Histoire du quinquennat

Us et abus des médias
D Wolton

Tout a été dit et répété à propos de l'influence néfaste des médias sur le politique. Si la démocratie pluraliste est aujourd'hui - mais depuis peu - enfin admise, au moins reste-t-il un consensus: les médias et tout particulièrement la télévision dénaturent le jeu politique.
Comme si l'acceptation de la démocratie et de se règles était compensée par la dénonciation du rôle négatif des médias. Une sorte de jeu donnant-donnant: oui à la démocratie pluraliste, finalement moins dangereuse que toutes les utopies, mais non aux médias qui en pervertissent le sens et qui transforment les hommes politiques en savonnettes et les citoyens en soldats de plomb manipulés par les spécialistes du marketing politique et de la publicité;
Je pense au contraire que les médias de masse non seulement ne dénaturent pas le jeu de la démocratie de masse mais en sont une condition fonctionnelle et normative. Accepter finalement le règne et la sanction du suffrage universel sous la forme du modèle démocratique occidental, implique un certain nombre de conséquences, dont le règle et parfois l'abus des médias de masse. Il est difficile d'accepter l'un sans l'autre. En un mot, médias de masse et démocratie de masse appartiennent au même paradigme, pour le meilleur comme pour le pire.
Un des grands handicaps actuels, pour les démocraties de masse, est de continuer à être abordés et pensées avec les outils philosophiques et politiques du XVIIIe alors même que la réalité sociologique, depuis plus de cinquante ans, est tout autre. Si les modèles et les concepts sont dans l'ensemble encore adéquats, il est évident que la réalité historique actuelle est loin de celle du XVIIIe et même de celle du XIXe où dominait un suffrage universel inégalitaire, une société refermée, un espace public très limité, une communication réduite à la presse écrite. Aujourd'hui règnent la société et la démocratie de masse, le suffrage universel égalitaire, un élargissement du champ de la politique; un rôle considérable de l'État, des mécanismes de redistribution et de réduction des inégalités, et, ce qui n'est pas le moindre, des économies ouvertes sur le monde; Si le terme de «village global» n'a pas grand sens, au moins a-t-il l'intérêt de souligner l'importance capitale de la révolution de la communication, qui a définitivement vaincu la distance, bouleversé les échelles du temps et introduit la rupture de l'image…On n'en finirait pas de souligner les changements techniques, économiques et culturels et il est difficile de comprendre la réalité aujourd'hui en partant principalement des références de philosophie politique du XVIIIe siècle. Si les concepts n'ont pas changé, l'échelle de fonctionnement de la démocratie de masse impose de les adapter, d'en créer d'autres. En tout cas l'effort de réflexion théorique est indispensable, notamment en ce qui concerne le rapport entre la politique et la communication, donc entre les hommes politiques et les médias au sein de l'espace public.

Comment la démocratie de masse pourrait-elle fonctionner sans médias de masse, c'est-à-dire sans l'ensemble hiérarchisé télévision, radio, presse écrite? Le suffrage universel généralisé implique des médias accessibles à tous avec la possibilité d'offrir le maximum d'informations sur le maximum de sujets de la manière la plus compréhensible possible pour le grand public. C'est en cela que les nécessités inéluctables de simplification inhérentes au jeu de la démocratie de masse, rencontrent les règles elles-mêmes simplificatrices des médias de masse. Pour être compris par le grand public, les problèmes économiques, politiques, sociaux, technologiques, parfois fort complexes, doivent être exprimés en termes simples, et la logique des médias, surtout la télévision - faire court, simple et spectaculaire pour retenir l'attention du téléspectateur - , rencontrent les contraintes de fonctionnement de la démocratie de masse.
Or, il y a adéquation entre médias et le jeu de simplification inhérente au jeu de la démocratie de masse. Le prix à payer pour cette démocratie de masse s'appelle dans l'ensemble simplification et explique que la radio et la télévision assujetties à ces mêmes contraintes soient en réalité adaptées à la démocratie de masse. Ce ne sont donc pas les médias qui créent la politique spectacle et la simplification mais les nécessités du jeu politique de la démocratie de masse, sous peine de voir les citoyens se désintéresser d'enjeux qu'ils ne comprennent pas, dont la plupart ne les intéressent pas et dont beaucoup ne les concernent pas directement. Car le miracle de la démocratie de masse est tout de même de réussir à intéresser des millions d'individus à des sujets éloignés de leur expérience quotidienne, et il est remarquable qu'il n'y ait pas un plus grand nombre de citoyens qui chaque jour tournent leur bouton dès qu'on leur parle d'autre chose que ce qui les intéresse directement. C'est peut-être la preuve que les citoyens de la démocratie de masse ne sont pas toujours égoïstes qu'on le dit…
L'autre adéquation entre médias, hommes politiques et citoyens a trait à la personnalisation. La radio et, plus encore, la télévision favorisent cette «personnalisation» des problèmes qui doit en réalité être interprétée comme un facteur rassurant. Face à l'élargissement croissant du champ de la politique, de l'information et de la mondialisation des problèmes, chacun a encore le sentiment que ce sont finalement les hommes qui décident. Il reste, quelque part, quelque chose d'humain à l'histoire en cours, même si personne n'en maîtrise réellement le déroulement! Ce qui notamment capital à saisir en cas de crise internationale  grave comme avec le Proche-Orient, l'Europe de l'Est et l'URSS depuis 1990. Il y a comme une sorte de miroir entre la valorisation de l'individu-citoyen de la démocratie de masse - au sens où c'est celui-ci qui régulièrement par ses votes décide de la légitimité des hommes politiques - et le renforcement de la personnalisation du pouvoir politique.
Ce ne sont pas seulement des «forces» qui gouvernent, mais également des individus, de même que ce ne sont pas seulement des forces qui décident des orientations, mais une collection d'individus dont le vote de chacun est déterminant. Le fait que l'action politique ait encore une dimension individuelle a quelque chose de sécurisant, au moment où la complexité croissante des problèmes aurait tendance à déshumaniser encore un peu plus la décision et la représentation politiques.
En outre, les citoyens en voyant directement et souvent les hommes politiques à la télévision ont l'occasion de se faire une opinion sur eux. S'il est possible de mentir un peu à l'antenne, il y a toujours une vérité qui passe dans l'image et que ne peut contrôler le locuteur. La télévision ne ment pas, mais dit la vérité sur un individu, car l'image donne à voir ce que l'on est au-delà des mots. Personne ne contrôle son image longtemps. Et c'est cette vérité de l'individu, de son discours, de sa personnalité et de sa politique que voient les citoyens.
L'image fait partie des contre-pouvoirs, et l'on constate d'ailleurs après trente ans de règne de télévision que la démagogie politique qui, paraît-il, devra augmenter avec le règne de la politique spectacle n'a pas triomphé. C'est même l'inverse qui s'est produit, puisque le langage politique au contact des médias de masse a tendance à se simplifier. La langue de bois passe moins à la télévision que dans des meetings car les citoyens d'une démocratie de masse, tout en restant fortement répartis en familles politiques adverses, ne peuvent plus accepter le décalage trop criant entre la vision qu'ils ont quotidiennement de la réalité et un langage politique trop artificiel. Les citoyens ont d'ailleurs appris en tente ans de télévision à élargir leur vision du monde. Ils sont plus au fait d'une partie des problèmes et acceptent moins une approche trop idéologique de la politique. De même que l'image est en soi un facteur de vérité, de même est-elle, dans l'ordre de la politique, un révélateur des insuffisances de la langue de bois. La télévision a obligé les hommes politiques à parler plus simplement sous la pression croissante des journalistes et sous le regard des citoyens. Ce sont les citoyens qui ont été bénéficiaires de cette double transformation. Sans idéaliser, on peut tout de même dire que la télévision a contribué à désacraliser la politique, à réduire le poids du langage mort, de l'idéologie. Cette réalité s'est d'ailleurs imposée aux hommes politiques eux-mêmes car ils ont longtemps cru, pour ne pas dire qu'ils le croient encore, qu'en rentrant directement dans les salles à manger, ils seraient à même de mieux convaincre, voire séduire et manipuler les citoyens. C'est en réalité l'inverse qui s'est produit: ce sont les citoyens parfois aidés par les journalistes qui obligent les hommes politiques à mentir un peu moins et à être naturels…
Un autre avantage des médias de masse ou plutôt du couple que la télévision forme avec la radio, est d'être adapté à l'échelle de l'espace public d'une démocratie de masse. Les médias ne sont pas l'espace public, mais ils sont l'instrument indispensable de son existence et de son fonctionnement. La conséquence de l'existence de la démocratie de masse est la constitution d'un espace public élargi où la plupart des citoyens peuvent accéder pour entrevoir ou comprendre les grands problèmes du moment, et chaque citoyen attend aujourd'hui naturellement que les grands problèmes lui soient présentés à la radio et à la télévision. Il n'y aurait pas d'espace public dans la démocratie de masse sans l'existence des médias de masse. Ils y sont fonctionnellement et normativement adaptés aussi bien au niveau des discours que de l'action dont chacun sait aujourd'hui combien ils sont inséparables. Et qui mieux que la radio et la télévision peut allier les mots et l'action, le verbe et la décision? Les citoyens en voyant les hommes politiques leur parler directement sont plus à même de se faire leur idée, puisque c'est en définitive sur les citoyens et sur l'idée qu'ils se font des problèmes et des hommes politiques que repose la légitimité démocratique.
Il y a un dernier avantage aux rôles des médias: favoriser un circuit plus court entre les hommes politiques et les citoyens, sans l'intermédiaire des structures bureaucratiques de nos sociétés qui sont la conséquence de l'institutionnalisation de la politique. Si l'avantage des sociétés démocratiques st que la plupart des problèmes sont l'objet d'un traitement institutionnel, leur inconvénient est de générer une bureaucratie qui fait souvent écran entre les citoyens et les hommes politiques. Ceux-ci sont donc contents de pouvoir parler sans intermédiaire à l'opinion publique. Ce qui est visible dans le nombre croissant de conférences de presse.
Cette possibilité de communication «en direct» est d'ailleurs utilisée en cas de crise grave nationale ou internationale comme pour resserrer les liens entre les dirigeants et le peuple, alors que de nombreux esprits critiques y ont surtout vu un risque de manipulation. Ce risque de manipulation ne s'est pas confirmé en quarante ans d'existence des médias de masse, alors que cette pratique du dialogue en direct n'a cessé de se développer…
En un mot, l'adéquation entre la démocratie de masse et les médias de masse a deux conséquences distinctes. D'une part les médias contribuent directement à la représentation que les citoyens se font de la réalité historique dans laquelle ils évoluent; d'autre part, ils sont un moyen pour appréhender la question toujours compliquée de l'action politique qui gère le rapport fragile et complexe entre structure sociale et changement social.

Les inconvénients du règne des médias de masse sont suffisamment connus pour qu'il soit nécessaire d'y insister trop. Seront mentionnés ici ceux qui ne partent pas systématiquement de l'a priori idéologique que les médias sont un facteur défavorable au fonctionnement de la démocratie.
Le premier risque d'abus concerne la tyrannie de l'image liée au fait que dans nos sociétés démocratiques «on ne croit que ce que l'on voit». La conséquence est de sous évaluer les événements que l'on ne peut montrer ou sur lesquels il n'y a pas d'images. Cette tyrannie de l'image est renforcée par la concurrence à laquelle se livrent les chaînes puisque la télévision est le principal support d'information. Il faut donc «attirer le client» par une recherche constante du sensationnel et de l'émotion. La force de l'image étant l'émotion, elle est aussi son facteur de faiblesse. La conséquence est un déséquilibre entre les trois sources d'informations (journaux, radio, télévision) et une prime accordée à la télévision, alors même qu'une bonne partie des informations nationales et internationales existent indépendamment de leur traitement audiovisuel. On peut même dire que la plus grande partie des grands problèmes de société et des problèmes internationaux ne font pas l'objet d'un traitement audiovisuel. Il suffit de lire un quotidien sérieux pour s'en rendre compte.
Le deuxième risque lié au poids de l'image est le renforcement de la simplification inhérente au jeu de la télévision. Si la simplification est une nécessité liée aux contraintes de l'image et de la démocratie de masse, elle a en revanche l'inconvénient de ne traiter que l'aspect superficiel des choses et de ne pas aider le spectateur à comprendre que la réalité est nécessairement plus complexe que ce qui en est dit. La simplification, dure loi des médias et de la démocratie de masse, peut conduire à des caricatures dans la représentation de la réalité historique. Les stéréotypes n'ont pas attendu la télévision pour exister et perdurer. Il suffit pour cela de relire la presse populaire et non populaire de 1870 à 1914, et force est de reconnaître que la communication à la fois rapide et nécessairement simplificatrice des médias de masse utilise souvent ce canal. Non que les médias de masse accentuent les stéréotypes, mais il est pour eux tentant de les utiliser. L'intérêt d'ailleurs, si l'on réfléchit aux rapports entre stéréotypes et communication de masse, est de constater que les médias de masse sont autant un facteur de changement des stéréotypes - par l'ouverture au monde qu'ils obligent à faire pour chaque citoyen - qu'un facteur de renforcement de ceux-ci car on ne peut appréhender une réalité nouvelle que par l'intermédiaire d'un «précode».
Le troisième risque concerne les abus de la personnalisation. Si la force de la télévision et de la démocratie de masse est de personnaliser la politique, elle a pour contrepartie d'être inadéquate à nombre de problèmes qui ne se réduisent ni à une question de personne ni à une identification possible. C'est évidemment le cas pour les problèmes de société. Si la télévision facilite un dialogue par delà les institutions, elle a l'inconvénient de recréer une autre réalité institutionnelle liée au poids des images, et, d'une manière générale, à ce qui «est montré à la télévision». Il y a donc le risque d'une représentation de la réalité en miroir: n'existerait que la réalité susceptible d'être elle-même vue à la télévision, c'est-à-dire un peu spectaculaire et liée à une logique événementielle du temps. Mais la politique n'obéit pas forcément à une logique de l'instant, ni à une conception visible de la réalité. Cette distorsion dans la représentation de la réalité et de la politique se fait au détriment de la radio et surtout de la presse écrite qui peuvent mettre en valeur une vision moins événementielle et spectaculaire de la réalité.
Le triomphe des médias a donc pour conséquence de faciliter une représentation de la réalité trop médiée par l'image. Une telle distorsion, au lieu d'améliorer la connaissance de la réalité historique, peut simplement valoriser une représentation nécessairement spectaculaire et événementielle. Il en résulterait une modification du rapport de force constant entre médias et hommes politiques au profit des premiers.
Depuis la fin du XIXe on sait que la presse contribue à modifier l'agenda de la politique en valorisant certains problèmes et en en sous-évaluant d'autres. Aujourd'hui les citoyens, faisant souvent plus confiance à la presse qu'aux hommes politiques, risquent d'être encore plus sensibles à l'agenda des problèmes établis par les médias qu'à celui imposé par les hommes politiques.
En un mot, ce sont les médias qui risquent de faire l'agenda de la politique ou tout au moins d'en imposer un, créant ainsi un renversement du rapport de force. On a traditionnellement cru que les hommes politiques manipulaient les médias, alors que ce peut très bien être les médias qui tyrannisent les hommes politiques! Les hommes politiques, devant entretenir une relation directe avec les citoyens par l'intermédiaire des médias, doivent passer par les fourches caudines des médias, et ceux-ci font semblant de ne pas être conscients de leur pouvoir, tout en sachant l'utiliser…

On peut tirer cinq conséquences du nouveau rapport de forces entre médias et hommes politiques. La première est la manière dont l'opinion publique devient un enjeu, écartelée entre les hommes politiques et les médias. Les deux parlent «pour l'opinion publique» mais celle-ci a dans les deux cas un statut différent. Pour les hommes politiques elle est d'abord la figure temporaire de l'électorat alors que pour les médias elle est le destinataire de leur travail. Dans un cas, elle a une signification politique, dans l'autre théorique. Tant que l'opinion publique n'avait pas de représentation sociographique par les sondages, la concurrence entre ces deux formes d'opinion publique n'avait pas d'importance radicale. Aujourd'hui le risque est plus fort avec leur développement qui accentue une logique de la représentativité proche de celle des hommes politiques, et qui est liée aux élections.
Le résultat peut être ambigu pour les médias. Apparemment ceux-ci sont les bénéficiaires du développement des sondages et en sont d'ailleurs les principaux commanditaires contribuant en outre à leur succès en publiant régulièrement leurs résultats. Ce faisant, ils accentuent une représentation sociographique de l'opinion publique, éloignée du concept d'opinion publique auquel ils se réfèrent dans leur travail, et qui rapproche d'une vision plus «politique»  parce que représentative.
A manier la sociographie de l'opinion publique par l'intermédiaire des sondages, dans le rapport de force avec les hommes politiques, les médias risquent de perdre une base de leur autonomie.
La deuxième conséquence, cette fois-ci plus délicate pour les hommes politiques, est la confusion de deux rythmes de la réalité de plus en plus différents. C'est d'une part, le rythme de l'information qui s'accélère de plus en plus avec notamment la généralisation du «direct» et, d'autre part, le rythme de l'action politique et des transformations sociales, évidemment plus lent. En un mot, l'information va aujourd'hui plus vite que l'action et les hommes politiques, pris eux-mêmes dans une logique constante de justification de leurs actions par la communication, risquent de confondre ces deux rythmes au profit évidemment de celui des médias. Ces deux logiques de l'information et de l'action gèrent des échelles de temps différentes.
La troisième conséquence est une concurrence forte entre les hommes politiques, les médias et les événements pour la gestion de la «fonction d'agenda». Le problème aujourd'hui n'est plus un jeu à deux entre hommes politiques et événements mais à trois, avec les médias, ceux-ci imposant un calendrier qui est parfois différent de celui des problèmes du moment. Les médias devenus, non pas un quatrième pouvoir, mais un acteur à part entière du jeu politique ont en effet leurs intérêts propres et surtout une sorte de représentation de la société, de la politique et de la hiérarchie des problèmes. La prégnance et surtout la force et la légitimité de cette «représentation» sont une conséquence assez directe du rôle croissant des médias et des effets d'imitation qui existent au sein du milieu de la presse. Si bien qu'une sorte de «suivisme» s'établit entre eux: les médias accordent de l'importance à un phénomène si les autres médias lui en accordent. Il y a donc de plus en plus de heurts ou de «négociations» entre trois représentations de la société.
La quatrième conséquence est la tendance pour les hommes politiques à considérer les médias comme les baromètres de la réalité et donc à s'intéresser plutôt à ce qu'ils montent  et à se désintéresser de ce qui n'apparaît pas publiquement. Mais on a vu précédemment que les médias pas plus que les hommes politiques ne montrent la totalité de la réalité. Il y a un arbitraire certain dans ce qui est montré. Le résultat? Ce qui est montré n'est pas forcément le plus important et ce qui n'est pas montré, le moins important. Cette distorsion peut s'expliquer dans une perspective médiatique, mais elle est plus grave pour les hommes politiques dont la responsabilité est autant de réagir aux événements et aux problèmes qui surgissent que d'anticiper les mutations d'une société! Il y a donc pour les hommes politiques un risque d'occultation dans la perception de la réalité car ils font confiance aux médias pour «couvrir» les événements et les problèmes importants, alors même que la plupart du temps les médias réagissent aux événements plutôt qu'ils ne les anticipent.
La cinquième conséquence - apparemment paradoxale puisque l'on considère souvent le couple journaliste/ hommes politiques comme étant un couple antagoniste - est qu'une alliance entre journalistes et hommes politiques et sondeurs s'établit dans la manière de percevoir la réalité, au point que les trois regardent de plus en plus la même réalité et sont incapables de regarder autre chose. Autrement dit, une sorte de triangle d'or de la perception de la réalité politique se constitue autour de ces trois pôles, ayant pour conséquence de sous-estimer certains aspects de la réalité non retenus par ce triangle de perception.

Le premier enjeu est sans doute la concurrence de légitimité qui peut s'installer entre les légitimités politique et médiatique. Les deux ont le même fondement démocratique mais au bout d'un moment le «droit» à l'information des citoyens peut justifier les médias dans une sorte d'acharnement contre les hommes politiques notamment dans les situations d'élections, ou en temps normal, car en temps de crise internationale grave la prééminence des hommes politiques se rétablit. Mais en temps normal, le contre-pouvoir de la presse est toujours tenté de devenir un quatrième pouvoir au nom de ce que l'information et la communication sont perçues comme moyen à la disposition des citoyens que la langue de bois des hommes politiques.
Pourquoi ne pas croire davantage les journalistes qui ne sont - c'est bien connu - animés que par la recherche de l'information et de la vérité, plutôt que les hommes politiques, toujours prêts à défendre leurs intérêts particuliers et leur vision idéologique du monde? Et, comme le monde de l'événement et de l'information va, on l'a vu, plus vite que celui de l'action politique toujours encombré de contraintes historiques et sociales, pourquoi ne pas adopter progressivement une vision journalistique du monde et non plus politique? C'est-à-dire une vision plus «neutre», «événementielle», «moderne», désabusée, un peu sceptique, voire cynique, au détriment des schémas idéologiques qui excluent une partie de la réalité et qui paraissent souvent faux? Le drame est que cette vision journalistique n'est possible que parce qu'elle existe en décalque d'une autre qui est cette vision idéologique et politique. La «neutralité informative» ne se constitue que parce que par ailleurs les idéologies et les représentations politiques donnent couleurs et reliefs à la réalité historique. Au lieu de comprendre que la seconde est finalement dépendante de la première, on peut facilement croire qu'elle peut s'y substituer.
Le second enjeu est l'espace public à une époque où effectivement tous les problèmes sociaux (éducation, santé, urbanisme, sexualité…) deviennent des problèmes politiques. La tentation est alors de subordonner l'espace public à l'espace politique, ou plutôt de croire que l'essentiel de l'espace public se retrouve dans l'espace politique. Un tel recouvrement a pour inconvénient de faire coïncider trop étroitement une logique sociale et une logique politique et donc de faire perdre toute autonomie aux processus sociaux et culturels par rapport aux processus politiques. Plus il y a risque de recouvrement des deux espaces, plus les médias sont tentés d'imposer leur légitimité en concurrence avec celle des hommes politiques.
Le troisième enjeu, et il découle du précédent, est la nécessité pour les médias de rester à mi distance de l'opinion publique et des hommes politiques, donc de préserver une représentation de l'espace public distincte de celle de l'espace politique. Pour cela, il leur est indispensable de conserver et promouvoir une conception de l'opinion publique qui ne s'identifie pas à celle des sondages. La logique représentative des sondages double et peut même se superposer à la logique politique qui repose elle aussi sur le principe de représentativité et envahit l'espace public au point de faire coïncider celui-ci avec l'espace politique.
Le dernier enjeu consiste à rappeler la différence radicale qui demeure entre la logique de la communication et la logique de l'action. L'une ne prépare pas à l'autre: elle est d'une autre nature. Cette discontinuité doit être rappelée au moment où les hommes politiques ne cessent, dans le mouvement général de désidéologisation de la politique, de justifier leur action non pas au nom de la représentation politique de la réalité mais au nom d'une logique de l'information. Information, communication et action ne sont ni dans le même espace, ni naturellement complémentaires, même si évidemment il est préférable que l'action se passe en partie en fonction de la réalité qu'en lui tournant le dos!
Mais l'information n'entraîne pas forcément le partage des mêmes analyses, ni non plus la «nécessité» de l'action. Il y a des sauts «qualitatifs» entre ces trois logiques qui renvoient chacune à des représentations et des intérêts du monde distincts. Cette différence de nature entre information, action, évidente depuis toujours, est moins nette aujourd'hui du fait du poids croissant de l'information et de la communication dans l'analyse et l'action de nos sociétés. Celles-ci sont complexes à gérer, font appel de manière croissante aux études, informations et connaissances. De là à croire qu'il existe une sorte de rationalité commune à l'analyse  et à l'action et qu'une sorte de «continuité» pour ne pas dire de transparence entre les deux peut exister, il n'y a qu'un pas que de nombreux théoriciens de la «société de l'information» ont franchi.
Hélas, plus il y a de communication dans nos sociétés et même de communication dans l'action politique, plus il est nécessaire de rappeler tout ce qui sépare les deux. L'accroissement du volume de l'information et de la capacité de communication n'entraîne pas «naturellement» une meilleure capacité d'action, celle-ci restant toujours aussi arbitraire dans sa décision et sa finalité. Le risque de croire en une certaine continuité entre les deux est d'autant plus grave pour les hommes politiques. Pour se rendre compte de tout ce qui continue de séparer l'information et l'action, il suffit de se rappeler le débat sur le rôle de la «média-diplomatie» dans le Golfe Persique entre Août 1990 et Janvier 191, et la manière dont ce débat s'est effondré dès lors que le risque de guerre c'est-à-dire la logique de l'action s'est imposée. Pendant six mois, la surmédiatisation du problème a eu pour conséquence de faire croire que les médias par leur présence et surtout leur rôle de «Go-between» pouvaient faciliter le maintien d'un dialogue et éviter la guerre. «La logique de l'information et de la communication allait l'emporter sur la logique politique de la guerre». Ce débat sur le rôle «politique» de la communication s'est effondré littéralement le jour où il est apparu nettement que l'idéologie l'emportait et où la décision de faire la guerre fut prise. Les médias ont été ramenés à leur place réelle, même si elle est apparemment modeste, qui est d'essayer de comprendre et de rapporter les événements. Certes, au début du conflit, notamment grâce aux nouvelles technologies, ils ont encore essayé de «couvrir la guerre en direct» et de s'imposer comme un acteur au-dessus de la mêlée; mais là aussi, rapidement, on s'est aperçu que la guerre était un événement trop important pour supposer que les médias étaient libres de la traiter comme ils l'entendaient. Bref, plus il y a de politique et de communication, plus on s'aperçoit que la communication entre les deux est problématique.