La cartographie des controverses

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 La cartographie des controverses par Bruno Latour

"J’ai mis longtemps à l’admettre, mais la philosophie relève de la littérature, et ce n’est pas la littérature qui dit la vérité. Seule la science dit la vérité. Et sa vérité s’impose." Telle est l’idée que se fait des recherches scientifiques et techniques ce romancier à la réputation sulfureuse. Et pour que tout soit clair, il ajoute: "J’en suis désolé […] mais c’est la science qui dit la vérité. Point1." Un peu choquée, malgré sa béate admiration, par ce dogme d’infaillibilité dans la bouche d’un nihiliste avoué, la journaliste demande, avec un certain humour, pourquoi le malheureux Houellebecq (car il s’agit de lui) n’est pas à la paillasse dans un laboratoire plutôt qu’à écrire des romans qui ne peuvent être, d’après ses propres dires, que de parfaits mensonges. À quoi l’auteur répond qu’il ne sait rien faire d’autre !

Piètre épistémologie

Ce "Point" surtout est admirable… Il n’y a donc rien avant : la science tombe du ciel comme la manne céleste. Il n’y a rien après : une fois qu’elle a parlé, il faut se taire. S’il est vrai que les bons sentiments ne font pas de la bonne littérature, on n’en fait pas non plus avec une si exécrable épistémologie. Le respectueux silence qui suit, d’après notre thuriféraire, l’énoncé de la "vérité scientifique" qui "s’impose" à tous, ne doit pas trop aider à comprendre les difficultés, les errements, les soubresauts, les incertitudes et, surtout, l’intérêt même de la recherche. Ce que jamais les agnostiques n’accepteraient de la religion, de la politique ou du droit, ils l’ingurgitent comme une évidence quand il s’agit de clonage ! Il est heureux que d’autres écrivains, moins soumis aux dogmes, aient vu dans les sciences une ressource autrement profonde d’innovations littéraires2.

Il est tentant pour les chercheurs scientifiques, les technologues, les innovateurs et les entrepreneurs, de se sentir flattés par une telle infaillibilité. N’est-ce pas, au fond, à ce "Point." qu’ils rêvent tous en secret ? "Ah, se disent-ils, si mon innovation, mon programme de recherche, mon logiciel pouvait s’imposer de façon indiscutable comme une vérité absolue qui ferait s’agenouiller les sceptiques !" Ils auraient pourtant bien tort de se bercer de telles illusions. En dehors des quelques "littéraires" du genre de Houellebecq, plus personne n’est prêt à prendre leurs édits et leurs bulles pour des faits indiscutables que rien ne précède et que rien ne suit. Autrement dit, la science n’est plus l’expression d’un pouvoir transcendant car elle n’a plus le pouvoir de "s’imposer" ainsi. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’oeil aux journaux : quand la vérité scientifique a parlé, au lieu du grand silence que semble appeler de ses voeux le romancier, on assiste à un phénomène des plus étranges : la discussion continue et même reprend de façon encore plus enflammée. Il suffit de se tourner vers l’amiante, les OGM, les cellules souches, le chatelperronien, l’autoroute A 51, les 4 x 4 en ville, pour remarquer l’impuissance remarquable des experts à obtenir la clôture de la discussion et à "imposer" le silence.

Avant de s’indigner de cette "montée de l’irrationnel" et de cette "perte de confiance dans les experts", il faut bien voir à quel point Houellebecq se méprend quand il affirme ne pas travailler dans un laboratoire. Il se trouve en effet que l’extension même des sciences et des techniques nous a tous transformés en participants, volontaires ou involontaires, à de grandes expériences, dont certaines sont à la dimension de la planète entière. Les uns sont à la paillasse comme chercheurs, d’autres comme financeurs, d’autres comme témoins, d’autres enfin comme cobayes. Qu’il s’agisse du réchauffement global, des plans chômage, des téléphones portables, de la tabagie passive, des radars d’autoroute, des réserves de pétrole ou de la constitution européenne, nous sommes tous embarqués dans des expériences dont on chercherait parfois en vain le protocole.
La sphère artificielle et fragile à l’intérieur de laquelle nous vivons, comme l’explique Peter Sloterdijk, requiert la participation controversée de tous ses membres3. Si la vérité scientifique ne s’impose plus, ce n’est donc pas parce que le bon peuple est devenu irrationnel, mais parce qu’il se trouve dorénavant en situation de corecherche. S’il est à la paillasse, c’est pour refuser les vérités qui chercheraient à "s’imposer" sans discuter et qui risqueraient de le mettre sur la paille. En un mot, les faits indiscutables sont devenus discutables — et c’est autant de gagné pour la rationalité.

Plusieurs "versions" différentes

Le problème vient de ce que nous n’avons pas encore les médias, les réflexes, les outils, les habitudes de pensée qui nous permettent de nous retrouver à l’aise dans les faits dorénavant discutables. Encore imbibés d’épistémologie houellebecquienne, nous nous tournons vers les manuels comme vers un catéchisme. À la manière des fondamentalistes, nous sommes vite choqués quand nous réalisons qu’il va falloir nous habituer, non plus à des dogmes, mais à des controverses. Cette liberté, ce libre examen nous scandalise. Nous y voyons une perte et non pas encore un gain.
Un célèbre chirurgien du dos proposait une opération pénible. Je me permettais de lui dire qu’après avoir fait le tour des solutions disponibles à Paris "il y avait plusieurs versions de cette même maladie". Il me répondit avec hauteur : "Monsieur, il n’y a pas plusieurs "versions" : on vous a mal informé…" Lui aussi pensait que la vérité s’imposait et que les faits indiscutables devaient soumettre à son scalpel un dos qui se tira d’affaire, heureusement fort bien, par une autre "version" entièrement différente de celle qu’il avait assénée.
Une question nouvelle se pose donc à tous, chercheurs, usagers, financeurs, simples citoyens, étudiants ou journalistes : comment déployer les versions concurrentes des mêmes affaires scientifiques et techniques qui, sur tous les sujets intéressants, exigent notre attention et notre délibération ? Comment, autrement dit, retrouver une objectivité qui ne repose plus sur un silence admiratif, mais sur la gamme des avis contradictoires portant sur les versions opposées des mêmes enjeux ? Comment parvenir à nouer ces versions pour pouvoir se faire un avis ? Tel est l’enjeu de ce que j’appelle la cartographie de controverses scientifiques et techniques. Heureusement, les nouvelles techniques d’information permettent en partie de remédier au chaos d’information, de rumeurs, de nouvelles, dans lequel ces mêmes techniques nous avaient d’abord plongés.

Un exemple très simple fera comprendre l’intérêt de ces médias : mère de famille, vous perdez deux fois de suite un enfant en bas âge ; les assistantes sociales, puis la police, puis le juge vous accusent de maltraitance et se préparent à vous emprisonner ; le médecin expert, délégué par les tribunaux, confirme l’accusation. Or, il se trouve que la cartographie de controverses révèle un paysage beaucoup plus contrasté. La recherche médicale anglaise déploie ainsi, sous le nom de "shaken baby syndrome", non plus un crime mais une maladie dont la base pourrait être génétique. Vérité en France, erreur au-delà de la Manche. S’agit-il de deux versions différentes ? Assurément. Faut-il se complaire dans le relativisme en renvoyant ces versions dos à dos ? Pas du tout, car il est maintenant possible de repérer les chercheurs anglo-saxons, trouver leurs articles, retracer leur crédit relatif et comparer cette carte des compétences à la situation française. Il y a bien une "relativisation" du seul expert français dont le pouvoir d’"imposer" son diagnostic se trouve battu en brèche par l’avocat informé des recherches anglaises. Qui osera dire, lorsque la mère de famille est relaxée, qu’il s’agit là d’un affaiblissement des pouvoirs de la science et de la raison ? Qui osera affirmer qu’il aurait mieux valu dissimuler à l’accusée et à ses avocats l’existence d’un champ scientifique aussi contrasté ?
Il faut s’y faire : les exigences de la raison sont plus complexes que le croit le bon monsieur Houellebecq. C’est la grandeur et l’intérêt des sciences d’être justement discutées, et pas seulement par les chercheurs. Puisque les sciences et les techniques se sont étendues à toute l’existence quotidienne, il est impératif que d’autres médias d’information empêchent la clôture prématurée de ce qui est devenu notre bien commun.


Bruno Latour est professeur au Centre de sociologie de l’innovation, École des mines, Paris.


1 Michel Houellebecq, Le Monde, 21-22 août 2005.
2 Par exemple Richard Powers, Plowing the Dark, Farrar, Strauss and Giroux, 2000 ; ou Michael Frayn, Copenhague, Actes Sud, 1999.
3 Peter Sloterdijk, Sphères, t. III, Écumes, Maren Sell Éditeurs, 2005 (trad. Olivier Mannoni).