Histoire d'un quinquennat

le Front national :
portrait historique d’un parti d’extrême droite

Michel Winock

Aux maux nouveaux de la société française, le Front national répond par des slogans anciens : héritage contre-révolutionnaire de l’Action française, nationalisme exclusif d’un Barrès, populisme et antiparlementarisme du mouvement boulangiste, dénonciation obsessionnelle de complots imaginaires...

Un article de Michel Winock, Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, publié dans L’Histoire, n° 219, mars 1998.

L’originalité du parti de Jean-Marie Le Pen est de faire la synthèse de toutes les traditions d’extrême droite qui depuis la Révolution mettent en cause la démocratie libérale.

Le 6 février 1995, la salle de la Mutualité, à Paris, se remplit à l’appel du journal Présent pour une réunion présidée par Maurice Bardèche. Double anniversaire : celui du 6 février 1934, la manifestation antiparlementaire de la Concorde, et celui, surtout, de la mort de Robert Brasillach, fusillé le 6 février 1945 au fort de Montrouge après avoir été reconnu coupable d’intelligence avec l’ennemi. Quelques personnalités en vue du Front national sont à la tribune : Bernard Antony, alias Romain Marie, fondateur du mouvement Chrétienté-Solidarité et de Présent  [1], François Brigneau, ancien membre de la Milice, Jean Madiran, directeur de la revue intégriste Itinéraires, oblat bénédictin et éditorialiste à Présent. Celui-ci déclare dans son allocution : " Il faut que la flamme soit transmise de génération en génération. Jeunes gens et jeunes filles qui êtes ici ce soir, nous remettons entre vos mains la mémoire de la Révolution nationale, nous vous remettons la mémoire de la France qui attend, qui espère et qui veut sa libération [2]. "

Les mots de Jean Madiran sont choisis : fidélité à la " Révolution nationale " - l’œuvre du maréchal Pétain -, et véritable " libération " opposée à la pseudo-Libération de 1944-1945. En mémoire de l’écrivain qui avait préconisé en septembre 1942 de " se séparer des Juifs en bloc " et écrit que " rien ne se fera sans la révolution totalitaire [...]. Dans l’Europe fasciste, que soude en ce moment l’agression américaine, il n’y a de place que pour une France fasciste " [3], sa biographe, Anne Brassié, lance de l’estrade ce cri d’admiration : " Plus le siècle approche de sa fin, plus l’œuvre de Brasillach, comme les bons instruments de musique, résonne et rayonne. " Le comble de l’émotion est atteint quand François Brigneau, après avoir évoqué les derniers jours du condamné à mort dont il a partagé la cellule à Fresnes, regagne sa place et " serre affectueusement Maurice Bardèche [beau-frère de Brasillach] en larmes contre lui ".

Fidélité au Maréchal Pétain

Jean-Marie Le Pen est absent. Est-il hostile à la célébration du cinquantième anniversaire de la mort de Brasillach ? C’est douteux. A la SERP, maison de disques qu’il a fondée dans les années 1960, il n’a pas omis de faire figurer à son catalogue les Poèmes de Fresnes de Brasillach, dits bénévolement par Pierre Fresnay. Bien plus, Le Pen a su ouvrir au maximum son parti : toutes les tendances de la droite dite " nationale " doivent y trouver leur place, des nostalgiques de la LVF (la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, partis combattre sur le front de l’Est aux côtés des nazis), aux national-catholiques de Présent, en passant par les monarchistes, les transfuges de la Nouvelle Droite et les intellectuels du club de l’Horloge - variante libérale de la Nouvelle Droite -, Yvan Blot et Jean-Yves Le Gallou. Le Front national est conçu comme un vaste entonnoir où les jus de toutes les treilles d’extrême droite peuvent se mélanger.

Quand il s’agit du Front national, les spécialistes de la société contemporaine - sociologues et politologues - ont tendance à observer la " nouveauté " du phénomène Le Pen, les historiens, à noter peut-être davantage les lignes de continuité et les résonances du passé. En écrivant en 1987 sur " le retour du national-populisme "  [4], je pouvais donner l’impression qu’il existait un certain modèle d’extrême droite aux contours définis, que le Front national ne faisait que reproduire. Telle n’était pas mon intention. Du moins, en historien, étais-je frappé par la similitude de bon nombre de harangues de Jean-Marie Le Pen avec tant d’autres datant d’un demi-siècle ou d’un siècle. Il n’est pas de mon propos de nier la nature fluctuante et géographiquement instable de l’extrême droite ou du nationalisme en France. L’erreur, en revanche, serait d’imaginer l’idéologie du Front national comme une pure création de notre temps. La faiblesse inventive du " Front " en matière doctrinale paraît même une accusation à laquelle il donne aisément prise.

L’originalité du mouvement lepéniste est ailleurs : il tente un syncrétisme plus ou moins adapté à notre époque au moyen des divers courants qui, depuis la Révolution de 1789, ont radicalement mis en cause la démocratie libérale. Dans une interview accordée le 6 avril 1995 à National Hebdo, Jean-Marie Le Pen affirmait : " Je représente à la fois la tradition populaire et la tradition contre-révolutionnaire, qui a dénoncé les heures les plus sombres de 1793 quand la Révolution était tenue pour un bloc admirable, et détesté le communisme quand les compagnons de route avaient persuadé les Français qu’il représentait l’espoir du monde. " Pourquoi ne prendrions-nous pas au sérieux le chef du Front national quand il s’affirme héritier d’une double tradition, autrement dit quand il se reconnaît des antécédents, des références au passé ?

La carrière politique de Jean-Marie Le Pen a commencé avec la guerre d’Algérie et le poujadisme. Élu sur la liste de l’UDCA (Union de défense des commerçants et artisans), il est avant tout un nationaliste, anticommuniste, hostile à la décolonisation, ancien engagé de la guerre d’Indochine, farouche partisan d’une Algérie française pour la défense de laquelle il reprend l’uniforme peu de temps après avoir été élu député aux élections du 2 janvier 1956. Sa séparation assez rapide d’avec Pierre Poujade n’empêche pas qu’il a découvert, grâce à " Pierrot " et ses campagnes tonitruantes, le contact des foules, l’ivresse des réunions publiques, un certain goût du peuple - fût-ce celui des artisans et des commerçants.

Une carrière qui commence avec la guerre d’Algérie

Les partisans de l’Algérie française tout comme les poujadistes ont été des vaincus de l’histoire. La décolonisation s’est achevée, l’industrialisation et l’urbanisation se sont accélérées : ce qui avait pu unir un moment les uns et les autres fut laminé au cours des années 1960. Le Pen a beau fonder le Front national en 1972, il végète pendant longtemps à la tête d’un groupuscule. L’élection présidentielle de 1974 en donne une idée précise : il ne recueille alors que 0,74 % des suffrages exprimés.

Au cours de cette traversée du désert, il découvre cependant le leitmotiv de ses futures campagnes : les menaces de l’immigration. C’est d’Ordre nouveau, une des factions constitutives du Front national  [5], que partent dans les années 1970 les premiers mots d’ordre contre les étrangers (" Halte à l’immigration sauvage "). Le chômage croissant, la délinquance en hausse, les dégâts de la drogue et bientôt le terrorisme sur le territoire national trouvent ainsi leur explication, et Le Pen le levier protestataire et identitaire propre à provoquer l’envolée de son parti, à dater de l’élection municipale de Dreux de 1983.

Depuis lors, le contenu de ses discours et de son programme a pu subir quelques variations. Il reste que les slogans, les références répétées, les sympathies et les refus exprimés rappellent autant de refrains connus, quand bien même ils appartiennent à des chansons diverses, dont l’harmonie n’est pas toujours évidente.

" Le thème de l’égalité nous paraît décadent "

Jean-Marie Le Pen revendique une tradition " contre-révolutionnaire ". Non qu’il soit favorable à la restauration monarchique, ni même qu’il rejette en bloc la Révolution française. Il lui fait un grief principal : le principe d’égalité. " Le thème de l’égalité nous paraît décadent... " " L’égalité est une injustice faite aux plus capables... " Autour du chef, un certain nombre d’adhérents au Front national et de compagnons de route sont plus nettement marqués que lui par le courant traditionaliste et intégriste, dont le représentant le plus voyant a pris le nom de Romain Marie, député européen. Son quotidien Présent rappelle les hauts faits et les grandes figures de l’école contre-révolutionnaire, depuis les martyrs de la Vendée jusqu’aux écrits de Charles Maurras. Ses pages littéraires entretiennent une culture spécifique, enracinée dans le catholicisme des prêtres réfractaires, ceux qui avaient refusé de prêter serment, en 1791, à la Constitution civile du clergé. Clovis, Mgr Freppel (qui fustigea l’héritage révolutionnaire lors du centenaire de 1889), Saint Louis, Jeanne d’Arc... ces noms scandent les chroniques d’Alain Sanders et d’Yves Chiron, qui ne manquent pas non plus d’évoquer " la haute figure du maréchal Pétain ".

La période de l’Occupation et de la Collaboration est exaltée à travers ses productions diverses (" Une formidable revue politico-littéraire sous l’Occupation : Les Cahiers français ") et offerte à un incessant révisionnisme, qui entend démontrer que la Résistance n’était pas là où vous croyez. L’effigie du maréchal Pétain, brandie dans toutes les manifestations du Front national, rappelle le ralliement à Jean-Marie Le Pen des épigones des collaborateurs et des collaborationnistes. François Brigneau, l’ancien milicien qui n’a rien renié de sa carrière sous Darnand [6], tient une chronique régulière dans National Hebdo, tandis que Jean Mabire ressuscite dans son feuilleton littéraire les hérauts des valeurs traditionnelles que sont René Bazin ou Paul Bourget ("conservateur et même réactionnaire, il nous rappelle quelques valeurs essentielles : la famille, la patrie, la tradition, l’ordre en un mot " [7]).

Le courant national-catholique du Front national, dont les slogans sont démarqués de la devise " travail, famille, patrie ", est le plus combatif contre la loi Veil légalisant l’interruption volontaire de grossesse (1975). Jean-Marie Le Pen, qui n’a jamais été un exemple de dévotion, n’hésite pas à s’en inspirer, se posant en champion des " valeurs de la vie " contre le " génocide " - le détournement de sens des mots est de la rhétorique habituelle du Front national - des embryons.

Si Jean-Marie Le Pen admet néanmoins un héritage de la Révolution française, c’est sa dimension nationale. De ce point de vue, son nationalisme tient plus de Maurice Barrès que de Charles Maurras qui rejetait en entier l’œuvre de la Révolution. Barrès s’impose peut-être comme une référence clé, faisant la transition entre la tradition contre-révolutionnaire et la tradition " populaire " [8]. Lui aussi, un siècle avant Jean-Marie Le Pen, a défendu la conception d’un nationalisme identitaire et exclusif. Définissant l’identité nationale par la " terre et les morts ", il explique l’enracinement dans le sol natal et la cascade des générations comme principes d’" une commune manière de sentir et de réagir ". Barrès ajoute : " C’est [pourquoi] tant de naturalisés, quels que soient leur mérite personnel et leur bonne intention, qui n’ont pas avec nous cette communauté de race, de sang et d’histoire, ne sauraient sentir comme nous sentons, et surtout dans les questions nationales [9]. " Le Pen, de son côté : " La nation est la communauté de langue, d’intérêt, de race, de souvenirs, de culture où l’homme s’épanouit. Il est attaché par ses racines, ses morts, le passé, l’hérédité et l’héritage. Tout ce que la nation lui transmet à la naissance a déjà une valeur inestimable [10]. "

Dans la définition de la nation issue de la Révolution, il y avait la notion de contrat, d’adhésion volontaire. Pour Jean-Marie Le Pen, ce qui menace aujourd’hui comme hier, c’est un " germe de destruction que notre nation porte en soi " : " Le décroissement de notre natalité, l’épuisement de notre énergie depuis cent ans [...] ont amené l’envahissement de notre territoire et de notre sang par des éléments étrangers qui travaillent à nous soumettre. " Tout comme Barrès, il juge improbable, voire impossible, l’assimilation de ces nouveaux venus : " Les immigrés ne veulent pas s’intégrer ", titre National Hebdo (1er juin 1995), qui ne cesse de reprendre le thème de " notre droit à la différence, à notre spécificité, à notre identité ". Quant au métissage, réalité historique et démographique de la nation française, Jean-Marie Le Pen le dénonce comme un effet mortel d’une mondialisation qui altère la qualité génétique de la population. Les thèses de la Nouvelle Droite - un moment en faveur au Front national [11] - ont retenu l’attention du chef sur l’impératif de la " différence " à défendre.

Comme celui de Le Pen, le nationalisme de Barrès se combinait fort bien avec son populisme. Autant la tendance contre-révolutionnaire est nettement élitiste, favorable à un " État hiérarchique et autoritaire, fondé sur la responsabilité et le commandement s’exerçant de haut en bas " (Pétain, 4 juin 1941), autant la tendance populiste voit dans le peuple la source de toute légitimité politique. On fait généralement remonter ce courant au boulangisme de la fin des années 1880, dont Barrès fut un député, et qui vitupérait le pouvoir sans partage du Parlement. L’affirmation centrale en est le rejet du parlementarisme, la volonté de " nettoyer " l’État de ses serviteurs corrompus et de rendre au peuple la parole confisquée par les politiciens.

La théorie la plus claire de cet appel au peuple a été faite, à la tête de la Ligue des patriotes, par Paul Déroulède, grand ami de Barrès. Il la résume en deux mots : " République plébiscitaire ". Qu’est-ce à dire ? Il faut un chef à la tête de l’État, mais un chef en accord profond avec la nation, avec le peuple qui sera consulté directement par la voie référendaire. Les sondages d’aujourd’hui encouragent le dirigeant du Front national à préconiser, pour la VIe République de ses rêves, le référendum sur les grands problèmes de société : la peine de mort, l’immigration, le Code de la nationalité... Le populisme protestataire consiste justement à montrer l’écart vrai ou supposé entre la loi qui est votée par une oligarchie politicienne et les attitudes saines de la population.

Le Pen n’a pas avancé tout de suite l’idée d’une nouvelle République : les institutions de la Ve paraissaient convenir à son projet, au culte du chef, au mythe du sauveur, quitte à procéder à un certain nombre d’amendements, en particulier sur le référendum d’initiative populaire. Depuis la campagne présidentielle de 1995, cependant, le Front national se bat pour une " VIe République ", laquelle affirmera " la règle de la préférence nationale " qui sera " inscrite dans la Constitution " ; elle défendra " la suprématie du droit français sur celle du droit national européen " ; enfin, elle rendra sa voix au peuple et rénovera le système parlementaire " dans un État où seront restaurés l’ordre et la sécurité ".

La question européenne mise à part, on rencontre dans le populisme du Front national de nombreux traits du boulangisme, non seulement comme mouvement protestataire mais aussi comme mouvement identitaire. Dès 1888, le journaliste et agitateur Henri Rochefort, boulangiste venu de l’extrême gauche, demande l’expulsion des cinq cent mille Italiens vivant en France. Les affiches électorales du mouvement multiplient les slogans xénophobes. A la même époque, Lucien Nicot, candidat du " Parti national ", opposé à Charles Floquet dans le XIe arrondissement de Paris, apostrophe ainsi ses électeurs : " Vous, ouvriers sans travail, chassés des ateliers à l’avantage des ouvriers étrangers qui retirent le pain quotidien de vos femmes et de vos enfants... " D’autres préconisent l’expulsion des étrangers pour " réserver le travail aux ouvriers de notre pays "[12].

Une autre composante du populisme fin de siècle a été l’antisémitisme. Le général Boulanger n’était nullement antisémite. On ne peut en dire autant de tous ses fidèles qui n’étaient pas insensibles aux discours et aux slogans antijuifs d’un Drumont, récent auteur de La France juive (1886). Les adversaires de la République parlementaire étaient alors nombreux : des monarchistes aux blanquistes, cela représentait une belle brochette d’opinions. Drumont rêva d’en rassembler toutes les forces sur la base d’un antisémitisme bon à tout démontrer et à tout faire. Les catholiques pouvaient ainsi discerner la main de la judéo-maçonnerie dans les lois laïques, tout comme les ouvriers celle des financiers juifs dans leur condition d’exploités.

La loi limite aujourd’hui l’expression de l’antisémitisme, Le Pen s’en défend toujours non sans nuance (" Je considère les Juifs comme des citoyens comme les autres, mais pas comme des citoyens supérieurement protégés "), mais, depuis le mot du jeune député qu’il était à l’adresse de Mendès France le 11 février 1958 : " Vous n’ignorez pas que vous cristallisez sur votre personne un certain nombre de répulsions patriotiques et presque physiques ", jusqu’à la double condamnation du chef du Front national pour avoir considéré, à dix ans d’intervalle, les chambres à gaz comme un " point de détail ", Jean-Marie Le Pen, fustigeant par ailleurs l’" internationale juive ", n’est pas innocenté sur ce terrain-là. Surtout, il ne contredit jamais ses proches, ses candidats ou ses éditorialistes moins prudents que lui, tel François Brigneau. Une enquête de la SOFRES sur les cadres du Front national révélait, en avril 1990, l’imprégnation antisémite du parti : 88 % d’entre eux s’estimaient " tout à fait d’accord " ou " plutôt d’accord " avec la proposition selon laquelle " les Juifs ont trop de pouvoir en France [13] ".

Union avec les communards contre la République bourgeoise

Dans la tradition de Drumont, l’antisémitisme s’affirme " social ". Il est intéressant d’observer cette continuité à travers la représentation de la Commune de Paris de 1871. Dans La Fin d’un monde, Drumont témoigne sa sympathie aux ouvriers parisiens, victimes à la fois des Juifs et des politiciens de Versailles, fondant ainsi une sympathie pro-communarde d’extrême droite apparemment inattendue mais répondant à la tentation de faire l’union contre un ennemi commun - la République bourgeoise.

Sans doute familier de cette culture pro-communarde d’extrême droite, Pierre Vial, tenant dans National Hebdo la chronique " Notre Mémoire ", rappelle la Semaine sanglante dans un article du 25 mai 1995 où l’on peut lire : " [La Commune] s’appuie sur les ouvriers, les artisans, la petite bourgeoisie - tous menacés par la montée en puissance d’un capitalisme apatride développant son emprise sur une société en voie d’industrialisation. " On sait que les mots " apatride " et " cosmopolite " sont de vieux euphémismes qui permettent d’échapper à l’accusation d’antisémitisme. En tout cas, tout l’article de ce journaliste lepéniste est comme un écho lointain des écrits de Drumont.

Le 15 juin suivant, le même hebdomadaire publie la lettre d’un lecteur indigné : " Qu’était en réalité la Commune, sinon un gouvernement insurrectionnel, pétri d’un collectivisme imbuvable, appuyé sur la violence armée, et construit sur la défaite militaire sous les yeux du vainqueur ? Et que pouvait faire d’autre le gouvernement légal que mater les insurgés et rétablir l’ordre ? " Au mythe des braves communards trahis par les Juifs et massacrés par les conservateurs, ce lecteur oppose le mythe d’une révolution " collectiviste " bâtie sur la défaite militaire, bref une révolution léniniste avant la lettre.

"Jean-Marie Le Pen sera notre Vercingétorix"

La vérité historique est méprisée dans les deux cas, mais la double mythologie exprimée dans les rangs du Front national donne aussi la mesure de sa nature plurielle. Nous ne sommes pas en présence d’une ligue ou d’un parti cohérent, mais bien plus d’une fédération de traditions variées et de groupes autonomes, dont le ciment est la personne même de Jean-Marie Le Pen.

Le chef du Front national aux fourneaux utilise tour à tour les ingrédients mêlés de toutes les traditions de l’extrême droite française. Contre-révolutionnaire, il défend les valeurs sociétales contre l’individu, la famille contre l’avortement, la foi religieuse contre l’impiété. Il laisse libre cours dans les rangs de son parti au discours rétro-pétainiste. Il exalte les bienfaits de l’héritage génétique (l’homme " a reçu 99,999 pour cent de ce qu’il est des gens qui l’ont précédé, que ce soit ses gènes, la couleur de ses yeux, celle de ses cheveux " [14]). L’individu n’est rien sans la société ; la notion d’égalité issue de 1789 est dangereuse. " Je ne considère pas que le mot réaction soit péjoratif. "

Nationaliste, Jean-Marie Le Pen distille les thèmes de la " décadence ", illustrés jadis par Maurice Barrès, Paul Bourget, Charles Maurras et combien d’autres - décadence où il voit la main de l’étranger, l’action de " l’internationale juive ", les manœuvres des lobbies de la finance " apatride ". Le chapitre xénophobe du nationalisme fermé s’applique aujourd’hui à l’immigration " extra-européenne ", coupable du chômage dont souffre la population française et, plus encore, des ravages subis par l’identité de la nation peu à peu corrompue par l’intrusion des autres (civilisations, religions, modes de pensée) : " S’ils ne parviennent pas à promouvoir une politique hardie de natalité, la civilisation occidentale, les peuples occidentaux seront submergés par la vague déferlante du démographisme asiatique et africain [15]. " Le nationalisme est stimulé de surcroît par les menaces que fait peser la construction européenne sur la souveraineté du pays, mettant en danger l’intégrité du caractère national.

Populiste, Jean-Marie Le Pen renoue avec la tradition protestataire contre les élites, contre la classe politique, contre les intellectuels, en appelant de ses vœux une VIe République qui rendra la parole au peuple, notamment par la voie du référendum sans exclusive. Le peuple est valorisé dans son instinct profond, son bon sens, son honnêteté, comparé aux jeux ineptes des politiciens corrompus.

Le Front national apparaît comme le bassin de réception de toutes les idées et de tous les mythes de l’extrême droite. Tantôt savant, tantôt vulgaire, son discours ne garde une apparente cohérence qu’en fonction de la place qu’il occupe - hors des responsabilités gouvernementales - et de l’habileté d’un chef de parti rompu à la dialectique, aux formules choc et aux tours de passe-passe. La France qu’il propose est une France rêvée, claquemurée, inentamable par les influences étrangères, réfractaire au mélange des races, protectionniste à tous les degrés, antieuropéenne, où chacun serait à sa place, la femme au foyer, l’homosexuel dans la clandestinité, l’immigré reconduit à la frontière, le malade du sida dans un " sidatorium ", le tout sous la tutelle d’un président de la République bien-aimé, chef sans partage du pouvoir exécutif, en relation directe avec le peuple et, pour les cagots de Présent, inspiré par la providence.

S’il n’était qu’un parti de vaincus (ceux de 1789, les intégristes, ceux de 1944, anciens pétainistes et anciens " collabos ", ceux de 1962, partisans de l’Algérie française, ceux de 1981 et de 1995, antisocialistes et anticommunistes...), le Front national ne serait qu’un club d’aigris et de nostalgiques. La réussite de Jean-Marie Le Pen est d’avoir fait de ce bric-à-brac une organisation unifiée, ce que les diverses factions d’extrême droite n’étaient jamais parvenues à réaliser, ni dans la crise dreyfusienne, ni dans les années 1930, ni pendant l’Occupation. Comme écrivait encore Pierre Vial : " Jean-Marie Le Pen a su faire l’unité, au sein du Front national, de ces Gaulois typiques que sont les nationaux - et ce n’était pas une mince affaire. Demain il fera l’unité des Français, en lutte pour leur survie. Jean-Marie Le Pen sera notre Vercingétorix. Mais un Vercingétorix vainqueur. Non de Rome, mais de Carthage et du culte de l’or que perpétuent les nouveaux Carthaginois [16]. " Ceux-ci sont tous ceux qui travaillent à détruire l’identité française au profit de la mondialisation, à commencer par la fusion européenne : " Jean-Marie Le Pen veut une culture enracinée. Dont il est lui-même l’illustration. Fils de Bretagne, de France et de l’Europe des patries, il se pose en héritier fidèle des millénaires qui nous ont faits ce que nous sommes. "

Autant de thèmes qui passaient pour obsolètes et chimériques au temps de la croissance radieuse, mais qui atteignent désormais l’oreille de maints Français déboussolés par les mutations de la société post-industrielle. Le déclin des anciens États-nations, l’ampleur des flux migratoires, l’angoisse face au chômage : l’imaginaire des plus crédules ou des plus menacés devient perméable aux fantasmagories du verrouillage national et du retour au bon vieux temps. Plus que jamais, le changement brutal que connaît cette fin de siècle stimule le discours de la décadence, l’appel au sauveur et le refuge dans une pensée au sens propre réactionnaire.

Préférence nationale et hantise du métissage

" La France seule ", " Les Français d’abord ! ", la " préférence nationale ", la hantise du métissage, la défense de la différence, l’obsession de l’identité, la protestation contre " le racisme antifrançais ", non, rien de très nouveau dans ces mots-là pour qui connaît l’histoire des passions nationalistes. Il est douteux qu’ils puissent conduire le Front national au pouvoir : leur archaïsme autant que leur nocivité poseront des bornes à son ambition.

Reste que le mouvement lepéniste perpétue à sa manière la culture de la radicalité protestataire. Le déclin du parti communiste lui offre le monopole de la contestation populaire, dont les métamorphoses emplissent notre histoire.

La " fonction tribunitienne "  [17] reste le meilleur atout du Front national : en un temps où la gauche et la droite alternent au pouvoir sur des programmes dont les différences paraissent faibles dans la situation critique de cette fin de siècle, le parti lepéniste se vante d’être la seule opposition et la seule chance de renouveau. Quitte à reprendre les slogans les plus éculés des ligues d’autrefois qui n’ont mené à rien, si ce n’est à ce qui fut appelé par antiphrase, en 1940, une " Révolution nationale ".


 


[1] Présent a publié son numéro 1 le 5 janvier 1982, se définissant comme " le quotidien de la droite traditionaliste " et du " catholicisme intégral ".

[2] Présent, 8 février et 13 juin 1995.

[3] Robert Brasillach, " Mon pays me fait mal ", Je suis partout, 20 novembre 1942.

[4] Le Monde, 11 juin 1987 - article dans lequel je reprenais l’expression proposée par Pierre-André Taguieff.

[5] Ordre nouveau, mouvement fascisant dissous en 1973, était inspiré par François Duprat, qui fut tué en 1978 dans un attentat dont l’origine n’a jamais été éclaircie.

[6] Joseph Darnand fonda en janvier 1943 la Milice française.

[7] National Hebdo, 20 avril 1995.

[8] Cf. J.-P. Honoré, " Jean-Marie Le Pen et le Front national ", Les Temps modernes, avril 1985.

[9] M. Barrès, " L’éducation nationale ", Le Journal, 30 octobre 1899.

[10] La Vraie Opposition : le Front national, brochure, 1984.

[11] Alain de Benoist, théoricien principal de la Nouvelle Droite, s’est nettement démarqué du Front national. Mais quelques-uns de ses anciens compagnons du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) sont dans les rangs lepénistes, tels Jean-Claude Bardet, rédacteur en chef de la revue Identité, ou Pierre Vial, journaliste à National Hebdo.

[12] F. Freigneaux, " Le Boulangisme. Naissance d’une nouvelle tradition politique ? ", thèse de doctorat multigraphiée, université de Toulouse-Le Mirail, novembre 1995.

[13] Cf. le dossier consacré à " F. Brigneau, éditorialiste à National Hebdo ", Droit de vivre, janv.-février 1990. L’antisémitisme du Front national vu par Yann Piat et François Bachelot dans F. Leclercq, " Dans le huis clos du Front ", L’Express, 15 sept. 1989. Sur " Les euphémismes de Jean-Marie Le Pen ", F. Ernenwein, La Croix, 17 mai 1990. L’enquête de la SOFRES a paru dans Le Monde des 8-9 avril 1990.

[14] J.-P. Apparu, La Droite d’aujourd’hui, Albin Michel, 1979, p. 175.

[15] Ibid., p. 178.

[16] P. Vial, " L’identité culturelle et l’âme d’un peuple ", National Hebdo, 13 avril 1995.

[17] Concept forgé par Georges Lavau pour désigner le rôle du parti communiste, concentrant les protestations, dans le système de la République gaullienne.