Chronique du quinquennat

La malédiction du pouvoir français Par ALAIN DUHAMEL

Nicolas Sarkozy s’est battu jusqu’au bout avec une énergie farouche, sur des thèmes sulfureux, comme un guerrier blessé que rien, jamais, ne pourra faire renoncer. Il a mieux résisté et mieux tenu que ses pairs, européens, tous balayés par la crise et crucifiés par le suffrage universel, qu’ils appartiennent à la gauche (travaillistes britanniques, socialistes portugais ou espagnols) ou qu’ils relèvent de la droite (Silvio Berlusconi naguère, conservateurs anglais et chrétiens démocrates allemands aux élections locales la semaine dernière). Nicolas Sarkozy a arraché un score de combat, avec 48,4% des suffrages exprimés, la marge la plus étroite depuis le début de la campagne présidentielle. Il n’en a pas moins été victime à son tour, comme chacun de ses prédécesseurs, de la malédiction du pouvoir français, cette grande faucheuse qui depuis 1981 a, en trente et un ans, systématiquement guillotiné tous les chefs successifs de l’exécutif.

Il ne s’agit pas de nier les facteurs contingents de cette élection présidentielle : que François Hollande ait mené une campagne intelligente et habile, cela ne fait aucun doute. En kidnappant dès le départ le dossier économique et social, il a repoussé Nicolas Sarkozy vers les marais malodorants de Patrick Buisson. Le président sortant, parti trop tard pour avoir sous-estimé trop longtemps son adversaire, s’est battu à la hache et à la masse d’armes, mais n’a pu imposer ni son terrain ni ses mesures. Son énergie, son ascendant, sa combativité ont largement mobilisé la droite (il a regagné 10 points en quatre mois), mais ses propositions n’ont jamais imprimé, et le rejet violent qu’il inspire à une large fraction des Français n’a cessé d’être entretenu par le style et le ton de ses paroles. Le plus atypique des présidents de la Ve République, le plus bonapartiste, a tout joué sur les fractures et les clivages mais au bout du compte, le civil a battu le militaire sans jamais paraître réellement en péril. Le rassemblement a eu raison de la division.

Au-delà des facteurs humains, des circonstances politiques (l’implacable démagogie de Marine Le Pen, les rébellions lyriques de Jean-Luc Mélenchon), et d’un climat économique qui coupait le jarret de Nicolas Sarkozy, le plus impressionnant demeure l’irrépressible décollation des chefs de l’exécutif français depuis 1981 : tout détenteur réel du pouvoir devient un condamné à mort en sursis. Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre, au bilan pourtant honorable, ont inauguré le processus. En 1986, François Mitterrand a été défait à son tour. En 1988, c’est Jacques Chirac, Premier ministre de cohabitation donc détenteur du pouvoir, qui est balayé. En 1993, la gauche gouvernante subit la pire déroute de son histoire législative récente. Edouard Balladur ayant tenu à son tour les rênes est aussitôt sacrifié en 1995. Jacques Chirac devenu président est balayé dès 1997. Lionel Jospin gouverne alors vigoureusement : il est donc sanctionné par les Français en 2002. Jacques Chirac prend alors sa revanche mais c’est sur l’air, les paroles et les actes de la rupture que Nicolas Sarkozy s’impose en 2007. Exerçant, incarnant, revendiquant son hyperprésidence, le voici donc à son tour détrôné. En trente et un ans, les Français n’ont pas reconduit une seule fois celui qui venait d’exercer la réalité du pouvoir, président ou Premier ministre de cohabitation. C’est le maléfice français.

C’est en effet une spécialité nationale, une exclusivité tricolore : en Grande-Bretagne, en Italie, en Espagne, en Allemagne, les Tony Blair, Gerhard Schröder, Silvio Berlusconi, José Luis Zapatero, ont, sur des modes variés, pu disposer de la durée, souvent par tranches d’une dizaine d’années. En France, après cinq ans ou plus, après deux ans parfois, vient l’heure inexorable de l’exécution. Certes, le climat de crise économique et sociale qui ne cesse de charrier des orages, depuis le milieu des années 70, y est pour beaucoup, créant anxiété, souffrances, et amertume : il frappe cependant au moins aussi lourdement que nous la plupart des pays voisins sans le même effet couperet.

C’est donc que les institutions de la Ve République, avec la prééminence organisée de l’exécutif, y sont aussi pour quelque chose : puisqu’ici le pouvoir est plus concentré et incarné qu’ailleurs (même sans hyperprésidence), le détenteur sortant devient mécaniquement la victime nécessaire. S’il y a un chef puissant de l’exécutif, s’il y a une autorité réelle, il y a donc un coupable ou un bouc émissaire. La médiocrité du dialogue social, le pessimisme pathologique des Français font sans doute le reste. Une situation sociale détestable, un pouvoir puissant, des négociations anémiques, l’allergie au monde contemporain, cela conduit tout droit au régicide rituel.