez aimer la vertu, vous ne l’aimez pas en effet, et vous irritez autant Dieu, que ceux qui la haïssent et qui la méprisent. Ceux-là l’offensent en ne faisant pas le bien; et vous, vous l’offensez en le faisant mal.

" Ne vous faites point de trésors sur la terre où les vers et la rouille les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent (19). Mais faites-vous des trésors dans le ciel, où " les vers et la rouille ne les mangent point, et où il n’y a point de voleurs qui les déterrent et qui les dérobent (20). " Après que Jésus-Christ a banni de nous la vaine gloire, il en vient ensuite tout naturellement à combattre l’avarice, parce que rien n’entretient tant en nous cette passion que l’ambition et le désir de l’honneur. C’est pour s’attirer cette vaine estime, qu’on veut avoir une foule de valets, des troupes d’eunuques, des chevaux superbes et tout couverts d’or, des meubles somptueux et mille autres semblables folies que les hommes ne recherchent ni pour la nécessité, ni même pour le plaisir; mais seulement pour paraître, et pour donner des marques de leur magnificence et de leurs richesses.

Jésus-Christ nous avait exhortés auparavant à être miséricordieux; mais il montre ici jusqu’où doit aller notre charité en disant : " Ne vous faites point de trésors sur la terre. "Comme il eût été dangereux de commencer d’abord par attaquer ouvertement l’avarice, et par exhorter tout d’un coup les hommes au mépris des richesses, à cause du grand empire que cette passion exerce sur les coeurs, c’est peu à peu et par degrés qu’il attaque cette maladie pour en délivrer les hommes; il entre donc doucement dans les esprits pour leur faire mieux accueillir ce qu’il doit dire. Il se contente d’abord de dire en général : " Bienheureux ceux qui font miséricorde!" Il passe ensuite plus avant : " Soyez, " dit-il, " d’accord avec votre ennemi. " Il ajoute après: " Si quelqu’un veut vous ôter votre robe, donnez-lui aussi votre manteau. " Voici enfin la loi portée dans son absolue perfection. Auparavant il s’était contenté de dire : Si vous voyez qu’on vous menace d’un procès, laissez-vous plutôt ôter votre bien ; car il vaut mieux perdre du bien pour n’avoir point de procès, que d’avoir un procès pour gagner du bien. Ici, sans parler d’ennemi, ni de procès, ni d’aucune violence qu’on nous fasse, il nous commande simplement et absolument de mépriser les richesses, et il montre qu’il fait ce commandement moins pour ceux qui reçoivent la charité, que pour ceux qui la font. De sorte que quand il n’y aurait personne qui nous fît injure, ou qui nous appelât en jugement, nous devrions néanmoins nous porter de nous-mêmes à mépriser les richesses et les donner de bon coeur aux pauvres.

Il use encore ici néanmoins de quelque réserve dans la forme, et il ne dit les choses (171) que peu à peu. Quoiqu’il eût montré en sa personne un si grand exemple de ce mépris des richesses, en rejetant, lorsqu’il fut tenté dans le désert, tous les biens du monde que le diable lui promettait; il ne s’en sert pas néanmoins et n’en parle point, parce que le temps de découvrir ces choses n’était pas encore venu. Il se contente de nous porter à ce mépris par des raisons qu’il propose, et d’agir plutôt en ami qui conseille, qu’en souverain qui commande. Car après avoir dit " Ne vous faites point de trésors dans la terre, " il ajoute: " où les vers et la rouille les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent. " Il montre d’abord combien le trésor qu’il promet dans le ciel surpasse celui qu’on peut amasser sur la terre, soit par la différence du lieu où ces trésors sont en dépôt, soit par l’avantage que l’un a naturellement sur l’autre.

3. Mais il ne s’arrête pas là, et se sert encore d’un autre raisonnement. Il détourne d’abord les hommes de l’avarice par la crainte des maux mêmes qu’ils appréhendent davantage. Car, que craignez-vous? dit-il. Appréhendez-vous que votre bien ne se perde si vous en faites l’aumône? Au contraire, faites l’aumône, et il ne se perdra jamais. Non-seulement il ne se perdra pas, mais il profitera beaucoup. Car il vous acquerra tous les biens du ciel. C’est ce qu’il marque dans la suite. Mais il se contente d’abord de proposer ce qui pouvait avoir le plus de force sur les esprits, savoir, la conservation des trésors. A cette considération, il en ajoute une autre qui était très propre à toucher les coeurs, comme s’il disait : Non-seulement votre bien se conservera si vous le donnez en aumône, mais il périra, au contraire, si vous ne le donnez pas. Et remarquez la sagesse ineffable du Sauveur. Car il ne dit pas Vous laisserez cet argent à vos héritiers, ce qui est une satisfaction pour beaucoup; mais chose terrible, cette consolation, les avares ne l’auront même pas, parce qu’à supposer que les hommes n’y touchent point, il y a autre chose qui ne manquera pas de les détruire, les vers et la rouille. Quoique ce danger ne paraisse rien, il est néanmoins inévitable, et quelque précaution que vous y puissiez apporter, vous ne le préviendrez pas. Quoi donc, me direz-vous, la rouille consumera mon or? Si la rouille ne le consume, les voleurs l’enlèveront. Mais tout le monde a-t-il donc été volé? C’est le sort de la plupart, sinon de tous. Jésus-Christ établit ensuite la même vérité par une autre raison.

" Car où est votre trésor, là est aussi votre coeur (21). " Quand vous éviteriez tous ces malheurs, vous ne laisseriez pas de souffrir un grave dommage de votre honteux attachement aux choses d’en-bas: vous voilà esclave au lieu de libre, déchu des choses du ciel, incapable de tout grand sentiment, ne rêvant qu’argent, qu’usure, que créances, que gain, qu’abjects trafics. Quoi de plus misérable qu’un tel état? Il n’y a point de plus triste servitude que celle d’un homme qui s’assujétit lui-même à cette tyrannie de l’avarice, et, ce qu’il y a de plus mortel, qui foule aux pieds la noblesse et la liberté de l’homme. Tant que vous aurez l’esprit ainsi attaché à vos richesses, quelques vérités qu’on vous annonce, et quelque avis qu’on vous donne pour votre salut, tout vous sera inutile. Vous serez comme ces chiens qu’on attache à des sépulcres, et votre avarice vous y liera plus étroitement que toutes les chaînes. Vous y aboierez contre tout le monde, et vous n’aurez point d’autre occupation que de conserver pour d’autres les trésors que vous gardez. Je vous demande encore une fois s’il n’y a rien de plus misérable que cet état?

Cependant, comme ces choses étaient encore trop relevées pour la faiblesse de ses auditeurs, et qu’ils ne pouvaient aisément comprendre ni le tort qu’ils se faisaient en conservant leur trésor, ni le gain qu’ils retiraient eu le méprisant; mais qu’il fallait avoir l’esprit plus éclairé pour concevoir ces vérités, Jésus-Christ ajoute aussitôt cette maxime claire et constante : " Où est votre trésor, là est aussi votre coeur, " ce qu’il éclaircit après à l’aide d’une comparaison sensible en disant: "La lumière de votre corps, c’est votre oeil. " Voici donc le sens de tout ce passage: N’enfouissez point votre or ni autre chose enterre, puisque agir de la sorte c’est amasser pour les vers, la rouille et les voleurs. Et quand vous éviteriez ces pertes, vous ne pourrez empêcher que votre coeur ne soit l’esclave de cet or que vous aimez, et qu’il ne s’attache à la terre:

" Car où est votre trésor, là est aussi votre " coeur. " Mais mettez votre trésor en dépôt dans le ciel, et vous ne retirerez pas seulement l’avantage d’y devenir heureux un jour, mais, par une récompense anticipée, vous aurez dès cette terre votre conversation dans le ciel, ne pensant plus qu’aux biens qui y sont, (172) et n’ayant plus d’autre soin que de les posséder bientôt, puisque " où est votre trésor, là est aussi votre coeur. " Que si au contraire vous cachez votre or dans la terre, vous y ensevelirez aussi votre âme, et elle deviendra toute terrestre. Et parce qu’il pouvait y avoir quelque obscurité dans ce discours, il l’éclaircit encore beaucoup par la suite.

" Votre oeil est la lampe de votre corps. Si votre oeil est pur et simple, tout votre corps sera éclairé (22). Mais si votre oeil est impur et mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en vous n’est que ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes (23)." Il a recours aux objets sensibles. Comme il vient de parler de l’âme qui devient captive, qui est réduite en esclavage, et que ces idées dépassaient la portée de la multitude, il se tourne vers les choses extérieures, vers les objets qu’on a tous les jours sous les yeux pour éclaircir et continuer son enseignement, se servant du sensible pour faire comprendre l’intelligible. Si vous ne concevez pas encore, leur dit-il, le malheur de cette âme, jugez-en par ce qui se passe dans le corps. Car l’esprit est à l’âme ce que l’oeil est au corps. Vous ne consentiriez certainement jamais à payer par la perte de vos yeux la vaine satisfaction de porter des vêtements d’or et de soie; vos yeux, une fois perdus, quel serait désormais le bonheur de votre vie? Or, l’extinction de la lumière intellectuelle n’a pas de suites moins graves pour l’âme que n’en a pour le corps la perte de la vue; soyons donc conséquents, et si nous prenons tant de soin pour conserver l’oeil qui dirige notre corps, n’en ayons pas moins pour entretenir saine et sauve la raison qui éclaire notre âme. D’où nous viendra désormais la lumière si nous en éteignons en nous le foyer? Comme celui qui arrête la source d’un fleuve en dessèche aussitôt le lit, de même celui qui obscurcit sa raison, plonge aussi du même coup toute sa vie dans les ténèbres. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : " Si la lumière qui est en vous n’est que ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes? " Lorsque la lampe s’éteint, lorsque le pilote se noie, lorsque le général d’armée est pris, quelle espérance reste-t-il aux autres?

4. Jésus-Christ ne s’arrête plus à parler ici des autres maux qui peuvent arriver aux riches: des procès, des disputes et des querelles dont il avait assez parlé en disant: " Prenez garde que votre ennemi ne vous livre au juge et le juge au ministre; " il parle d’autres anaux bien plus effroyables, pour nous éloigner de cette malheureuse passion des richesses. Il n’y a pas d’emprisonnement que l’on puisse comparer au malheur d’être dans les liens de cette funeste maladie. De plus tous les avares ne sont pas toujours exposés à cette première disgrâce, mais ils tombent nécessairement dans les ténèbres intérieures, dont Jésus-Christ ne parle qu’après comme étant le plus grand et le plus inévitable de tous les maux.

Car Dieu nous a donné la raison, afin qu’elle bannisse l’ignorance de nos esprits, qu’elle nous fasse juger équitablement des choses, qu’elle soit comme la lumière qui conduit tous nos pas et comme un bouclier qui nous couvre de tous côtés contre ce qui pourrait nous attrister et nous nuire. Cependant nous foulons aux pieds ce don de Dieu, et nous le livrons pour des choses vaines et superflues. A. quoi servent des soldats couverts d’armes éclatantes d’or, lorsque leur général est pris? A quoi sert un vaisseau orné de magnifiques peintures, lorsque son pilote est submergé dans la mer? A quoi sert un corps bien fait et bien proportionné, lorsqu’il est sans yeux? Il faut que le médecin se porte bien lui-même pour pouvoir guérir les autres. Si donc vous rendez malade votre médecin et que vous le couchiez dans un lit d’or et dans une chambre d’argent, quel service pourra-t-il vous rendre dans votre maladie? Or voilà ce que vous faites pour votre raison, qui est le médecin des maladies de votre âme, lorsqu’après avoir altéré sa santé vous l’enfermez dans le coffre où vous mettez votre or, non-seulement sans profit pour vous, mais au grand détriment, au grand malheur de votre âme.

Et remarquez, je vous prie, que Jésus-Christ excite les hommes à la vertu et les détourne de l’amour des richesses par les raisons mêmes pour lesquelles ils se portent le plus à les désirer. Pourquoi souhaitez-vous les richesses? vous dit-il. N’est-ce pas pour goûter du plaisir et des jouissances? Eh bien! ce n’est pas là ce que vous devez en attendre, mais bien tout le contraire. Car si, lorsque nous perdons les yeux du corps, nous perdons en même temps tous les plaisirs de la vie, que dirons-nous lorsque nous perdons ceux de l’âme? Pourquoi cachez-vous aussi vos biens dans la terre, sinon (173) pour les mieux garder? Et moi je vous dis que c’est le plus court moyen de les perdre.

Il en use ici envers les amateurs des richesses comme il a fait précédemment envers ceux qui jeûnent, qui prient ou qui font l’aumône par vanité. Il a tâché de les corriger de cette passion par le désir même de la gloire dont ils étaient possédés, en leur disant: Pourquoi voulez-vous vous faire voir lorsque vous jeûnez, lorsque vous priez et lorsque vous donniez l’aumône, sinon parce que vous recherchez l’honneur et la gloire? Et moi je vous dis au contraire de ne point faire vos oeuvres en cette vue, parce que vous en recevrez alors la gloire que vous désirez quand le temps en sera venu. Il s’efforce de même ici de guérir l’avare par la raison même qui lui fait plus désirer l’argent. Car quel est votre plus grand désir? lui dit-il. N’est-ce pas que votre argent soit bien gardé, et que vous viviez dans les plaisirs et dans les délices? Et moi je vous promets que si vous voulez mettre votre argent en dépôt où je vous commande de le mettre, je vous en ferai jouir et je vous comblerai de délices pour jamais.

Il fait voir encore plus sensiblement dans la suite les blessures que l’âme reçoit des richesses, en les comparant à des épines qui la déchirent. Et néanmoins ce qu’il dit ici n’est guère moins fort, lorsqu’il représente celui qui est possédé de l’amour du bien, comme un homme qui marche dans une nuit sombre. Car, de même que ceux qui sont plongés dans les ténèbres ne peuvent rien discerner, qu’ils prennent une corde pour un serpent, et que les montagnes ou les rochers les font mourir de peur; de même ces personnes aveuglées par l’avarice, ont pour suspectes les choses le moins à craindre et qui ne font aucune peur à ceux qui voient clair. ils craignent par exemple la pauvreté, et non seulement la pauvreté, mais les moindres pertes qui peuvent leur arriver; et elles leur sont plus sensibles que la dernière nécessité ne l’est aux pauvres.

On a vu même plusieurs de ces riches se pendre pour n’avoir pu supporter une pareille disgrâce. Le mépris paraît à quelques-uns d’entre eux si insupportable, que plusieurs en sont morts de douteur. Leurs richesses les ont rendus mous et lâches, et incapables de souffrir aucune peine, excepté celle qu’impose le soin de ces mêmes richesses. Faut-il garder servilement leurs biens? vous les voyez affronter la mort, les fouets, les outrages, l’ignominie. Et n’est-ce pas un étrange renversement, d’être lâche et sans vigueur lorsqu’il faudrait être courageux; et d’être hardi et impudent, lorsqu’il serait bon d’être timide?

5. Il arrive à ces personnes ce qui arrive à ceux qui dépensent leurs biens avec profusion à des choses superflues. Après avoir consumé ce qu’ils avaient dans des bagatelles, ils se trouvent réduits ensuite à manquer des choses les plus nécessaires. Ils ressemblent encore à ces danseurs de corde qui manient leur corps avec tant d’art, et qui s’exposent à des dangers extrêmes pour voltiger sur une corde, lorsqu’en même temps ils sont les plus lâches et les plus maladroits de tous les hommes pour s’occuper à un travail plus utile et plus nécessaire. Ils marchent sans peur sur une corde tendue en l’air, ils montrent beaucoup de fermeté lorsque tout le monde tremble pour eux. Mais lorsqu’il se présente une occasion pour faire paraître qu’ils ont de l’honneur et du courage, ils sont incapables non seulement de faire une action, mais même de former la moindre pensée d’un homme de coeur. C’est ainsi que les avares, qui peuvent tout et qui font tout pour les richesses, ne peuvent rien, absolument rien pour la vertu.

Comme ceux dont nous venons de parler, passent misérablement leur vie dans une Occupation très dangereuse et en même temps très inutile, de même ces avares sont toujours dans les travaux et dans les dangers, sans en retirer aucun bien solide. Ils sont deux fois aveugles, d’abord parce que la cupidité a éteint en eux la lumière intérieure de l’âme, ensuite parce qu’ils sont plongés dans le nuage épais d’une multitude de soucis grossiers. C’est pourquoi il leur est si difficile de recouvrer la vue. Celui que la nuit toute seule empêche de voir, commence à voir aussitôt que le soleil paraît; mais celui qui est aveugle ne voit rien, lors même que le soleil est dans son midi. C’est là le véritable état des avares. Lorsque le Soleil de justice jette sa lumière de toutes parts, ils n’en peuvent voir la clarté, parce que leur avarice est comme un voile qui couvre leurs yeux. C’est pourquoi ils souffrent comme un double aveuglement; l’un qui leur vient d’eux-mêmes et de leur propre corruption; et l’autre de ce qu’ils ne veulent pas même faire attention au divin Maître.

Pour nous, mes frères, obéissons à Jésus-Christ (174) avec amour et fidélité, afin que nous puissions enfin recouvrer la vue et voir la véritable lumière. Vous me demandez comment vous pourrez voir cette lumière. Je vous réponds que vous n’avez qu’à considérer comment vous l’avez perdue. Qu’est-ce qui vous a aveuglés, sinon cette passion criminelle dont nous parlons? Car l’avarice est comme une humeur maligne qui, se répandant sur vos yeux, y forme un nuage obscur; mais ce nuage peut aisément se dissiper si nous nous exposons aux rayons de la doctrine de Jésus- Christ, et si nous l’écoutons lorsqu’il nous dit : " Ne vous faites point de trésors sur la terre. "

Que me sert, me direz-vous peut-être, d’entendre ce que Jésus-Christ me dit, puisque je suis dominé par l’avarice? Mais je vous réponds que si vous continuez à écouter la parole de Dieu, elle vous délivrera d’une passion si honteuse. Que si vous y demeurez toujours engagés, reconnaissez qu’il y a en vous quelque chose de plus qu’une simple passion. Car qui peut désirer d’être esclave, d’être assujéti à un tyran, d’être entouré de chaînes pesantes, de languir dans les ténèbres, d’avoir l’esprit toujours agité, de souffrir mille peines sans aucun fruit, de garder ses biens pour d’autres, et souvent même pour ses plus grands ennemis? Qu’y a-t-il en cela qu’un homme puisse désirer et qu’il ne doive pas fuir au contraire avec aversion et avec horreur? Peut-on désirer de mettre son trésor en un lieu exposé aux voleurs? Si vous aimez votre argent, mettez-le en un lieu où il ne puisse être dérobé. Mais la conduite que vous tenez est telle qu’il semble que vous ne désiriez pas tant d’être riche que d’être esclave, que d’être misérable, que d’être toujours dans le chagrin et dans les ennuis. Si un homme vous offrait un lieu assuré pour y garder votre bien, vous n’hésiteriez pas, et vous le suivriez pour cela jusqu’au fond d’un désert. Dieu vous offre cette sûreté non dans un désert, mais dans le ciel, et vous ne voulez pas l’écouter. Quand vos trésors seraient ici-bas dans une entière sûreté, vous ne pourriez néanmoins vous empêcher d’en avoir de l’inquiétude. Vous pourriez bien ne les perdre pas, mais vous ne pourriez pas ne point craindre de les perdre. Mais que craignez-vous quand Dieu vous assure? Non-seulement votre or sera en sûreté, mais il profitera même et il se multipliera entre ses mains. Le même argent vous devient en même temps un trésor et une semence. Vous y trouverez même quelque chose de plus que ce que je dis. Car la semence ne demeure plus à celui qui l’a semée; au lieu que votre trésor vous demeurera toujours. Et le trésor ne produit rien dans la terre et ne germe pas, au lieu que celui-ci produit des fruits qui ne périront jamais.

6. Que si vous m’alléguez la longueur du temps, et si vous vous plaignez du délai de la récompense que vous en devez recevoir, je pourrais par avance vous faire voir quels sont les biens que vous recevez dès ce monde. Mais sans m’arrêter à cela, je tâcherai de vous convaincre, par l’état même de cette vie, de la fausseté de ce prétexte dont vous vous couvrez. Car combien préparez-vous de choses en ce monde dont vous ne jouirez jamais? Si quelqu’un vous accusait en cela d’être peu sage, ne lui répondriez-vous pas que vous vous croyez trop bien payé de vos travaux en pensant que vos enfants et les enfants de vos enfants en pourront jouir? Car, lorsque dans la vieillesse la plus avancée vous bâtissez ces maisons magnifiques que votre mort souvent vous empêche d’achever, lorsque vous faites ces plantations d’arbres qui ne porteront du fruit que longtemps après votre mort, lorsque vous achetez des terres et des fonds dont vous ne devez avoir la propriété que plusieurs années après, lorsqu’enfin vous faites tant d’autres choses dont vous ne recevrez aucun fruit, croyez-vous les faire pour vous ou pour ceux qui vous survivront? N’est-ce donc pas une extrême folie de ne compter pour rien en ces sortes de choses la longueur du temps, lors même qu’elle est cause que tous nos travaux périssent pour nous, et de nous décourager ici d’un petit délai qui sert même à augmenter et à nous assurer notre gain, sans qu’il puisse passer à d’autres, et dont nous devons jouir pour jamais?

Considérez d’ailleurs que ce retard n’est pas long. Le jugement de Dieu est à notre porte, et nous ne savons pas si ce ne sera point de notre temps que le monde sera détruit, et que viendra ce grand jour où nous verrons Jésus-Christ assis sur ce tribunal si sévère et si redoutable. Nous en avons déjà vu beaucoup de signes : l’Evangile a été prêché presque par tout l’univers; les guerres, les tremblements de terre, les famines sont arrivées, et ce jour terrible ne peut pas être fort éloigné. (175) Mais vous ne voyez pas ces signes, dites-vous, et je vous réponds que c’est cela même qui est le plus grand de tous ces signes. Personne, du temps de Noé, ne voyait les signes de ce déluge qui était près d’inonder toute la terre; et lorsque les hommes ne pensaient qu’à se divertir, à faire festin, à se marier et à continuer toutes les choses auxquelles ils avaient accoutumé de s’occuper, ils furent tout d’un coup surpris par cette effroyable inondation qui les enveloppa tous. La même chose arriva aux gens de Sodome. Ils vivaient dans l’excès des délices, ils n’avaient pas le moindre soupçon de ce qui allait leur arriver, et c’est alors que le feu du ciel tomba sur eux et les consuma.

Considérons ces exemples, mes frères, et tenons-nous prêts à tous moments à sortir de cette vie. Quand le jour qui réduira tout ce monde en cendre ne serait pas encore si proche, celui de la mort de chacun de nous, soit vieux ou jeune, ne peut être fort éloigné. Quand ce moment sera venu, nous ne pourrons plus trouver d’huile pour nos lampes qui s’éteindront, ni obtenir le pardon que nous demanderons trop tard. Dieu nous rejettera alors, quand Abraham même, quand Noé, quand Job ou Daniel intercéderait pour nous. (Ezéch. XIV, 20.) C’est pourquoi, lorsqu’il nous reste encore du temps, préparons nos lampes, remplissons nos vases d’huile, faisons-nous comme un trésor de confiance, et mettons tout en dépôt dans le ciel; afin que lorsque nous serons dans le besoin, nous le retrouvions pour en jouir éternellement, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXI
" NUL NE PEUT SERVIR DEUX MAÎTRES, CAR OU IL HAIRA L’UN, ET AIMERA L’AUTRE; OU IL S’ATTACHERA À L’UN, ET MÉPRISERA L’AUTRE " CHAP. VI, 24, JUSQU’AU VERSET 28.)

ANALYSE

1. Le Christ nous est utile en supprimant ce qui nous nuit.

2. Des maux qu’enfantent les richesses.

3. Le Nouveau comme l’Ancien Testament emprunte des exemples à l’histoire de la Nature.

4. Que les imparfaits ne doivent pas croire que la perfection soit impossible ; qu’ils doivent s’encourager par l’exemple des autre.
 
 

1. Jésus-Christ dégage peu à peu ses disciples de l’amour du monde. Il diversifie les raisons par lesquelles il tâche de les retirer de l’affection des richesses, et de réprimer en eux cette passion si violente. Il ne se contente pas de ce qu’il leur en a déjà dit, quoiqu’il en ait parlé longuement et fortement. Il y ajoute encore d’autres considérations plus puissantes et plus terribles. Car y a-t-il rien qui nous doive plus effrayer que ce qu’il nous dit ici, que si nous sommes esclaves des richesses, nous cesserons d’être serviteurs de Jésus-Christ? Et qu’y a-t-il au contraire qui nous puisse consoler davantage, que de pouvoir devenir ses véritables amis, en méprisant les richesses au lieu de les aimer?

Remarquez encore ici ce que je vous fais voir si souvent: que Jésus-Christ porte ses disciples à lui obéir par deux raisons différentes, par l’utilité qu’ils y trouvent, et par le mal qu’ils souffriraient s’ils ne lui obéissaient pas. Il nous avertit, comme un sage médecin, des maladies où nous tomberons si nous négligeons ses ordonnances ; et de la santé dont nous (176) jouirons si nous pratiquons ce qu’il nous commande.

Et considérez quel avantage Jésus-Christ nous promet ici, et combien ses préceptes nous sont utiles, puisqu’ils nous délivrent de si grands maux. Le mal que vous causent les richesses, dit-il, n’est pas seulement d’armer contre vous les voleurs, et de remplir votre esprit d’épaisses ténèbres. La plus grande plaie qu’elles vous font, c’est qu’elles vous arracherait de la bienheureuse servitude de Jésus-Christ, pour vous rendre esclaves d’un métal insensible et inanimé. Ainsi elle vous cause le double mal, et de vous rendre esclaves d’une chose dont vous devriez être les maîtres, et de vous retirer de l’assujétissement à Dieu, auquel il vous est très avantageux et très nécessaire d’être soumis. Comme Jésus-Christ avait déjà fait voir la double perte que nous faisons lorsque nous mettons notre argent où la rouille le corrompt, et que nous ne le mettons pas où il demeure incorruptible; il fait voir de même ici dans l’avarice un double mal, qui consiste en ce qu’elle sépare de Dieu et qu’elle nous asservit au démon de l’argent.

Il ne dit pas même d’abord cette vérité à ses disciples. Il les y dispose peu à peu par cette maxime générale: " Nul ne peut servir deux maîtres (24); " c’est-à-dire, deux maîtres qui commandent des choses toutes contraires. Car s’ils ne commandent que la même chose, ils ne sont qu’un maître, comme autrefois " toute la multitude de ceux qui croyaient n’était qu’un coeur et qu’une âme " (Act. IV, 32.) Il y avait plusieurs personnes, et néanmoins la parfaite union des coeurs faisait que plusieurs n’étaient qu’un. Mais Jésus-Christ, insistant sur cette pensée, l’accuse plus fortement, et dit que l’homme non seulement ne servira pas l’un de ces deux maîtres, mais que même il le haïra et détestera. " Car ou il haïra l’un et aimera e l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre (24). "

Il semble que ce dernier membre soit une redite. Cependant ce n’est pas sans raison que la chose est ainsi présentée; le Seigneur veut faire voir qu’il est aisé de passer de l’un de ces deux maîtres à celui qui est le meilleur. Afin que vous ne veniez pas dire: je suis déjà engagé, je suis déjà l’esclave de l’argent, il montre que l’on peut s’en délivrer, et revenir du tyran au roi véritable, comme on l’avait quitté pour s’assujétir au tyran. Il commence donc par dire en général qu’on ne peut servir deux maîtres, pour être plus sûr de trouver dans l’auditeur un juge impartial de ce qu’il avance, un juge qui ne se prononcera que d’après la nature des choses, et ce principe accordé, il se découvre aussitôt, en disant: " Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et l’argent (24). " Tremblons, mes frères, quand nous pensons à ce que nous forçons Jésus-Christ de nous dire, lorsqu’il parle de l’argent comme d’une divinité opposée à Dieu. Si cela est horrible à dire, combien l’est-il plus de le faire, et de préférer le joug de fer des richesses au joug doux et agréable de Jésus-Christ? Mais quoi! me direz-vous, les anciens patriarches n’ont-ils pas trouvé le moyen de servir tout ensemble Dieu et l’argent? — Nullement. — Mais comment donc Abraham, comment Job, ont-ils jeté tant d’éclat par leur vertu? Je vous réponds qu’il ne faut point alléguer ici ceux qui ont possédé les richesses, mais ceux qui en ont été possédés. Job était riche; il se servait de l’argent, mais " il ne servait pas l’argent." Il en était le maître et non l’idolâtre. Il considérait son bien comme s’il eût été à un autre; il s’en regardait comme le dispensateur et non le propriétaire. Il était si éloigné de ravir le bien d’autrui, qu’il donnait le sien aux pauvres: et, ce qui est encore plus grand, il ne se réjouissait pas même d’être riche; il le dit lui-même : " Vous savez si je me suis réjoui de mes grandes richesses. " (Job, III, 25.) C’est pourquoi il ne s’affligea point lorsqu’il les perdit.

Mais les riches de ce temps sont bien éloignés de cet esprit. L’argent est leur maître et leur tyran . Il leur fait payer avec une extrême rigueur le tribut qu’il leur impose, et ils le servent comme les plus lâches et les plus malheureux de tous les esclaves. Cet amour de l’or possède leur coeur, et il s’y retranche comme dans une place forte, d’où il leur impose tous les jours de nouvelles lois, pleines d’injustice et de violence, sans qu’aucun d’eux ose résister. N’opposez donc point de vains raisonnements à la voix de Dieu. Puisque Jésus-Christ a prononcé cet oracle, et qu’il a dit qu’il est impossible de servir deux maîtres, ne dites point que cela se peut. L’un de ces maîtres vous commande de voler le bien d’autrui, l’autre de donner ce qui est à vous. L’un veut que vous soyez chastes, et l’autre que vous soyez impurs. L’un vous porte (177) à la bonne chère, et l’autre vous recommande l’abstinence. L’un vous persuade d’aimer te monde, l’autre vous commande de le mépriser. L’un veut que vous admiriez le luxe et la magnificence des bâtiments, et l’autre que, pleins de mépris pour ces vanités, vous n’aimiez que la beauté de la vertu et de la sagesse. Comment donc pouvez-vous servir tout ensemble ces deux maîtres, puisqu’ils vous commandent des choses toutes contraires?

2. Jésus-Christ donne à l’argent le nom de " maître, " non qu’il soit tel par sa nature, niais parce qu’il le devient par l’esclavage volontaire de ceux qui lui sont assujétis. C’est ainsi que saint Paul appelle le ventre un " Dieu (Phil. III, 49)," pour marquer, non la dignité du tyran, mais la bassesse de ceux qui le servent: service pire que tout supplice, et bleu capable, même avant tout supplice, de châtier celui qui s’y livre. Qu’y a-t-il donc au monde de plus misérable que ceux qui, ayant Dieu pour maître, quittent son joug si doux, pour s’asservir volontairement à ce tyran si cruel, dont l’esclavage leur est si pernicieux, même en cette vie? Car c’est de cet amour et de cette idolâtrie de l’argent que naissent une infinité de pertes, de procès, de querelles, de médisances, de guerres, de travaux, et de ténèbres intérieures et spirituelles; et, ce qui est encore plus à déplorer, c’est que cette servitude Si malheureuse nous ravit encore tous les biens du ciel.

Après que Jésus-Christ a montré par tout ce qu’il vient de dire combien il est avantageux en toute manière de mépriser les richesses, qu’en les méprisant on les conserve, et que cette disposition nous donne la paix du coeur, nous élève à la plus haute vertu, et nous rend fermes et inébranlables dans la piété, il montre maintenant que ce qu’il commande n’est point difficile. Car un sage législateur ne doit pas seulement ordonner des choses utiles, mais tâcher encore de les rendre aisées. Ainsi il ajoute: " C’est pourquoi je vous le dis, ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger, ni d’où vous aurez des vêtements pour couvrir votre corps (25). "

Pour empêcher qu’on ne dise : Mais si nous quittons tout, comment pourrons-nous vivre? il prévient admirablement cette objection. S’il eût dit tout d’abord: " Ne vous mettez point u en peine de la nourriture, " cela eût pu paraître dur. Mais en faisant voir ce que produit l’avarice, il a disposé les esprits à recevoir cet avis. Il ne vient donc pas simplement et sans aucune précaution nous dire: " Ne vous mettez pas en peine. ". Il commence par émettre la raison, puis il énonce le précepte comme une conséquence qui en découle. " Vous ne pouvez, " dit-il, " servir Dieu et l’argent; c’est pourquoi, " ajoute-t-il, " je vous le dis, ne vous mettez point en peine " Qu’est-ce à dire " c’est pourquoi?" de quoi s’agit-il? D’une perte irréparable, non pas seulement d’un dommage d’argent, niais d’un coup mortel à tout ce qu’il y a de plus précieux en vous, je veux dire la perte du salut éternel; puisque ces soucis de l’argent vous séparent du Dieu qui vous a créé, qui prend soin de vous et qui vous aime.

" C’est pourquoi je vous dis: Ne vous mettez point en peine pour votre âme où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger. " Il propose hardiment le précepte dans toute sa force, après qu’il a montré ce que l’on perdait à ne pas le suivre. Il veut que non seulement nous renoncions à notre bien, mais que nous ne nous mettions pas même en peine pour la nourriture la plus nécessaire: " Ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger " Ce qu’il dit, non que l’âme ait besoin de nourriture, puisqu’elle est spirituelle, mais c’est une manière ordinaire dé parler dont il se sert. D’ailleurs, encore qu’elle n’ait pas besoin de nourriture, elle ne pourrait néanmoins demeurer dans un corps qui en manquerait.

Mais lorsque Jésus-Christ interdit ces soins, il ne le fait pas d’une autorité absolue. Il sa sert pour nous le persuader, d’une raison qu’il tire de ce qui se passe en nous-mêmes, et d’autres comparaisons sensibles. " L’âme n’est-elle pas plus que la nourriture; et le corps plus que le vêtement (45)? " Comment donc Celui qui donne ce qui est plus considérable ne donnera-t-il pas aussi ce qui l’est moins? Comment Celui qui a formé la chair dans cette nécessité d’être nourrie, ne lui donnera-t-il pas cette nourriture dont il a voulu qu’elle eût besoin? C’est pourquoi il ne dit pas simplement: " Ne soyez point en peine où vous trouverez de quoi vivre; " mais il ajoute: " pour votre âme et pour votre corps, " parce qu’il voulait appuyer son discours par la comparaison de l’une et de l’autre de ces deux parties (178) qui composent l’homme. Car une fois que Dieu a donné l’âme, elle demeure ce qu’elle est: mais le corps croît tous les jours. Après avoir ainsi fait voir l’immortalité de l’âme et la fragilité du corps il ajoute : " qui d’entre vous peut ajouter à sa taille naturelle la hauteur d’une coudée? " Il ne parle point ici de l’âme parce qu’elle est incapable d’accroissement, mais seulement du corps, qui selon cette parole reçoit son accroissement non de la nourriture, mais de la providence de Dieu; pensée que saint Paul exprime différemment en disant: " Celui qui plante n’est rien, celui qui tu arrose n’est rien, mais tout est de Dieu qui s donne l’accroissement. " (I Cor. III, 7.) Voilà donc les raisons qu’il tire de ce qui se passe dans nous; puis il a recours à des comparaisons tirées d’ailleurs: "Considérez " dit-il " les oiseaux du ciel; ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n’amassent rien dans des greniers; mais votre Père céleste les nourrit. N’êtes- vous pas sans comparaison plus grands "qu’eux? (26) Pour nous empêcher de croire que ces soins que Jésus-Christ nous défend, puissent nous être fort avantageux, il nous en fait voir clairement l’inutilité dans les plus grandes comme dans les plus petites créatures: dans les plus grandes, comme sont notre âme et notre corps; et dans les plus petites, comme sont les oiseaux du ciel. Si sa providence, nous dit-il, témoigne tant de soin pour des êtres qui sont beaucoup moins que vous, comment vous manquera-t-elle? C’est ainsi qu’il parle au peuple assemblé; mais il ne traite pas ainsi le démon. Il repousse sa tentation par une raison bien plus relevée. " L’homme, " lui dit-il, " ne vit pas seulement de pain, mais de toute s parole qui sort de la bouche de Dieu. "(Matth. IV.) Il se contente ici de parler des " oiseaux du ciel " à ce peuple, manière excellente d’exhorter et d’avertir, et qui ne pouvait qu’agir fortement sur ces esprits.

3. Mais quelques impies en sont venus à ce degré de démence, que d’oser trouver à redire dans ces paroles du Sauveur. Il ne devait pas, disent-ils, proposer aux hommes l’exempte des oiseaux, puisqu’il voulait porter les hommes à agir librement et volontairement, au lieu que les oiseaux n’agissent que par l’instinct et le mouvement de la nature. Que répondre à cela sinon que nous pouvons acquérir par la volonté ce que la nature a donné aux oiseaux? Aussi Jésus-Christ, ne dit pas : Considérez que les oiseaux du ciel volent, parce que nous ne pouvons pas les imiter en cela, mais qu’ils n’ont point de soin de leur nourriture, ce que nous pouvons faire aisément si nous le voulons.

L’exemple des saints qui ont vécu selon ce précepte, en est une preuve. Admirable sagesse du divin Législateur qui pouvant nous proposer l’exemple de tant d’excellents hommes, comme de Moïse, d’Elie, de saint Jean, et de tant d’autres, qui ne se sont mis nullement en peine de trouver de quoi se nourrir, aime mieux se servir de celui des oiseaux, comme plus capable de frapper l’esprit de ses auditeurs et de ses disciples. Car s’il leur eût donné ces hommes de Dieu pour modèle, ils lui eussent peut-être répondu qu’ils n’étaient pas encore arrivés comme ces saints, au comble de la vertu. Mais en ne leur proposant que l’exemple des oiseaux, ils ne pouvaient pas s’excuser, et ils devaient plutôt rougir de ne pouvoir pas les imiter.

Il imite encore en ce point l’ancienne loi, qui renvoie quelquefois les hommes à l’exemple de l’abeille, de la fourmi, de la tourterelle, et de l’hirondelle. Et ce n’est pas une petite preuve de la gloire, et de la grandeur de l’homme, de pouvoir imiter par le choix libre de sa volonté, ce que ces animaux font par la nécessité de l’instinct de la nature. Si donc Dieu prend tant de soin des choses qu’il a crées pour nous, combien en prendra-t-il plus de nous-mêmes? S’il veille tant sur les serviteurs, combien veillera-t-il plus sur le maître? C’est pourquoi après avoir dit: " Regardez les oiseaux du ciel, " il n’ajoute point: que ces oiseaux ne s’occupent point à des commerces et à des trafics injustes parce qu’il semblerait n’avoir eu en vue que les hommes les plus méchants et les plus avares ; mais seulement " qu’ils ne sèment et qu’ils ne moissonnent point. "

Quoi donc! me direz-vous, voulez-vous nous empêcher de semer? Jésus-Christ ne défend point de semer; mais il défend d’avoir trop de soin de ce qui est même le plus nécessaire. Il ne défend point de travailler, mais il ne veut pas qu’on travaille avec défiance, et avec inquiétude Il vous promet donc, et il vous commande même de vous nourrir; mais il ne veut pas que ce soin vous tourmente, et vous embarrasse l’esprit. David avait longtemps auparavant marqué cette vérité obscurément (179) " Vous ouvrez votre main, et vous remplissez de bénédiction tout ce qui a vie. " (Psal. CXLIV, V. 16.) Et ailleurs: " Dieu donne aux animaux et aux petits des corbeaux, la nourriture qu’ils lui demandent. " (Ps. CXLVI, 16.)

Vous me direz, peut-être, quel est l’homme qui puisse s’exempter de ces soins? Ne vous souvenez-vous point de tant de justes que je viens de vous nommer? Ne savez-votas pas encore que le patriarche Jacob sortit nu de son pays et qu’il dit: " Si le Seigneur me donne du pain pour manger et des habits pour une " couvrir, " etc. (Gen. XXVIII, 20.) Ce qui marque assez qu’il n’attendait point sa nourriture de ses soins, mais de Dieu seul. C’est ce que les apôtres ont fait depuis en quittant tout et ne s’inquiétant de rien. On a vu ces cinq mille personnes ensuite, et ces trois mille autres pratiquer la même chose. Si après toutes ces raisons et tous ces exemples, vous ne pouvez vous résoudre à vous décharger de ces soins qui sont comme des chaînes qui vous accablent; reconnaissez au moins combien ils vous sont inutiles, et que cette inutilité vous porte à vous en dégager. " Car qui est celui d’entre vous qui puisse avec tous ses soins ajouter à sa taille naturelle la hauteur d’une coudée (27)?" Il se sert de la comparaison d’une chose claire, pour en faire comprendre une qui est obscure et cachée. Comme avec tous vos soins, dit-il, vous ne pouvez faire croître votre corps, vous ne pouvez de même avec toutes vos inquiétudes, quelque nécessaire que vous les croyiez, vous assurer votre nourriture. Ceci nous fait donc voir que ce ne sont point nos soins particuliers, mais la seule providence de Dieu qui fait tout dans les choses mêmes où nous paraissons avoir plus de part : que si Dieu nous abandonnait, rien ne nous pourrait soutenir; et que nous péririons avec tous nos soins, toutes nos inquiétudes, et tous nos travaux.

4. Ne disons donc point, mes frères, que ces commandements de Dieu sont au-dessus de nos forces, et impraticables. Il y a encore aujourd’hui, par la miséricorde de Dieu, plusieurs personnes qui les accomplissent. Si vous l’ignorez, je ne m’en étonne pas, puisque Eue croyait être seul, lorsque Dieu lui dit : "Je me suis réservé sept mille hommes, qui n’ont point fléchi le genou devant Baal. " (III Rois, VIII, 13.) Cet exemple doit nous convaincre qu’il y en a encore aujourd’hui qui mènent une vie apostolique, et qui imitent les premiers chrétiens, dont il est parlé dans les Actes. Si nous ne le croyons pas, ce n’est pas que cette vertu si excellente ne se trouve encore en plusieurs; mais c’est qu’elle est trop disproportionnée à notre faiblesse et à notre esprit. Nous sommes semblables en cela à un homme sujet au vin, qui ne. peut croire qu’il y en ait qui non-seulement n’en boivent point, mais qui ne boivent même de l’eau qu’avec réserve et avec mesure, comme tant d’excellents solitaires dans les déserts; ou bien nous ressemblons à un impudique qui ne peut croire qu’on puisse vivre dans le célibat, et demeurer toujours vierge; ou à un voleur qui accoutumé à ravir le bien d’autrui, ne peut comprendre comment on peut donner aux autres le sien propre. C’est ainsi que ceux qui sont déchirés tous les jours de mille soins, ne peuvent croire qu’il y en ait plusieurs qui en soient exempts, et qui vivent dans une profonde paix.

Il nous serait donc aisé de faire voir, par l’exemple de ceux dont la vie est encore aujourd’hui conforme à cette règle qui nous est prescrite dans l’Evangile, combien de chrétiens ont suivi autrefois cet excellent précepte de Jésus-Christ. Mais pour vous, mes frères, il vous suffit d’abord d’apprendre à n’être point avares, de savoir que l’aumône est une vertu très agréable à Dieu, et que vous devez faire part de vos biens aux pauvres. Ces premières pratiques de piété vous conduiront peu à peu à un plus haut degré de vertu. Commençons donc par retrancher ces magnificences superflues; contentons-nous d’une juste médiocrité, et ne pensons à acquérir du bien, que par un travail et un emploi légitime.

Nous voyons que saint Jean ne recommandait d’abord aux publicains et aux soldats, que de se contenter de leurs gages. Son zèle eût bien voulu passer plus loin, et les élever à une plus haute perfection; mais comme ces hommes n’en étaient pas encore capables, il use de condescendance et se contente de leur proposer ces avis pour ainsi dire tout élémentaires; s’il avait voulu leur donner les enseignements les plus hauts, ils n’auraient pas même tenté de suivre ceux-ci, et ils auraient peut-être encore manqué à ceux-là. C’est ainsi que nous tâchons de vous faire entrer d’abord dans les exercices les plus bas et les plus faciles de la vertu. Nous savons que l’état des parfaits qui renoncent à tout et qui ne possèdent rien, est au-dessus de (180) vos forces, et que cette haute vertu est aussi éloignée de vous, que le ciel l’est de la terre. Exerçons-nous donc au moins à pratiquer les commandements les plus faciles, et nous y trouverons la consolation et le salut de nos âmes.

Il s’est trouvé même. des philosophes grecs, qui ont fait ce que je vous dis, et qui ont quitté tout leur bien, quoique par un mouvement qui n’était pas celui qu’il fallait. Mais pour vous, je me contenterai que vous fassiez de grandes aumônes; nous arriverons bientôt à la perfection de la vertu, si nous y montons par ces degrés. Que si nous ne faisons pas même ces premiers pas, quelle excuse nous restera-t-il si, étant obligés d’être plus justes que les justes de l’ancienne loi, nous le sommes moins que les philosophes païens? Que serait-ce si, devant être des anges et des enfants de Dieu, nous ne nous conservons pas même la qualité d’hommes? Car ce n’est plus garder la douceur d’un homme, que de ravir le bien d’autrui. C’est imiter la cruauté des bêtes les plus farouches, et la passer même en quelque sorte. Les bêtes ne suivent que l’instinct que la:nature leur donne. Mais nous, après avoir été honorés de la raison, nous violons la nature même, et nous dégénérons de l’excellence de l’homme dans la bassesse des bêtes.

Considérons sérieusement, mes frères, quelle est cette haute vertu que Jésus-Christ nous propose en cet Evangile; et si nous ne pouvons pas y atteindre, efforçons-nous au moins d’y faire quelque progrès. C’est ainsi que nous nous délivrerons des supplices à venir, et que nous avançant de degré en degré, nous monterons jusqu’au comble de tous les biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXII
"POURQUOI DE MÊME VOUS METTEZ-VOUS EN PEINE POUR LE VÊTEMENT CONSIDEREZ COMMENT CROISSENT LES LIS DES CHAMPS. ILS NE TRAVAILLENT POINT, " ETC. (CHAP. VI, 28, JUSQU'A LA FIN DU CHAPITRE.)

ANALYSE

1. La beauté de la création proclame la sagesse de Dieu.

2. Dieu qui donne ce qui paraît superflu donnera à bien plus forte raison le nécessaire.

3. C’est par le secours de Dieu que nous faisons tout le bien que nous faisons.

4. Comment il faut comprendre le mot : Malitia dans cette parole : sufficit diei malitia sua.- Est-ce une consolation que le délai du supplice de l’enfer.

5. Il n’est pas de péché qui ne cède à la pénitence; des conditions d’une véritable prière.

6. Excellent modèle de la prière de la Chananéenne.
 
 

1. Après que Jésus-Christ a parlé de la nourriture la plus nécessaire, et qu’il a montré qu’il ne fallait s’en point mettre en peine, il passe à ce qui est moins important, puisque le vêtement n’est pas si nécessaire que la nourriture. On demandera peut-être pourquoi il ne rapporte pas encore ici l’exemple des oiseaux, et d’où vient qu’il ne parle point du paon, ou du cygne. Ou de la brebis, qui pouvaient lui fournir de nombreuses comparaisons. Il cite le lis afin de nous toucher plus fortement par le contraste qu’il nous fait voir entre une vile herbe, et l’extrême magnificence dont Dieu s’est plu à la décorer. C’est pourquoi, poursuivant son (181) raisonnement, il ne dit plus " un lis," mais " le foin des champs. " Ce terme ne lui suffit même pas, il en ajoute un autre qui exprime encore plus fortement la vileté. " Le foin des champs qui est aujourd’hui, et qui demain, " non seulement ne sera plus; mais, ce qui est beaucoup plus expressif, "sera jeté dans le four. " Et il ne dit pas simplement: "Que Dieu le pare, " mais " s’il le pare de la sorte. "

Voyez-vous que d’expressions vives et fortes? Le Sauveur les emploie pour faire une plus grande impression dans l’esprit de ceux qui l’écoutent. C’est toujours avec la même pensée qu’il conclut en disant: " Combien plus le fera-t-il pour vous? " Cette parole est d’une emphase énergique ; et ce mot " vous " dans la bouche du Sauveur montre bien ce que vaut l’homme et l’attention qu’il mérite : c’est comme s’il disait: Vous à qui Dieu a donné une âme raisonnable, dont il a formé le corps, pour qui il a fait le ciel et la terre, à qui il a envoyé ses prophètes et donné sa loi, qu’il a comblé de tant de biens, pour qui il a livré son Fils unique, et à qui il a donné enfin avec lui, la plénitude de ses bénédictions et de ses grâces.

Mais après le souvenir de tant de dons, il fait à ses auditeurs une réprimande en les appelant " hommes de peu de foi. " Tel est le sage conseiller, il joint toujours le reproche à l’exhortation, pour opérer plus sûrement la persuasion. Le Seigneur, par ces paroles, ne nous apprend pas seulement à ne nous inquiéter d’aucune chose, mais encore à n’être point touchés de la beauté et de la magnificence des vêtements. A l’herbe l’éclat de la parure, au gazon la beauté, nous dit-il, ou plutôt le foin de la prairie vaut encore mieux que son splendide vêtement. Pourquoi donc vous enorgueillir de choses dans lesquelles une simple plante l’emporte sur vous de beaucoup?

Mais remarquez comment Jésus-Christ adoucit tout d’abord ce précepte par l’opposition des contraires, puisqu’il semble n’y porter les hommes, que pour les délivrer de la chose du monde qu’ils craignent le plus. Car après avoir dit : " Considérez comment croissent les lis des champs, " il ajoute : " Ils ne travaillent point ni ne filent point. " De sorte que c’est afin de nous délivrer de nos peines qu’il nous fait ce commandement. Ainsi on ne doit pas dire qu’il y a de la peine à suivre ce précepte, mais qu’au contraire il y en a à ne le pas suivre. De même qu’en disant " que les oiseaux ne sèment point, " Jésus-Christ n’a pas prétendu nous défendre de semer, mais seulement de nous absorber dans cette préoccupation; de même ici, lorsqu’il dit que " les lis ne travaillent, ni ne filent point, " ce n’est pas le travail qu’il condamne, mais seulement l’agitation inquiète. " Et cependant je vous déclare que Salomon même dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux (29). " Ainsi, selon la parole de Jésus-Christ, tout ce grand éclat de Salomon a cédé à celui des lis. Et on ne peut pas dire que sa magnificence a quelquefois égalé la beauté des lis, et que quelquefois aussi l’éclat des lis l’a surpassée; puisqu’il est marqué expressément qu’il n’a jamais été vêtu comme le lis " dans toute sa gloire, " c’est-à-dire qu’il n’y a eu aucun jour de son règne, où il ait été paré comme un lis. Que s’il n’a pu égaler dans sa magnificence la fleur du lis, il n’a point non plus égalé les autres fleurs, mais il leur a cédé à toutes, puisque leur beauté vive et naturelle passe autant toutes les broderies d’or et de soie, que la vérité passe le mensonge. Si donc le plus magnifique de tous les rois doit reconnaître ici qu’il est vaincu ! comment prétendez-vous par tout votre luxe, je ne dis pas surpasser le lis, mais approcher seulement de la beauté de la moindre fleur?

Jésus-Christ nous avertit donc ici de ne point rechercher cette sorte d’éclat. Or, semble-t-il nous dire, voyez la fin de cette fleur; après le triomphe remporté par sa beauté, elle est jetée au four. Que si Dieu prend un tel soin de choses de si peu d’importance et de prix, comment pourrait-il oublier l’homme, qui est la plus excellente de ses créatures?

Vous me demanderez peut-être, pourquoi Dieu a donné tant de beauté à ces fleurs? Je vous réponds que c’est pour nous montrer sa sagesse et sa puissance, et pour nous faire admirer en toutes choses la magnificence de sa gloire. Car ce ne sont pas seulement "les cieux qui racontent la gloire de Dieu. " (Ps. XVIII, 4.) La terre le fait aussi comme le montre David lorsqu’il dit: " Louez le Seigneur, vous " arbres fruitiers, et tous cèdres. " (Ps. CXLVIII, 40.) Les uns, par la douceur de leurs fruits, les autres par la grandeur de leurs branches, les autres par une beauté particulière, publient la gloire de leur Créateur. Dieu ne pouvait mieux nous faire voir les richesses infinies de (182) sa puissance et de sa sagesse, qu’en répandant ainsi tant de beauté sur les choses les plus basses, puisqu’il n’y a rien de plus vil que ce qui est aujourd’hui, et qui cessera d’être demain.

Que si Dieu donne à ces herbes ce qui ne leur était point nécessaire, puisque cet éclat qu’elles ont ne sert nullement à nourrir le feu qui les brûle; comment vous refuserait-il à vous ce qui vous est nécessaire? Après avoir paré les moindres choses de tant d’ornements superflus, seulement pour montrer sa toute-puissance, comment vous négligerait-il, vous, qui êtes le chef-d’oeuvre de ses créatures? Comment vous refuserait-il ce qui vous est nécessaire pour le soutien de la vie? Après donc qu’il a ainsi montré aux hommes jusqu’où s’étend sa providence, il juge à propos de les réprimander, mais il ne le fait qu’avec beaucoup de retenue, et au lieu de les appeler des gens sans foi, il se contente de les appeler des "hommes de petite foi. "

2. " Si donc Dieu a soin de vêtir de la sorte une herbe des champs, qui est aujourd’hui et que demain on jettera dans le four, combien plus le fera-t-il pour vous, hommes de peu de foi (30)? " Celui qui dit ces paroles, est celui-là même qui fait toutes choses: " Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait. " (Jean, I, 3.) Cependant il ne dit pas comme Créateur. Il lui suffisait pour un temps de montrer son autorité en disant à chacun de ses commandements: " Il a été dit aux anciens, etc., mais moi je vous dis. " Ne vous étonnez donc pas après cela qu’il se cache dans la suite, et qu’il parle si humblement de lui-même. Il n’a point d’autre but maintenant que de proportionner sa parole à la faiblesse de ceux qui l’écoutent, et de témoigner partout qu’il n’est pas un ennemi de Dieu, et qu’il s’accorde parfaitement en toutes choses avec son Père.

C’est ce qu’il observe particulièrement dans ce long sermon sur la montagne. Il y parle constamment du Père. Il relève partout sa providence, sa sagesse et sa bonté qui s’étend généralement sur toutes choses, et qui veille autant sur les plus petites que sur les plus grandes. Quand il défend " de jurer par Jérusalem, " il l’appelle "la ville du grand roi." Quand il " parle du ciel, " il dit, " que c’est le "trône de Dieu. " Quand il parle de la conduite et du gouvernement du monde, il l’attribue tout à Dieu: " Il fait, " dit-il, " lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. " Il apprend de même à la fin de la prière qu’il a enseignée, que toute grandeur est à Dieu, en disant: " Que le royaume, que la puissance "et que la gloire sont à lui. " De même ici lorsqu’il veut montrer sa providence, et marquer combien elle est admirable dans les moindres choses : " Celui, " dit-il, " qui a soin de vêtir de la sorte une herbe des champs, " etc. Il ne le nomme jamais "son père;" mais seulement leur père; afin de les toucher et de les toucher par cet honneur, et de ne point exciter leur indignation, lorsqu’il appellerait Dieu son père.

Si donc, mes frères, il ne faut pas se mettre en peine des choses les plus nécessaires, comment excusera-t-on ceux qui s’empressent tant pour les superflues? ou plutôt, comment excusera-t-on ceux qui perdent même le dormir pour voler le bien des autres? " Ne vous mettez donc point en peine en disant: Où aurons-nous de quoi manger, de quoi boire, de quoi nous vêtir (31), comme font les païens qui recherchent toutes ces choses (32)?" Jésus-Christ fait encore ici un reproche à ses disciples, et il leur fait voir qu’il ne leur commande rien de fort difficile. Il disait auparavant: " Si vous aimez ceux qui vous aiment, vous ne faites rien d’extraordinaire, puisque les païens en font autant, " et il stimulait ainsi ses disciples et les excitait à une plus haute vertu par la comparaison qu’il faisait d’eux avec les païens : il se sert encore ici de ce même exemple pour leur faire voir qu’il n’exigeait d’eux qu’une conduite très juste et très raisonnable. Car si nous devons être plus justes que les scribes et que les pharisiens, que ne mériterons-nous point, si, bien loin d’être plus justes que les juifs, nous nous rendons semblables aux païens, et si nous n’avons pas plus de confiance en Dieu qu’ils n’en ont? Mais après leur avoir fait cette réprimande pleine de sévérité et de force pour les réveiller de leur assoupissement, et pour leur imprimer une honte salutaire, il les console ensuite en disant : " Votre Père sait que vous avez besoin de toutes ces choses (32). " Il ne dit pas, Dieu sait; mais " votre Père sait, " afin que ce mot de " Père" les fît entrer dans une confiance plus ferme et plus assurée. Car si vous avez un père, leur dit-il, et un père tel (183) que Dieu, il ne pourra pas sans doute vous laisser souffrir les dernières extrémités, puisque les pères d’ici-bas n’ont pas cette dureté à l’égard de leurs enfants.

Il joint à ceci une autre raison: " Vous avez besoin, " dit-il, " de toutes ces choses; " comme s’il disait: ce ne sont pas là des choses superflues, et dont Dieu puisse vous laisser manquer, lui qui ne dédaigne pas de donner aux fleurs des embellissements si peu nécessaires. Je sais que ces choses dont je vous défends le soin sont les plus nécessaires à la vie. Nais cette nécessité que vous regardez comme un motif légitime de souci, j’estime au contraire que c’est elle qui doit vous affranchir de tout souci. Vous dites : je dois me mettre en peine de ces choses parce que je ne puis m’en passer; et moi je vous dis au contraire, que c’est pour cela même que vous ne vous en devez point mettre en peine, parce qu’elles sont nécessaires. Quand elles seraient superflues, vous ne devriez pas même alors concevoir de défiance, mais espérer que la bonté de Dieu ne laisserait pas rie vous les donner. Mais du moment qu’elles sont nécessaires, vous ne devez pas avoir le moindre doute qu’il ne vous les donne. Quel est le père qui refuse à ses enfants ce qui leur est le plus nécessaire pour la vie? C’est donc parce que cela est nécessaire que Dieu vous le donnera nécessairement. C’est lui qui a fait la nature humaine, et il en connaît parfaitement les besoins.

Vous ne pouvez pas dire : Il est vrai que Dieu est notre père, et que ces choses sont entièrement nécessaires; mais il ne sait peut-être pas qu’elles nous manquent. Car puisqu’il connaît la nature, qu’il l’a créée, qu’il l’a faite ce qu’elle est, il est évident qu’il sait mieux ses besoins que vous-même qui les souffrez. C’est lui-même quia voulu que vous fussiez sujet à ces besoins, il n’ira donc pas contredire ce qu’il a voulu, en vous imposant d’un côté cette nécessité impérieuse et en vous ôtant de l’autre les moyens d’y satisfaire.

3. Donc, mes frères, bannissons tous ces soins qui ne servent qu’à nous torturer l’esprit inutilement. Puisque, soit que nous nous inquiétions ou que nous ne nous inquiétions pas, c’est Dieu seul qui nous donne toutes ces choses et qui nous les donne d’autant plus que nous nous en inquiétons moins, à quoi nous serviront tous nos soins, qu’à nous tourmenter et nous faire souffrir en pure perte ?

Celui qui est invité à un festin magnifique, ne se met pas en peine s’il y trouvera de quoi manger : et celui qui va à une source, ne s’inquiète point s’il y apaisera sa soif. Puis donc que nous avons la providence de Dieu, qui est plus riche que les plus magnifiques festins, et plus inépuisable que les sources les plus profondes, ne concevons ni inquiétude ni défiance. D’ailleurs nous allons trouver, dans les paroles qui suivent, un nouveau sujet de confiance.

" Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît (33). " Après avoir dégagé nos âmes du soin de toutes choses, il nous avertit de tendre au ciel. Il était venu pour anéantir tout ce qui était vieux et pour nous rappeler à notre véritable patrie. C’est pourquoi il tâche par tous les moyens de nous dégager des choses superflues et de nous délivrer des soins de la terre. C’est dans ce dessein qu’il nous avertit de nous garder d’imiter les païens, qui se mettent en peine de ces sortes de choses, dont tous les soins se bornent à la vie présente, qui n’ont aucun souci de l’avenir, ni aucune pensée des biens du ciel. Pour vous, mes disciples, leur dit-il, ce n’est pas là à quoi vous devez tendre. Vous avez un autre objet et une autre fin. En effet, nous ne sommes pas nés pour boire, pour manger et pour nous vêtir; mais pour plaire à Dieu et pour mériter les biens éternels. Comme donc ces besoins présents doivent tenir le dernier lieu dans nos pensées, qu’ils tiennent aussi le dernier rang dans nos prières.

"Cherchez, dit-il, premièrement le royaume et la justice de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît. "II ne dit pas seulement : " Vous seront données, mais vous seront données comme par " surcroît," pour montrer qu’il n’y a rien dans les dons qui regardent cette vie, qui mérite d’être comparé avec les biens à venir. C’est pourquoi il n’ordonne point qu’on lui demande ces choses, mais qu’on lui en demande de plus importantes et qu’on espère de recevoir en même temps celles-ci, "comme par surcroît. " Cherchez les biens à venir et vous recevrez les biens présents. Ne désirez point les choses d’ici-bas et vous les posséderez infailliblement. Il est indigne de vous, d’importuner votre Seigneur pour des sujets qui le méritent si peu. Vous vous abaissez honteusement, si lorsque vous ne devez être occupés (184) que des biens ineffables de l’autre monde, vous vous consumez dans les vains désirs des choses qui passent. Pourquoi donc, me direz-vous, Jésus-Christ nous commande-t-il de lui demander notre pain? — Oui, Jésus-Christ nous commande cela, mais en ajoutant " notre pain de chaque " jour; " et en marquent expressément, donnez -nous " aujourd’hui." Il fait ici la même chose : " C’est pourquoi ne vous mettez point en peine pour le lendemain; car le lendemain se mettra en peine pour soi-même. A chaque jour suffit son mal (34). " Il ne dit pas généralement: " Ne vous mettez point en peine;" mais il ajoute, " pour le lendemain; " nous donnant par ces paroles la liberté de lui demander les besoins du jour présent et bornant en même temps tous nos désirs aux choses les plus nécessaires. Car Dieu nous commande de lui demander ces choses, non parce qu’il a besoin que nous l’en avertissions dans nos prières, mais pour nous apprendre que ce n’est que par son, secours que nous faisons tout ce que nous faisons de bien, pour nous lier et comme pour nous familiariser avec lui par cette obligation continuelle de lui demander tous nos besoins. Remarquez-vous comment il leur donne la confiance qu’il ne les laissera pas manquer des choses nécessaires, et que Celui qui leur donne si libéralement les plus grandes choses, ne leur refusera pas les plus petites ? Car je ne vous commande pas, leur dit-il, de ne vous mettre en peine de rien, afin que vous deveniez misérables et que vous n’ayez pas de quoi couvrir votre nudité, mais c’est afin que vous soyez dans l’abondance de toutes choses. Rien sans doute n’était plus propre à lui concilier les esprits que cette promesse. Ainsi comme en les exhortant à ne point rechercher une vaine gloire dans leurs aumônes, il les y porte en leur promettant une autre gloire plus grande et plus solide : " Votre Père, " dit-il, " qui voit en secret, vous en rendra la récompense devant tout le monde ; " de même il les éloigne du soin des choses présentes, en leur promettant qu’il satisfera d’autant plus à tous leurs besoins, qu’ils se mettront moins en peine de les rechercher. Je vous défends, leur dit-il, de vous inquiéter, de ces choses, non afin qu’elles vous manquent; mais au contraire afin que rien ne vous manque. Je veux que vous receviez toutes choses d’une manière digne de vous et qui vous soit véritablement avantageuse. Je ne veux pas qu’en vous bourrelant vous-mêmes d’inquiétude, en vous laissant déchirer à mille soucis, vous vous rendiez indignes des secours du corps aussi bien que de ceux de l’âme, et qu’après avoir été misérables en cette vie, vous perdiez encore la félicité de l’autre.

4. " Ne vous mettez donc point en peine pour le lendemain. Car à chaque jour suffit son mal; " c’est-à-dire son affliction et .sa misère. Hélas! ne vous suffit-il pas de manger " votre pain à la sueur de votre visage? " Pourquoi chercher dans l’inquiétude encore un nouveau tourment, vous qui devez même être affranchi de Celui-là? Ce mot de " mal, " ne signifie donc pas malice ou malignité; Dieu nous garde de cette pensée! mais il signifie le travail, les afflictions et les misères. Nous voyons encore d’autres endroits dans l’Ecriture où ce mot de " mal," se prend en ce même sens : " Il n’y a point de mal dans la ville que le Seigneur n’ait fait." (Amos, III, 6.) Ce que le Prophète n’entend point de l’avarice ou des rapines, ou des autres vices semblables; mais des plaies dont Dieu avait frappé les habitants: " C’est moi, " dit-il encore, " qui fais la paix, " et qui crée le mal (Isaïe, XLV, 7); " ce qui ne veut pas dire les crimes, mais la peste, la guerre, et la famine, et d’autres choses semblables, qui passent pour de véritables maux, dans l’esprit de la plupart des hommes, (I Rois, VI, 9.) C’est du reste ainsi qu’on les appelle ordinairement, par exemple, les prêtres et les devins de ces cinq villes, qui attelèrent à l’arche des vaches qu’ils séparèrent de leurs veaux, et qu’ils laissèrent aller seules, appelaient " mal " les plaies dont Dieu les avait frappés, et la douleur qu’ils en ressentaient.

C’est donc en ce sens qu’il faut prendre ces paroles: " A chaque jour suffit son mal; " parce qu’en effet il n’y a rien qui tourmente plus une âme, que le soin et l’inquiétude. C’est pourquoi saint Paul, exhortant les hommes à l’amour du célibat, leur dit : " Je voudrais vous voir dégagés de soins et d’inquiétudes. " (I Cor. VII, 32.) Lorsque Jésus-Christ dit: " Le lendemain se mettra en peine pour " soi-même, " il ne marque pas que ce jour du lendemain soit capable en effet de quelque inquiétude; mais comme il parlait à un peuple grossier, et qu’il voulait lui rendre sensible ce qu’il lui disait, il personnifie ce temps (185) et ce jour, et en parlant aux hommes, il se sert d’un langage ordinaire aux hommes. Et remarquez, mes frères, qu’il ne dit tout ceci que comme un conseil qu’il donne. Nous verrons dans la suite qu’il en fera un commandement absolu : " N’ayez, " dira-t-il, " ni or, ni argent, ni bourse dans le chemin. " (Matth. X, 9.) Il ne faisait du reste que prescrire ce qu’il pratiquait lui-même: une loi déjà promulguée par les actions pouvait s’accentuer plus hardiment par les paroles; la parole ne pouvait qu’être bien venue puisque les actions lui avaient aplani la voie. — Mais où donc ce précepte nous a-t-il été donné en action? —Ecoutez cette parole : " Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. " (Matth. XVIII, 20) Mais non content de ce qu’il a fait lui-même, il a retracé encore dans ses disciples cette même forme de vie, et il leur a fait pratiquer une pauvreté semblable, sans les laisser manquer de rien.

Remarquez, je vous prie, combien sa providence surpasse la tendresse de tous les pères. Je ne vous commande cela, leur dit-il, que pour vous délivrer d’un soin superflu. En effet, quand vous auriez aujourd’hui de l’inquiétude pour demain, vous ne laisseriez pas demain d’en avoir encore de même. Pourquoi donc vous tourmentez-vous inutilement? pourquoi forcer le jour présent à supporter plus de peine qu’il ne lui en revient? pourquoi, au faix qui lui est propre, ajouter encore le fardeau qui appartient au jour à venir, et cela sans pouvoir aucunement soulager celui-ci, ni rien gagner qu’un surcroît de peines superflues? Car pour produire plus d’effet, il anime pour ainsi dire le temps, le jour, et il l’introduit comme un plaignant qui vient réclamer contre une injustice dont il est victime.

Et en effet, Dieu vous donne le jour présent pour faire ce que présentement vous devez faire Pourquoi donc l’accablez-vous encore du souci d’un autre jour ?n’est-il pas assez chargé de ses propres soins? pourquoi lui en ajoutez-vous d’autres, et le surchargez-vous?

Mes frères, c’est le Législateur suprême, c’est Celui qui nous jugera un jour, qui parle ainsi: reconnaissez donc quelle espérance il nous donne, et quel doit être le bonheur qu’il nous promet en l’autre vie, puisqu’il nous assure qu’il trouve lui-même celle-ci si misérable, que c’est tout ce que nous pouvons faire que d’endurer chaque jour la peine qui l’accompagne. Cependant après tant de promesses nous ne pouvons nous empêcher de nous inquiéter encore pour les besoins de cette misérable vie. Nous n’élevons jamais notre esprit au ciel. Nous renversons tout l’ordre des choses, et nous combattons doublement le précepte de Jésus-Christ. Ne cherchez point, nous dit-il, les choses présentes: et c’est de quoi nous nous occupons toujours. Cherchez, nous dit-il, les biens du ciel ; et c’est à quoi nous ne nous appliquons jamais. Nous n’y pouvons pas penser même durant une heure; et autant nous témoignons d’empressement pour ce monde, autant et plus encore témoignons-nous de froideur pour l’autre. Mais cette indifférence et cette ingratitude envers Dieu ne demeurera pas toujours impunie. Nous pouvons bien le négliger durant quelques mois et quelques années; mais tôt ou tard il faut enfin que nous tombions entre ses mains, et que nous paraissions devant ce tribunal si terrible.

Mais ce délai nous console, direz-vous. — Quelle est cette consolation d’attendre chaque jour l’heure du supplice? Si vous voulez que ce temps que Dieu vous donne vous soit un sujet de consolation, servez-vous-en pour vous corriger par une sérieuse pénitence. Si vous regardez comme un bien le retard du châtiment, que sera-ce de l’éviter?

Usons donc de ce temps que Dieu nous donne, pour nous délivrer entièrement des maux à venir. Jésus-Christ ne nous a rien commandé d’onéreux ni de pénible. Tous ses préceptes au contraire sont si faciles, que pour peu que nous y apportions de bonne volonté, nous pouvons les accomplir tous, si grands pécheurs que nous ayons été.

Manassès avait commis des crimes sans nombre , puisqu’il avait porté ses mains cruelles sur les saints; qu’il avait introduit dans le temple du Seigneur l’abomination des idoles; qu’il avait rempli la ville de carnage, et commis mille autres excès qui paraissaient le rendre indigne de toute miséricorde. Cependant, après tant de crimes, il trouva un moyen de se purifier entièrement. Quel moyen? Ce fut, mes frères, sa pénitence et la contrition de son coeur.

5. Car il n’y a point, non, il n’y a point de péché qui ne ,cède à la force de la pénitence, ou plutôt à la force de la grâce de Jésus-Christ. Aussitôt que nous nous convertissons, il devient lui-même notre force, et notre coopérateur (186) dans le bien. Si vous, voulez devenir vertueux, rien ne vous en empêchera; ou plutôt le démon tâchera de l’empêcher, mais il ne le pourra faire, parce que vous l’aurez prévenu par vos saintes résolutions, et que vous aurez par elles attiré Dieu même à votre secours. Que si vous ne voulez pas demeurer fermes, et que vous vous rangiez du côté de votre ennemi, comment Dieu pourra-t-il vous secourir? Il ne veut pas user de violence ou de contrainte, et il ne sauve que celui qui veut se sauver.

Si vous aviez un serviteur qui vous haït, qui eût horreur de vous, qui voulût toujours s’enfuir, vous ne pourriez vous résoudre à le retenir, et cela quand vous auriez besoin de son service: à plus forte raison Dieu qui n’a aucun besoin de vous, qui n’exige de vous aucun service que pour votre bien, sera-t-il éloigné de vous faire violence pour vous retenir à son service malgré vous : si, au contraire, vous témoignez seulement quelque désir de lui plaire, il ne vous abandonnera point, quoi que puisse faire le démon.

Nous sommes donc nous-mêmes les auteurs de notre perte, puisque nous n’avons jamais recours, à Dieu, et que. Nous ne nous approchons jamais de lui pour l’invoquer comme il faut. Lorsque nous le prions, il semble que nous n’attendions rien de lui. Nous ne partons point à la prière un coeur plein de foi et de ferveur. Nous sommes comme des personnes qui n’ont rien à demander ou à désirer; nous demeurons tout assoupis, sans application et sans vigueur. Cependant Dieu veut qu’on. le presse avec instance, et qu’on importune et il agrée l’importunité de la prière. C’est le seul débiteur qui soit ravi qu’on lui redemande sa dette; il donne même sans qu’ou lui ait rien prêté. Plus il voit que nous le. pressons, et, que nous lui faisons d’instances; plus il nous fait rie grâces, quoiqu’il ne nous doive rien. Que si nous sommes lâches à lui demander, il diffère aussi à nous donner, non qu’il n’en ait le désir, mais parce qu’il veut être importuné, et qu’il prend plaisir qu’on lui fasse violence.

C’est pourquoi il nous donne dans l’Evangile pour modèle de la prière, tantôt l’exemple d’un homme qui va importuner son ami au milieu de la nuit, pour lui demander du pain; et tantôt l’exemple de ce juge qui ne craignait ni Dieu ni les hommes, qui se laissa néanmoins fléchir par les instantes sollicitations de la veuve. Il ne s’est pas contenté même de ces paraboles. Il y a joint des exemples effectifs, comme celui-de la Chananéenne qu’il renvoya après l’avoir comblée d’un si grand don. Il fit voir en cet occurrence, qu’il donne même ce qui est au-dessus du mérite de ceux qui le prient, lorsqu’ils prient avec ferveur: " Il n’est pas bon, " dit-il à cette femme, " de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens; " et cependant il le lui donna, parce qu’elle le demandait avec ardeur. Il nous montre encore dans la personne des Juifs, qu’il refuse de donner aux tièdes et aux négligents, ce qui leur appartenait légitimement.

Bien loin de. recevoir de lui des grâces nouvelles, ils ont perdu celles qu’ils avaient déjà reçues. Ils n’ont pu conserver ce qui était à eux, parce qu’ils ont prié avec tiédeur. La Chananéenne, au contraire, priant avec ardeur et avec une violence toute sainte, est entrée dans l’héritage des autres; et après avoir été appelée " chienne, " elle a été mise au rang des " enfants. " Tant la prière a de force lorsqu’elle est pressante et persévérante ! Si vous vous adressez à Dieu de la sorte, quand vous ne seriez qu’un chien, vous précéderez les enfants paresseux et lâches. Ce que l’on ne peut espérer de l’amitié, l’assiduité opiniâtre le procure.

Ne dites donc point : Dieu est irrité contre moi, il -n’écoutera point mes prières. Il vous écoutera bientôt si vous le priez avec importunité. S’il ne vous exauce pas parce qu’il vous aime, il vous exaucera parce que vous ne cessez point de le prier : l’inimitié, ni le contretemps, ni quoi que ce soit ne vous sera un obstacle. Ne dites pas non plus: Je ne suis pas digne de rien recevoir de Dieu, c’est pourquoi je ne le prie pas. La Chananéenne était dans le même état que vous.

Ne dites pas davantage : J’ai beaucoup offensé Dieu, et je ne puis apaiser sa colère. Dieu ne considère point votre mérite, niais la disposition de votre coeur. Si une veuve a fléchi un juge qui ne craignait ni Dieu ni les hommes, combien plus une prière continuelle apaisera-t-elle un Dieu si doux et si plein de miséricorde? Quand donc vous ne seriez pas ami de Dieu; quand vous lui demanderiez des choses qui ne vous seraient point dues; quand vous auriez consumé tout le bien de votre père, comme l’enfant prodigue; que vous auriez été longtemps banni de sa présence; que vous auriez (187) dégénéré d’un tel père; que vous seriez devenu le dernier de tous les hommes; que vous présentant devant lui vous apercevriez sur son visage les marques de son indignation et de sa colère: commencez seulement à le prier et à vous rapprocher de lui, vous éteindrez la colère et la damnation, et vous recouvrerez votre première dignité.

Mais je prie, me dites-vous, et mes prières ne me servent de rien. C’est parce que vous ne priez pas comme ceux que je vous cite; comme la Chananéenne, comme cet ami qui va au milieu de la nuit demander des pains, comme cette veuve qui importunait son juge, et comme cet enfant qui retourne à son père après avoir dissipé tout ce qu’il avait. Si vous aviez prié de la sorte, vous auriez été bientôt exaucé. Quoique vous ayez offensé Dieu, il ne laisse pas d’être votre père. Quoique vous l’ayez fâché, il ne laisse pas d’aimer ses enfants. Il ne cherche pas votre perte, mais votre salut. Il ne désire pas de se venger de l’injure que vous lui avez faite, mais de vous voir vous convertir, et lui demander miséricorde. O si nous avions autant d’ardeur pour aller à lui, que ses entrailles paternelles ont de tendresse pour nous ! Sa charité est un feu brûlant. Il ne veut qu’une petite étincelle pour trouver entrée dans votre coeur, et pour l’embraser et le combler de ses grâces.

6. Ce qui le fâche dans les outrages que vous lui faites, ce n’est pas que l’offense s’adresse à lui, mais c’est que vous en êtes l’auteur, et que vous agissez sous l’impulsion de l’ivresse et de la fureur.

Si, quelque méchante que nous soyons, nous ne laissons pas lorsque nos enfants nous insultent, d’en être plus affligés pour eux que pour nous; combien Dieu, que nos injures ne peuvent atteindre; en sera-t-il plus touché pour notre intérêt, que pour le sien? Si nous agissons de la sorte envers nos enfants, quoique notre amour ne soit qu’un effet de la nature; que devons-nous attendre de l’amour de Dieu, qui est infiniment élevé au-dessus du nôtre ? " Quand une mère, " dit-il, " oublierait l’enfant qu’elle a porté dans son sein, je ne vous oublierai pas. " (Is. XLIX, 15.)

Approchons-nous donc de lui, et lui disons: " Oui, Seigneur; les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. " (Matth. XV.) Approchons-nous de lui, soit à temps, soit à contre-temps. Mais je me reprends. Nous ne pouvons approcher de lui à contre-temps, ni lui être importuns. C’est l’importuner que de ne le pas prier toujours. On ne peut s’adresser à contre-temps à celui qui est en tout temps prêt à donner. Comme l’homme n’est point importuné de respirer sans cesse l’air qui le fait vivre; Dieu de même ne le sera point, lorsque nous lui demanderons toujours l’esprit de sa grâce; et c’est lui déplaire au contraire, que de ne pas le lui demander toujours. Comme notre corps a besoin à tout moment de respirer l’air : notre âme de même a toujours besoin de ce secours et de cet Esprit que Dieu nous donne. Si nous le voulons nous l’attirerons aisément en nous.

Le prophète montre combien Dieu est prêt à nous faire toujours du bien, lorsqu’il dit:

" Nous le trouverons toujours prêt comme le " jour du matin. " (Osée, VI, 3.) Toutes les fois que nous nous approcherons de lui, nous sentirons qu’il n’attend que nos prières pour nous exaucer. Que si nous ne puisons rien dans cette source si abondante de-toutes les vertus, c’est nous-mêmes que nous en devons accuser, et non la source. C’est ce qu’il reprochait aux Juifs, lorsqu’il leur disait : " Ma miséricorde est comme une nuée du matin, et comme une rosée qui tombe à la pointe du jour. "(Osée, VI, 4.) Comme s’il leur disait: Pour moi, j’ai fait de mon côté, tout ce que je devais faire; mais pour vous, vous avez été comme un soleil brûlant qui sèche cette rosée et qui dissipe les nuées, et vous avez arrêté par votre malice, la source et les influences de ma bonté.

Cette conduite de Dieu, mes frères, est un effet de sa miséricorde sur nous. Quand il voit que nous sommes indignes des grâces qu’il nous faisait, il les retient, de peur qu’il ne nous rende paresseux et lâches, en nous don. nant ce que nous ne daignons pas seulement lui demander. Mais si nous sortons enfin de cet assoupissement, et si nous reconnaissons seulement que nous l’avons offensé, sa grâce coulera aussitôt sur nous comme une source abondante, ou plutôt elle se répandra sur nous comme une mer. Plus vous recevrez de lui, plus vous le comblerez de joie, et plus il sera porté à vous donner. Il regarde comme ses propres richesses le salut des âmes, et la grâce qu’il fait à ceux qui le prient. "Dieu est riche en miséricorde (Ephés. II, 4), " comme dit saint Paul, " et il répand ses richesses sur (188) tous ceux qui l’invoquent. " (Rom. X, 12.) Il ne se fâche contre nous que lorsque nous ne nous adressons pas à lui en l’invoquant. Il ne se détourne de nous, que lorsque nous ne nous approchons pas de lui. Car il ne s’est fait pauvre que pour nous rendre riches, et il n’a tant souffert pour nous que pour nous encourager davantage à le prier.

C’est pourquoi. ne tombons jamais dan sa défiance: mais puisque Dieu nous ouvre tant de voies de salut, et nous donne tant de raisons d’espérer en sa miséricorde, quand nous pécherions tous les jours, ne laissons pas de nous approcher de lui pour le prier, et conjurons-le continuellement de nous pardonner nos fautes. C’est ainsi que nous arrêterons le cours de nos péchés; que nous chasserons le démon de nos coeurs; que nous attirerons sur nous la miséricorde de Dieu et que nous jouirons enfin des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXIII
" NE JUGEZ POINT AFIN QUE VOUS NE SOYEZ POINT JUGÉS.- PARCE QUE VOUS SEREZ JUGÉS SELON QUE VOUS AUREZ JUGÉ LES AUTRES, ET ON SE SERVIRA ENVERS VOUS DE LA MÊME MESURE DONT VOUS VOUS SEREZ SERVIS ENVERS EUX, " ETC. (CHAP. VII, 1, 2, JUSQU’AU VERSET 21.)

ANALYSE

1. Nolite judicare, comment on doit entendre cette parole.

2. Ejice primum trabem de oculo tuo.

3. Les mystères se célébraient les portes closes, pourquoi?

4. Il faut persévérer dans la. prière.

5. De quelle manière la voie étroite devient commode.

6. Le démon substitue le mensonge à la vérité.

7. C’est une plus grande peine d’être privé de la gloire céleste que d’être livré aux flammes de l’enfer.

8. Le Christ est tout pour nous.

9. et 10. Que la frayeur des jugements de Dieu nous doit faire quitter l’amour du monde. — Combien l’humble l’emporte sur l’orgueilleux.
 
 

1. Quoi donc! nous ne devons point reprendre nos frères lorsqu’ils pèchent? Saint Paul aussi nous le défend, ou plutôt Jésus-Christ par saint Paul, en ces termes ; " Pourquoi jugez-vous votre frère? Pourquoi méprisez-vous votre frère? (Rom. IV, 10.) Qui êtes-vous pour " oser condamner le serviteur d’autrui? " (Ibid.IV.) Et ailleurs : - " Ne jugez point avant le temps jusqu’à ce que le Seigneur vienne. " (I Cor. IV, 5.) Comment donc le même Apôtre dit-il en un autre endroit : " Reprenez, corrigez, exhortez à temps et à contre-temps. " (II Tim. IV, 2.) Et ailleurs : " Reprenez les pécheurs devant tout le monde. " Et Jésus-Christ dans l’Evangile: "Si votre frère a péché contre vous, allez lui faire réprimande en particulier, entre vous et lui. S’il ne vous écoute point, prenez encore avec vous une ou deux personnes. Que s’il ne les écoute point, dites-le à l’Eglise. " (Matt. XVIII, 15.)

S’il est vrai qu’on ne doive point juger, comment Jésus-Christ établit-il tant de personnes, non-seulement pour reprendre, mais pour punir même ceux qui pèchent? Pourquoi ordonne-t-il à tous les fidèles de regarder comme " un publicain et comme un païen " celui qui (189) n’écoute point l’Eglise? Comment aussi donne-t-il les clefs à ses apôtres? Car s’ils n’ont pas droit de juger, ils n’ont pas droit non plus d’user de ces clefs, et ce serait en vain qu’ils auraient reçu la puissance de lier et de délier. De plus, si cette liberté de pécher impunément prévalait dans le monde, tout serait en confusion et dans l’Eglise, et dans l’Etat, et dans les familles. Car si le maître ne se rendait point juge de son serviteur, et la maîtresse de sa servante, le père de son fils, et l’ami de son ami, à. quel excès monteraient enfin les crimes et les désordres? Et non-seulement un ami doit juger son ami, mais nous devons juger et reprendre nos ennemis même, puisqu’à moins de cela nous ne pourrions jamais terminer les différends que nous avons avec eux et que tout serait livré à. un bouleversement universel.

Quel est donc le sens précis de la parole évangélique? Examinons-la avec soin, afin que personne ne soit tenté de voir dans ces lois, qui sont des remèdes de salut et de paix, des instruments de subversion et de trouble. Jésus-Christ fait assez voir par la suite aux personnes intelligentes, quelle est la force de ce précepte, et comment on doit l’entendre, lorsqu’il reprend ceux qui voient " une paille dans l’oeil de leur frère, et qui ne s’aperçoivent pas d’une poutre qui est dans le leur. " Peut-être que cette parole paraîtra encore obscure à quelques esprits paresseux, mais j’espère, en remontant au principe, pouvoir l’éclaircir complètement.

Il me semble donc que Jésus-Christ ne défend pas absolument de juger tous les péchés, et qu’il n’ôte pas ce droit généralement à tout le monde, mais seulement à ceux qui, remplis eux-mêmes de vices, condamnent insolemment dans leurs frères les défauts les plus légers. Il me semble qu’il désigne particulièrement les Juifs, qui étaient de très sévères censeurs des moindres fautes des autres, et qui ne voyaient pas dans eux-mêmes les plus grands excès. Jésus-Christ leur fait ce reproche vers la fin de cet évangile : "Vous liez, " leur dit-il, " des fardeaux pesants et qu’on ne saurait porter, et vous les mettez sur les épaules des autres; pour vous, vous ne voulez pas les remuer seulement du doigt. (Matth. XXIII, 14.) Vous payez la dîme de la menthe, du " cumin et de l’aneth, pendant que vous négligez ce qu’il y a de plus important dans la loi, la justice, la miséricorde et la foi. "(Ibid. XXIII.) C’est aussi contre ces mêmes Juifs que paraît dirigée la parole qui nous occupe; c’est une réponse anticipée aux accusations qu’ils devaient élever contre les disciples. Les pharisiens leur imputaient à péché des choses qui n’étaient pas réellement des péchés : comme de ne pas garder le sabbat, de se mettre à table sans se laver les mains, et de manger avec les publicains et les pécheurs : ce que le Sauveur appelle ailleurs " passer ce que l’on boit, de peur d’avaler un moucheron, et avaler néanmoins un chameau. " (Matth. XXIII, 24.)

Ce sont ces sortes de jugements contre lesquels Jésus-Christ donne ici une loi absolue. Saint Paul ne défend pas aux Corinthiens, simplement de juger, mais seulement de juger ceux qui étaient établis pour les conduire; ni de juger des matières qui ont acquis une notoriété publique, mais seulement des choses cachées et incertaines. Il ne leur défend pas absolument de corriger ceux qui péchaient, et la défense qu’il fait ne s’adresse pas indistinctement à tous, mais seulement aux disciples, qui avaient la hardiesse de juger et de condamner leurs maîtres, et à ceux-qui, coupables de mille crimes , publiaient des médisances atroces contre les personnes les plus innocentes.

C’est aussi ce que le Christ donne ici à entendre; que dis-je, donne à entendre ! C’est ce qu’il défend expressément sous la menace d’un supplice inévitable, lorsqu’il ajoute: " Vous serez jugés selon que vous aurez jugé les autres. Et on se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servi envers les autres (2). " Ce n’est pas votre frère, dit-il, que vous condamnez, c’est vous-même ; vous dressez contre vous un redoutable tribunal, devant lequel vous rendrez un compte rigoureux. Dieu donc nous mesurera " à notre mesure ; " et comme il nous pardonnera nos péchés, selon que nous aurons pardonné aux autres, il nous jugera de même selon que nous les aurons jugés. Il faut non pas injurier ni insulter, mais avertir; non pas accuser, mais conseiller. Il faut redresser votre frère avec des témoignages d’affection et de tendresse, et non s’élever contre lui avec insolence. Ce n’est pas votre frère, c’est vous- même que vous livrerez au dernier châtiment, si vous le traitez sans ménagement, lorsqu’il vous faudra prononcer sur ses manquements. (190)

2. Admirez donc, mes frères, combien ces deux commandements de Jésus-Christ sont doux et comme ils sont une source ou de biens pour ceux qui les pratiquent, ou de maux pour ceux qui les méprisent. Car celui qui pardonne à son frère, c’est lui-même plus encore que son frère qu’il absout de tout grief et cela sans peine aucune; et celui qui juge les fautes des autres avec ménagement et indulgence, s’amasse un trésor de miséricorde pour le jour auquel Dieu le jugera.

Vous me direz peut-être :Mais si un homme tombe dans la fornication, ne lui dirai-je point que la fornication est un grand crime et ne le reprendrai-je pas de son dérèglement? Oui, reprenez-le, non comme un ennemi qui cherche à se venger, mais comme un médecin qui veut guérir un malade. Jésus-Christ ne vous dit pas : Ne l’empêchez point de pécher, mais " ne le jugez pas; " c’est-à-dire ne le condamnez pas avec aigreur. Car il ne parle point ici, comme je l’ai déjà dit, des grands péchés, de ces crimes scandaleux, mais de ceux qui paraissent l’être et ne le sont pas. C’est pourquoi il dit ensuite: " Pourquoi voyez-vous une paille dans l’oeil de votre frère lorsque vous ne vous apercevez pas d’une poutre qui est dans le vôtre (2)? Ou comment dites-vous à votre frère : Laissez-moi ôter la paille qui s est dans votre oeil, vous qui avez une poutre dans le vôtre (4)? " C’est une faute où tombent aujourd’hui la plupart des gens du monde. S’ils voient un religieux avoir un habit de trop, ils osent lui reprocher aussitôt cette superfluité et ils lui objectent la règle que Jésus-Christ donne dans l’Evangile, lorsqu’ils ravissent eux-mêmes le bien d’autrui et qu’ils s’enrichissent par l’injustice et la violence. S’ils voient un solitaire prendre un peu plus de nourriture qu’il ne devrait, ils prennent aussitôt le rôle d’accusateurs sévères, eux qui passent toute leur vie dans les excès de bouche et de vine Ils ne s’aperçoivent pas qu’outre ce que méritent déjà leurs crimes, ils s’attirent encore de bien plus cruels supplices, et que, par cette liberté de juger, ils se rendent entièrement inexcusables. Car vous forcez Dieu de vous traiter avec rigueur par la rigueur dont vous usez et vous l’obligez d’examiner sévèrement votre vie, lorsque vous jugez si durement celle des autres. Ne vous plaignez donc pas un jour, si vous recevez le traitement que vous vous serez attiré vous-mêmes.

" Hypocrite, ôtez premièrement la poutre qui est dans votre oeil, et après cela vous verrez comment vous pourrez tirer la paille de l’oeil de votre frère (5)." Jésus-Christ nous marque par ces paroles combien il est animé contre ceux qui agissent de la sorte. Car toutes les fois qu’il veut témoigner qu’un péché est grand, qu’il le regarde dans sa colère, et qu’il le punira très sévèrement: il commence toujours à reprendre ceux qui le commettent, par une parole de condamnation et de reproche. C’est ainsi qu’il dit d’abord avec indignation à ce serviteur qui exigeait si cruellement cent deniers de son frère: " Méchant serviteur, je vous avais remis tout ce que vous me deviez. " (Matth. XVIII, 32.) Il commence ici de même par dire : "Hypocrite." Car ce jugement si sévère contre nos frères ne peut venir d’une charité compatissante, mais d’une inhumanité cruelle. Cet homme paraît ami à l’extérieur, mais il agit comme un ennemi plein de fiel, en attribuant de faux crimes à son frère, et prenant insolemment la place de juge, lorsqu’il ne mérite pas même celle de disciple. Voilà pourquoi Jésus-Christ l’appelle " hypocrite. " Comment, lui dit-il, pouvez-vous être un censeur si rigoureux quand il s’agit des moindres fautes de vos frères, et au contraire, quand il s’agit des vôtres être négligent, et distrait, au point de passer sans rien voir, sur les plus grosses? " Otez premièrement la poutre qui est dans votre oeil : et après cela vous verrez comment vous pourrez tirer la paille de l’oeil de votre frère. "

Jésus-Christ ne défend donc pas absolument de juger; mais il nous commande de commencer par ôter la poutre de notre oeil, et de corriger ensuite nos frères. Car il est certain que chacun connaît toujours mieux son état que celui des autres, qu’il aperçoit plus aisément les grandes choses que les petites, et qu’il s’aime toujours plus qu’il n’aime son frère. Si c’est donc la charité qui vous porte à reprendre les autres, usez-en premièrement envers vous-même en condamnant votre péché qui est plus grand et plus visible. Que si vous négligez votre propre salut, il est constant que vous ne traitez pas ainsi votre frère parce que vous l’aimez, mais parce que vous le haïssez, et que vous voulez le déshonorer. S’il est nécessaire que votre frère soit jugé, ce n’est pas vous qui le devez faire, mais quelque autre qui soit exempt du mal qu’il reprend. (191)

Comme le Sauveur établissait ici les plus hauts points de la vertu chrétienne, il fallait que personne ne pût lui objecter que c’était toujours chose aisée d’être parfait en paroles: c’est donc pour montrer la ferme confiance qu’il a d’être demeuré pur de toute faute, d’avoir toujours marché dans la voie droite, qu’il se sert de cette comparaison que nous venons de voir. C’est pourquoi, s’il a depuis jugé et condamné les pharisiens en leur disant: " Malheur à vous! scribes et pharisiens hypocrites (Matth. XXIII, 19.), " il a pu le faire en toute justice, puisqu’il était irrépréhensible de ce qu’il reprenait dans les autres. On ne pouvait pas dire de lui qu’il avait une poutre dans son oeil, et que ce n’était qu’une paille qu’il voulait enlever de l’oeil des autres, puisqu’il reprenait de grands péchés dont il était lui-même parfaitement pur. Car nul ne doit condamner son frère, lorsqu’il est lui-même coupable de ce qu’il reprend en lui. Et faut-il s’étonner que Jésus-Christ établisse cette loi, puisqu’un voleur même l’a gardée, lorsqu’étant en croix, il dit à celui qui était le compagnon de ses crimes et de son supplice: "N’avez-vous donc point de crainte de Dieu, vous qui vous trouvez condamné au même supplice?" (Luc, XXIII, 40.) Parole par laquelle il exprime la même pensée que Jésus-Christ. Mais vous, vous êtes si loin de rejeter la paille qui est dans votre oeil, que vous ne la voyez pas même.

Et cependant vous voyez dans l’oeil de votre frère jusqu’à la moindre paille. Vous le jugez et vous entreprenez de le corriger. Vous ressemblez à celui qui étant hydropique ou atteint de quelqu’autre mal incurable, le négligerait, et qui blâmerait en même temps son frère, de n’avoir pas soin de guérir une petite enflure qui lui serait survenue. Si c’est un mal de ne pas voir ses défauts; c’en est un incomparablement plus grand de juger les autres, et de voir une paille dans leur oeil, lorsqu’on ne sent pas une poutre dans le sien. Car le péché est plus pesant dans une âme, qu’une poutre ne le serait dans les yeux.

3. Jésus-Christ donc ordonne parce précepte, que celui qui s’est noirci de vices, ne s’érige point en censeur de ses frères, surtout lorsque leurs fautes ne sont pas considérables. Il ne défend pas généralement de corriger nos frères; mais il ne veut pas que nous dissimulions nos propres défauts, lorsque nous nous élevons avec insolence contre ceux des autres. Cette déposition ne peut servir qu’à faire croître notre malice, et à nous rendre doublement coupables. Car celui qui néglige ses propres fautes, quoiqu’elles soient grandes, et qui reprend avec aigreur celles des autres, qui sont beaucoup moindres, fait un double mal : premièrement en ce qu’il néglige de se corriger; secondement en ce qu’il attire sur lui par ses répréhensions, la haine et l’aversion de tout le monde, et qu’endurcissant son coeur de plus en plus, il s’accoutume à devenir cruel et impitoyable.

Après avoir remédié à tous ces maux par l’établissement de cette belle loi, Jésus-Christ passe à un autre commandement. " Ne donnez point les choses saintes aux chiens, et ne jetez point vos perles devant les pourceaux (6)." D’où vient donc qu’il dit ensuite: " Dites dans la lumière ce que je vous dis dans l’obscurité, et prêchez sur le haut des maisons ce qui vous a été dit à l’oreille? " (Matth. X, 27.) Mais l’un de ces commandements ne combat point l’autre, parce que ce dernier n’ordonne pas aux apôtres de prêcher la vérité indifféremment à tout le monde, mais seulement de la prêcher avec assurance à ceux qu’il faudrait en instruire. Il entend par ce mot de " chiens, " ceux qui sont tellement endurcis dans le mal, qu’ils paraissent entièrement incurables, et ne laissent pas espérer de conversion: et par celui de "pourceaux, " il marque ceux qui sont plongés dans les vices les plus infâmes. Il déclare que toutes ces personnes sont indignes d’entendre la vérité. Saint Paul exprime la même pensée lorsqu’il dit: "L’homme animal ne perçoit point ce qui est de l’Esprit: c’est folie à ses yeux. " (I Cor. II, 14.) Et il témoigne en beaucoup d’autres endroits que la corruption des moeurs rend les hommes incapables d’entendre les instructions les plus relevées.

C’est pourquoi l’Evangile nous défend de découvrir à ces hommes les secrets de Dieu, parce qu’ils deviennent plus insolents après les avoir appris. Ceux dont l’esprit est sage et réglé, admirent ces vérités saintes, lorsqu’elles leurs ont révélées; mais les insensés les respectent davantage, lorsqu’ils les ignorent. Puis donc qu’ils n’ont pas assez de lumière naturelle pour les comprendre, qu’ils demeurent dans cette ignorance qui les entretient dans le respect, Un pourceau ne peut savoir quel est (192) le prix d’une perle: ni cet homme brutal, quel est le prix de la vérité qu’on lui annonce. Puis donc qu’il ne peut la comprendre, qu’on ne la lui découvre jamais, de peur qu’il ne foule aux pieds une chose si précieuse qu’il ne comprend pas. Ceux qui sont dans cet état deviendront encore plus coupables si on les instruit. Car ils profaneront les choses les plus sacrées dont ils ignorent la sainteté, et cette instruction ne servira qu’à irriter et à armer contre nous leur orgueil et leur insolence. C’est ce que Jésus-Christ marque en ces termes: " De peur qu’ils ne les foulent aux pieds, " et que se tournant contre vous-mêmes ils ne " vous déchirent (6)." Vous me direz peut-être, que ces vérités devraient être si puissantes que l’esprit en fût convaincu aussitôt qu’il les apercevrait, et qu’elles ne pussent donner à nos ennemis des armes pour nous combattre. Je réponds à cela que si on abuse de ces vérités saintes, on ne les doit point accuser de cet abus. Elles ne sont dignes que de respect, mais les pourceaux les méprisent parce qu’ils sont des pourceaux. Ainsi lorsque ces mêmes animaux foulent une perle aux pieds, on ne l’en estime pas pour cela moins précieuse, et l’on croit que cette sorte de profanation est aussi indigne d’elle, qu’elle est digne d’eux. Il ajoute: "Et que se tournant contre vous, ils ne vous déchirent. Car ils contrefont les humbles pour apprendre nos mystères, et lorsqu’ils les savent, ils deviennent tout d’un coup d’autres hommes. Ils se raillent de nous, et ils nous insultent comme nous ayant surpris par leur artifice. C’est pourquoi saint Paul dit à Timothée: " Gardez-vous de celui-là, parce qu’il a fortement combattu la doctrine que j’enseigne. " (II Tim. IV, 15). Et ailleurs : " Evitez avec soin ces personnes. " (Ibid.) Et à Tite: " Evitez celui qui est hérétique, après l’avoir averti une et deux fois. " (Tit. ni, 10.) Ce ne sont donc point nos vérités qui leur mettent les armes en main; c’est leur orgueil et leur vanité qui les aveugle, et qui en prend occasion de s’élever plus insolemment contre nous. C’est pourquoi ce n’est pas un petit avantage qu’ils les ignorent, puisque cette ignorance les empêche de les mépriser; que si au contraire on veut les instruire, on leur fait un double mal, parce qu’après avoir connu la vérité ils en deviennent pires au lieu d’en devenir meilleurs; et parce qu’ensuite ils nous causent mille peines.

Qu’ils écoutent ceci, ceux qui parlent indifféremment à toute sorte de personnes, et qui rendent ainsi méprisables les choses les plus sacrées. Quand nous fermons nos portes avant que de célébrer nos mystères, et que nous renvoyons les personnes non initiées, ce n’est point que nous craignions qu’on y reconnaisse quelque chose qui les puisse faire mépriser, mais c’est que nous jugeons ces personnes indignes de participer à des sacrements si redoutables. Jésus-Christ lui-même, pour nous donner un modèle de cette réserve, a dit beaucoup de choses aux Juifs seulement en paraboles, parce qu’en "voyant ils ne voyaient pas (Matth. XIII, 7); " et saint Paul nous ordonne de savoir " comment il faut répondre à chacun de ceux qui nous interrogent. "(Coloss. IV, 6.)

4. " Demandez et l’on vous donnera; cherchez et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira (7). Car quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve, et on ouvrira à celui qui frappe à la porte (8)." Comme Jésus-Christ avait ordonné de si grandes choses à ses disciples; qu’il leur avait commandé d’être exempts de toutes passions; qu’il les avait élevés jusques au ciel, et exhortés à se rendre semblables, autant qu’il, leur serait possible, non aux anges ou aux archanges, mais è Dieu même; comme, outre la pratique particulière de ces vertus, il leur commandait encore d’instruire les autres, de les reprendre, et de discerner les méchants d’avec les bons, et les chiens d’avec les enfants, il était à craindre que les apôtres, dans la vue de tant de choses, et particulièrement de cet abîme si impénétrable du coeur de l’homme qu’on les obligeait de discerner, ne se décourageassent et ne dissent comme saint Pierre le dit ensuite: " Qui pourra donc être sauvé? " (Matth. XIX, 25.) Et au même endroit: " S’il est ainsi du mariage, il n’est pas avantageux de se marier." (lbid. 9.) Jésus-Christ donc pour les empêcher d’avoir ces pensées, après leur avoir déjà fait voir par ce qui précède, qu’il n’y a rien que d’aisé et de facile dans ses préceptes, le fait voir encore plus sensiblement dans ces dernières paroles, par lesquelles il leur promet une consolation ineffable dans leurs travaux, c’est-à-dire, celle qu’ils attireraient par une prière continuelle à laquelle il les exhorte. Vous ne devez pas, leur dit-il, vous contenter de vos efforts, mais vous devez encore implorer le secours du ciel, qui (193) vous viendra sans doute, qui vous sera présent, qui vous assistera dans vos combats, et qui vous rendra tout facile.

C’est pourquoi il nous commande de prier, et il nous promet de nous exaucer. Il ne veut pas que ces prières soient froides et lâches, mais ferventes et continuelles. C’est ce qu’il marque par ce mot: " cherchez. " Celui qui cherche une chose, bannit les autres de son esprit, il ne s’occupe que de ce qu’il cherche, et il ne pense à rien de tout le reste. Ils comprennent ce que je dis, ceux qui ont perdu leur or ou des esclaves, et qui les cherchent.

Cet autre mot " frappez, " montre l’ardeur avec laquelle nous devons prier, et quelle doit être la ferveur de notre oraison. Ne vous découragez donc pas, et ne témoignez pas moins de zèle pour la vertu, que vous n’en montrez pour rechercher de l’or. Cet or, vous n’êtes pas assuré, en le cherchant, de le trouver, et néanmoins dans cette incertitude vous ne laissez pas de renverser tout, et vous n’épargnez aucune peine. Ici, au contraire, vous êtes assuré de trouver ce que vous cherchez, et vous ne montrez pas la moindre partie de cette ardeur que vous avez pour les richesses. Que si vous ne recevez pas d’abord ce que vous voulez, ne vous découragez pas. C’est pour cela que Jésus-Christ dit : " frappez, " afin de vous apprendre que s’il ne vous ouvre pas du premier coup la porte, vous ne devez pas en être surpris, mais attendre humblement qu’il vous ouvre. Si vous ne voulez pas m’en croire, croyez au moins Jésus-Christ, qui fait ce raisonnement : " Quel est parmi vous le père qui donne une pierre à son fils, lorsqu’il lui demande du pain (9)? — Ou s’il lui demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent (10)?" Lorsque vous pressez trop les hommes vous leur devenez importun; mais Dieu se fâche contre vous, si vous ne le pressez avec instance. Que si vous l’importunez par vos prières, quoiqu’il diffère à vous accorder vos demandes, soyez sûr néanmoins qu’il le fera. Il ne tient la porte fermée qu’afin de vous exciter davantage à frapper ; et s’il diffère à vous exaucer, c’est afin que vous le priiez avec plus d’instance. Soyez donc ferme et persévérant dans la prière, et vous serez exaucé.

C’est pour que vous ne disiez pas : Mais si je prie et que je ne reçoive rien? que Jésus-Christ fait le raisonnement que nous venons de voir, afin que cette vue de la conduite ordinaire de tous les hommes vous établisse dans une ferme confiance. II vous apprend en même temps non seulement que vous devez prier, mais encore ce que vous devez demander :

" Quel est parmi vous, " dit-il, " le père qui donne une pierre à son fils lorsqu’il lui demande du pain? " Si vous n’êtes pas exaucé dans votre prière, c’est parce que vous demandez " une pierre, " au lieu de demander " du pain. " La qualité de " fils" ne vous suffit pas pour obtenir généralement tout ce que vous désirez. Ce qui vous empêche, au contraire, d’être exaucé, c’est qu’étant fils de Dieu, vous lui demandez des choses indignes de ce que vous êtes. Ne demandez que les biens de l’esprit, et non ceux de la chair et du monde, et vous les recevrez. Voyez combien promptement Salomon reçut de Dieu ce qu’il lui avait demandé, parce que ses demandes étaient sages et raisonnables.

Il faut donc ces deux conditions dans notre prière : demander avec ardeur, et ne demander que ce qu’il faut demander. Vous voyez vous-mêmes, dit Jésus-Christ, que, bien que vous soyez pères, et que vous aimiez vos enfants, vous attendez néanmoins qu’ils vous exposent ce qu’ils désirent de vous. Lorsqu’ils vous demandent quelque chose qui peut leur nuire, vous ne les écoutez pas; mais lorsque leurs demandes sont raisonnables, vous y consentez aussitôt. Ayez toujours cet exemple présent à l’esprit et ne cessez point de demander que vous n’ayez reçu ce que vous voulez. Ne cessez point de chercher que vous n’ayez trouvé ce que vous cherchez. Ne cessez point de frapper qu’on ne vous ait ouvert. Si vous venez à la prière dans cette disposition, et si vous dites : je ne sortirai point d’ici que je n’aie reçu ce que je demande, vous le recevrez sans doute, pourvu que vous ne demandiez rien qui soit indigne de Celui que vous priez, et qui vous soit dangereux à vous-même.

Que devez-vous donc observer dans vos demandes? C’est de ne demander que des choses spirituelles; c’est de pardonner à vos frères avant que de prier Dieu qu’il vous pardonne; c’est " d’élever des mains pures et saintes, sans " colère et sans dispute." (I Tim. II, 8.) Si nous prions de la sorte, nous serons toujours exaucés. Mais hélas ! nos prières aujourd’hui sont une dérision. Elles sont plus dignes de personnes ivres que de personnes ayant leur sang-froid. D’où vient, dites-vous, que je demande à (194) Dieu des choses spirituelles, et que je ne les reçois pas? C’est parce que vous ne les demandez pas avec assez de ferveur. C’est parce que vous vous êtes rendu indigne de les recevoir, ou que vous avez trop tôt cessé de les demander. Pourquoi, me direz-vous, Jésus-Christ n’a-t-il pas marqué précisément ce qu’il fallait lui demander? Il l’a marqué clairement, et vous venez de le voir. Ne dites donc point : j’ai prié, mais je n’ai rien reçu. line tient jamais à Dieu que vous ne soyez exaucé. L’amour qu’il a pour vous surpasse infiniment celui des pères, et est autant élevé au-dessus du leur, que la bonté l’est au-dessus de la malice: " Si donc, étant mauvais comme vous êtes, vous savez bien néanmoins donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans le ciel donnera-t-il les vrais biens à ceux qui les lui demandent (11)"? Jésus-Christ ne nous appelle pas " mauvais " pour déshonorer notre nature, ni pour montrer qu’elle sont mauvaise par elle-même. Il veut marquer seulement qu’en comparaison de l’amour que Dieu a pour nous, toute la tendresse des pères pour leurs enfants peut passer pour malice, tant est grande la bonté et l’affection qu’il a pour les hommes !

5. Avez-vous remarqué dans ces paroles une raison de confiance, capable de rassurer les coeurs les plus abattus, et de leur faire concevoir de meilleures espérances? Car Jésus-Christ nous y montre l’amour excessif que Dieu a pour nous en nous le représentant comme notre " père, " au lieu qu’auparavant il nous l’avait représenté comme le Créateur de notre âme et de notre corps. Néanmoins, quoi qu’il dise ici du grand amour de Dieu envers nous, il n’en découvre pas encore la plus grande preuve et le principal effet, qui est son incarnation et sa présence visible. Car, comment Celui qui a livré pour nous son Fils à la mort, ne nous donnera-t-il pas tout le reste? Aussi Jésus-Christ n’avait pas encore été crucifié, et il ne pouvait pas nous en parler. Mais saint Paul le fait lorsqu’il dit: " Comment celui qui n’a pas épargné son Fils unique, mais qui l’a livré pour nous tous, ne " nous donnera-t-il pas avec lui toutes choses? " (Rom. VIII, 32.) Le Sauveur, cependant, ne parle point encore d’un si grand bienfait, mais seulement de faveurs plus sensibles et plus proportionnées à l’esprit des hommes.

Il nous apprend ensuite ces deux choses très importantes, que nous ne devons pas nous confier uniquement dans nos prières, sans les accompagner de nos bonnes oeuvres et de nos efforts; et que nous ne devons pas non plus nous appuyer entièrement sur notre travail et sur nos efforts, mais y joindre la prière, et implorer sans cesse le secours de Dieu. li nous commande continuellement d’allier ces deux choses ensemble. C’est pourquoi, après avoir donné beaucoup d’avis importants à ses disciples, il les exhorte à la prière dont il leur trace le modèle; et après leur avoir enseigné à prier, il leur donne encore de nouveaux avis pour leur conduite. Puis il retourne encore à la nécessité d’une prière continuelle en disant:

" Demandez, cherchez et frappez, " et il revient encore une fois à la nécessite du zèle et des efforts vertueux. " Faites donc à autrui ce que vous voulez que l’on vous fasse; car c’est toute la loi et les Prophètes (12). " II dit ici comme en abrégé tout ce qu’il a dit auparavant, et il montre que la vertu peut se réduire à peu de paroles très aisées et très intelligibles à tout le monde. Il ne dit pas simplement: Faites à autrui, mais: " Faites donc à autrui." Ce n’est pas sans raison qu’il met ce mot " donc; " c’est comme s’il disait : Si vous désirez d’être exaucé, outre les autres avis que je vous ai déjà donnés, pratiquez encore celui-ci: " Faites à autrui ce que vous voulez que l’on vous fasse. " Jésus-Christ pouvait-il marquer plus clairement combien il est nécessaire que nous accompagnions nos prières de nos bonnes oeuvres et de notre vigilance? Il ne dit pas : Tout ce que vous voulez que Dieu fasse pour vous, faites-le vous-même pour vos frères, afin que vous ne veniez pas dire: Comment cela se peut-il faire? Il est Dieu; et moi je suis homme. Mais il dit : Agissez envers vos frères comme vous voulez que vos frères, qui sont hommes comme vous, agissent envers vous. Qu’y a-t-il de plus doux et de plus juste que ce précepte? Aussi il en fait voir l’excellence avant même que de parler de la récompense qui devait suivre. " C’est là toute la loi et les Prophètes. " On voit clairement par ces paroles que la vertu est conforme à la nature même: que nous avons au dedans de nous un maître qui nous apprend ce que nous devons faire; et qu’ainsi nous ne pouvons nous excuser sur notre ignorance.

"Entrez par la porte étroite, parce que la porte de la perdition est large, et le chemin (195) qui y mène est spacieux, et il y en a beaucoup qui marchent par ce chemin (13). Que la porte de la vie est petite, et que le chemin qui y mène est étroit, et qu’il y en a peu qui " le trouvent (14)! " Cependant Jésus-Christ dit dans la suite : " Mon joug est agréable, et mon fardeau est léger (Matth. II, 30), " et il a donné à entendre la même chose dans ce qui précède : Comment donc, dit-il ici, que cette porte est " petite, " et que ce chemin est " étroit?" Mais si vous pesez exactement ses paroles, vous reconnaîtrez, mes frères, qu’ici même il marque clairement que sa voie, quoiqu’étroite, ne laisse pas d’être douce et aisée. Vous demandez comment une voie si étroite, et une porte si petite peut être aisée. C’est parce que ce n’est qu’une " porte. " C’est parce que ce n’est qu’une " voie; " de même que l’autre, quoique large et spacieuse, n’est aussi qu’une voie et qu’une porte. Car rien n’est stable ni permanent dans l’une et dans l’autre. Tout y passe également, et les biens de l’une disparaissent aussi vite que les maux de l’autre. Mais ce n’est pas cela seul qui nous rend le chemin de la vertu doux et agréable. C’est encore et surtout le terme auquel il aboutit. Ce qui excite et encourage davantage ceux qui s’y exercent, ce n’est pas seulement que ces peines et ces travaux ne font que passer; mais qu’ils se terminent très heureusement à une vie qui n’a point de fin. Ainsi la courte durée des travaux, l’éternité des couronnes, ceux-là conduisant à celles-ci, celles-ci succédant à ceux-là, voilà de quoi procurer la plus grande consolation.

C’est ainsi que saint Paul appelait l’affliction " légère, " non en la regardant en elle-même, mais en la considérant dans la disposition de ceux qui la souffrent, et par rapport aux biens -à venir: " Car le moment si court, " dit-il, " des légères afflictions de cette vie produit en nous le poids éternel d’une gloire incomparable, ne considérant point les choses visibles, mais les invisibles. " (II Cor. XIV.) Si tout paraît doux et léger aux hommes, les flots au pilote, la mort et les blessures aux soldats, la rigueur de l’hiver aux laboureurs, et les plus rudes coups aux athlètes, à cause de la récompense qu’ils espèrent, quoique si vaine et si périssable : combien plus le ciel qu’on nous promet, et ces biens ineffables qui y sont, nous doivent-ils rendre comme insensibles aux maux de ce monde? Si après cela quelqu’un croit encore que cette voie soit laborieuse, ce n’est pas qu’elle soit pénible en effet, mais c’est qu’on manque de courage.

6. Mais remarquez encore combien Jésus-Christ rend cette voie facile, en nous com. mandant de ne point donner les choses saintes aux chiens et aux pourceaux, de nous garder des faux prophètes, et d’être toujours prêts à combattre. C’était même un excellent moyen de rendre cette voie aisée, que de dire, " qu’elle est étroite, " parce que c’était avertir ainsi ceux qui y marchent, de se tenir toujours sur leurs gardes. Car comme lorsque saint Paul nous dit: " Nous n’avons pas à combattre " contre la chair et le sang (Ephés. VI, 2), " il ne prétend pas nous décourager, mais nous exciter au combat; de même Jésus-Christ, voulant réveiller de leur assoupissement ceux qui marchaient par cette voie, leur déclare qu’elle est âpre et laborieuse.

Mais il ne se sert pas seulement de cette considération pour les rendre vigilants. Il les avertit encore que cette voie est pleine d’ennemis qui ne pensent qu’à les surprendre, et qui sont d’autant plus à craindre qu’ils se cachent davantage. Car c’est ainsi que toit tous les faux prophètes. Mais ne regardez point la difficulté de cette voie. Voyez seulement où elle se termine: et ne considérez point aussi, si celle qui lui est opposée est large et aisée, mais où elle conduit ceux qui y marchent Jésus-Christ n’a point d’autre but en tout cet que de nous encourager, comme encore lorsqu’il dit ailleurs : " Le royaume des cieux souffre violence, et les violents l’emportent." (Matth. XI,12.) Car lorsque l’athlète remarque que celui qui préside à ses combats, en admire la peine et le péril, il en devient bien plus courageux.

Ne nous laissons donc point abattre lorsqu’il nous arrive des maux. Il est vrai que la voie est étroite, et que la porte est petite, mais la ville où elles conduisent ne l’est pas; et si nous ne devons point attendre ici de repos, nous ne devons non plus craindre là aucune misère. Mais en disant qu’il " y en a peu qui trouvent la voie étroite, " il fait voir encore la lâcheté de plusieurs. Il instruit ceux qui l’écoutent à ne point s’arrêter au grand nombre de ces qui marchent dans la voie large avec un succès heureux en apparence; mais à jeter les yeux sur ce petit nombre qui gémit et qui souffre dans la voie étroite. Car la plupart dit-il, non (197) seulement ne marchent point dans cette voie, mais ne la veulent pas même trouver par un aveuglement qui est le comble de la folie. Mais il ne faut point se laisser influencer ni troubler par la multitude. Animons-nous plutôt de zèle pour imiter le petit nombre de ceux qui cheminent par la voie étroite, et pour nous entre-exhorter à les suivre et à marcher courageusement dans ce sentier laborieux. Car outre que cette voie est " étroite, " il y en a encore beaucoup qui tâchent de nous en fermer l’entrée. C’est pourquoi Jésus-Christ ajoute: " Gardez- vous des faux prophètes qui viennent à vous vêtus comme des brebis, et qui au dedans sont des loups dévorants (15). "

Après nous avoir avertis de nous garder " des chiens et des pourceaux, " il marque ici une autre sorte d’ennemis bien plus à craindre. Car ces premiers sont visibles et tout le monde les connaît , mais ces derniers sont cachés. C’est pourquoi Jésus-Christ dit des uns qu’on s’en détourne et des autres qu’on les discerne, et qu’on les examine parce qu’il est impossible de les reconnaître d’abord. C’est ce qui lui fait dire : "Gardez-vous, " afin de nous rendre plus vigilants dans ce discernement.

Il était à craindre qu’en entendant dire qu’il fallait marcher dans une voie étroite et resserrée, voie opposée à celle du grand nombre, se garder des chiens et des pourceaux, ainsi que d’une autre espèce encore, celle des loups, les auditeurs ne perdissent courage au moment d’entrer dans cette voie, contraire à celle que suit la foule et, de plus ; infestée de tant d’ennemis et semée de tant de ronces; c’est pourquoi il les fait souvenir des choses arrivées du temps de leurs ancêtres, et cela par ce seul mot de " faux prophètes" qu’il emploie. Ces épreuves, l’antiquité les a connues, ne vous troublez donc point; rien de nouveau ni d’extraordinaire n’arrivera. C’est de tout temps que le démon a fait ce qu’il a pu pour substituer le mensonge à la vérité.

Je crois que par ce mot de " faux prophètes, " il n’entend pas les hérétiques, mais ces personnes dont la vie est corrompue, et qui ont une apparence de vertu, qu’on appelle d’ordinaire hypocrites et imposteurs; c’est pourquoi il ajoute : " Vous les reconnaîtrez par leurs fruits "(16). Car souvent les hérétiques sont réglés dans leur vie, mais ceux-ci ne le sont jamais. Et si vous me dites qu’ils feront peut-être semblant de l’être, je vous réponds qu’ils feront connaître bientôt ce qu’ils sont. Car la voie que je vous enseigne est pénible et laborieuse, et les hypocrites fuient le travail qui accompagne la vertu, et n’en cherchent que l’apparence. C’est pourquoi il est aisé de les connaître. Et comme il venait de dire : Que peu de personnes trouveraient la voie étroite, il leur apprend à séparer le petit nombre qui la trouve d’avec ceux qui ne la trouvent pas et qui font croire néanmoins qu’ils y marchent, en leur commandant de ne point considérer ceux qui n’ont que l’apparence de la vertu, niais seulement ceux qui la possèdent véritablement.

Mais, me direz-vous, d’où vient que Jésus-Christ ne rend pas lui-même ces personnes visibles et manifestes, sans nous donner la peine de les discerner? Il ne le fait pas pour nous faire tenir toujours sur nos gardes, et dans une vigilance continuelle contre nos ennemis, en craignant sans cesse, et ceux qui sont déclarés, et ceux qui se cachent et qui sont couverts. C’est de ces derniers que saint Paul dit: " Que par leurs paroles douces ils séduisent le coeur des innocents. " (Rom. XVI, 18.) Ne nous troublons donc point de voir en notre temps beaucoup de ces séries de personnes. Jésus-Christ nous eu avertit dès le commencement de l’Eglise. Et admirez sa douceur! Car il ne dit pas : Punissez-les, mais seulement: " Gardez-vous d’eux, " de peur qu’en ne veillant pas sur vous-mêmes, vous ne tombiez dans leurs pièges.

7. Et ensuite pour vous empêcher de dire qu'il est impossible de reconnaître ces personnes, il se sert d'un exemple fort populaire: " Peut-on cueillir des raisins sur des épines ou des figues sur des ronces (16) ? Ainsi tout arbre : " qui est bon produit de bons fruits; et tout , arbre qui est mauvais, porte de mauvais fruits (17). Le bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, ni le mauvais arbre en produire de bons (18). " C'est de même que s'il disait: Ils n'ont rien de doux que cette peau de brebis: C'est pourquoi il est aisé de les discerner. Et pour ne vous plus laisser le moindre doute, il compare ce qu'il dit à une chose fondée dans la nature même et qui ne peut arriver d'une autre manière. C'est ainsi que saint Paul disait: " La Sagesse de la chair est une mort, parce qu'elle n'est pas assujétie à la loi de Dieu et qu'elle ne peut l'être. " (Rom. VIII, 7.) (197) Ce second membre de notre Evangile n’est pas une redite. Car afin que personne ne pût dire : Il est vrai qu’un méchant arbre porte de mauvais fruits, mais il en peut aussi porter de bons, et ainsi le discernement de ces deux sortes de fruits est difficile à faire, il prévient cette objection, et dit généralement : " Le mauvais arbre ne peut porter que de mauvais fruits, comme le bon n’en porte que de " bons. " Ce qu’on doit dire aussi du contraire. Quoi donc! me direz-vous, n’a-t-on jamais vu un homme de bien devenir méchant, ni un méchant se convertir et devenir bon? Oui, on en a vu, et la vie est pleine de ces exemples. Jésus-Christ aussi ne dit pas qu’un pécheur ne puisse se convertir, ou qu’un juste ne puisse tomber: mais seulement que pendant que le pécheur demeure dans le péché, il ne peut porter de bon fruit. Car il est hors de doute qu’un méchant homme peut devenir bon mais il est aussi très constant que tant qu’il demeure dans le mal, il ne portera point de bon fruit.

Comment donc, me direz-vous, David qui était bon a-t-il porté de mauvais fruits? Je vous réponds qu’il n’a pas porté ces mauvais fruits en demeurant bon, mais en devenant méchant. S’il fût demeuré bon comme il était, il n’aurait point porté ce mauvais fruit. Car, en se conservant dans la vertu, il n’eût jamais osé commettre un tel crime.

" Tout arbre qui ne produit point de bon fruit sera coupé et jeté au feu (19). Vous les reconnaîtrez donc par les fruits qu’ils produiront (20). " Jésus-Christ disait ceci pour arrêter l’insolence des calomniateurs et pour fermer la bouche à la médisance. Car comme la plupart des hommes confondent les bons avec les méchants, Jésus-Christ par ces paroles veut leur ôter toute excuse. Vous ne pourrez pas me dire un jour: j’ai été trompé, j’ai été surpris; car je vous ai donné une règle certaine qui est de juger des hommes par leurs actions, et de passer aux oeuvres pour ne vous point tromper dans vos jugements. Et parce qu’il ordonnait non de punir ces personnes, mais seulement " d’y prendre garde, " pour consoler tout ensemble ceux qui sont trompés par eux, et pour étonner ces imposteurs et les convertir, il leur met sous les yeux cette terrible vengeance qu’ils doivent attendre de lui.

" Tout arbre qui ne produit point de bon u fruit sera coupé et jeté au feu (19). Il tempère ensuite cette parole lorsqu’il ajoute: "Vous les connaîtrez donc par les fruits qu’ils produiront. " Et pour témoigner qu’il ne faisait point cette menace avec la résolution arrêtée de l’exécuter, il tâche de les exciter encore et de les rappeler à la vertu par ses conseils. Il me semble aussi qu’il veut parler ici des Juifs qui portaient de ces mauvais fruits. C’est pour. quoi il se sert à dessein des mêmes expressions dont saint Jean se sert, et il leur représente comme lui les supplices de l’autre vie sous les mêmes images, ou d’un arbre qui est coupé, ou d’un feu qui ne sera jamais éteint "

8. Il semble, mes frères, que ce supplice dont Jésus-Christ nous menace se termine tout à ce seul mal d’être brûlé éternellement. Mais si on le considère avec plus de soin, on en trouvera un autre qui surpasse encore celui-là, puisque celui qui est dans l’enfer est privé du royaume de Dieu, et que cette privation est un plus grand mal que le supplice des flammes. Je sais que la plupart ne craignent que l’enfer et sont insensibles à la perte du paradis; mais pour moi je crois que cette perte est un mal encore plus horrible que n’est le feu éternel. Je confesse que cela ne peut s’exprimer par les paroles. Nous ne pouvons comprendre combien grand est le bonheur de jouir de Dieu, pour concevoir ensuite quel est le malheur de ceux qui en sont privés. Saint Paul qui, dans son ravissement, avait goûté ces biens ineffables, savait aussi que le plus effroyable de tous les malheurs était de les perdre. Pour nous autres, nous ne le connaîtrons que lorsque nous l’éprouverons. Mais, ô mon Sauveur Jésus-Christ, Fils unique de votre Père, ne nous laissez point tomber dans ce malheur ni dans la funeste expérience d’un supplice si redoutable.

Il est donc impossible d’exprimer clairement quelle peine c’est que de perdre ce bonheur souverain. Je tâcherai néanmoins de vous le faire comprendre par quelques comparaisons qui vous en donneront quelque idée. Mais que pourrai-je dire qui en-approche? Représentez-vous un jeune homme parfaitement accompli qui possède l’empire de toute la terre, qui soit si saint et si juste, et dont la vertu ait tant de charme, qu’il se fasse aimer de tous les hommes autant que les enfants le sont de leurs pères. Que ne souffrirait point le père d’un tel fils plutôt que d’être privé de sa compagnie? Quel mal n’embrasserait-il pas de bon coeur pour avoir le bien de le voir et de jouir de sa présence? C’est là une faible idée de ce que nous vous pouvons tracer de la gloire; car il n’y a point de fils, quel qu’il soit, qui puisse donner autant de satisfaction à son père que la jouissance de ces biens, et que la vue de Jésus-Christ nous en donnera dans le ciel.

L’enfer est sans doute une chose terrible; cependant dix mille enfers ensemble ne seraient encore rien en comparaison de ces autres maux d’être honteusement chassé de la gloire, d’être haï de Jésus-Christ, d’entendre de sa bouche sacrée ces paroles foudroyantes: " Je ne vous connais point (Matth. 25) ; " et ces reproches sanglants: " Vous m’avez vu souffrir la faim, et vous ne m’avez pas donné à manger. " Nous aimerions mieux être percés de mille foudres que de voir un Dieu si doux détourner de nous son visage, et cet oeil si serein et si tranquille ne pouvoir nous regarder qu’avec colère. Si lorsque j’étais son ennemi déclaré, que je le haïssais, que je le fuyais, il m’a néanmoins recherché et aimé au point de ne pas s’épargner lui-même et de se livrer à la mort, de quels yeux le regarderai-je, moi qui, en retour de tant de bienfaits n’aurai pas daigné lui donner un morceau de pain pour apaiser sa faim?

Mais considérez ici même quelle est sa douceur: il ne vous reproche point les grâces qu’il vous a faites, ni l’ingratitude dont vous les avez payées. Il ne dit point: vous avez osé me mépriser, moi qui vous ai tiré du néant; qui, d’un souffle de ma bouche, vous ai donné votre âme, qui vous ai rendu maître de tout ce qui est sur la terre; qui ai créé pour vous le ciel et la terre, l’air et la mer et tout ce qui existe; moi qui, insulté par vous jusqu’à voir préférer le démon à moi, bien loin de vous abandonner pour cet outrage, me suis ingénié à trouver de nouvelles grâces pour vous en combler; moi qui ai bien voulu me rendre esclave pour vous; qui ai souffert pour vous les soufflets, les crachats, la mort, et la mort la plus honteuse; moi qui ai intercédé pour vous dans le ciel; qui vous ai donné le Saint-Esprit; qui vous ai invité à mon royaume, qui vous ai promis une si glorieuse destinée; qui ai voulu me rendre votre chef, votre époux, votre vêtement, votre maison, votre racine, votre nourriture, votre breuvage, votre pasteur, votre roi et votre frère; enfin moi qui vous ai choisi pour être l’enfant du même Père, l’héritier et le cohéritier du même royaume, et qui, pour vous rendre capable de ces grands dons, vous ai amené des ténèbres à la jouissance de ma lumière. Quoique Jésus-Christ puisse nous reprocher beaucoup d’autres choses semblables, il ne le fait pas néanmoins, et il se contente de nous représenter notre faute.

Il montre encore, par les dernières paroles qu’il dit aux réprouvés, quel est son amour envers nous, et le désir qu’il a de notre salut. Car il ne dit pas: allez au feu qui vous a été préparé; mais, " Allez au feu qui a été préparé pour le démon et pour ses anges. " (Matth. XXV, 33.) Avant de prononcer cet arrêt contre les réprouvés, il leur fait voir les péchés dont ils se sont rendus coupables, sans cependant les rappeler tous, mais seulement en partie; et avant que de les punir il appelle les justes à son royaume, pour montrer l’équité des jugements qu’il allait exercer contre les autres. Quels supplices donc sont comparables à ces paroles de Jésus-Christ? Un homme n’a pas assez de dureté pour négliger celui qui l’a obligé, lorsqu’il le voit souffrir la faim et la soif, et il rougirait de honte si cette personne lui reprochait son ingratitude. Il aimerait mieux tomber tout vif dans quelque abîme s’ouvrant sous ses pieds, que de voir deux ou trois de ses amis témoins d’une plainte semblable. Que deviendrons-nous donc, nous autres, lorsque Jésus-Christ nous fera ces reproches eu présence de toute la terre? Sa douceur est si grande qu’il voudrait même nous épargner cette confusion, s’il n’était obligé de rendre tout le monde témoin de l’équité de ses jugements. Que ce ne soit pas dans une intention d’insulte, mais bien d’apologie personnelle, qu’il rappelle les péchés; qu’il ne veut en cela que montrer combien est fondée en raison et en justice la sentence:

"Retirez-vous de moi, " c’est ce qui est évident par la grandeur même des grâces qu’il nous a faites. S’il voulait insulter, il rappellerait toutes ces grecs, au lieu qu’il se contente de reprocher aux réprouvés ce que leur ingratitude lui a fait souffrir.

9. Craignons, mes frères, d’entendre un jour ces paroles si terribles. Cette vie n’est point un jeu, ou plutôt cette vie d’une part ne semble qu’un jeu, si on la compare à la vie future; et de l’autre, rien n’est plus sérieux ni plus important, puisqu’elle ne se termine pas à des ris, mais à des larmes et à des peines effroyables, qui accableront de maux ceux qui (199) n’auront pas voulu régler leur conduite sur les lois de Dieu. Cependant nous faisons un jeu de notre vie. Car lorsque nous bâtissons ces maisons superbes, en quoi sommes - nous différents des petits enfants qui jouent et qui bâtissent des maisons de boue? Quelle différence y a-t-il entre ces tables où ils se divertissent, et celles où nous nous livrons à tous les excès? aucune, sinon que leurs amusements sont fort innocents, tandis que nos voluptés, étant très coupables, seront punies très sévèrement.

Si nous ne voyons pas maintenant la vanité de ces choses, nous ne devons pas nous en étonner. Nous ne sommes pas encore devenus hommes. Lorsque nous le serons, nous reconnaîtrons la bassesse et la puérilité de ce que nous appelons maintenant des affaires importantes. Nous nous rions des enfants lorsque nous sommes avancés en âge, mais lorsque nous étions enfants, nous faisions nos grandes affaires de ces petits jeux. Nous amassions avec soin de la terre et de la boue pour en faire une petite maison, et nous n’étions pas moins glorieux après l’avoir faite, que ne sont ceux qui bâtissent les plus superbes palais. Cependant ces maisons de boue tombaient aussitôt, et quand elles seraient demeurées fermes, elles n’auraient pu servir à rien. Il en est de même de ces édifices superbes. Ils sont indignes d’un chrétien, qui se souvient qu’il est le citoyen du ciel; et la vue de cette divine patrie fait qu’il aurait honte d’y demeurer. Il détruirait de bon coeur ces grands édifices. Comme nous abattons souvent du pied ces maisons de boue que font les enfants, ainsi ce sage de Dieu renverse déjà dans sa pensée tous ces palais superbes qu’élèvent les hommes. Et comme nous rions en voyant les enfants pleurer le renversement de leurs petits châteaux, il rirait de même de voir des hommes pleurer la ruine de leurs maisons; ou plutôt il n’en rirait pas, mais il en verserait des larmes. Car ces vrais chrétiens ont des entrailles de charité pour pleurer notre misère, et des yeux pour reconnaître le mal que nous nous faisons en nous amusant à ces bagatelles. Devenons donc enfin des hommes, et des hommes raisonnables. Jusqu’à quand nous traînerons-nous par terre? jusqu’à quand mettrons-nous notre gloire dans des pierres et dans du bois? jusqu’à quand serons-nous enfants? Et plût à Dieu que nous ne fussions qu’enfants! Mais il ne s’agit pas ici d’un jeu. Il s’agit de la perte de notre salut, que nous sacrifions à ces vains désirs. Nous voyons tous les jours que les enfants sont châtiés très sévèrement, lorsqu’ils négligent leurs études pour s’occuper à ces petits jeux; et nous ne craignons point d’être condamnés au dernier supplice, lorsque Dieu nous redemandant un compte très exact de notre vie, il se trouvera que nous l’aurons consumée en des jeux d’enfants, au lieu de l’employer à des oeuvres saintes. Nous n’aurons alors personne qui puisse nous tirer de ses mains. Il n’y aura ni père, ni frère, ni quelque autre que ce soit qui puisse nous secourir. Nos occupations passées s’évanouiront comme un songe, mais les peines qu’elles nous auront attirées, seront éternelles. Ainsi Dieu nous traitera comme on traite ces enfants, lorsque leurs pères, irrités de leur paresse, abattent, et renversent ces petites maisons qui les amusaient, et les laissent pleurer sans être touchés de leurs larmes.

Et pour mieux vous faire voir que ce que je dis est très véritable, examinons ce que les hommes convoitent le plus ardemment, la richesse; faisons donc comparaître ici la richesse, et opposons-lui une vertu, celle que vous voudrez, et vous-verrez alors le peu que vaut la richesse. Je ne parle encore que d’une richesse acquise, non par avarice, mais par des voies justes et légitimes. Supposons donc deux hommes, dont l’un ne pense qu’à augmenter son bien, qui traverse les mers, qui cultive les terres, qui trafique, et qui trouve ainsi divers moyens d’acquérir du bien : je doute même si agissant de la sorte, il s’enrichira légitimement; mais je le veux croire, et je suppose que tout le gain qu’il fera sera fort juste. Qu’il travaille donc à devenir riche. Qu’il achète des terres, des esclaves, et mille autres choses, sans commettre aucune injustice. Qu’un autre au contraire ayant possédé toutes ces richesses vende ses terres, ses maisons, et ses vases d’or et d’argent; qu’il en donne le prix aux pauvres; qu’il en assiste les malades et les indigents; qu’il soit le protecteur des misérables; qu’il tire les uns des prisons, les autres des mines, les autres de la servitude, et les autres de la mort où la pauvreté allait les réduire. Je vous demande maintenant lequel de ces deux hommes vous choisiriez d’être ? Je ne parle point encore de l’avenir; je ne regarde que l’état de cette vie. A qui des deux aimeriez-vous (200) mieux ressembler? A celui qui ne pense qu’à amasser des richesses, ou à celui qui les emploie au soulagement des autres? A celui qui acquiert de grandes terres, ou à celui qui se rend comme le port et l’asile des affligés? A celui qui roule sur l’or, ou à celui qui est comblé de bénédictions? N’est-il pas vrai que l’un ne paraît pas un homme, mais un ange descendu du ciel pour sauver les hommes: et que l’autre ne paraît pas un homme, mais un enfant, puisque tout le soin qu’il met à’amasser de l’argent, n’est pas moins inutile que les jeux des enfants ? Que si c’est une folie à un tel homme de travailler ainsi à s’enrichir, quoique si légitimement, que sera-ce s’il joint encore l’injustice à cette folie? Et si vous ajoutez de plus que tout le fruit de ce vain travail sera l’acquisition de l’enfer et la perte du paradis, qui pourra assez le plaindre et déplorer son malheur, soit durant sa vie soit après sa mort?

10. Mais envisageons, si vous voulez, une autre espèce de vertu. Supposons un homme exerçant la souveraine puissance, imposant ses lois à tous, entouré de tout l’appareil de la majesté impériale : un héraut marche pompeusement devant lui, il a ceint le baudrier, insigne du pouvoir, des licteurs le précèdent, une cour nombreuse l’environne. N’est-ce pas là ce qu’on appelle être grand et heureux dans le monde? mettons d’un autre côté un homme qui éclate en vertu, plein de douceur, d’humilité et de patience. Supposons qu’on le batte et qu’on l’outrage, qu’il l’endure sans peine, et qu’il bénit même ceux qui. le maltraitent: lequel des deux vous paraît le plus estimable, ou celui qui est si superbe, ou celui qui est si humble? N’est-il pas vrai que ce dernier paraît un ange plutôt qu’un homme, et que sa patience imite l’impassibilité de ces célestes esprits, et que l’autre enflé de gloire est semblable à un hydropique? Que l’un paraît un sage véritable, et ressemble à un médecin spirituel, et l’autre à un enfant qui se rend ridicule, enflant ses joues, et se grossissant le visage?

Car de quoi êtes-vous fier, ô homme? Est-ce parce que vous êtes monté sur un char magnifique, et traîné par des mulets ou par des chevaux? Mais souvent on traîne aussi avec des chevaux le bois et les pierres. Est-ce parce que vous êtes superbement vêtu? Mais comparez ce vain éclat avec celui de cet homme qui est orné de vertus, et vous verrez que vos ornements sont semblables à l’herbe séchée, et que cet homme au contraire est comme un arbre très agréable à la vue, et chargé d’excellents fruits. Ces habits dont vous vous, glorifiez, ne peuvent se défendre contre les vers; et s’ils s’y engendrent une fois, toute leur beauté disparaîtra en un moment. Car les habillements superbes deviennent enfin la pâture des vers. L’or et l’argent viennent de la terre, et ils retourneront en terre. Celui au contraire qui est orné des vertus, a un vêtement que ni les vers ni la mort même ne peuvent corrompre. Car les vertus ne naissent point de la terre. Elles sont l’ouvrage du Saint-Esprit, et ainsi elles ne craignent point les vers. Ces vêtements se font dans le ciel, où les vers ni aucune espèce de corruption ne se trouvent point.

Mais je vous demande ce que vous croyez qu’on doive désirer davantage, d’être riche ou d’être pauvre; d’être élevé en puissance, ou bien d’être sans honneur; d’être dans les délices, ou dans la faim? N’est-ce pas d’être dans l’honneur, dans les richesses et dans les délices? Si vous voulez donc jouir solidement de ces biens, et ne vous pas contenter du nom et de l’apparence, renoncez à la terre et à tout ce qui y est, et élevez-vous vers le ciel. Car toutes les choses présentes ne sont qu’une ombre, mais les futures sont stables, solides et immuables. Chérissons ces biens, mes frères, et attachons-nous-y avec soin, afin que nous soyons délivrés des maux de la terre, et que, nous avançant vers le ciel, comme vers un port tranquille, nous y abordions chargés de richesses et du trésor de nos aumônes. C’est l’état où je souhaite que vous soyez, lorsque vous paraîtrez devant ce tribunal terrible, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il.
 

 

 

 

HOMÉLIE XXIV
" TOUS CEUX QUI ME DISENT : SEIGNEUR, SEIGNEUR, N’ENTRERONT PAS DANS LE ROYAUME DES CIEUX, MAIS CELUI-LA SEUL Y ENTRERA QUI FAIT LA VOLONTÉ DE MON PÈRE QUI EST DANS LE CIEL. " (CHAP. VII, 21, JUSQU’AU VERSET 28)

ANALYSE

1. La volonté du Fils n’est pas autre que celle du Père. — L’opération des miracles ne sert de rien sans la vertu à celui qui les fait.

2. Prérogative de la vertu.

3. Nul ne peut nuire à l’homme vertueux. Les méchants endurent beaucoup de maux.

4. Que la malice est toujours faible et timide, et la vertu forte et courageuse. Que ceux qui persécutent les bons les rendent illustres et se perdent eux-mêmes.
 
 

1. Pourquoi Jésus-Christ n’a-t-il pas dit : Celui qui fait ma Volonté ? Parce qu’il fallait d’abord se contenter de faire admettre la volonté du Père. C’était déjà même beaucoup, vu la faiblesse des hommes. Au reste, qui dit la volonté du Père dit la volonté du Fils, puisque la volonté du Fils n’est jamais différente de celle du Père. Il me semble que Jésus-Christ attaque ici particulièrement les Juifs, qui mettaient toute leur religion dans la spéculation et dans la doctrine, sans se mettre en peine de purifier leurs moeurs. C’est pourquoi saint Paul leur fait ce reproche: " Vous portez le nom de juif, vous vous reposez sur la loi; vous vous glorifiez des faveurs que Dieu vous a faites, vous connaissez sa volonté. "(Rom. II, 17.) Mais cette connaissance de la volonté de Dieu ne vous sert de rien, si vous n’y joignez la pratique des bonnes oeuvres, et le règlement de votre vie. Jésus-Christ ne s’arrête pas là, et il dit quelque chose de plus fort.

" Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom? n’avons-nous pas chassé les démons en votre nom? et n’avons-nous pas fait plusieurs miracles en votre nom (22) ? Non-seulement, dit-il, celui qui ayant la foi néglige les moeurs, sera chassé du royaume : mais quand même un homme, avec une telle foi, ferait de grands miracles, si en même temps sa vie n’est pure, il sera exclu du ciel. " Car plusieurs me diront en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas e prophétisé en votre nom ? " Remarquez qu’il commence, quoique d’une manière couverte, à parler en Dieu, et qu’après avoir achevé ce long discours, il déclare enfin qu’il est juge. Il avait déjà montré que les pécheurs seraient infailliblement punis; mais il fait voir ici quel serait Celui qui les punirait. Il ne dit pas néanmoins absolument: C’est moi, mais " plusieurs en ce jour-là me diront: Seigneur, Seigneur, " ce qui est en effet la même chose. Car s’il n’était pas le juge, comment leur dirait-il : " Et alors je leur dirai hautement je ne vous ai jamais connus : retirez-vous de moi? " " Je ne vous ai jamais connus, " non seulement à ce moment que je vous juge, mais lors même que vous faisiez des miracles, C’est pourquoi il disait à ses disciples: " Ne vous réjouissez pas de ce que les démons "vous sont assujétis; mais de ce que vos noms sont écrits dans le ciel. " (Luc, X, 20.) Et il ne les exhorte partout qu’à régler leurs moeurs. Car lorsqu’un homme vit bien et dans l’éloignement du vice, il est impossible qu’il soit rejeté de Dieu. Quand même il serait dans quelque erreur, Dieu lui fera bientôt connaître sa vérité.

Quelques-uns croient que ceux qui diront alors à Jésus-Christ : " Qu’ils auront fait plusieurs miracles en son nom, " le diront faussement, et qu’ils mentiront, et que c’est (202) pour ce mensonge même que le Sauveur les condamnera. Mais ce sens n’est point vrai, il est entièrement contraire à ce que Jésus-Christ veut prouver en cet endroit. Car son dessein est de faire voir que la foi n’est rien sans les oeuvres. Enchérissant donc sur ce qu’il vient de dire, il ajoute les miracles à la foi, et il déclare que la foi avec tout l’éclat de ces miracles, serait encore inutile, si elle n’était soutenue par la piété et par la vertu. Si donc ces personnes n’avaient fait de véritables miracles, comment le raisonnement de Jésus-Christ subsisterait-il? Est-il croyable d’ailleurs qu’ils eussent assez de hardiesse pour mentir devant un Juge si redoutable?

De plus la manière dont il parle à Jésus-Christ, et dont il leur répond , fait voir qu’ils avaient fait véritablement ces miracles. Car, surpris de trouver dans l’autre vie toute autre chose que ce qu’ils avaient attendu, et, au lieu qu’ils étaient ici admirés de tout le monde, se voyant condamnés par le juste Juge, ils s’écrient avec étonnement : " Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom? " Comment donc nous rejetez-vous maintenant? comment l’arrêt que vous prononcez contre nous est-il si contraire à nos espérances et à nos pensées? Mais si ces personnes s’étonnent de se voir punies après avoir fait des miracles, pour vous, mes frères, ne vous en étonnez pas .Toutes les grâces viennent de Dieu et de la bonté de Celui qui les donne. Ceux-ci en avaient été favorisés, sans y avoir en rien contribué de leur part. Il est donc bien juste qu’ils en soient punis alors, puisqu’ils auront été si ingrats envers Celui qui les avait honorés de tant de grâces, lorsqu’ils en étaient si indignes.

" Et alors je leur dirai hautement : Je ne vous ai jamais connus; retirez-vous de moi vous tous qui vivez dans l’iniquité (23) ." Vous me direz peut-être : Comment des hommes qui vivaient si mat pouvaient-ils faire des miracles? Quelques-uns répondent qu’ils ne vivaient pas mal lorsqu’ils faisaient des miracles, et qu’ils se sont corrompus ensuite, et sont tombés dans l’iniquité. Mais si cela était vrai, le raisonnement de Jésus-Christ ne subsisterait pas encore. Car son but est de montrer que ni la foi, ni les miracles ne sont rien sans la bonne vie, comme saint Paul disait: "Quand j’aurais une foi à transporter les montagnes: quand je pénétrerais tous les mystères, et que j’aurais une pleine connaissance des choses divines; si je n’ai point la charité, je ne suis rien. " (I Cor. XIII, 2.) Vous me demandez quelles sont donc ces personnes. Il y en a plusieurs. (Marc, VI, 43.) Plusieurs de ceux qui croyaient en Jésus-Christ avaient reçu ce don de faire des miracles, comme celui dont il est parlé dans l’Evangile, qui chassait les démons, et qui, néanmoins, ne suivait pas Jésus-Christ; ou comme Judas, qui ne laissa pas, quelque corrompu qu’il fût dans l’âme, de recevoir, comme les autres apôtres, la puissance de faire des miracles,

2. On voit aussi dans l’Ancien Testament que des personnes indignes ont souvent reçu ces grâces pour le bien des autres. Et la raison de cette conduite de Dieu, mes frères, c’est que tous alors n’étaient pas parfaits en tout. Les uns excellaient par la pureté de leur vie, mais ils n’avaient pas une foi si vive; les autres au contraire, étaient fermes dans la foi, mais ils étaient faibles dans la vertu. Jésus-Christ donc voulait exhorter les uns par les autres. Il voulait que ceux qui avaient plus de vertu et moins de foi, en voyant faire aux autres de si grands miracles, et que ceux qui les faisaient et avaient beaucoup de foi, fussent excités par ce don ineffable, à rendre leur vie plus pure et plus sainte. C’est pour cette raison qu’il leur communiquait si libéralement un si grand don : " Nous avons, " disent-ils eux-mêmes, " fait beaucoup de miracles: mais je leur dirai hautement: Je ne vous ai jamais connus. " Ils croient maintenant être mes amis; mais ils reconnaîtront alors que ces grâces que je leur donnais n’étaient pas un effet de mon amour.

Et vous vous étonnez, mes frères, que Jésus-Christ ait communiqué ces dons à des personnes qui croyaient en lui, mais dont la vie ne répondait pas à leur foi, lorsqu’il se trouve qu’il les a faits même à ceux qui n’avaient ni l’un ni l’autre? Car Balaam n’avait ni la foi ni la pureté de la vie, et, néanmoins, il reçut ce don pour l’édification des autres. Pharaon, du temps de Joseph, n’avait aussi ni l’un ni l’autre, et néanmoins Dieu par des songes lui découvrit l’avenir. Nabuchodonosor était très-méchant , et Dieu lui fit savoir aussi ce qui devait arriver longtemps après. Dieu fit encore la même faveur au fils de ce roi, quoiqu’il fût plus méchant que son père, et lui découvrit plusieurs choses, pour exécuter les grands desseins de sa providence et de sa justice. (203)

Lorsque la prédication de l’Evangile ne faisait alors que commencer, comme il fallait beaucoup de miracles pour l’appuyer, Dieu faisait ces grâces à des hommes qui en étaient très indignes. Mais elles ne leur ont servi qu’à les rendre plus criminels, et à les faire encore punir davantage. C’est pourquoi il leur dit cette parole redoutable : " Je ne vous ai jamais connus. " Car il y a bien des personnes qu’il hait même dès cette vie, et qu’il a en horreur avant même qu’il les juge. Tremblons donc, mes chers frères! et veillons avec soin sur notre vie, et ne nous croyons pas moins heureux, parce que nous ne faisons point de miracles. Comme ils ne nous serviront de rien alors si nous avons mal vécu; si nous vivons bien au contraire, nous ne serons pas moins récompensés de Dieu pour n’en avoir pas fait. Nous ne sommes point redevables à Dieu pour n’avoir point fait d’actions extraordinaires et miraculeuses: mais Dieu lui-même sera notre débiteur pour les bonnes actions que nous aurons faites.

Après donc que Jésus-Christ a complété son enseignement sur la morale, qu’il a parlé de la vertu en descendant aux plus petits détails, et qu’il a fait voir que les hypocrites contrefont la vertu en diverses manières, les uns en priant et jeûnant par vanité; les autres en n’ayant que l’apparence- et la peau de brebis; les autres, qu’il appelle " chiens " et " pourceaux, " en ruinant autant qu’ils peuvent la vérité; pour montrer ensuite quel avantage nous retirons dès ce monde de la bonne vie, et quel désavantage nous recevons de la mauvaise, il ajoute: " Ainsi quiconque entend ces paroles que je vous dis, et les pratique, est semblable à un homme sage, qui a bâti sa maison sur la pierre. " Ceux qui ne pratiquent pas mes instructions né laisseront pas, quand ils feraient des miracles, de tomber dans le malheur que vous venez d’entendre; mais ceux qui les pratiqueront jouiront des biens que je leur ai promis, non seulement en l’autre monde, mais encore en celui-ci: "Quiconque, " dit-il, " entend ces paroles que je vous dis, et les pratique, est semblable à un homme sage. " Considérez cette admirable sagesse avec laquelle il tempère et diversifie son discours. Tantôt il se découvre en disant: " Tous ceux qui me diront: Seigneur, Seigneur, " etc. Tantôt il se cache en disant "Celui qui fera la volonté de mon Père, " Puis il fait voir qu’il est le souverain Juge en disant : " Je leur dirai hautement alors: Je ne " vous connais pas. " Et il déclare encore par ces dernières paroles qu’il a une souveraine puissance sur toutes choses : " Celui qui entend ces paroles que je dis. " Comme il ne leur avait encore promis que des biens futurs, leur faisant espérer un royaume éternel, une récompense infinie, et des consolations ineffables, il veut leur montrer encore ce qu’ils doivent attendre dès cette vie, et quel avantage ils y peuvent retirer de leur vertu. Quel est donc l’avantage de la vertu? C’est de vivre dans la sécurité et sans rien craindre; de ne pouvoir être abattu par tous les maux de cette vie, et de s’élever au-dessus de tous les événements fâcheux qui s’y peuvent rencontrer. Que peut-on trouver qui égale ce bonheur? Les rois même, avec tout l’éclat de leur couronne, ne peuvent se le procurer. Il est uniquement réservé au juste. Lui seul lé possède surabondamment, et seul il jouit, dans ce flux et reflux perpétuel des affaires du monde présent, d’un calme, inaltérable. Car c’est ce qu’on ne peut assez admirer, qu’au milieu des tempêtes il conserve le calme dans son coeur, et qu’il jouisse d’une paix profonde parmi les troubles et les agitations de cette vie.

" La pluie est tombée, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle n’est point tombée parce qu’elle était fondée sur la pierre (25). " Jésus-Christ, par ces mots de " vents, " de " fleuves " et de " pluie, " marque ici les maux et les afflictions de ce monde, comme les calomnies et les médisances, les piéges qu’on tend aux bons, la douleur, la perte de nos proches, les insultes des étrangers, et les autres maux semblables, et il assure que l’âme du juste ne cède à aucune de ces épreuves, parce qu’elle est fondée sur la " pierre, " entendant par cette " pierre " la fermeté et l’immobilité de sa parole. Car ses préceptes sont plus inébranlables qu’un rocher. Ils élèvent ceux qui les gardent au-dessus de tous les flots de ce monde. Celui qui leur obéit avec une fidélité inviolable demeurera inaccessible, non seulement à toutes les attaques des hommes, mais encore à tous les piéges des démons.

3. Et pour vous faire voir qu’il y a dans ces paroles tout autre chose qu’une déclaration pompeuse et vaine, je n’ai qu’à vous citer (204) l’exemple du bienheureux Job, qui reçut dans sa chair tous les coups dont le démon le voulut frapper, sans que son âme en reçût aucune atteinte. Considérez aussi les apôtres qui, assaillis par les flots déchaînés de toutes les colères de ce monde, par les tyrans et les nations barbares, par les Juifs et les Gentils, par leurs proches et par les étrangers, enfin par le démon même, qui épuisa contre eux tout ce que sa rage et son adresse peut inventer, furent toujours fermes parmi ces tempêtes comme les rochers au milieu de la mer, et non seulement ne cédèrent point à tous ces assauts, mais en demeurèrent victorieux.

Qu’y a-t-il de plus heureux que cet état? Ni les richesses, ni la puissance, ni la gloire, ni la force du corps, ni les autres avantages de cette nature, ne peuvent établir l’homme dans cette fermeté intérieure. La vertu seule peut le faire. C’est elle seule qui peut mettre l’homme dans cet état heureux, qui le rend libre et exempt de tous les maux. Je vous prends à témoin de la vérité de mes paroles, vous qui savez combien la cour des princes est pleine de piéges et de périls, vous qui savez combien les maisons des grands et des riches sont remplies de tumultes, d’intrigues et de brouilleries. Les apôtres n’ont rien éprouvé de semblable.

Mais les apôtres, me direz-vous, n’ont-ils point été agités durant leur vie? N’ont-ils pas souffert de grands travaux? Voilà précisément ce qu’on ne peut assez admirer, qu’ayant passé leur vie dans une si grande agitation, ils aient pu conserver une paix profonde au milieu de ces tempêtes; que ces flots soient venus se briser contre eux sans altérer la joie de leur coeur; qu’ils ne se soient jamais laissé abattre, et qu’entrant nus dans la carrière, ils aient surmonté tous leurs ennemis. Si vous voulez suivre leur exemple, vous vous rirez de même de tous les maux de cette vie; si vous savez vous revêtir de ces conseils comme d’une puissante armure, vous pouvez braver tous les traits de la douleur.

Car quel mal pourra vous faire celui qui vous dresse des piéges pour vous perdre? Vous ravira-t-il votre bien? Mais vous êtes obligé, même avant qu’il vous le ravisse, de le mépriser de telle sorte, qu’il ne vous est pas même permis d’en demander à Dieu dans vos prières. Vous mettra-t-il en prison? Mais Jésus-Christ vous commande, avant même la prison, de vivre comme si vous étiez crucifié au monde. Vous noircira-t-il par ses médisances? Mais Jésus-Christ vous délivre encore de toute appréhension à ce sujet, lui qui vous promet qu’après avoir enduré ces calomnies sans beaucoup de peine, vous en recevrez une grande récompense; lui qui veut que, harcelés par les langues menteuses, vous restiez néanmoins exempts de colère et d’indignation jusqu’à prier pour vos ennemis. Que fera-t-il donc? vous persécutera-t-il cruellement? vous fera-t-il souffrir mille maux? Mais ces persécutions ne feront qu’augmenter l’éclat de votre couronne. Vous tourmentera-t-il dans votre corps? ira-t-il jusqu’à vous tuer, vous égorger? C’est le plus grand bien qu’il puisse vous faire, puisqu’il vous procurera la couronne des martyrs. Son crime hâtera votre bonheur, et sa fureur sera comme un vent favorable qui vous fera plus tôt arriver au port, et ne servira qu’à vous donner confiance en ce jour où tous les hommes rendront compte de leurs actions devant Celui qui doit les juger. Ainsi ceux qui attaquent les justes, bien loin de leur nuire, ne servent qu’à les rendre plus illustres. Tant il est vrai que rien n’est égal à la vie vertueuse, qui peut seule établir les hommes dans un état si heureux !

Comme Jésus-Christ avait dit que " sa voie " était " étroite, " il veut consoler ceux qui y marchent, en montrant que si elle est étroite, elle est sûre et même agréable; comme au contraire celle qui lui est opposée est, quoique large et spacieuse, remplie de piéges et de travaux. Comme il a montré les avantages que l’on reçoit de la vertu même en ce monde, il fait voir aussi les maux qui accompagnent l’iniquité. Partout, je répète ici ce que j’ai déjà dit souvent, Jésus-Christ porte les hommes au soin de leur salut, par l’amour qu’il leur inspire pour la vertu et par l’aversion qu’il leur donne pour le vice. Et parce qu’il prévoyait qu’il y aurait des hommes qui admireraient ses paroles sans les pratiquer, il veut les effrayer ici par avance en leur disant que quelque saints que soient ses discours, il ne suffit pas de les entendre, mais qu’il faut encore les mettre en pratique par les bonnes oeuvres, puisque c’est en cela que consiste toute la vertu. C’est par là qu’il termine son discours, laissant dans les coeurs une salutaire et vite impression de crainte. De même qu’il venait d’exciter à la vertu, non-seulement par la (205) promesse des récompenses à venir et de ces consolations ineffables dont nous jouirons dans le ciel, mais encore par des avantages présents, comme par cette fermeté solide et cette constance inébranlable dont il a parlé; de même encore il détourne du vice non seulement par les supplices futurs, en disant " que le mauvais arbre sera coupé et jeté au feu; " et par ces paroles redoutables: " Je ne vous connais pas ; " mais encore par les malheurs présents qu’il exprime par cette ruine et ce renversement d’une maison. Ces comparaisons dont il se sert donnent à sa parole une grande puissance d’expression. Son discours n’aurait jamais eu tant de force s’il avait dit simplement que le juste sera ferme et inébranlable et que l’injuste sera ruiné, que lorsqu’il exprime ces mêmes vérités par les termes figurés de "pierre, de sable, de maisons, de fleuves, de vents et de pluie. Mais quiconque entend ces paroles que je vous dis et ne les pratique point, est semblable à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable (26). " " La pluie est tombée, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle est tombée, et la ruine en a été grande (27). "

C’est avec grande raison, mes frères, que Jésus-Christ appelle " insensé, " cet homme qui bâtit sur le sable. Car quelle plus grande folie que d’avoir toute la peine d’un bâtiment, pour ne retirer ensuite aucun fruit de ses travaux, loin de là, pour n’y trouver que son supplice I On sait assez ce que souffrent ceux qui s’abandonnent au péché. Combien un calomniateur, combien un adultère et combien un voleur souffre-t-il pour réussir dans ses détestables entreprises? Cependant tous ces travaux, au lieu de leur être utiles, ne leur causent que des maux. C’est ce que saint Paul donne à entendre lorsqu’il dit : "Celui qui sème dans sa chair, recueillera de sa chair la corruption et la mort (Gal. VI, 8). " A celui-là ressemblent bien ceux qui bâtissent sur le sable; c’est-à-dire sur la fornication, sur la luxure et la débauche, sur la colère et sur les autres crimes semblables.

4. Achab était de ce nombre, mais Elie au contraire n’en était pas. J’oppose à dessein ces deux personnages l’un à l’autre, parce que nous verrons bien mieux la différence du vice, en le comparant avec la vertu. Car l’on peul dire avec vérité qu’Elie bâtit sur la pierre ferme et Achab sur le sablé. C’est pourquoi tout roi qu’il était, il tremblait devant ce prophète, qui n’était vêtu que d’une peau de brebis. Les Juifs aussi ont bâti sur le sable, et les apôtres sur la pierre ferme. C’est pourquoi ceux-ci, bien qu’en si petit nombre et chargés de fers, se montrèrent aussi immobiles que des rochers; et les Juifs au contraire qui étaient si nombreux et qui avaient avec eux des gens armés, étaient plus faibles que le sable. Ils se voyaient forcés de céder à la fermeté des apôtres. C’est ce qui leur faisait dire en tremblant: " Que ferons-nous à -ces hommes-là? " (Act, IV, 46.)

Admirez, mes frères, ce prodige. Voyez dans le trouble et l’agitation, non pas ceux que l’on a pris et que l’on a mis en prison, mais ceux qui les ont fait prendre, et qui les ont chargés de fers. Les Juifs ont enchaîné les apôtres; et ils paraissent eux-mêmes accablés de chaînes. Mais ils souffraient la juste peine de leur folie, puisque n’ayant bâti que- sur le sable, ils devaient être les plus faibles de tous les hommes: " Que faites-vous, " disaient-ils, "pourquoi voulez-vous attirer sur nous le sang de cet homme? " (Act. V, 28.) Quoi! vous maltraitez les autres et vous craignez? Vous persécutez, et vous avez peur ? Vous jugez, et vous tremblez? Tant il y a de faiblesse dans la malice! Mais les apôtres sont dans une disposition bien différente. Ils disent hautement : " Nous ne pouvons pas, nous autres , ne point dire ce que nous avons vu, et ce que nous avons entendu. " (Ibid. IV, 20.) Qui n’admirera cette grandeur de courage? Qui n’admirera ces fermes rochers qui se moquent des flots et de la tempête, et cet édifice si solide qui résiste à toute la violence des vents?

Ce qui m’étonne davantage, c’est que non seulement ils ne sont point ébranlés des maul dont on les menace, mais qu’ils en tirent au contraire une hardiesse et une vigueur toute nouvelle, et qu’ils jettent l’épouvante dans l’âme de leurs persécuteurs. Celui qui frappe sur un diamant se blesse au lieu de le rompre. Celui qui regimbe contre l’éperon se perce lui-même et reçoit des blessures dangereuses, et celui qui attaque les gens de bien, au lieu de leur nuire, se perd lui-même. Plus la malice attaque la vertu, plus elle découvre et augmente sa propre faiblesse. Et comme celui qui lie des charbons ardents dans ses habits brûle ses habits sans éteindre les charbons, de même (206) ceux qui persécutent les saints, qui les emprisonnent et qui les chargent de chaînes, les rendent plus illustres et se perdent pour jamais. Plus vous souffrirez étant innocent et juste, plus vous deviendrez fort et courageux; car plus nous nous appliquerons à la vertu, moins nous aurons besoin de tout le reste, et cette indépendance de toutes choses nous rendra invincibles, et nous élèvera au-dessus de tout.

Tel a été saint Jean-Baptiste. Rien n’était capable de l’étonner et il faisait trembler Hérode même. Il n’a rien, il est nu, et il s’élève contre un prince, et ce prince au contraire, orné de la pourpre et du diadème, est saisi de crainte devant un homme nu. Cette tête même qu’il a coupée, il ne peut la regarder sans épouvante. Le seul souvenir de Jean, comme on le voit dans l’Evangile, troublait son esprit et le remplissait de crainte. " C’est là Jean que j’ai tué (Matth. XIV, 2)," dit-il. Ce n’est pas par vanité qu’il dit : "J’ai tué," mais pour se consoler et se rassurer en quelque sorte, en voyant revivre celui qu’il était effrayé d’avoir fait mourir, tant est grande la force de la vertu, qui rend les morts même redoutables aux vivants.

Lorsque le même saint Jean était encore en vie, on voyait des riches courir à lui de toutes parts, qui lui disaient : " Maître, que ferons-nous? " Quoi ! vous avez tant de biens, et vous venez apprendre, de moi qui n’ai rien, le moyen de vous rendre heureux? Vous voulez qu’étant pauvre, j’enseigne aux riches où est le véritable bonheur; qu’un homme qui n’a pas où reposer sa tête instruise ceux qui commandent les armées ?

Telle était aussi la générosité du prophète Elie dont saint Jean fit revivre l’esprit et le zèle. Il témoigna la même fermeté dans les reproches qu’il faisait à tout le peuple. Saint Jean les appelait : " Race de vipère," et Elie leur disait: " Jusqu’à quand clocherez-vous ainsi des deux côtés? " (III Rois, 19.) Elie disait hautement à Achab: " Vous avez tué et " vous avez possédé (III Rois, 18), " comme saint Jean disait à Hérode : " Il ne vous est pas permis d’avoir la femme de Philippe, votre " frère. " Considérez donc dans les uns la solidité de la pierre et dans les autres l’instabilité du sable. Admirez comme la malice est faible, comme elle cède aux moindres maux et comme elle tombe d’elle-même, quoiqu’elle soit soutenue de toute la puissance royale et d’une multitude d’hommes armés. Elle rend stupides et insensées les âmes qu’elle domine, et elle ne les précipite pas seulement, mais elle les brise dans leur chute, selon la parole du Fils de Dieu: " Et la ruine en a été grande. " Il ne s’agit pas ici, mes frères, d’un péril médiocre, il s’agit du salut de l’âme, du royaume de Dieu et de la perte de biens ineffables et éternels, ou plutôt il s’agit de commencer dès cette vie ces tourments qui ne finiront jamais, puisque la vie des méchants est une anticipation de l’enfer, par les passions, par les frayeurs, par les ennuis et par les inquiétudes qui leur déchirent sans cesse l’esprit et le coeur. Le Sage a exprimé cette vérité lorsqu’il a dit: " L’impie s’enfuit sans que personne le poursuive (Prov. XXVIII, 4); " car ces hommes tremblent toujours. Ils ont pour suspects amis et ennemis, domestiques et étrangers; ceux qui les connaissent et qui ne les connaissent pas. Ils appréhendent leur ombre même, et ils anticipent suries tourments qui leur sont réservés, par les peines dont ils s’accablent dès cette vie. C’est ce que Jésus-Christ veut dire par cette parole: " La ruine en a été grande. "

Il ne pouvait mieux finir tant d’instructions si saintes que par ces paroles, par lesquelles il fait trembler ceux qui ne craignent pas assez l’avenir, et les détourne du vice par l’appréhension des maux mêmes de cette vie. Car si la considération des maux éternels est beau-coup plus grande en elle-même, la crainte néanmoins des maux présents agit plus puissamment sur les âmes basses et charnelles, pour les retirer de l’enchantement du vice. C’est pourquoi il finit son discours en frappant leur âme de la salutaire impression de cette crainte.

Puis donc, mes très chers frères, que nous n’ignorons rien des maux dont nous sommes menacés et en ce monde et en l’autre, fuyons le vice et embrassons la vertu, afin que nos travaux ne nous soient pas inutiles, et qu’après avoir rendu notre édifice ferme et solide, nous jouissions d’une profonde paix en cette vie, et de la gloire dans l’autre, où je prie Dieu de nous conduire, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (207)
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXV
" JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES DISCOURS, LES PEUPLES ÉTAIENT RAVIS EN ADMIRATION DE SA DOCTRINE. — CAR IL LES ENSEIGNAIT COMME AYANT AUTORITÉ ET NON PAS COMME LES DOCTEURS DE LA LOI. " (CHAP. VII, 28, 29, JUSQU’AU VERSET 5 DU CHAP. VIII.)

ANALYSE

1. Le Christ fuyait l’ostentation.

2. Jésus-Christ tantôt observait la loi mosaïque et tantôt s’en dispensait.

3. Explication de cette parole : In testimonium illis.

4. et 5. Rien n’est plus important pour la piété que l’humble reconnaissance des dons de Dieu; l’ingratitude est l’ennemie du salut.
 
 

1. Ne semblait-il pas que ce peuple dût au contraire souffrir avec peine qu’on lui imposât tant de lois nouvelles et s’abattre à la vue d’une doctrine si pure et si élevée? D’où vient donc qu’au contraire il est ravi de joie? C’est la puissance de Celui qui enseignait qui opéra ce prodige, c’était elle qui s’emparait des coeurs, qui jetait les esprits dans le ravissement, qui persuadait par le charme de cette parole; c’était elle qui, même après que le divin Maître eut fini de parler, retenait les auditeurs autour de lui. En effet le texte sacré nous apprend que lorsque Jésus descendit de la montagne, toute cette multitude l’accompagna, ne pouvant se résoudre à le quitter, tant sa parole avait de force et de charmes ! On admirait particulièrement l’autorité avec laquelle il prêchait. Car il ne parlait point comme de la part d’un autre, ainsi que Moïse et les prophètes; mais il témoignait partout que c’était lui qui avait le pouvoir de commander, et qu’il lui appartenait d’établir des lois, Aussi lorsqu’il publiait ces lois , il disait presque toujours : " Et moi je vous " dis, " etc. Et quand il parlait de ce jour terrible du jugement, il déclarait assez qu’il était le Juge qui devait punir les méchants et récompenser les bons.

Aussi sa parole produisait-elle un étonnement bien naturel. Car si les scribes, lors même qu’il leur témoignait sa puissance par ses actions et par ses miracles, ne laissaient pas de le décrier, et voulaient même le lapider; combien plus les auditeurs du sermon sur la montagne devaient-ils être scandalisés, lorsqu’il ne se faisait encore connaître que par des paroles, particulièrement dans ces commencements, où il n’avait point fait encore de miracles qui rendissent témoignage à sa puissance? Cependant tel n’était pas l’effet produit sur eux par la parole de Jésus. C’est qu’un coeur simple, et une bonne âme se rend sans peine à la lumière de la vérité. Ainsi les pharisiens sont scandalisés de la puissance de Jésus-Christ lorsqu’il la prouve par ses miracles; et ceux-ci, sans avoir vu de prodiges, sont édifiés de l’autorité avec laquelle il leur parle, ils sont persuadés de ce qu’il leur dit, et ils le suivent. C’est ce que l’évangéliste témoigne lorsqu’il dit :

" Jésus étant descendu de la montagne, une " grande foule de peuple le suivit. (VIII, 1.) Ce ne sont pas les scribes ni les princes qui le suivent, c’est un peuple simple, exempt de corruption et de malice. Voilà ceux qu’on voit dans tout l’Evangile s’attacher toujours à lui. Lorsqu’il parlait en public, ils l’écoutaient avec un profond silence, sans faire de bruit, sans l’interrompre, sans lui faire d’objection, sans le tenter, et sans rien trouver à redire à ce qu’il disait, comme les pharisiens ont fait si souvent. C’est pourquoi nous voyons ici qu’après même un si long discours, ils ne laissent pas de le suivre, et d’être dans l’admiration de sa doctrine.

Mais je vous prie, mes frères, de considérer (208) ici combien est grande la sagesse de Jésus-Christ, et comme il varie sa conduite en la proportionnant au besoin de ses auditeurs, en passant tantôt des miracles aux instructions, at tantôt des instructions aux miracles. Avant que de monter sur la montagne, il guérit plusieurs malades, pour disposer les esprits à le croire; et après ce long sermon, il recommence à faire encore de nouveaux miracles, pour appuyer ce qu’il avait dit. Puisqu’il enseignait " comme ayant puissance, il fallait empêcher qu’on ne s’imaginât que cette manière d’enseigner n’était que le fait d’une vanité présomptueuse, c’est pourquoi il fait éclater la même autorité dans ses oeuvres, et il guérit les maladies comme ayant puissance; " le ton de souveraineté qui paraissait dans sa parole ne devait plus sembler étrange dès qu’on apercevait dans ses miracles le même caractère. " Lors donc qu’il fut descendu de la montagne, une grande foule de peuple le suivit. Et un lépreux venant à lui l’adorait en lui disant: Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir (2). Et Jésus "étendant la main le toucha en lui disant: Je le veux, soyez guéri. Et aussitôt sa lèpre fut guérie (3). " Cet homme fait preuve de beaucoup de sagesse et de foi en approchant de Jésus-Christ. Il ne va point inconsidérément interrompre son discours. Il ne fend point la foule pour venir avec précipitation jusqu’au Sauveur. Il attend paisiblement une occasion favorable, et lorsqu’il le voit descendre, il s’approche de lui, non d’une manière indifférente, mais avec une humilité profonde. Il se prosterne à ses pieds, comme le marque un autre évangéliste, avec un respect qui montrait quelle foi sincère il avait, et quelle grande idée il se faisait de Jésus-Christ. Il ne lui dit point: Si vous priez Dieu pour moi; mais: " Si vous le voulez, vous pouvez me guérir. " Il ne dit pas non plus: " Seigneur, guérissez-moi : " mais il lui laisse tout entre les mains; il le rend maître absolu de sa guérison, et il rend témoignage à sa toute-puissance. Mais, dira-t-on, si l’opinion du lépreux était une opinion erronée ?... —Alors il eût fallu détruire l’opinion, et reprendre et redresser celui qui l’avait. Or est-ce que Jésus-Christ l’a fait? Point du tout; au contraire il confirme et corrobore ce qu’a dit cet homme, C’est pourquoi il ne dit pas simplement: soyez guéri, mais: " Je le veux, soyez guéri, de sorte que le dogme de la toute-puissance et de la divinité de Jésus-Christ ne repose plus seulement sur l’opinion d’un homme quelconque, mais sur l’affirmation même de Jésus-Christ. Les apôtres ne parlaient pas de la sorte, et ne s’attribuaient pas ainsi cette puissance dans les miracles qu’ils faisaient. Car voyant les hommes surpris et étonnés des prodiges qu’ils faisaient en leur présence, ils leur disaient : " Pourquoi nous regardez-vous avec admiration, comme si c’était nous qui par notre " propre puissance eussions fait marcher cet homme?" (Act. III, 12.) Mais le Seigneur, lui, que dit-il, lui qui parlait d’ordinaire si humblement de lui-même, et dont le langage était infiniment au-dessous de sa gloire; que dit-il, pour établir le dogme de sa divinité, devant toute cette multitude qui le regarde avec stupéfaction? " Je le veux, soyez guéri. "

2. Quoique le Sauveur ait opéré une infinité d’autres -miracles très-éclatants, on ne voit pas qu’il fasse usage de ce mot ailleurs qu’ici; il en use ici à dessein pour appuyer la pensée que ce lépreux et tout le peuple avait de sa puissance. Il dit sans hésiter : " Je le veux; " et il le dit efficacement, et ce qu’il veut, s’exécute au moment qu’il le commande. Que si cette parole eût été une parole de blasphème, elle n’aurait pas été autorisée par un miracle. Mais voici que la nature obéit à l’ordre que Jésus lui donne, elle se hâte d’obéir, elle obéit plus vite encore que l’évangéliste ne le marque. Car ce mot, " aussitôt, " est encore trop lent pour marquer la promptitude de l’opération.

Jésus-Christ ne se contente pas de dire " Je le veux: soyez guéri ;" mais " il étend sa main et le touche. " Cette circonstance mérite d’être examinée. Car pourquoi, guérissant le lépreux par sa volonté et par la force de sa parole, veut-il encore le toucher de la main? Il me semble qu’il le fait, pour montrer qu’il n’était point sujet à la loi qui défendait de toucher un lépreux; mais qu’il était au-dessus d’elle, et qu’il n’y a rien d’impur pour un homme qui est pur. Le prophète Elisée n’osa pas agir avec cette autorité dans une occasion semblable. Il ne voulut point voir Naaman qui le vint trouver pour être guéri de sa lèpre : et quoiqu’il sût que cet eunuque se scandalisait de ce qu’il ne le voyait pas pour le toucher, il voulut néanmoins observer la loi à la rigueur, et sans sortir de chez lui : il se contenta de l’envoyer au Jourdain pour s’y (209) laver. Jésus-Christ fait donc voir en touchant ce lépreux, qu’il n’agit pas en serviteur, mais en maître. Cette lèpre ne rendit point impure la main de Celui qui la touchait; et le lépreux au contraire fut purifié par cet attouchement divin. Car Jésus-Christ n’est pas venu seulement pour guérir les corps, mais pour instruire les âmes de ses vérités saintes, et pour les porter à la vertu. Comme il ne défendit point de se mettre à table sans laver ses mains, lorsqu’il établit cette loi si excellente de manger indifféremment de toute sorte de viandes; il fait voir ici de même que c’est le coeur qu’il faut purifier et non le corps ; et que, sans se mettre en peine de ces purifications extérieures et judaïques, il ne fallait plus penser qu’à guérir la lèpre intérieure et spirituelle. Car la lèpre du corps n’empêche point la vertu de l’âme. Jésus-Christ donc est le premier qui ose toucher un lépreux, et personne de tout ce peuple ne lui en fait un crime; c’est qu’il n’avait pas affaire à des juges corrompus, ni à des témoins rongés par l’envie. Ainsi bien loin de tirer de ce miracle un sujet de médire, ils le considèrent avec admiration et avec respect. ils reconnaissent et ils adorent dans les paroles et dans les actions de Jésus-Christ une puissance souveraine à qui rien ne peut résister.

Après qu’il eut guéri ce lépreux, il lui dit: " Gardez-vous bien de parler de ceci à personne : mais allez vous montrer au prêtre, et offrez le don prescrit par Moïse , afin que ce leur soit un témoignage (4). " Quelques-uns croient que Jésus-Christ défendit au lépreux de parler de ce miracle, de peur de donner lieu à la malignité des prêtres de s’exercer dans l’examen qu’ils en feraient. Cette interprétation est sans apparence de raison, puisque le lépreux avait été si bien guéri qu’il n’y avait pas lieu à révoquer en doute la guérison. Il voulait donc faire voir par cette conduite combien il était éloigné de rechercher la gloire et l’applaudissement des hommes. Quoiqu’il sût que cet homme ne s’empêcherait jamais de dire un si grand miracle; et qu’il l’allait publier de toutes parts, le Seigneur ne laisse pas de faire tout ce qu’il doit de son côté pour éviter l’ostentation et la vaine gloire. Pourquoi donc, me direz-vous, Jésus-Christ commande-t-il à un autre homme qu’il avait guéri, de publier sa guérison?Il n’y a pas là de contradiction, mais seulement une différence de conduite qui s’explique par la différence des motifs; dans le cas que l’on objecte il voulait enseigner la reconnaissance; en effet, il ne commandait pas qu’on le célébrât lui-même, mais que l’on rendît gloire à Dieu. Il nous apprend donc par celui-ci à être humbles; et par cet autre qu’il délivra d’une légion de démons, il nous apprend avec quelle reconnaissance nous devons recevoir les grâces de Dieu. Comme les hommes se souviennent d’ordinaire de Dieu lorsqu’ils sont malades, et qu’ils l’oublient lorsqu’ils sont guéris, Jésus-Christ avertit cet homme qui avait été possédé, de rendre gloire à Dieu de sa guérison (Marc, y, 19), pour nous porter à nous souvenir également de Dieu, et dans la maladie et dans la santé.

Mais pourquoi Jésus-Christ ordonne-t-il à ce lépreux de se montrer au prêtre et d’offrir son présent? Il voulait accomplir la loi. Car s’il ne l’observait pas toujours, il ne la détruisait non plus toujours. Il faisait usage tantôt de l’un, tantôt de l’autre de ces moyens: de l’un pour préparer les hommes à l’établissement de son Evangile, de l’autre pour fermer la bouche aux juifs téméraires, et pour condescendre à leur faiblesse. Et doit-on s’étonner que Jésus-Christ ait usé de ce tempérament dans les commencements de sa prédication, lorsqu’on voit les apôtres, qui cependant avaient reçu l’ordre formel d’aller prêcher aux gentils, de rompre toutes les digues pour laisser les flots de la doctrine se répandre sur le monde, d’exclure l’ancienne loi, de renouveler les commandements, d’abroger les antiques observances, lorsqu’on les voit tantôt observer la loi et tantôt s’en dispenser?

Mais, me dira-t-on, quel rapport y a-t-il entre l’observation de la loi et cette parole: Montrez-vous au prêtre? Un rapport évident. Il y avait une vieille loi qui réglait que, lorsqu’un lépreux était guéri, il ne devait pas être lui-même juge de sa guérison, mais se montrer au prêtre, lui fournir la preuve de sa guérison, pour être autorisé par lui à rentrer dans les rangs des purs. Si le prêtre ne prononçait lui-même le jugement sur la guérison, le malade était toujours obligé de demeurer hors du camp séparé des autres. C’est pourquoi Jésus-Christ dit à ce lépreux: "Allez vous montrer au prêtre, et offrez le don prescrit par Moïse. " Il ne dit pas, le don que j’ai prescrit, mais il le renvoie encore à la (210) loi, pour ôter tout prétexte à la médisance de ses envieux. Et afin qu’on ne pût pas dire de lui qu’il ravissait aux prêtres l’honneur qui leur était dû, après avoir guéri ce lépreux, il le leur renvoie, pour leur laisser le discernement de cette guérison, et les rendre juges de ses miracles. II semble qu’il dise : Je suis si éloigné de m’opposer ou à Moïse, ou aux prêtres de la loi, que je porte même ceux que je guéris à leur obéir en toute chose.

3. Mais examinons ce que veut dire cette parole : " afin que ce leur soit un témoignage;" c’est-à-dire, afin que cette guérison soit la conviction de leur malice, et qu’elle soit leur condamnation s’ils veulent toujours être ingrats et rebelles à la vérité. Comme ils me veulent faire passer pour- un séducteur, et qu’ils me persécutent comme un ennemi de Dieu et le violateur de la loi, vous me servirez un jour de témoin contre eux, que je ne l’ai point violée, puisqu’après vous avoir guéri, je vous renvoie aussitôt au prêtre : ce qui est le fait d’un homme qui honore la loi, qui a de la déférence pour Moïse, bien loin qu’il soit hostile aux anciennes croyances. Que si d’ailleurs Jésus-Christ prévoyait que cette exacte observance de la loi ne lui servirait de rien à l’égard des Juifs, nous pouvons juger par là même quelle estime il en faisait, puisque la prévision qu’il avait de l’inutilité de ses soins, ne l’empêchait pas de faire tout ce qui dépendait de lui. Il savait bien que ce soin serait sans effet. C’est pourquoi il dit que ce miracle leur sera non une instruction, ou un avis qui les redressera; mais " un témoignage " qui les condamnera et les confondra : un témoignage, dit-il, qui leur prouvera que c’est de moi que vous avez tout reçu. Je prévois que ce ménagement sera inutile, mais je ne veux pas laisser d’être exact à ne rien omettre de ce que je dois faire, quoique je sois certain qu’ils demeureront dans leur opiniâtreté et dans leur endurcissement. Il dit la même chose ailleurs: " Cet Evangile sera prêché dans tout le monde pour servir de témoignage à toutes les nations; et alors viendra la consommation de toutes choses. " (Matth. XXVI, 43.) A quelles nations servira-t-il de témoignage? à celles qui n’obéiront pas, et qui ne consentiront pas à l’Evangile. Car afin que personne ne pût dire: pourquoi prêchez-vous à tout le monde, puisque tout le monde ne doit pas croire votre parole? Je le fais, dit-il, afin qu’on reconnaisse que j’ai fait ce que je devais, et que personne ne puisse se plaindre de n’avoir point entendu prêcher mon Evangile. Cette prédication répandue dans toute la terre sera un témoignage qui convaincra les infidèles, et personne ne pourra dire : nous n’avons point entendu ces vérités n puisque " le bruit s’en est répandu " jusqu’aux extrémités de la terre. " (Ps. XVIII, 3.)

Travaillons donc, mes frères, à accomplir exactement, à l’imitation de Jésus-Christ, ce que nous devons à notre prochain, et à rendre -à Dieu de continuelles actions de grâces. Car ce serait une étrange ingratitude de recevoir tous les jours tant d’effets de sa bonté, et de ne pas lui en témoigner notre reconnaissance, sinon par nos actions, au moins par nos paroles et par nos cantiques, et cela lorsque ces actions de grâces ont pour nous de si grands avantages. Dieu n’a nul besoin de nous; mais nous avons infiniment besoin de lui. L’action de grâces que nous lui rendons n’ajoute rien à ce qu’il est, mais nous sert à l’aimer davantage, et à avoir plus de confiance auprès de lui. Car si le souvenir des biens que nous avons reçus des hommes, nous porte à les aimer avec plus d’ardeur, il est hors de doute que si nous repassons souvent dans notre esprit les grâces dont Dieu nous a comblés, nous nous sentirons plus prompts et plus ardents à lui obéir.

Aussi saint Paul nous donne cet avis si important : " Soyez reconnaissants. " (Colos. III, 15.) En se souvenant des bienfaits de Dieu on se les assure, et la continuelle action de grâces est la garde fidèle de toutes les grâces. C’est pourquoi nos mystères si terribles et si salutaires tout ensemble, qui se célèbrent dans toutes les assemblées de l’Eglise, s’appellent " Eucharistie " : c’est-à-dire, action de grâces, parce qu’ils sont le monument d’une infinité de dons que Dieu nous a faits, et du plus grand de tous ces dons, et que nous y trouvons toujours de nouveaux sujets de renouveler nos sentiments de gratitude et de reconnaissance. Si c’est un miracle prodigieux qu’un Dieu soit né d’une vierge, et si l’évangéliste même n’en parle qu’avec admiration, lorsqu’il dit par ces paroles courtes, mais pleines de sens : " Tout cela s’est fait, etc. (Matth. 1,22), "que devons-nous dire de sa mort même? Si l’Evangile dit seulement de sa naissance que c’était " tout; " que dirons-nous de ce qu’il a bien voulu être crucifié, qu’il a répandu son (211) sang pour nous, et qu’il s’est donné à nous pour être notre aliment et notre festin spirituel?

Rendons-lui donc de continuelles actions de grâces, et que ce sentiment prévienne toujours toutes nos paroles et toutes nos actions. Rendons grâces à Dieu, non-seulement des biens que nous en avons reçus nous-mêmes, mais encore de ceux qu’il a faits aux autres. Ce sera ainsi que nous étoufferons en nous toute envie, et que nous enracinerons dans notre coeur une charité pure et sincère, puisque nous ne pouvons pas envier aux autres les biens qu’ils ont reçus de Dieu, après l’avoir remercié avec joie de ce qu’il lui a plu de les leur donner. C’est pour cette raison que le prêtre, à l’autel, nous commande de rendre grâces à Dieu en présence de cette divine hostie, et de prier généralement pour toute la terre, pour ceux qui nous ont précédés, pour ceux qui vivent maintenant, et pour ceux qui nous suivront. Car cette disposition nous dégage de la terre, nous élève dans le ciel, et fait que d’hommes nous devenons des anges.

4. Nous savons qu’autrefois les anges s’assemblèrent en troupes pour rendre grâces à Dieu des biens ineffables dont il nous avait comblés en nous donnant son Fils, et qu’ils firent retentir dans l’air ces paroles de reconnaissance: " Gloire à Dieu dans les cieux, et paix sur la terre, et bonne volonté dans les hommes !" (Luc, II, 14.) Vous me direz peut-être que cet exemple ne nous concerne pas, puisqu’il est tiré des anges et non pas des hommes. Et moi je vous dis qu’il nous intéresse au plus haut point, puisqu’il nous apprend que nous devons aimer nos frères, au point de nous réjouir du bien qui leur arrive comme s’il nous arrivait à nous-mêmes. Aussi saint Paul rend grâces à Dieu, presque dans toutes ses épîtres, pour tout le bien qui se fait dans tout le monde. Imitons ce saint apôtre, et témoignons à Dieu une continuelle reconnaissance pour toutes les grâces grandes ou petites qu’il fait ou à nous-mêmes ou à tous les autres. Les dons de Dieu les plus petits deviennent grands lorsque l’on considère la grandeur de Celui qui donne, ou plutôt ceux même qui paraissent petits, sont encore grands, non-seulement parce qu’ils viennent de lui, mais par leur propre nature.

Pour ne rien dire maintenant de tant de biens dont Dieu comble les hommes, qui surpassent en nombre le sable de la mer, qu’y a-t-il de comparable au mystère de notre rédemption? Il a donné ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux. Il a livré son Fils unique pour nous qui étions ses ennemis. Non-seulement il l’a donné pour être notre prix et notre rançon, mais encore pour être notre nourriture. Il fait lui seul tout en nous, et nous donnant tout, il nous inspire encore la reconnaissance de ses dons. Et comme l’homme est, d’ordinaire, porté à l’ingratitude, use met lui-même en notre place, et fait pour nous ce que nous devrions faire nous-mêmes. Que s’il a porté autrefois les Juifs à la reconnaissance en établissant parmi eux des fêtes , en certains temps et en certains lieux, pour les faire souvenir de ses bienfaits, il le fait maintenait parmi nous d’une manière beaucoup plus admirable par le sacrifice qu’il a institué dans la loi nouvelle, où nous lui offrons par son propre Fils de continuelles actions de grâces.

Jamais personne ne s’est tant appliqué à élever un autre homme, à l’agrandir et à lui inspirer la reconnaissance de tous ses soins, que Dieu ne le fait à l’égard de nous. Il nous fait même souvent du bien malgré nous, et il nous assiste de mille manières que nous ne connaissons pas. Si ce que je vous dis vous surprend, je vous le ferai voir sensiblement dans un exemple, tiré non pas dol premier venu, mais de saint Paul même. Ce bienheureux apôtre, affligé et pressé d’une tentation fâcheuse qui le mettait en danger, pria Dieu souvent de les délivrer. Mais Dieu considéra plus son avantage que sa demande, comme il le lui déclina lui déclara lui-même par ces paroles : " Ma grâce vous suffit, car ma force se perfectionne dans l’infirmité. " (II. Cor. XII, 9.) Ainsi avant même que de lui découvrir ce qui le portait à lui refuser ce qu’il demandait, il lui faisait un bis malgré lui et sans qu’il le sût.

Après cela Dieu nous demande-t-il quelque chose de grand et de pénible, lorsque pour tant de soins et tant de tendresses qu’il a pour nous, tout ce qu’il désire de nous c’est que nous n’en soyons pas ingrats? Obéissons donc, et rendons-lui cette reconnaissance qu’il nous demande. Rien n’a tant perdu les Juifs que l’ingratitude. C’est surtout ce crime qui leur a attiré cette suite et cet enchaînement ; maux dont Dieu les a punis dans sa colère . C’est ce crime qui avant même ces plaies sensibles dont Dieu les frappait, perdait leurs âmes invisiblement : " Car l’espérance d’un ingrat, " dit l’Ecriture, " est comme un brouillard d’hiver. " ( Sap. XVI, 27.) L’ingratitude tue plus les âmes que les brouillards les plus malsains ne tuent les corps. Et cette plaie si effroyable, mes frères, vient principalement de l’orgueil et d’une persuasion secrète qu’on est digne de ces dons. Mais au contraire un coeur contrit et humilié rend également grâces à Dieu de toutes choses, non-seulement pour les biens, mais encore pour les maux de cette vie; et quoi qu’il souffre, il ne croit jamais souffrir que ce qu’il mérite.

Travaillons donc, mes frères, à humilier notre coeur à proportion que nous avancerons dans la vertu, puisque cette humilité intérieure est l’effet et la marque de la plus haute vertu. Comme à mesure que notre vue devient plus claire et plus forte, nous voyons plus distinctement combien nous sommes éloignés du ciel; de même, à proportion que nous avançons dans la piété, nous reconnaissons mieux la différence qui est entre Dieu et nous. C’est une grande partie de la sagesse chrétienne que de bien connaître ce que nous sommes. Nul ne se connaît plus parfaitement que celui qui croit qu’il n’est rien du tout. David et Abraham n’ont jamais été si humbles que lorsqu’ils ont été au comble de la vertu. C’est alors que l’un s’est appelé " de la poudre et de la cendre (Gen. XVIII, 27), " et l’autre, " un ver de terre. "(Ps. XXI, 9)

Tous les saints ont eu de semblables sentiments et se sont anéantis comme ceux-ci. Le superbe, au contraire, et le présomptueux, est connu des autres, et inconnu à lui-même. C’est pourquoi nous avons coutume de dire de ces orgueilleux: Cet homme s’oublie, il ne sait ce qu’il est. Que pourra donc connaître celui qui ne se connaît pas lui-même? Comme en se connaissant bien on connaît tout; en ne se connaissant pas on ignore tout. Tel est celui qui disait: " J’établirai mon trône au-dessus des astres. " (Is. XIV, 44.) En méconnaissant ce qu’il était, il est tombé dans une ignorance de toute chose. Saint Paul était bien éloigné de cette pensée. Il se regarde comme un " avorton (I. Cor. XV, 8), " et comme le " dernier de tous les saints; " c’est-à-dire de tous les fidèles. Et après tant de travaux, après tant d’actions si éclatantes, il n’ose pas même se donner le nom d’apôtre.

Imitons, mes frères, cet homme si humble, et pour nous rendre capables de le suivre, dégageons-nous de la terre et de tous ses soins. Car il n’y a rien qui nous fasse tant oublier ce que nous sommes, que l’attachement aux choses du monde; comme rien n’attache tant au monde que l’ignorance de ce qu’on est. Ces deux maux sont inséparables, et ils naissent mutuellement l’un de l’autre. Comme celui qui recherche la gloire du monde, et qui estime les biens présents, ne se pourra jamais bien connaître quelque effort qu’il fasse; celui au contraire qui se méprise, se connaîtra sans peine, et cette connaissance lui ouvrira l’entrée de toutes les autres vertus. Pour acquérir donc une connaissance si utile, dégageons-nous de toutes ces choses vaines qui allument et entretiennent en nous le feu de nos passions: apprenons quelle est notre bassesse et notre néant. Descendons dans l’humilité la plus profonde, pour nous élever dans la plus haute sagesse, afin de jouir en cette vie et en l’autre, des biens que Dieu nous a préparés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, appartient toute la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXVI
" ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ A CAPHARNAÜM, UN CENTENIER VINT A LUI LE SUPPLIANT, ET LUI DISANT : SEIGNEUR, MON SERVITEUR EST MALADE DE PARALYSIE DANS MA MAISON, ET IL EST EXTRÊMEMENT TOURMENTÉ. " (CHAP. VIII, 5, JUSQU’AU VERSET 14)

ANALYSE

1 et 2. Admirable Foi du centurion. L’envie aveugle l’esprit.

3 et 4. Combien le centurion l’emportait sur les Juifs par l’excellente disposition de son cœur.

5. Soyons sur nos gardes constamment, même lorsque nous sommes debout dans la voie du bien. Contre les manichéens.

6. C’est avec confiance et tout ensemble avec crainte qu’il faut s’avancer dans la voie étroite. Contre les manichéens et les marcionites.

7 et 8. Faites pénitence et le pardon ne vous sera pas refusé. Grandeur du crime du roi David et grandeur de sa pénitence.
 
 

1. Le lépreux approcha de Jésus-Christ lorsqu’il descendait de la montagne, et ce centenier vient à lui lorsqu’il entrait à Capharnaüm. Pourquoi ni l’un ni l’autre ne l’allait-il point trouver lorsqu’il parlait sur cette montagne? Ce n’était point sans doute par négligence ou par paresse, puisque l’un et l’autre avaient une foi si vive, mais seulement de peur d’interrompre son discours. " Seigneur, mon serviteur est malade de paralysie dans ma maison, et il est extrêmement tourmenté (6)." Quelques-uns disent que le centenier disait ceci pour s’excuser de ce qu’il n’avait pas amené son serviteur; et il était en effet très difficile de transporter une personne en cet état, puisque, selon que saint Luc le remarque, il était tout près de mourir. Mais pour moi je crois que ces paroles sont une preuve de sa grande foi, que je préfère de beaucoup à la foi de ceux qui découvrirent le toit pour descendre un paralytique, et le présenter à Jésus-Christ. Ce centenier ne douta point qu’une seule parole de la bouche de Jésus-Christ ne pût guérir son serviteur; et il crut qu’il était superflu de le lui présenter en personne. Mais que fit ici le Sauveur? " Jésus lui dit : J’irai et le guérirai (7). " Jésus-Christ fait ici ce qu’on ne voit point qu’il ait fait ailleurs. Il se contentait toujours de suivre le désir de ceux qui s’adressaient à lui: mais ici il va même au delà. Il ne promet pas seulement au centenier de guérir son serviteur, mais encore d’aller chez lui, Il agissait de la sorte, mes frères, pour nous faire voir quelle était la foi de ce centenier. Car s’il ne se fût ainsi offert d’aller chez lui, et qu’il lui eût dit tout d’abord:

Allez, votre serviteur est guéri , la vive foi de cet homme nous eût été inconnue. Il traita de même la chananéenne, quoique d’une manière qui paraît contraire, puisqu’il s’offre ici d’aller chez le centenier qui ne l’en prie pas, pour nous donner lieu de connaître l’humilité et la foi de cet homme; et qu’il refuse pour le même sujet à la chananéenne ce qu’elle lui de. mande, et demeure inflexible à ses instantes prières. Jésus-Christ est un médecin infiniment sage, qui sait l’art de produire le même effet, par des moyens qui semblent contraires. Ce médecin fait voir ici la grande foi d’un centenier en s’offrant de l’aller voir; et il montre ailleurs celle de la Chananéenne, en différant longtemps de lui accorder ce qu’elle désire C’est encore la conduite qu’il tint à l’égard d’Abraham lorsqu’il lui déclara le dessein qu’il avait sur l’abominable Sodome: " Je ne célerai point, " dit-il, " à mon serviteur Abraham, " etc. (Gen. XVIII, 47.) Il voulait nous faire comprendre son extrême charité pour tous les hommes et sa bienveillante providence même pour une Sodome. (Gen. XIX, 3.) Les anges au contraire qui avaient été envoyés à Loth, refusèrent d’entrer chez lui, afin que, par la violence qu’il fit pour les retenir, on connût le zèle de ce saint homme pour exercer l’hospitalité envers tout le monde.

" Et le centenier lui répondit: Seigneur, je (214) ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison (8). " Ecoutons ces paroles, nous autres qui devons recevoir Jésus-Christ. Car il ne nous est pas impossible encore aujourd’hui de le recevoir chez nous. Ecoutons ce centenier, mes frères, imitons sa foi, et estimons autant que lui la gloire de recevoir Jésus-Christ. Car lorsque vous retirez chez vous un pauvre qui meurt de froid et de faim, vous y retirez, et vous nourrissez Jésus-Christ même. "Mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri (8)." Ces paroles nous font voir que ce centenier, aussi bien que le lépreux, avait une haute idée de la toute-puissance du Fils de Dieu. Car il ne dit pas : Priez ou demandez, mais " commandez. " Et craignant ensuite que l’humilité de Jésus-Christ ne l’empêchât de consentir à sa demande, il ajoute : " Car moi qui ne suis qu’un homme soumis à la puissance d’un autre, et qui ai des soldats sous la mienne, je dis à l’un : Va, et il va; viens, et il vient; et à mon serviteur, fais cela, et il le fait (9)." Mais vous direz peut-être que nous ne devons pas tirer une preuve de la divinité de Jésus-Christ des paroles de cet homme, mais considérer seulement si Jésus-Christ les a approuvées. Je reconnais que ce que vous dites est très-raisonnable, et c’est aussi ce que je vous prie d’examiner. Car si nous examinons avec soin ce qui se passe, nous remarquerons aisément, au sujet du centenier, ce que nous avons vu à propos du lépreux. Nous voyons que ce lépreux dit à Jésus-Christ: " Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir. " Et cependant ce n’est pas tant la parole de cet homme qui nous assure de la toute-puissance de Jésus-Christ, que la réponse même du Sauveur, qui bien loin de reprendre la pensée que le lépreux avait de lui, la confirma au contraire en disant: " Oui, je le veux, soyez guéri. " Car ce " Oui, je le veux, " eût été superflu, si Jésus-Christ n’eût voulu appuyer la vérité de cette parole: " Si vous le voulez, vous pouvez. " Nous pourrons voir ici la même chose dans le centenier. Il s’est servi d’une expression par laquelle il attribuait à Jésus-Christ plutôt la puissance d’un Dieu que celle d’un homme, et néanmoins non-seulement Jésus-Christ ne l’en reprit pas, mais il l’approuva, et il releva sa foi avec de grandes louanges. Car l’évangéliste ne se contente pas de dire simplement que Jésus-Christ loua le centenier; mais ce qui est sans comparaison davantage, il dit qu’il " l’admira." " Jésus entendant ces paroles fut dans l’admiration (10). " Et il ne fut pas seulement dans l’admiration de la foi de cet homme, mais il la proposa comme un modèle à tout le peuple qui l’environnait. Voyez-vous, mes frères, combien Jésus-Christ loue partout ceux qui reconnaissaient sa toute-puissance. Le peuple admirait sa manière de parler, u parce qu’il " enseignait comme ayant autorité, " et Jésus-Christ ne rejeta point cette pensée qu’ils avaient de lui, mais descendant avec eux de la montagne, il voulut la confirmer par la guérison du lépreux. Ce lépreux dit à son tour:

" Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me " guérir. " Et Jésus-Christ ne réfuta point ses sentiments, mais les confirma en le guérissant, et en se servant même de ses propres termes : " Je le veux, soyez guéri. " De même le centenier ayant dit: " Dites seulement une " parole, et mon serviteur sera guéri, " Jésus-Christ admira sa foi: " Et dit à ceux qui le suivaient: Je vous dis en vérité que je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël même (10). "

2. Il est aisé de montrer la vérité de cette parole de Jésus-Christ en comparant le centenier avec ceux d’entre les Juifs qui ont eu plus de foi en lui. Marthe croyait au Sauveur; et cependant elle ne dit rien qui approche de la foi de ces deux hommes. Au contraire elle lui parle d’une manière bien différente: " Je sais que Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez. " (Jean, XI, 22.) Aussi Jésus-Christ non-seulement ne la loua pas de cette parole, mais quoiqu’elle fût aimée particulièrement de lui, et qu’elle eût une grande affection et un grand zèle pour lui, il ne laissa pas de la reprendre, comme ayant exprimé des sentiments trop bas et trop indignes de lui. Car il lui répondit aussitôt: " Ne vous ai-je pas dit que si vous croyez vous- verrez la gloire de Dieu? " (Ibid.) " l’accusant visiblement de n’avoir pas encore une véritable foi. Et pour mieux réfuter cette pensée qu’elle témoignait avoir de lui, en disant: "Je sais que Dieu vous accordera ce que " vous lui demanderez (Ibid.), " il lui apprend qu’il n’avait pas besoin de rien recevoir d’un autre, et qu’il était lui-même la source de tous les biens: " Je suis, " dit-il, " la résurrection et la vie, " c’est-à-dire, je n’attends point cette puissance d’un autre; mais je puis tout par moi-même. (214)

C’est donc pour récompenser cette vive foi du centenier qu’il l’admire, qu’il le loue, qu’il le préfère à tout Israël, qu’il lui donne rang dans le royaume des cieux, et qu’il porte tout le monde à l’imiter. Et pour vous mieux faire voir que Jésus-Christ ne parlait de la sorte que pour exhorter les autres à la même foi, voyez avec quel soin un autre évangéliste le marque : " Jésus se tournant vers ceux qui le " suivaient, leur dit: Je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël même. " (Luc, vu, 9.) Ainsi la foi consiste principalement à avoir une haute idée de la grandeur de Jésus-Christ. C’est ce qui nous ouvre le royaume des cieux, et qui nous devient une source de biens infinis.

Mais Jésus-Christ ne se contenta pas de louer seulement en paroles le centenier. Il voulut encore récompenser sa foi en guérissant son serviteur malade. Il lui promit un rang honorable dans son royaume, une couronne glorieuse, et les délices éternelles du paradis. Aussi je vous déclare que plusieurs viendront " d’Orient, et d’Occident, et auront leur place dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob (11). Mais les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (12)." Après l’ascendant qu’il a pris sur l’esprit de ce peuple par ses grands miracles, il commence à lui parler avec une fermeté plus libre. Et pour faire voir-en même temps qu’il n’avait point usé de flatterie à l’égard du centenier, et qu’il représentait fidèlement la véritable disposition de son coeur, voyez ce qui suit " Et Jésus dit au centenier: Allez, et qu’il vous soit fait selon que vous avez cru (43). " Et aussitôt le miracle rendit témoignage à sa foi, et à ce qu’il avait dans le coeur. " Et son serviteur fut guéri à la même heure. " Il dit la même chose à la Syro-phénicienne: " O femme, votre foi est grande! qu’il vous soit fait selon que vous avez cru, et sa fille fut guérie aussitôt. "(Matth. XV, 28.) Mais parce que saint Luc, en rapportant ce miracle, y mêle quelques circonstances particulières, qui semblent contraires à ce que dit saint Matthieu, il sera bon de les expliquer.

Saint Luc dit que le centenier envoya les prêtres des Juifs à Jésus-Christ, pour le prier de venir chez lui, et saint Matthieu dit qu’il vint lui-même, et dit: " Je ne suis pas digne " que vous entriez chez moi. " Quelques-uns croient qu’il s’agit de deux hommes différents, mais qui ont beaucoup de rapport entre eux. Car les Juifs disent de l’un: " Qu’il leur avait bâti une synagogue, et qu’il aimait leur nation. " (Luc, VII, 40.) Et Jésus-Christ dit de l’autre : " Qu’il n’avait pas trouvé une aussi grande foi dans Israël même. " Jésus-Christ ne dit pas non plus au sujet du premier: " Que plusieurs viendraient de l’Orient et de l’Occident, " d’où l’on peut croire qu’il était juif. Que dirons-nous à cela, mes frères, sinon que ce serait là sans doute la solution la plus commode, mais que la question est de savoir si elle est vraie. Car pour moi , je crois qu’en ces deux endroits, il n’est en effet parlé que d’un même homme.

Mais comment donc saint Matthieu lui fait-il dire: " Je ne suis pas digne que vous entriez chez moi (Luc, VII, 10), " lorsque saint Luc dit, " qu’il l’envoya prier d’y venir? " Il me semble que saint Luc nous veut apprendre deux choses; la première, jusqu’où allait la flatterie des Juifs; et l’autre, que les hommes qui se trouvent dans une grande affliction n’ont aucun conseil qui soit stable, mais qu’ils prennent tantôt l’un et tantôt l’autre. Car il est assez vraisemblable que le centenier ayant voulu venir lui-même trouver Jésus-Christ en personne, en fut empêché par les Juifs, qui s’offrirent de le faire, et de l’amener chez lui. Ecoutez en effet le langage qu’ils tiennent à Jésus-Christ, langage plein de flatterie pour le centenier: " Il aime beaucoup notre nation, " lui disent-ils, " et il nous a bâti une synagogue. " Ils ne savaient pas même la manière de le bien louer. Ils devaient dire de lui à Jésus-Christ: Il voulait vous venir trouver lui-même, mais nous l’en avons empêché à cause de l’affliction où il est, et du malade qui est comme un cadavre dans sa maison. Ils devaient représenter quelle était la grandeur de sa foi, et la haute idée qu’il avait de Jésus. Christ; mais l’envie qu’ils avaient contre le Sauveur, leur fait dissimuler la foi de cet homme. Plutôt que de révéler la grandeur de Celui qu’ils viennent supplier, en publiant la foi de celui pour qui se fait leur démarche, ils aiment mieux envelopper d’ombres cette vive foi, au risque de compromettre le succès de leur mission. Car l’envie aune étrange force pour aveugler ceux qu’elle possède. Mais Dieu qui connaît le secret des coeurs, voulut leur (216) faire voir malgré eux-mêmes quelle était la foi de cet homme.

3. Et pour vous mieux faire voir la vérité de cette interprétation, écoutez saint Luc qui vous la donne lui-même: Il rapporte, en effet, que. comme Jésus approchait, le centenier lui envoya dire: " Seigneur, ne vous donnez pas cette peine, car je ne suie pas digne que vous entriez chez moi. " (Luc, VII, 44.) Aussitôt qu’il se vit dégagé de l’importunité des Juifs, il envoya des personnes à Jésus-Christ pour lui dire que ce n’était point par indifférence qu’il n’était pas venu le trouver lui-même, mais parce qu’il se croyait très-indigne de le recevoir chez lui. Il est vrai que, selon saint Matthieu, ce fut le centenier lui-même qui dit ces paroles à Jésus-Christ, et non à ses amis, mais cela ne fait rien. Car il ne s’agit ici que de savoir si l’un et l’autre évangéliste nous témoignent que le centenier avait une foi vive, et une convenable idée de- la- puissance du Sauveur. Il est même vraisemblable que le centenier vint ensuite lui-même dire ce qu’il avait d’abord fait dire par ses amis. Saint Luc, me direz-vous, ne rapporte pas que le centenier soit venu en personne. Mais saint Matthieu non plus ne dit pas qu’il ait envoyé ses amis; quoi qu’il en soit, ce n’est pas là se contredire, mais simplement se suppléer mutuellement.

Saint Luc relève encore la foi du centenier, lorsqu’il dit que son serviteur était tout près de mourir. Car il ne fut point ébranlé dans un état si désespéré. Il ne conçut point de défiance, et espéra contre toute apparence que Jésus-Christ pourrait lui rendre son serviteur.

Ce que Jésus-Christ dit selon saint Matthieu, "qu’il n’avait pas trouvé une aussi grande foi dans Israël même, " fait bien voir que cet homme n’était point juif. Et ce que saint Luc rapporte " qu’il avait bâti une synagogue, " n’y est point contraire, puisque le centenier, sans être juif lui-même, pouvait néanmoins aimer ce peuple et lui bâtir des synagogues.

Mais je vous prie d’examiner avec soin les paroles de cet homme, et de ne pas oublier qu’il était centenier, c’est-à-dire qu’il commandait cent hommes de guerre, pour juger delà quelle était sa foi. Car l’orgueil est grand dans les charges publiques, et il ne cède pas même à l’affliction. Aussi l’officier dont il est question dans saint Jean (Jean, IV, 35), entraîne plutôt Jésus-Christ chez lui, qu’il ne l’invite à y descendre: " Seigneur, " dit-il, " descendez avant que mon fils ne meure. " Ce n’est pas là l’humble prière de notre centenier, et sa foi est même beaucoup plus grande que celle de ceux qui découvraient le toit d’une maison pour descendre le paralytique, et le présenter devant le Sauveur. Car il ne croit point que la présence extérieure de Jésus-Christ fût nécessaire, et il ne se met point en peine de lui présenter le malade. Il rejette toutes ces pensées comme trop disproportionnées à ce Médecin céleste. Mais se formant une idée du Fils de Dieu digne véritablement de sa grandeur, il ne lui demande autre chose, sinon qu’il dise une seule parole, et qu’il commande à la maladie de s’en aller.

Il ne commence pas même par là; mais il représente d’abord son affliction. Car son extrême humilité l’empêchait de croire que Jésus-Christ se rendît si tôt à sa prière, et qu’il s’offrît même de venir chez lui. C’est pourquoi, surpris de cette parole: " J’irai et je le guérirai, " il s’écrie aussitôt: " Je n’en suis pas digne, Seigneur ; dites seulement " une parole. " L’affliction où il était ne lui ôte point la liberté de son jugement, et il montre une haute sagesse dans sa douleur. Il n’était point tellement préoccupé de sauver son serviteur malade, qu’il n’appréhendât en même temps de rien faire d’irrespectueux pour le Sauveur. Et quoique Jésus-Christ s’offrît de lui-même à aller chez lui sans qu’il l’y eût engagé, il ne laissait pas de craindre cette visite comme une grâce dont il était trop indigne, et comme un honneur qui l’accablait.

Qui n’admirera donc d’une part la sagesse de cet homme, et de l’autre la folie des Juifs, qui disaient hautement à Jésus~Christ e qu’il était " digne de cette grâce? " Car, au lieu 1’avoir recours à l’extrême bonté de Jésus-Christ, ils mettent en avant le mérite de cet homme, sans même savoir en quoi consiste surtout ce mérite. Mais le centenier au contraire proteste qu’il est indigne, non-seulement de la grâce qu’il demande, mais encore de recevoir Jésus-Christ chez lui. Après lui avoir dit: " Mon serviteur est malade, " il n’ajoute pas aussitôt:

" Dites seulement une parole, " parce qu’il craignait d’être trop indigne de cette faveur mais il se contente d’avoir exposé simplement ce qui l’affligeait. Et lorsque Jésus-Christ le prévient et lui promet plus qu’il ne demande, il n’ose pas même encore accepter ses offres, mais sans s’enfler de cet honneur il se conserve (217) toujours dans un sentiment humble et modeste.

Que si vous me demandez pourquoi Jésus-Christ n’alla point chez lui, et ne l’honora pas de sa visite, je vous réponds qu’il l’honora d’une manière bien plus excellente. Premièrement en faisant voir sa foi et son humilité, qui parurent surtout en ce qu’il ne souhaita point que Jésus-Christ vînt en sa maison. Secondement en protestant devant tout le monde qu’il aurait place dans le royaume de Dieu, et en le préférant généralement à tous les Juifs. Car c’est pour ne s’être pas cru digne de recevoir Jésus-Christ chez lui, qu’il mérita d’être appelé au royaume du ciel, et d’avoir part aux biens ineffables dont Dieu a récompensé la foi d’Abraham.

4. Vous me demanderez encore pourquoi Jésus-Christ ne loue pas ainsi le lépreux qui semble avoir eu plus de foi que le centenier même, puisqu’il ne dit pas au Sauveur : " Si vous dites seulement une parole ; " mais ce qui est encore plus : " Si vous le voulez, vous pouvez me guérir; " parole qui revient exactement à ce que le Prophète a dit du Père : " Il a fait tout ce qu’il a voulu. " (Ps. CXIII, 2.) Je vous réponds que Jésus-Christ a assez loué ce lépreux lorsqu’il lui a dit : " Allez, offrez le don que Moïse a prescrit, afin que ce leur soit un témoignage. " Car il lui marque par ces paroles qu’il accuserait ces prêtres, et que sa foi condamnerait leur incrédulité. Toutefois croire en Jésus-Christ était beaucoup plus méritoire chez un gentil que chez un juif. Or, que le centenier n’était pas juif, c’est ce qui se conclut aisément et de son office même et de cette parole : " Même en Israël je n’ai point trouvé une foi si grande. " C’était en effet une chose bien rare, qu’un homme qui n’était pas juif eût ces sentiments. Car je m’imagine qu’il se représentait cette milice toute sainte, et ces troupes d’anges qui sont dans le ciel, que Jésus-Christ en était le chef; et qu’il dominait aussi souverainement sur les maladies, sur la mort et généralement sur toutes choses, que lui-même sur ses soldats. C’est pourquoi il dit:

" Car moi qui ne suis qu’un homme soumis à d’autres. " C’est-à-dire, je ne suis qu’un homme et vous êtes Dieu. Je suis soumis à d’autres, et vous ne dépendez de personne. Si donc étant homme et soumis à d’autres, j’ai néanmoins tant d’autorité; que ne devez-vous point faire vous qui êtes Dieu et indépendant de tout? En parlant ainsi il veut raisonner non d’égal à égal, mais du moins au plus. Si moi qui ne suis que ce que sont ceux qui m’obéissent, et qui suis même soumis à d’autres plus puissants que moi , j’obtiens néanmoins dans ma charge, quoique bien petite, une telle obéissance; si mes subordonnés exécutent, sans hésiter, chacun les différents ordres que je leur donne; en effet, je dis à celui-ci: va et il va; à celui-là: viens, et il vient; " combien plus pourrez-vous vous faire obéir en tout ce qu’il vous plaira de commander? Quelques-uns lisent ainsi ce passage: "Si moi qui ne suis qu’un homme, ayant sous moi des soldats. " Mais considérez surtout comment il montre que Jésus-Christ peut maîtriser la mort comme il ferait son esclave , et lui commander en maître absolu.

Car en disant: " Je dis à mon serviteur: viens, et il vient; va, et il va; " il semble dire à Jésus-Christ: Si vous défendez à la mort de venir où est mon serviteur, elle n’y viendra point; si vous lui commandez de s’en aller, elle s’en ira. Admirez donc, mes frères, jusqu’où allait la foi de cet homme ! Il prévient l’avenir, et il montre par avance ce que tout le monde devait reconnaître ensuite. Il déclare hautement que Jésus-Christ avait un empire souverain sur la vie et sur la mort, qu’il pouvait conduire jusqu’aux portes de l’enfer, et en rappeler. Il ne compare pas cette puissance de Jésus-Christ sur la mort seulement à l’autorité qu’il a sur ses soldats; mais ce qui est encore plus, au pouvoir qu’il a sur ses serviteurs. Cependant quoiqu’il ait une foi si vive, il ne se croit pas digne que Jésus-Christ entre chez lui. Mais Jésus-Christ, pour faire voir qu’il était très digne de cette grâce, lui en fait encore de bien plus grandes. Car il relève sa foi avec admiration. Il la propose pour modèle à tout le monde, et il lui donne infiniment plus qu’il ne lui avait demandé. Il ne lui demandait que la guérison de son serviteur, et il obtient une place dans le royaume du ciel.

Voyez-vous ici l’accomplissement manifeste de cette parole du Sauveur, " Demandez premièrement le royaume du ciel, et toutes choses vous seront données comme par surcroît? " (Matth. VI, 33.) A cause de la foi et de l’humilité admirables qu’il a montrées, Jésus-Christ lui donne le ciel, et il ajoute à ce don, comme par surcroît, la santé de son serviteur. Mais pour témoigner encore davantage (218) l’estime qu’il avait pour lui, il montre qui sont ceux qu’il exclut de ce royaume dont il le rend héritier. Il déclare nettement à tout le monde qu’à l’avenir ce ne serait plus la justice de la loi, mais la foi qui sauverait : que ce don serait offert non-seulement aux Juifs, mais encore aux gentils; et aux gentils même plus qu’aux Juifs : car ne croyez pas, leur dit-il que ce que je dis ici s’accomplisse seulement dans le centenier ; cela s’accomplira généralement dans toute la terre.

Ainsi il prédit la vocation des gentils, dont plusieurs l’avaient suivi de la Galilée, et il relève leurs esprits par les grandes espérances qu’il leur donne. Il relève d’un côté le courage de ces peuples, et il humilie de l’autre l’orgueil des Juifs. Néanmoins, pour ne les pas offenser par ses paroles, et pour ne leur point donner occasion de l’accuser et de médire de lui, il ne parle pas ouvertement des gentils dans son discours; mais il prend occasion du centenier d’en parler comme en passant. Il ne prononce pas même le nom de gentils. Il ne dit pas : " plusieurs des gentils; " mais " plusieurs de l’Orient et de l’Occident, " ce qui marquait sans doute les Gentils, mais d’une manière obscure qui ne pouvait pas blesser ceux qui l’écoutaient. Il tempère encore ce langage si nouveau par un autre adoucissement, en s’exprimant plutôt par le mot de sein d’Abraham, que par celui du royaume: car ce dernier était peu connu des Juifs ; mais le seul nom d’Abraham était capable de faire une grande impression dans leurs esprits. Aussi saint Jean voulant étonner les Juifs, ne leur parle point d’abord de l’enfer, mais de ce qui les touchait davantage : " Ne dites point, " leur dit-il, " nous avons Abraham pour père. " (Matth. III, 9.)

Jésus-Christ voulait empêcher aussi qu’on scIe prît pour un ennemi de la loi, puisqu’on ne pouvait raisonnablement avoir ce soupçon d’un homme qui témoignait tant d’estime des patriarches, qu’il faisait consister la souveraine félicité à se reposer dans leur sein. Remarquez donc , je vous prie, mes frères, le double sujet que les Juifs ont ici de s’affliger, et le double sujet qu’ont les gentils de se réjouir: les uns parce qu’ils sont non-seulement exclus d’un royaume, mais d’un royaume qui leur avait été promis; et les autres, parce qu’ils sont appelés non-seulement à des biens inestimables, mais encore à un bonheur qui ne leur avait point été promis, et qu’ils n’avaient jamais osé espérer. C’était encore un grand sujet de douleur aux Juifs de voir les gentils leur ravir l’héritage de leur père. Jésus-Christ les appelle " enfants du royaume, " parce que le royaume, en effet, leur avait été préparé. Et c’est ce qui devait les toucher sensiblement, d’avoir reçu la promesse de reposer un jour dans le sein et dans l’héritage d’Abraham, et de s’en voir néanmoins exclus pour jamais. Et comme cette parole était une prophétie, pour en faire voir la vérité, il la confirme aussitôt par une guérison miraculeuse de ce serviteur malade.

5. " Et Jésus dit au centenier: Allez, et qu’il vous soit fait selon que vous avez cru : et son " serviteur fut guéri à la même heure (13). "Ainsi celui qui ne croirait pas que ce serviteur paralytique eût été guéri par une seule parole, en doit être persuadé aujourd’hui par l’accomplissement de cette prophétie, que le Sauveur joignit alors à ce miracle. Et avant même que cette prophétie s’accomplît, le miracle dont elle fut suivie en devait prouver la vérité à tout le monde. C’est pourquoi aussitôt qu’il l’a faite, il guérit ce serviteur malade, pour établir ainsi les choses futures par les présentes , et un moindre miracle par un plus grand : car il est aisé de comprendre que les bons seront un jour récompensés, et que les méchants seront punis. li n’y a rien en cela que de conforme aux lois, et aux sens des hommes; mais de raffermir un corps paralytique, et de rendre la vie et le mouvement à des membres morts, c’est un ouvrage qui est au-dessus de la nature.

Jésus-Christ nous témoigne aussi que le centenier ne contribua pas peu à ce grand miracle par la fermeté de sa foi : " Allez, " dit-il, " qu’il vous soit fait selon que vous avez cru." La guérison donc de ce serviteur fut en même temps une preuve, et de la toute-puissance de Jésus-Christ et de la grande foi du centenier, et de la vérité indubitable de la prophétie que le Sauveur venait de faire : ou plutôt ces trois choses ensemble publièrent hautement la souveraine puissance de Jésus-Christ, qui ne rendit pas seulement la santé du corps à ce malade, mais qui attira le centenier à la foi par la grandeur de ses miracles. Et remarquez, mes frères, non-seulement la foi de ce centenier, et la guérison du serviteur, mais la manière prompte dont elle se fit. L’évangéliste (219) le remarque en disant: " Et le serviteur fut guéri à l’heure même ; " ce qu’il avait aussi marqué à propos du lépreux: " Et il fut guéri aussitôt. " Il ne faisait pas seulement éclater sa puissance par ces guérisons miraculeuses ; mais encore par l’extrême promptitude avec laquelle il les faisait. Et sa bonté ne pouvant se contenter de ces grâces extérieures qu’il faisait aux hommes, il entremêlait encore à ses miracles ses divines instructions, par lesquelles il attirait tous les hommes à son royaume.

Lors même qu’il menaçait les Juifs de les en exclure, ce n’était pas pour les en exclure, en effet, mais bien plutôt pour les y attirer par la crainte de voir un jour s’exécuter cette menace. Que si leur dureté leur a rendu ce remède inutile, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes, ainsi que tous ceux qui imitent encore aujourd’hui l’insensibilité de ce peuple. Car ce malheur dont Jésus-Christ parle n’est pas seulement arrivé aux Juifs; les chrétiens y tombent encore tous les jours. Judas était "enfant du royaume, " Jésus-Christ lui avait dit comme aux autres apôtres : " Vous serez assis sur douze siéges (Matth. XIX) ; " et il ne laissa pas néanmoins de devenir "d’enfant du royaume enfant de la géhenne et de l’enfer. " Au contraire l’eunuque d’Ethiopie, dont il est parlé dans les Actes, quoique d’un pays barbare, et du nombre de ceux qui devaient venir de l’Orient et de l’Occident (Act. VIII), " jouira éternellement des biens du ciel avec Abraham, Isaac et Jacob.

La même chose arrive encore tous les jours parmi les fidèles. " Plusieurs de ceux qui sont e les premiers, " dit l’Evangile, " seront les derniers; et ceux qui sont les derniers seront les premiers. " (Matth. XX, 16.) Jésus-Christ parlait de la sorte, afin que les uns ne se décourageassent point par le désespoir d’avoir part à ce royaume; et que les autres ne se relâchassent point, pour être trop assurés de le posséder. C’est pourquoi saint Jean avait déjà dit avant lui: " Dieu peut de ces pierres susciter des enfants à Abraham. " Comme cette révolution terrible devait arriver certainement, Dieu voulut la faire prédire d’abord, afin que le monde n’en fût point surpris. Mais saint Jean étant homme, ne parle de cela que comme d’une chose qui pourrait bien arriver: " Dieu peut, " dit-il. Jésus-Christ au contraire, étant Dieu, prédit clairement que cela arriverait, et le prouve ensuite par ses miracles. Donc, mes frères, ne soyons pas trop confiants, lors même que nous sommes debout, mais disons-nous à nous-mêmes: " Que celui qui se croit debout prenne garde qu’il ne tombe. " (I Cor. X.) Et si nous sommes tombés, ne désespérons pas de nous relever; mais disons-nous: " Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas? " (Ps. LX, 9.) Nous savons que plusieurs, après s’être élevés jusqu’au ciel, après s’être enrichis de toutes sortes de vertus, après avoir passé la plus grande partie de leur vie dans les déserts, après avoir évité la vue des, femmes, sans que dans les songes même il s’en présentât à eux aucune image, n’ont pas laissé néanmoins de se perdre par leur négligence et de tomber, par leur trop grande assurance, dans l’abîme de tous les vices. D’autres, au contraire, d’une vie infâme et malheureuse, sont montés jusqu’au comble de la vertu. Ils ont passé du théâtre et de la comédie à une vie angélique; et ils sont devenus si purs et si saints, qu’ils ont chassé les démons, et qu’ils ont fait de très grands miracles.

Toute l’Ecriture est pleine de ces exemples, et nous ne voyons rien de plus ordinaire tous les jours devant nos yeux. Les adultères et les personnes débauchées peuvent aujourd’hui fermer la bouche aux manichéens, qui disent qu’on ne peut jamais guérir les plaies du péché; qui lient les mains de ceux qui veulent se faire violence pour se corriger de leurs vices; et qui se rendent les ministres du démon pour introduire un désordre et une confusion générale dans la vie des hommes. Ceux qui enseignent ces erreurs, non-seulement nous ravissent les biens du ciel, mais ils troublent même autant qu’ils le peuvent tout l’ordre du monde. Car comment celui qui est dans le vice pourra-t-il penser à embrasser la vertu, s’il ne lui reste aucun moyen de quitter le mal pour faire le bien, et s’il croit qu’il lui est impossible de se convertir? Si, maintenant qu’il y a tant de lois qui menacent les hommes du supplice ou qui leur promettent des récompenses; que la foi nous fait craindre l’enfer et espérer le paradis ; que les méchants tombent dans l’opprobre et dans l’infamie, et que les bons au contraire sont loués et honorés, quelques-uns néanmoins ont tant de peine à entrer dans le sentier pénible de la vertu, et à mépriser le plaisir du vice; si l’on (220) ôte encore ces considérations si puissantes, qui pourra retenir les hommes, et les empêcher de courir à leur perte en s’abandonnant à toute sorte de déréglements?

6. Reconnaissons donc, mes frères, l’artifice du démon qui nous parle par ces hérétiques. Souvenons-nous qu’ils combattent également les ordonnances des législateurs, les oracles de Dieu, les principes de la raison, et cette lumière que la nature même a imprimée dans tous les hommes, qui ne peut être effacée ni dans les Scythes, ni dans les Thraces, ni dans les esprits les plus barbares. Fuyons encore tous ceux qui enseignent qu’il y a un destin, et une nécessité inévitable qui gouverne toutes choses, et, pleins d’horreur pour tous ces mensonges, tenons-nous sur nos gardes, et marchons dans la voie étroite avec crainte et avec confiance; avec crainte, parce que nous-sommes environnés de précipices de toutes parts; et avec confiance, parce que Jésus est avec nous et est notre guide. Soyons circonspects et vigilants. Ne nous laissons point endormir, parce que si nous nous assoupissons tant soit peu, nous tomberons aussitôt dans le précipice.

Nous ne sommes pas plus parfaits que David, qui pour s’être laissé aller à une légère négligence, fut entraîné dans l’abîme du .péché, d’où néanmoins il se releva bientôt. Ne considérez pas tant son péché que la manière dont il l’effaça. Dieu a voulu faire écrire cette histoire dans ses livres saints, non afin que vous voyiez, seulement comment tombe ce sage, mais afin que vous admiriez comment il se relève; et que vous appreniez, lorsque vous serez tombé comme lui, à vous relever aussi comme lui. De même que les médecins traitent dans leurs livres des maladies les plus violentes et de la manière de les guérir, afin que l’expérience des cas les plus graves apprenne à traiter facilement les plus légers; Dieu de même a fait marquer dans ses Ecritures les plus grands péchés de ses saints, afin que ceux qui en commettent de moindres, apprennent, dams la manière dont les autres se sont guéris, comment ils doivent se guérir eux-mêmes. Car si des crimes si énormes ont bien pu trouver des remèdes, il y en aura sans doute encore bien plutôt pour des fautes beaucoup plus légères. Voyons donc quelle fut la maladie de ce saint homme, et comment il en fut guéri.

David tomba dans l’adultère, et à l’adultère il joignit l’homicide. Je ne crains point, mes frères, de publier hautement le crime de ce saint prophète. Si le Saint-Esprit n’a pas cru ternir sa mémoire en le faisant écrire dans l’histoire sainte, nous ne devons pas nous mettre en peine de le cacher. C’est pourquoi non-seulement je vous rapporte ici sa chute, mais j’y ajouterai même les circonstances qui font le plus paraître l’énormité de son crime. Car il me semble que ceux qui tâchent de couvrir sa faute, obscurcissent sa plus grande gloire; ils lui font le même tort que si dans le dénombrement de ses victoires, ils passaient sous silence son combat avec Goliath. Ce que je dis vous semble un paradoxe; mais attendez un peu, et vous en reconnaîtrez la vérité. Je vous représenterai son crime dans toute sa grandeur, pour vous faire encore mieux connaître la grande vertu du remède qui l’a guéri.

Quelle circonstance ajouté-je donc pour mieux faire juger de son péché ? La vertu de cet homme, c’est là une circonstance aggravante. Car les fautes sont différentes selon la différence des personnes. " Les puissants, " dit l’Ecriture, " seront tourmentés puissamment. "(Sap. VI.) Et ailleurs : " Celui qui connaît la volonté de son maître, et ne la fait pas, sera sévèrement châtié. " (Luc, XII.) Ainsi celui qui a plus de connaissance et de lumière, sera plus puni que celui qui en a moins. C’est pourquoi lorsque l’évêque ou le prêtre commet les mêmes péchés que le peuple, ils sont plus coupables que les autres; et quoique le péché soit égal, la peine néanmoins ne le sera pas.

Peut-être qu’en voyant grandir le crime sous ma parole vous craignez, vous tremblez, et vous vous demandez avec effroi comment j’éviterai le précipice où il vous semble que je marche à grands pas. Mais moi, j’ai tant de confiance au mérite de ce juste, que j’irai encore plus loin; plus, en effet, j’exagérerai le crime de David, plus je multiplierai la matière de son éloge. Vous me demandez s’il y a quelque chose de plus que l’adultère et l’homicide? Et voici ce que je vous réponds: Comme le meurtre que commit Caïn fut un crime plus grand que beaucoup de meurtres, parce qu’il ne tua pas simplement un homme, mais son propre frère; qu’il ne tua pas celui dont il avait été offensé, mais celui qu’il avait offensé lui-même; et qu’il ne suivit pas en cela (221) l’exemple d’un autre, mais qu’il fut le premier auteur de l’homicide, et le chef de tous les meurtriers futurs; de même le péché de David n’est pas simplement un meurtre, c’est un meurtre commis par un grand prophète, non pour venger une injure, mais venant s’ajouter à l’injure la plus sanglante que l’on puisse faire à un homme, puisque David avait auparavant déshonoré la femme de celui qu’il tua.

Vous voyez que je n’épargne point David, et que je ne diminue point son péché. Cependant j’entreprends si hardiment sa défense, après même avoir exagéré son crime de cette manière, que je souhaiterais que tous les manichéens qui rejettent ces histoires de l’Ancien Testament, et tous les marcionites fussent ici présents, pour leur fermer la bouche et pour les confondre. Mais David, disent-ils, a commis un homicide et un adultère. Et moi je réponds qu’il n’a pas seulement commis un homicide, mais un double homicide, si l’on considère que celui qui tue est un prophète, et que celui qui est tué est un innocent qui est puni pour l’injure même qu’il a soufferte. Car il y a bien de la différence entre un homme, qui après avoir reçu le Saint-Esprit, après avoir été comblé de grâces, après avoir été uni avec Dieu par une amitié et une familiarité toute sainte jusqu’à un âge déjà avancé, tombe dans un grand crime, et celui qui pèche sans avoir joui d’aucun de ces avantages. Mais c’est là précisément ce qui doit augmenter notre admiration pour le courage de cet homme, qu’après être tombé de si haut et si bas, il ne s’est pas abattu, il n’a point désespéré, il n’est point resté par terre comme blessé à mort par le démon; mais qu’il s’est relevé bientôt et même aussitôt, et qu’il a porté à son ennemi, d’une main vigoureuse, un coup plus mortel que celui qu’il en avait reçu.

7. Pour voir une image de ce que je vous dis, transportez-vous sur un champ de bataille, et supposez qu’un de nos plus braves guerriers reçoive de la main d’un barbare un premier coup de lance ou de javelot qui lui perce le coeur ou le foie, puis une seconde blessure encore plus mortelle qui le fasse tomber baigné dans son sang; supposez qu’ainsi blessé, il se relève néanmoins aussitôt, et que d’un coup de sa lance il fasse mordre la poussière à son ennemi. C’est la même chose ici; plus vous exagérez la blessure et la chute de David, plus vous donnez lieu d’admirer le courage qu’il fallut à ce fier combattant pour se relever, s’élancer au front de la phalange et terrasser celui qui l’avait blessé. Ceux qui sont tombés dans de grands crimes comprendront aisément combien il est difficile de se relever de la sorte.

Il n’est pas besoin, ce me semble, d’un si grand courage pour continuer notre course lorsque nous marchons avec succès dans la bonne voie, puisqu’alors la confiance en Dieu nous accompagne, nous anime, nous soutient, et nous donne toujours de nouvelles forces. Mais de voir un homme qui après avoir vaincu autant de fois qu’il a combattu, est renversé tout à coup par son ennemi, et se relève néanmoins aussitôt et recommence sa course avec plus de vigueur qu’auparavant, c’est ce qu’on ne peut assez admirer.

Pour vous expliquer ceci plus clairement je me servirai d’une comparaison encore plus sensible. Représentez-vous un pilote qui a traversé toutes les mers sans y faire naufrage; et qui après s’être tiré par son adresse de tous les périls, des flots, des tempêtes et des écueils, fait enfin naufrage au port, d’où il a peine à se sauver tout nu; dans quelle disposition croyez-vous que cet homme puisse être à l’avenir à l’égard de la navigation? Croyez-vous qu’à moins d’avoir un courage tout extraordinaire, il voulût seulement voir un vaisseau, ou regarder le bord de la mer? Je ne doute point qu’après cela il ne penserait plus qu’à mener une vie cachée, qu’il perdrait toutes les espérances qu’il aurait conçues, et qu’il aimerait mieux mendier pour vivre que de s’exposer encore aux mêmes périls. Ce qui relève donc le courage de David, c’est qu’il a fait avec tant de générosité ce que ce pilote ne pourrait faire. Après ce naufrage horrible qui lui fit perdre en un moment ce qu’il avait acquis durant tant d’années, après tant de travaux employés inutilement, il ne tombe point dans le désespoir, et ne se condamne point à d’éternelles ténèbres. Il ramasse les débris de son naufrage; il radoube son vaisseau; il en réunit les ais séparés; il en rejoint les voiles déchirées, il reprend le gouvernail en main;et se remettant en mer, il amasse plus de richesses qu’il n’en avait acquis auparavant.

Si l’on admire celui qui peut se tenir ternie sans tomber, quelle louange mérite celui qui tombe, mais qui loin de s’abattre, se relève si promptement? Cependant combien de considérations (222) devaient jeter David dans le désespoir! Premièrement la grandeur de son crime. En second lieu l’âge où il était, puisqu’il n’était plus dans la jeunesse dont la vigueur nourrit aisément notre espérance, mais dans la vieillesse. Aussi le marchand qui fait naufrage presque en s’embarquant ne s’en afflige pas tant que celui qui revenant d’une longue et heureuse navigation perd tout le fruit de sa peine en se brisant contre un écueil. En troisième lieu, l’immensité des richesses perdues dans le désastre; en effet, quelle fortune spirituelle n’avait-il pas amassée depuis son enfance, depuis le temps qu’il était berger, par son combat contre Goliath; par son extrême douceur envers Saül, témoignant à son égard une générosité tout évangélique, lui pardonnant toutes les fois qu’il tombait entre ses mains, et aimant mieux perdre son pays, sa liberté et sa vie même, que de tuer un ennemi si injuste, qui cherchait sans cesse des moyens de le perdre; enfin par les actions de vertu qu’il fit encore après qu’il eut ceint le diadème royal!

8. Mais dans quelle peine et quelle agitation croyez-vous qu’il ait été, en considérant les pensées que les hommes auraient de lui, et qu’il avait perdu en un moment toute cette haute estime qu’il s’était acquise dans leur esprit? Car l’éclat de sa pourpre le parait moins qu’il n’était déshonoré par la laideur de son crime. Vous n’ignorez pas de quelle force d’esprit nous avons besoin pour n’être point troublé, lorsque nous voyons nos crimes partout divulgués, et tout le monde instruit de nos plus honteux désordres. Il faut avoir une âme héroïque pour ne se point décourager en ces occurrences. David bannit toutes ces pensées de son esprit. Il arracha de sa plaie le fer qui l’avait blessé - Il la lava de tant de larmes, et devint si pur aux yeux de Dieu, qu’il a pu même après sa mort secourir ceux qui étaient descendus de lui, dans les péchés qu’ils avaient commis.

C’est ce que Dieu dans l’Ecriture a dit d’Abraham. Mais il l’a dit aussi de David, et quelquefois même avec encore plus d’avantage. Il dit en parlant d’Abraham, qu’il s’est souvenu de l’alliance qu’il avait faite avec lui; mais eu parlant de David, il ne marque point d’alliance. II dit: " Je protégerai cette ville à cause de David mon serviteur. " (IV Rois. XIX, 34.) Et Salomon son fils ayant commis des crimes détestables, Dieu, en considération de David son père, ne voulut point le priver de son royaume. Sa réputation a toujours été si grande parmi les Juifs que saint Pierre, longtemps après sa mort, dit au peuple: "Permettez-moi, mes frères, de vous dire librement que le patriarche David est mort et qu’il a été enseveli." (Act. II, 26.) Jésus-Christ même parlant aux Juifs témoigne que ce saint roi reçut une si grande effusion du Saint-Esprit, même après son péché, qu’il mérita de nouveau de prophétiser touchant la divinité du Christ. Car se servant de ses psaumes pour fermer la bouche aux Juifs, il leur dit: " Comment donc David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : Le Seigneur a dit à mon Seigneur: " Asseyez-vous à ma droite ? " (Matth. XXII, 42; Ps. CIX, 1.)

Dieu même témoigna autant de zèle pour les intérêts de ce saint prophète, qu’autrefois pour ceux de Moïse. Comme il vengea Moïse quoique malgré lui de l’injure que Marie sa soeur lui avait faite, parce qu’il aimait tendrement Moïse; il vengea de même David quoique malgré lui, de la révolte si cruelle et si dénaturée de son propre fils. Il n’y a rien qui prouve davantage la vertu d’un homme que ce zèle que Dieu témoigne pour le protéger. Car lorsque Dieu parle, et qu’il prononce lui-même sur les choses dont nous doutons, il faut que l’homme et la raison humaine se taisent.

Que si vous voulez connaître plus particulièrement la vertu de ce saint roi, voyez dans son histoire comment il se conduisait envers Dieu après son péché, avec quelle liberté il lui parlait, de quel amour il brûlait pour lui, quel progrès il faisait de jour en jour dans la vertu, enfin dans quelle circonspection et quelle vigilance il vécut jusqu’au dernier moment de sa vie.

Encouragés par ces grands exemples que Dieu nous propose, tâchons, mes frères, de ne nous point laisser tomber; ou si ce malheur nous arrive, de ne pas demeurer longtemps dans notre chute. Ce n’est point pour vous rendre plus négligents et plus lâches que je vous parle ainsi de David, mais pour vous imprimer plus de crainte. Car si cet homme si saint, si juste, si parfait s’est vu par un petit défaut de vigilance, frappé tout d’un coup d’une plaie mortelle, et dans un si grand danger de se perdre, que deviendrons-nous (223) nous autres, dont la vie est si molle et si relâchée?

Ne considérez pas seulement que ce saint prophète est tombé, de peur que cette considération ne vous rende encore plus lâches et plus tièdes; mais examinez avec soin ce qu’il fait pour se relever de sa chute, combien de soupirs il exhale, combien de larmes il verse, comme il s’entretient dans des sentiments de pénitence, non seulement le jour, mais même la nuit, baignant son lit de ses larmes, et cela sans jamais quitter son cilice. Si David a eu besoin de tous ces remèdes pour se purifier de son péché; comment pourrons-nous nous sauver, nous qui commettons tant de crimes, et qui n’en avons aucun repentir? De plus David avant son péché, avait vécu si saintement, que ses vertus passées pouvaient en quelque sorte couvrir son crime, mais nous qui n’avons rien fait, nous sommes pour ainsi dire tout nus et sans défense, et tous les coups que nous recevons nous blessent à mort.

Pour éviter ce malheur, mes frères, couvrons-nous de nos bonnes oeuvres, comme d’un bouclier impénétrable, et si nous remarquons en nous quelque tache du péché, effaçons-la par nos larmes, afin qu’en recherchant la seule gloire de Dieu, nous méritions d’être heureux en cette vie et en l’autre, par ta grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 

 

 

 

 

HOMÉLIE XXVII
" OR JÉSUS ÉTANT DANS LA MAISON DE PIERRE, VIT SA BELLE-MÈRE QUI ÉTAIT AU LIT ET AVAIT LA FIÈVRE. — IL LUI TOUCHA LA MAIN ET LA FIÈVRE LA QUITTA, ET, S’ÉTANT LEVÉE, ELLE LES SERVAIT. " (CHAP. VIII, 14, 15.)

ANALYSE

1. Ce qu’il y a de plus miraculeux dans la guérison de la belle-mère de saint Pierre, ce n’est pas qu’elle fut guérie tout à coup, mais c’est qu’elle le fut entièrement et sans avoir besoin de convalescence.

2. Ce n’étaient pas seulement les miracles que faisait le Christ qui attiraient à lui les hommes, mais sa seule vue était pleine de grâces et charmait les âmes. Speciosus forma prae filiis hominum. (Ps. XLIV, 3.) Douceur de Jésus-Christ.

3. Jésus-Christ faisait ses réponses selon la pensée secrète de ceux qui l’interrogeaient.

4 et 5. Exhortation. II faut préférer le salut à toutes choses. Qu’il n’y a rien de si effroyable que la mort de l’âme. Qu’un pécheur est sans comparaison plus mort que ne sont les morts enfermés dans le tombeau.
 
 

1. Saint Marc voulant marquer la promptitude de cette guérison, ajoute ce mot, " aussitôt; " ce que saint Matthieu ne rapporte pas, se contentant d’avoir marqué le miracle. Saint Luc dit aussi que cette femme malade pria Jésus-Christ de la guérir; ce que saint Matthieu a omis encore. Tout cela néanmoins ne prouve pas que les évangélistes se combattent; mais seulement que les uns ont voulu être plus courts, et les autres, rapporter les choses plus exactement.

Mais pourquoi Jésus-Christ allait-il dans la maison de saint Pierre? Je crois que c’était pour y manger; et l’évangéliste le fait assez voir, lorsqu’il dit que cette femme, après qu’elle fut guérie, " se leva et les servit. " Car Jésus-Christ allait ainsi manger chez ses disciples, comme on le voit encore par saint Matthieu, chez qui il alla, lorsqu’il l’appela pour être apôtre : ce qu’il faisait afin d’honorer ainsi ses disciples, et de les rendre plus ardents le servir. (224)

Remarquez ici le profond respect de saint Pierre pour son Maître. Quoiqu’il eût chez lui sa belle-mère malade d’une fièvre dangereuse, il ne le pria point de la venir voir. Il attendit qu’il eût achevé ce long discours de la montagne, et qu’il eût guéri tous les autres malades qui se présentaient à lui de toutes parts. C’est seulement lorsque le Seigneur entre dans le logis de l’Apôtre que celui-ci le prie enfin de guérir sa belle-mère. Tant il était instruit dès lors à préférer le bien des autres à ses propres intérêts

Ce n’est pas saint Pierre qui prie le Sauveur de tenir chez lui. C’est le Sauveur qui y vient de lui-même; et un moment après que le centenier eut dit: " Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi, afin de témoigner jusqu’à quel point il voulait favoriser son disciple. Et quoiqu’il soit, aisé de juger quelles pouvaient être les maisons de ces pauvres gens qui n’étaient que des pêcheurs, Jésus-Christ néanmoins ne laisse pas d’aller clans ces cabanes, pour nous apprendre toujours à fouler aux pieds le faste et la vanité.

Il est remarquable que Jésus-Christ guérit quelquefois les malades par sa seule parole, quelquefois il étend sa main, quelquefois il joint les deux ensemble, pour rendre la guérison plus sensible Il ne voulait pas agir toujours si souverainement; et si divinement dans ses miracles. Il avait besoin de se cacher pour un temps, principalement à l’égard de ses apôtres, de peur que l’excès de leur joie ne leur fît dire à tout le monde ce qu’il était. C’est pourquoi nous voyons qu’après s’être transfiguré devant eux sur la montagne du Thabor, il leur défendit de dire à qui que ce fût ce qu’ils avaient vu.

Il touche donc ici la main de cette femme malade, et non seulement il éteint l’ardeur de sa fièvre, mais il la rétablit même tout d’un coup dans une santé parfaite. Comme la maladie était tout ordinaire, il voulut au moins signaler sa puissance en la guérissant comme l’art des médecins n’aurait pu le faire. Vous savez en effet que, même après l’a cessation de la fièvre, il faut encore beaucoup de temps pour que les malades recouvrent toutes leurs forces. Mais ce double effet, Jésus-Christ l’opéra dans le même moment; il fit quelque chose de semblable lorsqu’il apaisa la mer. Non seulement il arrêta les vents et la tempête, mais il calma soudain jusqu’au mouvement des flots, phénomène opposé aux lois de la nature, puisque, même après que la tempête a cessé, le mouvement qu’elle a imprimé aux ondes coMmue encore fort longtemps. La parole de Jésus-Christ fit donc en un instant ce que la nature ne fait que peu à peu. C’est encore ce qui arriva au sujet de cette femme, comme l’atteste l’Evangile " Elle se leva, "dit-il, " et les servit; ce qui nous montre d’un côté la. souveraine puissance de Jésus-Christ dans ses miracles, et de l’autre, la disposition de cette femme, et le grand zèle qu’elle avait pour Jésus-Christ.

Nous apprenons encore en ce miracle que Jésus-Christ accorde quelquefois la guérison de quelques personnes à la foi des autres. Car nous voyons ici que saint Pierre prie pour sa belle-mère, comme le centenier avait prié pour son serviteur. Ce n’est pas que Jésus-Christ dispensât ceux qu’il guérissait de croire en lui; mais parce que ou l’âge encore trop tendre les empêchait de venir à lui, ou que l’ignorance où ils étaient ne leur permettait pas d’avoir de lui des sentiments assez relevés, il suppléait à ce qui manquait au malade parla foi de ceux qui priaient pour lui.

" Le soir étant venu, ils lui présentèrent plusieurs possédés et il chassa d’eux les malins esprits par sa parole, et guérit tous ceux qui étaient malades (16). Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie : Il a pris sur lui nos langueurs, et il s’est chargé de nos maladies (17)." Remarquez comme la foi de ce peuple s’est déjà accrue. La nuit même ne peut les porter à se retirer, et ils ne craignent point, d’importuner Jésus-Christ en lui amenant si tard leurs malades. Et je vous prie de considérer quelle foule de miracles les évangélistes nous rapportent en un mot. Car ils ne s’arrêtent plus à rapporter chaque guérison en particulier; mais ils en marquent comme en passant un nombre prodigieux. Et de peur que ce prodige ne parût incroyable à cause de sa grandeur même, puisqu’une multitude innombrable fut guérie en un moment de tant de différentes maladies, l’évangéliste rapporte la parole du prophète lsaïe, qui avait rendu témoignage si longtemps auparavant de ces merveilles qu’on voyait alors. Par là il nous apprend comme il fait partout ailleurs, qu’une preuve tirée des paroles de l’Ecriture, n’a pas moins d’autorité qu’en ont les miracles. C’est dans cette vue qu’il rapporte cet endroit (225) d’Isaïe : " Il a pris sur lui nos langueurs, et il s’est chargé de nos maladies. " (lsaïe, LIII, 4.) Il ne dit pas qu’il les a dissipées, ou qu’il les a guéries; mais qu’il " les a prises sur lui, et qu’il s’en est chargé lui-même. " Ce que le Prophète a, selon moi, particulièrement entendu de nos péchés, et dans le même sens que saint Jean dit: " Voilà l’Agneau de Dieu, voilà Celui qui porte le péché du monde. " (Jean, I, 28.)

2. Pourquoi donc, me direz-vous, l’évangéliste applique-t-il cette même parole aux maladies du corps? C’est ou parce qu’il a pris ce passage simplement à la lettre, ou plutôt parce qu’il a voulu nous marquer que la plupart des maladies corporelles, tirent leur source de celles des âmes. Car si la mort, qui est le dernier et le plus grand de tous les maux, ne vient que de cette racine, faut-il s’étonner si les autres en sortent aussi comme de leur tige?

" Mais Jésus voyant autour de lui une grande foule de peuple, ordonna à ses disciples, de passer à l’autre bord (18). " Vous voyez partout combien Jésus-Christ est éloigné de tirer vanité de ses miracles. Car les autres évangélistes remarquent ici qu’il défendait au démon de dire qui il était, et saint Matthieu écrit qu’il renvoya le peuple; ce qu’il faisait d’un côté pour nous donner un exemple d’humilité, nous avertissant de ne rien faire pour la vaine gloire ; et pour adoucir de l’autre l’envie que les Juifs avaient contre lui. Car il n’avait pas seulement soin de guérir les corps, et il en avait bien plus de sauver les âmes, et de les porter à la vertu. Il se révélait de deux manières, et en guérissant miraculeusement les maladies, et en ne faisant rien par le désir de la gloire. Il renvoie donc ce peuple qui s’attachait à sa personne par le lien de l’amour et de l’admiration, et qui ne souhaitait rien tant que de toujours jouir de sa vue et de sa présence. En effet, qui aurait pu quitter un homme qui faisait tant de miracles? Qui n’aurait désiré de voir seulement ce visage, et de contempler cette bouche d’où sortaient des paroles si divines? Car il n’était pas seulement admirable par les prodiges qu’il faisait, mais sa seule vue et sa seule présence répandait la joie et la grâce dans ceux qui le regardaient. C’est pourquoi le Prophète dit de lui: " Votre beauté surpasse la beauté " de tous les hommes. " (Ps. XLIV, 3.) Et ce que dit lsaïe : " Qu’il n’avait ni forme ni beauté (Is. LIII, 6), " ne se doit entendre qu’en comparant son humanité à la gloire ineffable de sa divinité; ou en le considérant dans le moment de sa passion, où il fut déshonoré et défiguré d’une manière si horrible; ou pour marquer l’état simple et pauvre dans lequel il a passé toute sa vie.

Jésus-Christ ne commande à ses disciples de passer à l’autre bord, qu’après qu’il a guéri tous ceux qui étaient là. Ils eussent eu trop de regret de le quitter, s’il n’eût satisfait à toutes leurs prières. C’est tout ce qu’ils peuvent faire après même qu’il a guéri leurs malades. Sur la montagne, ces gens n’étaient pas seulement, restés immobiles autour de lui pendant qu’il parlait, mais encore ils l’avaient suivi lorsqu’il eut cessé de parler; de même ici ils demeurent encore auprès du Sauveur, alors qu’ils n’ont plus de miracles à voir ni à attendre, uniquement retenus par le bonheur de contempler sa face divine. Car si le visage de Moïse était tout brillant de gloire, et si celui de saint Etienne paraissait comme le visage d’un ange, quel a dû être le visage de Ce. lui qui a été le Seigneur de l’un et de l’autre?

Peut-être que quelques-uns de vous souhaiteraient de voir le Sauveur tel qu’il était alors. Mais si nous le voulons, mes frères, nous verrons cette divine face dans un éclat sans comparaison plus grand. Si nous vivons ici-bas comme nous devons, nous verrons ce même Sauveur au milieu des airs, nous irons au-devant de lui pour le recevoir sur les nuées revêtus d’un corps immortel et incorruptible.

Mais considérez, je vous prie, qu’il ne renvoie pas simplement ce peuple, ce qui aurait pu lui faire de la peine. Il ne dit pas: retirez-vous , allez-vous-en, mais il donne seulement à ses disciples l’ordre de passer sur l’autre bord, laissant espérer à la foule qu’elle le retrouverait là.

Mais pendant que ces multitudes témoignaient tant d’affection, et un si grand zèle pour Jésus-Christ, un homme possédé de l’amour de l’argent et du désir de la gloire s’approcha de lui, et lui dit : " Maître, je vous suivrai en quelque lieu que vous alliez (19)." Remarquez l’orgueil de cet homme. Il dédaigne d’être du commun du peuple, et il s’approche de Jésus-Christ à part, comme un personnage d’importance et qui ne vent pas être confondu avec la foule. On reconnaît bien là le caractère juif, plein de liberté et de hardiesse (226). Et nous en verrons bientôt un autre élever la voix du milieu d’une assemblée silencieuse, pour faire à contre-temps cette question à Jésus-Christ : " Maître, quel est le premier commandement de la loi? " (Matth. XXII, 36.) Cependant Jésus-Christ ne le reprit point, de cette liberté indiscrète, pour nous apprendre à souffrir nous-mêmes l’importunité de ces personnes.

Nous voyons aussi qu’il ne reprend pas ouvertement ceux qui s’approchent de lui avec une mauvaise volonté. Il se contente de répondre à leurs pensées, d’une manière qui leur fait assez connaître qu’il voit et qu’il condamne le fond de leur coeur. Ainsi il leur procure un double avantage : premièrement il leur fait connaître qu’il pénètre le secret de leurs pensées; ensuite il épargne leur pudeur, en ne découvrant point aux autres leur vanité qu’ils tiennent cachée, et leur donnant lieu néanmoins, s’ils le veulent, de s’en corriger eux-mêmes.

On peut voir ici un bel exemple de cette sage conduite. Car cet homme voyant les grands miracles que faisait le Fils de Dieu, et que tout le monde venait à lui, crut que c’était là un excellent moyen pour s’enrichir. C’est ce qui lui inspira le désir de le suivre. La réponse du Sauveur est une preuve de ce que je dis. Car il répond moins aux paroles de cet homme, qu’à la pensée de, son coeur. Vous vous imaginez, dit-il, que vous amasserez beaucoup d’argent en me suivant; et vous ne voyez pas que je n’ai pas seulement comme les oiseaux un petit abri pour me retirer. " Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête (20). " Il ne rejetait pas ce disciple en lui parlant de la sorte. Il reprenait seulement son désir secret, et lui laissait la liberté de le suivre, s’il voulait vivre aussi pauvrement que lui. Voyez la mauvaise disposition de cet homme, jugez-en par sa conduite; lorsqu’il a entendu ces paroles, et qu’il s’est senti pénétré et ,condamné, il se garde bien de dire: je suis tout prêt à vous suivre.

3. Jésus-Christ a souvent usé de cette même conduite. Il ne reprochait point ouvertement leurs crimes à ceux qui lui parlaient; mais il leur faisait connaître par ses réponses quel était le fond de leur coeur. C’est ainsi qu’il agit envers cet homme qui l’appelait " bon Maître, " et qui espérait par cette flatterie de se le rendre favorable. Il lui répondit selon la pensée qu’il lui voyait dans le coeur: " Pourquoi, " dit-il, " m’appelez-vous bon, puisqu’il n’y a personne de bon que Dieu seul? " (Matth. XII.)

C’est ainsi qu’il se conduisit encore lorsque le peuple lui dit : " Voilà votre mère et vos frères qui vous cherchent. " (Marc, III.) Comme alors ses parente agissaient humainement, et qu’ils demandaient à approcher de lui, moins pour apprendre quelque chose d’utile, que pour montrer qu’ils étaient ses proches, et tirer gloire de cet avantage, voici ce qu’il leur répondit: "Qui est ma mère, ou qui sont mes frères? " et le reste. Il traite encore ses parents de même, lorsque, pour satisfaire leur vanité, ils le portaient à s’acquérir de la réputation en lui disant : "Faites-vous connaître au monde. Votre temps, leur dit-il, est toujours prêt, mais le mien ne l’est pas encore." (Jean, VII, 6.)

Il répond aussi à la pensée du coeur, mais pour l’approuver et non pour la reprendre, lorsqu’il dit de Nathanaël : " Voilà un véritable israélite, en qui il n’y a point de tromperie." (Jean, I, 46.) Lorsqu’il dit aux disciples de saint Jean : " Allez et dites à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu (Luc, VII, 9)," il ne répondait pas tant à ceux qui l’interrogeaient, qu’à la pensée de celui qui lui envoyait faire cette demande.

Jésus-Christ de plus a répondu à la pensée du peuple, lorsqu’il dit aux Juifs : "Qu’êtes-vous allés voir dans le désert?" Comme il voyait que dans leur pensée Jean n’était qu’un homme versatile et inconstant, c’est ce sentiment qu’il réfute et corrige en disant : " Qu’êtes-vous allés voir dans le désert? Un roseau agité du vent? ou un homme vêtu d’étoffes délicates? " montrant par là que l’âme de ce saint avait toujours été ferme et qu’aucune volupté n’avait pu l’amollir.

C’est donc de cette même manière que Jésus-Christ répond en cet endroit, non aux paroles, mais à la pensée de cet homme qui le voulait suivre. Et considérez , avec quelle modestie il lui répond ! Il ne lui dit point : J’ai ; mais : Je méprise; il dit simplement : Je n’ai pas, parole aussi exacte que pleine de condescendance. Et de même, lorsqu’il mangeait et buvait avec les Juifs et qu’il menait une vie qui semblait toute contraire à celle de saint Jean, (227) il n’avait pour but que leur salut, ou plutôt que celui de tous les hommes. Il a voulu fermer ainsi la bouche aux hérétiques qui devaient nier un jour qu’il eût été véritablement homme et gagner par surcroît l’affection de ceux avec qui il vivait, en rendant sa vie semblable à la leur.

" Un autre de ses disciples lui dit: Seigneur, permettez-moi, avant que je vous suive, d’aller ensevelir mon père (21). " Admirez quelle différence il y a entre ces deux hommes. L’un dit hardiment: " Je vous suivrai partout où vous irez. " Et l’autre qui cependant demandait quelque chose de louable en soi, dit modestement : " Permettez-moi. " Mais Jésus-Christ ne permit pas, et voici sa réponse : " Jésus lui dit : Suivez-moi, et laissez aux morts le soin d’ensevelir leurs morts (22)." On voit partout que Jésus-Christ pénétrait le fond des coeurs. Mais, direz-vous, pourquoi refuser cette permission? Parce qu’il y avait d’autres personnes pour ensevelir son père, et qu’il n’était pas raisonnable que cette occupation détournât ce disciple d’une autre beaucoup meilleure. Quand il dit : "Laissez aux morts le soin d’ensevelir leurs morts, " il montre que celui-ci n’était pas de ce nombre; quant à son père, c’était apparemment un infidèle.

Que si vous vous étonnez que ce jeune homme demande permission pour s’acquitter d’un devoir si nécessaire, et qu’il ne prend pas sur lui de s’en aller sans même consulter, je vous réponds que ce qu’il faut surtout admirer, c’est que, la défense faite, il se rend et obéit docilement.

Mais n’est-ce pas une étrange ingratitude, direz-vous, de n’assister pas à la sépulture de son propre père? J’avoue que s’il l’eût fait par indifférence, c’eût été de l’ingratitude, mais s’il ne le faisait que pour ne pas interrompre une affaire plus importante, ç’aurait été au contraire une extrême folie de s’en aller malgré tout pour faire les funérailles mêmes de son père. Jésus-Christ ne fait pas cette défense pour nous apprendre à mépriser nos parents, mais pour nous faire voir que nous n’avons rien de plus important que l’affaire de notre salut; que c’est à cela que nous devons nous attacher de tout notre coeur, sans différer d’un moment à nous y appliquer, quelque pressants que soient les motifs qui s’y opposent; car quoi de plus nécessaire parmi les affaires de ce monde que d’assister aux funérailles de son père? Et tout ensemble quoi de plus facile, et qui exige moins de temps?

Si donc, mes frères, il nous est défendu de perdre aussi peu de temps qu’il en faut peur ensevelir notre père, et s’il n’est pas sûr d’interrompre pour un moment ses exercices spirituels, jugez de quels supplices nous nous rendons dignes en nous éloignant continuellement de ce qui nous pourrait approcher de Jésus-Christ, en nous amusant volontairement à des choses où nous n’avons pas le moindre prétexte de nous appliquer, et en préférant des bagatelles et des folies à notre salut.

Mais ne devons-nous pas admirer ici la conduite et la sagesse de Jésus-Christ, qui d’abord attache ce jeune homme à sa parole, et qui le délivre ainsi d’une Infinité, de maux, comme des pleurs, des cris et de tout ce que des funérailles entraînent après soi de pénible et de douloureux? Car après l’enterrement de son père, il aurait fallu ouvrir le testament, partager la succession, et faire bien d’autres choses qui suivent nécessairement la mort d’un père. Ainsi dans ce flux et reflux d’affaires, ce jeune homme se serait trouvé comme emporté dans la haute mer et bien éloigné du port de son salut. Jésus-Christ donc lui fait une grande grâce en le tirant de tous ces embarras, et le tenant attaché auprès de lui.

Que si vous continuez à croire qu’il y avait de la dureté à ne pas permettre à un fils d’assister aux funérailles de son père, je vous, prie, de considérer que tous les jours, lorsqu’on prévoit que quelqu’un serait trop douloureusement affecté de la mort d’un père ou d’un fils, ou de quelqu’autre de ses proches, on lui cèle sa mort, on laisse passer le temps de l’enterrement, et l’on attend un moment favorable pour lui dire et lui adoucir en même temps cette nouvelle. Cependant on ne croit point qu’il y ait de la dureté dans cette conduite, on croirait au contraire être cruel, de dire tout d’un coup à ces personnes ce qui devrait les accabler de douleur. Que si c’est un mal, de pleurer à l’excès la mort d’un père, et de tomber pour cette cause dans une prostration qui anéantit l’âme, combien sera-ce encore un plus grand mal, si, pour la même cause, nous nous privions de la partie spirituelle qui donne la vie? C’est pourquoi Jésus-Christ dit ailleurs:

" Celui qui met la main à la charrue et qui tourne la tête en arrière, n’est pas propre au royaume de Dieu. " (Luc, IX, 62.) N’est-il pas (228) plus avantageux d’annoncer le royaume de " Dieu, " et de retirer les autres de la mort, que de rendre à un mort un service qui ne peut-lui servir de rien, surtout lorsqu’il y en a d’autres qui peuvent lui rendre ce dernier devoir?

4. Ce que nous devons donc apprendre de cette conduite du Sauveur, c’est qu’il ne faut jamais perdre le moindre temps en ce qui regarde notre salut; qu’il faut préférer à toutes les affaires de ce monde, quelque nécessaires qu’elles puissent être, les occupations chrétiennes et spirituelles; et qu’il faut bien comprendre ce que c’est dans la vérité que la vie et ce que c’est que la mort. Car plusieurs paraissent vivre qui sont morts en effet, parce qu’ils vivent mal, ou plutôt dont l’état est bien pire que celui des. morts. " Celui qui est mort," dit saint Paul, " est délivré du péché. " (Rom. VI, 7) Et l’autre au contraire, celui qui est mort spirituellement, est encore l’esclave du péché.

Ne me dites donc point: Mais on ne lui a pas fermé les yeux; il n’est pas étendu dans le sépulcre; il n’est pas enveloppé dans un, linceul; il n’est point mangé des vers. Je vous dis qu’il est mort et pire que les morts. Les vers ne mangent point son corps, mais son âme est déchirée par ses passions comme par autant de bêtes cruelles. Il a les yeux encore ouverts; mais il vaudrait mille fois mieux que la mort les lui eût fermés. Les yeux d’un homme-mort ne voient plus rien ; mais celui-ci voit tous les jours mille choses criminelles, et ses regards sont autant de flèches qui lui percent le cœur. Un mort est couché dans son sépulcre, sans vie et sans mouvement; mais celui-ci est enseveli dans ses vices, et il est lui-même son tombeau vivant.

Quelqu’un me dira peut-être : Mais nous ne voyons pas néanmoins que le corps de cet homme soit corrompu comme celui d’un mort. Il est vrai; mais c’est en cela qu’il est plus malheureux. Car son corps est sain et son âme est déjà pourrie et d’une pourriture pire que celle des corps. Ceux-ci sentent mauvais durant quelques jours, mais l’âme et la bouche de cet homme exhalent durant toute sa vie, par des paroles licencieuses, une odeur plus insupportable que celle de la fange et de la boue. Il y a encore une grande différence entre ces deux morts : l’un, celui qui ne meurt que par le corps, n’éprouve que la corruption que lui impose la loi de la nature; l’autre, qui n’est pas exempt de cette corruption-là y ajoute encore la pourriture volontaire de ses iniquités et de ses désordres, inventant chaque jour de nouveaux éléments de décomposition. Mais, dites-vous, ce mort dont vous parlez, je le vois sur un cheval magnifique ! Et qu’est-ce que cela fait? Cet autre n’est-il pas aussi sur un lit superbe? Mais voici qui est plus fâcheux: celui-ci, du moins, s’il se décompose et sent mauvais, personne ne le voit, un voile recouvre même la bière où il est enfermé; tandis que celui-là, fétide, déjà, quoique encore en vie, promène de tous côtés sa puanteur, et, comme un sépulcre toujours ouvert, porte son âme morte dans un corps vivant. Que si vous aviez des yeux pour voir l’état d’une âme plongée dans les délices et dans le péché, vous comprendriez sang peine qu’il vaut mieux sans comparaison être lié dans un drap mortuaire, que d’être garrotté avec les chaînes de ses passions, et avoir une grande pierre qui nous couvre, que d’être accablé du poids de ses crimes.

Il est donc bien juste que ceux qui sont liés de parenté avec ces sortes de morts, pleurent sur eux, puisqu’ils ne pleurent pas sur eux-mêmes. Il convient d’implorer pour eux le Sauveur comme Magdeleine le pria pour, Lazare. (Jean, XI.) Quand ce mort exhalerait déjà une extrême puanteur, quand il serait en terre depuis quatre jours, ne perdez point courage; allez, et levez d’abord cette pierre qui le couvre. Vous le verrez alors étendu dans le sépulcre, vous le verrez enveloppé d’un. linceul et de bandelettes.

Mais, pour rendre plus clair ce que nous disons, prenons pour exemple quelques-uns des grands de ce monde. Ne craignez point, je ne nommerai personne, et quand je nominerais quelqu’un, il n’y aurait rien à craindre. Car- qui pourrait craindre un homme mort? Quoi qu’il fasse, il est toujours mort; et ainsi il ne peut faire aucun mal à ceux qui vivent. Je dis donc qu’il m’est aisé de vous faire voir, en vous dépeignant tel qu’il est, l’un de ces grands du monde, qui est véritablement mort. Premièrement sa tête est couverte d’un suaire. Puisqu’il est toujours dans l’ivresse, n’est-il pas vrai que les vapeurs du vin sont comme des enveloppes et des bandelettes qui tiennent sa tête et sa raison liée, et lui interdisent l’usage de, l’esprit et même des sens? (229) Considérez ensuite comme il a les mains. Vous les verrez attachées à son ventre, non avec des bandes comme celles des morts; mais ce qui est encore plus horrible, avec les chaînes de l’avarice, qui les empêchent de s’étendre pour faire l’aumône, et qui les rendent plus immobiles et plus mortes pour les bonnes œuvres que celles des morts. Voulez-vous voir

aussi comme ses pieds sont liés? Vous n’avez qu’à considérer cette foule d’affaires, dont il est accablé sans cesse, qui ne lui permettent pas d’aller à l’église pour adorer Dieu. Je vous ai fait voir le mort; voyez maintenant l’ensevelisseur. Quel est-il l’ensevelisseur de ces morts.? Il n’est pas autre que le diable; c’est lui qui les enveloppe et les bande avec tant de soin, qu’un homme ne paraît plus un homme, mais seulement un morceau de bois sec. Là, en effet, où l’on ne voit plus d’yeux, plus de mains, plus de pieds, aucun membre, pourrait-on voir l’homme et l’apparence même de l’homme? Eh bien! telle est l’âme de ces hommes: elle est tellement enveloppée et si bien bandée qu’on ne voit plus qu’une idole au lieu d’une âme.

Puis donc, mes frères, que ces hommes sont aussi insensibles que des morts, allons nous adresser à Jésus-Christ pour le prier de les ressusciter. Otons cette pierre qui les couvre, et rompons ces bandes et ce drap mortuaire qui les lie. Car si vous pouvez leur ôter cette pierre qu’ils ont sur le coeur, c’est-à-dire cette insensibilité dans laquelle ils vivent, vous les ferez sortir aisément de leurs tombeaux.; et lors. qu’ils en seront sortis, vous les délierez sans peine. Jésus-Christ commencera alors à connaître ce mort, lorsqu’il sera sorti du sépulcre, et qu’il sera délié, et il l’invitera à sa table.

Vous donc qui êtes les amis de Jésus-Christ; vous tous qui êtes ses disciples; vous tous qui aimez-ce mort, courez à Jésus, et priez-le pour celui qui est sans vie et sans mouvement. Car encore que ces morts répandent une puanteur détestable, nous ne devons pas néanmoins nous éloigner d’eux. Nous devons au contraire nous en approcher davantage, et imiter ces saintes soeurs de Lazare, qui ne cessèrent point de prier pour leur frère, jusqu’à ce qu’elles le virent ressuscité. Si nous témoignons à Dieu ,ce soin pour notre salut et pour celui de nos frères, il nous comblera enfin du bonheur de l’autre vie, dont je le prie de nous faire jouir, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (230)
 
 

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