OU COMMENT
BOÈCE, DANS SES EPREUVES, FUT CONSOLÉ PAR LA MÉDITION
PHILOSOPHIQUE.
COMMENT
LA PHILOSOPHIE EST CONSOLÉE PAR LA THEOLOGIE NATURELLE
Traduction du latin par
Léon Colesse, 1929
VJ. A. C. BUCHON.
AUTREFOIS,
l’enjouement de ma muse répondait aux agréments de mon âme
et à la splendeur de ma fortune; aujourd’hui, les plus tristes accents
conviennent seuls au déplorable état où je me trouve.
Les muses qui m’inspirent sont couvertes de vêtements lugubres, et
les larmes sincères qui coulent de leurs yeux font bien voir que
c’est avec raison qu’elles empruntent l’appareil et le langage de la douleur,
Mais ni la douleur ni la crainte n’ont pu les empêcher de me suivre
dans mon adversité. La gloire et la prospérité de
mes premières années sont l’unique consolation des malheurs
de ma vieillesse; vieillesse prématurée, fruit funeste de
mon infortune! Mes jours coulaient tranquillement, la douleur en a précipité
le cours; mes cheveux ont blanchi avant l’âge, et, dans le milieu
de ma course, mon corps faible et tremblant succombe sous le poids de mes
chagrins. Ah! la mort est sans doute le
plus grand de tous les biens, lorsque, après avoir respecté
les jours d’une belle vie, elle se hâte d’exaucer un malheureux qui
l’invoque. Mais la cruelle est sourde aux voeux des misérables:
ils ont beau la prier, elle refuse de fermer les yeux qui sont ouverts
aux larmes. J’en fais la triste expérience. Jalouse autrefois des
biens fragiles que la fortune inconstante me prodiguait, prête à
m’en dépouiller, elle ouvrit le tombeau sous mes pas; et aujourd’hui
que je suis dans l’affliction, elle se à me laisser vivre; et parce
que mon sort est malheureux, elle semble vouloir qu’il soit éternel.
O mes amis, que vous vous êtes trompés lorsque vous avez tant
vanté mon bon heur! Une fortune aussi peu durable que la mienne
en méritait-elle le nom? Pendant
que je m’occupais de ces tristes pensées, et que j’exhalais ainsi
ma douleur, j’aperçus au-dessus de moi une femme dont l’aspect inspirait
la vénération la plus profonde. Ses yeux pleins de feu étaient
mille fois plus perçants que ceux des hommes; les couleurs les plus
vives annonçaient sa force; sa vigueur ne paraissait point altérée,
quoiqu’à son air on s’aperçût bien que sa naissance
avait précédé celle des hommes les plus âgés
de ce siècle. Il était difficile de connaître la hauteur
de sa taille, car quelquefois elle ne paraissait pas au-dessus du commun
des hommes, et quelquefois elle semblait toucher aux nues, les pénétrer
même, et dérober sa tête aux regards curieux des mortels.
Ses vêtements étaient composés du tissu délié
d’une matière incorruptible, fait avec un art admirable et de ses
propres mains, comme elle me l’apprit elle-même dans la suite, Leur
éclat semblait un peu obscurci par un nuage léger, semblable
à cette espèce de fumée qui, par succession de temps,
s’attache aux vieux tableaux; au bas de sa robe on voyait la lettre P,
et au haut la lettre T, brochées dans l’étoffe, et entre
ces deux lettres on remarquait différents degrés en forme
d’échelle, par lesquels on montait de la plus basse à la
plus élevée. On remarquait aussi qu’en quelques endroits
sa robe avait été déchirée par des mains violentes,
et que chacun en avait arraché ce qu’il avait pu. Dans sa main droite,
cette femme majestueuse tenait des livres, et dans sa gauche elle portait
un sceptre. Aussitôt qu’elle eut aperçu auprès de mon
lit les déesses de la poésie occupées à dicter
des vers à ma douleur, elle les regarda d’un air de dédain,
et les yeux étincelants: "Qui
est-ce donc, dit-elle, qui a osé introduire ces méprisables
courtisanes? Incapables d’apporter aucun
remède à sa douleur, elles l’entretiennent, au contraire,
par des poisons d’autant plus dangereux qu’ils paraissent plus doux. Ce
sont elles qui, par des sentiments frivoles, étouffent les fruits
solides de la raison; elles accoutument le coeur aux maux qui le dévorent,
mais elles ne l’en délivrent pas. Séductrices! si
vos caresses ne nous enlevaient que quelque profane mondain, car ce sont
là vos conquêtes ordinaires, je ne m’en chagrinerais pas,
je n’y perdrais rien; mais vous avez tenté de surprendre un de mes
plus chers élèves. Éloignez-vous, perfides sirènes,
dont l’artificieuse douceur conduit les hommes
à leur perte. Sortez; c’est aux chastes muses que je protège
qu’il appartient de prendre soin de ce malade." A
ces mots, cette troupe affligée, confuse, sortit au plus tôt
pour aller cacher sa honte. Pour moi, dont les yeux noyés de larmes
n’avaient pu encore reconnaître cette femme qui parlait avec tant
d’empire, je fus saisi d’étonnement, et les yeux baissés
j’attendis en silence ce qu’elle ferait dans la suite. Alors elle s’approcha
de moi, et, s’asseyant sur mon lit, elle regarda en pitié l’abattement
extrême où la douleur m’avait jeté, et elle se plaignit
en ces termes du trouble et du découragement où elle me voyait. "Hélas! dans
quel gouffre profond l’esprit de l’homme s’abîme-t-il! Dans quelles
ténèbres, fermant les yeux à sa propre lumière,
va-t-il se plonger lorsque son coeur est en proie aux soucis dévorants
qu’augmente et qu’enflamme le souffle de la cupidité des choses
de la terre! Ce philosophe, accoutumé à jouir du spectacle
de la nature entière, lui qui, s’élevant jusqu’aux cieux,
mesurait la course du soleil et de la lune, et suivait les astres dans
les différents cercles qu’ils décrivent; lui qui s’appliquait
à connaître cet esprit tout-puissant, âme et moteur
de l’univers; qui connaissait pourquoi les astres sortent des mers orientales
pour se coucher dans celles d'Hespérie;
lui qui occupait à pénétrer l’origine de ces souffles
impétueux qui agitent les flots de l’Océan, qui recherchait
avec tant de soin ce qui, dans les beaux jours du printemps, fait éclore
les fleurs, et ce qui, dans la saison fertile de l’automne, fait mûrir
les raisins sur nos coteaux; lui qui avait interrogé toute la nature,
et s’était efforcé d’en pénétrer tous les secrets
cet esprit si éclairé est plongé dans les ténèbres;
cet homme si libre est accablé du poids de ses chaînes; cette
âme qui s’élevait jusqu’aux cieux est contrainte de ramper
honteusement sur la terre!" "Mais
il vaut bien mieux m’occuper à guérir ce malade qu’à
me plaindre de lui." "Est-ce
donc toi, dit-elle, que j’ai nourri de mon lait; que j’ai élevé
avec tant de soin? Est-ce toi dont j’ai pris plaisir à fortifier
l’esprit et le coeur? Comment t’es-tu laissé vaincre? Je t’avais
donné des armes qui devaient te rendre invincible; sans doute, tu
n’en as fait aucun usage. Me reconnais-tu? Tu gardes le silence; est-ce
par honte ou par étonnement? Plût au ciel que ce fût
par une honte salutaire! Mais je le vois, c’est un stupide abatte ment
qui t’ôte la parole." Comme
elle s’aperçut que non seulement je m’obstinais au silence, mais
que j’étais sans mouvement, elle porta sa main sur mon coeur. "Il
n’y a point de danger, s’écria-t-elle; ce n’est qu’une léthargie,
maladie ordinaire aux esprits séduits par l’illusion. Il s’est un
peu oublié lui-même, il se reconnaîtra, sans doute,
en me reconnaissant. Mais pourra-t-il me reconnaître tant que le
nuage des choses terrestres offusquera sa vue?" Aussitôt,
pour le dissiper, elle essuya avec sa robe mes yeux presque éteints
par l’abondance de mes larmes. Alors
l’épaisse nuit qui les couvrait se dissipa subitement ; ils recouvrèrent
leur première force et leur premier éclat. Ainsi quand le
vent orageux du midi rassemble les nuages, et que tout le ciel semble devoir
se fondre en pluie, le soleil est caché, et les astres de la nuit
ne paraissant point encore, la terre est couverte d’épaisses ténèbres;
mais si le froid Borée descend des montagnes de Thrace, il balaie
l’atmosphère par son souffle impétueux; il force les barrières
qui retenaient le jour captif, et le soleil, plus vif et plus brillant,
reparaît aux yeux des mortels surpris et charmés de la splendeur
de ses rayons. C’est
ainsi que les nuages de ma sombre douleur s’étant dissipés,
je commençai jouir de la lumière; et mon esprit, éclairé
en même temps que mes yeux, fut en état de connaître
la main charitable qui travaillait à ma guérison. "Eh
quoi! m’écriai-je, en voyant que c’était
la Philosophie; ô vous qui m’avez élevé dans
votre sein, mère féconde de toutes les vertus, vous daignez
descendre des cieux pour venir habiter avec moi le triste lieu de mon exil!
Seriez-vous donc aussi impliquée dans les fausses accusations qu’on
me suscite?" —
Avez-vous pu penser, mon cher élève, me répondit-elle,
que je vous abandonnerais dans vos malheurs, et que je refuserais de partager
avec vous la persécution à laquelle vous n’êtes en
butte que pour l’amour de moi? Je croirais faire un crime si, dans de pareilles
circonstances, je me séparais un instant d’un innocent faussement
accusé, et dont la cause est la mienne. Pensez-vous que de pareilles
accusations soient capables de m’intimider? Rien de ce qui vous arrive
ne peut m’inspirer ni surprise ni frayeur; j’y suis accoutumée,
Est-ce donc la première fois que les méchants ont fait courir
à la sagesse les plus grands dangers? Dès les premiers temps,
avant la naissance de mon illustre élève Platon, j’ai eu
de grands combats à soutenir contre la folle audace des hommes.
Du vivant de Platon, Socrate son maître triompha par mon secours
des horreurs d’un supplice injuste. Après sa mort glorieuse, la
secte d’Épicure celle de Zénon et beaucoup d’autres, prétendirent
être les légitimes héritiers de ses sentiments, Chacun
voulut par la violence se mettre en possession de ce savant héritage;
je m’opposai de toutes mes forces à leur usurpation; mais comme
chacun d’eux s’efforçait de m’attirer à lui, ils déchirèrent
cette robe que j’avais tissée moi-même, et ils se glorifièrent
de ce qui leur en resta dans les mains, comme si, en se retirant, ils m’avaient
entraînée tout entière de leur côté. Il
y eut même beaucoup, de gens qui, ne réfléchissant
point assez, les crurent du nombre des miens parce qu’ils les virent parés
de quelques lambeaux de mes livrées; et ils se laissèrent
séduire imprudemment par les erreurs de cette multitude profane.
Mes élèves ont été mille fois persécutés.
Anaxagore fut exilé, Socrate fut empoisonné, Zénon
souffrit la plus horrible torture. Si vous ignorez ces exemples de la cruauté
des hommes, parce qu’ils sont étrangers à votre patrie, vous
ne pouvez ignorer les malheurs d’un Canius,
d’un Sénèque, d’un Soranus,
dont la mémoire est aussi récente que célèbre.
Instruits de mes maximes, ils les pratiquaient; la pureté de leurs
moeurs condamnait la perversité des méchants; voilà
la seule cause de la persécution dont ils furent les victimes. Faut-il
donc s’étonner si notre vie est agitée par tant de tempêtes,
puisque nous nous faisons gloire de déplaire aux méchants?
Leur nombre est infini, sans doute, mais il n’en est pas moins méprisable.
Sans lois et sans guide, ils ne suivent que les mouvements déréglés
d’une fureur aveugle. Si nous sommes quelquefois obligés de céder
à leurs violences, notre chef nous retire dans un fort imprenable:
de là nous les voyons s’occuper à piller les bagages que
nous leur abandonnons Nous nous moquons
de leur folle avidité, qui s’attache à des choses si viles
et si méprisables; et nous bravons leur rage impuissante du haut
de nos remparts inaccessibles à leur audace. Rien
ne peut ébranler celui qui sait régler sa conduite, mépriser
les événements, fouler aux pieds le destin impérieux,
et regarder d’un oeil égal la bonne et la mauvaise fortune. Ni la
mer irritée lorsqu’elle appelle les tempêtes du fond de ses
abîmes; ni les volcans impétueux, lorsque du haut de leur
cime entr’ouverte ils roulent des torrents de soufre et de fumée;
ni la foudre des dieux, lorsque grondant dans les airs, elle s’annonce
par des sillons de flammes et menace les plus hautes tours de les réduire
en cendres; rien n’est capable de l’ébranler. Eh! pourquoi
les malheureux s’étonnent-ils des vaines menaces d’un tyran? Qu’ils
sachent ne rien désirer et ne rien craindre, et sa rage est vaincue.
Mais s’ils livrent leurs coeurs aux impressions de la crainte et aux désirs
de l’espérance, incertains, trou blés, hors d’eux-mêmes,
ils rendront bien tôt les armes, et courront en aveugles au-devant
des fers d’un cruel esclavage." "Comprenez-vous
cela? Y seriez-vous insensible? Pourquoi fondez-vous en larmes? Parlez;
quels sont vos sentiments? Si vous voulez que le médecin vous gué
risse, découvrez-lui vos maux." Alors
ramassant toutes mes forces: "Qu’ai-je
besoin de m’expliquer? lui dis-je; le seul
aspect du lieu où je suis, n’est-il pas capable d’exciter votre
pitié? Est-ce donc là cette riche bibliothèque où
vous aviez pris plaisir à fixer votre séjour, et où
vous m’instruisiez des choses divines et humaines? Étais-je, hélas! dans
le triste état où je suis aujourd’hui, lors que je sondais
avec vous les secrets de la nature, lorsque vous me traciez les routes
différentes que parcourent les astres, et que vous m’appreniez à
être réglé dans mes moeurs et dans ma conduite, comme
ils le sont dans leurs cours? J’écoutais vos leçons avec
tant de docilité, en est-ce là la récompense? Quel
fonds doit-on donc faire sur cette maxime que vous avez prononcée
par la bouche de Platon: Heureux les états si des philosophes en
devenaient rois, ou si les rois devenaient philosophes! C’est encore par
la bouche de Platon que vous avez dit: Qu’il est nécessaire que
les sages prennent les rênes du gouvernements de peur qu’en les abandonnant,
les pervers ne s’en saisissent, et n’en abusent pour perdre les bons. Déterminé
par ces maximes, je me suis fait un devoir de pratiquer publiquement ce
que j’avais appris de vous dans le secret. Vous le savez, vous et le Dieu
qui vous fait régner sur l’esprit et sur le coeur des sages; vous
le savez, le désir de contribuer au bonheur des gens de bien est
le seul motif qui a pu m’engager à prendre quelque part au gouvernement.
De là tous ces démêlés funestes que j’ai eus
avec les méchants, et le peu de cas que j’ai cru devoir faire du
ressentiment des grands, quand, sans me l’attirer, je n’ai pu satisfaire
à ceux qu’exigeaient de moi la voix de ma conscience et celle de
l’équité. Combien de fois l’usurpateur Conigastus,
si avide des dépouilles des faibles, m’a-t-il trouvé dans
son chemin! Combien de fois ai-je empêché Triguilla,
grand-maître de la maison du roi, de consommer les injustices qu’il
avait commencées! Combien de fois ai-je mis à couvert, par
mon autorité, les malheureux, que l’insatiable avarice de ces barbares
calomniateurs persécutait avec tant de cruauté, et toujours
impunément ! Nulle considération n’a jamais été
capable de me faire abandonner le parti de la justice. Quand j’ai vu les
provinces dévastées par les rapines des particuliers, et
accablées par les impôts publics, j’en ai été
aussi vivement touché que ceux mêmes qui souffraient ces horribles
vexations. Dans le temps d’une disette extrême, on or donna l’achat
et le transport d’une si prodigieuse quantité de grains, que la
Compagnie était ruinée sans ressource, si cet achat avait
eu lieu; mais je m’y opposai avec vigueur: j’eus à cette occasion,
en présence du roi, un démêlé des plus vifs
avec le préfet du prétoire; je l’emportai, et l’ordre fut
enfin révoqué. Des courtisans affamés des biens du
consulaire Paulin, les dévoraient déjà par leurs désirs;
je les arrachai à leur insatiable voracité. Albin, consulaire
comme lui, allait être la victime de la fausse accusation qu’on lui
avait intentée, et des préjugés qu’elle avait fait
concevoir à son désavantage; je le sauvai de la persécution
de Cyprien son délateur. N’ai-je pas réuni contre moi assez
de haines? Mais si le zèle de la justice m’avait attiré celle
des gens en faveur, je devais du moins n’avoir rien à craindre des
autres, et cependant sur la délation de qui ai-je été
disgracié? Sur celle d’un Basile, qui, chassé du ministère
et accablé de dettes, a cherché à se sauver en me
perdant; sur celles d’un Opilion et d’unGaudence,
qui, pour leurs injustices et leurs fraudes reconnues, avaient été
con damnés à l’exil. Pour se soustraire à l’ordre
du souverain, ils osèrent abuser du sacré privilège
des temples en s’y réfugiant; mais le prince irrité leur
fit signifier que s’ils ne sortaient pas de Ravenne au jour prescrit, il
les ferait arracher du saint asile qu’ils profanaient, et leur ferait imprimer
sur le front la marque honteuse de leurs crimes. Pouvait-on donner la moindre
confiance à des gens jugés dignes d’un pareil châtiment?
Et cependant, le jour même, on ajoute foi à la déclaration
qu’ils font contre moi. Par où ai-je donc pu mériter qu’on
eût pour moi si peu d’égards? Les condamnations subies par
mes délateurs justifient-elles leurs accusations? Si l’injuste fortune
n’a pas eu honte de voir l’innocence accusée, elle aurait au moins
dû rougir de la bassesse de ceux dont elle s’est servie pour la calomnier.
Voulez-vous savoir ce qui m’a rendu si coupable? J’ai voulu sauver le sénat:
voilà mon crime. Qu’ai-je fait pour cela? J’ai empêché
un infime délateur d’accuser le sénat du crime de lèse-majesté.
Instruisez-moi, ô vous qui enseignez la vérité aux
hommes! Que dois-je faire? Dois-je nier un pareil crime, de crainte qu’il
ne vous déshonore? Mais je l’ai fait avec la plus mûre délibération,
et je le ferais encore avec ardeur. Dois-je l’avouer? Mais je m’ôte
par là tout moyen de me défendre; je fais triompher l’injustice.
M’imputerai-je à crime d’avoir voulu sauver les sénateurs?
Leur conduite à mon égard méritait peut-être
que je prisse moins à coeur leurs intérêts; mais l’in
constante vicissitude des choses de ce monde, toujours sujettes à
se démentir, a pu occasionner quelque changement dans leurs sentiments
pour moi; leur mérite au fond est toujours le même, Quelque
chose qui m’en arrive, rien au monde ne me portera jamais à déguiser
la vérité, ni à autoriser le mensonge. Peut-on m’accuser
de l’avoir fait? C’est vous, c’est la sagesse que j’en fais juge; j’ai
pris soin d’écrire tout ce qui regarde cette grande affaire, afin
que la postérité en soit instruite; je ne crois pas devoir
prendre le même soin pour ce qui concerne les lettres supposées,
par lesquelles on m’impute d’avoir espéré de rétablir
la république et l’ancienne liberté. La fausseté de
cette accusation eût paru avec la dernière évidence
si, ce qui est décisif en de pareilles causes, on m’eût confronté
avec mes accusateurs et permis de me servir contre eux de leurs propres
dépositions. Et quelle liberté, hélas! pouvons-nous
encore espérer? Plût au ciel que j’eusse pu savoir par quel
moyen la recouvrer! J’au rais répondu ce que Canius
répondit à Caligula qui l’accusait d’être complice
d’une conjuration formée contre lui "Si "j’en avais été
instruit, vous ne le seriez "pas." Au reste, quelle que soit la douleur
que me cause cette malheureuse affaire, je n’en suis point assez troublé
pour me plaindre de ce que des impies ont entre pris d’opprimer la vertu;
mais ce qui rue jette dans la dernière surprise, c’est de voir qu’ils
ont réussi dans leurs projets criminels. Car si l’homme se porte
au mal, c’est peut-être la suite funeste de l’imperfection de sa
nature. Mais qu’un scélérat puisse exécuter contre
l’innocence tout ce que sa scélératesse lui suggérerai
et cela sous les yeux d’un Dieu juste, c’est pour moi un prodige inconcevable!
Frappé de la même idée, un des vôtres disait
avec raison: "Si c’est un Dieu qui gouverne le monde, d’où peut
venir le «mal qui y règne? S’il n’y a point de Dieu, d’où
peut venir le bien qui s’y fait?" Après tout, est-il étrange
que des hommes pervers, altérés du sang des sénateurs
et de tous les gens de bien, aient conspiré ma perte, moi qui me
suis toujours fait un devoir essentiel de combattre pour les gens de bien
et pour le sénat? Non,
sans doute; mais devais-je attendre un pareil traitement des sénateurs
eux-mêmes? Rappelez-vous, vous qui avez toujours été
le mobile de toutes mes actions, rappelez-vous avec quelle force je pris
à Vérone la défense du sénat, au péril
même de ma vie, lorsque le roi, qui voulait détruire cet ordre
respectable, tâcha de faire tomber sur tout le corps le crime particulier
qu’on imputait à Albin, l’un de ses membres. Vous connaissez la
vérité de tout ce que je dis, et vous savez que je ne cherche
point en cela à me glorifier. La réputation qu’on acquiert
en se vantant du bien qu’on fait, n’est qu’une récompense frivole
qui diminue cette satisfaction intime, fruit précieux du témoignage
consolant qu’une bonne conscience se rend à elle-même. J’ai
fait le bien, et vous voyez quel avantage j’en retire. Quand je pouvais
espérer la récompense d’une vertu réelle, on me punit
d’un crime imaginaire; et comment m’en punit-on? A-t-on jamais vu les juges
s’accorder si unanimement contre le plus grand coupable? Dans le nombre,
il en est toujours quelques-uns qui, par erreur ou autrement, sont portés
à douter de forfaits les plus avérés. Quand j’aurais
été accusé d’avoir voulu brûler les temples
de Dieu et égorger ses ministres au pied de ses autels; quand j’aurais
été soupçonné d’avoir machiné la perte
de tous les gens de bien, on m’aurait écouté du moins, et
l’on ne m’aurait condamné qu’après que j’aurais confessé
mon crime, ou que j’en aurais été juridiquement convaincu.
Mais on ne peut m’accuser que d’avoir voulu sauver le sénat, et
cependant on me transporte loin de Rome; et sans vouloir m’entendre, on
me proscrit, on me condamne à mort. O qu’il m’est avantageux que
personne encore n’ait été convaincu d’un pareil crime! crime
si glorieux au jugement de mes délateurs mêmes, que pour en
ternir l’éclat, ils ont été forcés de dire,
contre toute vérité, que j’ai tout sacrifié aux intérêts
d’une ambition sacrilège. Mais vous qui habitiez dans mon coeur,
vous en aviez banni tout intérêt humain; et je n’aurais osé,
sous vos yeux, commettre un pareil crime. Car vous me répétiez
souvent cette belle exhortation de Pythagore Suivez les inspirations de
votre Dieu, et il ne m’était pas possible de penser d’une manière
si basse et si honteuse à moi, que vous travailliez avec autant
de soin à perfectionner de plus en plus, et à qui vous proposiez
Dieu même pour modèle. D’ailleurs ma maison, dont l’innocence
est connue, mes amis, dont la probité est si recommandable, mon
beau-père Symmaque, ce respectable, ce saint vieillard, tout me
met à couvert d’un tel reproche. Mais c’est à vous qu’on
impute toute la faute quelle injustice! quelle
horreur! On ne m’a cru coupable de ce crime que parce qu’instruit à
votre école, je pratique vos leçons et y conforme mes moeurs.
Ainsi, non seulement le respect qui vous est dû ne m’a pas garanti
des attaques de mes ennemis, mais en m’insultant ils ont poussé
l’audace jusqu’à vous insulter vous-même, Ce qui met le comble
à mon malheur, c’est que la plupart des hommes ne décident
des choses que par l’événement, et jugent indigne de leur
approbation tout ce que la fortune n’a pas jugé digne de ses faveurs.
De là vient que la première perte que font les malheureux
est celle de l’estime publique. Non, je n’ose penser quels sont à
présent les bruits qui se répandent à l’occasion de
ma dis grâce, quels sont les jugements divers qu’on en porte. Tout
ce que je puis dire, c’est que ce qui accable le plus un malheureux, est
de penser qu’aussitôt qu’on l’accuse, la plupart des gens sont persuadés
qu’il ne lui arrive rien qu’il n’ait bien mérité; et cependant,
si je suis dépouillé de mes biens, dégradé
de mes dignités, déshonoré dans l’esprit de bien des
hommes, c’est une peine cruelle que je ne me suis attirée qu’en
faisant le bien. Il me semble voir les auteurs de mon désastre faire
éclater leur joie impie dans les lieux où ils forgent les
traits de leur calomnie. Il me semble les voir à l’envi en préparer
de nouveaux, tandis que les gens de bien sont dans la dernière consternation
à la vue des dangers auxquels je suis exposé. Les scélérats,
sûrs de l’impunité, oseront concevoir les projets les plus
odieux; ils oseront même les exécuter, animés par les
récompenses qu’on leur propose; et les innocents, privés
de tout appui, ne pourront se soustraire à la persécution
de leurs ennemis ni parer leurs coups. Je puis donc m’écrier avec
justice: "Créateur de l’univers, qui, immuable sur votre trône
éternel, donnez aux cieux leurs mouvements rapides, et réglez
le cours des astres; vous qui avez assujetti la lune à ces variations
constantes qui tantôt la font briller des feux de son frère
d’une manière si éclatante, qu’elle semble alors, pendant
la nuit, régner seule au firmament, et qui tantôt lui font
perdre peu à peu sa lumière, et la font disparaître
enfin quand elle est plus près du soleil; vous qui avez commandé
à un des astres les plus brillants, d’annoncer toujours, par son
lever, les approches de la nuit, et, par son coucher, la naissance du jour;
vous qui abrégez dans la saison des frimas la durée des jours
rigoureux, et qui, dans la saison contraire, précipitez les ombres
de la nuit, afin qu’elles fassent place à des jours plus longs;
vous qui dirigez, par votre toute-puissance, le souffle impétueux
des aquilons qui dépouillent les arbres de leurs feuilles, et les
douces haleines des zéphirs qui les
font renaître, toujours vous faites mûrir par les ardeurs de
la canicule les moissons abondantes produites par le peu de grains confiés
à la terre, sous la faible constellation du Bouvier. Tout suit ainsi
vos lois; rien ne s’écarte de l’ordre immuable que vous avez prescrit;
tout est enchaîné par les décrets de votre volonté
suprême. L’homme est le seul dont il semble que vous abandonniez
la destinée, La fortune inconstante fait tout sur la terre au gré
de son caprice. L’innocence y souffre la peine qui n’est due qu’au crime,
et le crime, placé sur le trône, foule aux pieds la vertu
qui, tremblante, se cache dans les ténèbres, désolée
de voir le juste puni pour le coupable. Les scélérats font
ainsi impunément tout ce qui leur plaît; leurs mensonges,
leurs parjures, rien ne leur nuit; et quand ils veulent user de toutes
leurs forces, ils attentent jusque sur l’autorité même des
rois. Arbitre souverain de toutes choses, jetez enfin un regard de providence
sur la terre, Les hommes, la portion la plus digne des êtres qui
l’ha bitent, les hommes y sont sans cesse le jouet de la fortune; ils y
sont agités, tourmentés, comme un vaisseau l’est sur les
flots par la tempête. Calmez, Seigneur, cette mer orageuse, et faites
régner à jamais ici-bas ce bel ordre qu’on voit régner
invariablement dans les cieux." Pendant
que la douleur me faisait ainsi parler, la Philosophie me regardait d’un
oeil tranquille; et aussitôt que j’eus fini: "Dès que j’ai
vu couler vos larmes, me dit-elle, j’ai bien compris que vous vous croyiez
exilé et malheureux, Mais êtes-vous donc véritablement
exilé? ne vous trompez-vous point?
Êtes-vous chassé de votre patrie? ne
vous en êtes-vous point écarté par hasard? C’est vous
sans doute qui vous en êtes exilé vous-même; et à
qui pouvait-il être permis de vous en chasser? Rappelez-vous que
votre patrie n’est point, comme Athènes, gouvernée par la
multitude: elle l’est par un souverain qui prend plaisir à la peupler
et non à la priver de ses citoyens. Obéir à ce monarque,
c’est être parfaitement libre. Ignorez-vous que quiconque y a fixé
son domicile, n’en peut être arraché? Oui, celui qui est à
couvert de ses remparts, est à l’abri de toute violence et ne peut
craindre l’exil; mais quiconque en méprise le séjour, mérite
d’en être banni pour toujours. Si je suis donc touchée, c’est
de la douleur où je vous vois plongé, et non pas du lieu
où je vous trouve. C’est bien moins dans votre riche bibliothèque
que j’aime à fixer mon séjour que dans votre âme. J’ai
pris plaisir à en faire une bibliothèque vivante, dans laquelle
j’ai placé, non les livres eux-mêmes, mais les maximes qu’ils
contiennent. Vous ne vous êtes écarté en rien, dans
tout e que vous avez dit, de votre zèle pour le bien public; vous
pouviez encore en dire davantage. Tout le monde sait que des choses qui
vous sont imputées, les unes sont fausses, et les autres sont des
actions plus dignes d’éloges que de blâme. Ce que vous n’avez
dit qu’en passant des insignes fourberies et des crimes de vos délateurs,
sera répété mille fois par le public qui connaît
parfaitement toute la vérité. Vous vous
êtes récrié contre l’injustice du sénat à
votre égard; vous vous êtes plaint amèrement de ce
qu’on me déshonore en m’accusant; vous paraissez outré de
ce qu’on récompense si mal vos mérites; enfin votre muse
en courroux a fini par faire des voeux pour attirer ici la paix éternelle
qui règne dans les cieux. Tous ces sentiments, tous ces mouvements
divers sont l’effet de votre affliction, et je crois que dans l’état
de faiblesse où vous êtes, vous ne supporteriez pas des remèdes
violents: je vais donc, par de plus doux, vous pré parer à
en recevoir de plus efficaces qui puissent vous guérir radicalement. "Chaque
chose a son temps. Le laboureur insensé qui confierait ses grains
à la terre lorsqu’au solstice d’été elle était
des séchée par les ardeurs du soleil, privé pour sa
nourriture des dons de Cérès, serait obligé d’aller
chercher sur les chênes les glands dont se nourrissaient nos aïeux.
N’allez point dans les bois chercher la tendre violette, quand les froids
aquilons y exercent leurs fureurs; vous ne trouveriez au printemps, sur
la vigne, que des pampres naissants si vous voulez goûter les dons
de Bacchus, attendez l’automne, c’est la saison destinée pour cueillir
les raisins, Le Tout-Puissant a donné
à chaque saison sa propriété particulière chaque
chose viendra dans son temps, et on ne peut attendre aucun succès
de ses entreprises lorsqu’on sort de l’ordre, et qu’on franchit par impatience
les bornes que la sagesse nous prescrit. "Je
crois donc, pour pouvoir vous guérir plus sûrement, devoir
commencer par vous faire quelques questions qui me découvrent l’état
de votre âme. Écoutez et répondez-moi en toute liberté
ce que le coeur vous dictera. Pensez-vous qu’un destin aveugle préside
aux choses de ce monde, et que tout y soit l’effet du pur hasard? —
Non, lui répondis-je aussitôt; je n’ai jamais cru que l’ordre
constant qui règne en ce monde puisse avoir un principe dénué
d’intelligence. J’ai toujours pensé, au contraire, que l’intelligence
suprême qui a tout créé par sa puissance, conduit tout
par sa sagesse; et jamais je ne penserai autrement. —
Je le sais, me dit-elle, vous venez de vous exprimer sur cela très
énergiquement: vous avez, il est vrai, déploré le
malheur des hommes, comme si la Providence n’en prenait aucun soin; mais
vous avez hautement avoué que tout le reste de l’univers est gouverné
par la suprême intelligence, et je suis étonnée, au-delà
de toute expression, de ce qu’ayant un sentiment si raisonnable et si salutaire,
votre esprit ne soit pas entièrement guéri. Mais allons plus
avant, je soupçonne qu’il manque encore quelque chose à vos
connaissances. Vous ne doutez point que Dieu ne connaisse tout en ce monde;
mais savez-vous par quel ressort la Providence conduit tout? —
J’ai de la peine, je l’avoue, j’ai de la peine à comprendre le sens
de la question que vous me faites, ainsi ne soyez point étonnée
si je n’y peux répondre. —
Je ne me suis pas trompée, ajouta-t elle, quand j’ai pensé
qu’il y a quelque vide dans votre âme, par où le trouble a
pénétré, comme l’ennemi pénètre dans
une place par la moindre brèche; mais, répondez-moi, vous
rappelez-vous quelle est la fin de toutes choses, quels sont les desseins
de la sage nature? —
Vous me l’avez appris, mais la douleur qui a troublé mes sens me l’a
fait oublier. —
Vous savez du moins, me dit-elle, quel est le principe de toutes choses? —
Oui, je le sais: c’est Dieu qui est le principe tout et universel. —
Eh! puisque vous connaissez le premier principe
de toutes choses, comment n’en connaissez-vous pas la dernière fin?
Tel est pourtant l’effet du trouble de l’esprit: il offusque la raison,
mais il ne l’éteint pas; il ébranle l’âme, mais il
ne la dégrade pas entièrement. Répondez-moi encore:
vous souvenez-vous que vous êtes homme? —
Eh! pourquoi, lui dis-je, ne m’en souviendrais-je
pas? —
Eh bien! dites-moi ce que c’est que l’homme. —
C’est un animal raisonnable et mortel: je le sais; voilà ce qu’est
l’homme; voilà ce que je suis. —
N’êtes-vous rien de plus? me dit-elle. —
Non, lui dis-je. —
Ah! je sais maintenant la principale cause
de votre maladie. Vous avez cessé de vous connaître vous-même:
je connais le remède qui peut seul vous guérir. Votre mal
est extrême et pourrait devenir mortel, puisque vous vous oubliez
vous même; que vous gémissez de vous voir exilé et
dépouillé de vos biens; que vous ignorez la fin de toutes
choses; que vous pensez en conséquence que les scélérats,
qui font tout à leur gré, sont véritable ment puissants
et heureux; et qu’enfin, ne connaissant point les ressorts secrets que
la Providence fait agir, vous pensez que tous ces événements
sont l’effet du hasard. En faut-il davantage non seule ment pour causer
la plus grande maladie, mais la mort même de la raison? Mais, grâces
en soient rendues au Tout-Puissant, auteur
de la vie! cette raison naturelle ne vous
a pas entièrement abandonné. Si vous ne savez pas comment
Dieu gouverne le monde, vous savez du moins qu’il le gouverne. Ce premier
principe vous conduira à d’autres vérités; cette étincelle
de vie produira en vous une santé parfaite. Mais comme il n’est
pas encore temps d’user des remèdes les plus forts, et que telle
est la nature de l’âme, que lorsque quelque vérité
en sort, l’erreur en vient toujours prendre la place, je tâcherai
de dissiper à peu les ténèbres épaisses que
l’erreur y répand, afin que la vérité victorieuse
puisse y rentrer dans ses droits, et y briller d’une lumière plus
pure. "Les
astres les plus brillants perdent leur éclat lorsqu’ils sont voilés
par de sombres nuages; si le vent du midi agite les flots de la mer, son
onde, qui le disputait à l’azur des cieux, se trouble et cesse d’être
transparente; le fleuve impétueux qui coulait avec vitesse du haut
des montagnes, arrêté quelquefois par les obstacles qui se
trouvent sur la route, est obligé de se replier sur lui-même
voulez-vous marcher ici-bas sans obstacles et voir la vérité
sans nuages, ne vous laissez ni ébranler par la crainte, ni séduire
par la joie, ni entraîner par l’espérance; car l’âme
qui est en proie à ses passions perd tout à la fois sa lumière
et sa liberté." La
Philosophie, après m’avoir ainsi parlé, s’arrêta quelque
temps, et quand elle vit que son silence n’avait fait que réveiller
mon attention, elle recommença en ces termes. "Si
je pénètre bien la cause et la nature de votre maladie, elle
a pour principe le regret qu’excite en vous la perte de votre fortune.
Vous vous exagérez à vous-même
le changement de votre état; voilà la cause du changement
étonnant qui s’est fait dans votre âme. Je conçois
par quels artifices la fortune a opéré cette espèce
de prodige. Elle séduit par ses caresses les plus familières
ceux qu’elle a dessein de tromper, et au moment où ils pensent jouir
de ses faveurs, l’infidèle les abandonne et les laisse dans une
douleur d’autant plus grande, qu’ils avaient moins lieu de s’attendre à
son infidélité. Mais si vous approfondissez ce qu’elle vaut
en elle-même, vous verrez qu’elle n’avait rien de si grand et de
si beau; et qu’en la perdant, vous n’avez pas autant perdu que vous l’imaginez.
Je crois que je n’ai pas beaucoup de peine à vous en convaincre,
car dans le temps même qu’elle vous prodiguait ses caresses, vous
la traitiez avec un mépris généreux, et, rempli de
mes maximes, vous insultiez quelquefois à la vanité de ses
faveurs, Je ne suis point surprise néanmoins de vous voir un peu
sorti de votre ancienne tranquillité. Vous avez éprouvé
les plus grands revers, et il n’en est point qui, de quelque façon
que ce soit, ne trouble l’âme, surtout quand il est subit et inopiné.
Mais il est temps de vous disposer, par quelque chose d’agréable
et de doux, à des remèdes plus forts et plus efficaces. Que
la rhétorique qui ne va jamais plus droit à l’esprit et au
coeur, que quand elle est dirigée par mes préceptes, paraisse
donc accompagnée de l’éloquence et de la persuasion, et que
la musique, dont je me sers quelquefois, joigne à leurs charmes,
les sons, tantôt légers, tantôt sublimes de son harmonie
enchanteresse. O homme! qui peut ainsi vous
plonger dans une si accablante tristesse? Pensez-vous éprouver quelque
chose de bien nouveau et de bien surprenant? En vous traitant comme elle
fait, la fortune n’a point démenti sa conduite ordinaire; telle
est sa nature, telles sont ses moeurs. Uniquement constante dans l’inconstance
qui lui est propre, en changeant à votre égard, elle a soutenu
son caractère. Elle était inconstante dans le temps même
qu’elle vous accablait de caresses et qu’elle vous trompait par les charmes
d’un bonheur apparent, Vous avez dû apercevoir sur le front de l’aveugle
déesse, les traits de sa duplicité. Elle peut encore se dérober
aux yeux des autres, mais elle s’est entièrement dévoilée
aux vôtres. Profitez donc de l’avantage que vous avez de la connaître,
et ne vous amusez pas à de vaines plaintes. Si vous détestez
sa perfidie, méprisez la perfide et renoncez à ses pernicieuses
faveurs. Ce qui fait votre peine aujourd’hui, aurait dû assurer votre
tranquillité. La fortune vous abandonne; eh! qui
jamais a pu la fixer? Pouvez-vous donc tant estimer une félicité
passagère? Vous chérissez cette fortune sur laquelle vous
ne devez pas compter au moment même que vous la possédez,
et qui vous accablera de douleur en vous quittant. Si personne donc n’est
maître de la fixer, et si son changement rend les hommes malheureux,
la présence de cette inconstante est le présage assuré
d’un malheur prochain. Car il ne suffit pas de considérer ce qu’on
a sous les yeux, la prudence porte plus loin ses regards; elle prévoit
les événements; et comme elle sait que la fortune est toujours
prête à changer, elle sait aussi qu’on ne doit ni redouter
ses menaces, ni désirer ses caresses. Dès qu’une fois on
se soumet à son joug, il faut supporter avec tranquillité
tout ce qui peut arriver sous son empire. Vouloir prescrire des lois à
cette déesse capricieuse, qu’on a choisie pour sa souveraine, c’est
l’insulter; impuissante pour guérir nos maux, l’impatience ne fait
que les aigrir et les rendre plus insupportables. Quand une fois on a livré
sa barque aux vents et aux flots, c’est leur impétuosité
qui la conduit, et non pas notre volonté. Quand on a confié
ses grains à la terre, il faut s’attendre aux années stériles
aussi bien qu’à celles qui sont plus fécondes. Vous vous
êtes soumis à l’empire de la fortune, il faut obéir
à ses caprices; vous voudriez fixer sa roue; et ne voyez vous pas,
insensé, que son essence consiste dans son instabilité? "Cette
souveraine maîtresse des événements les conduit toujours
à son gré. Plus inconstante et plus agitée que l’Euripe,
de la même main elle renverse le roi le plus redoutable et le mieux
affermi sur son trône, et relève l’espérance et la
gloire d’un roi vaincu et détrôné. C’est peu pour elle
d’être insensible aux larmes et aux sanglots des malheureux, la cruelle
s’en fait un jeu et un amusement. Rendre en moins d’une heure le même
homme misérable et heureux, c’est un prodige qu’elle se glorifie
d’opérer, c’est un spectacle qu’elle se plaît à donner
à ceux qui sont attachés à son char. "Mais
je veux la mettre elle-même aux mains avec vous: voyez si elle a
tort; elle va parler. —
Pourquoi, ô homme! vous répandez-vous
sans cesse en plaintes contre moi? de quoi
vous plaignez-vous? quel tort vous ai-je
fait? de quels biens vous ai-je dépouillé?
Je m’en rapporte à qui vous voudrez sur ce qui regarde la possession
des biens et des honneurs de ce monde; et si vous prouvez qu’il est quelqu’un
ici-bas qui ait sur eux un droit de propriété, j’avouerai
que vous êtes en droit de les redemander comme vous ayant légitimement
appartenu. Mais quand vous êtes venu en ce monde, vous étiez
nu et dépouillé de tout. Je vous ai pris alors entre mes
mains, je vous ai prêté mes richesses, je vous ai prévenu
de mes plus abondantes faveurs, j’ai prodigué pour vous tout ce
que j’ai de plus précieux et de plus brillant. Il me plaît
de retirer aujourd’hui mes dons: ne vous plaignez pas que je vous dépouille
de rien qui vous appartienne; rendez-moi plutôt les actions de grâces
qui me sont dues pour vous avoir accordé la jouissance des biens
qui n’étaient point à vous. Eh! quelle
peut être la source de vos plaintes? Quelle violence vous ai-je faite?
Les biens, les honneurs et toutes les choses de ce genre sont en mon pouvoir;
j’en dispose à mon gré, ce sont des esclaves qui me reconnaissent
pour leur souveraine; ils viennent avec moi et s’en vont de même:
s’ils vous eussent appartenu, rien n’aurait pu vous les ravir. Quoi donc! serai-je
la seule qui ne pourrai librement disposer de mes droits? Le ciel à
son gré fait briller le soleil de l’éclat le plus vif, ou
le couvre de nuages épais; l’année qui couvre la terre de
fleurs et de fruits, la couvre aussi de brouillards et de frimas; la mer
peut, à sa volonté, séduire nos yeux par un calme
flatteur, ou nous effrayer par d’horribles tempêtes; et moi, dont
l’inconstance fait le caractère et la nature, le caprice des mortels
prétend me rendre stable et invariable, et me dépouiller
ainsi de mon essence! Ma roue tourne sans cesse avec une rapidité
sans égale tel qui était au haut, le moment d’après
rampe dans la boue, et celui qui était dans la poussière,
se voit en un instant élevé au plus haut degré. C’est
ainsi que j’exerce ma puissance; voilà mes jeux et mon amusement,
Monte, si tu le veux, au plus haut de cette roue, mais à condition
que, quand il me plaira, tu en des cendras sans te plaindre. Ignorais-tu
ma nature et mes moeurs? Ne sais-tu pas que, par des revers inouïs,
Crésus, roi de Lydie, qui d’abord fit trembler Cyrus, peu après
vaincu et captif, fut jeté dans un bélier embrasé,
et qu’il y aurait fini sa vie si je n’en eusse éteint les flammes
par une pluie soudaine et abondante? As-tu oublié ce puissant roi
de Perse qui, vaincu et pris par Paullus,
fut réduit à un état si misérable qu’il excita
la compassion de son vainqueur? Des royaumes florissants détruits
subitement par mes coups, sont les événements que la tragédie
représente le plus souvent sur ses théâtres. L’ingénieuse
fable ne t’a-t-elle pas appris que dans le vestibule du palais de Jupiter,
deux tonneaux sont placés, dont l’un contient les biens, et l’autre les
maux de ce monde? Qui sait si tu n’as pas plus puisé dans
le premier que dans l’autre? Sais-tu toi-même si je t’ai entièrement
abandonné ? Ma propre inconstance est peut-être pour toi un
juste motif d’espérer un changement avantageux. En attendant, ne
te laisse point accabler par la douleur, et, sans vouloir toi-même
régler ton sort, subis patiemment la loi commune à tous les
hommes. "Hommes
injustes! ils se plaindraient toujours, quand l’abondance répandrait
sans cesse sur eux autant de biens que la mer contient de grains de sable
dans son sein, autant que le ciel fait briller d’étoiles dans une
belle nuit. En vain un Dieu propice leur prodiguerait les richesses et
les dignités; ce qu’ils ont, ils le comptent pour rien. Leur avidité
dévore ce qu’elle a, et engloutit encore par ses désirs ce
qu’elle ne peut se procurer. Quel frein pourra donc contenir dans de justes
bornes cette voracité insatiable, puisque l’ardente soif des biens
de ce monde s’accroît en elle par leur possession, et qu’elle s’es
time toujours moins riche de ce qu’elle a, que pauvre de ce qu’elle n’a
pas? —
Si la fortune vous parlait ainsi en sa faveur, je ne vois pas ce que vous
auriez à lui répondre: cependant si vous croyez avoir de
quoi justifier vos plaintes, parlez; je vous écoute." Alors
je lui dis: "Toutes
ces déclamations de la fortune sont belles, sans doute; elles sont
assaisonnées de toutes les douceurs de l’éloquence, de tous
les agréments de l’harmonie: elles enchantent les oreilles, mais
elles ne pénètrent point jusqu’au coeur des malheureux, où
est le siège de leur douleur: elles peuvent tout au plus en suspendre
le sentiment pendant qu’on les prononce; mais cesse-t-on de les entendre,
la douleur se fait encore sentir plus vive ment. —
Vous avez raison, me dit-elle, aussi ne sont-ce pas là les vrais
remèdes dont je veux me servir pour vous guérir. Je ne m’en
sers que pour adoucir un peu votre douleur; le temps viendra où
je ferai usage de remèdes plus forts et plus pénétrants.
Cependant ne vous imaginez pas qu’on vous croie malheureux. Avez-vous oublié
l’étendue et la mesure de votre ancienne félicité?
Je passe sous silence la faveur que vous ont faite ces grands hommes qui
ont bien voulu prendre soin de vous, et vous tenir lieu du père
que vous aviez perdu. Les premiers de Rome ont ambitionné de vous
avoir dans leur famille, et ce qui forme la plus précieuse des alliances,
vous leur avez été uni par les liens de la tendresse avant
de leur appartenir par ceux du sang. Qui ne vous a pas cru le plus heureux
des mortels? Vous avez pour beaux-pères des hommes très illustres;
pour épouse, une femme d’une vertu distinguée; deux fils
sont l’heureux fruit de votre premier mariage et le soutien de votre maison.
Je ne parle point de ces hautes dignités qu’on a refusées
à des vieillards pour en honorer votre jeunesse. Je passe sous silence
ce qui peut vous être commun avec d’autres, et je me hâte de
parler de ce qui vous concerne en parti culier, de cet événement
unique qui a mis le comble à votre gloire. Si les avantages temporels
peuvent en quelque chose contribuer au bonheur des hommes, il n’y a aucun
événement, quelque triste qu’il soit, qui puisse vous faire
oublier ce jour heureux, ce grand jour où vos deux fils, élus
consuls en même temps, furent con duits chez vous environnés
de sénateurs, au milieu de mille cris d’allégresse; ce jour
où assis dans les premières places du sénat, ils vous
entendirent prononcer le panégyrique du roi avec une éloquence
qui vous attira les applaudissements les plus flatteurs et les mieux mérités;
ce jour où marchant entre ces deux jeunes consuls, vous fîtes
dans le Cirque des largesses au peuple, d’une manière si satisfaisante
pour lui et si glorieuse pour vous. Vous eûtes lieu alors de vous
louer de la fortune, puisqu’elle vous témoigna la prédilection
la plus marquée, en vous faisant une faveur qu’elle n’a jamais faite
à aucun particulier. Voulez-vous donc compter à la rigueur
avec elle? Voilà la première fois qu’elle a souffert que
l’envie eût quelque prise sur vous. Considérez la nature et
le nombre des événements agréables ou fâcheux
qui vous sont arrivés, vous serez forcé d’avouer que vous
êtes encore heureux. Que si vous croyez avoir cessé de l’être,
parce que les apparences de votre prospérité ont disparu,
ne vous estimez pourtant pas encore vraiment malheureux; car ce que vous
paraissez maintenant éprouver de fâcheux et de triste n’aura
qu’un temps. Est-ce donc d’aujourd’hui que vous paraissez sur le théâtre
de ce monde ? Y êtes-vous si étranger? Pensez-vous que les
choses humaines doivent être marquées au coin de la constance,
puisque la vie même des hommes est si peu assurée, et peut
s’évanouir si promptement? Quand, par une espèce de prodige,
la fortune semblerait fixer ses faveurs, la mort n’en interromprait-elle
pas le cours, du même coup dont elle trancherait le fil de vos jours?
Que vous importe donc que la fortune se sépare de vous par la fuite,
ou que vous vous en sépariez par la mort? "Après
toutes les vicissitudes qui changent continuellement la face de l’univers,
peut-on compter sur des biens périssables, sur une félicité
d’un moment? Tout change ici-bas, Les plus brillantes étoiles disparaissent
le matin, quand le soleil monté sur son char étincelant commence
à répandre ses rayons victorieux. Les roses que le zéphir
fait éclore par son souffle fécond, brûlées
par les ardeurs du vent du midi, se dessèchent et tombent, et la
tige qui les portait n’est plus qu’un vil arbuste hérissé
d’épines: l’onde tranquille de l’Océan se change dans un
in tant en une écume épaisse, lorsqu’elle est agitée
par la tempête tout change de même en ce bas-monde;
rien de créé ne peut être durable telle est l’éternelle
et immuable loi du Créateur. —
Rien n’est plus vrai, m’écriai-je, ô mère féconde
des vertus! je ne peux nier que ma prospérité n’ait eu le
cours le plus rapide; mais c’est précisément ce qui redouble
ma douleur; car, parmi toutes les espèces d’adversités, la
plus insupportable est celle qui vient à la suite d’une grande fortune. —
Pure idée ! me répondit-elle,
ce prétendu malheur n’existe que dans votre opinion, et ne vient
point du fond des choses mêmes. En effet, si vous estimez tant le
bonheur dont vous avez joui, comptez avec moi de combien d’avantages vous
jouissez encore. Car si la Providence vous a conservé ce qu’il y
a de plus précieux parmi tout ce qui est du ressort de la fortune,
possédant encore ce qu’il y a de plus cher et de plus estimable
dans le monde, pouvez-vous vous estimer malheureux? Or, il vit encore cet
illustre Symmaque, votre beau-père, qui, par ses vertus, fait tant
d’honneur à l’humanité; et ce que vous paieriez volontiers
de tout votre sang, ce grand homme, ce sage accompli, oubliant ses propres
intérêts, est uniquement touché des vôtres. Elle
vit cette épouse incomparable, qui joint à un esprit élevé
la plus rare modestie, la vertu la plus épurée; et pour achever
son éloge en deux mots, elle vit cette digne fille de Symmaque si
parfaitement semblable à son père, elle vit, et entièrement
détachée de la vie, elle ne respire plus que pour vous. Ah! si
quel que chose peut altérer le bonheur que vous avez de posséder
une femme si respectable, c’est de voir que l’amour qu’elle a pour vous
la fait languir de douleur. Que
dirai-je de vos fils qui ont déjà été consuls,
et qui, dès leur plus tendre jeunesse, ont montré par tant
d’endroits qu’ils ont l’esprit de leur père et de leur aïeul?
Ah! si tous les mortels font tant d’état
de la vie, ne devez-vous pas vous estimer heureux, si vous considérez
qu’il vous reste encore ce que tout le monde estime plus que la vie? Essuyez
donc vos larmes, la fortune ne vous a pas encore dépouillé
de tout; vous ne devez pas vous regarder comme accablé par cette
tempête. Tel qu’un vaisseau qui n’a pas encore perdu ses ancres,
il vous reste des ressources qui peuvent, en vous don nant beaucoup de
consolation dans votre état présent, vous donner de justes
espérances d’un meilleur avenir. —
Ah! que ces ressources me restent! m’écriai-je.
Tant que je n’en serai pas privé, de quelque façon que les
choses tournent, j’espère me sauver de ce naufrage. Vous voyez cependant
combien j’ai perdu de mes dignités et de l’éclat dont je
brillais. —
J’ai déjà, me répondit-elle, j’ai déjà
gagné quelque chose, puisque vous n’êtes pas entièrement
mécontent de votre sort. Mais je ne puis vous pardonner votre excessive
délicatesse. Quoi! vous vous croyez
malheureux parce qu’il manque quelque chose à votre félicité!
Eh quel est donc l’homme dont le bonheur soit assez parfait pour qu’il
n’y ait rien dans son état dont il puisse se plaindre? C’est en
effet une chose bien bizarre et bien inquiétante que la nature des
biens de ce monde; car on ne les possède jamais tous ensemble, ou
si on les possède, ce n’est jamais pour longtemps. Celui-ci regorge
de richesses, mais sa naissance le fait rougir. Celui-là est d’un
sang illustre, d’une maison connue, mais la médiocrité de
sa fortune lui fait désirer de rester inconnu au monde entier. Celui-ci
est tout à la fois noble et riche, mais il passe ses jours dans
un célibat affligeant, Cet autre a fait une alliance heureuse, mais
privé des enfants qui en étaient le fruit, il voit avec regret
que ses biens vont passer en des mains étrangères. Un autre
enfin voit sous ses yeux une nombreuse famille, mais la mauvaise conduite
de son fils ou de sa fille est pour lui une source intarissable de chagrins
et de larmes. Ainsi nul n’est content de son état; car il n’en est
aucun, ou qui ne soupire après ce qu’il ne connaît pas, ou
qui n’ait lieu de regretter de l’avoir connu et éprouvé.
Ajoutez à cela l’extrême sensibilité des gens heureux.
Si tout ne leur vient pas à souhait, la moindre chose révolte
leur délicatesse, qui n’est point accoutumée à se
voir contrarier; un rien empoisonne leur félicité vous êtes
de ce nombre. En effet, combien se croiraient au plus haut degré
du bonheur, s’ils avaient la moindre portion des débris de votre
fortune! Ce lieu, qui est un exil pour vous, est une patrie bien chère
à ceux qui en sont nés citoyens. Nul n’est malheureux que
celui qui croit l’être; et celui-là au contraire est
toujours heureux qui sait supporter avec une parfaite égalité
d’âme tous les événements de cette vie. Mais quelque
heureux que l’on soit, si l’on se laisse aller inconsidérément
aux mouvements de l’impatience, on désirera sans cesse changer de
situation et d’état. Que les douceurs de cette vie sont mêlées
de cuisantes amertumes! Félicité peu durable, si ta possession
a quelques agréments, qu’il est cruel pour l’homme de ne pouvoir
te fixer, et d’être exposé tous les jours à devenir
la victime de ton instabilité! Non, la prétendue félicité
des hommes n’est qu’une véritable misère, puis qu’elle n’a
ni assez d’étendue pour remplir les désirs sans cesse renaissants
des uns, ni assez de durée pour satisfaire la constance des autres,
Pourquoi donc, ô mortels! cherchez-vous
au dehors une félicité que vous ne trouverez qu’au de dans
de vous-mêmes? Vous êtes dans une dangereuse erreur, dans une
ignorance bien pernicieuse! Écoutez-moi, je vais en deux mots vous
apprendre en quoi consiste le souverain bonheur. Avez-vous rien de plus
cher que vous-même? — Non, direz-vous. — Eh bien! si
vous êtes vraiment raisonnable, vraiment maître de vous-même,
possédez ce que vous voudrez ni ne pourrez jamais perdre. Pour vous
faire donc connaître que la vraie félicité ne consiste
point dans tout ce qui dépend du hasard, raisonnez ainsi avec moi,
Si la félicité est le souverain bien d’un être raisonnable,
et qu’on ne puisse appeler souverain bien celui qui peut nous être
ravi, puisque ce qui n’est point sujet à la vicissitude lui est
certainement préférable, concluons que la fortune, puis qu’elle
est inconstante, ne peut jamais nous procurer le vrai bonheur; car celui
qui croit que la fortune le peut conduire à la félicité,
sait qu’elle est sujette au changement, ou il ne le sait pas: s’il l’ignore,
peut-il se croire heureux, vivant, comme il fait, dans une aveugle ignorance;
et s’il le sait, ne doit-il pas sans cesse craindre de perdre ce qu’il
sait qu’il peut perdre à tout moment? Or, peut-il être heureux
dans les transes d’une crainte continuelle? Que s’il fait assez peu de
cas de ces biens pour n’en pas regretter la perte, c’est la preuve la plus
formelle de leur frivolité. Mais vous qui, persuadé par tant
de raisons démonstratives, croyez que l’âme est immortelle,
et qui voyez que le bonheur de ce monde finit avec la vie, vous ne pouvez
douter que si le bonheur de l’homme consiste dans ces biens passagers,
la mort ne soit pour lui le comble du malheur. Mais si au contraire il
est des âmes généreuses qui, pour arriver au bonheur,
non seule ment ont sacrifié leur vie, mais ont bravé même
les supplices les plus cruels, comment peut-on penser que cette vie peut
faire des heureux, puisque sa perte n’est point un véritable malheur? Quiconque
veut se procurer une demeure assurée et durable, qui soit à
l’épreuve des efforts des vents et de la violence des flots, qu’il
n’en pose les fondements ni sur une montagne élevée ni dans
des sables arides. Les vents soufflent avec plus d’impétuosité
sur le sommet des montagnes: c’est là qu’ils exercent toute leur
fureur; votre édifice y serait exposé à une ruine
prochaine il ne serait pas plus assuré sur un sable mouvant, incapable
d’en supporter le poids. Préférez donc à une situation
plus agréable, un lieu plus bas et plus solide là vous habiterez
tranquillement. Que le vent gronde, que la mer mugisse, que le ciel tonne,
rien ne pourra troubler la paix profonde dont vous y jouirez. "Mais
je m’aperçois que mes raisons commencent à faire quelque
impression sur votre esprit et sur votre coeur; je vais donc aller plus
avant et vous proposer des motifs de consolation plus puissants encore.
Je veux, pour un moment, que les biens de la fortune soient plus durables
et moins caduques qu’ils, ne le sont en effet; y a-t-il pour cela quelque
chose en eux qui puisse vous devenir propre et vous appartenir véritablement,
ou qui, bien considéré, ne doive vous paraître vil
et méprisable? Les biens de ce monde sont-ils précieux par
leur nature, ou par l’opinion que nous en avons? Lequel de tous ces biens
est le plus précieux? Est-ce une masse d’or, un amas immense d’argent?
Mais l’or et l’argent n’ont de mérite qu’autant qu’on s’en sert:
l’avarice qui les amasse est un vice odieux; la libéralité
qui les répand est une source de gloire, Mais en faisant usage de
cet or et de cet argent, vous cessez de le posséder; il n’a donc
aucun prix tant qu’il est à vous, puisqu’il n’en a que quand vous
le distribuez aux autres. Qu’un seul homme rassemble tout ce qu’il y a
d’or et d’argent sur la terre, son abondance appauvrira le reste des mortels.
Qu’est-ce donc qu’un pareil bien? La voix d’un seul homme se fait entendre
tout entière à une multitude, chacun de ceux qui la composent
l’entend également; au con traire, l’argent ne peut, qu’en se partageant,
être possédé par plusieurs; or en le partageant, celui
qui le possédait s’en dépouille lui-même. Que les richesses
les plus abondantes sont donc peu de chose, puisque plusieurs ne peuvent
ensemble les posséder tout entières, et qu’un seul ne les
peut posséder sans réduire tous les autres à la misère!
Serait-ce l’éclat des pierres précieuses qui attirerait vos
regards? Mais tout leur éclat n’en peut communiquer aucun à
ceux qui les possèdent. Est-il possible que les hommes puissent
admirer de pareilles choses! Une créature vivante et raisonnable
peut-elle donc être si touchée de la beauté d’un être
matériel et animé? Je sais que ces brillantes productions
de la nature sont l’ouvrage de Dieu, et qu’elles ont en effet quelques
traits de beauté; mais elles sont d’un ordre si inférieur
aux créatures raisonnables, que je ne conçois pas comment
des hommes peuvent, à leur vue, être frappés d’admiration.
Les beautés de nos campagnes feraient-elles vos délices?
Et pourquoi non? Elles sont une des plus belles parties des ouvrages du
Créateur. Nous admirons aussi le grand spectacle qu’offrent à
nos yeux l’immense plaine de l’Océan lorsque son onde n’est point
agitée, cette voûte azurée qui embrasse le inonde,
les astres qui y sont attachés, le soleil, la lune; mais toutes
ces choses ne vous sont-elles pas entièrement étrangères?
De toute leur splendeur, en rejaillit-il sur vous le moindre rayon? Brillez-vous
de l’éclat des fleurs que le printemps fait éclore? Contribuez-vous
en quelque chose à la maturité des fruits que l’été
nous prodigue? Pourquoi vous laissez-vous séduire par des plaisirs
frivoles? Pourquoi regardez-vous comme à vous appartenant des biens
qui sont tout à fait hors de vous? Jamais la fortune ne pourra vous
approprier ce qui, par sa nature, vous est absolument étranger.
Les fruits de la terre, je le sais, sont destinés à être
les aliments des créatures vivantes; mais vous n’en devez désirer
que ce que le besoin exige: leur superfluité n’est point une fortune
pour vous. La nature se con tente de peu; si vous la surchargez par des
excès, vous éprouverez une satiété toujours
désagréable, souvent pernicieuse. Vous penserez peut-être
qu’il est glorieux de briller par la variété et la magnificence
des habillements; mais que vous en revient-il? S’ils flattent ma vue, je
me contenterai d’en admirer la matière, ou de louer l’art de l’ouvrier.
Serait-il plus glorieux de se voir suivi d’une foule nombreuse de valets?
Mais s’ils sont pour la plupart des gens vicieux, votre maison sera un
composé odieux à tout le monde, et dangereux pour vous-même:
s’ils sont gens de bien, leur probité n’est point la vôtre.
D’où je conclus que toutes ces choses que vous comptez au nombre
de vos biens, ne vous appartiennent point véritablement, et ne font
point votre bonheur; et si elles n’ont rien qui mérite votre estime
et vos désirs, pourquoi avez-vous tant de joie quand vous les possédez,
et tant de douleur quand vous les perdez? Si elles ne tiennent leur beauté
que de la nature, elles plairaient quand elles ne seraient pas au nombre
de vos possessions; car ce n’est pas parce que vous les possédez
qu’elles sont précieuses; niais c’est parce qu’elles vous ont parti
précieuses, que vous avez jugé à propos de les compter
parmi vos richesses. Pourquoi donc désirez-vous avec tant d’empressement
les biens de la fortune? Peut-être cherchez-vous, par l’abondance,
à éviter la pauvreté; vous vous trompez: il faut en
effet tant de choses pour soutenir une grande maison, que, dans la vérité,
il manque toujours beaucoup à celui qui la tient, et qu’au contraire
il ne manque presque jamais rien à celui qui mesure son aisance
sur ce qui suffit à ses besoins, et non sur ce qu’il faudrait pour
rassasier les désirs déréglés d’une ambition
qui le porte à mille superfluités. Quoi donc! est-ce
parce que vous n’avez en vous-même aucun bien qui vous soit propre,
que vous cherchez votre bonheur dans ce qui est hors de vous, et totalement
étranger ? Quel renversement d’idées! l’homme, cet être
en qui brille une émanation de la raison divine, s’imaginera ne
pouvoir briller que par la possession de mille bagatelles dépourvues
de vie et de sentiment! Chaque être se contente de ce qui est en
lui; l’homme seul, dont l’âme est l’image de Dieu, peu content de
l’excellence de son être, cherche à l’embellir par les productions
de la nature, et il ne voit pas, l’aveugle qu’il est, l’outrage qu’il fait
à la bonté et à la sagesse du Créateur. Le
maître souverain de l’univers a voulu que l’homme fût élevé
au-dessus de tout ce qui est sur la terre, et l’homme insensé se
dégrade et s’abaisse au-dessous des plus viles créatures,
Car si tout ce qui fait le vrai bonheur d’un être, est plus estimable
que cet être lui même, dès que vous mettez, ô
mortels! votre félicité dans
les biens de ce monde, vous les mettez au-dessus de vous, et vous avez
en quelque sorte raison: car telle est votre condition, que lorsque vous
connaissez votre excellence, vous êtes en effet au-dessus de tous
les autres êtres que renferme ce bas monde; mais si vous êtes
assez aveugles pour ne pas vous con naître vous-mêmes, vous
êtes au-dessous des plus vils animaux. Ne se pas con naître
est une suite nécessaire de leur nature; mais ce serait dans l’homme
un défaut inexcusable, Que votre erreur, encore une fois, est étrange,
ô homme! De penser que les choses qui sont hors de vous peuvent vous
donner quelque mérite et quelque éclat! Non, cela est impossible.
Un ornement extérieur a beau briller,
il ne communique à ce qu’il couvre aucun lustre véritable,
et ne peut donner aucun mérite à celui qui n’en a point.
D’ailleurs, je soutiens que c’est prostituer le nom de bien que de le donner
aux choses qui peuvent nous nuire, Vous conviendrez de ce principe, sans
doute. Or il est certain que les richesses ont causé les plus grands
préjudices à ceux qui les possédaient, puisqu’elles
ont toujours été l’objet de la cupidité des hommes
les plus méchants, qui cherchent à s’approprier par toutes
sortes de voies, le bien d’autrui, parce qu’ils s’estiment seuls dignes
de posséder tout ce qu’il y a de trésors sur la terre. Jugez-en
par vous-même, vous qui craignez à tout instant que, pour
vous ravir vos richesses, on ne cherche mille moyens de vous faire périr.
Vous chante riez tranquillement, en la présence même des voleurs,
si vous étiez né sans bien et sans fortune. O le triste avantage
que celui d’être riche, puisqu’on n’en peut jouir qu’aux dépens
de son repos et de sa tranquillité! "Heureux
et mille fois heureux ce premier âge du monde où l’homme se
contentait des productions de la nature! le luxe et la sensualité
n’avaient point encore corrompu ses moeurs. Il ne connaissait ni l’art
de teindre en pourpre la brillante dépouille du ver à soie,
ni celui d’apprêter les mets et de travailler les vins. Après
une longue diète, un peu de glands suffi
sait à sa faim. Un gazon frais lui procurait un sommeil tranquille.
Il se désaltérait au courant d’un ruisseau, et, pour se rafraîchir,
il n’avait besoin que de l’ombre d’un épais feuillage. Il ne s’exposait
point sur les flots de l’élément perfide pour aller ramasser
dans des climats éloignés les marchandises inconnues à
sa patrie. Le bruit des trompettes n’effrayait point alors l’univers; la
haine et la cruauté ne trempaient point leurs mains dans le sang
des mortels; car qui eût été assez insensé pour
commencer le premier une guerre où il aurait eu tout à craindre
et rien à gagner? Plût au ciel que les moeurs de cet âge
heureux régnassent dans le nôtre! Mais la cupidité
est aujourd’hui plus ardente que les fournaises du mont Etna. Ah! quel
est le malheureux mortel qui le premier arracha des entrailles de la terre
l’or et les diamants, trésors funestes que la nature y avait si
profondément et si sagement cachés! Que
dirai-je des dignités et du pouvoir souverain? Vous regardez comme
des dieux ceux qui les possèdent, parce que vous ignorez ce que
c’est que la vraie grandeur et la vraie puissance. Si les méchants
deviennent dépositaires de l’autorité souveraine, les fleuves
de feu qui sortent des volcans, les torrents impétueux du plus affreux
déluge n’ont rien de comparable aux ravages qu’ils feront sur la
terre. Le gouvernement consulaire, vous le savez, ce principe heureux de
la liberté, ne dégénéra-t-il pas autrefois
dans un si grand excès d’orgueil et d’insolence que vos ancêtres
furent près de l’abolir, comme ils avaient autrefois aboli par la
même raison le pouvoir tyrannique des rois; que si les dignités,
ce qui est très rare, tombent entre les mains des gens de bien,
qu’aime-t-on en eux? Ce n’est pas leurs dignités, mais le bon usage
qu’ils en font; et ce sont moins les grandeurs qui honorent la vertu que
la vertu qui honore les grandeurs. Eh! qu’est-ce
après tout que cette puissance et cette grandeur si vantée
et si désirée? Considérez quels sont ceux sur qui
vous ambitionnez de dominer; car pourriez-vous, sans éclater de
rire, voir un insecte vain et superbe trancher du monarque, et s’arroger
l’empire sur ceux de son espèce? Et qu’y a-t-il au vrai de plus
faible que l’homme, si vous ne considérez que son corps? Le moindre
des insectes peut déranger les ressorts de cette fragile machine,
et la détruire même entièrement. Or le plus grand des
monarques ne peut étendre plus loin son pouvoir; il ne peut l’exercer
que sur les corps, qui sont si peu de chose, ou sur la fortune, qui est
quelque chose de moindre encore. Pour l’âme, elle est libre et souveraine
d’elle-même: en vain tente rait-on de l’assujettir. Lorsque par ses
réflexions elle s’est procuré
la paix intérieure, qui pourrait la lui ravir? Rappelez-vous ce
tyran qui pensait qu’à force de supplices il arracherait de la bouche
d’un citoyen le secret d’une conspiration formée contre lui. Que
son attente fut honteusement trompée! Cet homme courageux trancha
sa langue avec ses dents; et la crachant au visage du tyran, il fit triompher
son courage par les tourments mêmes par lesquels ce monstre croyait
faire triompher son inhumanité. Et quel mal peut-on faire, qu’on
ne doive craindre d’éprouver à son tour? Busiris égorgeait
ses hôtes; Hercule ayant logé chez lui, vengea leur mort en
l’égorgeant lui-même. Régulus
vainqueur avait donné des fers aux Carthaginois; vaincu à
son tour, il tomba dans leurs fers. Quel cas peut-on donc faire de la puissance
d’un homme qui ne peut empêcher que ce qu’il a fait aux autres ne
lui soit fait à lui-même? D’ailleurs, si la puissance et les
grandeurs étaient, par leur nature, des biens réels et véritables,
jamais les méchants ne les posséderaient. Les contraires
ne s’allient point ensemble c’est la loi de nature. Puisque donc les méchants,
et les plus méchants mêmes, possèdent très souvent
les plus grandes dignités, il faut nécessairement en conclure
que ces prétendus avantages ne sont pas de vrais biens. — Pour en
juger encore mieux, examinons-en les effets. On reconnaît la force
et la souplesse des organes à la force et à la légèreté
des mouvements du corps; on reconnaît le musicien à son chant
ou à sa composition, le médecin au succès de sa pratique,
l’orateur à l’éloquence de ses discours; car chaque chose
produit ce qui est conforme à sa nature, et est in compatible avec
ce qui est d’une nature contraire or, ni les richesses ne peuvent satisfaire
les désirs de la cupidité, ni la puissance la plus absolue
ne peut rendre maître de soi-même un coeur esclave de ses passions,
ni les dignités les plus respectables ne peuvent rendre respectables
les méchants qui les possèdent; au con traire, loin de leur
donner aucun degré de mérite, elles ne servent qu’à
mettre leur indignité dans un plus grand jour. —
D’où vient ce contraste? C’est que nous donnons à ces choses
des noms qui ne leur conviennent point, comme il est aisé d’en juger
par leurs effets. Oui, c’est sans raison que vous leur prodiguez les noms
de puissance et de dignités; et pour tout dire, en un mot, rien
de ce qui est sous l’empire de la for tune ni véritablement désirable
ni bon en lui-même; puisque le plus souvent ce qui dépend
d’elle n’est point le partage des gens de bien, et ne rend pas gens de
bien les méchants qu’elle en favorise. Quels
meurtres, quels ravages n’a point faits Néron, ce monstre détestable
qui brûla la capitale du monde, en égorgea les sénateurs,
empoisonna son frère, trempa ses mains parricides dans le sang de
sa mère, et, par une abominable curiosité, osa promener,
sur ses charmes éteints par la mort, des yeux que les remords auraient
dû remplir de larmes! Ce tyran, dont la mémoire sera à
jamais en horreur, était pourtant le plus puissant des hommes. Son
empire embrassait tout ce qui est compris entre les climats glacés
du Nord et les plaines brûlantes du Midi. Maître de l’univers,
il ne put l’être de sa fureur; et
pour la signaler davantage, il se servit également du fer et du
poison. —
Mais je n’ai jamais, lui dis-je alors, été dominé
par l’ambition. J’ai désiré seulement le pouvoir de faire
le bien et les occasions d’exercer ma vertu, que l’oisiveté pouvait
énerver. —
C’est là, me répondit-elle, la passion des grandes âmes,
mais qui pourtant ne sont point encore arrivées à la perfection.
Elles se laissent enflammer par le désir d’acquérir de la
gloire, en servant utile ment leur patrie, Cette passion est belle sans
doute; mais au fond, qu’elle est frivole! Considérez, en effet,
ce que c’est que la terre. Il est démontré que, comparée
à la vaste étendue des cieux, elle n’est qu’un point, un
rien dans l’univers. Or, de cette terre, qui est si peu de chose, à
peine, comme le dit Ptolémée, la quatrième partie
en est-elle habitée, Si, de cette partie, nous retranchons encore
ce que les lacs et les mers en couvrent de leurs eaux, et ce que les déserts
en occupent, à quoi se réduira ce que les hommes en habitent?
Cependant, renfermé dans un point de cette petite partie de l’univers,
vous songez à la remplir du bruit de votre renommée, et à
y rendre votre nom célèbre, La belle gloire, en effet, que
celle qui est concentrée dans des bornes aussi étroites! et
encore cet espace si borné est-il partagé entre des nations
dont les langues, les moeurs et la manière de vivre sont différentes.
La difficulté des chemins, la diversité du langage, le peu
d’habitude et de relation qu’elles ont entre elles, sont
autant d’obstacles qui empêcheront votre réputation de s’y
répandre. Eh! comment un particulier
y serait-il connu? la plupart des villes
ne le sont pas. Cicéron nous apprend que de son temps l romain,
qui pour lors était au plus haut point de sa gloire, et si formidable
aux Parthes, n’était pas connu au-delà du mont Caucase. Voyez
donc dans quelles bornes étroites sera concentrée cette gloire
que vous pensez étendre autant que l’uni vers. Le nom d’un citoyen
romain se fera-t-il connaître où l’empire romain n’est pas
connu lui-même? Ajoutez à cela que les préjugés
des nations sont si opposés les uns aux autres, que ce qui mérite
une couronne chez les unes, est puni de mort chez les autres. Ainsi donc,
quelque affamé de gloire que vous soyez, vous ne parviendrez jamais
à étendre la vôtre parmi les peuples divers qui vous
environnent, Contentez-vous donc de voir votre renommée renfermée
dans votre patrie, et cette gloire immortelle, qui fait l’objet de vos
désirs les plus ardents, concentrée au milieu de vos concitoyens.
Êtes-vous sûr même qu’elle passera à la postérité?
Combien de noms illustres, faute d’historiens qui les aient célébrés, sont
tombés dans un oubli éternel! Le histoires
elles-mêmes, ainsi que leurs auteurs, ne vont-elles pas se perdre
dans l’ombre de l’avenir? Vous vous flattez
pourtant d’une glorieuse immortalité, et vous prenez pour une réalité
l’idée chimérique que vous vous en formez. Mais quelle que
puisse être la durée de votre gloire, qu’est-elle comparée
avec l’éternité? Le moindre moment a quelque pro portion
avec dix mille années, parce que ces deux espaces sont finis et
limités; mais multipliez tant qu’il vous plaira ces dix mille années,
la somme qui en résultera ne pourra jamais entrer en comparaison
avec la durée infinie de l’éternité. Car si une chose
finie et limitée a toujours quel que proportion avec une autre qui
l’est aussi, elle ne peut jamais en avoir aucune avec l’infini. Ainsi,
quelque étendue, quelque durée que puisse avoir votre gloire,
elle doit être regardée par rapport à l’inépuisable
durée de l’éternité, non seulement comme peu de mais
comme un vrai néant. Cependant, insensés! Vous ne faites
le bien que pour acquérir cette vaine fumée de gloire, cette
ombre de réputation. La récompense de vos actions, que vous
ne devriez attendre que du témoignage satisfaisant de votre conscience
et du plaisir de pratiquer la vertu pour la vertu même, Vous la cher
chez dans l’opinion et dans les vains dis cours des hommes, Faiblesse ridicule
dont un certain railleur se moqua bien plaisamment un jour! Un de ces philosophes,
qui ne le sont que de nom, ayant été insulté par quelqu’un
"Voici le moment, "lui dit notre railleur, de connaître situ "es
véritablement Philosophe; ta patience «en décidera,"
Alors le prétendu sage rassemble toutes les forces de son âme,
se contient de son mieux; et, fier de sa victoire "Ai-je su souffrir? suis-je
philosophe? s’écria-t-il insolemment. "Je croirais que tu l’es,
dit le railleur, si "tu avais su te taire." Qu’il me soit permis de le
dire, ces hommes distingués qui ne pensent qu’à la gloire,
car c’est d’eux qu’il s’agit ici, que leur reviendra-t-il après
leur mort de toute la renommée qu’ils se seront faite ici-bas? Car
si, ce que je me crois bien fondé à nier, l’homme meurt tout
entier, et que tout finisse avec lui, sa gloire ne sera plus rien quand
il ne sera plus. Si, au contraire, l’âme qui n’a rien à se
reprocher, dès qu’elle est délivrée de la prison de
son corps, va faire son séjour dans les cieux, rassasiée
d’une gloire plus pure, elle méprise toute la gloire de ce bas monde.
Pense-t-on aux vanités de la terre quand on jouit des biens solides
qui nous sont réservés dans le ciel? "Que
celui qui met le souverain bien dans la gloire, et qui n’a de passion que
pour elle, mesure l’immense étendue des cieux et les bornes étroites
de la terre. Il aura honte de chercher un nom qui, quelque célèbre
qu’il soit, ne remplira jamais ce petit amas de boue. Hommes orgueilleux! vous
cherchez en vain à vous élever au-dessus de votre condition
mortelle. Quand votre renommée serait par tout répandue;
quand toutes les langues publieraient vos louanges, la mort ne respectera
ni les titres de votre maison ni ceux de votre gloire. Elle frappe égale
ment les grands et les petits; sa faux rend tout égal. Où
sont maintenant ce Fabricius, si fidèle à sa patrie, ce Brutus,
si généreux défenseur de la liberté, ce Caton,
censeur si sévère des moeurs? Le peu de lettres qui forment
leur nom est tout ce qui reste d’eux. Ces noms subsistent encore avec honneur;
mais que sont devenus ceux qu’ils désignent? Quelle que soit votre
renommée, vous n’en serez pas moins cendre et poussière dans
le tom beau; et si vous croyez qu’elle vous donnera une seconde vie, songez
que quand elle viendra à s’anéantir, elle vous fera aussi
éprouver une seconde mort. "Mais
afin que vous ne pensiez pas que j’aie contre la fortune une haine implacable
et assez déraisonnable pour ne lui pas rendre justice, j’avoue qu’elle
rend quelquefois un grand service aux hommes, et c’est lorsqu’elle se montre
à eux à découvert, et qu’elle leur fait connaître
à fond son caractère et sa conduite. Vous ne comprenez peut-être
pas encore ce que je veux dire; c’est en effet quelque chose de si singulier,
que j’ai de la peine à l’exprimer comme je le désire. Je
pense que la mauvaise fortune est plus avantageuse aux hommes que la prospérité.
En effet, celle-ci les abuse continuellement sous l’apparence séductrice
d’une fausse fé licité; celle-là
leur découvre la vérité lors que, par ses changements
continuels, elle leur montre son inconstance naturelle celle-ci les abuse;
celle-là les détrompe: celle-ci captive leurs coeurs par
les charmes des faux biens de ce monde; celle-là leur rend la liberté,
en leur en faisant connaître la fragilité et le néant.
Aussi, l’une est toujours enflée d’orgueil, dissipatrice, insensée;
elle ne se connaît pas elle-même l’autre, au contraire, est
toujours sobre, retenue, et l’adversité qu’elle éprouve la
rend plus éclairée et plus prudente: enfin, la prospérité
corrompt les gens de bien même et les entraîne au mal; la mauvaise
fortune, au contraire, les arrache à la corruption, et les force
de se tourner du côté du vrai bien. Et ne regardez-vous pas
comme quelque chose de bien précieux l’avantage que vous a procuré
cette fortune lamentable que vous éprouvez, en vous faisant connaître
à fond le coeur de vos amis? Vous avez, par son moyen, reconnu ceux
qui méritent ce nom d’avec ceux qui n’avaient que le masque de l’amitié,
Les amis de la fortune vous ont abandonné, les vôtres vous
sont restés fidèles. A quel prix n’auriez-vous pas acheté
cette connaissance dans le temps de votre prétendue félicité?
Ne vous plaignez donc plus d’avoir perdu de vaines richesses; vous avez
trouvé le plus grand des trésors, de vrais amis. "Amitié! amour!principes
de toute union, c’est vous qui faites la stabilité de l’univers.
Si, chaque jour, le soleil sur son char nous ramène la lumière,
s’il prête à la lune sa splendeur pendant la nuit, si les
flots impétueux de la mer trouvent des bornes que leur fureur est
forcée de respecter, c’est l’amour tout-puissant qui a établi
ce bel ordre. Il règne sur la terre, dans la mer et dans les cieux,
S’il en abandonnait un seul moment la conduite, cette harmonie ravissante
se changerait en une guerre universelle; ce monde, dont tous les mouvements
sont si sagement et si invariablement réglés, trouverait
sa destruction dans les éléments mêmes qui le composent.
C’est lui qui unit les peuples entre eux par les liens sacrés de
la société; il unit les coeurs des époux par des liens
plus tendres encore, ceux d’un chaste mariage, O! que les hommes seraient
heureux, si cet amour régnait toujours dans les âmes, comme
il règne dans les cieux! Enchanté
de ce que la Philosophie venait de me dire, je restai longtemps dans une
espèce de ravissement ; je n’en sortis que pour m’écrier:
"O puissante consolatrice des coeurs affligés! la
douceur de vos accents et l’excellence de vos maximes ont fait tant d’impression
sur mon âme, que je me crois maintenant à l’épreuve
de tous les coups de la fortune. Non seulement je ne crains plus ces remèdes
violents dont vous m’avez parlé, mais je vous prie avec instance
de me les administrer sans délai. —
J’ai bien senti, me répondit-elle, que mes discours ont pénétré
dans ton coeur; j’ai attendu patiemment ces bonnes dispositions, ou plutôt
je les ai produites en toi. Ce qui me reste à dire, semblable à
certains remèdes, a quelque amertume d’abord, mais rien n’est plus
agréable ensuite. Tu me parais extrêmement avide, mais ton
ardeur serait encore mille fois plus violente si tu savais où je
veux te conduire. C’est à la félicité, félicité
dont tu as bien quelque légère idée; mais trop occupé
de ce qui n’en est que l’apparence, tu ne peux encore la contempler en
elle-même. —
Hâtez-vous donc, lui dis-je, de me la faire connaître telle
qu’elle est. —
Je l’entreprends volontiers, ajouta-t-elle, mais je veux auparavant essayer
de te peindre l’espèce de béatitude qui t’est connue, afin
qu’envisageant ensuite son contraire, tu reconnaisses enfin la vraie félicité. "Quiconque
veut semer pour recueillir, commence à défricher son champ,
et à en arracher les épines et les mauvaises herbes, afin
que la terre, débarrassée de ces productions inutiles, puisse
fournir plus d’aliments aux précieux dons de Cérès.
Si notre palais est affecté par quel que chose d’un goût désagréable,
le miel que nous mangeons ensuite nous paraîtra infiniment plus doux
et plus délicieux. La sérénité des cieux a
des charmes plus puissants après un violent orage. La clarté
du jour n’est jamais plus agréable qu’au moment où l’aurore
dissipe les épaisses ténèbres d’une sombre nuit, Ainsi,
commence par t’arracher aux illusions des biens faux et trompeurs, et le
vrai bonheur pénétrera plus facilement dans ton âme, Alors
les yeux fixés, recueillie en elle-même, et comme retirée
dans le sanctuaire le plus intime de son âme, elle commença
ainsi son discours: "Tous
les hommes que tant de soins agitent, que tant de passions tourmentent,
tendent par mille chemins différents au même but, au bonheur.
Or, le vrai bonheur est celui qui satisfait si pleinement le coeur qui
le possède, qu’il ne lui reste plus rien à désirer.
Ce souverain bien doit donc renfermer en soi tous les autres biens, car
il ne serait pas le bien suprême s'il laissait désirer quelque
chose hors de lui. La béatitude est donc un état parfait,
par la réunion de tous les biens. C’est à cet état
heureux que tous les hommes tendent par des routes différentes;
car tout homme a un désir inné du vrai bien; mais par une
erreur funeste, la plupart se laissent séduire par des biens faux
et trompeurs. Les uns, croyant que le bien suprême consiste à
ne manquer de rien, travaillent nuit et jour à accumuler des richesses;
les autres, pensant qu’il consiste dans les honneurs, ne s’occupent que
du soin d’y parvenir, afin de s’attirer les hommages de leurs concitoyens.
Ceux-ci le mettent dans la souveraine puissance, et veulent en conséquence
ou régner sur les hommes, ou partager le pouvoir de ceux qui portent
la couronne. Ceux-là s’imaginent que la gloire est le plus grand
de tous les biens, et toute leur ambition est de se rendre illustres par
les armes ou par les sciences, Il en est d’autres qui font consister la
félicité dans la joie, et qui ne croient heureux que ceux
qui nagent dans les plaisirs. Il en est même qui ne recherchent quelques-uns
de ces moyens que pour se procurer les autres: tels sont ceux qui ne désirent
les richesses que pour en acheter la puissance et les plaisirs; et ceux
qui n’ambitionnent le pouvoir souverain que pour être en état
d’amasser des riches ses et de se faire un grand nom. Voilà donc
ce qui partage toutes les affections des hommes: l’illustration, l’autorité
et l’estime publique, qui semblent être des sources infaillibles
de gloire, une famille et des enfants, qui semblent être une source
assurée de joie et de bonheur. Je ne parle point de l’amitié,
elle n’est peut-être point du ressort de la fortune; elle ne reconnaît
que l’empire de la vertu, Pour tout le reste, on ne le cherche que pour
s’assurer une puissance plus absolue, ou des plaisirs plus abondants. Les
avantages du corps se rapportent visiblement aux biens dont je viens de
parler; car une constitution forte, une taille avantageuse, donnent une
espèce de supériorité; la beauté donne de la
réputation, et la santé est la source des plaisirs, On ne
recherche en tout cela que la béatitude, car il est certain que
ce que chacun désire avec le plus d’ardeur, c’est ce qui lui paraît
être le souverain bien. Or, nous l’avons dit, le souverain bien et
la vraie félicité sont une
même chose; chacun regarde donc l’objet de ses désirs comme
le vrai bonheur. Ainsi, pour faire le tableau de la félicité
de ce monde, il ne faut que réunir les richesses, les dignités,
la puissance, la gloire et les plaisirs. Épicure, qui ne considérait
que ces objets, faisait en con séquence consister le vrai bien dans
la seule volupté qu’ils produisent tous, plus ou moins, parce que
chacun d’eux affecte plus ou moins l’âme, mais toujours agréablement.
Revenons aux différents penchants des hommes tous cherchent le souverain
bien; mais leurs yeux étant obscurcis par les affections humaines,
ils s’égarent souvent dans la route qui y conduit, Tel dans le fort
de son ivresse, un homme accablé par le vin, s’égare à
la porte de sa maison. Quoi donc! a-t-on
tort de faire tout ce qu’on peut pour ne manquer de rien? Non, sans doute,
puis que rien ne contribue plus au bonheur que cette aisance désirable
par laquelle l’homme se suffit à lui-même et n’a pas besoin
d’autrui. A-t-on tort aussi de penser que le bien suprême est souverainement
digne de nos hommages? Encore moins; car ce qui fait l’objet des désirs
de tous les hommes ne peut être que quelque chose de fort respectable,
La puissance ne doit-elle pas aussi être mise au rang des vrais biens? peut-il
y avoir rien de parfait sans elle? la gloire
n’a-t elle pas aussi son prix? ce qui est
souverainement excellent peut-il ne pas être infiniment glorieux?
Je ne parle point des plaisirs, mais la béatitude ne peut certainement
être accompagnée de tristesse, La béatitude est l’objet
de tous les désirs, et l’on ne désire jamais que ce qui fait
plaisir. Les hommes ne recherchent donc les dignités, la puissance,
la gloire, la volupté, que parce qu’ils pensent par ces choses se
procurer l’aisance de la vie, des hommages flatteurs, une réputation
éclatante et une satisfaction parfaite, C’est donc au vrai bien
que les hommes tendent par tant de routes différentes, et telle
est la force invincible de leur nature, que, quoi qu’ils soient si peu
d’accord sur les moyens, ils ne se proposent pourtant tous qu’une seule
et même fin. "Admirons
la puissance de la nature elle gouverne le monde en souveraine; elle le
conserve par les sages lois qu’elle y a établies; elle unit par
des liens indissolubles tous les êtres qui le composent. Malgré
tous les changements qu’ils éprouvent, son instinct est toujours
le même en eux. Tirez un lion des déserts de l’Afrique, et
apprivoisez-le; qu’enchaîné il vous suive, il vous craigne,
et reçoive familièrement de vous sa nourriture ordinaire;
si le hasard lui fait goûter une fois le sang, sa première
férocité reprenant le dessus, il fera tout trembler par ses
rugissements; il brisera sa chaîne, et son propre maître sera
peut-être la première victime de sa fureur. Mettez en cage
un oiseau accoutumé à voltiger en chantant d’arbre en arbre;
faites votre plaisir de lui fournir .abondamment la nourriture la plus
agréable; si en sautant dans sa prison il aperçoit de loin
l’ombre des forêts, il méprisera la nourriture que vous lui
présenterez, il la foulera dédaigneusement aux pieds, il
tombera dans une mélancolie profonde dans son ramage plaintif, il
ne chantera que les forêts; il soupirera sans cesse, et ne soupirera
que pour elles. Pliez un arbrisseau, sa cime obéissante s’incline
au gré de votre main; cessez de le retenir, il reprend son premier
état, et se redresse avec élan, Le soleil chaque soir tombe
dans les mers de l mais, par une route secrète, le lendemain il
se retrouve sur son char aux portes de l’Orient, Ainsi tout en ce monde
revient à son premier état. L’ordre constant de l’univers
est que chaque chose se renouvelle au moment qu’elle semble finir, et tout
y roule ainsi dans un cercle éternel. "Les
animaux eux-mêmes ont aussi quelque idée, quoique très
imparfaite, de leur premier principe et de la béatitude qui est
leur fin, Leur instinct les fait tendre au vrai bien, et mille erreurs
les en éloignent, comme elles en éloignent les hommes. Les
hommes, en effet, parviennent-ils jamais à la béatitude par
les moyens qu’ils croient propres à les y conduire? Si les richesses,
les honneurs et les autres choses de ce genre peuvent procurer à
un homme tout ce qu’il peut désirer; j’avouerai que leur possession
peut faire des heureux. Mais si elles ne peuvent tenir ce qu’elles promettent;
si en les possédant on manque encore de bien des choses, il faut
convenir qu’elle n’est qu’une ombre trompeuse de la féli cité.
Or c’est toi-même que j’interroge, toi qui regorgeais de richesses
il y a peu de temps. Dans ta plus grande abondance, n’as-tu jamais ressenti
de trouble en ton âme? Étais-tu à l’épreuve
de ces émotions que cause une injure reçue? —
Non, je l’avoue; je n’ai jamais eu l’esprit assez tranquille pour être
libre de toute inquiétude. —
Cela venait sans doute de ce qu’il te manquait de choses que tu souhaitais,
ou que tu en éprouvais d’autres dont tu au rais souhaité
d’être délivré. —
Cela est vrai, j’en conviens. —
Puisque tu souhaitais, il te manquait donc quelque chose? —
J’en conviens encore. —
Conviens aussi que celui qui manque de ce qu’il désire, ne peut
nullement se suffire à lui-même. —
Il faut bien que j’en convienne. —
Et cette insuffisance, tu l’éprouvais au milieu de la plus grande
abondance? —
Cela est vrai, je ne peux le désavouer. —
Tu dois donc en conclure que les richesses ne suffisent point à
l’homme, puisqu’elles ne peuvent ni satisfaire ses désirs, ni même
ses besoins; et c’est pourtant ce qu’elles semblaient lui promettre. Il
faut encore soigneusement considérer que les richesses n’ont rien
par elles-mêmes qui puisse les garantir de la main des voleurs; tu
n’en peux pas disconvenir, puisque tous les jours le plus fort en dépouille
le plus faible. Le barreau, en effet, ne retentit que des clameurs de ceux
qui se plaignent qu’on les a dépouillés de leurs biens ou
par fraude ou par violence. Chacun a donc besoin d’un secours étranger
pour défendre ses richesses contre les attaques de ceux qui les
convoitent. Voilà donc un effet bien contraire à l’idée
qu’on se forme des richesses. On s’imagine qu’elles rendent l’homme indépendant,
et se suffisant à lui-même; et au contraire, elles le mettent
dans la nécessité d’implorer le secours d’autrui. Richesses
impuissantes, peuvent-elles empêcher que l’homme ne soit tourmenté
par la faim et par la soif? Les glaces de l’hiver respectent-elles l’opulence?
Non, me diras-tu; mais l’homme opulent trouve dans ses richesses de quoi
fournir abondamment à tous ses besoins. Dis plutôt qu’il y
trouve de quoi les soulager; mais l’en délivrent-elles absolument?
D’ail leurs l’opulence, quelle qu’elle soit, désire toujours avec
avidité. Il lui manque donc toujours quelque chose. Un rien suffit
à la nature rien ne suffit à la cupidité. Si donc
les richesses, loin de délivrer l’homme de l’indigence, ne font
qu’enflammer ses désirs sans satisfaire ses besoins, pouvons-nous
penser qu’elles suffisent à son bonheur? "Qu’il
en accumule à son gré; que telles qu’un torrent elles coulent
sans cesse dans ses trésors; qu’il y réunisse toutes les
pierres précieuses que renferment les riches bords de la mer Rouge;
que les plus vastes campagnes soient couvertes de ses nombreux troupeaux,
et ne soient cultivées que pour lui; tant qu’il vivra, il n’en sera
pas moins en proie aux soucis dévorants ; et quand il mourra, ses
richesses infidèles l’abandonneront pour toujours: elles ne le suivront
point au tombeau. "Mais
les dignités, me dira-t-on, ont quelque chose de plus grand; elles
attirent à ceux qui en sont revêtus la vénération
et les hommages des peuples. Faibles moyens encore pour rendre l’homme
heureux! Changent-elles son coeur, ces dignités si vantées? le
purgent-elles des vices qu’il a? y introduisent-elles
les vertus qu’il n’a pas? Loin de rendre meilleurs ceux qui les possèdent,
elles ne font que mettre leurs mauvaises qualités dans un plus grand
jour. Aussi sommes-nous pénétrés de la plus grande
indignation de voir qu’elles sont presque toujours le partage des hommes
les plus méchants. C’est ce qui porta Catulle à faire de
Nonius, tout sénateur qu’il était, la raillerie la plus piquante.
Les dignités sont, dans le vrai, l’opprobre des méchants,
S’ils restaient cachés dans la foule des particuliers, leur indignité
serait moins connue. Toi-même, quelque péril qui te menaçât,
tu n’as pu te résoudre à avoir Décoratus
pour col lègue dans la magistrature, parce que le regardais comme
un bouffon plein de scélératesse, et comme un infâme
délateur. Qui peut effet se figurer que les honneurs puissent rendre
dignes de nos hommages ceux que nous regardons comme indignes des honneurs?
Au con traire, si nous voyons un sage, nous ne pouvons nous empêcher
de le regarder comme digne de notre respect et de la faveur que lui fait
la sagesse en venant habiter avec lui; car la vertu porte toujours avec
elle un caractère de grandeur et de dignité qu’elle communique
d’abord à ceux qui la possèdent. Puisque donc les dignités
ne peuvent opérer le même effet, il est évident qu’elles
n’ont point, comme la vertu, ce caractère intrinsèque de
no blesse et de grandeur. Au contraire, et c’est ce qu’il faut attentivement
considérer, ces dignités du siècle rendent les méchants
plus méprisables encore; puis que, loin de leur attirer le respect
des peuples, elles semblent ne les élever si haut que pour leur
attirer plus de témoins de leur honte et de leur indignité.
Mais si les honneurs leur font cette espèce d’outrage, ils le lui
rendent amplement, en les souillant de leurs vices, et en les faisant méprisables
comme eux, Pour mieux connaître encore que ces fantômes de
grandeur ne peuvent procurer à ceux qui les possèdent une
vraie vénération, placez au milieu des nations barbares un
homme qui ait été plusieurs fois décoré du
consulat, ces nations en concevront-elles pour lui plus de respect? Cependant,
si l’effet naturel des dignités était d’attirer la vénération,
cet effet serait uniforme partout, comme l’est celui du feu qui fait sentir
sa chaleur en quelque endroit qu’il soit. Mais comme cette idée
de grandeur ne consiste que dans la fausse opinion de certains peuples,
elle s’évanouit et disparaît chez d’autres. Mais n’en cherchons
point d’exemples hors de ton propre pays: les dignités qui y ont
pris naissance y sont-elles éternelles? Qu’est-ce aujourd’hui que
la préfecture du prétoire? Autrefois c’était une dignité
distinguée; c’est maintenant une charge odieuse que chacun fuit.
Celui qui exerçait autrefois la police sur les vivres était
extrêmement considéré, aujourd’hui cette charge n’est
rien. D’où viennent ces changements? De l’opinion. Elle donne et
ôte à son gré l’éclat et la considération
à ces magistratures qui, n’ayant par elles-mêmes aucune grandeur
réelle, ne sont que ce qu’il lui plaît.
Si donc les dignités ne peuvent rendre respectables ceux qui les
possèdent, si elles s’avilissent entre les mains des pervers, si
le temps flétrit leur éclat, enfin si l’opinion peut les
dépouiller en un instant de toute leur gloire, quelle gloire peuvent-elles
communiquer, puisqu’elles n’en ont aucune qui leur soit propre? "La
pourpre et le luxe du cruel Néron ne le garantirent pas de la haine
de l’uni vers, cet insensé qui déshonora le sénat
par les méprisables magistrats que sa méchanceté y
introduisit. Et. qui pourra penser que de
telles dignités puissent rendre heureux, puisque le plus malheureux
et le plus infâme des hommes en était l’arbitre et le dispensateur? "Le
trône et la faveur de ceux qui y sont assis sont du moins des sources
assurées de puissance et de bonheur? J’en conviendrais peut-être
si leur félicité était constante. Mais combien les
annales du monde nous font-elles voir de monarques tombés du faîte
des grandeurs dans un abîme de misères! O la belle puissance
que celle qui ne peut pas se conserver elle-même! Si la souveraineté
était la source du bonheur, moins elle aurait d’étendue,
moins elle rendrait l’homme heureux. Or, quelque vaste que soit un empire,
ses sujets ne sont encore qu’une bien petite partie de l’univers, Si donc
le bonheur d’un monarque a les mêmes bornes que sa puissance, il
faut que le malheur commence pour lui où finit son pouvoir, et conséquemment
son malheur a bien plus d’étendue que sa prétendue félicité.
Cette vérité était bien connue de ce tyran fameux
qui, pour faire comprendre les dangers auxquels il était exposé,
les représentait sous l’emblème d’un glaive suspendu par
un fil au-dessus de sa tête. O la faible puissance que celle qui
ne peut se garantir des agitations de l’inquiétude et de la crainte!
Ces hommes puissants cherchent la tranquillité, et ils ne peuvent
se la procurer. Qu’ils nous vantent après cela leur prétendu
pouvoir! Peut-on donner le titre de puissant à celui qui ne peut
pas faire ce qu’il veut, à celui qui est contraint de se faire environner
d’une garde nombreuse, qui craint plus ses sujets qu’il ne s’en fait craindre,
et dont la puissance dépend entièrement de ceux qui le servent?
Que dirai-je après cela des favoris des rois? Toujours compagnons
de l’infortune de leurs maîtres, ils sont toujours les victimes de
leurs caprices. Néron ne laissa à Sénèque,
son précepteur et son favori, que le triste choix du genre de sa
mort. Antonin fit périr, par le glaive de ses soldats, Papinien,
qui avait eu longtemps le premier rang dans sa cour. Ils périrent
l’un et l’autre au moment où ils renonçaient à toute
leur puissance. Sénèque même, pour prix des immenses
richesses qu’il s’offrait d’abandonner à Néron, ne demandait
que la liberté de s’ensevelir dans une profonde solitude; mais tout
leur fut inutile, et ils furent tous les deux entraînés par
le poids de leur malheureuse destinée, Et qu’est-ce donc que cette
puissance qui est si dangereuse pour celui qui la possède, et si
fatale à ceux mêmes qui cherchent à s’en débarrasser?
Il n’y a de vrais amis que ceux que la vertu nous attache ne comptons donc
point sur ceux que la fortune nous fait, Infidèles comme elle, non
seulement ils nous abandonnent dans l’adversité, mais ils deviennent
même nos ennemis; ennemis d’autant plus à craindre, qu’ils
auront vécu avec nous dans une plus grande intimité. "Que
celui qui veut être véritablement puissant, commence par régner
sur lui-même; qu’il dompte sa colère, et ne soit point le
vil esclave de ses passions. En effet, quand il étendrait son empire
d’une extrémité de la terre à l’autre, pourrait-il
se vanter d’être véritablement puissant, tant qu’il ne pourra
pas chasser de son coeur les soucis dévorants? "Parlons
maintenant de la gloire. Oh!que souvent elle est
trompeuse et honteuse même! et qu’un
poète tragique a eu bien raison de s’écrier: O gloire! par
ton pouvoir magique, tu fais honorer des hommes bien méprisables
par eux-mêmes! Com bien, en effet, ne sont
illustres que dans la fausse opinion et par les injustes éloges
du vulgaire! Éloges honteux! la raison
les désavoue, et force ceux qui en sont l’in digne objet à
rougir de leur propre gloire. Mais je veux que cette gloire soit fondée
sur quelques mérites, qu’ajoute-t-elle au bonheur du sage qui ne
le mesure pas sur la vaine opinion du vulgaire, mais sur le témoignage
irréprochable de sa conscience? D’ailleurs, s’il est beau d’étendre
au loin sa réputation, il est donc honteux de n’y avoir pas réussi:
or, je l’ai déjà dit, il n’est pas possible que le nom d’un
même homme soit en vénération à tous les peuples.
Si c’est donc une gloire pour lui d’être connu en quelques climats,
c’est aussi pour lui une espèce de honte d’être inconnu dans
tous les autres. Quel cas enfin doit-on faire de l’estime du vulgaire?
Elle n’est jamais l’effet d’un juge ment réfléchi, et elle
ne peut conséquemment être d’aucune durée. Que dirai-je
de la noblesse? Ce n’est qu’une brillante chimère, dont l’éclat
nous est absolument étranger, puisque nous ne le devons pas à
notre propre mérite, mais à celui de nos ancêtres.
Leur renommée n’est que pour eux; la véritable illustration
ne vient point ainsi du dehors. Je vois pour tant un avantage dans la noblesse
héréditaire, c’est d’imposer à ceux qui s’en glorifient
l’indispensable nécessité de ne point dégénérer
de la vertu de leurs aïeux. "Au
reste, tous les hommes naissent également nobles, puisqu’ils ont
tous le même père, premier principe de toutes choses. C’est
lui qui a donné au soleil et à la lune la lumière
différente dont ils brillent. Il a placé les hommes sur la
terre, et les astres dans le ciel. Il a renfermé dans des corps
mortels des âmes émanées du céleste séjour,
Ainsi tous les hommes ont une origine illustre. Ne vantez plus votre naissance
et vos aïeux; remontez à votre premier principe, vous connaîtrez
l’excellence de votre être, et vous verrez que le vice seul peut
dégrader l’homme de la noblesse de son premier état. "Que
dirai-je maintenant des voluptés corporelles? On ne les désire
jamais sans inquiétude; on ne s’y livre jamais sans repentir. Les
maladies et les douleurs les plus cruelles en sont toujours le fruit funeste;
et quiconque voudra réfléchir, conviendra qu’elles ont toujours
la fin la plus triste. Si ces voluptés grossières faisaient
la félicité de l’homme, elles feraient également celle
des brutes, dont l’instinct tend tout entier au contentement de leurs appétits
sensuels. Il semble pour tant que les agréments et la fécondité
d’une épouse procurent à l’homme une satisfaction honnête
et raisonnable. Ce pendant quelqu’un a dit avec vérité, que
la nature en donnant des enfants aux pères, leur prépare
souvent des bourreaux. Tu sais mieux que personne ce qu’il en faut penser.
L’expérience et ton état présent t’en ont assez instruit.
Pour moi, je ne veux qu’applaudir à cette pensée d’Euripide:
«N’avoir point d’enfants est un malheur heureux," "La
volupté, comme l’abeille, porte avec elle son aiguillon. A peine
a-t-elle donné quelques gouttes de miel, la perfide s’envole et
laisse un trait dont la blessure se fait sentir longtemps. "Il
est certain que toutes ces choses dont je viens de parler ne sont que des
routes égarées, qui ne conduisent jamais à la félicité
qu’elles promettent. D’ail leurs, quelles peines, quels embarras n’entraînent-elles
pas toujours avec elles! Car enfin, mortels aveugles, que désirez-vous?
Les richesses? Mais vous ne les pouvez posséder qu’en en dépouillant
ceux qui les possèdent maintenant. Les dignités? Mais vous
serez obligé de faire le personnage de suppliant auprès de
ceux qui les dispensent. Vous qui ne cherchez qu’à vous élever
au-dessus des autres, vous serez contraint de vous abaisser honteusement
devant eux. Voulez-vous acquérir une grande puissance? vous
serez sans cesse exposé à mille embûches, à
mille dangers. Recherchez-vous la gloire? en
courant après elle, vous perdrez votre repos et votre liberté.
Une vie voluptueuse serait-elle l’objet de vos désirs? Eh! qui
peut être assez insensé pour de venir volontairement le vil
esclave de son corps? Que ceux qui s’enorgueillissent des qualités
de ce corps méprisable, se fondent sur bien peu de chose! L’homme
le plus accompli ne le cède-t-il pas aux éléphants
en grandeur, aux taureaux en force, aux tigres en vitesse? Contemplezla
vaste étendue, la solidité et les rapides mouvements
des cieux, et vous mépriserez tous ces vils objets, indignes de
votre admiration. Et qu’est-ce après tout que la beauté du
corps? Moins brillante que celle des fleurs, elle se flétrit plus
vite qu’elles. "Ah! si les hommes, s’écriait «Aristote,
avaient les yeux assez perçants pour pénétrer le fond
des choses, que cet Alcibiade, qui leur paraît si beau au dehors,
leur paraîtrait intérieurement hideux!" Si
donc on fait quelque cas de votre beauté, ce n’est pas à
l’excellence de votre nature que vous en êtes redevable, mais à
la faiblesse des yeux qui vous regardent. Et pour comprendre enfin combien
on a tort de tant estimer les qua lités du corps, il suffit de considérer
que pour détruire cette prétendue merveille, il ne faut qu’une
fièvre de trois jours. Concluons de tout cela que toutes ces choses
qui ne peuvent nous procurer ni tous les biens qu’elles nous promettent,
ni tous ceux que nous pouvons désirer, ne sont point les routes
sûres par lesquelles les hommes peuvent parvenir à la félicité.
LIVRE
I: Le sort de Boèce, occasion de ce livre
Douleur
de Boèce emprisonné
L'allégorie
féminine et douloureuse de la Philosophie
La
Philosophie sert-elle dans le malheur?
La
Providence cachée dans le mystère du malheur
LIVRE
II: Vanité des biens d'ici-bas
L'instabilité
dans tous les biens d'ici-bas
Vanité
des richesses de ce monde
Vanité
du pouvoir
Vanité
des vertus simplement humaines
LIVRE
III: La vraie béatitude
Ce
qu'est la béatitude, différence avec le bonheur
La
béatitude parfaite ne pourra jamais être atteinte dans l'acquisition
de tels biens contingents
Mortels
infortunés! dans quels égarements tombe votre ignorance!
Vous en savez assez, je l’avoue, pour ne point aller chercher l’or sur
les arbres de vos forêts, ni les perles sur les pampres de vos vignes;
vous n’êtes point assez stupides pour tendre sur les montagnes l’hameçon
perfide que vous préparez aux poissons; ce n’est point sur les bancs
de sable de la mer d’Étrurie que vous chassez les chevreuils timides:
vous savez dans quels antres profonds la mer recèle les perles éclatantes
et la pourpre vermeille; vous savez sur quelles côtes se pêche
chaque espèce de poisson; vous savez tant de choses, et le ciel
a permis que vous ignoriez où réside le vrai bien! Aveugles
que vous êtes, vous cherchez sur la terre ce qui est au-dessus des
cieux! Ames grossières! puissiez-vous
courir en forcenés après les honneurs et les richesses, les
acquérir ces faux biens avec des peines incroyables, et détrompés
en fin, venir rendre hommage au bien suprême! C’est tout le mal que
je vous souhaite.
"Je
crois t’avoir suffisamment montré ce que c’est que le faux bonheur,
Si tu t’en crois assez instruit, il ne me reste plus qu’à te faire
connaître le véritable.
—
Je vois clairement, lui répondis-je, que ni les richesses ne peuvent
faire que l’homme se suffise à lui-même, ni les couronnes
le rendre véritablement puissant, ni les dignités véritablement
respectable, ni la gloire véritablement illustre, ni les voluptés
lui procurer une satisfaction par faite.
—
Rien n’est plus vrai, mon cher élève; mais en sais-tu la
raison?
—
Je l’entrevois, lui dis-je; mais je vous supplie de m’en instruire pleinement.
—
Cela vient, me dit-elle, de ce que l’homme divise ce qui est indivisible,
et substitue le faux à la place du vrai, et ce qui n’est qu’imperfection
à ce qui est souverainement parfait. Tu ne peux disconvenir que
quiconque n’a besoin de rien ne soit assez puissant.
—
Non, sans doute.
—
Eh bien! se suffire à soi-même,
et être véritablement puissant, est donc une seule et même
chose, Avançons: ce qui a ces deux qualités réunies
te paraît-il méprisable? n’est-il
pas digne au contraire de la vénération de tout le monde?
Ajoutons donc cette qualité aux deux autres, et des trois ne faisons
qu’un seul et même tout. Te paraîtra-t-il suffisamment illustre?
Ne conviendras-tu pas que ce qui se suffit à soi-même, ce
qui est souverainement puissant et digne d’un souverain respect, n’a pas
besoin d’emprunter une splendeur étrangère?
—
J’en conviens, sans doute.
Ces
quatre qualités réunies ne sont-elles pas la source d’une
joie parfaite?
—
J’en conviens encore; car je ne vois pas que celui qui jouirait de tous
ces avantages, pût jamais avoir aucun
sujet de tristesse,
—
Ces cinq choses donc: n’avoir besoin de rien, être véritablement
puissant, respectable, illustre et heureux, ne diffèrent que dans
les expressions; car, dans le fond, ce n’est qu’une seule et même
chose, Le malheur des hommes vient donc de ce qu’ils divisent ce qui est
essentielle ment indivisible; ils courent seulement après une portion
de cette Unité qui n’a point de parties; et ainsi ils ne parviennent
ni à se procurer le tout, puisqu’ils ne le recherchent pas; ni la
portion qu’ils convoitent, puisqu’elle n’existe point séparément
du tout, Développons cette pensée. Celui qui ne court qu’après
les richesses, qui n’aspire qu’à se délivrer de l’indigence,
ne s’embarrasse point d’être puissant et de dominer; il lui importe
peu d’être dans un état vil et obscur; il renonce même
aux plus innocents plaisirs, pour ne veiller qu’à la conservation
de son argent. Il n’est donc pas suffisamment heureux, puisqu’il est sans
pouvoir, sans joie et sans gloire. Celui au contraire qui ne cherche qu’à
dominer, prodigue ses richesses et méprise les plaisirs. L’honneur
et la gloire, destitués du pouvoir suprême, n’ont pour lui
aucun appas; et dès lors, de combien de choses est-il dé
pourvu! Il manque quelquefois des plus nécessaires; souvent il est
en proie à mille inquiétudes, dont il ne peut se garantir.
Il n’est donc point véritablement puissant, comme il cherchait à
l’être. On doit raisonner de même des dignités, de la
gloire et des voluptés; car comme elles sont indivisibles, on ne
peut les posséder l’une sans l’autre dans un parfait. Quiconque
les recherche séparément ne peut s’en procurer aucune, comme
il le désirerait. Que s’il les recherche toutes, il tend sans doute
à la béatitude; mais la trouvera-t-il dans toutes ces choses,
qui, comme nous l’avons démontré, sont incapables de donner
ce qu’elles promettent? Ce n’est donc pas par ces moyens insuffisants et
trompeurs qu’il faut chercher la vraie félicité.
—
Il faut en convenir, lui dis-je; c’est une vérité incontestable.
—
Te voilà donc instruit, mon cher élève; tu connais
maintenant le faux bonheur, et ce qui y conduit. Tourne à présent
tes yeux du côté opposé, tu y trouveras ce bonheur
véritable que je t’ai promis.
—
Il faudrait être aveugle pour le méconnaître. Vous me
l’avez montré en me faisant le portrait de son contraire, Car, si
je ne me trompe, celui qui est parvenu à la vraie félicité
se suffit à soi-même, est tout à la fois souverainement
puissant et respectable, et jouissant de la plus grande gloire et de la
satisfaction la plus parfaite. Puisque donc toutes ces choses sont inséparables,
ce qui peut nous procurer la jouissance parfaite d’une d’entre elles, nous procure
infailliblement le bonheur véritable.
—
O mon cher élève! te voilà
parfaitement heureux, si à ces vérités tu ajoutes
encore.
—
Eh quoi? dis-je.
—
Attends un moment, et réponds-moi. Penses-tu qu’aucune des choses
périssables que renferme ce bas monde, puisse nous procurer cette
vraie félicité?
—
Non, certainement vous m’en avez pleinement convaincu.
—
Ces apparences du vrai bien ne donnent donc à l’homme qu’une ombre
de bonheur, et ne peuvent lui procurer cette béatitude parfaite
que nous cherchons?
—
Non, sans doute.
—
Puisque tu sais distinguer la vraie béatitude d’avec son fantôme,
il ne te reste plus qu’à savoir où réside cette félicité
suprême.
—
Et c’est, m’écriai-je, ce que je désire avec la plus grande
ardeur ; ce que j’attends avec la plus vive impatience.
—
Me voilà disposée à te satisfaire. Mais si, comme
le dit Platon dans son Timée, on doit, dans les moindres choses,
implorer le secours divin, que penses-tu que nous devions faire pour obtenir
la grâce de trouver dans sa source le bien suprême?
—
Nous devons, lui dis-je, invoquer le Tout-Puissant,
auteur de toutes choses; c’est un devoir indispensable; qui ne s’en acquitte
pas, ne peut rien entreprendre avec succès,
—
Tu as raison, me répondit-elle."
Et
élevant sa voix, elle commença cette invocation Être
infini, créateur du ciel et de la terre, dont la sagesse éternelle
gouverne l’univers depuis le commencement des siècles:
Vous
qui, dans un repos immuable, donnez le mouvement à toute la nature,
rien ne vous a porté à créer ce grand ouvrage que
votre bonté seule. Pour le former, vous n’avez eu d’autre modèle
que vos idées adorables, Source de toute beauté, les beautés
de ce monde ne sont qu’une faible image des vôtres; quoique parfait
dans son tout, pour que cet ouvrage immense fût aussi parfait dans
chacune de ses parties, votre sagesse toute-puissante a su concilier, dans
les éléments, les qualités les plus opposées
entre elles. C’est par ses lois que le froid s’accorde avec le feu, et
l’humide avec son con traire; c’est par ses lois que, malgré sa
légèreté, ce feu subtil et rapide ne s’évapore
point dans les airs; et que, malgré son poids, la terre n’est point
submergée par ce fluide profond qui l’environne. C’est vous qui
avez répandu dans l’uni vers cet esprit puissant qui l’anime, et
qui, sans sortir de lui-même, va distribuer le mouvement dans toute
la nature, et régler les révolutions des cieux sur le modèle
qui s’en trouve dans les idées de l’intelligence infinie. Vous avez
également créé les âmes et les autres substances
spirituelles d’un ordre inférieur. Vous les répandez sur
la terre et dans les cieux, et elles y restent attachées au char
que vous leur avez destiné, jusqu’à ce que, par une loi pleine
de bonté, une flamme divine les ramène à vous qui
êtes leur premier principe. O mon Dieu! ô
mon Père! élevez nos âmes
jusqu’au séjour auguste que vous habitez. Conduisez-nous à
la source du bien, Favorisez-nous de cette lumière céleste
qui seule peut vous découvrir à nos yeux, et les rendre capables
de vous contempler. Dissipez l’obscurité qui vous environne. Brillez
de toute votre gloire. Nous ne pouvons trouver qu’en vous la paix et le
bonheur que nous cherchons; car vous êtes notre premier principe,
notre dernière fin, notre guide, notre soutien. Vous êtes
tout à la fois et le terme heureux auquel nous aspirons et la voie
qui y conduit...
Puisque
je t’ai appris à distinguer le bien parfait d’avec celui qui ne
l’est pas, il faut maintenant te montrer en quoi réside ce bien
suprême, cette souveraine félicité; et pour parvenir,
examinons d’abord si ce bien, tel que tu l’as défini il y a un moment,
existe véritablement dans la nature: sans cela nous courons après
un vain fantôme, en croyant chercher la vérité. Mais
je crois qu’on ne peut nier qu’un tel bien existe, et qu’il est la source
de tous les biens; car nous n’appelons une chose imparfaite que parce qu’il
lui man que quelque chose de ce que Contient ce qui est plus parfait. Si
donc, dans quelque genre que ce soit, on reconnaît quelque imperfection,
on doit conclure que, dans ce même genre, il y a quelque chose de
parfait. Si l’on suppose en effet qu’il n’y a rien de parfait dans la nature,
on ne pourra jamais comprendre comment ce qui est imparfait peut exister
; car la nature n’a point commencé
ses ouvrages par des choses imparfaites. D’abord elle a produit ce qui
est parfait et accompli, et ensuite, comme lasse et épuisée
par ses premières productions, elle a fait paraître quelque
chose de moins parfait. Si donc on trouve dans les choses périssables
de ce monde quelque ombre de félicité, on ne peut douter
qu’il n’y ait un bien plus réel, capable de nous procurer une félicité
plus solide et plus parfaite.
—
J’en conviens, lui répondis-je.
—
Apprends donc maintenant, me répliqua-t-elle où elle réside.
Il ne faut qu’une étincelle de raison pour comprendre que Dieu,
principe de toutes choses, est souverainement bon; et que puisqu’il est
le meilleur de tous les êtres, le bien parfait ne réside et
ne peut résider qu’en lui seul. Sans cela, il ne serait pas au-dessus
de tous les autres êtres, puisqu’il y en aurait quelque autre de
plus excellent, dans lequel résiderait le bien parfait, et dont,
par conséquent, l’existence pré céderait la sienne;
car il est évident que les êtres les plus parfaits ont précédé
les autres. Ainsi, pour ne pas faire une progression qui aille à
l’infini, il faut convenir que le Dieu suprême est la plénitude
de tous biens et de toutes perfections, et conséquemment qu’en lui
réside la vraie béatitude.
—
O la grande, ô l’aimable vérité! m’écriai-je.
—
Mais, ajouta-t-elle, afin que tes sentiments soient aussi purs qu’invariables:
comprends bien en quel sens j’ai dit que le souverain bien est en Dieu.
Ne va pas te persuader que ce principe tout-puissant de toutes choses,
ait reçu d’un autre principe ce bien parfait qui est en lui; ni
que ce Dieu en qui réside la vraie béatitude, et cette souveraine
béatitude, soient d’une nature différente. Car si Dieu avait
reçu ses perfections d’un autre principe, celui-ci serait sans doute
plus excellent que Dieu même; car celui qui donne est préférable
à celui qui reçoit. Or nous faisons, avec raison, profession
de croire que Dieu est le plus excellent de tous les êtres; il ne
peut donc tenir ce qui est en lui que de sa propre nature, Que s’il tient
de sa propre nature ce bien parfait dans lequel consiste la félicité,
mais que ce bien soit distingué de la nature divine, qui comprendra
jamais d’où peut venir leur union? Et ce qui achève de prouver
que le bien parfait et Dieu ne sont point deux choses différentes,
c’est qu’il est certain que ce qui est différent du souverain bien,
ne peut être le souverain bien lui-même; ce qu’il serait impie
de dire ou de penser de Dieu, puisque, ainsi que je viens de le dire, il
est, par sa nature, le plus excellent de tous les êtres. Car c’est
une vérité constante, que rien ne peut être meilleur
que son principe; d’où je conclus que ce qui est le premier principe
de toutes choses, est en même temps, par sa propre nature, le plus
parfait de tous les biens, le bien suprême. Or, le bien suprême
et la vraie félicité ne sont qu'une seule et même chose;
tu en conviens. Dieu est donc notre
vraie, notre souveraine félicité.
—
Je ne peux, lui dis-je, contester la vérité de vos principes,
ni les justes con séquences que vous en tirez.
—
Voici encore, ajouta-t-elle, un argument qui les confirme, Il ne peut y
avoir deux souverains bien différents l’un de l’autre; car s’ils
sont différents, il est évident que l’un n’a pas ce qu’a
l’autre. Aucun des deux ne sera donc parfait, puis qu’il manquera à
chacun ce qui est propre à l’autre. Or, ce qui n’est pas parfait
ne peut être souverainement bon; il ne peut donc y avoir deux biens
suprêmes différents l’un de l’autre. Ainsi, puisque, comme
nous l’avons montré, Dieu est le souverain bien, et que la vraie
félicité est aussi le souverain bien, il s’ensuit que, la
félicité suprême et la divinité sont une seule
et même chose.
—
On ne peut certainement, m’écriai-je, rien dire de plus vrai, de
plus juste, ni de plus digne de Dieu.
—
Je ne m’arrête pas là, me dit-elle; je veux, suivant la méthode
des géomètres, tirer des propositions que j’ai prouvées,
cet excellent corollaire. Si les hommes ne sont heureux qu’en parvenant
à la béatitude, et que la béatitude soit la divinité
même, ils ne sont donc heureux qu’en parvenant à la divinité,
Or, comme la justice fait les justes, et la sagesse les sages, la divinité
fait les dieux. Tous les hommes donc qui sont parfaitement heureux, sont
autant de dieux.
—
Dieux, dis-je, par participation; car il n’y a qu'un Dieu par essence.
—
Mais quelque beau que ce corollaire te paraisse, je vais y ajouter quelque
chose de plus beau et de plus excellent encore. Écoute: la béatitude
paraissant renfermer tant de choses, ces choses sont-elles, si j’ose m’exprimer
ainsi, comme autant de membres nécessaires pour former le corps
entier de la béatitude, ou en est-il une qui soit comme l’essence
constitutive de la béatitude, et à laquelle les autres se
rap portent comme autant de propriétés?
—
Faites-moi comprendre cela, je vous prie.
—
La béatitude, ajouta-t-elle, n’est-elle pas un bien?
—
Oui, sans doute, et même elle est le souverain bien.
—
Mais, ajouta-t-elle, être parfaite ment suffisant à soi-même,
souveraine ment puissant, et jouir de la gloire la plus éclatante
et de la satisfaction la plus entière, n’est-ce pas la vraie béatitude?
—
Oui, sans doute; et qu’en concluez-vous?
—
Toutes ces espèces de biens sont-elles donc autant de parties de
la béatitude, ou se rapportent-elles au souverain bien, comme à
leur principe?
—
Je crois entendre votre question, mais je désire ardemment que vous
y répondiez vous-même.
—
Je vais te satisfaire et t’apprendre ce que tu dois penser. Si toutes ces
choses étaient des parties de la béatitude, elles seraient
différentes les unes des autres; car telle est la nature des parties,
que différentes entre elles, elles constituent ce pendant un seul
et même tout. Mais je t’ai déjà démontré
que toutes ces choses ne diffèrent en rien; ne les regardons donc
pas comme les parties constituantes de la béatitude. D’ailleurs, ii
est certain que toutes se rapportent au bien en général;
car on ne les recherche que parce qu’elles ont l’apparence du bien. Le
bien est en effet l’unique objet de nos désirs, et jamais nous ne
nous porterons à rechercher avec ardeur ce qui n’est pas, ou du
moins ce qui ne nous parait pas être un bien; et au contraire, nous
sommes naturellement portés à ce qui se présente à
nous sous l’apparence du bien, quand même ce n’en serait pas véritablement
un. Le bien, encore une fois, est donc l’unique objet des désirs
de notre âme; car ce qui nous porte à désirer une chose,
est plus réellement l’objet de nos désirs que la chose elle-même.
Si quelqu’un, par exemple, veut aller à cheval pour sa santé,
il désire certainement plus sa santé que le plaisir de monter
à cheval. Puisque donc nous ne désirons aucunes choses qu’à
cause du bien que nous croyons trouver en elles, c’est moins vers ces choses
que vers le bien lui-même que tendent nos désirs. Or, nous
avons établi pour principe que ce centre où tous nos désirs
aboutissent, est la béatitude; la béatitude et le vrai bien
sont donc essentiellement une seule et même chose, tu ne peux pas
en disconvenir. Or, je t’ai fait voir que Dieu et la béatitude sont
aussi une même chose; Dieu est donc par essence le véritable,
le souverain bien.
"Approchez,
venez ici, misérables esclaves de la cupidité des choses
de ce monde! vous y trouverez un repos durable,
un port assuré, un asile inviolable ouvert à tous les malheureux,
Tous les trésors que roulent avec eux le Tage et l’Hermus,
tous ceux que l’Inde renferme en son sein, dans le climat brûlant
où il cou1e sur un sable parsemé d’émeraudes et de
diamants; tous ces objets funestes de votre convoitise, mortels insensés! toutes
ces brillantes productions que la sage nature a enfouies dans de profondes
cavernes, ne servent qu’à vous aveugler de plus en plus. La lumière
des cieux, cette lumière qui en fait l’ornement, qui les anime et
les conduit; cette lumière divine peut seule dissiper les ténèbres
de votre âme. Sans son secours, vous courez infailliblement à
votre perte. Lumière aussi salutaire que brillante, quiconque en
est éclairé n’est plus frappé de l’éclat du
jour: toute la splendeur du soleil s’éclipse et s’évanouit
devant elle.
—
Cette lumière, lui dis-je, vous l’avez fait briller à mes
yeux. Jeconviens de tout ce que vous venez
de dire, vous l’avez appuyé par les raisons les plus solides et
les plus persuasives.
—
Mais n’estimerais-tu pas encore plus, reprit-elle, l’avantage de connaître
la nature du vrai bien?
—
Je l’estimerais infiniment, puisque je parviendrais en même temps
à connaître Dieu, qui est le souverain bien.
—
Je vais te satisfaire, ajouta-t-elle, en partant de ce que je viens dire,
comme d’autant de principes incontestables. Je t’ai fait voir que ce que
l’on ne peut trou ver qu’en plusieurs choses, ne peut être le vrai
bien, le bien parfait, puisque ces choses étant différentes
entre elles, ce qui serait dans l’une manquerait nécessaire ment
à l’autre, et qu’ainsi aucune ne pourrait procurer le vrai bien,
qui, comme je te l’ai montré ensuite, ne peut se rencontrer que
dans le seul être où se trou vent réunies l’indépendance
absolue, la puissance suprême, la véritable gloire et la souveraine
volupté, qui, séparées les unes des autres, ne seraient
pas dignes de nos désirs, et qui ne sont le véritable bien
que par leur réunion. Le bien suprême ne se trouve donc que
dans la parfaite unité; ils ne sont l’un et l’autre qu’une même
substance, puisqu’ils ont les mêmes effets. Considérons maintenant
que les choses ne subsistent que par l’union, et que la désunion
les fait périr. Dans les animaux, par exemple, tant que le principe
qui les anime est uni au corps, l’animal existe; il vit mais que cette
union cesse, que ce principe de vie se sépare du corps, il périt;
il n’est plus. Le corps de l’homme subsiste tant que les membres qui le
composent sont réunis; mais si on les sépare, si on les désunit,
s’ils cessent de former un seul et même tout, ce n’est plus qu’une
masse informe. Si je parcours ainsi tous les êtres, je te ferai voir
que l’union les fait subsister, et que la désunion les détruit.
Or, il n’est point d’être qui, tant qu’il suivra l’instinct de sa
nature, abandonne le soin de sa conservation, cherche sa destruction et
sa fin. Sans ‘doute les animaux qui jouissent de la faculté de vouloir
et de ne pas vouloir, ne renonceront point d’eux-mêmes à la
vie; chacun d’eux travaille à sa conservation, et fuit la mort avec
horreur.
—
Mais dois-je penser de même des arbres et des plantes? dois-je
le penser des choses inanimées?
—
Sans doute, tu le dois. Car pour parler d’abord des espèces végétatives,
ne les vois-tu pas naître chacune dans les terrains qui leur sont
les plus convenables et les plus propres à leur procurer la durée
dont elles doivent jouir, selon leur nature? Les unes couvrent nos champs,
les autres croissent sur les montagnes; celles-là prennent naissance
dans le sol fangeux d’un marais; celles-ci s’attachent aux rochers; il
en est même que produit abondamment un sable aride, et stérile
pour tout le reste. Changez-les de terrain, elles périront incontinent.
La nature leur a assigné, s’il est permis de parler ainsi, à
chacune leur pays natal; tant qu’elles y restent, cette sage mère
en prend soin, et les y conserve tout le temps que, selon les lois générales,
elles doivent y demeurer, Pour leur fournir la subsistance, de profondes
racines vont puiser dans les entrailles de la terre les sucs qui forment
et nourrissent la moelle, le bois et l’écorce dont elles sont composées.
Quelle attention de la nature! ce qu’elles ont de plus délicat,
la moelle, par exemple, est toujours au centre, enveloppée de plusieurs
couches d’un bois dur, qui lui-même est revêtu d’une écorce
épaisse, espèce de cuirasse destinée à défendre
le corps de la plante, des injures de l’air et des saisons, Peut-on voir
sans admiration le soin que cette mère féconde a pris pour
multi plier et conserver les espèces par des graines et des semences
qui se développent par succession, les reproduisent sans cesse,
et semblent leur assurer une espèce d’immortalité? Les choses
mêmes qui nous paraissent inanimées n’ont-elles pas aussi
une espèce d’instinct pour ce qui leur est propre? Le feu, par sa
légèreté, s’élève vers le ciel; la terre,
par son poids, retombe toujours sur elle-même. Ainsi chaque élément
a le mouvement, et la région qui lui est propre; là il trouve
le principe de sa subsistance, ailleurs il trouverait celui de sa destruction.
Les corps durs, les pierres, par exemple, ont leurs parties fortement attachées
les unes aux autres, comme pour résister à leur destruction.
Les fluides au contraire, comme l’air et l’eau, cèdent facilement
et se divisent au moindre effort; mais aussitôt leurs parties se
réunissent sans laisser la moindre trace de leur division. Pour
le feu, il n’en souffre aucune, En parlant du penchant qui nous porte à
tout faire pour notre conservation, je n’entends point parler des mouvements
libres et volontaires de l’âme, mais des simples mouvements naturels,
tels que sont ceux qui nous font faire la digestion sans que nous nous
en apercevions ou qui entretiennent en nous la respiration, pendant que
nous dormons profondément. Ainsi les animaux ne désirent
pas leur conservation par un désir libre et réfléchi,
mais par le simple instinct de leur nature. De là vient que souvent,
tandis que la nature en est saisie d’horreur, la volonté de l’homme
reçoit la mort avec tranquillité, avec joie même; et
souveraine maîtresse d’elle-même, elle renonce quelquefois
au penchant invincible qui le porte à multiplier et à éterniser
son espèce. Ainsi, par un instinct général, tout cherche
à conserver son existence, et dans les idées de la Providence,
cet instinct est le principe le plus efficace de la subsistance de tous
les êtres créés.
—
Je vois à présent de la manière la plus claire ce
qui tantôt me paraissait très incertain.
—
Tout cherche donc sa conservation, reprit-elle. Or tout ce qui cherche
sa conservation, craint sur toutes choses la division de ses parties. En
effet, si on détruit son unité, on détruit son être;
ainsi tout tend à l’unité. Or, je t’ai montré que
la parfaite unité et le vrai bien sont une même chose tout
tend donc au bien, et on peut le définir parfaitement, en disant
"Le bien est ce que tout désire."
—
Rien n’est plus vrai que ce que vous venez de dire; car, ou les choses
n’ont aucune fin à laquelle elles tendent, et alors tout ira au
hasard; ou il y a une fin dernière à laquelle tout se rapporte,
et cette fin dernière ne peut être que le souverain bien.
—
Quelle joie pour moi, s’écria-t-elle! tu
commences, mon cher élève, à comprendre la vérité;
et ce qui t’y a conduit, c’est la connaissance de la fin de toutes choses.
Or, comme c’est à cette fin que tout tend, et que le bien est aussi
le but où tendent tous nos désirs, nous avons raison d’en
conclure que le souverain bien est la fin de toutes choses.
"Si
nous désirons sincèrement connaître la vérité,
et que nous ne cherchions pas à nous faire illusion, rentrons en
nous mêmes, portons le flambeau jusqu’au fond de notre coeur, nous
y trouverons le trésor que nous cherchons vainement au dehors de
nous-mêmes. La vérité, que de sombres nuages dérobaient
à nos yeux, nous paraîtra alors plus brillante que le soleil:
car cette masse terrestre qui enveloppe notre âme, n’en peut éteindre
entière ment la lumière. Nous portons au dedans de nous-mêmes
le germe de toutes les vérités; l’étude et l’instruction
ne servent qu’à l’y faire éclore. Sans cela, comment pourrions-nous
répondre si promptement et si bien aux interrogations que l’on nous
fait? La lumière était en nous; et pour la ranimer, il ne
fallait qu’une étincelle d’un feu étranger: et si cela est
ainsi, Platon a bien raison de dire, que ce que nous croyons apprendre,
nous le savions déjà, et que toute la science consiste à
se ressouvenir de ce qu’on a oublié sans s’en apercevoir.
—
Platon a raison sans doute; car c’est déjà pour la seconde
fois que vous me rappelez toutes ces choses. J’en ai deux fois perdu la
mémoire. La première, quand mon âme a participé
à la contagion de la masse terrestre qui lui sert de prison ; et
la seconde, lorsque l’excès de ma douleur a comme étouffé
toutes ses facultés.
—
Eh bien! reprit-elle, si tu réfléchis mûrement sur
tous les principes dont tu viens de convenir, tu te rappelleras bien tôt
par quels ressorts la Providence divine régit l’univers, ce que
tu croyais n’avoir jamais su.
—
Il est vrai que quoique je vous aie avoué que j’étais sur
cet article dans la plus profonde ignorance, j’entrevois en ce moment ce
que vous voulez m’en dire; je vous supplie néanmoins de bien vouloir
m’en instruire à fond.
—
Ne m’as-tu pas avoué, il y a un moment, que la sagesse divine gouverne
le monde?
—
Je l’ai avoué, sans doute, et je le confesse encore c’est une vérité
dont je ne me départirai jamais, et voici les raisons qui me portent
à le croire. Ce monde est composé de parties si différentes
et si contraires, qu’elles n’auraient jamais pu for mer un tout si régulier,
si un être souverainement puissant ne les avait réunies ensemble,
et cette union n’aurait pas subsisté longtemps entre des choses
qui tendent mutuellement à s’entre-détruire, si cet être
suprême n’avait pas conservé, par sa sagesse, ce qu’il a formé
par sa puissance. L’ordre invariable qui règne dans toute la nature,
ces mouvements si réglés, qui se font toujours dans les mêmes
espaces de temps et de lieu, avec les mêmes influences et avec les
mêmes effets, ne peuvent être que l’ouvrage d’un être
infini, qui, immuable, fait tout mouvoir; et ce’ principe créateur
et modérateur de toutes choses, quel qu’il soit, je le reconnais
pour mon Dieu.
—
Tu penses si bien, me dit-elle, que je ne te crois pas fort éloigné
de parvenir à la béatitude, et de revoir ta vraie patrie.
Mais revenons au sujet de notre entretien. Nous avons dit que Dieu est
la souveraine béatitude, et qu’une des principales propriétés
de la béatitude, est de se suffire à soi-même. Par
conséquent Dieu n’a besoin d’aucun secours étranger pour
gouverner l’univers: car s’il en avait le moindre besoin, on ne pourrait
pas dire qu’il se suffit à lui-même. C’est donc par lui-même
qu’il régit tout: or il est le vrai bien par essence; c’est donc
par le souverain bien que tout est conduit; il est le mobile et comme le
gouvernail de tout l’univers; c’est par lui qu’il existe, et il ne subsiste
que par lui.
—
J’en conviens de tout mon coeur, m’écriai-je, et j’avais quelque
idée que vous vouliez en venir là.
—
Tu commences donc à connaître la vérité; écoute:
ce qui me reste à te dire te la fera comprendre de plus en plus.
Dieu se servant du bien comme d’un gouvernail pour tout conduire en ce
monde, et tout, comme je te l’ai montré, tendant naturellement au
bien, peut-on douter que tout n’obéisse volontairement aux lois
de cet être suprême? autrement
son gouvernement, loin de faire le bonheur des êtres qu’il gouverne,
serait une espèce de servitude et de tyrannie. Ainsi, tant qu’on
se conduira par le véritable instinct de la nature, on ne s’opposera
point aux volontés du Créateur. Eh! qui
pourrait s’y opposer, puisque étant la souveraine béatitude,
il est souverainement puissant? Rien donc ne veut ni ne peut résister
au souverain bien. C’est donc ce bien suprême qui conduit avec force,
et règle tout avec douceur.
—
Ce que vous me dites, et la manière dont vous le dites, me plaisent
égale ment, et les hommes insensés devraient bien rougir
des vaines objections qu’ils font avec tant d’ostentation contre ces vérités.
—
La fable, reprit-elle, en te racontant les attentats des géants,
et leur révolte contre le ciel, n’a pu te dissimuler qu’ils ont
été terrassés et punis, comme ils le méritaient,
par la force et par la douceur tout ensemble. Téméraires
comme eux, ces insensés dont tu parles auront le même sort.
Mais opposons leurs raisons aux miennes, peut-être du choc de ces
raisons contraires, sortira-t-il quelque étincelle de vérité.
Dieu est tout-puissant, tu le sais, et personne n’en doute, S’il est tout-puissant,
il n’y a rien qu’il ne puisse faire; cependant tu conviendras qu’il ne
peut faire le mal le ruai n’est donc rien, puisque celui qui peut tout
ne le peut faire.
—
Prenez-vous donc plaisir, répliquais-je, à m’embarrasser
dans un labyrinthe de raisonnements dont il paraît impossible de
se retirer? Cette multiplicité de principes n’est-elle point contraire
à l’infinie simplicité de l’essence divine? Tantôt
vous commenciez par la béatitude: vous disiez qu’elle est le Souverain
bien, et vous ajoutiez que le souverain bien est Dieu; que Dieu est la
vraie béatitude, et que quiconque jouit de cette béatitude,
est Dieu. Vous avez ajouté que l’essence du vrai bien est en même
temps l’essence de Dieu et celle de la béatitude, et que le vrai
bien est celui que tout désire, vous avez dit ensuite que la bonté
de Dieu est le sceptre dont il gouverne le monde; que tout en suit volontairement
les lois, et vous avez fini par dire que le mal n’est point un être
réel. Vous avez tiré toutes ces propositions les unes des
autres, et vous ne les avez appuyées que sur des raisons tirées
d’elles-mêmes, sans en chercher au dehors.
Non,
mon cher élève, non, reprit-elle, je n’ai point voulu t’embarrasser,
mais t’instruire et par la grâce du Dieu que nous avons invoqué,
nous voilà par venus à expliquer ce qu’il y a de plus difficile
et de plus important. Telle est en effet la nature de l’essence divine,
qu’elle ne se communique à aucun être, et n’admet rien d’étranger
en elle, mais, comme le dit Parménides,
c’est un cercle infini de perfections, qui se renferment toutes les unes
les autres. J’ai donc dû ne point chercher au dehors les raisons
des grandes vérités que je viens d’établir, mais les
tirer du fond même de ces vérités; car, comme le pense
excellemment Platon, les raisons doivent toujours être analogues
au sujet que l’on traite.
"Heureux
qui, brisant les tristes liens qui nous attachent à la terre, peut
s’élever vers le bien suprême et le contempler dans sa source.
Le fameux chantre de Thrace, déplorant la perte de sa chère
Eurydice,
tira de sa lyre des sons si touchants, qu’il rendit tous les êtres
sensibles à son malheur. Les forêts couraient après
lui; les fleuves suspendaient leur cours impétueux; les animaux
les plus farouches, oubliant leur férocité, laissaient ceux
dont ils ont accoutumé de faire leur proie écouter en paix
le chantre divin. Les lions cruels, la biche timide, le chien affamé
et le lièvre craintif, n’étaient plus sensibles qu’à
la douceur de ses accords. Mais voyant que ses sons, capables de tout charmer,
ne pouvaient charmer sa douleur: "Impitoyables dieux du ciel! s’écria-t-il,
puisque vous êtes insensibles «à ma voix, je cours implorer
le dieu des enfers." Arrivé sur les sombres bords, il met en
usage toute la science de sa mère; sa voix, d’accord avec sa lyre,
exprime de la manière la plus touchante toute la force de sa douleur,
et toute l’ardeur de son amour.! adresse
à Pluton les voeux les plus ardents et les plus tendres. A ses accents
enchanteurs, Cerbère étonné reste sans voix; les furies
vengeresses, devenues sensibles, pleurent pour la première fois;
la roue, instrument éternel du supplice d’Ixion, s’arrête
subitement; Tantale oublie la soif qui le dévore, et ne cherche
plus à l’éteindre. Le cruel vautour, qui déchire sans
cesse les entrailles sans cesse renaissantes de l’infortuné Titie,
rassasié des sons enchanteurs, oublie sa voracité; Pluton
lui-même, l’inflexible Pluton, sent la compassion naître au
fond de son âme. "Je suis vaincu, dit-il; Orphée, tu triomphes! la
vie et la liberté d’Eurydice seront la récompense de l’harmonie
victorieuse de tes chants. Je te la rends; mais voici la loi que je t’impose.
Tant que tu seras dans les enfers, garde-toi de jeter les yeux sur elle
si tu la regardes, tu la perds." Mais qui peut donner des lois à
l’amour? L’impérieux amour n’en reçoit que de lui-même.
Près de franchir la barrière qui sépare les enfers
du séjour des vivants, Orphée ne put
résister à l’impatience de son amour. Il regarda Eurydice,
et il la perdit pour toujours. Cette fable est une instruction pour quiconque
aspire au ciel. Si, vaincu par ses passions, il jette un regard de complaisance
sur les faux biens de ce bas monde, il perd au même instant tous
les droits qu’il avait à l’héritage céleste."
A
Philosophie me disait toutes ces choses avec autant de majesté que
de douceur; elle allait reprendre la parole, lorsque, pressé par
le chagrin que j’avais encore au fond de mon coeur, je l’arrêtai
en lui disant:
"Toutes
les vérités dont vous m’avez entretenu jusqu’à ce
moment, me paraissent invinciblement établies, et par la solidité
de vos raisons, et par l’évidence dont elles portent le divin caractère
en elles-mêmes; mais vous ne m’avez rien appris d’absolument nouveau.
Vous n’avez fait que me rappeler ce que la force de la douleur m’avait
fait entièrement oublier. Mais pour guérir entièrement
cette douleur qui m’accable, il faudrait en détruire la cause, et
la voilà. Je suis inconsolable
de voir qu’un Dieu souverainement bon souffre que le mal se fasse, et le
laisse impuni. Vous conviendrez que cette seule idée
suffit pour jeter l’âme dans la plus grande consternation: mais voici
ce qui m’alarme encore davantage. Tandis que la méchanceté
prospère et règne ici-bas, la vertu non seulement est privée
des justes récompenses qu’elle mérite, mais abattue, méprisée,
les méchants la foulent aux pieds, et lui font souffrir les peines
qui ne sont dues qu’aux crimes; et cela se passe sous l’empire d’un Dieu
qui sait tout, qui peut tout, et qui ne veut que le bien! Voilà
ce dont on ne peut ni assez s’étonner ni trop se plaindre.
—
Ce serait sans doute, me répondit-elle, le renversement le plus
déplorable et le plus monstrueux si, comme tu te l’imagines, dans
une maison aussi bien réglée que celle du souverain Père
de famille, ce qu’il y a de plus vil était en honneur, tandis que
ce qu’il y a de plus précieux serait dans l’humiliation et dans
le mépris. Mais il n’en est pas ainsi; car en posant pour principes
les vérités que nous venons d’établir, tu comprendras,
avec l’aide de celui dont le gouvernement est le sujet de notre entretien,
que la vraie puissance est le partage des bons, et que les méchants
sont toujours faibles et méprisables; que le vice n’est jamais sans
châtiment, ni la vertu sans récompense; que les gens de bien
sont toujours véritablement heureux, et les méchants toujours
réellement malheureux, et plusieurs autres vérités
semblables qui feront cesser tes plaintes, et te rempliront d’un courage
à toute épreuve. Et puisque je t’ai fait connaître
la nature et le séjour de la béatitude, je crois que, sans
m’arrêter à bien des choses qui ne sont pas absolument nécessaires,
je dois te montrer tout de suite le chemin qui doit te conduire à
ta véritable patrie. Je donnerai des ailes à ton âme,
afin que sortant de l’abattement où elle est plongée, elle
puisse s’élever à cette patrie désirable. Je lui en
montre rai le chemin; je lui servirai de guide, et je lui fournirai tous
les moyens nécessaires pour y parvenir en sûreté.
"J’ai
des ailes capables de me porter au-dessus des nues: par leur secours, l’âme
méprisant ces bas lieux, s’élève dans les airs, laisse
derrière elle les nuages et les tempêtes, vole au-dessus de
la sphère du feu, pénètre jusqu’à ces maisons
brûlantes que le soleil habite successivement; elle suit ce bel astre
dans toute sa course; elle s’élève au-dessus de la plus haute
des planètes, s’élance impétueusement d’un pôle
à l’autre, parvient jusqu’au plus haut de l’empirée, et vole
ensuite au séjour de la lumière éternelle. C’est là
que le roi des rois a établi son trône sur des fondements
inébranlables, C’est de là qu’il gouverne le monde, et que,
quoique immuable, il se porte partout sur son char rapide. Si tu as le
bonheur de revenir un jour dans cette demeure auguste que tu cherches sans
te ressouvenir que tu l’as connue, tu t’écrieras: "Ah! voilà
ma "patrie, je m’en souviens; c’est de là que "je suis sorti; c’est
là que je veux demeurer éternellement." Alors, si du haut
de ce séjour de lumière tu daignes abaisser tes yeux sur
ces ténèbres épaisses qui couvrent la face de la .terre,
tu verras que ces fiers tyrans qui font trembler des peuples, ne sont,
malgré toute leur grandeur, que de vils esclaves, que de malheureux
exilés.
—
Vous me faites là de bien magnifiques promesses: hâtez-vous
de les remplir; car je ne doute point que vous ne soyez en état
de le faire: hâtez-vous de satisfaire les désirs que par ces
promesses vous avez fait naître dans mon coeur.
—
Je le veux bien, me répondit-elle, et je commence par te faire voir
que les gens de bien toujours véritablement puissants, et que les
méchants sont la faiblesse même. Ces deux propositions se
démontrent l’une par l’ car le bien et le mal étant deux
contraires, dont les qualités s’excluent mutuellement, si les gens
de bien sont puissants, il s’ensuit que les méchants ne le sont
pas; et si je montre, au contraire, que les méchants sont sans puissance,
il est évident qu’elle est le partage des gens de bien. Mais pour
rendre ma démonstration plus complète, je ne m’en tiendrai
pas à l’une de ces deux propositions; je les démontrerai
alternativement l’une et l’autre, Il y a deux principes qui concourent
nécessairement aux actions des hommes: la volonté et le pouvoir.
Le défaut de l’une ou de l’autre est un obstacle insurmontable à
tous les actes humains. Car si le vouloir manque, l’homme n’essaie seulement
pas d’agir; et s’il manque de pouvoir, en vain s’efforce rait-il de le
faire. Ainsi, quand tu vois quelqu’un ne point parvenir à ce qu’il
désire avec ardeur, tu conclus d’abord qu’il n’en a pas le pouvoir;
et, par une conséquence contraire, s’il y parvient, tu ne doutes
point qu’il n’ait été puissant à cet égard.
Or, tu ne doutes pas non plus que la force consiste à pouvoir agir,
et la faiblesse à ne le pouvoir pas.
—
Rien n’est plus clair que ce raisonnement.
—
Eh bien continua-t-elle, te souviens-tu que je t’ai montré que tous
les hommes, par un penchant naturel, tendent à la béatitude,
quoiqu’ils prennent différentes routes pour y parvenir? Te rappelles-tu
aussi que la béatitude et le bien sont une même chose, et
qu’ainsi on ne peut aspirer à celle-là sans aspirer à
l’autre? Par conséquent, tous les hommes, les méchants comme
les bons, tendent naturellement au bien. Or, il est certain que les bons
ne sont tels que parce qu’ils parviennent au bien ils parviennent donc
au but de leurs désirs; et les méchants, au contraire, cesseraient
de l’être, s’ils parvenaient à ce but désirable. Reprenons
ce raisonnement en peu de mots. Les bons et les méchants tendent
naturellement au bien. Les premiers y parviennent les autres n’y parviennent
pas; les premiers ont donc en partage le pouvoir dont il faut nécessairement
que les autres manquent, puisqu’ils n’y parviennent pas.
—
Cela, lui dis-je, me parait indubitable et fondé sur la nature des
choses, et sur les conséquences les plus justes.
—
Supposons, reprit-elle, que de deux hommes qui ont tous les deux le même
projet, l’un l’accomplisse naturellement, et que l’autre, prenant toute
autre route que celle que la raison lui dicte, ne par vînt point
à l’accomplir, et ne fît que
l’uni ter, lequel des deux croirais-tu le plus puissant? Et pour te faire
mieux comprendre mon idée: marcher, n’est-il pas vrai, est un mouvement
naturel à l’homme; ses pieds sont naturellement destinés
à cet office. Si donc, pour marcher, l’un ne se sert que de ses
pieds, et que l’autre ait besoin, pour le faire, de se servir encore de
ses mains, lequel des deux penses-tu être le plus fort? Certainement,
c’est celui qui, tout naturellement et sans effort, fait ce que l’autre
ne peut faire.
Mais
tu me demanderas peut-être à quoi nous mène ce raisonnement,
Le voici. Le souverain bien est l’objet désirable dont l’acquisition
est proposée aux méchants comme aux bons ceux-ci y parviennent
naturellement par le véritable chemin, qui est celui de la vertu;
les méchants, au contraire, s’efforcent inutilement d’y par venir,
parce qu’ils suivent les routes égarées que leurs passions
leur font prendre.
—
J’entends cela, et j’en conclus avec vous, ainsi que des principes dont
j’étais convenu, que la vraie puissance est le partage des bons,
et la faiblesse, celui des méchants.
—
Tu vas droit à la vérité, et c’est une marque assurée
des progrès de ta convalescence. Mais, pour mettre à profit
les heureuses dispositions où je te vois, je veux entrer dans un
plus grand détail, et te donner de nouvelles preuves. Tu vois déjà
quelle est la faiblesse des méchants qui ne peuvent parvenir à
ce but commun, où les porte si fortement le penchant de la nature;
penchant impérieux et presque invincible, et qui pourtant est en
eux sans effet. Que leur impuissance est donc grande, et qu’elle est funeste!
Car ce n’est pas seulement de quelques avantages frivoles qu’ils se voient
privés, mais de la seule chose essentielle. Ils la cherchent sans
cesse; ils courent après elle jour et nuit, et, les misérables
qu’ils sont! ils ne peuvent jamais l’atteindre;
leurs vains efforts ne font que manifester leur faiblesse, tandis que les
gens de bien font à cet égard le plus heureux usage de la
supériorité de leurs forces. Tu regarde rais, en effet, comme
supérieur en force et en vigueur, celui qui, de son pied, par viendrait
au bout de l’univers; tu dois donc regarder comme un prodige de force,
celui qui est parvenu au but suprême, à ce but où se
terminent et ses désirs et nos idées. Par la raison contraire,
tout scélérat est rempli de faiblesse. Car pourquoi les méchants
se livrent-ils au vice? Est-ce parce qu’ils ignorent le vrai bien? Une
semblable ignorance est la preuve certaine de la petitesse de leur génie.
Connaissent-ils leurs devoirs, et ne s’en écartent-ils que parce
que la convoitise et les passions les en éloignent et les précipitent
dans l’abîme du vice? Nouvelle preuve de leur faiblesse, puisqu’ils
ne peuvent résister à ces ennemis de leur bonheur. Est-ce
avec une pleine connaissance et une volonté décidée
qu’ils abandonnent la vertu pour se livrer au crime? En ce cas, non seulement
je ne leur connais plus de vraie force, mais je ne les regarde plus comme
des hommes. Car c’est n’être plus rien que de ne pas tendre à
ce qui est la fin de tout ce qui existe. Quand je dis que les méchants,
qui font le plus grand nombre des hommes, ne sont rien, cela paraît
un paradoxe étrange. Rien de plus vrai pourtant; car je ne nie pas
qu’ils existent en qualité d’hommes méchants, mais je nie
qu’ils Soient simplement, et à proprement parler, des hommes. Un
cadavre est un homme mort, mais ce n’est point véritablement un
homme. Ainsi, les méchants sont des hommes vicieux; mais ils ne
méritent point au vrai la qualité d’hommes. Car pour être
quelque chose, il faut en conserver le rang et le caractère; dès
qu’on s’en écarte, on cesse d’être ce qu’on était.
Mais les méchants, me dira-t-on, ont pourtant une espèce
de puissance. J’en conviens; niais cette puissance pernicieuse est la suite
fatale de l’excès de leur faiblesse. Ils ne sont puissants que pour
le mal; et, s’ils avaient le vrai pou voir, qui est le partage des gens
de bien, ils seraient dans l’heureuse impuissance de faire le mal. Mais
plus ils ont de dis position et de force pour le faire, plus ils montrent
qu’ils ne peuvent rien; puisque, comme nous l’avons fait voir, le niai,
à parler strictement, n’est rien. Pour te donner encore une idée
plus précise de l’espèce de puissance dont jouissent les
méchants, rappelle-toi que le souverain bien est le plus puissant
de tous les êtres: et cependant il ne peut faire le mal; tu en conviens.
Revenons maintenant aux hommes: à moins qu insensé, on ne
peut pas dire qu’ils soient tout-puissants; or, ils peuvent faire le mal.
—
Ah! je ne le sais que trop, lui dis-je; plût
au ciel qu’ils fussent impuissants à cet égard!
—
Puisque donc, ajouta-t-elle, le souverain Être, qui ne peut faire
que le bien, est tout-puissant, et que les faibles mortels si puissants
pour le mal, ne le sont pas pour bien d’autres choses, concluons que le
pouvoir de faire le mal est au fond une impuissance réelle. Ajoutons
à tout cela, que toute puissance est désirable, et que tout
ce qui est désirable se rapporte au bien, comme à sa fin
dernière: or, la puissance de faire le mal ne peut jamais se rapporter
au bien: elle n’est donc pas désirable; et si toute vraie puissance
est en effet désirable, celle de faire mal n’en est donc pas véritablement
une. De tout ceci, il est aisé de conclure que le vrai pouvoir est
le partage des gens de bien, et que la plus déplorable faiblesse
est celui des méchants. Platon a donc bien eu raison de dire que
les sages sont les seuls qui fassent ce qu’ils désirent. Les méchants
font, il est vrai, ce qui les flatte; mais ils ne satisfont jamais leurs
désirs, quoiqu’ils pensent le faire en suivant leurs goûts
déréglés; car les actions honteuses ne conduisent
jamais à la félicité, qui est le but commun de tous
les désirs des hommes.
"Voyez
sur leurs trônes ces rois superbes la pourpre brillante qui les couvre,
la garde qui les environne, cet orgueil féroce qui éclate
sur leur front, ne sont que de vains dehors qui cachent le trouble et la
rage qui les dévorent dans le coeur. Ces maîtres de l’univers
sont des esclaves infortunés qui gémissent sous le poids
de leurs chaînes. La convoitise verse à grands flots son poison
dans leurs coeurs, la colère les enflamme, le chagrin les dessèche,
leurs espérances trompées font leur tour ment. Chacun de
ces tyrans est en proie à mille tyrans intérieurs. Accablés
sous le cruel empire de tant de maîtres inhumains, sont-ils jamais
véritablement maîtres de faire ce qu’ils désirent?
Comprends
donc enfin à quelle bassesse indigne les vices conduisent, et de
quel éclat au contraire brille toujours la probité, et conclus-en
que les gens de bien ne restent jamais sans récompense, ni les scélérats
sans châtiment. Car on peut regarder comme la récompense solide
de nos actions, la fin pour laquelle nous les faisons. Ainsi la couronne
proposée à ceux qui courent dans la lice, est la récompense
qui les anime; mais nous avons déjà vu que la béatitude
est en même temps le bien suprême, auquel nous aspirons tous.
Le bien est donc tout ensemble le mobile universel, la fin et la récompense
de nos bonnes actions. La vertu ne manque donc jamais de sa juste récompense.
Le dia dème glorieux qui la couronne est à l’épreuve
des attentats et de la cruauté des méchants, Ils ne dépouilleront
jamais l’honnête homme de cette satisfaction intime et glorieuse
inséparable de la probité. Si elle lui venait du dehors,
elle pour rait peut-être lui être ravie, ou par celui dont
il l’aurait reçue, ou par quelque autre; mais puisqu’elle est essentiellement
attachée à la vertu même, il ne peut la perdre qu’en
perdant sa vertu. Enfin on n’aspire aux récompenses que parce qu’on
les croit un véritable bien: celui donc qui pratique le bien, trouve
dans le bien même sa récompense, et quelle récompense!
La plus belle et la plus grande dont nous puissions jamais avoir l’idée.
Souviens-toi de la conséquence que je tirais il y a un moment, et
raisonne ainsi: La béatitude et le vrai bien sont une même
chose; celui donc qui parvient au vrai bien, parvient à la béatitude:
ainsi tous les gens de bien sont véritablement heureux, précisément
parce qu’ils sont gens de bien. On ne peut être véritablement
heureux sans participer en quelque chose à la Divinité; les
gens de bien sont donc en quelque façon des dieux, dont le bonheur
et la gloire ne peuvent être altérés, ni par la durée
du temps, ni par l’effort d’aucune puissance, ni par les attentats de la
malignité. Par ce que je viens de dire, le sage comprend aisément
que le vice ne reste jamais impuni; car le bien et le mal, la récompense
et le châtiment, étant des contraires, comme la vertu est
elle-même la récompense de l’homme vertueux, la perversité
des méchants fait elle-même leur supplice: car la peine étant
un mal, et le mal une peine, peuvent-ils se croire exempts de peines, eux
qui sont entière ment livrés au vice qui est le plus grand
de sous les maux? On peut même inférer de ce que nous avons
dit ci-devant, qu’ils cessent d’être ce qu’ils étaient; ils
n’ont plus en effet que la seule apparence d’hommes. Leur perversité
leur en fait perdre la nature, Car comme la probité élève
l’homme au-dessus de sa condition mortelle, le vice au contraire le dégrade
et le rend semblable aux bêtes. Oui, le vice opère cette honteuse
métamorphose. L’injuste usurpateur n’est plus un homme, c’est un
loup ravissant; un plaideur de profession, un monstre de chicane et un
chien hargneux, qui inquiète et maltraite tout son voisinage; ces
fourbes adroits, qui tendent des embûches d’autant plus dangereuses
qu’elles sont plus cachées, n’ont-ils pas le caractère et
l’odieuse finesse du renard? Ces gens colères, toujours dans l’emportement
et dans la rage, ne sont-ils pas des lions furieux? Cette me tremblante
que tout alarme, qui frémit où il n’y a pas la moindre apparence
de danger, n’a-t-elle pas toute la timidité du cerf? Ce paresseux,
cet insensible, qui croupit dans sa stupidité, ne mène-t-il
pas la vie de la plus vile des bêtes de charge? Cet esprit léger
que rien ne fixe, qui change à chaque instant de désirs et
d’idées, n’est-il pas tout semblable à l’oiseau qui voltige
sans cesse de branche en branche? Enfin ce débauché qui se
plonge dans les voluptés les plus grossières et les plus
honteuses, vit-il comme un homme ou comme un pourceau? C’est ainsi qu’en
cessant d’être vertueux, l’homme cesse d’être homme. La vertu
en eût fait un Dieu, le vice en fait une bête immonde; et il
lui arrive quelque chose de plus funeste que ce que la fable nous raconte
des compagnons d’Ulysse.
Ce
prince, après avoir longtemps erré sur les flots, fut poussé
par les vents dans l’île où régnait la fameuse Circé,
fille du soleil. Cette déesse, par la force de ses enchantements,
donna à la liqueur traîtresse qu’elle offrit à ces
nouveaux hôtes le pouvoir de les métamorphoser. Ils burent
à longs traits la liqueur pernicieuse; aussitôt la tête
de celui-ci se change en une hure de sanglier. Celui-là est couvert
de la peau d’un lion; il en a les dents et les griffes terribles. Cet autre,
mêlé parmi les loups auxquels il ressemble, veut déplorer
sa triste aventure; mais au lieu de gémissements, il pousse des
hurlements affreux. Cet autre, sous la peau d’un tigre, devenu animal domestique,
rôde dans toute la maison. Il est vrai qu’un dieu propice avait empêché
le chef de ces malheureux de boire dans la coupe empoisonnée; il
l’avait préservé du changement honteux qui lui était
préparé; mais ses compagnons avaient éprouvé
l’indigne métamorphose. Ré duits à la vie des animaux,
ils avaient perdu et la voix et la figure humaine; il ne leur resta de
leur premier état que l’âme seule, gémissant sans cesse
sur le changement monstrueux que l’enchanteresse venait d’opérer.
Impuissante enchanteresse! ta magie n’a donc
de pouvoir que sur les corps; il ne peut s’étendre sur les âmes:
elles sont à l’épreuve de tes enchantements. Ah! il
est des poisons malheureusement plus puissants et plus pernicieux. Ce sont
ceux qui pénétrant jusqu’au fond de l’âme, exercent
leur fureur sur elle, quoiqu’ils ne laissent à l’extérieur
aucune marque du désordre affreux qu’ils y causent.
—
Je le vois et je l’avoue, lui dis-je; les hommes vicieux se dégradent
par leurs mauvaises actions; ils n’ont que l’apparence d’hommes; leur âme
a tous les sentiments des plus vils animaux; mais je désirerais
que ceux d’entre les méchants, dont l’âme atroce exerce sa
cruauté sur les gens de bien, n’eussent jamais eu le pouvoir de
leur nuire.
—
Aussi ne l’ont-il pas, me répondit la Philosophie. Cependant étaient
dans l’impuissance de faire le mal, leur peine et leur malheur seraient
beaucoup moins grands. Car quoique cela paraisse incompréhensible il
est pourtant vrai que les méchants sont plus malheureux quand ils
ont assouvi leurs desseins criminels, que quand ils ont été
dans l’impuissance de le faire. Car si c’est un malheur de désirer
le mal, c’est un plus grand malheur de pouvoir le commettre, puisque sans
ce pouvoir funeste, leur mauvaise volonté resterait sans effet,
et que leurs désirs pernicieux s’anéantiraient, Ainsi c’est
un malheur de désirer le mal, un plus grand malheur de pouvoir le
faire, le comble du malheur de le faire en effet; et ces trois espèces
d’infortunes se réunissent dans celui qui accomplit sa mauvaise
volonté, pour le rendre souverainement malheureux.
—
Je le crois ainsi, répondis-je, et c’est ce qui me porte à
désirer qu’ils cessent d’être si malheureux en cessant de
pouvoir faire le mal.
—
Ils cesseront, ajouta-t-elle, ils cesseront de l’avoir, ce pouvoir funeste,
plus tôt que tu ne le penses, et qu’ils ne le pensent eux-mêmes.
Que cette vie en effet paraît courte, et que le terme le plus éloigné
paraît proche à une âme créée pour l’immortalité
! Il ne faut qu’un moment pour anéantir les espérances perverses
des méchants, pour renverser leurs projets criminels, et les empêcher
de mettre le dernier comble à leur malheur. Si c’est en effet un
malheur d’être vicieux, c’est un plus grand malheur de l’être
longtemps, et c’est par conséquent un bonheur pour les méchants
que la mort vienne mettre fin à leur vie criminelle. Car si ce que
nous avons dit du malheur attaché au vice est bien vrai, il s’en
suit que ce malheur est infini quand il est éternel.
—
Cette conséquence, m’écriai-je, est bien surprenante et bien
difficile à comprendre; je vois cependant qu’elle a une connexion
nécessaire avec ce que vous avez précédemment établi.
—
Rien de plus vrai, me dit-elle; car, ou il faut admettre sans difficulté
cette conséquence, ou il faut démontrer que les prémisses
sont fausses, ou que cette conséquence n’y est pas renfermée;
car si les prémisses sont vraies et la forme de l’argument juste,
la conséquence est vraie aussi. Voici encore quelque chose d’aussi
surprenant, mais qui émane également de ce que nous venons
de dire. L’aurais-tu pensé? Les méchants sont beaucoup plus
heureux quand ils paient la juste peine due à leurs forfaits, que
quand ils restent impunis, Pour .e prouver, je pourrais dire que le châtiment
les corrige, qu’il épouvante les autres et leur sert d’exemple.
Mais ce n’est point par ces raisons, qui viennent d’abord à l’esprit
de tout le monde, que je veux prouver combien l’impunité contribue
au malheur des méchants, Écoute-moi que les gens de bien
soient heureux, et les méchants vrai ment malheureux, nous en sommes
convenus, Convenons maintenant que si l’on mêle quelque bien à
l’infortune d’un misérable, il est moins malheureux que celui dont
la misère n’est radoucie par rien; et que si à l’infortune
de celui-ci, on ajoute encore un nouveau degré de mal, son sort
est infiniment plus à plaindre que ne l’est le sort de celui dont
le malheur a reçu quelque adoucissement par l’espèce de bien
qu’il éprouve. Or le châtiment des méchants est un
bien, puisque c’est la justice qui l’exerce; et par une raison contraire,
l’impunité de leurs crimes est un mal, puisque c’est une injustice
manifeste. Les méchants sont donc beaucoup plus à plaindre,
lorsque, contre les règles de la justice, ils échappent au
châtiment qui leur est dû, que lorsque la justice les punit
comme ils le méritent. Car on ne disconviendra pas que rien n’est
plus juste que de punir le crime, ni rien de plus injuste que de le laisser
impuni; et on ne disconviendra pas non plus que ce qui est juste est un
bien, et ce qui est injuste un véritable mal.
—
Tout cela, lui dis-je, suit naturellement de ce que vous avez déjà
établi; mais je vous supplie de me dire si vous croyez que le malheur
des méchants finit avec leur vie, et si leur âme ne souffre
rien après leur mort?
—
Ah! les supplices qui les attendent, me dit-elle,
sont terribles, mais d’un genre différent; car les uns peuvent servir
à les purifier, et les autres, plus affreux, ne servent qu’à
les tourmenter sans fruit. Mais ce n’est pas de cela dont il s’agit à
présent. Revenons à ce que nous venons d’établir Je
t’ai montré le néant de cette prétendue puissance
des méchants, qui te causait tant d’indigne je t’ai fait voir que
leurs crimes ne restent jamais impunis; que le pouvoir qu’ils ont de les
commettre, pouvoir qui te faisait tant de peine, et dont tu désirais
si ardemment la fin, ne peut jamais être de longue durée;
que plus il dure, plus il Contribue à leur malheur, et que s’il
durait toujours, leur malheur serait infini. Enfin, je t’ai fait connaître
que les méchants sont plus malheureux lorsque la justice Souveraine
les épargne que quand elle les Punit; d’où j’ai conclu que
leur punition n’est jamais plus terrible que lorsqu’ils paraissent n’en
éprouver aucune.
—
Quand je pèse vos raisons, lui répondis-je, rien ne me paraît
plus vrai que ce que vous venez de dire: mais que la plupart des hommes
sont bien peu disposés, je ne dis pas seulement à le croire,
mais même à l’écouter
—
Je le sais, reprit-elle; leurs yeux, couverts des ténèbres
de l’ignorance, ne s’ouvrent pas aisément à la lumière
de la vérité. Ils ressemblent à ces oiseaux nocturnes
que le grand jour aveugle. Car, n’envisageant point l’ordre établi
par la Providence, et ne consultant que leurs sentiments déréglés,
ils regardent comme un grand bonheur le pouvoir de faire le mal, et de
le faire impunément. Mais que ces idées sont contraires à
la loi éternelle! Voici ce qu’elle nous apprend. Quiconque s’efforce
d’atteindre à la perfection, n’a pas besoin d’autre récompense;
il la mérite et se l’adjuge lui-même. Quiconque, au contraire,
suit ses inclinations perverses et se tourne du côté du mal,
devient son propre bourreau, en se précipitant dans l’abîme
de l’iniquité. Ainsi, maître de s’attacher par ses pensées
au ciel ou à la terre, l’esprit de l’homme tantôt s’élève,
et prend sa place au milieu des astres, et tantôt se plonge dans
l’ordure et dans la fange. Mais ces idées sont au-dessus du vulgaire.
Eh quoi! Penserons-nous comme lui? nous mettrons-nous
au rang de ces mortels méprisables, plus semblables à de
vils animaux qu’à des hommes? Si quelqu’un, non seulement avait
perdu la vue, mais ne se ressouvenait pas même d’en avoir joui, et
qu’il pensât que rien ne manque à la perfection de sa nature,
certainement il n’y a que des aveugles qui pussent penser comme lui, et
presque tous les hommes le sont. Qui d’entre eux, par exemple, concevra
que celui qui fait une injure est plus malheureux que celui qui la reçoit?
Cette vérité est Pourtant fondée sur les raisons les
plus solides. Juges-en. Tu conviens que tout scélérat est
digne de punition, et je t’ai suffisamment montré qu’il est en même
temps malheureux. Tu conviendras aisément aussi que tout homme est
malheureux dès qu’il est digne de châtiment. Or, supposons
que tu sois juge, et qu’assis sur le tribunal, tu décides entre
celui qui a reçu l’injure et celui qui l’a faite, lequel des deux,
à ton jugement, doit être puni?
—
Je n’hésiterais pas, lui dis-je; je forcerais l’agresseur à
faire à l’offensé une satisfaction
proportionnée à l’injure.
—
Celui qui fait l’injure est donc plus malheureux que celui qui la reçoit,
puis qu’à ton jugement, il est seul digne de punition.
—
J’en conviens, lui dis-je; et je vois que par ces raisons et beaucoup d’autres
qui se tirent des mêmes principes, une injure ne fait le malheur
que de celui qui en est l’auteur et non de celui qui en est l’objet, parce
qu’une action honteuse rend, par sa nature, ceux qui la font, réellement
malheureux.
—
Les orateurs, reprit-elle, ne considèrent guère cette vérité
lorsqu’ils s’appliquent à émouvoir la compassion
,des juges en faveur de ceux qui ont reçu quelque grand outrage.
En effet, ceux qui en sont les auteurs sont seuls dignes de compassion;
et leurs accusateurs, loin de se déchaîner contre eux, devraient
les prendre en pitié, comme des malades qu’on mène au médecin,
et les conduire ainsi avec bonté aux pieds de leurs juges, recevoir
dans une punition salutaire le vrai remède aux maladies de leurs
âmes déréglées. Leurs défenseurs eux-mêmes
ne devraient les défendre que faiblement, ou plutôt, pour
leur être d’un plus grand secours, ils devraient changer de style
et devenir leurs accusateurs. Je n’en dis pas assez. Les méchants
eux-mêmes, s’ils sentaient que la vertu peut encore, par quel que
endroit, rentrer dans leur coeur, et que les châtiments peuvent les
purifier de leurs fautes, loin de les envisager avec horreur, les regarderaient
comme le principe de leur bonheur, et loin de chercher à se défendre,
s’abandonneraient sans ré serve aux rigueurs salutaires de la justice.
Par ce que nous venons de dire, il est aisé de voir que la haine
ne peut jamais avoir d’accès dans le coeur du sage; car il faut
être insensé pour haïr les gens de bien, et inhumain
pour haïr les méchants. En effet, la méchanceté
est une maladie de l’âme, comme la langueur est une maladie du corps.
Or, si l’humanité nous apprend que les malades sont dignes de toute
notre compassion, pourquoi n’aurions-nous pas la plus grande pitié
de ceux qui sont en gagés dans le vice, puisque le vice est la plus
funeste de toutes les maladies?
Quelle
fureur vous porte, aveugles mortels, à chercher dans la guerre une
fin plus prompte? Ah! si vous désirez
la mort, la cruelle ne vient que trop vite au-devant de vous. Insensés! les
animaux féroces arment contre vous leurs dents meurtrières;
qu’est-il besoin, pour vous détruire, d’avoir recours à vos
épées? Qui peut vous porter à ces guerres barbares
où vous vous préparez une mort mutuelle? Est-ce la différence
de vos moeurs avec celle de vos voisins? Motif tout à la fois inhumain
et injuste! Guidés par la justice et la raison, voulez-vous rendre
à chacun ce qui lui est dû? Chérissez les gens de bien,
ils méritent tout votre amour; et plaignez les méchants,
ils sont dignes de toute votre pitié."
Alors
je repris la parole, et je lui dis: "Je vois clairement que le bonheur
des uns et le malheur des autres ont leur source dans la bonté ou
dans l’iniquité de leurs oeuvres. Mais que penserons-nous de la
fortune? Il n’est certainement point d’homme sensé qui préfère
l’exil, la pauvreté et l’humiliation, au plaisir de tenir dans sa
patrie le premier rang par ses richesses, ses dignités et son pouvoir.
La sagesse ne devient-elle pas plus glorieuse et plus utile lorsqu’elle
peut communiquer aux peuples commis à ses soins la félicité
dont elle jouit? La prison, les chaînes et le reste des supplices
inventés par les lois, ne sont destinés qu’aux mauvais citoyens;
ils n’ont été établis que contre eux: pourquoi donc,
par un contraste injuste, les méchants ravissent-ils les récompenses
qui n’étaient dues qu’à la vertu, tandis que les gens vertueux
souffrent les peines qui ne devraient être infligées qu’aux
méchants? Cette confusion déraisonnable me jette dans le
plus grand étonnement, et je voudrais bien en apprendre la cause;
car enfin je serais moins surpris si un aveugle hasard présidait
à tout ce qui arrive; mais c’est Dieu qui gouverne tout en ce monde,
et cependant, tantôt par une juste rétribution, le sort des
gens de bien est rempli d’agréments, et celui des méchants
est rempli d’amertume; et tantôt, au contraire, par un renversement
étrange, les désagréments de la vie sont le partage
des bons, tan dis que les pervers jouissent à leur gré de
tout ce qu’ils désirent. En arriverait-il autrement s’il n’y avait
point de Providence?
—
Ah! répondit la Philosophie, si tu connaissais l’ordre établi
par cette Providence, tu ne penserais pas que les choses arrivent ici-bas
fortuitement et sans des sein; mais quoique cet ordre ne te soit pas connu,
tu ne dois pas en être moins persuadé que ce monde est bien
gouverné, puisqu’il l’est par un maître souverainement bon.
"L’ignorance
est la source ordinaire de notre étonnement. Voir l’étoile
polaire presque immobile, et la constellation qui en est proche, prévenir
avec tant d’empressement le lever desautres astres,
et rester cependant sur l’horizon longtemps après eux, c’est un
phénomène pour ceux qui’ n’entendent rien en astronomie.
Quand la lune s’éclipse au milieu de la nuit, et que les étoiles
recouvrent la clarté que la supériorité de sa lumière
leur dérobait, le vulgaire superstitieux, saisi d’admiration et
de frayeur, pousse des cris lugubres, et croit, par les sons aigus dont
il frappe les airs, secourir l’astre défaillant, et lui rendre son
premier éclat. Sait-on au contraire la cause de quelque événement? on
n’en est plus frappé. On voit sans surprise les flots de la mer
se rompre en mugissant contre le rivage, lorsqu’ils sont poussés
par un vent orageux; on n’est point étonné de voir la neige
se fondre en torrents aux premières ardeurs du soleil. Les hommes
ne sont surpris que de ce qui arrive subitement ou inopinément.
Ont-ils le temps d’en pénétrer la cause? La connaissance
qu’ils acquièrent, en dissipant leur erreur, fait cesser leur étonnement.
—
J’en conviens, lui dis-je; mais comme c’est à vous qu’il appartient
de découvrir les choses les plus cachées, et de dévoiler
les mystères les plus profonds, daignez m’expliquer celui qui me
cause tant de perplexités.
—
Tu me demandes, reprit-elle en sou riant, la chose du monde la plus difficile.
Cette matière est une source inépuisable de difficultés.
Semblable aux têtes de l’hydre, quand on en tranche une, il en renaît
mille autres. Il faut tout le feu du génie pour en venir à
bout; car il ne s’agit pas de moins ici que de traiter tout en semble de
la Providence, du destin, des événements fortuits, de la
prescience divine, de la prédestination et de la liberté
de l’homme. Sens-tu de quel poids est un pareil engagement? Je veux pourtant
bien employer le peu de temps qui me reste, à faire sur ces importantes
matières une courte dissertation, puisqu’elle peut concourir à
ta guérison. Mais quoi que la poésie ait pour toi de si grands
charmes, je différerai quelque temps pour t’en donner le plaisir.
Il faut que je te développe auparavant, par des raisonnements suivis,
ces matières qui sont si étroitement liées l’une à
l’autre."
Alors
elle commença ainsi:
"C’est
de l’immuable volonté de Dieu que tout ce qui se produit en ce monde
par la génération; que tout ce qui, dans la nature, est sujet
à tant de changements et à tant de mouvements divers, reçoit
son existence, son arrangement et sa forme. L’intelligence infinie, sans
jamais sortir de la simplicité qui lui est essentielle, est le mobile
universel de tout ce qui arrive dans le inonde en tant de manières.
Cet enchaînement des choses et des événements, considéré
dans source divine, est ce que nous appelons la Providence; mais si nous
l’envisageons dans son objet, c’est-à-dire dans les choses créées,
qui reçoivent de la Providence la forme et le mouvement, c’est ce
que les anciens nommaient destin. Au premier coup d’oeil, la Providence
et le destin semblent être une même chose, mais à les
approfondir on en sent la différence; car la Providence est la souveraine
intelligence elle-même, qui règle et conduit tout; et la destinée
est le différent arrangement des choses créées, par
lequel elle les met chacune à sa place. La Providence en effet embrasse
tout à la fois toutes les choses de ce monde, quelque différentes,
quelque innombrables qu’elles soient, et la destinée est attachée
à chaque chose en particulier, et diversifiée, pour ainsi
dire, autant que les choses le sont par les différentes combinaisons
du mouvement, des modifications, des temps et des lieux; de sorte que cet
ordre des choses et des temps réuni dans les idées de Dieu,
est ce qu’on doit appeler Providence; et quand on le considère divisé
et distribué successivement aux créatures, c’est ce qu’on
a nommé destin. Ces deux choses sont donc différentes: l’une
cependant dépend de l’autre; car l’ordre des destinées n’est
que l’effet de la Providence. En effet, comme un ouvrier, en concevant
l’idée de l’ouvrage qu’il projette, le pro duit intérieurement
tout entier, quoiqu’il ne l’exécute ensuite que successivement au
dehors; de même, la Providence, par un seul acte, règle d’une
manière immuable tout ce qui doit se faire dans l’univers, et elle
se sert ensuite du destin pour l’exécuter en détail successivement,
et de mille manières différentes. Soit donc que le destin
exerce son action par l’influence directe de la Providence, soit qu’il
l’exerce par l’impulsion particulière de l’âme ou par celle
de toute la nature, soit par l’in fluence des astres, soit par le ministère
des anges ou par l’artifice des démons, soit enfin que toutes ces
puissances y concourent, ou que quelques-unes seule ment y aient part,
il est toujours certain que l’idée universelle et invariable de
tout ce qui doit se faire au monde, telle qu’elle est en Dieu, est ce que
nous devons appeler Providence, et que le destin n’est que le ministre
de cette Providence, qui sert à développer dans la suite
des temps ce que la Providence a réglé par un seul acte de
sa volonté toute puissante. Ainsi, ce qui est soumis au destin,
et le destin lui même, tout est sujet aux lois souveraines de la
Providence; mais la Providence embrasse bien des choses qui ne dépendent
aucunement du destin. Telles sont celles qui sont plus prochainement et
plus intimement unies à la Divinité. L’exemple suivant va
éclaircir ma pensée. Supposons un grand nombre de cercles
concentriques mus les uns dans les autres: le plus petit étant le
plus proche du centre commun, devient à l’égard des autres
une espèce de centre autour duquel ils tournent; le plus éloigné,
au contraire, est celui dont le diamètre a le plus d’étendue;
et l’espace qu’il embrasse devient plus grand à proportion qu’il
s’éloigne davantage du point central. Ainsi, pendant qu’il est dans
la plus grande agitation, ce qui touche de plus près au centre commun
n’en éprouve aucune. De même, ce qui est le plus éloigné
de Dieu, est plus sujet aux lois du destin, ce qui en est plus proche en
dépend moins, et ce qui est uni invariablement à Dieu en
est tout à fait exempt. L’ordre du destin n’est donc, par rapport
à la Providence, que ce que l’effet est à son principe, le
raisonnement à l’entendement, la circonférence du cercle
à l’indivisibilité de son centre, et le temps à l’éternité.
C’est cet ordre du destin qui donne le mouvement aux cieux et aux astres,
qui conduit les éléments, et les change mutuellement les
uns dans les autres. C’est par ses lois que la génération
remplace sans cesse les êtres qui péris sent, par d’autres
qui leur succèdent; ce sont elles qui règlent les actions
et le sort des hommes, par un enchaînement aussi invariable que la
Providence, qui en est le premier principe. Tel est en effet l’ordre admirable
de cette Providence immuable et infiniment simple; elle produit au dehors,
d’une manière toujours entièrement conforme à ses
vues, cette multitude de choses qui, sans l’ordre qu’elle leur prescrit,
seraient abandonnées au caprice du hasard. Il est vrai que les hommes
ne pouvant apercevoir cet ordre admirable, s’imaginent que tout ici-bas
est dans une confusion universelle ; mais il n’en est pas moins certain
que, par la direction de la Providence, il n’est point d’être qui
de soi ne tende au bien. Car (comme je te l’ai déjà évidemment
démontré), les scélérats eux-mêmes ne
font point le mal, comme mal ; ils ne le font que parce qu’il se présente
à leur imagination sous l’apparence du bien. Ils ne cherchent que
le bien, et s’ils n’y parviennent pas, c’est une erreur fatale qui les
égare; mais leur égarement n’est, ni ne peut être l’effet
de cet ordre divin qui émane du bien suprême. Cependant, me
diras-tu, peut-il y avoir une confusion plus déplorable et plus
injuste que celle qui règne sur la terre? Les biens et les maux
y sont indistinctement le partage des bons et des méchants. Des
bons et des méchants: ah! les hommes
ont-ils assez de lumière et d pour discerner les gens de bien d’avec
ceux qui ne le sont pas? Leur opinion à ce sujet ne se contredit-elle
pas le plus souvent? Tel, au jugement des uns, est digne de récompense
qui, au jugement des autres, mérite les derniers supplices. Mais
Supposons un moment qu’il est parmi les hommes quelqu’un d’assez éclairé
pour pouvoir connaître les gens de bien et les méchants, le
sera-t-il assez pour approfondir cette disposition intérieure de
l’âme, que j’appellerai son tempérament, s’il m’est permis
de me servir à son égard d’un terme qui semble n’être
propre qu’au corps? Eh! pourquoi n’en userai
pas? Celui qui ignore la différence des tempéraments n’est-il
pas également surpris de ce que parmi ceux qui jouisse d’une bonne
santé, il en est à qui les choses douces sont nécessaires,
tandis que les amers conviennent à beau coup d’autres, et que dans
le nombre de ceux qui sont malades, il en est à qui les remèdes
doux suffisent, tandis qu’il faut, pour la guérison des autres,
user des plus violents? Cela, au contraire, n’a rien d’étonnant
pour les médecins qui con naissent la différence des tempéraments,
et qui savent juger des différents degrés de santé
et de maladie. Or, dis-moi, qu’est-ce qui fait la santé de l’âme? n’est-ce
pas la probité? Quelles en sont les maladies? ne
sont-ce pas les vices? Et quel est celui qui sait conserver ce qui est
bien, et détruire ce qui est mal? n’est-ce
pas Dieu? Ce souverain maître des esprits et des coeurs, qui du haut
de son trône éternel, jette un regard de providence sur tous
les êtres créés, connaît, par sa science infinie,
ce qui convient à chacun, et le lui prépare par sa souveraine
bonté, La merveille consiste donc en ce que la Providence fait avec
intelligence et dessein, ce qui ne jette les hommes dans la surprise que
parce qu’ils ignorent quel en est le motif, l’ordre et la fin. Car pour
approfondir les secrets de cette Providence divine, autant qu’il est permis
à la raison humaine de le faire, je t’apprendrai que souvent elle
condamne ce qui paraît à tes yeux la justice et la probité
même. Notre bon ami Lucain ne nous dit-il pas que la cause de César
trouva grâce devant les dieux, tandis que celle de Pompée
paraissait la plus juste aux yeux de Caton? Ce qui se fait donc ici-bas
de contraire à tes idées n’en est pas moins dans l’ordre;
le désordre apparent qui t’afflige si fort n’existe que dans ta
fausse opinion. Mais supposons pour un moment quelqu’un d’assez bonne con
duite pour mériter l’approbation de Dieu et des hommes, mais qui
n’ait pas assez de force d’âme pour soutenir avec cons tance la mauvaise
fortune, et qui peut-être abandonnerait la vertu, la regardant comme
inutile, parce qu’elle ne l’aurait pas garanti de l’adversité; la
sagesse compatissante de la Providence le ménagera, cet homme faible,
et lui épargnera des revers qui pourraient lasser sa patience, et
la porter au mal. D’un autre côté, s’il est une vertu parfaite
en ce monde, un homme saint, et qui approche de Dieu autant qu’il est permis
à la faiblesse humaine d’en approcher, la Providence ne permettra
pas qu’il lui arrive la moindre adversité elle le rendra inaccessible
aux maladies. Car, comme l’a dit excellemment quelqu’un qui pense mieux
que moi, le corps d’un homme saint est pétri de perfections et de
vertus. C’est par une disposition également sage de cette Providence
adorable, que souvent le pou voir souverain est entre les mains des gens
de bien, afin qu’ils soient en état de réprimer l’insolence
des méchants. Quelquefois, selon la différence des caractères,
elle mêle, pour les uns, les biens avec les maux; elle interrompt,
par quelques adversités, la prospérité de ceux-ci,
de peur qu’elle ne les corrompe; elle permet que ceux-là éprouvent
les plus grands revers, afin d’exercer leur patience, et de perfectionner
leur vertu. La timidité des uns s’effraie-t-elle sans raison? la
témérité des autres brave-t-elle tout avec audace? la
Providence leur fait faire, par les adversités, l’expérience
de leurs forces, et leur apprend à se connaître eux-mêmes.
Il en est qui, par une mort glorieuse, se sont acquis une réputation
immortelle; il en est d’autres dont la constance inébranlable au
milieu des plus grands supplices, nous fait voir qu’il n’est rien dont
la vertu ne puisse triompher. Ainsi tout, par la sa gesse de la Providence,
arrive à propos et pour le plus grand bien d’un chacun, jusqu’à
ce mélange même de biens et de maux qu’éprouvent les
méchants. Car s’il leur arrive des disgrâces, il n’est rien
de plus convenable, puisqu’au jugement de tout le monde, ils sont dignes
de punition; punition salutaire pour eux, puis qu’elle sert à les
corriger, et salutaire pour les autres qu’elle épouvante et qu’elle
dé tourne du crime. Si au contraire ils jouis sent de quelque prospérité,
c’est une leçon vivante qui apprend aux gens de bien le peu de cas
qu’ils doivent faire de la for tune, puisqu’elle se prête si indignement
aux désirs de l’iniquité. Peut-être aussi la Providence
n’apporte-t-elle des biens à certaines gens que parce qu’elle prévoit
qu’indubitablement l’indigence porterait au mal leur naturel fougueux et
incapable de rien souffrir. Ainsi, elle les retient par ses bienfaits;
elle les corrige même. Car, considérant d’un côté
le mauvais état de leur conscience chargée de crimes honteux,
et de l’autre l’état florissant de leur fortune, ils craignent qu’en
continuant leur vie criminelle ils ne perdent tous les avantages dont ils
jouissent; et ils changent leurs moeurs corrompues, pour éviter
un changement de fortune, dont’ l’idée seule les fait frémir.
La Providence permet que d’autres ne s’élèvent au comble
du bonheur que pour tomber de plus haut dans l’abîme qu’ils se sont creusé
eux-mêmes. Il en est d’autres à qui elle n’accorde le droit
de vie et de mort qu’afin qu’ils exercent la patience des gens de bien,
et qu’ils fassent subir à ceux qui sont pervers comme eux, le juste
châtiment de leur méchanceté. Car ce n’est pas seule
ment entre les gens de bien et les méchants, qu’il y a une guerre
éternelle; méchants se la font
entre eux-mêmes et comment pourraient-ils s’accorder en semble? Chacun
d’eux n’est jamais d’accord avec sa propre conscience, qui, déchirée? les
remords, déteste le mal après ravoir fait. Souvent même
l’horreur qu’ils ont pour de plus méchants qu’eux les porte à
haïr l’iniquité et à mener une vie vertueuse, afin de
ne plus ressembler à ceux qu’ils abhorrent; et ainsi, par un miracle
insigne de la Providence, les méchants servent à la conversion
des méchants mêmes. Il n’y a que Dieu seul qui puisse tirer
de cette sorte le bien du mal. Telle est la sagesse de son gouvernement,
que ce qui s’écarte dans un sens de l’ordre général
qu’il a établi, rentre dans un autre ordre de la Providence: car,
sous son empire, rien ne se fait au hasard, tout a son motif et sa fin,
Au reste, il ne m’est pas possible de suivre la Providence dans toutes
ses opérations; il n’est permis ni d’entrer dans le sanctuaire de
ses conseils, ni d’en développer les mystères. Je me contente
donc d’avoir montré en général, que Dieu, auteur de
tout être, gouverne tout par ce penchant invincible qui fait que
tout tend au bien; et que, rapprochant ainsi tout de lui-même, tout
ce qui est sous son empire est bien dans l’ordre de la destinée.
Aussi ce qui paraît mal aux yeux de notre aveugle raison, nous paraîtrait
tout différent si nous pouvions pénétrer les ressorts
secrets de la sage conduite de la Providence.
Mais je vois qu’un sujet si difficile et si sublime, et un raisonnement
si long, commencent à te fatiguer. Je vais donc prendre le ton poétique
pour te délasser un peu, et te donner encore la force d’aller plus
avant.
"Si
ton âme veut connaître, dans ses effets, la sagesse toute-puissante
du Dieu qui lance le tonnerre, qu’elle élève ses regards
jusqu’au firmament. Les astres dont il brille conservent entre eux une
paix éternelle. Le soleil, malgré la rapidité de son
char, ne sort point de sa carrière pour aller fondre les glaces
du Nord. L’ourse, qui roule sur l’un des pôles du monde, toujours
élevée sur l’horizon, voit sans envie le reste des étoiles
se plonger dans les flots, et jamais ne s’y rafraîchit comme elles.
C’est toujours le même astre qui dit à la nuit d’étendre
sur l’univers son voile ténébreux: c’est le même qui
tous les matins l’avertit de le replier pour faire place à l’aurore.
Ainsi l’amour de l’ordre renouvelle sans cesse le cours des globes célestes;
ainsi il conserve entre eux une harmonie invariable. Il fait également
sen tir sa puissance aux éléments; il accorde l’humide avec
le sec, et le froid avec le chaud. Il donne au feu cette légèreté
rapide qui le porte toujours vers les cieux; il donne à la terre
ce poids toujours égal qui la maintient invariablement dans son
assiette. C’est cet amour bienfaisant qui fait éclore mille fleurs
charmantes dans les beaux jours du printemps; il mûrit dans l’été
les riches dons de Cérès; il nous fait recueillir dans l’automne
les fruits les plus abondants, et ramène ensuite la triste et humide
saison de l’hiver. Par cette alternative salutaire, il produit et conserve
tout ce qui respire; et, le détruisant ensuite, il le fait périr
et disparaître quand le moment fatal est arrivé, Pendant ces
révolutions, l’Être suprême, assis sur son trône,
tient en ses mains les rênes de l’univers; sa toute-puissance est
le principe de tout ce qui s’y fait; sa volonté en est la loi, et
sa sagesse en est le juge. Il donne le mouvement à tout; et le dirigeant
à son gré, il ramène à l’ordre tout ce qui
paraît s’en écarter. Si sa providence abandonnait le soin
du monde, si elle cessait un instant de contenir les êtres dans le
cercle qu’elle leur a tracé, tout se détruirait et rentrerait
dans le néant; mais l’amour du bien contient tout dans l’ordre,
et conserve tout, en faisant tout remonter à la source d’où
il est sorti.
"Vois-tu
maintenant la juste conséquence de ce que nous avons dit jusqu’à
présent?
—
Et quelle est-elle? lui dis-je.
—
Que chacun doit être satisfait de son sort.
—
Comment cela peut-il être? répliquai-je
tout étonné.
—
Le voici, continua-t-elle. Tout ce qui arrive ici-bas d’agréable
ou de fâcheux sert à récompenser ou à exercer
la vertu, et à punir et corriger le vice. La mauvaise fortune, comme
la bonne, est donc toujours juste ou avantageuse, et nul dès lors
n’a droit de s’en plaindre.
—
Ce que vous dites est une vérité certaine, répondis-je;
et plus je considère ce que vous venez de dire de la Providence
et du destin, plus cette vérité me paraît constante.
Il faut pourtant convenir qu’elle est contraire à l’opinion de la
plupart des hommes, qui pensent et qui disent
hautement qu’il y a des malheureux dont la situation est très déplorable.
—
Je le sais bien, me dit-elle, et je veux bien condescendre à ces
idées du vulgaire, et ne point trop m’écarter de sa manière
de parler, ni de ses usages. Mais, réponds-moi, ce qui est avantageux
n’est-il pas un vrai bien? Or ce qui sert à corriger le vice ou
à exercer la vertu est avantageux; n’ai-je pas droit d’en conclure
que la fortune qui produit ces bons effets, est un vrai bien? Et telle
est celle de ces hommes estimables qui brisent les chaînes qui les
attachent au mal, et s’efforcent d’entrer dans le chemin de la vertu, ou
de ceux qui y marchent depuis longtemps, en combattant avec courage contre
les obstacles qui s’y rencontrent. Quant à la prospérité,
qui sert de récompense à la vertu, le vulgaire lui-même
la regarde comme un vrai bonheur.
—
J’en conviens, lui dis-je; mais aussi regarde-t-il comme le comble du malheur
l’adversité, qui sert de châtiment au vice.
—
Prends garde, reprit-elle, de ne pas te jeter dans une erreur insoutenable,
en entrant trop dans l’opinion populaire. De tout ce que tu viens de m’accorder,
il résulte que toute fortune, quelle qu’elle soit, est un bien pour
ceux qui pratiquent ou qui cherchent à pratiquer la vertu; et qu’au
contraire tout tourne à mal pour ceux qui persévèrent
dans le vice.
—
Je l’ai avoué, lui dis-je, et cela est vrai, quoique personne n’ose
le dire.
—
L’homme sage, ajouta-t-elle, ne doit donc pas plus s’alarmer quand il a
à combattre contre l’adversité, que l’homme courageux quand
il faut marcher à l’en nemi; car plus il y a d’obstacles à
vaincre, plus il y a pour celui-ci de gloire à acquérir,
et plus il y a pour l’autre de moyens de croître en mérite
et en sagesse. La vertu même ne tire son nom que de la vigueur avec
laquelle elle résiste à tant d’adversités. Vous donc,
qui y avez fait tant de progrès, fuyez une vie molle et voluptueuse
qui énerverait votre âme, et combattez avec courage contre
la prospérité, ainsi que contre l’adversité, ne vous
laissant ni abattre par celle-ci, ni corrompre par l’autre, et tenant en
tout ce juste milieu où réside la vertu. Qui conque en sort
peut rencontrer une ombre de félicité, mais il n’obtiendra
point le prix inestimable réservé à la pratique de
la vertu. En un mot, l’homme est toujours maître de tirer avantage
de sa condition quelle qu’elle soit: fût-elle des plus misérables,
selon les idées du vulgaire, elle peut servir à exercer sa
constance, à corriger ses défauts ou à punir ses vices.
"Agamemnon
paya d’un sang bien précieux le vent favorable qui conduisit sa
flotte à Troie. Il fut obligé, pour l’obtenir, d’étouffer
les sentiments de sa tendresse paternelle, et de consentir au sacrifice
de l’infortunée Iphigénie sa fille, qu’un ministre des dieux
égorgea en sa présence: il éprouva ensuite, pendant
dix ans entiers, toutes les horreurs d’une cruelle guerre; mais enfin il
vengea, par la ruine de Troie, l’opprobre de son frère. Ulysse eut
le coeur percé de douleur quand il vit ses compagnons dévorés
par le géant Polyphème; mais il vengea leur mort en privant
de la lumière du jour ce monstre affreux, et lui faisant payer par
des larmes de sang celles que le malheureux sort de ses compagnons lui
avait fait répandre. C’est à ses pénibles travaux
que l’immortel Alcide doit toute sa gloire. Il lui fallut dompter l’indomptable
orgueil des centaures, terrasser un lion formidable et en arracher la sanglante
et glorieuse dépouille, percer de ses flèches des monstres
ailés, ravir le trésor confié à la garde d’un
dragon furieux, enchaîner d’une main puissante ce monstre à
trois têtes, gardien des enfers, faire dévorer par ses propres
chevaux un prince inhumain, couper les têtes renaissantes de l’hydre
de Lerne, terrasser le géant Antée, éteindre par la
mort de l’infâme Cacus le juste ressenti ment d’Évandre,
abattre le monstrueux sanglier d’Érimanthe.
Il couvrit de sa peau ces épaules robustes qui devaient un jour
porter le ciel; il en soutint en effet le poids énorme sans en être
ébranlé, et ce fut le dernier de ses travaux. Le ciel, dont
il avait été le soutien, devint pour jamais son séjour.
Mortels courageux, suivez ces traces glorieuses; combattez avec constance,
vous triompherez des obstacles qui se rencontrent sur la terre, et le ciel
sera la récompense éternelle de votre courage et de vos combats.
La
Philosophie parut alors vouloir changer de conversation; mais je l’arrêtai
en lui disant:
"L’exhortation
que vous venez de faire est sans doute très belle, très solide
et très digne de vous; mais j’éprouve en ce moment que la
question de la Providence est, comme vous le disiez tantôt, unie
et impliquée avec bien d’autres; car je ne puis m’empêcher
de vous demander si vous croyez qu’il y ait un hasard, et ce que c’est.
—
Je veux me hâter, répondit-elle, de satisfaire à la
promesse que je t’ai faite de te montrer
le chemin par lequel tu dois retourner à ta véritable patrie.
Les questions que tu me fais peuvent sans doute avoir quelque utilité,
mais elles nous éloignent un peu de notre but, et je craindrais
que, fatigué par ces digressions, tu n’eusses pas la force de parvenir
où je veux te conduire.
—
Rassurez-vous, lui dis-je; c’est pour moi une récréation
et un repos que d’apprendre ce qui pique et flatte ma curiosité.
D’ailleurs, en résolvant d’une manière solide ces différentes
questions que notre dissertation fait naître, le reste en deviendra
beaucoup moins difficile.
—
Je veux bien, ajouta-t-elle, condescendre à tes désirs.
Et
sans perdre de temps, elle commença ainsi:
"Si
on définit le hasard un événement produit par un mouvement
fortuit, et qui n’a aucune connexion avec les principes ordinaires des
choses, je le dirai hardiment, il n’y a point de hasard, et ce mot est
absolument vide de sens. Car, puisque Dieu ne permet pas que rien ne sorte
de l’ordre de sa Providence, il ne peut rien
arriver fortuitement et qui n’ait été prescrit ou permis
par elle. Rien ne se fait de rien; c’est un axiome consacré et qui
a passé de tout temps pour incontestable. Il est vrai que les anciens
l’en tendaient plutôt de la matière que des causes efficientes;
mais l’un suit de l’autre; et si une chose n’avait point de principe, on
pourrait dire qu’elle viendrait de rien. Or, comme cela est impossible,
il est impossible aussi que le hasard, dans le sens que je viens de le
définir, soit quelque chose de réel.
—
Mais n’y a-t-il donc rien, répliquai-je, qu’on puisse appeler de
ce nom, quoi que le vulgaire ne sache pas bien ce que c’est? N’y a-t-il
rien de fortuit, et qu’on puisse attribuer au hasard?
—
Aristote, me dit-elle, va te répondre pour moi. Il a, dans sa physique,
expliqué cette question en peu de mots, et d’une manière
qui paraît très conforme à la vérité.
Toutes les fois, dit ce grand philosophe, que l’on se propose de faire
quel que chose, et que, par des causes inconnues, la chose arrive tout
différemment de ce qu’on se proposait, c’est un événement
imprévu, que l’on nomme hasard. Par exemple, si quelqu’un, dans
le dessein de cultiver son champ, en remue la terre, et y trouve un trésor,
cette découverte est regardée comme l’effet seul du hasard.
Néanmoins elle a différentes causes, dont le concours l’a
produite. Car si le propriétaire du champ l’eût laissé
inculte, et si quelque homme riche n’eût eu la fantaisie d’y enfouir
son trésor, il n’y au rait jamais été trouvé.
Cet événement heureux et inopiné n’est donc fortuit
que parce que celui qui a caché son or, et celui qui a cultivé
son champ, y ont concouru, sans en avoir l’intention. On peut donc définir
le hasard un événement inopiné, produit par différentes
causes qui concourent ensemble à ce que l’on faisait par un autre
motif et pour une autre fin; et ce concours est l’effet de l’ordre invariable
établi par cette Providence adorable, qui dispose tout avec sagesse,
et fait que chaque chose vient dans le temps et dans le lieu qu’elle lui
a marqué.
"Dans
la région habitée par ce peuple guerrier qui combat en fuyant,
et par une retraite artificieuse n’engage ses ennemis à le poursuivre
que pour les percer de coups, d’autant plus inévitables qu’ils sont
moins prévus, le Tigre et l’Euphrate sortent du même rocher;
mais bientôt leurs flots se séparent et coulent dans des lits
différents. Si dans la suite de leur cours ils se réunissent
de nouveau, les vaisseaux et tout ce qu’ils roulaient avec leurs ondes,
portés d’abord séparément par chacun de ces fleuves,
se trouvent, après leur jonction, fortuitement réunis et
mêlés de mille manières différentes; mais ces
combinaisons, quelque fortuites qu’elles paraissent, sont l’effet naturel
la pente du terrain sur lequel coulent ces fleuves, et de la direction
de leur cours. Ainsi le hasard, quoiqu’il paraisse indépendant de
tout, est pourtant assujetti aux lois de la Providence, et n’existe que
par elles.
—
Cela est ainsi sans doute, répondis-je; mais cet enchaînement
des choses, cet ordre du destin, ne détruit-il pas la liberté
de l’homme?
—
Non, me dit-elle; l’homme est véritablement libre. La liberté
est l’apanage de toute créature raisonnable. Car tout être
doué de raison est capable par lui-même de discerner les choses
et de con naître ce qu’il doit désirer ou fuir. Dès
lors il peut se porter à l’un, et se détourner de l’autre.
Ainsi, tout être en état de rai sonner et de juger, a la liberté
de vouloir ou de ne pas vouloir. Il est vrai que cette faculté n’est
pas égale dans tous les êtres raisonnables. Car les substances
célestes ont une intelligence plus pénétrante, une
volonté plus pure et un pouvoir plus parfait de se porter à
ce qu’elles désirent. Les âmes moins libres qu’elles, le deviennent
encore moins, quand, s’éloignant de la divinité, elles sont
renfermées dans la prison d’un corps mortel, et elles semblent perdre
toute leur liberté et devenir entièrement esclaves, lorsque
fermant les yeux à la raison, elles se plongent honteusement dans
le vice. Car aussitôt qu’elles se détournent de la souveraine
vérité, qui est la vraie lumière, pour s’attacher
aux choses d’ici-bas, l’ignorance vient les couvrir d’un voile ténébreux;
elles sont agitées de mille affections tumultueuses et déréglées;
et si elles y consentent, si elles s’y livrent, elles appesantissent les
fers qu’elles se sont forgés elles-mêmes; et leur liberté
corrompue devient le principe de leur esclavage honteux. Dieu qui voit
tout, qui entend tout, a prévu cela de toute éternité,
et a destiné à chacun ce qu’il a mérité par
ses bonnes ou par ses mauvaises actions.
"Homère
célèbre, avec tous les charmes de la poésie, le soleil,
père de la lumière. Cependant ce soleil impuissant ne peut
pénétrer ni les entrailles de la terre ni les abîmes
de la mer. Les yeux du Créateur de l’univers sont bien plus pénétrants.
Ni la profonde masse de la terre, ni les nuages épais de la plus
ténébreuse nuit, ne peuvent rien dérober à
sa vue. D’un seul regard, il voit tout ce qui a été, tout
ce qui est, et tout ce qui sera; et puisqu’il est le seul qui connaisse
tout, c’est lui seul aussi qui est le vrai soleil et la vraie lumière
du monde.
—
Me voilà, lui dis-je, accablé de nouveau par le poids d’une
difficulté bien plus grande encore. La prescience de Dieu me paraît
absolument contraire à la liberté de l’homme. Car si cette
prescience s’étend sur tout, et qu’elle soit essentiellement infaillible,
il faut nécessairement que ce qu’elle a prévu arrive, Si
donc, de toute éternité, elle connaît non seulement
les actions des hommes, mais encore leurs desseins et leurs désirs
les plus cachés, que devient leur libre arbitre, puisque tout arrivera
infailliblement comme l’aura prévu cette prescience infaillible?
Si en effet l’événement pouvait la tromper, elle n’aurait
plus une connaissance assurée de l’avenir. Sa prétendue science
ne serait qu’une opinion douteuse et sujette à l’erreur; ce qu’on
ne peut dire de Dieu sans blasphème. Je sais qu’il y en a qui croient
résoudre cette difficulté en disant que les choses n’arrivent
pas nécessaire ment parce que Dieu les a prévues; mais que
Dieu les prévoit nécessairement, parce qu’elles doivent arriver.
Mais je n’approuve point leur idée; car c’est tom ber d’une difficulté
dans une autre. En effet alors la nécessité ne sera plus,
il est vrai, du côté des choses futures; mais elle sera du
côté de la prescience. Au reste, ce n’est point là
le véritable état de la question. Il s’agit uniquement de
prouver que les événements prévus arrivent nécessairement
sans que pour cela la prescience de Dieu nécessite leurs causes
efficientes. Je me sers, pour expliquer ma pensée, d’un exemple
familier, Si quel qu’un est assis, l’opinion de ceux qui le croient dans
cette posture est nécessaire ment vraie; et en retournant la proposition,
on peut dire que si ceux qui le pensent ainsi, pensent vrai, il est nécessaire
en effet qu’il soit assis. Il y a donc nécessité des deux
côtés et l’existence de la chose et la vérité
de l’opinion qu’on en a, sont alors également nécessaires.
Ce pendant la vérité de l’idée de celui qui me croit
assis, n’est point la cause de ce que je le suis; mais plutôt c’est
parce que je suis effectivement assis, que son idée est vraie; et
quoique la cause de ma situation vienne d’ailleurs, cependant il y a, ainsi
que je l’ai dit, nécessité des deux côtés. On
doit raisonner de même de la Providence et des choses futures. Car
quoiqu’elles soient prévues parce qu’elles doivent arriver, et qu’elles
n’arrivent pas précisément parce qu’elles sont prévues,
cependant il semblerait qu’il y aurait nécessité absolue,
ou que Dieu prévît les événements parce qu’ils
doivent arriver, ou que ces événements arrivassent parce
que Dieu les aurait prévus: ce qui suffit assurément pour
détruire la liberté de l’homme. D’ailleurs, y a-t-il rien
de plus déraisonnable que de dire que des événements
futurs soient la cause de la prescience de Dieu? Ce qui ne doit se faire
que dans la suite des temps peut-il être la cause de cette prescience,
qui est de toute éternité? L’avenir n’en peut pas plus être
la cause que le passé, A cet égard, tout est égal
entre eux; car s’il est de toute nécessité qu’une chose soit,
quand je suis sûr qu’elle est, il est également nécessaire
qu’elle arrive, quand je suis sûr qu’elle arrivera. L’événement
d’une chose prévue est donc absolument inévitable. Que si
elle n’arrive pas comme je le pense, l’opinion que j’en ai est une erreur
véritable, et non pas une science. Eh! comment
avoir une vraie connaissance d’un événement, s’il ne doit
pas certainement et nécessairement arriver? Comme la science ne
peut s’allier en aucune façon avec l’erreur, il est indubitable
que ce qu’elle conçoit évidemment devoir arriver, arrivera,
de toute nécessité, de la manière qu’elle le conçoit.
Comment donc comprendre que Dieu, de toute éternité a les
événements, s’ils sont incertains? Car s’il croit qu’ils
arriveront infailliblement, et que cependant il soit possible qu’ils n’arrivent
pas, il se trompe; ce qu’on ne peut ni dire ni penser sans blasphème.
D’un autre côté, s’il ne les connaît que pour ce qu’ils
sont, c’est-à-dire pour des choses contingentes, qui peuvent arriver
ou ne pas arriver, quelle idée aurons-nous alors de sa prescience?
Elle ne différera pas de ce ridicule oracle de Tirésias:
"Tout ce que je dirai sera ou ne sera pas." Elle n’aurait aucun avantage
sur l’opinion des hommes, si sa connaissance se bornait à regarder
l’avenir comme quelque chose d’incertain: mais comme il ne peut y avoir
la moindre ombre d’incertitude dans cet être adorable, source et
principe de tous les êtres, il est constant que les choses dont il
a prévu l’existence arriveront infailliblement, Mais que devient
alors la liberté de l’homme, dont la volonté et les actions
sont liées par la nécessité que leur impose l’infaillibilité
de la prescience? Et si l’homme est dépouillé de son libre
arbitre, quelle confusion, quel désordre, quelle absurdité
ne s’ensuivra-t-il pas? Qu’on cesse alors d’encourager les gens de bien
par l’espoir des récompenses, et d’épouvanter les méchants
par la crainte des supplices. Alors ce que nous appelons équité
deviendra le comble de l’injustice; car pourquoi récompenser ou
punir l’homme qui ne peut plus rien mériter, puisqu’il ne fait plus
rien par la détermination de sa volonté, dans la nécessité
où il est de justifier, par ses actions, l’infaillibilité
de la prescience divine? Alors il n’y aura plus ni vices ni vertus; le
bien et le mal, tout sera confondu, et, ce qui est le comble de l’impiété,
nos mauvaises actions mêmes auront la Providence pour principe, puisque
toutes les choses qui se font ici-bas se font par ses ordres, et que l’homme,
privé de son libre arbitre, sera forcé de les exécuter.
Toute notre espérance est donc éteinte; toutes nos prières
deviendront superflues. Car, que nous reste-t-il à espérer
ou à demander, si tout arrive par un enchaînement nécessaire
et que rien ne peut changer? Le seul lien qui unit l’homme à Dieu
ne subsistera donc plus? Nous avons pensé jusqu’à présent
qu’une humble prière nous attirait les grâces de Dieu: de
là est venu ce commerce sacré par lequel nous nous élevons
jusqu’à la lumière inaccessible qu’il habite, pour nous entretenir
avec lui. Mais si une fatalité toute puissante nécessite
nos actions, nos prières n’ont plus aucune force; il n’y a plus
aucune union entre Dieu et nous; et séparés de ce principe
souverain de toutes choses, l’homme, dépourvu de son Soutien, retombera
dans le néant.
"Quelle
contrariété règne parmi les choses les plus étroitement
unies! Dieu a-t-il donc mis tant d’opposition entre deux vérités,
que, quoiqu’elles subsistent chacune prise à part, elles ne puissent
subsister ensemble? Non; les vérités ne peuvent être
contraires les unes aux autres; elles sont indissolublement unies entre
elles par des noeuds secrets; mais notre âme appesantie, accablée
par le poids de son corps mortel, n’a point assez de lumière pour
les apercevoir. Mais pourquoi brûle-t-elle donc d’un si grand désir
de découvrir les vérités cachées? Sait-elle
déjà ce qu’elle recherche avec tant d’empressement et tant
d’inquiétudes? Non, sans doute. Mais si elle l’ignore, que cherche-t-elle
donc, l’aveugle qu’elle est? Peut-elle désirer, peut-elle rechercher
ce qu’elle ne connaît pas? sait-elle
où le trouver? Et n’en ayant aucune idée, comment le reconnaîtrait-elle
quand le hasard le lui ferait rencontrer? N’est-ce point que cette âme,
quand elle contemplait l’intelligence suprême, y puisait les idées
générales et particulières de chaque être, et
qu’à présent qu’elle est renfermée dans la prison
ténébreuse de son corps, elle a perdu la con naissance distincte
et particulière de chaque chose, mais que cependant il lui en reste
encore quelques notions générales? Ainsi, lorsque l’homme
cherche la vérité, on peut dire que s’il ne la connaît
pas comme il faut, du moins il ne l’ignore pas absolument; mais consultant
les idées générales qui lui sont restées, il
s’efforce, par ce peu de connaissances qui lui restent, de parvenir à
une connaissance plus parfaite, en rappelant ce qu’il a oublié,
pour le joindre à ce qui reste encore gravé dans sa mémoire.
—
Voilà, me répondit la Philosophie, une vieille plainte qu’on
fait depuis long temps contre la Providence. Cicéron, dans ses livres
de la Divination, s’est beaucoup tourmenté pour y répondre
tu es depuis longtemps dans le même embarras; mais personne, jusqu’à
pré sent, n’y a répondu avec assez d’exactitude et de solidité.
La difficulté vient de l’impuissance où sont la plupart des
hommes de comprendre la simplicité infinie de la prescience divine.
Si l’on pouvait s’en former une juste idée, toutes les difficultés
s’évanouiraient bientôt. Je vais essayer de le faire, après
avoir dissipé ce qui fait à présent le sujet de ton
trouble et de ton embarras. Je te demande d’abord pourquoi tu ne goûtes
pas la réponse de ceux qui disent que la prescience ne blesse point
la liberté, parce qu’elle n’impose aucune nécessité
aux choses futures. Car, dis-moi, n’est-ce pas uniquement parce que, dès
qu’elles sont prévues, elles ne peuvent plus ne pas arriver, que
tu conclus qu’elles sont nécessitées?
Mais si, comme tu en es convenu, la prescience n’impose aucune nécessité,
pourquoi, libres dans leurs principes, deviendraient-elles nécessaires
dans l’événement? Pour te faire entendre les conséquences
de ces raisonnements, supposons un moment qu’il n’y ait aucune prescience;
les actions libres ne pourront être censées contraintes ou
nécessitées par ce qui n’existe pas. Convenons maintenant
que cette prescience existe, mais qu’elle n’impose aucune nécessité
aux choses futures je crois que la liberté de l’homme reste pour
lors également dans tout son entier. Mais, me diras-tu, si la prescience
ne nécessite pas les événements, il est toujours certain
qu’elle est une marque assurée qu’ils arriveront infailliblement,
Mais arriveraient-ils moins infaillible ment s’il n’y avait point de prescience?
Ce qui n’est que la marque et le signe d’une chose, est bien la preuve
de son existence; mais elle n’en est pas le principe. C’est pourquoi il
faudrait commencer par démontrer que tout arrive par les lois d’une
nécessité absolue, avant d’établir que la prescience
en est la marque. Car, s’il n’y a aucune nécessité, la prescience
ne pourra en être le signe. Ce n’est d’ailleurs ni par les signes
d’une chose, ni par aucun autre moyen pris hors d’elle, mais par ses seuls
principes intrinsèques, que l’on parviendra à faire une démonstration
solide. Mais comment peut-il se faire, dira-t-on, que les choses prévues
n’arrivent pas? Vaine demande! Je ne dis point que je crois qu’elles n’arriveront
pas, je dis seule ment que, quoiqu’il soit certain qu’elles arriveront,
il n’est pas moins certain qu’elles ne sont aucunement nécessitées.
Pour
t’aider à le comprendre, rappelle-toi mille choses qui se font tous
les jours à nos yeux. Un habile cocher, par exemple, conduit un
char avec adresse; il fait obéir à son gré les chevaux
fougueux qui le traînent. Est-ce par nécessité que
cela se fait? Non, sans doute. Il n’y aurait plus d’art ni d’adresse en
rien, si tout se faisait par les lois d’une nécessité impérieuse.
Ce qui se fait donc librement n’était certainement pas nécessité
avant son existence; ainsi, bien des événements arriveront
librement dans leur temps. Car tout le monde, je crois, conviendra que
ce qui arrive était futur, de la même manière qu’il
arrive; l’existence de ces choses est donc parfaitement libre, quoi qu’elle
ait été prévue. Car la connaissance et la prévision
des choses futures ne leur impose pas plus de nécessité
que notre connaissance et notre vue n’en imposent à celles qui arrivent
journellement sous nos yeux. Mais voilà précisé ment,
me diras-tu, le point de la difficulté. Je ne puis supposer qu’un
événement futur puisse être prévu, et rester
libre et contingent. Cela semble impliquer contradiction: car s’il est
prévu, il arrivera
nécessairement, et s’il n’arrive pas nécessairement, il ne
peut être prévu; puisque la prescience ne peut avoir pour
objet qu’une vérité dont la certitude soit infaillible. Car,
encore une fois, prévoir comme certain ce qui est libre et contingent,
c’est moins avoir une connaissance lumineuse qu’une opinion ténébreuse
et sujette à l’erreur. Toute l’obscurité de cette matière
vient de ce que tout le monde croit connaître les choses à
fond, et telles qu’elles sont elles-mêmes: ce qui est absolument
faux, puisque l’étendue de nos connaissances ne dépend point
de la nature des choses, mais de celle de notre intelligence; car, pour
expliquer ma pensée par une comparaison, l’oeil et la main connaissent
d’une manière différente la rondeur d’un même objet.
L’oeil, quoique éloigné, n’a besoin que d’un regard pour
saisir tout d’un coup la figure de l’objet; mais la main est obligée
de s’en approcher, de s’y attacher et de le suivre dans tout son contour,
avant que de pouvoir en connaître la rondeur; l’homme lui-même
le connaît d’une manière différente, par les sens,
par l’imagination, par la raison et par l’intelligence. Les sens ne peuvent
juger de la figure que comme inhérente à la matière.
L’imagination détache la figure du sujet même, et en juge
séparément. La raison va plus loin: faisant abstraction des
individus, elle considère l’espèce en général,
et se forme l’idée de l’universel. L’intelligence a des vues encore
plus sublimes sans s’arrêter à ces idées générales,
elle considère la simplicité de l’essence constitutive de
chaque chose, et, ce qu’il faut bien remarquer, ces différentes
facultés renferment les qualités de celles qui leur sont
subordonnées; mais les inférieures ne peuvent atteindre aux
objets des plus parfaites; car les sens se bornent unique ment à
la matière. L’imagination ne peut se former l’idée des universaux,
ni la simple raison celle de l’essence. L’intelligence, au contraire, infiniment
plus élevée, juge de tout ce qui a rapport aux choses, de
la même manière dont elle en conçoit l’essence, Car
si elle considère les objets sensibles, leur figure et leur idée
générale, elle ne le fait ni par le ministère des
sens, ni par celui de l’imagination, ni par celui de la raison même,
mais par sa propre lumière qui embrasse et pénètre
tout. De même, la raison, quand elle se forme l’idée des universaux,
ne se sert ni de la force de l’imagination, ni du secours des sens. Voici
l’idée générale que la raison de l’homme a de lui-même,
L’homme est un animal à deux pieds et raisonnable, Or, cette idée
générale renferme des connaissances qui sont du ressort de
l’imagination et des sens; mais sans leur secours, la raison les acquiert
par ses seules lumières, Enfin, l’imagination elle-même, en
qui les espèces, qui font son objet, entrent d’abord par les sens,
ne laisse pas de se les former ensuite par sa propre force, quoique tous
les sens restent dans une entière inaction.
Tu
vois donc que c’est bien moins de la nature des objets que de celle de
nos différentes facultés, que provient la différence
de nos connaissances. Et cela doit être ainsi: car le jugement étant
un acte propre de la faculté qui juge, il est bien plus naturel
de croire qu’elle le forme d’elle-même et par ses propres forces,
que par l’influence d’une cause étrangère.
"Ces
anciens sages, trop peu connus, qui ont illustré l’école
de Zénon, pensaient que des objets matériels il sort sans
cesse une foule d’images invisibles qui viennent s’imprimer dans les âmes,
comme le style grave rapidement sur les tablettes ces signes qui sont les
interprètes de nos pensées. Mais si l’âme n’agit point
par elle-même; si, purement passive, elle n’est qu’un simple miroir
où les objets viennent se peindre, d’où lui peut venir cette
ardeur qu’elle a de tout connaître, et cette faculté de connaître
en effet chaque chose, de faire l’analyse des objets qui lui sont connus,
d’en diviser à cet effet les différentes parties, et de les
réunir ensuite sous un seul et même point de vue? D’où
vient qu’elle peut, à son gré, s’élever jusqu’au plus
haut des cieux, et descendre ensuite dans les plus profonds abîmes?
Pourquoi, recueillant ses connaissances et les comparant ensemble, sait-elle
faire triompher la vérité des ténèbres de l’erreur?
Ah! certainement elle est douée d’une
force active, d’une faculté puissante, dont serait incapable un
être qui, semblable à la matière, ne serait propre
qu’à recevoir les impressions des objets extérieurs. J’avoue
pourtant que ces impressions précèdent d’ordinaire nos idées.
La lumière qui frappe nos yeux, la voix qui retentit à nos
oreilles, semblent réveiller notre
âme. Ces sensations lui rappellent les idées qui y répondent;
elle en fait l’application aux différents objets, et réunit
les images qui entrent en elle par les sens, aux idées purement
spirituelles qu’elle renferme en elle-même,
"Si
dans les sensations corporelles, quoique les qualités des objets
sensibles affectent les organes des sens, et que l’impression faite sur
eux précède le sentiment de l’âme et l’excite en y
recueillant les idées auxquelles elle ne faisait pas attention auparavant;
si dans ces sortes de sensations, dis-je, le sentiment intérieur
de l’âme n’est point une impression purement passive qui vienne du
dehors, mais l’effet de sa propre activité qui s’aperçoit
et juge de ce qui se fait dans les corps, à combien plus forte raison
les êtres qui sont absolument indépendants de la matière,
ne sont-ils point assujettis, dans leurs idées, aux espèces
sensibles, mais jugent de tout par les seules forces de leur intelligence?
Aussi voyons-nous que chaque espèce a
une façon de con naître qui lui est propre. Ces animaux qui
vivent dans la mer, aussi immobiles que les rochers auxquels ils sont attaché
sont doués de la seule faculté de sentir, et destitués
de toute autre qualité ultérieure. Les autres animaux qui,
par leurs divers mouvements, nous donnent lieu de croire qu’ils ont des
désirs et des aversions, avec la faculté de sentir, ont encore
l’imagination. La raison est la propriété essentielle de
la nature humaine, comme l’intelligence l’est de la nature divine; et celle-ci
est évidemment la plus parfaite, puisqu’elle renferme tout le reste.
Si les sens et l’imagination, parce que les idées abstraites des
universaux ne sont pas de leur ressort, osaient sou tenir que la raison
ne les conçoit pas, et lui parler ainsi "Ce qui est à notre
portée ne peut être considéré d’une manière
générale, et par abstraction à tout sujet; donc, ou
vous ne concevez pas les universaux, ou nous n’avons aucun objet qui nous
soit propre; or, nous sommes bien assurés d’avoir des objets sur
lesquels nous exerçons nos fonctions, donc vous ne pouvez avoir
aucune idée des universaux." La raison ne pourrait-elle pas leur
répondre: "Facultés subalternes, vous ne pouvez vous élever
au-dessus des choses corporelles et sensibles; pour moi qui les conçois
d’une manière plus noble et plus parfaite que vous, j’ai d’eux des
idées générales que vous êtes incapables d’avoir.
Restez donc dans votre sphère, et ne me disputez pas les connaissances
que j’ai, parce qu’elles sont au-dessus de vous," C’est sans doute à
la faculté de connaître la plus parfaite qu’il faut s’en rapporter
sur ce sujet; et nous qui, avec les sens et l’imagination, possédons
la faculté de raisonner, nous lui donnerions sûrement gain
de cause en ce procès. Le même tort que les sens et l’imagination
auraient avec la raison, dans la supposition que je viens de faire, la
raison l’a vis-à-vis du souverain Être, lorsqu’elle pense
qu’il ne voit pas l’avenir autrement qu’elle. Car tel est ton raisonnement
On ne peut pas prévoir avec certitude ce qui ne doit pas nécessairement
arriver. Il n’y a donc point en Dieu de prescience des événements
futurs; ou s’il y en a, elle leur impose une nécessité absolue.
Voilà comme on raisonne. Mais si nous pouvions voir par les lumières
de l’intelligence infinie, ce que nous ne voyons qu’imparfaitement par
celles de la raison, nous conviendrions que cette faible raison doit le
céder à l’intelligence suprême, plus encore que les
sens et l’imagination ne doivent le céder
à la raison. Élevons-nous donc, s’il est possible, jusqu’à
cette divine lumière, nous verrons en elle ce que nous ne trouverons
jamais en nous-mêmes; nous y verrons, dis-je, comment les événements
futurs, quoiqu’ils doivent arriver librement, sont pourtant prévus
avec certitude, et que cette prévision non seulement n’est pas une
opinion vague et imparfaite, mais, au contraire, est une science véritable,
et infiniment parfaite dans son infinie simplicité.
"Que
la nature a pris de plaisir à varier la figure des animaux qui vivent
sur la terre! Les uns rampent sur la poussière et ne s’y traînent
qu’avec peine; les autres, d’une aile légère et rapide, fendent
les airs, et parcourent sans peine l’immense étendue de la plaine
azurée; d’autres impriment sur la terre la trace de leurs pas, et
tantôt ils traversent les campagnes, tantôt ils s’enfoncent
dans l’épaisseur des bois. Mais toutes ces espèces différentes
ont cependant la tête penchée vers la terre. L’homme seul
porte la tête droite et élevée, et s’il veut user de
sa raison, il verra que, puisque ses yeux sont faits pour contempler le
ciel, son âme doit se détacher de la terre. Ne serait-il pas
honteux pour lui que son coeur fût attaché aux choses d’ici-bas,
tandis que son corps, par sa posture, l’avertit sans cesse de se porter
vers celles du ciel?
"Élevons-nous
donc vers le Très-Haut; et puisqu’il est, constant qu’il ne faut
pas juger de la manière de connaître par la nature de l’objet
connu, mais par celle de la faculté qui connaît, considérons,
autant qu’il est permis à des mortels de le faire, quelle est la
perfection de la nature divine, afin de mieux juger de la nature de ses
connaissances. Il ne faut que consulter la raison pour avouer que Dieu
est éternel. Considérons donc ce que c que l’éternité:
l’idée que nous en concevrons nous conduira à celle de la
nature et des connaissances de l’Être éternel. L’éternité
est la jouissance entière et parfaite d’une vie sans commencement,
sans succession et sans fin. Cette idée va s’éclaircir en
la comparant avec celle du temps. Pour tout ce qui est temporel, le présent
n’est que le passage du passé à l’avenir. Rien de ce qui
est sujet à l’empire du temps ne peut jamais jouir tout à
la fois de sa vie tout entière. Le jour d’hier a cessé d’être
pour lui, et le jour de demain n’existe pas encore. Dans celui même
d’aujourd’hui vous ne jouissez à la fois que d’un instant rapide
et passager. Tout ce qui est donc sujet à la succession du temps,
quand même, ainsi qu’Aristote l’a pensé du monde, il n’aurait
jamais eu de commencement, et que sa durée dût
s’étendre autant que celle des temps, à parler avec précision,
ne mérite pourtant pas le titre d’éternel, puisqu’il ne réunit
pas ensemble tous les points de sa vie, et que jouissant à peine
du présent, il ne jouit plus du passé, et ne jouit pas encore
de l’avenir. Ce qui est véritablement éternel, doit jouir
tout à la fois de toute la plénitude d’une vie sans fin.
Rien ne doit être ni passé ni futur pour lui. Toujours, et
tout en lui-même, l’immense succession des temps n’est rien à
son égard. Tout est toujours présent à ses yeux. C’est
donc à tort que, de ce que Platon paraît avoir cru que le
monde a toujours existé et durera toujours, quelques-uns en concluent
que ce monde créé est éternel comme son Créateur;
car LI y a bien de la différence entre avoir une durée sans
fin, mais successive, comme le monde l’a dans l’opinion de ce grand philosophe,
et jouir tout à la fois, sans succession et sans partage d’une vie
infiniment parfaite; ce qui ne peut se dire que de Dieu. Au reste, ne va
pas penser que la préexistence du Créateur
aux choses créées,
puisse se mesurer par la durée du temps; cette préexistence
est une propriété essentielle de la nature divine, avec laquelle
le temps n’a aucune proportion, Si dans sa succession infinie, il paraît
l’imiter en quelque chose, il lui est absolument impossible de l’égaler.
C’est
pourquoi ne pouvant jouir, comme elle, d’une parfaite immutabilité,
il dégénère en un mouvement successif et sans fin;
et ne pouvant réunir son existence en un seul point, il se partage
et s’écoule dans ces espaces immenses que forment le passé
et l’avenir. Dans l’impossibilité où il est de jouir tout
à la fois de toute la plénitude de son être, il imite
l’état immuable de Dieu, mais seulement en ce qu’en quelque sorte
il ne cesse jamais d’exister, et reste présent, autant que peut
le permettre la rapidité avec laquelle le moment présent
s’enfuit. Ce moment, tel qu’il est, est une faible image de cette éternité
toujours présente à Dieu. Mais comme il cesse d’être
aussitôt qu’il existe, il se renouvelle sans cesse; et par une succession
perpétuelle forme l’infinité des siècles. Ainsi ce
n’est qu’en continuant à s’écouler sans fin qu’il acquiert
son étendue; étendue immense, mais qu’il ne peut réunir
dans un seul point fixe et immuable. Si nous voulons donc, à l’exemple
de Platon, donner aux choses des noms qui leur conviennent, celui d’éternel
ne sera donné qu’à Dieu seul; et puisque toute faculté
intelligente connaît les choses selon sa nature, et que celle de
Dieu est de jouir tout à la fois de l’éternité tout
entière, sa lumière infinie, indépendante de la succession
des temps, réunit le passé et l’avenir, et lui fait tout
voir comme toujours présent; et ainsi ce que nous appelons prescience,
est moins une prévision de l’avenir qu’une vue simple et actuelle
de toutes choses éternellement présentes à Dieu. Aussi
cette connaissance n’est, à proprement parler, que la divine Providence,
qui, du haut de son trône, voit toutes choses tout à la fois
et d’un seul coup d’oeil. Dis-moi maintenant, mon cher élève,
comment pourrais-tu penser que la vue de Dieu nécessite les événements,
puisque celle des hommes ne les nécessite pas? Car tu conviendras
que tes regards n’imposent aucune nécessité à ce qui
se fait sous tes yeux. Or, s’il est permis de comparer en quelque chose
l’homme avec Dieu, tout est éternellement présent à
es yeux, comme l’instant présent l’est aux tiens. Sa prescience
ne change donc en rien ni la nature ni les propriétés des
choses. Elles sont présentes à ses yeux telles qu’elles arriveront
un jour. Infaillible dans ses jugements, d’un seul et même regard
elle voit comme nécessités celles qui doivent arriver nécessairement,
et comme libres celles qui arriveront libre ment. Ainsi, quoique du même
coup d’oeil, tu voies un homme se promener sur la terre, et le soleil rouler
dans les cieux, tu sais très bien que le mouvement du premier est
parfaitement libre, et que celui de l’autre ne l’est pas. La prescience
de Dieu n’altère donc en rien les qualités des choses toujours
présentes à son égard, et qui ne sont futures qu’en
égard à la succession des temps. Ce n’est donc pas par une
simple conjecture, mais par une connaissance certaine, et fondée
sur la vérité même, que Dieu voit ce qui arrivera,
quoiqu’il sache qu’il arrivera librement. Si tu m’objectes maintenant que
ce que Dieu voit comme futur, ne peut pas ne point arriver; et que ce qui
ne peut pas ne point arriver, n’est plus libre, mais nécessité,
je trouverai ici une vérité très solide, mais qui
ne peut être connue que de ceux qui s’élèvent jusqu’à
la contemplation de la Divinité: oui, je le dirai, le même
avenir peut être regardé comme nécessaire, relativement
à la con naissance de Dieu, quoique relativement à sa propre
nature et à celle de son principe, il reste toujours véritablement
libre. Il y a en effet deux espèces de nécessités;
l’une absolue, l’autre conditionnelle. Tous les hommes mourront; voilà
une nécessité absolue. Cet homme se promène, car je
le vois voilà une nécessité qui n’est que conditionnelle.
Car, quoique nécessaire ment ce que je vois existe, il ne s’ensuit
pas qu’il existe nécessairement. Rien en effet ne force cet homme
à marcher; il le fait librement et par sa pure volonté; cependant
dès que je le vois marcher, il faut nécessairement qu’il
marche, On peut dire de même, que ce que la Providence voit, ne peut
pas ne point être, quoiqu’il soit pourtant libre de sa nature et
dans son principe. Or, Dieu voit comme actuellement présentes toutes
les actions libres qui doivent se faire dans la suite des temps; elles
sont donc nécessaires conditionnellement, et eu égard à
la connaissance que Dieu en a; mais considérées en elles-mêmes,
elles n’en sont pas moins libres. Ainsi tout ce que Dieu a prévu
arrivera sans doute; mais tout ce qui est l’effet du libre arbitre ne change
point de nature au moment de son existence, En effet, il arrive librement,
parce qu’avant que d’être, il a pu
ne pas arriver. Mais qu’importe, diras-tu, que nos actions ne soient pas
nécessitées en un sens, si elles le sont dans un autre, par
la connaissance antécédente que Dieu en a? Il n’est pas difficile
de répondre à ta difficulté. Rappelle-toi ce que je
t’ai dit du mouvement du soleil qui parcourt les cieux, et de celui de
l’homme qui marche sur la terre; l’un et l’autre, dès qu’ils existent,
ne peuvent pas ne point être; l’un cependant n’était pas libre
avant son existence, et l’autre l’était. De même les choses
qui sont présentes aux yeux, existent certainement, mais les unes
sont une suite nécessaire des lois de la nature, et les autres dépendent
entièrement de la volonté de leurs agents. Ce n’est donc
pas sans raison que j’ai dit que ce qui, considéré relativement
à la connaissance de Dieu, peut être regardé comme
nécessaire, est pourtant véritablement libre, si on le considère
en lui-même; de même tout ce qui est du ressort des sens est
universel et singulier tout ensemble singulier considéré
en lui-même, et universel quand la raison le considère sous
une idée générale et par abstraction à tout
sujet. Mais, ajouteras-tu, si je peux, à mon gré, faire ou
ne pas faire ce que Dieu a prévu, et que je vienne à changer
de dessein, je tromperai sa prescience, qui a prévu ce que je ne
ferai pourtant pas. Je réponds à cela qu’il est vrai que
tu peux changer de dessein à ton gré, mais tu ne tromperas
pas plus pour cela cette Providence adorable qui sait que tu peux changer,
et qui sait en même temps si tu le feras ou non, que tu ne peux tromper
ceux qui te voient, lorsque, sous leurs yeux, tu exerces ta liberté
au gré de ton caprice. Quoi! me diras-tu
encore, les connaissances de Dieu changeront donc au gré de mon
inconstance; et puisque je peux vouloir une chose, et le moment d’après
en vouloir une autre, la connaissance que Dieu a de moi éprouvera
donc la même variation? Non, sans doute, mon cher élève.
L’oeil de Dieu voit l’avenir tout entier comme toujours présent.
Ses connaissances ne varient point comme toi, en saisissant tantôt
un objet, tantôt l’autre. Mais telle est la propriété
essentielle de sa nature infiniment simple, qu’éternellement invariable,
il voit d’un seul regard, tous les changements de ta volonté. Tu
peux par là résoudre la difficulté que tu faisais
il y a un moment, en disant qu’il paraissait indigne de Dieu que sa science
tînt en quelque chose de nos actions futures. Elle n’en dépend
en rien; et telle est sa perfection souveraine, qu’embrassant tout par
une connaissance toujours actuelle et infiniment simple, elle donne l’ordre
à tout, et ne le reçoit de rien. De tout ceci, concluons
que l’homme jouit d’une pleine liberté; qu’en conséquence
les lois sont justes dans les récompenses qu’elles proposent aux
bonnes actions, et dans les châtiments qu’elles décernent
aux mauvaises. Dieu, dont la prescience éternelle voit toutes nos
actions comme toujours présentes, les juge de toute éternité,
et prépare dès lors une récompense infinie aux bons,
et des supplices terribles aux méchants, Ce n’est donc point en
vain que nous mettons notre espérance en lui, et que nous lui adressons
nos voeux. S’ils partent d’un coeur juste et droit, ils ne seront point
rejetés. O hommes, fuyez donc le vice; pratiquez la vertu. Qu’une
juste confiance vous anime, et que l’humilité de votre prière
la fasse monter vers le trône de l’Éternel. Si vous ne vous
faites point illusion à vous-mêmes, vous devez savoir avec
quelle ardeur vous êtes obligés de vous porter au bien, puisque
vous ne pouvez rien faire qui échappe aux regards d’un Dieu souverainement
juste, et qui voit tout."
Boèce
a consacré son cinquième livre à prouver le libre
arbitre de l’homme et à montrer comment la puissance de Dieu se
concilie aisément avec la liberté de l’homme. On voit, par
la disposition de son sujet, dans lequel il procède par déduction
à la manière des Platoniciens, qu’il allait passer à
un sixième livre. Il fut interrompu pour subir une mort cruelle
sur l’échafaud.